Vie de Saint Antoine de Padoue

 

CHAPITRE III

VOCATION FRANCISCAINE (1220 ?)

A l'heure des plus violentes attaques du manichéisme, le pontife qui présidait aux destinées de l'Église, Innocent III, avait un songe bien propre à le consoler et qu'il prenait plaisir à raconter aux cardinaux réunis autour de lui. " Il me semblait, leur disait-il, que la basilique de Saint-Jean de Latran chancelait sur ses bases, et je m'efforçais vainement d'en conjurer la chute, lorsqu'un homme pauvre et chétif s'avança et la soutint de ses épaules. "

Cet homme pauvre et chétif, disons mieux, cet homme providentiel, le plus extraordinaire qui ait paru dans l'Église depuis les temps apostoliques, est saint François d'Assise.

Fils d'un riche négociant, il s'était dépouillé de tout, pour suivre de plus près le Christ humilié et anéanti. Fondateur d'Ordre, il avait adopté le costume des pâtres de l'Ombrie, et il s'en allait à travers l'Italie, consolant les déshérités de la terre, les petits, ceux qui souffrent, et prêchant à tous la paix et la réconciliation. Ame de feu qu'entraînaient trois sublimes passions : Dieu, l'Église et la pauvreté ! Il était fou d'amour, d'un amour sans mesure pour Dieu, d'une tendresse exquise qui s'épanchait à flots sur toute la création. L'agneau était son frère, la pâquerette sa sœur, le rossignol un ami avec lequel il alternait, toute une nuit, les louanges du Créateur. Fatigué le premier, il disait au Fr. Léon : " Donnons à manger à notre frère le rossignol ; car il le mérite mieux que moi. "

Cet amant de la nature était en même temps un puissant réformateur. Nul n'eut plus que lui le sentiment des besoins et des maux de son époque, l'intuition des remèdes les plus efficaces, le courage de les appliquer, parce que nul n'aima plus que lui. Pour arrêter les peuples sur le chemin de l'apostasie, il créa le moine-apôtre et le lança à la conquête des âmes, avec la même hardiesse que saint Bernard avait lancé ses moines-chevaliers à la conquête des saints Lieux. Des âmes ! Il voulait des âmes ! Son zèle ne connaissait ni races ni frontières ; les nations infidèles en étaient l'objectif, aussi bien que les chrétientés de l'Europe.

" Sachez, déclarait-il au cardinal Hugolin, en parlant des contrées d'outre-mer, sachez que le Seigneur a choisi les Frères-Mineurs pour propager l'Evangile en tout lieu, et qu'ils lui gagneront une infinité d'âmes. " Il avait en pensée, quand il s'exprimait avec cette confiance dans l'avenir, la vision symbolique où Dieu lui avait montré un palais de toute magnificence en lui disant : " C'est pour toi et tes soldats. "

Une conquête, un palais, des soldats ! Dans cette apparition, n'était-ce pas le Très-Haut lui-même qui l'avait désigné comme le porte-drapeau de la civilisation chrétienne ? Et à ce titre, ne devait-il pas l'exemple à ses disciples ? Il le comprit de la sorte, et leur ouvrant son cœur, il leur fit part de son dessein et de ses espérances : " Il subjuguerait par la seule force de la persuasion ces Musulmans, Sarrasins et Maures, que ne pouvait dompter la lance des rois chrétiens. " C'était bien la guerre sainte qu'il leur prêchait; c'était bien une croisade, mais une croisade à part — plus noble encore et plus divine que celle des preux bardés de fer — avec la croix pour unique armure, la conversion d'un peuple ou le martyre en perspective, et le ciel pour récompense ! Magnifique projet !... Quelle transformation dans l'histoire des peuples, si le succès avait couronné ses efforts ! Dès l'année 1213, c'est-à-dire quatre ans après la fondation de son institut, il poussait une pointe jusqu'à l'ouest de la péninsule ibérique, jusqu'à Saint-Jacques de Compostelle, pour passer de là en Afrique. La maladie venait déjouer tous ses plans. En 1217, il reprenait le même projet et envoyait dans la même direction Bernard de Quintavalle, le premier de ses disciples, avec huit autres Frères, parmi lesquels nous distinguons Jean de Pérouse et Pierre de Sasso-Ferrato, les martyrs de Valence; Zacharie et Gauthier, spécialement désignés pour le Portugal ; " tous hommes d'une éminente sainteté ", dit Wadding.

