LES DEVOIRS

INTRODUCTION

LIVRE I

Préambule

L'auteur se présente

Je pense ne pas paraître prétentieux, en prenant parmi mes fils l'attitude d'enseigner, puisque le maître lui-même de l'humilité a dit: « Venez, mes fils, écoutez-moi; je vous enseignerai la crainte du Seigneur ». Et l'on peut voir là l'humilité de sa modestie et sa grâce. En disant en effet: « la crainte du Seigneur », qui paraît être commune à tous, il a fourni la marque de sa modestie. Et cependant puisque cette crainte même est le début de la sagesse et l'artisan de la béatitude, car ceux qui  craignent Dieu sont bienheureux, il a manifesté à l'évi­dence qu'il était un maître pour l'enseignement de la sagesse et un guide pour l'acquisition de la béatitude.

Quant à nous, donc, attentifs à imiter sa modestie, mais sans avoir la prétention de nous attribuer sa grâce, ce que l'Esprit de sagesse lui a infusé, ce qui à travers lui nous a été manifesté et nous a été découvert par sa vue et son exemple, nous vous le transmettons comme à nos enfants; aussi bien ne pouvons-nous désormais esquiver le devoir d'enseigner, qu'à notre corps défendant nous a imposé la charge du sacerdoce: « Dieu en effet a donné à certains d'être apôtres, et à certains d'être prophètes, à d'autres d'être prédicateurs de l'Évangile et à d'autres d'être pasteurs et docteurs. »  Je ne revendique donc pas pour moi la gloire des apôtres — qui en effet le ferait, sinon ceux que le Fils de Dieu en personne a choisis? — Je ne revendique pas le charisme des prophètes, la puissance des prédicateurs de l'Évangile, la vigilance des pasteurs; mais je souhaite seulement d'obtenir l'application attentive aux divines Écritures, que l'apôtre a placée en dernier lieu parmi les devoirs des saints; et celle-là même je la souhaite afin de pouvoir apprendre, par souci d'enseigner. Unique est en effet le vrai maître, celui qui, seul, n'a pas appris ce qu'il devait enseigner à tous, tandis que les hommes apprennent d'abord ce qu'ils doivent enseigner, et reçoivent de lui ce qu'ils doivent trans­mettre aux autres.

Or cette chance même ne m'a pas été donnée. Pour moi en effet, arraché aux magistratures et aux insignes de la fonction publique en vue du sacerdoce, je me suis mis à vous enseigner ce que moi-même je n'ai pas appris. Et ainsi il m'est arrivé de commencer à enseigner avant que d'apprendre. Il me faut donc en même temps apprendre et enseigner puisque je n'ai pas eu le loisir d'apprendre auparavant.

Le silence et la parole

Or que devons-nous apprendre avant toutes choses, si ce n'est à nous taire, afin de pouvoir parler l? Pour que ma voix ne me condamne pas, avant que ne m'absolve celle d'autrui; car il est écrit: « C'est d'après tes propos que tu seras condamné. » Qu'est-il donc besoin de te hâter d'encourir, par la parole, le risque d'une condamnation, alors que, par le silence, tu peux être plus en sécurité? J'ai vu bien des gens tombés dans le péché par la parole, je n'en ai guère vu par le silence. Aussi est-il plus difficile de savoir se taire que de parler. Je sais que la plupart des gens parlent faute de savoir se taire. Il est rare que quelqu'un se taise, bien qu'il n'ait aucun profit à parler. Il est donc sage, celui qui sait se taire. Car la Sagesse de Dieu a dit: « Le Seigneur m'a donné une langue douée de connaissance pour savoir quand il faut prendre la parole. » Il est donc sage à juste titre, celui qui a reçu du Seigneur de savoir à quel moment il lui faut parler. C'est pourquoi l'Écriture dit bien: « L'homme sage se taira jusqu'au moment voulu. »

Aussi, les saints du Seigneur — parce qu'ils savaient que la parole de l'homme est, la plupart du temps, mes­sagère de péché et que le discours de l'homme est le début de l'erreur humaine — aimaient-ils à se taire. C'est ainsi que le saint du Seigneur affirme: « J'ai dit: je surveillerai mes chemins pour ne pas pécher dans mon langage. » II savait en effet et il avait lu que c'est le fait de la divine protection que l'homme soit mis à l'abri du fouet de sa propre langue et à l'abri du témoignage de sa propre conscience. Nous sommes effectivement fustigés par la honte muette de notre pensée et par le jugement de notre conscience; nous sommes fustigés aussi par les verges de notre parole, lorsque nous tenons des propos dont l'énoncé blesse notre esprit et déchire notre âme. Or quel est celui qui peut garder son cœur pur du bourbier des fautes ou ne pas pécher dans son langage? Et pour cette raison qu'il ne voyait personne capable de garder ses lèvres pures de la souillure du discours, lui-même s'imposa, par le silence, la loi de l'innocence: ainsi en se taisant il esquivait la faute qu'il n'aurait guère pu éviter en parlant.

