LES DEVOIRS
Mais parlons maintenant de la bienfaisance
qui se divise aussi elle-même en bienveillance et générosité. C'est donc à
partir de ces deux vertus que se constitue la bienfaisance pour qu'elle soit
parfaite: il ne suffit pas en effet de bien vouloir, mais il faut encore bien
faire, et il ne suffit pas d'autre part de bien faire si cela ne procède d'une
bonne source, c'est-à-dire de la bonne volonté. « Dieu aime en effet celui qui
donne avec joie ». De fait, si tu agis contre ton gré, quelle récompense y
a-t-il pour toi? Aussi l'apôtre dit-il d'une manière générale: « Si je fais cela
de mon plein gré, j'ai une récompense, mais si je le fais contre mon gré, c'est
une fonction qui m'a été confiée » ». Dans l'Évangile aussi nous avons reçu de
nombreuses leçons de juste générosité.
Ainsi donc il est beau de bien vouloir et
de donner dans le dessein d'être utile, non pas de nuire. De fait, si tu penses
devoir donner au débauché pour la profusion de sa débauche, à l'adultère pour la
récompense de son adultère, cela n'est pas bienfaisance, là où n'est aucune
bienveillance. C'est en effet être nuisible, non pas être utile à autrui, si tu
donnes à celui qui complote contre la patrie, qui désire rassembler à tes frais
des hommes perdus pour attaquer l'Église. Ce n'est pas une générosité qu'on
puisse approuver si tu aides celui qui tranche contre la veuve et les orphelins,
lors d'une grave querelle, ou qui, par quelque violence, cherche à enlever leurs
biens.
On n'approuve pas une largesse, si ce dont
un homme fait largesse à l'un, il l'arrache à l'autre, s'il acquiert injustement
et pense pouvoir distribuer justement. A moins par hasard, comme le fameux
Zachée, que tu ne rendes d'abord le quadruple à celui que tu as volé et que tu
ne répares les vices du paganisme par le zèle de la foi et par l'action du
croyant. Que ta générosité ait donc un fondement.
On demande d'abord que tu donnes avec bonne
foi, ne commettes pas de fraude sur tes offrandes, que tu ne dises pas que tu
donnes plus, alors que tu donnes moins. Qu'est-il en effet besoin de le dire?
C'est une fraude sur la promesse: il est en ton pouvoir de faire la largesse que
tu voulais. La fraude détruit le fondement et l'œuvre s'écroule. Est-ce par
indignation que Pierre s'échauffa au point de vouloir la mort d'Ananie ou de son
épouse? Mais c'est qu'à leur exemple, il ne voulut pas que tous les autres se
perdissent.
Et cette générosité n'est pas parfaite, si
tu fais des largesses plus par vanité que par miséricorde. C'est la disposition
de ton âme qui impose son nom à ton œuvre: c'est de la manière dont elle procède
de toi, qu'elle est jugée. Tu vois à quel point s'intéresse à ta conduite le
juge que tu as: il te consulte; pour savoir comment accueillir ton œuvre, il
interroge d'abord ton âme; « que ta main gauche, dit-il, ignore ce que fait ta
main droite ». Il ne parle pas du corps; mais que même ton intime, ton frère
ignore ce que tu fais, de peur qu'en recherchant ici-bas le prix de la vanité,
tu ne perdes là-haut le bénéfice de la récompense. Or la générosité est parfaite
lorsque l'homme cache son œuvre sous le silence et subvient en secret aux
besoins de chacun, lorsque le loue la bouche du pauvre et non pas ses propres
lèvres.
Ensuite la générosité parfaite se
recommande par la foi, par le cas, par le lieu, par le moment, en sorte que tu
agisses d'abord à l'égard de tes familiers dans la foi. C'est une grande faute,
si, toi le sachant, un fidèle vient à se trouver dans le besoin; si tu sais
qu'il est sans moyens financiers, qu'il endure la faim, qu'il subit une épreuve
— celui surtout qui peut rougir de se trouver dans le besoin — s'il est tombé
dans un cas, ou bien de captivité des siens ou bien de calomnie, et que tu ne
l'aides pas; s'il est en prison et affligé de châtiments et de tortures à cause
de quelque dette, tout en étant juste — car bien que la miséricorde soit due à
tous, elle l'est cependant davantage au juste — si au moment de son affliction,
il n'obtient rien de toi, si au moment du danger qui l'entraîne à la mort, ton
argent vaut plus à tes yeux que la vie de qui va mourir. A ce sujet, Job a dit
cette belle parole: « Que la bénédiction de celui qui va périr vienne sur moi ».
Dieu assurément ne fait point acception des
personnes, car il connaît toutes choses. Quant à nous, c'est à tous assurément
que nous devons la miséricorde, mais parce que un grand nombre la demandent par
fraude et ajoutent faussement à leurs tribulations, pour cette raison, c'est
lorsque le cas est éclairci, lorsque la personne est connue et que le temps
presse, que la miséricorde doit se répandre plus largement. Le Seigneur en effet
n'est pas avide au point de demander le plus: Bienheureux assurément celui qui
abandonne toutes choses et le suit, mais il est aussi bienheureux celui qui fait
par la disposition de son âme la valeur de ce qu'il a. Ainsi le Seigneur préféra
les deux pièces de cette veuve aux présents des riches, parce qu'elle donna tout
ce qu'elle avait, tandis que ceux-ci donnèrent de leur abondance une part
infime. C'est donc la disposition de l'âme qui fait le don riche ou pauvre et
impose aux choses leur prix. Du reste le Seigneur ne veut pas que les ressources
soient prodiguées d'un coup, mais qu'elles soient réparties; à moins par hasard
de faire comme Elisée qui tua ses bœufs et nourrit les pauvres de ce qu'il
avait, afin de n'être retenu par aucun souci domestique mais, ayant tout quitté,
de se consacrer à la vie de prophète.