Saint François avait insisté sur l'importance de la mission du Portugal. Pour quel motif ? C'est qu'il se rendait parfaitement compte de la situation de la péninsule. Le midi de l'Espagne, même après la fameuse journée de las Navas de Tolosa, était encore et pour longtemps soumis au joug du cimeterre, tandis que le Portugal, marchant de victoire en victoire sous Alphonse Ier et Alphonse II, avait recouvré son indépendance. Avec Lisbonne et Porto, l'empire des mers lui était ouvert, et l'Afrique devenait ainsi d'un abord facile. Rien ne prouve donc mieux que ce choix du Portugal le sens profond du Patriarche d'Assise.

Zacharie et Gauthier, fidèles aux recommandations comme à l'exemple de leur séraphique Père, ne manquèrent pas de présenter à l'évêque de Coïmbre leurs hommages, puis à Alphonse II et à la reine Urraque (ou Eulalie), dont on leur avait vanté la piété, l'objet de leur requête, qui était de fonder, dans le royaume, des couvents d'avant-poste, des pépinières d'hommes apostoliques destinés à l'évangélisation des Maures. Leur projet fut goûté à la cour, où le nom de saint François n'était pas inconnu, et c'est à la famille royale que furent dues les deux premières fondations. En. 1217, Sancia, sœur du roi, installa les Mineurs dans l'ermitage de Sainte-Catherine, aux environs d'Alenquer ; et l'année suivante, la reine les établissait elle-même à Saint-Antoine d'Olivarès, hameau situé à trois milles environ de Coïmbre, dans un bouquet d'oliviers, d'où lui était venue sa dénomination.

Le couvent d'Olivarès était étroit et pauvre, comme celui de la Portioncule. On y menait la même vie de prière, de dénuement, de privations, et aussi d'abandon à la Providence. Un Frère était chargé d'être l'ange visible de la Providence, le Frère quêteur. Si parfois il rencontrait le sarcasme et l'affront sur son chemin, il y trouvait aussi des consolations, surtout au monastère de Sainte-Croix. "Il y venait souvent " ; il y était toujours accueilli comme un frère par l'hôtelier de l'abbaye ; et cet hôtelier, s'il faut en croire une tradition consignée dans le bréviaire des Chanoines réguliers de Portugal, n'était autre que le fils de don Martin. Ne demandons pas aux chroniques du temps le nom de ce Frère quêteur. Elles ont cru dire assez, en affirmant qu'il était un modèle de dévouement et d'abnégation, un vase d'élection répandant autour de lui la bonne odeur du Christ. Sous cet air simple et modeste, don Fernando avait entrevu les trésors de grâce déposés au fond de son cœur. Une vision lui en dévoila toute l'excellence. " A l'heure où le Franciscain mourait, lisons-nous dans la "Chronique des vingt-quatre Généraux", don Fernando, qui célébrait en ce moment la sainte messe, fut ravi en extase et vit l'âme de l'ancien quêteur prendre son essor sous la forme d'une blanche colombe, traverser d'un vol rapide les flammes du purgatoire, puis monter, purifiée et glorieuse, au séjour de la béatitude et de la paix. " Le souvenir de cette apparition demeura fixé dans sa mémoire et forma, entre les enfants de saint François et lui, des nœuds de sympathie réciproque qu'allait bientôt resserrer le passage d'une seconde caravane de missionnaires.
Dans l'année 1219, en effet, à la suite du fameux Chapitre des Nattes, le Séraphin d'Assise, méditant toujours la conversion des Mahométans, avait partagé le monde infidèle en deux parts. Se réservant l'Egypte et la Palestine, il avait assigné le Maroc à cinq ouvriers apostoliques dont les noms sont inscrits au livre d'or des élus. C'étaient Bérard, Pierre, Othon, prêtres ; Adjut et Accurse, frères lais. Leur histoire nous appartient.

Le Portugal était pour eux le chemin le plus sûr. Ils vinrent, comme leurs devanciers, à Coïmbre, et se présentèrent à la cour. L'abbaye de Sainte-Croix leur fournit généreusement l'hospitalité, et don Fernando put ainsi s'entretenir à loisir avec eux des origines et du but de leur congrégation, des merveilles de la Portioncule, des qualités transcendantes de leur vénérable fondateur, des miracles qui éclosaient sous ses pas. Il put aussi admirer l'ardeur de leur foi, leur saint enthousiasme en face d'un martyre prévu, et la douce sérénité de leur visage au milieu des sacrifices du départ.