Écoutons donc le maître de la prudence: « J'ai dit: je surveillerai mes chemins », cela signifie: je me suis dit, je me suis imposé, par une consigne muette de ma pensée, de surveiller mes chemins. Autres sont les chemins que nous devons suivre et autres ceux que nous devons surveiller: nous devons suivre les chemins du Seigneur, mais surveiller les nôtres, pour qu'ils ne conduisent pas au péché. Or tu peux surveiller si tu ne t'empresses pas de parler. La Loi dit: « Écoute, Israël, le Seigneur ton Dieu. » Elle ne dit pas: « parle », mais: « écoute ». Eve est tombée pour la raison qu'elle tint à  son mari un langage qu'elle n'avait pas écouté du Seigneur son Dieu. La première parole de Dieu te dit: « Écoute ». Si tu écoutes, tu surveilles tes chemins et, si tu es tombé, rapidement tu te redresses. « Comment en effet le jeune homme redresse-t-il son chemin si ce n'est en veillant aux paroles du Seigneur? » Ainsi donc commence par te taire, et écoute pour ne pas pécher dans ton langage.

C'est un mal grave que d'être condamné par sa propre bouche. Et en effet si chacun doit rendre compte d'une parole oiseuse, combien plus d'une parole impure et honteuse? De fait, les paroles scandaleuses sont plus graves que les paroles oiseuses. Par conséquent, si l'on demande raison d'une parole oiseuse, combien plus subit-on un châtiment pour un propos impie?

Quoi donc? Faut-il que nous soyons muets? Pas du tout. « II est en effet un temps pour se taire et il est un temps pour parler. » En outre, si l'on rend compte d'une parole oiseuse, gardons-nous d'avoir à rendre compte également d'un silence oiseux. Car il est aussi un silence actif: tel était celui de Suzanne qui fit plus en se taisant que si elle avait parlé. De fait, en se taisant devant les hommes, elle parla à Dieu et ne trouva pas de plus grande preuve de sa chasteté que son silence. Sa conscience parlait lorsque sa voix ne se faisait pas entendre, et elle ne cherchait pas à obtenir en sa faveur le jugement des hommes, elle qui avait le témoignage du Seigneur. Ainsi donc elle voulait être acquittée par celui dont elle savait qu'on ne peut en  aucune manière le tromper. Le Seigneur en personne, dans l'Évangile, se taisant, accomplissait le salut de tous. Aussi est-ce à juste titre que David ne s'imposa pas un silence perpétuel, mais la surveillance de ses paroles.

Surveillons donc notre cœur, surveillons notre bouche; l'un et l'autre préceptes en effet sont dans l'Écriture: dans le passage que nous étudions, il est prescrit de surveiller notre bouche, mais ailleurs il t'est dit: « Maintiens ton cœur sous parfaite surveillance. » David se surveillait, et toi tu ne te surveilleras pas? Isaïe avait des lèvres impures, lui qui a dit: « O malheu­reux que je suis, car je me sens accablé puisque je suis un homme et que j'ai des lèvres impures... », le prophète du Seigneur avait des lèvres impures: comment nous, les avons-nous pures?

Et pour qui, si ce n'est pour chacun de nous, a-t-il été écrit: « Enclos ton domaine d'épines... attache ton argent et ton or, et fabrique pour ta bouche porte et verrou, et pour tes paroles fléau et peson »? Ton domaine c'est ton âme, ton or c'est ton cœur, ton argent c'est ta parole: « Les paroles du Seigneur sont paroles chastes, un argent éprouvé par le feu. » En outre, c'est un bon domaine qu'une bonne âme. Enfin, c'est un domaine de prix qu'un homme sans tache. Enclos donc ce domaine, entoure-le du retranchement des pensées, garnis-le d'épines — de soins attentifs — afin que les passions déraisonnables du corps n'y fassent pas irruption et ne l'emmènent pas captive, afin que les bas instincts ne l'envahissent pas, que les passants sur la route ne pillent pas sa vigne. Surveille « l'homme intérieur », en toi, ne le néglige pas et ne le méprise pas comme s'il était sans valeur, car c'est un domaine de prix; et c'est à juste titre un domaine de prix, celui dont le produit n'est pas périssable et temporel, mais appartient au salut définitif et éternel. Entretiens donc ton domaine afin d'avoir des champs cultivés.