Elle est aussi à approuver, cette
générosité qui veut que tu ne négliges pas les proches de ta famille, si tu les
sais dans le besoin. Il vaut mieux en effet que tu subviennes en personne aux
tiens qui ont honte de réclamer à d'autres un subside ou de solliciter de l'aide
pour quelque nécessité; que ce ne soit pas cependant pour qu'ils veuillent
s'enrichir de ce que tu peux donner aux indigents. Leur cas, de fait, a
priorité, mais non pas leur agrément. Et en effet ce n'est pas à cette fin que
tu t'es consacré au Seigneur, d'enrichir les tiens, mais pour acquérir à ton
profit la vie éternelle en bénéfice de ta bonne œuvre, et pour racheter tes
péchés au prix de ta miséricorde. Ils pensent qu'ils réclament trop peu; mais
c'est ce prix qu'ils demandent, c'est le bénéfice de ta vie qu'ils prétendent
enlever. Et celui-là t'accuse de ne pas l'avoir enrichi, alors que lui veut te
frustrer de la récompense de la vie éternelle.
Nous avons exprimé un conseil, recherchons
une autorité. Tout d'abord il faut que personne n'ait honte si, de riche qu'il
était, il devient pauvre en faisant largesse au pauvre, car le Christ « est
devenu pauvre alors qu'il était riche » pour tous nous enrichir de son indigence
Il a donné la règle à suivre pour qu'il y ait une bonne raison d'avoir épuisé
son patrimoine: le cas où l'on a repoussé la faim des pauvres, soulagé
l'indigence. Aussi « c'est un conseil que je donne sur ce point, dit l'apôtre:
cela vous est en effet utile » d'imiter le Christ. On donne conseil aux bons,
tandis que la réprimande corrige ceux qui s'égarent. Ainsi il dit comme à des
bons que « vous avez commencé non seulement à faire, mais aussi à vouloir depuis
l'année passée ». Aux parfaits appartiennent l'un et l'autre et non pas une
partie. Et ainsi il enseigne, et que la générosité sans bienveillance et que la
bienveillance sans générosité ne sont pas parfaites. Aussi exhorte-t-il à la
perfection en disant: « Maintenant donc achevez aussi de faire, de telle sorte
que, de même que la volonté de faire est manifeste en vous, de même le soit
aussi celle de parfaire avec ce que vous avez. Si en effet la volonté s'est mise
en avant, c'est en fonction de ce qu'elle a que cela est agréé, et non pas en
fonction de ce qu'elle n'a pas. Le but n'est pas en effet le rétablissement pour
les autres, et le manque pour vous, mais que par égalité en ce temps, votre
abondance serve à leur indigence, comme aussi leur abondance à votre indigence,
en sorte que se fasse l'égalité selon qu'il est écrit: « Celui qui avait
beaucoup ne fut pas dans l'abondance et celui qui avait peu ne fut pas dans le
besoin ».
Nous observons comment l'apôtre comprend la
bienveillance, la générosité, la mesure, le bénéfice et les personnes. La mesure
pour cette raison qu'il donnait conseil aux imparfaits: ce ne sont en effet que
les imparfaits qui souffrent de manquer. Mais si quelqu'un, ne voulant pas être
à charge à l'Église, alors qu'il est constitué dans quelque sacerdoce ou
ministère, ne distribue pas tout ce qu'il a, mais donne avec beauté morale,
autant qu'il suffit au devoir de sa charge, il ne me paraît pas être imparfait.
Et je pense qu'ici l'apôtre a parlé d'un manque non pas de cœur, mais de
patrimoine.
Mais je pense que c'est de personnes qu'il
a été dit: « Que votre abondance serve à leur indigence et leur abondance à
votre indigence ». C'est-à-dire: que l'abondance du peuple soit d'un bon effet
pour soulager leur indigence de nourriture, et que leur abondance spirituelle
secoure dans la foule l'indigence du mérite spirituel et lui apporte la grâce.
Et de cela il a fourni un très bon exemple:
« Celui qui avait beaucoup, ne fut pas dans l'abondance, et celui qui avait peu
ne fut pas dans le besoin ». C'est une bonne exhortation au devoir de la
miséricorde, pour tous les hommes, que cet exemple, parce que, d'une part, celui
qui possède beaucoup d'or n'est pas dans l'abondance — car tout ce qui est dans
le monde n'est rien — et que d'autre part, celui qui a petitement, n'est pas
dans le besoin — car ce qu'il laisse n'est rien. Un bien n'est pas susceptible
de perte, qui tout entier est perte.
Il est encore une bonne interprétation, de
la manière suivante: Celui qui a beaucoup, quoiqu'il ne donne pas, n'est pas
dans l'abondance, car il peut acquérir autant qu'on veut, il est toujours dans
le dénuement, celui qui désire davantage; et celui qui a petitement, n'est pas
dans le besoin, car ce n'est pas grand chose, ce qui nourrit le pauvre. De la
même manière par conséquent ce pauvre aussi qui apporte des biens spirituels en
échange de biens pécuniaires, quoiqu'il ait beaucoup de grâce, n'est pas dans
l'abondance: en effet la grâce ne charge pas mais allège l'âme.