A peine débarqués à Maroc, capitale de l'empire des Almohades et centre du fanatisme musulman, les disciples du Poverello essayèrent de faire luire dans les esprits un rayon de la vérité et crièrent à haute voix : " Jésus-Christ est le vrai Dieu, et Mahomet est un imposteur." C'était plus qu'il n'en fallait pour ameuter la populace. On les arrête, on les traîne devant l'émir (ou Miramolin), nommé Abou-Jacob. Celui-ci, leur montrant des femmes richement parées, les met en face de cette alternative : ou la loi de Mahomet, avec son paradis sensuel, ou la mort par le glaive. Sans hésiter, ils choisissent la mort. " Prince, répliquèrent-ils, avec une noble fermeté, nous ne voulons ni de tes femmes ni de tes honneurs ; nous te les laissons pour garder Jésus-Christ. Tu peux inventer toutes sortes de tortures, tu peux nous ôter la vie; toute peine nous semble légère, quand nous pensons à la gloire du ciel. " Et, en prononçant ces paroles, leur regard s'illumine d'espérance, et leur âme s'abreuve d'immortalité. Le tyran se lève, exaspéré, saisit des deux mains son lourd cimeterre et leur fend le crâne.

Alors la populace s'empare des cadavres mutilés, les traîne hors de la ville, les couvre de fange et d'ordures, essaie même de les réduire en cendre ; mais la flamme respecte les corps des serviteurs de Dieu, comme elle respectera, deux siècles plus tard, le cœur de la vierge de Domrémy. Un orage éclate; les Maures effrayés s'enfuient, et les chrétiens s'approchent pour recueillir les reliques des cinq martyrs, qu'ils déposent dans deux châsses d'argent.

Ces faits se passaient dans la journée du 16 janvier 1220. Quelques semaines après, don Pedro, qui s'était réfugié chez les Maures, à la suite de quelque différend avec Alphonse II, son frère, rentrait à Séville, puis en Castille, rapportant avec lui la dépouille des cinq martyrs, au milieu de circonstances qui ne s'expliquent que par l'intervention directe du Tout-Puissant : inanité des embûches dressées par les musulmans, guérison subite d'un paralytique à Astorga, et vingt autres phénomènes supranaturels dont " les actes du martyres " nous attestent la réalité. Prévenu et tout émerveillé de ce qui s'était passé, le roi donna ses ordres pour que la translation des corps ainsi glorifiés par le ciel se fît en grande pompe. On alla processionnellement au-devant d'eux ; et c'est au chant des hymnes sacrées qu'ils franchirent les remparts de Coïmbre, pendant que l'évêque et son clergé, la reine avec les grands du royaume et le peuple leur formaient un cortège vraiment triomphal. Les châsses furent déposées dans l'église abbatiale de Sainte-Croix et confiées à la garde des Chanoines de Saint-Augustin.
Le sang des martyrs est toujours une semence féconde. Sur la tombe des Franciscains immolés pour la foi, va fleurir un lys dont les parfums embaumeront toute la catholicité. Ce lys, c'est le fils de dona Maria.

Personne ne fut plus touché que lui de la splendeur de ces fêtes. Il avait reçu, quelques mois auparavant, ces cinq étrangers; il les avait vu partir pauvres, inconnus, méprisés, et il les voyait revenir au milieu de l'enthousiasme des peuples, avec l'auréole des prophètes et des martyrs. Penché sur leurs châsses, il se disait en lui-même : " Oh ! si le Très-Haut daignait m'associer à leurs glorieuses souffrances ! S'il m'était donné à moi aussi, d'être persécuté pour la foi, de fléchir le genou et d'offrir ma tête au bourreau ! Fernando, ce jour luira-t-il pour toi ? Fernando, auras-tu ce bonheur ? "

Pendant qu'il priait, les saints qu'il invoquait intercédaient là-haut en sa faveur, et lui-même se sentait de plus en plus incliné à marcher sur leurs traces et à entrer dans une congrégation qu'il considérait comme une pépinière d'apôtres et de martyrs.