Attache ton discours pour qu'il ne soit pas exubérant, pour qu'il ne soit pas léger et que, par le bavardage, il ne ramasse pas à sa suite des péchés. Qu'il soit tout à fait resserré et que ses rives le contiennent; rapidement, le fleuve qui déborde ramasse de la boue. Attache ta pensée, qu'elle ne soit pas relâchée et à vau-l'eau, pour qu'on ne dise pas de toi: « Impossible d'y appliquer ni onguent, ni huile, ni pansement. » La modération de l'âme tient ses propres rênes par lesquelles elle se dirige et se gouverne.

Qu'il y ait une porte à ta bouche afin qu'elle soit close quand il faut, et qu'elle soit verrouillée fort attentivement, de peur que quelqu'un ne te provoque à la colère dans tes paroles et que tu ne rendes injure pour injure. Tu as entendu ce qu'on a lu aujourd'hui: « Soyez irrités et ne péchez pas ». Ainsi donc, même si nous sommes irrités, parce que cet état relève de la nature et non pas de notre pouvoir, ne proférons pas de notre bouche un mauvais discours de peur de nous précipiter dans le péché; mais qu'il y ait « fléau et peson » à tes paroles, c'est-à-dire humilité et mesure, en sorte que ta langue soit soumise à ton âme. Qu'elle soit retenue par le lien des rênes, qu'elle ait son mors par lequel elle puisse être ramenée à la mesure, qu'elle profère des discours pesés à la balance de la justice afin qu'il y ait de la gravité dans la pensée, du poids dans le discours, et de la modération dans les paroles.

Si quelqu'un surveille tout cela, il devient doux, calme, mesuré. En surveillant en effet sa bouche et en retenant sa langue, en ne parlant pas avant d'interroger, de peser et d'examiner ses propres paroles pour savoir s'il faut dire ceci, s'il faut le dire à l'encontre de celui-ci, si c'est le moment de ce langage, cet homme assurément pratique la mesure, le calme et la patience, de sorte qu'il ne fait pas éclater son indignation et sa colère en paroles, qu'il ne livre pas dans ses propos la révélation de quelque passion, qu'il ne révèle pas dans son langage les flammes d'une ardente convoitise et la présence en ses discours des aiguillons de la colère; il évite en fin de compte, que le langage qui doit faire valoir les richesses intérieures, ne découvre et n'étale l'existence de quelque défaut dans le caractère.

C'est alors en effet, quand il voit quelques passions naître en nous, que l'adversaire surtout tend des pièges: c'est alors qu'il agite des brandons, apprête des lacs. Aussi le prophète dit-il très justement, comme tu l'as entendu lire aujourd'hui: « Car Lui-même m'a libéré du lacs des chasseurs et de la parole acerbe. » Symmaque a dit: « la parole irritante  », d'autres: « la parole trou­blante ». Le lacs de l'adversaire est notre langage, mais en outre ce langage même n'en est pas moins un adversaire contre nous. Nous tenons la plupart du temps un discours dont l'ennemi peut se saisir et nous blesser comme avec notre propre épée. Combien il est plus supportable de périr par l'épée d'autrui que par la nôtre. L'adversaire éprouve donc nos armes défensives et brandit ses traits. S'il voit que je suis ému, il plante ses aiguillons, pour faire lever des germes de discordes. Si j'énonce une parole inconvenante, il serre son lacs. Parfois il m'offre, comme appât, la possibilité de la vengeance, pour qu'en désirant me venger, je m'engage moi-même dans son lacs et resserre sur moi le nœud mortel. Si quelqu'un donc sent la présence de cet adversaire, il doit alors apporter plus de surveillance à sa bouche, pour ne pas fournir d'occasion à l'adversaire »; mais ils ne sont pas nombreux, ceux qui le voient.

Mais il faut aussi se garder de celui que l'on peut voir, de quiconque irrite, de quiconque excite, de qui­conque exaspère, de quiconque suggère des incitations à la luxure ou à la convoitise. Quand donc quelqu'un nous insulte, nous harcèle, nous provoque à la violence, nous invite à une querelle, alors pratiquons le silence, alors ne rougissons pas de devenir muets. C'est un pécheur en effet celui qui nous provoque, qui nous fait injure et désire que nous devenions semblables à lui.