Mais on peut encore comprendre de la
manière suivante: Tu n'es pas, ô homme, dans l'abondance. Quelle est en effet
l'importance de ce que tu as reçu, quoique ce soit une grande chose pour toi?
Jean en comparaison de qui nul n'est plus grand parmi les enfants des femmes,
était cependant inférieur à celui qui est le plus petit dans le royaume des
cieux.
On peut aussi comprendre de la manière
suivante: La grâce de Dieu n'abonde pas corporellement, parce qu'elle est
spirituelle. Qui peut embrasser ou la grandeur ou la largeur de cette grâce
qu'il ne voit pas? La foi, si elle est comme un grain de sénevé
,
peut transporter les montagnes, et il ne t'est pas donné plus qu'un grain de
sénevé. Si la grâce abonde en toi, ne faut-il pas craindre que ton âme ne se
mette à s'enorgueillir d'un si grand bienfait, car ils sont nombreux ceux qui de
la hauteur de leur cœur s'effondrèrent plus lourdement que s'ils n'avaient eu
aucune grâce du Seigneur? Et celui qui n'a guère n'est pas dans le besoin, parce
que ce n'est pas un bien corporel en sorte qu'on puisse le fractionner, et ce
qui ne paraît guère à celui qui l'a, est beaucoup pour celui à qui rien ne fait
défaut.
Il faut considérer, même dans l'attribution
de largesses, l'âge et la faiblesse — parfois même la modestie qui révèle une
origine libre — afin de faire davantage de largesses aux vieillards qui ne
peuvent plus se procurer leur nourriture par leur travail. Il en va de même de
la faiblesse physique, et il faut la secourir plus rapidement; également si
quelqu'un tombe de la richesse dans l'indigence et surtout s'il a perdu ce qu'il
avait, non pas par sa faute, mais du fait de brigandages, de proscription ou de
fausses accusations.
Mais quelqu'un dira peut-être: « Un aveugle
reste assis en un endroit et l'on passe devant... et un jeune homme solide
reçoit souvent ». Et c'est vrai, parce qu'il s'impose, à force d'importunité. Ce
n'est pas une question de jugement, mais de lassitude. De fait, le Seigneur
aussi dans l'Évangile dit de celui qui déjà avait fermé sa porte que, si
quelqu'un frappe à sa porte avec pas mal d'impudence, il se lève et lui donne à
cause de son importunité.
Il est beau aussi de tenir compte davantage
de celui qui t'a accordé quelque bienfait ou service, si lui-même tombe dans le
besoin. Qu'y a-t-il en effet d'aussi contraire au devoir que de ne pas rendre ce
que tu as reçu? Et ce n'est pas une mesure égale, mais surabondante, qu'il faut
rendre, à mon avis, en appréciant le profit du bienfait, afin qu'à ton tour tu
le secoures tant, que tu écartes son épreuve. Et en effet, ne pas être
supérieur, dans la reconnaissance d'un bienfait, au don de ce bienfait, c'est
être inférieur, parce que celui qui, le premier, a accordé, est supérieur dans
le temps et premier en humanité.
En conséquence nous devons imiter, en cela
aussi, la nature des sols, qui a l'habitude de rendre la semence reçue en nombre
plus considérable qu'elle ne l'a accueillie. Aussi est-ce pour toi qu'il est
écrit: « Comme la culture de la terre est l'homme sans sagesse, et comme la
vigne l'homme dénué de sens; si tu l'abandonnes, ce sera la désolation ». Comme
la culture de la terre donc est aussi le sage, de telle sorte qu'il rend les
semences reçues, comme si elles lui avaient été prêtées à intérêt, avec plus
ample mesure. Ainsi donc la terre, ou bien produit des fruits spontanés, ou bien
répand et rend en un tas plus abondant ceux qu'on lui a confiés. Tu dois faire
l'un et l'autre en vertu d'une sorte de pratique héréditaire de ta mère, la
terre, pour n'être pas abandonné comme un champ stérile. Admettons cependant que
quelqu'un puisse avoir une excuse de n'avoir pas donné, comment peut-il avoir
une excuse de n'avoir pas rendu? Ne pas donner à quelqu'un est à peine permis,
mais ne pas rendre, en vérité, ne l'est pas.
C'est pourquoi Salomon dit bien: « Si tu
t'es assis pour dîner à la table du puissant, observe sagement les plats qu'on
te présente et mets-y la main en sachant qu'il faut en préparer de tels. Mais si
tu es insatiable, ne convoite pas ses mets; ils maintiennent en effet une vie
trompeuse ». Or c'est en désirant nous conformer à ces sentences que nous avons
écrit. Accorder une faveur est bien, mais celui qui ne sait pas rendre, est un
homme très dur. La terre elle-même fournit un exemple d'humanité: elle sert des
fruits spontanés que tu n'as pas semés, rend aussi, après l'avoir multiplié, ce
qu'elle a reçu. Il ne t'est pas permis de nier la somme qui t'a été comptée,
comment t'est-il permis de ne pas rendre la faveur que tu as reçue? Tu trouves
aussi dans les Proverbes que cette restitution d'une faveur a d'ordinaire tant
de valeur aux yeux de Dieu, que même au jour du désastre elle trouve grâce,
alors que les péchés peuvent l'emporter par leur poids. Et pourquoi userai-je
d'autres exemples alors que le Seigneur en personne promet, dans l'Évangile, aux
mérites des saints, une récompense surabondante et encourage à faire œuvre
bonne, en disant: « Pardonnez et vous serez pardonnes, donnez et il vous sera
donné: c'est une bonne mesure, secouée, débordante qu'on versera dans la poche
de votre tunique »?