Aussi, lorsque les religieux de Saint-Antoine d'Olivarès vinrent, selon leur coutume, à l'abbaye, il les prit à part ; et s'ouvrant à eux de ses inspirations intimes, il leur dit : " Je désire de toute l'ardeur de mon âme prendre le saint habit de votre Ordre. Je suis prêt à le faire, à une condition : c'est qu'après m'avoir revêtu des livrées de la pénitence, vous m'envoyiez au pays des Sarrasins, afin que je mérite,. moi aussi, de participer à la couronne de vos saints martyrs. "

En écoutant cette confidence et cette proposition, les fils du Poverello d'Assise ne se possédaient pas de joie. Sans doute ils comptaient déjà parmi leurs Frères des apôtres et des thaumaturges, mais il leur manquait l'auréole de la science. Et voici que Dieu lui-même leur amène une recrue d'élite, une vocation que toutes les milices religieuses leur envieraient, une vocation éprouvée. Pourquoi refuser ? Pourquoi différer l'acceptation ? Ils conviennent donc avec don Fernando qu'ils lui apporteront le lendemain matin les livrées franciscaines.
Ils n'avaient garde de manquer au rendez-vous. A l'heure dite, ils étaient là, et don Fernando, muni de l'autorisation de son Prieur, échangeait la blanche tunique des chanoines de Saint-Augustin contre la bure franciscaine, les richesses de l'abbaye contre la pauvreté séraphique, son nom de Fernando contre celui d'Antoine que l'histoire a consacré. S'il versa des larmes, ce furent des larmes de bonheur ; car il se réjouissait de pouvoir dire avec celui qu'il allait nommer son père, saint François : " Le Seigneur est mon partage. Mon lot est assez beau : avec Dieu, je possède tout. "

Ses confrères ne le virent pas partir sans regret, et ce sentiment les honore autant que lui. L'un d'eux alla jusqu'à lui dire, avec une pointe de raillerie : " Va, va, tu deviendras un saint ! — Mon frère, répliqua doucement le serviteur de Dieu, lorsque vous apprendrez que je suis devenu un saint, vous en bénirez le Seigneur. " Et il continua sa route, sans regarder en arrière. Il avait trouvé sa voie.

Il était jeune encore, " dans sa vingt-cinquième année ", remarquent les chroniques franciscaines ; il était surtout plein d'ardeur et de zèle.

Un sublime idéal se dressait devant lui, l'idéal du missionnaire qui s'en va, la croix à la main, prêcher l'Évangile aux peuples assis à l'ombre de la mort et verser son sang pour la vérité. Il avait hâte de le réaliser. D'ailleurs, il avait peur d'être arrêté, dès les premiers pas, par ses parents, qu'alarmerait une tentative si téméraire. Il brusqua son départ, et après avoir fait profession entre les mains de ses supérieurs, il dit adieu à l'ermitage d'Olivarès, à sa patrie, qu'il ne devait plus revoir, et s'embarqua pour le Maroc, dans le courant de l'automne de l'année 1220, d'après Azevedo.

Lorsque saint Antoine aperçut pour la première fois les côtes d'Afrique, il éprouva un tressaillement indicible. Il allait fouler ces rivages encore humides du sang de Bérard et de ses compagnons, cette terre où florissaient autrefois des chrétientés fameuses par leurs pontifes et leurs docteurs, les Tertullien, les Arnobe, les Optât, les Fulgence, les Augustin, et qui semblait maudite depuis qu'elle était couverte par le flot impur de l'Islam. Il relèverait les ruines, il replanterait la croix, il ressusciterait les merveilles du passé ; puis, tombant sur la brèche, il rendrait un dernier témoignage, par l'effusion de son sang, à la divinité du Fils de l'homme.

Rêves d'un cœur d'apôtre, rêves sublimes ! Mais que les desseins de Dieu sont différents des desseins de l'homme ! A peine le jeune missionnaire eut-il touché ces plages infidèles que, par suite des fatigues de la traversée et du changement de climat, il fut saisi de fièvres et de douleurs qui le clouèrent tout l'hiver sur son grabat. Il ne traversa point les rues du Maroc ; il ne se fit pas entendre à la porte des mosquées. Ses biographes ne mentionnent pas un seul acte de zèle, pas le plus timide essai de civilisation. Réduit à l'impuissance, il dut, bien qu'à regret, songer au retour et se résigner à quitter une terre qui semblait fermée à toutes les aspirations de son zèle.

Similitude étonnante ! Trois fois saint François se lance à la conquête des infidèles; trois fois il court au-devant d'un échec. Saint Antoine subit une épreuve du même genre. Tous les deux aspirent au martyre; ni l'un ni l'autre n'y parviennent. Mais Dieu ne tient-il pas plus compte des intentions que du succès ? C'est la pensée de l'hagiographe limousin. " Oh ! le vaillant soldat du Christ, s'écrie-t-il, vrai martyre de désir, dont la tête n'est pas tombée sous le glaive du bourreau, mais qui n'en a pas moins conquis la palme du triomphe ! " Seulement ce n'est pas sous le cimeterre des Maures qu'il doit tomber ; ce n'est pas sur les plages stériles de l'Afrique, mais sur le sol de l'Europe, parmi les peuples qui courent à l'apostasie, qu'il répandra ses sueurs et qu'il moissonnera des âmes. A d'autres la palme du martyre; à lui l'auréole de l'apostolat.