Enfin si tu te tais, si tu ne fais pas attention, il a coutume de dire: « Pourquoi te tais-tu? Parle si tu l'oses; mais tu n'oses pas, tu es muet, je t'ai coupé la langue. » Si donc tu te tais, il éclate plus encore: il se croit vaincu, moqué, mésestimé et joué. Mais si tu réponds, il se juge grandi parce qu'il a trouvé son pareil. Si en effet tu te tais, on dira: « Celui-là a insulté celui-ci, le second n'en a pas fait de cas. » Tandis que si tu rends l'outrage, on dira: « Les deux se sont insultés. » L'un et l'autre est condamné, personne n'est absous. Le souci du premier est donc d'irriter pour que je lui tienne de semblables propos, que je fasse de semblables actions; tandis qu'il appartient au juste de ne pas faire attention, de ne rien dire, de conserver le bénéfice d'une bonne conscience, d'accorder plus au jugement des gens de bien qu'à l'arrogance d'un calomniateur, de se satisfaire du sérieux de sa conduite. C'est cela en effet « faire silence sur ses bonnes actions », parce que celui qui a bonne conscience de soi ne doit pas être ému par des mensonges et ne pas attribuer plus d'importance à l'insulte d'autrui qu'à son propre témoignage.

II arrive dans ces conditions qu'il sauvegarde aussi l'humilité. Mais s'il ne veut pas être suffisamment humble, il agite et exprime à part soi de telles pensées: « Ainsi donc, comment celui-ci me mépriserait-il et tiendrait-il, à ma face, de tels propos contre moi, comme si je ne pouvais, moi, à son adresse, ouvrir la bouche? Pourquoi, moi aussi, ne dirais-je pas ce qui me permettrait de le blesser? Ainsi donc comment celui-ci me ferait-il tort, comme si je n'étais pas un homme, comme si je ne pouvais me venger? Comment celui-ci me calomnierait-il, comme si moi, je ne pouvais rassembler sur lui des accusations plus graves? »

Celui qui dit de telles choses, n'est pas « doux et humble », il n'est pas exempt de tentation. Le tentateur l'excite et, en personne, lui suggère de telles idées. Très souvent, l'esprit du mal utilise un homme et l'aposte, pour dire ces choses au premier; mais toi, maintiens ton pied fixé sur la pierre. Même si c'est un esclave qui dit une insulte, le juste se tait; même si c'est un faible qui lance un outrage, le juste se tait; même si c'est un pauvre qui calomnie, le juste ne répond pas. Telles sont les armes du juste: il vainc en se retirant; de même que les soldats habiles au lancement du javelot ont l'habitude de vaincre en se retirant et, à la faveur de leur fuite, d'infliger au poursuivant des coups plus sévères.

Qu'est-il besoin en effet de s'émouvoir lorsque nous entendons des insultes? Pourquoi n'imitons-nous pas celui qui dit: « Je me suis tu, je me suis humilié et j'ai fait silence sur mes bonnes actions »? David l'a-t-il simplement dit, ne l'a-t-il pas aussi fait? Bien sûr, il l'a aussi fait. Ainsi lorsque le fils de Semei l'insultait, David se taisait, et bien qu'escorté d'hommes en armes, il ne retournait pas l'insulte, il ne recherchait pas la vengeance, à tel point que lorsque le fils de Sarvia lui dit qu'il voulait sévir contre celui-ci, David ne le permit pas. Il allait donc comme un homme muet et humilié, il allait se taisant et il ne s'émouvait pas quand on le traitait d'homme sanguinaire, lui qui avait conscience de sa douceur. Ainsi il ne s'émouvait pas des insultes, lui qui avait amplement conscience de ses bonnes œuvres.

Aussi celui qui s'émeut promptement de l'injustice, fait-il en sorte qu'on le voit mériter l'outrage, en voulant qu'on reconnaisse qu'il ne le mérite pas. Aussi mieux vaut celui qui méprise l'injustice que celui qui s'en afflige: celui en effet qui la méprise comme s'il ne la sentait pas, de cette façon la domine; tandis que celui qui s'en afflige, comme s'il l'avait sentie...

Le sujet de l'ouvrage: Les devoirs

Ce n'est pas inconsidérément que pour vous écrire, mes chers fils, j'ai utilisé le début de ce psaume. Car ce psaume que le prophète David a donné à chanter au saint Idithun, moi je vous encourage à le retenir, charmé que je suis par la profondeur de sa signification et par la vigueur de ses pensées. Nous nous sommes aperçus en effet, à partir des brefs passages que nous avons extraits, que ce psaume enseignait le silence patient, la parole opportune et, dans la suite, le mépris des richesses, qui sont les fondements majeurs des vertus. Ainsi donc en méditant ce psaume, il m'est venu à l'esprit d'écrire sur Les devoirs.