Aussi bien ce festin de Salomon ne
s'entend-il pas de nourritures, mais de bonnes œuvres. De quoi en effet les âmes
font-elles meilleure chère que de bonnes actions? Ou bien quelle autre chose
peut-elle rassasier aussi facilement les esprits des justes que la conscience
d'une bonne œuvre? Or quelle nourriture est plus agréable que de faire la
volonté de Dieu? Et c'est la seule nourriture dont le Seigneur rappelait qu'il
en disposait en abondance, comme il est écrit dans l'Évangile: « Ma nourriture
est de faire la volonté de mon Père qui est dans le ciel ».
Délectons-nous de cette nourriture dont le
prophète dit: « Délecte-toi dans le Seigneur ». Se délectent de cette nourriture
ceux qui ont saisi, grâce à une étonnante qualité de cœur, les délices
supérieures, ceux qui peuvent savoir quel est ce délice pur et spirituel de
l'âme. Mangeons donc les pains de la Sagesse et trouvons le rassasiement dans la
parole de Dieu, car ce n'est pas seulement dans le pain mais en toute parole de
Dieu que réside la vie de l'homme fait à l'image de Dieu. Quant à la boisson le
saint Job dit de façon assez expressive: « Comme la terre qui attend la pluie,
c'est ainsi qu'ils attendent mes propos ».
C'est donc une belle chose que nous nous
rafraîchissions de l'exhortation des divines Écritures et qu'en nous, comme une
rosée, descendent les paroles de Dieu. Ainsi, lorsque tu t'es assis à cette
table du puissant, comprends quel est ce puissant; établi dans le paradis du
délice et ayant place au festin de la Sagesse, examine ce qu'on te présente: la
divine Ecriture est le festin de la sagesse, chacun des livres en constitue
chacun des plats. Comprends d'abord ce que comportent les mets de ces plats, et
alors mets-y la main; de cette façon, ce que tu lis ou que tu reçois du Seigneur
ton Dieu, tu l'exécuteras par tes œuvres, et la faveur qui t'a été donnée, tu la
rendras effective par tes devoirs; à la manière de Pierre et Paul qui, par
l'évangélisation, rendirent une sorte de réciproque à l'auteur du bienfait reçu
si bien qu'ils peuvent dire chacun: « C'est par la grâce de Dieu que je suis ce
que je suis, et sa grâce ne fut pas pauvre en moi, mais j'ai travaillé plus
intensément qu'eux tous ».
L'un donc donne en retour le fruit du
bienfait reçu, comme de l'or pour de l'or, de l'argent pour de l'argent; un
autre son travail; un autre rend — peut-être encore plus largement — ses seuls
sentiments. Que faire en effet si l'on ne dispose d'aucune possibilité de
rendre? Dans le retour d'un bienfait, l'âme fait plus que la fortune, et la
bienveillance a plus d'importance que la faculté de rendre la faveur. On
témoigne en effet sa reconnaissance avec cela même que l'on possède. Grande donc
la bienveillance qui, même si elle ne donne rien, prouve davantage; et bien
qu'elle n'ait rien en patrimoine, elle fait largesse à un plus grand nombre; et
elle le fait sans aucun préjudice pour elle-même et au bénéfice de tous. Et
c'est pourquoi la bienveillance l'emporte sur la générosité elle-même: la
première est plus riche en valeurs morales que la seconde en faveurs; plus
nombreux sont en effet ceux qui ont besoin d'un bienfait que ceux qui sont dans
l'abondance.
Mais la bienveillance existe, d'une part
jointe à la générosité — bienveillance dont la générosité elle-même procède:
lorsque la disposition à se montrer large est suivie de la pratique des
largesses — elle existe d'autre part séparée et distincte. En effet là où manque
la générosité, la bienveillance demeure, comme une sorte de mère commune de
tous, qui lie et noue l'amitié: elle est fidèle dans les conseils, joyeuse dans
la prospérité, affligée dans les tristesses; de sorte que chacun s'en remet à la
bienveillance plutôt qu'au conseil du sage: ainsi David, bien qu'il fût plus
expérimenté, avait cependant confiance dans les conseils de son cadet Jonathan.
Supprime la bienveillance de la pratique des hommes, ce sera comme si tu
enlevais du monde le soleil; car sans la bienveillance il ne peut y avoir de vie
praticable entre les hommes, par exemple montrer son chemin au voyageur,
rappeler celui qui s'égare, offrir l'hospitalité — ce n'était donc pas vertu
banale dont s'applaudissait Job en disant: « L'étranger n'habitait pas dehors,
ma porte était ouverte à tout venant » — donner de l'eau, d'une eau courante;
communiquer la lumière, de sa propre lumière. Et ainsi la bienveillance est en
toutes ces choses comme la source d'eau qui refait celui qui a soif, comme la
lumière qui brille aussi chez les autres, sans manquer à ceux qui ont communiqué
aux autres la lumière, de leur propre lumière ».