Mais que d'épreuves encore auparavant ! Pendant qu'il faisait voile vers le Portugal, le navire qui le portait, surpris par une de ces rafales si fréquentes en hiver dans les eaux de la Méditerranée, fut emporté par la violence des vents et jeté sur les côtes de Sicile. Saint Antoine se dirigea immédiatement vers la ville de Messine, aux environs de laquelle les Frères-Mineurs possédaient un abri provisoire. Là, au bout d'un ou deux mois de repos, il se sentit renaître à la vie; et lorsque parvint dans cette ville la convocation officielle du quatrième Chapitre de l'Ordre, il résolut de se rendre à Assise, pour se mettre à la disposition du saint fondateur. Les légendes primitives ne nous fournissent pas d'autres détails sur son séjour en Sicile ; elles ne nous disent absolument rien sur la manière dont il effectua son voyage, du port de Messine aux montagnes de l'Ombrie.

Le Chapitre s'ouvrit à la Portioncule, le 30 mai 1221. L'année précédente, saint François s'était démis de ses fonctions de Ministre général; mais la mort de Pierre Cattani (10 mars 1221) l'avait forcé d'intervenir de nouveau dans l'administration et le gouvernement de l'Ordre. Il confia au Fr. Elie la charge de vicaire général et s'assit à ses pieds. Sa voix était si faible qu'on pouvait à peine l'entendre. Elie transmettait ses ordres, écoutés dans un religieux silence.

L'assemblée était des plus imposantes; elle comptait plus de deux mille Frères, accourus du nord et du midi, et présidés par le cardinal Ranerio Capoccio. C'était le printemps de l'Ordre séraphique ; une sève abondante circulait dans ces âmes et s'épanouissait en fruits admirables. Silvestre, le contemplatif chéri de Dieu, Gilles l'extatique, Thomas de Célano, le chantre inspiré du Stabat, Electe, Jean de Piano-Carpino et cent autres qui portaient les glorieux stigmates des souffrances endurées pour la foi, toutes ces figures embellies par nous ne savons quelle douceur séraphique, ravissaient d'admiration le jeune Portugais. Lorsque saint François proposa la mission d'Allemagne, quatre-vingts Frères se levèrent, comme pour aller au martyre. La scène était émouvante.

Au-dessus de tous brillait le Patriarche séraphique, autant par la supériorité de ses vertus que par le prestige de son autorité : saint François, qui était l'âme de cette assemblée; saint François, que tous aimaient comme un père, que tous vénéraient comme un saint, que tous saluaient comme leur chef; saint François qui, à l'heure de la séparation, rassemblant tout ce qu'il avait de forces, dictait ses volontés, excitait le courage de ses fils, bénissait leurs personnes et leur zèle, et les envoyait à la lutte avec les promesses de l'éternité. Saint Antoine ne pouvait ni se rassasier de contempler ce visage émacié, expressif, aux célestes reflets d'humilité, de zèle et d'amour, ni assez remercier le divin Maître de l'avoir appelé à une milice si providentiellement envoyée au secours de son Église.

Ce furent les seuls rapports qu'eurent entre eux les deux plus grands thaumaturges de l'Ordre. Le Réformateur ombrien, lui, si perspicace, si largement doué du discernement des esprits, lui qui avait salué en saint Dominique un frère d'armes, sans l'avoir jamais vu, ne connut pas ce fils qui allait le plus illustrer son institut. Il répartit les charges, assigna les résidences, indiqua les nouvelles missions. Saint Antoine fut oublié ! Ce jeune homme au regard si limpide, à la physionomie si attrayante, aux manières si distinguées, demeura isolé au milieu de cette phalange d'ouvriers apostoliques, lui qui devait en être le plus célèbre. " Aucun Provincial ne songea à le réclamer ", écrit son premier biographe. On le regardait comme un novice, comme un être inhabile aux emplois. Il était inconnu Dieu permettait cette humiliation, afin d'accroître les mérites de son fidèle serviteur. Il se réservait de mettre, en temps opportun, la lumière sur le chandelier.