Sur cette question, certains hommes adonnés à la philosophie ont écrit, comme Panétius et son fils chez les Grecs, Tullius chez les Latins. Toutefois je n'ai pas jugé étranger à ma charge d'en écrire moi aussi. Et de même que Tullius le fit pour l'éducation de son fils, je le fais de même, moi aussi, pour votre formation à vous, mes chers fils. Car je ne vous chéris pas moins, vous que j'ai enfantés dans l'Évangile, que si je vous avais eus d'une épouse. La nature en effet n'est pas plus impétueuse que la grâce, pour chérir. Il est sûr que nous devons chérir ceux dont nous pensons qu'ils seront sans fin avec nous, plus que ceux qui le sont seulement en ce monde. Ceux-ci naissent souvent tarés, en sorte qu'ils déshonorent leur père, mais vous, nous vous avons choisis d'avance, pour vous chérir. C'est pourquoi l'on chérit les premiers, en vertu d'une obligation qui n'est pas suffisamment appropriée et durable pour enseigner la tendresse sans fin, tandis que l'on vous chérit, vous, en vertu d'un discernement qui ajoute à la force de la tendresse le grand poids de la charité: il s'agit d'éprouver ceux que l'on chérit et de chérir ceux que l'on a choisis.

Ainsi donc puisque les rôles conviennent, voyons si le projet lui-même d'écrire De officiis, sur Les devoirs, convient et voyons si ce terme n'est approprié qu'à l'école des seuls philosophes ou s'il se trouve aussi dans les divines Écritures. C'est donc merveille: en lisant aujourd'hui l'Évangile, le Saint-Esprit, comme s'il nous encourageait à écrire, nous a offert une lecture pour nous confirmer que l'on peut parler d'offlcium, devoir, même parmi nous. En effet alors que le prêtre Zacharie était devenu muet dans le Temple et qu'il ne pouvait parler, « il arriva, est-il dit, que furent achevés les jours officii eius, des devoirs de sa charge; il s'en alla chez lui ». » Nous lisons donc que nous pouvons parler d'offlcium, de devoir.

Et la raison elle-même n'y répugne pas, puisque, pensons-nous, on a dit officium, devoir, en tirant le mot du verbe efficere, accomplir, comme si l'on disait efficium, accomplissement, mais que pour l'euphonie, en changeant une seule lettre, on a fait le nom offlcium, devoir; ou du moins pour que l'on fasse des choses qui ne nuisent, officiant, à personne, mais profitent à tous.

Or les philosophes ont pensé que l'on déduit les devoirs, de la beauté morale et de l'utile, et que l'on choisit d'après ces deux catégories ce qui l'emporte; ensuite qu'il arrive que deux choses belles entrent en concurrence, également deux choses utiles et que l'on cherche ce qui est le plus beau, également ce qui est le plus utile. Tout d'abord donc le devoir se divise en trois parties: le beau, l'utile et ce qui l'emporte. Ensuite ils divisèrent ces trois catégories en cinq points: les choses belles en deux, les choses utiles en deux, et l'estimation du choix. Ils disent que la première partie concerne la convenance et la beauté morale de la vie, la seconde, le bien-être de la vie, les richesses, l'abondance, les moyens d'existence; c'est d'après ces deux parties qu'intervient l'estimation du choix. Voilà ce que disent les philosophes.

Pour nous, c'est uniquement ce qui peut être convenable et beau que nous apprécions, en fonction des biens à venir plutôt que des biens présents; et nous reconnaissons pour utile uniquement ce qui peut être avantageux en vue de la grâce de la vie éternelle et non pas ce qui peut l'être en vue du plaisir de la vie présente. Et nous ne plaçons aucun bien-être dans les moyens d'existence et les richesses de l'abondance, mais nous les jugeons une gêne si l'on ne s'en défait pas: on voit une charge à les posséder plutôt qu'une perte à les distribuer.

 Ainsi donc le travail de rédaction que nous entreprenons n'est pas superflu, puisque nous apprécions le devoir d'après une norme différente de celle dont usèrent les philosophes. Ceux-ci placent parmi les biens, le bien-être de ce monde; nous, nous le plaçons même parmi les pertes, car celui qui reçoit ici-bas les biens, comme ce fameux riche, est torturé là-bas, tandis que Lazare qui subit des maux ici-bas, trouva là-bas la consolation. Ensuite ceux qui ne lisent pas les écrits des philosophes, liront les nôtres s'ils le veulent, eux qui ne recherchent pas les ornements du discours ni l'art de la parole, mais le simple agrément des choses.