C'est aussi générosité de la bienveillance,
si tu as quelque reconnaissance de dette d'un débiteur, la déchirant, de la
remettre sans avoir, du débiteur, rien reçu de ton dû. Ce que, par son exemple,
le saint Job nous avertit que nous devons faire: celui qui a, de fait,
n'emprunte pas et celui qui n'a pas, ne se libère pas d'une obligation. Pourquoi
donc aussi, si tu ne peux pas exiger toi-même, conserves-tu pour des héritiers
cupides une obligation qu'il t'est possible de rendre, avec le mérite de ta
bienveillance, sans préjudice d'argent?
Or donc, pour examiner plus complètement la
bienveillance: à partir d'abord des personnes de la famille, c'est-à-dire des
fils, des parents, des frères, elle est parvenue, par le progrès des alliances,
dans le cercle des cités, et sortie du paradis, a rempli le monde. Ainsi, après
que Dieu eut placé dans l'homme et dans la femme la disposition de
bienveillance, il dit: « Ils seront tous deux en une seule chair » et en un seul
esprit. D'où vient qu'Eve se fia au serpent, car elle qui avait reçu la
bienveillance, ne pensait pas que la malveillance existait.
La bienveillance est augmentée par
l'assemblée qu'est l'Église, par le partage de la foi, par la communauté
d'initiation, par le lien de la réception de la grâce, par la participation aux
mystères. Tout cela en effet reprend à son compte jusqu'aux dénominations des
liens de famille: respect des fils, autorité et bonté des pères, entente des
frères. Le lien de la grâce fait donc beaucoup pour porter à son comble la
bienveillance.
Les inclinations vers des vertus semblables
l'aident également, puisque la bienveillance accomplit également la similitude
des caractères. Ainsi Jonathan, le fils du roi, imitait la douceur du saint
David pour la raison qu'il l'aimait. Aussi ce mot: « Avec le saint tu seras
saint » semble devoir être interprété, non seulement dans le sens du genre de
vie, mais encore dans celui de la bienveillance. Car assurément, les fils de Noé
habitaient ensemble et il n'y avait pas en eux accord des caractères. Esaü et
Jacob habitaient aussi dans la maison de leur père, mais ne s'accordaient pas.
Il n'y avait pas en effet entre eux une bienveillance capable de préférer
l'autre à soi-même, mais plutôt une rivalité pour ravir la bénédiction. De fait,
comme l'un était très dur et l'autre doux, entre des caractères dissemblables et
des inclinations opposées, il ne pouvait y avoir de bienveillance. Ajoute que le
saint Jacob ne pouvait préférer à la vertu le fils indigne de la maison
paternelle.
Or rien n'est autant un lien de vie sociale
que la justice jointe à l'équité; cette justice, pour ainsi dire la semblable et
la compagne de la bienveillance, fait que nous aimons ceux que nous croyons
semblables à nous ". D'autre part la bienveillance porte en soi le courage; en
effet puisque l'amitié découle de la source de la bienveillance, elle n'hésite
pas pour un ami à assumer de graves risques où il y va de la vie: « Et si des
maux, dit l'Écriture, m'arrivent par lui, je les assume ».
La bienveillance, d'ordinaire, arrache
aussi des mains le glaive de la colère. La bienveillance fait que les blessures
causées par un ami sont plus utiles que les baisers forcés d'un ennemi. La
bienveillance fait « que plusieurs ne font qu'un seul homme », parce que s'il y
a plusieurs amis, ils ne font qu'un, ceux en qui n'est qu'un esprit et qu'une
pensée. Nous observons aussi que même les reproches sont agréables dans
l'amitié, ils comportent leurs pointes, mais ne comportent pas de ressentiments.
Nous sommes piqués en effet par des propos qui nous censurent, mais nous sommes
charmés par l'empressement de la bienveillance.
Finalement, on n'a pas envers tous toujours
les mêmes devoirs, et les préférences ne tiennent pas toujours aux personnes
mais très souvent aux cas et aux moments, de telle sorte que parfois l'on a aidé
un voisin plutôt qu'un frère. Car Salomon aussi dit: « Mieux vaut un voisin à
proximité qu'un frère habitant au loin ». Et c'est pourquoi très souvent chacun
se confie à la bienveillance d'un ami plutôt qu'à la parenté d'un frère. La
bienveillance a tant d'importance que très souvent elle l'emporte sur les liens
de la nature.
Nous avons traité assez abondamment, à
propos de la justice, de la nature et de l'essence de la beauté morale. Traitons
maintenant du courage qui, étant comme plus élevé que toutes les autres vertus,
se divise en entreprises guerrières et civiles. Mais le goût des entreprises
guerrières paraît désormais étranger à notre devoir, parce que nous nous
appliquons au devoir de l'âme plutôt qu'à celui du corps et que notre activité
ne concerne pas désormais les armes, mais les affaires de la paix. Pourtant nos
pères, comme Josué, Jérobaal, Samson, David remportèrent par des entreprises
guerrières aussi, la plus haute gloire.
Le courage est ainsi comme plus élevé que
toutes les autres vertus, mais jamais une vertu sans compagnes; en effet elle ne
s'en remet pas à elle-même, autrement, le courage sans la justice est occasion
d'iniquité. De fait, plus il est fort, plus il est enclin à écraser le petit,
bien que l'on estime qu'il faut considérer, dans les entreprises guerrières
elles-mêmes, si les guerres sont justes ou injustes.