La position devenait embarrassante. Le Bienheureux s'en tira avec une extrême délicatesse. " Prenant à part le Fr. Gratien, Provincial de Bologne, il le supplia de l'emmener avec lui et de le former aux exercices de la discipline régulière. " Pas un mot du passé; pas la moindre allusion à ses études théologiques. " Connaître, aimer, imiter Jésus, et Jésus crucifié ", telle était sa devise . Gratien, touché de la candeur exquise de son interlocuteur et déférant à ses vœux, l'embrassa avec effusion, et ils partirent ensemble pour la Romagne, où nous les suivrons.

" Connaître, aimer, imiter Jésus, et Jésus crucifié ! " Cette devise, que n'eût pas désavouée l'auteur de l'Imitation, résume en termes aussi concis qu'expressifs toutes les tendances, toutes les aspirations intimes du fils de don Martin. A quinze ans, encore incertain de sa vocation, il avait cherché Dieu de toute l'ardeur de sa jeunesse, et l'ayant trouvé sur les hauteurs du Calvaire, il s'était attaché à lui ; à vingt-cinq ans, il s'était élancé, joyeux, sur la route du martyre. Frustré dans ses espérances, il éprouve ce besoin qu'ont éprouvé tous les saints, de s'isoler du reste de la création, afin de s'entretenir seul à seul avec Celui qui a gagné son cœur. Lui aussi, il veut contempler de plus près la victime sanglante du Golgotha ; lui aussi, il veut scruter plus à fond le mystère de la croix, le réaliser en lui-même, le prêcher à tout l'univers. Voilà pourquoi, comme à tous les cœurs saisis de la divine folie de la croix, il lui faut le recueillement de la solitude. Là, l'air est plus pur, la paix plus profonde, le commerce avec Dieu plus facile ; et l'âme admise aux entretiens célestes peut plus aisément satisfaire ce désir d'adorer et de s'anéantir qui la tourmente.

L'Ordre posséda de bonne heure deux sortes de résidences : les grands couvents à la porte des villes populeuses, et les petits couvents ou ermitages dans la solitude des bois. A Monte-Paolo, à dix milles environ de Forli, sur les pentes de l'Apennin, se trouvait un de ces ermitages préférés par les esprits méditatifs. Notre Bienheureux sollicita et obtint l'autorisation de s'y retirer. Là, il découvrit une grotte sauvage, cachée dans un massif de sapins, fermée aux vains bruits de la terre, taillée dans le roc, avec une de ces échappées sur l'azur du ciel qui plaisent tant aux contemplatifs. Elle était occupée par un de ses frères en religion, qui consentit à la lui céder. Il y passait une partie de ses journées, depuis les matines jusqu'à la conférence du soir. Un peu de pain, un verre d'eau fraîche, voilà toute sa nourriture. Il matait sa chair pour la soumettre à l'esprit, durement, sans pitié pour frère l'âne (expression par laquelle saint François désignait le corps). " Ses lèvres bleuies et ses joues creusées par le jeûne témoignaient de la rigueur de la lutte. Ses genoux fléchissaient sous le poids du corps, et souvent, au dire d'un témoin oculaire, il lui fallait le bras d'un Frère pour ne pas tomber en chemin. "

Il passa près d'une année dans cette Thébaïde, au milieu d'effrayantes austérités dont les anges seuls furent témoins. Année féconde ! Car aux rigueurs de la pénitence se mêlaient les vues profondes et les délices de la contemplation. Son esprit se nourrissait de la moelle des saintes Ecritures, son âme s'enivrait de la sanglante vision du Calvaire, et son cœur s'éprenait chaque jour davantage de l'idée du sacrifice et du dévouement.

C'est sur les cimes inaccessibles, parmi les neiges éternelles, que s'élaborent en silence les torrents destinés à fertiliser les vallées. La solitude des montagnes, où se forment les fleuves, est aussi la source des vocations providentielles. Elle les inspire, trempe les caractères et prélude à l'action ; comme l'a dit un philosophe, " elle est la patrie des forts ". C'est d'une grotte qu'est sorti saint François d'Assise, le sauveur du xiiie siècle, et, avant lui, les saint Bernard, les saint Norbert, les saint Benoît. C'est également du creux d'un rocher que sortira le puissant thaumaturge qui remuera les nations de l'Occident. L'eau des glaciers ne cherche qu'une fissure pour déborder et inonder les flancs de la montagne ; le contemplatif de Monte-Paolo n'attend qu'un signe de la Providence pour épancher son âme et verser sur le monde des torrents de lumière et d'amour. Le moment est venu; le signe va être donné, dans une scène mémorable qui décidera de l'avenir du Bienheureux.