Le convenable

Le convenable — qui se dit πρέπον en grec — se rencontre en premier lieu dans nos Écritures, nous en sommes instruits et nous l'apprenons en lisant: « C'est à toi que convient, ô Dieu, l'hymne de louange, en Sion », ou en grec: Σοί πρέπει ΰμνος, ό θεός, εν Σιών. L'apôtre aussi dit: « Exprime ce qui convient à la saine doctrine. » Et ailleurs: « Or il convenait à celui par qui tout et pour qui tout a été fait, que, ayant conduit de nombreux fils à la gloire, le guide de leur salut, fût consacré par la passion. »

Est-ce que Panétius, est-ce qu'Aristote qui lui aussi disserta du devoir, furent antérieurs à David, alors que Pythagore lui-même qui est — on le lit — plus ancien que Socrate, donna, en suivant l'exemple du prophète David, la loi du silence à ses disciples? Mais Pythagore, c'était pour interdire aux siens pendant cinq ans l'usage de la parole; David, ce n'était pas pour réduire le don de la nature, mais pour enseigner la surveillance de l'emploi du langage. Pythagore, certes, c'était pour enseigner à parler en ne parlant pas; David pour qu'en parlant nous apprenions davantage à parler. Comment en effet enseigner sans exercice ou progresser sans pratique?

Celui qui veut acquérir la science de la guerre, s'exerce aux armes chaque jour et comme s'il se trouvait au combat, il s'entraîne à la lutte et il campe comme face à la position de l'ennemi; et en ce qui concerne l'habileté et la force du lancer, ou bien il éprouve ses propres bras, ou bien il détourne les traits des adversaires et les esquive grâce à la vigilance de son regard. Celui qui aspire à diriger un navire sur mer avec le gouvernail ou à le conduire avec les rames, s'entraîne d'abord sur un fleuve. Ceux qui recherchent la douceur du chant et l'éclat de la voix, d'abord par un chant progressif éveillent leur voix. Et ceux qui grâce à leurs forces physiques et par un affrontement selon les règles, à la lutte, ambitionnent la couronne, affermissant leurs membres, formant leur endurance, par l'usage quotidien de la palestre, s'habituent à la fatigue.

De fait la nature elle-même nous enseigne chez les petits enfants qu'ils étudient d'abord les sons du langage afin d'apprendre à parler. Et ainsi le son est une sorte d'éveil et de palestre de la voix. Ainsi donc, que ceux aussi qui veulent apprendre la prudence du langage, ne refusent pas ce qui relève de la nature; qu'ils pratiquent ce qui relève de la surveillance: comme ceux qui sont sur un observatoire, qu'ils soient attentifs en observant, non pas en dormant. Toute chose en effet s'accroît par les exercices qui lui sont propres et qui appartiennent à son domaine.

Ainsi donc David se taisait, non pas toujours, mais selon les circonstances, non pas continuellement ni devant tous, mais devant l'adversaire qui l'irritait: il ne répondait pas au pécheur qui le provoquait. Et ainsi qu'il dit ailleurs: ceux qui prononçaient des paroles vaines et qui méditaient la ruse, il ne les écoutait pas, comme s'il était sourd; et comme s'il était muet, il n'ouvrait pas la bouche pour leur répondre; car on trouve aussi ailleurs: « Ne réponds pas au fou selon sa folie pour ne pas devenir semblable à lui ».

La mesure dans les paroles est donc le premier devoir. Par elle on offre à Dieu un sacrifice de louange, par elle on manifeste du respect lors de la lecture des divines Écritures, par elle on honore ses parents. Je sais que la plupart des gens parlent, faute de savoir se taire. Il est rare que quelqu'un se taise, bien qu'il n'ait aucun profit à parler. Le sage, pour parler, considère d'abord beaucoup de choses: ce qu'il va dire et à qui il va le dire, en quels lieu et temps. Il existe par conséquent une mesure et du silence et de la parole, il existe aussi une mesure pour les actes. Il est donc beau de tenir la mesure du devoir.

La division des devoirs: le devoir moyen et le devoir parfait.

Or tout devoir est ou bien moyen ou bien parfait, ce que nous pouvons également reconnaître d'après l'autorité des Écritures. On trouve en effet dans l'Évangile que le Seigneur a dit: « Si tu veux parvenir à la vie éternelle, observe les commandements. Il lui dit: Lesquels? Jésus reprit et lui dit: Tu ne feras pas d'homicide, tu ne commettras pas l'adultère, tu ne feras pas de vol, tu ne diras pas de faux témoignage, honore ton père et ta mère, et tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Voilà les devoirs moyens auxquels manque quelque chose.