Jamais David, s'il ne fut provoqué,
n'engagea la guerre. C'est ainsi qu'il eut la prudence comme compagne du courage
dans le combat. De fait, même sur le point de lutter en combat singulier contre
Goliath, un homme monstrueux par la masse de son corps, il se débarrassa des
armes qui l'alourdiraient; la valeur en effet s'appuie plutôt sur ses propres
bras que sur des armures extérieures. Puis, de loin, afin de frapper plus
sévèrement, d'un jet de pierre, il tua l'ennemi. Par la suite, jamais, si ce
n'est après avoir consulté le Seigneur, il n'entreprit la guerre. C'est
pourquoi, vainqueur dans tous les combats, la main agile jusque dans l'extrême
vieillesse, ayant engagé la guerre contre des Titans, il se mêlait comme
combattant aux bataillons furieux, avide de gloire, sans souci de son salut.
Le courage de l'âme.
Mais ce n'est pas cela seulement, le
remarquable courage; mais nous prenons pour glorieux courage, celui aussi de
ceux qui, par la foi, avec grandeur d'âme « bouchèrent la gueule des lions,
éteignirent la force du feu, échappèrent au tranchant du glaive, s'affermirent,
de faibles qu'ils étaient, dans le courage », qui ne remportèrent pas,
incorporés à une compagnie et à des légions, une victoire commune à un grand
nombre, mais, avec la seule valeur de leur âme, un triomphe personnel sur les
infidèles. Comme il fut invincible Daniel, lui qui ne s'effraya pas des lions
qui rugissaient à ses côtés! Les bêtes grondaient et lui festoyait.
Ce n'est donc pas seulement dans les forces
du corps et dans les bras que consiste la gloire du courage, mais plutôt dans la
vertu de l'âme; et ce n'est pas à commettre l'injustice, mais à la repousser que
consiste la loi de la vertu. Celui en effet qui ne repousse pas l'injustice loin
de son compagnon, alors qu'il le peut, est en faute tout autant que celui qui
l'accomplit. Aussi le saint Moïse commença-t-il, par là d'abord, ses essais de
courage guerrier. De fait, ayant vu un Hébreu qui subissait l'injustice de la
part d'un Égyptien, il le défendit si bien qu'il abattit l'Égyptien et le cacha
dans le sable. Salomon aussi déclare: « Arrache à la mort celui qu'on y
conduit ».
D'où donc Tullius ou encore Panétius ou
Aristote lui-même ont-ils repris cela, c'est assez clair; clair également
combien plus ancien même que ces deux derniers, est Job qui a dit: « J'ai sauvé
le pauvre de la main du puissant et j'ai aidé l'orphelin qui n'avait pas d'aide.
Que la bénédiction de celui qui va périr vienne sur moi ». N'était-il pas très
courageux, cet homme qui supporta si courageusement les assauts du diable et le
vainquit par la vertu de son âme? Et en vérité on ne doit pas douter du courage
de celui à qui le Seigneur dit: « Ceins tes reins comme un homme..., prends de
la hauteur et de la vertu... et abaisse tout auteur d'injustice ». L'apôtre
aussi dit: « Vous avez le réconfort d'un très grand courage ». Il est donc
courageux, celui qui dans quelque douleur se réconforte.
Et en vérité c'est à bon droit qu'on parle
de courage quand un chacun se vainc soi-même, contient la colère, n'est amolli
et fléchi par aucunes séductions, n'est pas troublé par l'adversité, n'est pas
exalté par la prospérité, et n'est pas entraîné, comme par une sorte de vent,
par le tourbillon du changement et de la variété des choses ». Or qu'y a-t-il de
plus élevé et de plus grand que d'exercer l'esprit, d'exténuer la chair, de la
réduire en servitude afin qu'elle obéisse au commandement, se conforme aux
conseils et que, dans l'entreprise de travaux, elle exécute avec diligence le
dessein et la volonté de l'âme?
Tel est donc le premier caractère essentiel
du courage, car c'est en deux domaines que l'on considère le courage de l'âme:
en premier lieu, pour les biens extérieurs concernant le corps, qu'il les tienne
pour les moindres des biens et les regarde comme superflus, à dédaigner plutôt
qu'à rechercher; en second lieu, pour ces biens qui sont les plus élevés, et
toutes les choses où l'on reconnaît la beauté morale et ce πρέπον, qu'il
s'y attache avec une application remarquable de l'âme allant jusqu'à la
réalisation. Qu'y a-t-il en effet d'aussi remarquable que de façonner ton âme de
telle sorte que tu ne places ni les richesses ni les plaisirs ni les honneurs
parmi les plus grands biens et que tu ne consumes pas en eux tout ton zèle? Et
lorsque tu seras ainsi disposé en ton âme, nécessairement tu penseras que ce
beau, ce convenable doit être préféré, et tu y appliqueras ton esprit de telle
sorte que tu ne seras pas affecté, leur étant pour ainsi dire supérieur, par
tous les accidents qui d'ordinaire brisent les âmes, qu'il s'agisse de la perte
du patrimoine ou d'une diminution de considération ou du dénigrement par les
infidèles; qu'enfin, les périls pour ta vie elle-même, encourus pour la justice,
ne t'émouvront pas.