Ecoutons le naïf récit de son premier biographe.

Les cérémonies de l'ordination avaient attiré à Forli plusieurs religieux, tant Frères-Mineurs que Frères-Prêcheurs, appelés à recevoir les ordres sacrés et réunis ensemble. Le contemplatif de Monte-Paolo se trouvait parmi eux. Lorsque vint le moment de prononcer l'allocution habituelle sur la sublimité des fonctions sacerdotales, le Supérieur des Franciscains offrit gracieusement cet honneur aux fils de saint Dominique; et sur leur refus de parler ainsi à l'improviste dans une circonstance aussi solennelle, il se tourna vers Antoine et lui enjoignit d'adresser aux jeunes lévites une pieuse exhortation, sans effort, sans recherche, au gré de l'inspiration divine. Il avait eu l'occasion de l'entendre s'exprimer en latin, et c'était le motif de sa confiance ; mais ni lui ni les autres Frères ne soupçonnaient le savant et le mystique profond. Ils ne connaissaient que le religieux mortifié, plus apte à laver la vaisselle qu'à exposer les mystères des pages inspirées. Les assistants joignirent leurs instances à celles du Supérieur, et le Bienheureux céda, s'abandonnant aux mouvements de l'Esprit-Saint. Sa parole, d'abord timide, devint bientôt rapide et prit peu à peu tout son essor, claire, limpide, d'une richesse doctrinale qui captivait l'auditoire, d'une éloquence qui trahissait une âme de feu. Les yeux fixés sur l'orateur, les Dominicains et les Franciscains écoutaient, surpris, hors d'eux-mêmes, ne sachant ce qu'il fallait le plus admirer, ou de la beauté de son génie ou de la profondeur de son humilité.

" Surprise, stupéfaction, enthousiasme, tous les sentiments se mêlaient dans l'âme des auditeurs, ajoute de son côté l'hagiographe limousin. Jamais homme n'a parlé comme celui-ci, jamais nous n'avons entendu plus beau discours, se disaient-ils les uns aux autres, en échangeant leurs réflexions. "

Ravi et fier d'un succès qui en présageait tant d'autres, Gratien, le Provincial de Bologne, se hâta d'en informer le Ministre général, saint François d'Assise, dont l'esprit clairvoyant et l'humeur primesautière se manifestent une fois de plus dans sa réponse. Sous le coup de l'allégresse causée par la lecture de l'incident de Forli, le fondateur, au rapport de Thomas de Célano, voulut que sa lettre fût précédée de la suscription suivante : " Au Frère Antoine, mon évêque. " Mon évêque ! C'est-à-dire, dans sa pensée, un docteur capable de guider ses frères, un dispensateur de la science et de la vie, un flambeau destiné à éclairer la maison de Dieu.

Ne convenait-il pas de placer immédiatement cette lumière sur le chandelier ? C'est ce que fit saint François, avec la promptitude et la clarté des esprits intuitifs. Dans sa lettre, aujourd'hui perdue, mais dont la chronique de Jean Rigaud nous donne le sens, il ne se contentait pas de conférer au contemplatif de Monte-Paolo les patentes de prédicateur ; " il lui enjoignait de sortir de la quiétude de sa retraite et de ceindre le glaive de la parole divine. "

Les saint ont leurs attaches et leurs préférences ; mais ils savent sacrifier leurs goûts personnels, pour se conformer à la volonté de Dieu, manifestée par l'organe de leurs Supérieurs. C'est l'édifiant spectacle que nous offre le contemplatif de Monte-Paolo. Il quitta sans hésitation, comme sans délai, la grotte et les forêts ombreuses qui l'avaient abrité, pour s'employer aux travaux des missions populaires organisées par le Patriarche séraphique. Il entrait ainsi de plain-pied dans sa voie, avec les ressources d'un génie d'une intarissable fécondité. N'est-ce pas le moment, avant qu'il paraisse en public, d'essayer de saisir, dans les chroniques médiévales, les traits caractéristiques de sa physionomie ?