Finalement, « Le jeune homme lui dit: J'ai observé tout cela depuis ma jeunesse. Qu'est-ce qui me manque encore? Jésus lui dit: Si tu veux être parfait, va, vends tous tes biens, donne aux pauvres; tu auras un trésor dans le ciel, viens, suis-moi. » Et l'on trouve écrit précédemment, là où Jésus dit qu'il faut aimer ses ennemis, qu'il faut prier pour ceux qui nous accusent faussement et qui nous persécutent, et bénir ceux qui nous mau­dissent, que c'est cela que nous devons faire si nous voulons être parfaits comme notre Père qui est au Ciel, qui commande au soleil de répandre ses rayons sur les bons et sur les méchants, et aux terres de tous sans aucune distinction, de devenir fertiles sous la rosée de la pluie. Voilà donc le devoir parfait, que les Grecs ont appelé κατόρθωμα, qui redresse tous les devoirs qui ont pu comporter quelques fléchissements.

La miséricorde également est bonne, qui elle aussi rend parfaits, parce qu'elle imite le Père qui est parfait. Rien ne recommande autant l'âme chrétienne que la miséricorde, d'abord envers les pauvres, en telle sorte que tu tiennes pour communs les produits de la nature qui fait pousser les fruits de la terre pour tous, à leur usage; en telle sorte que tu distribues largement au pauvre ce que tu as, et que tu aides ton compagnon de destinée et de nature. Toi, c'est de la monnaie que tu distribues, mais lui, c'est la vie qu'il reçoit; toi, tu donnes de l'argent, mais lui le regarde comme sa subsistance; ton denier est sa richesse.

En échange de ces bienfaits, le pauvre t'apporte davantage, puisqu'il est ton débiteur dans l'ordre du salut: si tu habilles celui qui est nu, c'est toi-même que tu revêts de justice. Si tu fais entrer un étranger sous ton toit, si tu accueilles un indigent, lui t'acquiert l'amitié des saints et « les tentes éternelles ». Cette grâce n'est pas de peu de prix: tu sèmes des biens corporels et tu reçois des biens spirituels. Admires-tu le jugement du Seigneur à propos du saint Job? Admire la vertu de celui qui pouvait dire: « J'étais l'œil des aveugles, le pied des boiteux. J'étais le père des malades, leurs épaules ont été réchauffées par les toisons de mes agneaux. L'étranger ne demeurait pas dehors, mais ma porte était ouverte à tout venant. » Heureux assurément celui de la maison de qui le pauvre n'est jamais sorti la poche vide; il n'est pas en effet d'homme plus heureux que celui qui s'intéresse aux besoins du pauvre et à l'épreuve du malade et de l'indigent. Au jour du jugement il tiendra son salut du Seigneur qu'il tiendra comme débiteur de sa miséricorde.

Réfutation de trois objections.

Mais beaucoup se détournent du devoir de la miséricorde distributive, en pensant que le Seigneur ne se soucie pas des actes de l'homme, ou qu'il ne sait pas ce que nous faisons dans le secret, ce qu'il y a dans notre conscience; ou bien en pensant que son jugement n'est pas du tout juste, puisqu'ils voient les pécheurs regorger de richesses, jouir des honneurs, de la santé, d'enfants, tandis qu'ils voient au contraire les justes vivre pauvres, privés d'honneurs, sans enfants, malades dans leur corps, fréquemment dans le deuil.

Digression sur Job.

Et cette question n'est pas sans importance, puisque aussi bien les trois rois amis de Job le déclaraient pécheur pour cette raison qu'ils le voyaient devenu pauvre, de riche qu'il était, privé d'enfants, de père comblé qu'il était, couvert d'ulcères, tuméfié de meurtrissures, déchiré de blessures depuis la tête jusqu'aux pieds. Mais le saint Job leur présente cette objection: Si moi je souffre ces maux à cause de mes péchés, « pourquoi les impies vivent-ils? Or ils ont pris de l'âge et leur descendance est riche à souhait, leurs enfants sont sous leurs yeux, leurs maisons sont florissantes, ils n'ont de crainte d'aucun côté: le fouet brandi par Dieu ne l'est pas sur eux. »