Tel est le vrai courage que possède
l'athlète du Christ, qui « ne reçoit la couronne que s'il a combattu selon les
règles ». Ou bien te paraît-il de peu de valeur, le précepte du courage: « La
tribulation fait la patience, la patience la preuve de la vertu et la preuve
l'espérance »? Vois le nombre des combats, et unique est la couronne. Et ce
précepte, celui-là seul le donne qui a été fortifié dans le Christ Jésus et dont
la chair ne connaissait pas de repos. De toutes parts l'accablement: « au dehors
les conflits, à l'intérieur les craintes ». Et quoique placé dans les dangers,
dans les peines les plus nombreuses, dans les prisons, dans les périls de mort,
toutefois, en son âme, il n'était pas brisé, mais il se battait à ce point qu'il
devenait plus fort que ses propres faiblesses.
Aussi observe de quelle manière, à ceux qui
accèdent aux devoirs des charges d'Église, il enseigne qu'ils doivent avoir le
dédain des choses humaines: « Si donc vous êtes morts avec le Christ aux
éléments de ce monde, pourquoi, comme si vous étiez vivants, jugez-vous encore
de ce monde en disant: ne touchez pas, ne vous souillez pas, ne goûtez pas, en
parlant de choses qui vont toutes à la corruption par leur usage même »? Et
ensuite: « Si donc vous êtes ressuscites avec le Christ, recherchez les choses
d'en haut ». Et de nouveau: « Mortifiez donc vos membres qui sont sur terre ».
Et assurément il adresse ces préceptes jusqu'ici à tous les fidèles, mais à toi,
mon fils, il conseille le mépris de la richesse, l'éloignement aussi des fables
profanes, dignes de vieilles femmes, ne permettant rien si ce n'est ce qui peut
t'exercer à la piété, car l'exercice corporel n'est d'aucune utilité, « tandis
que la piété est utile à tout ».
Que la piété t'exerce donc à la justice, à
la maîtrise de soi, à la douceur, de façon à éviter les errements de la
jeunesse; à engager, affermi et enraciné dans la grâce, le bon combat de la foi;
à ne pas t'embarrasser des affaires du monde, parce que tu sers Dieu. Et en
effet si ceux qui servent l'empereur se voient interdire par des lois humaines
les charges des procès, l'action des procédures judiciaires, la vente de
marchandises, combien plus celui qui exerce le service de la foi, doit-il
s'abstenir de toute pratique du commerce, se trouvant satisfait des revenus de
son petit coin de terre, s'il en possède, et s'il n'en possède pas, du revenu de
ses émoluments? Car il est un bon témoin, celui qui peut dire: « J'ai été jeune
et j'ai vieilli; je n'ai pas vu le juste abandonné, ni sa descendance à la
recherche de pain ». Telles sont en effet la tranquillité de l'âme et la
tempérance: ni l'ardeur de la recherche ne les affecte, ni la crainte de
l'indigence ne les angoisse.
Voici encore ce qu'on appelle
l'indifférence de l'âme aux inquiétudes: que nous ne soyons pas trop tendres
dans les souffrances ni trop fiers dans les succès. Que si ceux qui exhortent
des hommes à prendre en mains l'Etat, donnent ces préceptes, combien plus nous
qui sommes appelés au devoir d'une charge d'Église, devons-nous accomplir des
actes tels qu'ils plaisent à Dieu, afin que la force du Christ réside en nous et
que nous soyons agréables à notre « Empereur », de telle sorte que nos membres
soient des armes de justice — des armes non pas charnelles où règne le péché,
mais des armes solides au service de Dieu — pour détruire le péché. Que meure
notre chair afin qu'en elle meure toute faute, et que, « passés pour ainsi dire
de la mort à la vie », nous ressuscitions en œuvres et conduites nouvelles.
Telles sont, comblées de la beauté morale
et de la convenance, les récompenses du devoir du courage. Mais parce qu'en tout
ce que nous faisons, nous recherchons non seulement ce qui est beau, mais encore
ce qui est possible, de peur que par hasard nous n'entamions quelque chose que
nous ne puissions achever, partant de cette raison le Seigneur veut qu'en temps
de persécution, nous nous retirions de cité en cité, bien plus, pour user de son
propre terme, « nous fuyions », de peur que quelqu'un, en désirant à la légère
la gloire du martyre, ne s'expose à des périls que peut-être ne pourrait assumer
et subir sa chair trop faible ou son âme trop lâche.
Et en revanche personne ne doit, par
veulerie, lâcher pied et déserter la foi par crainte du péril. Et telle est la
fin à laquelle l'âme doit être préparée, l'esprit exercé et soutenu en vue de la
constance, que l'âme ne puisse être bouleversée par aucune épouvante, être
brisée par aucun accablement, et lâcher pied sous l'effet d'aucun supplice.
Maux, certes, que l'on supporte difficilement, mais parce que tous les supplices
sont vaincus par la terreur de supplices plus rigoureux, pour ce motif, si tu
affermis ton âme par la réflexion, estimes ne pas devoir abandonner la raison et
gardes à l'esprit la crainte du jugement de Dieu, les tourments du supplice
éternel, ton âme est capable de subir l'épreuve d'endurance.
II appartient donc au zèle que l'on se
prépare de cette manière, mais il appartient à l'intelligence que l'on puisse
prévoir l'avenir par la vigueur de la pensée, se mettre pour ainsi dire devant
les yeux ce qui peut arriver, et déterminer ce qu'on doit faire s'il en arrive
ainsi; parfois retourner dans son esprit deux et trois éventualités en même
temps, dont on conjecture que l'une ou toutes ensemble peuvent arriver, et
régler en vue de l'une ou de l'ensemble, les actes dont on comprend qu'ils
seront profitables.
II appartient donc à l'homme courageux de
ne pas manquer d'attention lorsque quelque danger menace, mais de faire face et
pour ainsi dire de découvrir, de l'espèce d'observatoire qu'est l'esprit, et de
prévenir par une réflexion prévoyante les dangers à venir, afin de ne pas dire,
d'aventure, par la suite: « Je suis tombé dans ces maux, pour la raison que je
ne pensais pas qu'ils pouvaient arriver ». Car si les maux ne sont pas
découverts, rapidement ils envahissent; de même qu'à la guerre, l'ennemi qu'on
n'a pas prévu est contenu avec peine et, s'il rencontre des adversaires non
préparés, les écrase facilement, de même les maux qui n'ont pas été découverts
brisent l'âme davantage.
Telles sont donc les deux qualités où
réside cette excellence de l'âme: d'abord que ton âme exercée par de bonnes
réflexions voie d'un cœur pur ce qui est vrai et beau: « Bienheureux en effet
ceux qui ont le cœur pur, car eux-mêmes verront jusqu'à Dieu », et juge comme le
seul bien ce qui est beau; ensuite qu'elle ne soit bouleversée par aucun
accaparement, ballottée par aucune convoitise.
Et personne en vérité ne fait cela
facilement. Qu'y a-t-il en effet d'aussi difficile que d'examiner, comme de
quelque citadelle de sagesse, la puissance et tous les autres biens qui
paraissent à la plupart des hommes grands et très élevés? ensuite de confirmer
ton jugement d'une manière durable et, ce que tu as jugé sans valeur, de le
mépriser comme ne devant être utile à rien? ensuite si quelque malheur arrive —
et qu'on l'estime écrasant et cruel — de le porter en pensant que rien n'est
arrivé contre l'ordre de la nature, puisque tu as lu: « Nu je suis né, nu je
m'en irai. Ce que le Seigneur a donné, le Seigneur l'a enlevé » — et en tout cas
Job avait perdu ses enfants et ses moyens d'existence — et de conserver en
toutes choses l'attitude du sage et du juste, comme celui-là la conserva qui
dit: « Comme il a plu au Seigneur, ainsi a-t-il été fait; que le nom du Seigneur
soit béni »; et plus loin: « Tu as parlé comme l'une des femmes écervelées: Si
nous avons accepté les biens de la main du Seigneur, quand il s'agit de maux,
nous ne les supportons pas »?
Ainsi donc le courage de l'âme n'est point
courage médiocre ni à part de toutes les autres vertus, lui qui mène la guerre
en compagnie des vertus, mais qui seul défend la parure que sont toutes les
vertus, et qui protège leurs jugements; lui qui, par un combat inexpiable,
tranche contre tous les vices, invincible devant les efforts, courageux devant
les dangers, plus inflexible face aux plaisirs, insensible face aux séductions
auxquelles il ne sait prêter l'oreille ni — selon l'expression — ne dit bonjour;
lui qui dédaigne l'argent, fuit l'avarice comme une sorte de souillure qui
énerve la vertu. Il n'est rien en effet d'aussi contraire au courage que d'être
vaincu par le gain. Souvent, après avoir repoussé l'ennemi et contraint le corps
de bataille de l'adversaire à prendre la fuite, en se laissant prendre aux
dépouilles des tués, le combattant, au milieu de ceux-là mêmes qu'il a abattus,
est tombé, pitoyable; et, culbutées par leurs propres triomphes, les légions, en
se laissant accaparer par le butin, ont rappelé contre elles l'ennemi qui avait
pris la fuite.
Que le courage donc repousse et écrase un
fléau aussi monstrueux, qu'il ne soit pas tenté par les convoitises ni brisé par
la crainte; car la vertu est conséquente avec elle-même pour poursuivre
courageusement tous les vices comme des poisons de la vertu: qu'elle refoule,
comme par les armes en quelque sorte, la colère qui supprime la réflexion, et
qu'elle l'évite à l'instar d'une maladie; qu'elle se garde aussi du désir de la
gloire: le manque de mesure, dans sa recherche a nui souvent, mais dans sa
possession toujours.
De tout cela, qu'est-ce qui a fait défaut
au saint Job en fait de vertu, ou s'est insinué en lui en fait de vice? De
quelle manière il supporta la peine de la maladie, du froid, de la faim! De
quelle manière il méprisa le péril que courait sa vie I Est-ce à force de
rapines qu'il avait rassemblé la richesse dont de si grands biens se répandaient
sur les indigents? Est-ce qu'il stimula l'avidité de la fortune ou les goûts et
les convoitises du plaisir? Est-ce que la querelle injurieuse des trois rois ou
l'outrage des serviteurs le firent tomber dans la colère? Est-ce que la gloire
l'exalta comme un être léger, lui qui appelait sur soi de lourdes peines si
jamais il cachait une faute, même non volontaire, ou si sa crainte de la
multitude du peuple l'avait empêché de la révéler en présence de tous? Les
vertus en effet ne s'accordent pas avec les vices, mais se tiennent l'une
l'autre. Qui donc fut aussi courageux que le saint Job à qui l'on peut attribuer
un second, mais qui n'a guère trouvé son égal?
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