Voyant cela le faible est troublé en son cœur et détourne son zèle. Sur le point de citer ses propos, le saint Job auparavant les fit précéder de ces paroles: « Supportez-moi, mais je parlerai, ensuite raillez-moi. Car même si je suis accusé, c'est comme un homme que je suis accusé. Supportez donc le poids de mes propos, » Je suis en effet sur le point de citer ce que je n'approuve pas, mais c'est pour vous réfuter que j'exprimerai des propos impies. Ou du moins, car tel est le texte: « Mais quoi? Est-ce par un homme que je suis accusé?» cela veut dire: un homme ne peut me convaincre d'avoir péché, même si je suis digne d'être accusé, car ce n'est pas d'après une faute manifeste que vous m'accusez, mais d'après des malheurs que vous mesurez la gravité des péchés. Le faible donc, voyant que les pécheurs regorgent d'heureuses prospérités, tandis qu'il est écrasé, dit au Seigneur: « Va-t-en loin de moi, je ne veux pas connaître tes voies; à quoi bon t'avoir servi ou quelle utilité à être allé vers toi? Tous les biens sont aux mains des impies, quant à leurs œuvres, il ne les voit pas ».

On loue chez Platon ce qu'il fit dans sa République: l'interlocuteur qui avait reçu le rôle de disserter contre la justice, demandait pardon de paroles qu'il n'approuvait pas, et disait que c'était en vue de découvrir le vrai et d'élucider le sujet de la discussion, que ce personnage lui avait été imposé. Ce que Tullius approuva jusqu'à penser lui-même, dans les livres qu'il écrivit sur la République, qu'il fallait parler en ce sens.

Combien plus ancien qu'eux, Job, lui qui, le prémier, a inventé ce procédé et qui, non pas pour décorer son éloquence mais pour prouver la vérité, a estimé qu'il fallait d'abord l'employer. Et lui-même aussitôt dénoua la question, ajoutant que « la lumière des impies s'éteint et que leur ruine est à venir », que Dieu, maître en sagesse et en éducation, ne se trompe pas mais qu'il est le juge de la vérité; et que pour cette raison le bonheur de chacun ne doit pas être apprécié selon l'opulence extérieure, mais selon la conscience intime qui distingue les mérites des innocents et des infâmes, en arbitre véridique et incorruptible des châtiments et des récompenses. L'innocent meurt en possession de sa pureté morale, dans l'opulence de son propre bon vouloir, en montrant une âme pour ainsi dire florissante de santé. Mais le pécheur en vérité, bien qu'il vive extérieurement dans l'opulence et qu'il ruisselle de délices, qu'il exhale les parfums, achève sa vie dans l'amertume de son âme et finit son dernier jour, sans ramener rien de bon de tout ce dont il s'est gorgé, sans rien emmener avec lui que les mérites de ses forfaits.

Pensant à tout cela, nie si tu le peux, que la rémunération appartient au jugement de Dieu. Le premier est heureux du fait de son état d'âme, le second malheureux; le premier est absous par son propre jugement, le second condamné; le premier est joyeux dans sa fin, le second affligé. Aux yeux de qui peut-il être absous, celui qui pas même à ses propres yeux n'est innocent? Dites-moi, dit Job, où est la protection de ses tentes? On ne trouvera pas sa trace. La vie du criminel en effet est comme un rêve: a-t-il ouvert les yeux? Son repos est passé, le plaisir a disparu. Encore que cela même qui apparaît, le repos des impies, même pendant leur vie, soit en enfer: c'est vivants en effet, qu'ils descendent aux enfers.

Tu vois le festin du pécheur, mais interroge sa conscience. N'est-ce pas une puanteur plus pénible que celle de tous les sépulcres? Tu regardes sa joie et tu admires sa santé physique, son opulence en enfants et en richesses; mais examine les plaies et les meurtrissures de son âme, l'affliction de son cœur. De fait, pourquoi parlerais-je de ses richesses, puisque tu as lu dans l'Écriture: « Car ce n'est pas dans l'opulence qu'est sa vie », puisque tu sais que, même s'il te paraît riche, à ses propres yeux il est pauvre, et puisqu'il réfute ton jugement par le sien? Pourquoi parlerais-je aussi du grand nombre de ses enfants et de sa vigueur, puisque lui précisément se lamente sur lui-même, et prononce qu'il sera sans héritier, puisqu'il ne veut pas que ses imitateurs soient ses successeurs? Il n'est en effet aucun héritage du pécheur. Ainsi donc, l'impie est à lui-même son propre châtiment, tandis que le juste est à lui-même sa propre récompense; et l'un et l'autre perçoivent sur eux-mêmes le prix de leurs bonnes ou de leurs mauvaises œuvres.