Orateur, il l'est par nature; apôtre, par vocation; un apôtre hors ligne. Grande figure et belle figure; nature à part, d'une douceur angélique, d'une jeunesse qui semble impérissable. Il est dans la maturité du talent et admirablement doué pour les luttes de la parole. Il a les qualités qui distinguent l'orateur sacré : la grâce qui attire, le feu qui entraîne, la puissance qui subjugue, la connaissance du cœur humain et la science des saintes Ecritures. " Le timbre de sa voix est clair et sonore, remarque une légende qui a pour le moins ici la valeur d'une tradition. Tous l'entendent, tous le comprennent sans effort; et quoiqu'étranger à l'Italie par son origine et son éducation, il en parle la langue avec autant de correction, avec autant d'élégance, que s'il n'avait jamais mis le pied hors de la péninsule. " Par-dessus tout, un grand souffle l'anime, le souffle divin qui transportait les prophètes. Il est un de ces voyants d'Israël, un de ces hommes apostoliques dont l'Église aime à se servir, quand elle veut remuer l'humanité, parce qu'ils sont tout remplis du sentiment de leur mission et qu'ils déploient une indomptable énergie dans l'accomplissement de leurs devoirs.

Voix de Dieu, voix puissante, il paraît à son heure sur la brèche. Saint Dominique vient de descendre dans la tombe; saint François, épuisé, languissant, ne parlera plus au peuple que par l'aspect de son visage transfiguré et par le spectacle des sacrés stigmates imprimés sur sa chair. Le jeune orateur est destiné à continuer et à compléter les travaux des deux Patriarches. Sur l'initiative du Poverello, avec des mérites divers, mais avec un égal courage, il dépensera tout ce qu'il a de talent et de forces au service de la cause commune qui les a ralliés: cause plus grande qu'eux, sublime, passionnante, toujours délaissée, toujours victorieuse, la cause de Dieu !

De quel côté portera-t-il d'abord ses efforts ? Interrogeons les documents contemporains ; et si la chronologie, dont ils ne s'occupent pas, demeure là, comme ailleurs, flottante et obscure, nous saurons du moins que les faits allégués sont d'une indiscutable authenticité.
La Romagne eut les prémices de l'apostolat d'Antoine, et ce fut à l'égard des Cathares ou Patarins, que s'exerça tout d'abord son zèle. Voilà du moins ce qu'insinuant les légendes primitives.

Les Cathares ou néomanichéens infectaient alors toute la péninsule, des plaines de la Lombardie aux montagnes de la Calabre. Gens ergoteurs, rusés, fanatiques, ils séduisaient les simples par leurs dehors austères, se glissaient partout ; et en dépit des peines édictées contre eux par les empereurs d'Allemagne, le parti Gibelin, alors maître du pouvoir dans les Romagnes, avait pour eux des ménagements. Milan et Rimini étaient leurs principaux centres de propagande.

Les prédicateurs, faute d'autorité morale ou d'habileté dans le choix de leurs arguments, avaient en vain jusque-là tenté d'enrayer les progrès du mal. Le disciple de saint François fut plus heureux. Ayant l'intuition que Rimini était le foyer du mal, il alla droit à cette ville, comme le conquérant marche à la forteresse qui doit lui livrer le pays. Plein de compassion pour ces pauvres égarés, il assembla tous les habitants, leur dénonça sans crainte les ignominies des doctrines manichéennes et réussit à déchirer le bandeau fatal qui leur couvrait les yeux. " Bon nombre d'entre eux rétractèrent publiquement leurs erreurs, et entr'autres un des chefs de la secte, nommé Bonvillo , enlacé depuis une trentaine d'années dans les liens de l'hérésie. Il répara par un repentir sincère ses longues années de défection, et vécut désormais en fils soumis de l'Église. "

En dehors de Rimini, les biographies antiques que nous venons d'analyser ne désignent aucune autre localité. Elles se contentent d'accompagner leur récit d'une appréciation plutôt vague et sommaire des résultats de cette première excursion. " Par l'intrépidité de son caractère, affirme l'une, Antoine mérita d'être appelé un homme apostolique. — Les patentes de prédicateur, ajoute l'autre, n'étaient pas pour lui un vain titre. C'était le messager de la bonne nouvelle, parcourant sans relâche les cités et les bourgades; c'était le semeur creusant chaque jour son sillon et répandant à pleines mains, en tous lieux, le bon grain de la vérité ; c'était le héraut de l'Évangile, rempli de sagesse et d'intelligence et parlant avec autorité dans l'assemblée des fidèles. " Au retour de Rimini, le zélé missionnaire fut appelé à d'autres fonctions, non moins importantes, exigeant, dans tous les cas, des aptitudes toutes spéciales : les fonctions de lecteur ou professeur de théologie. C'est ce que nous apprennent plusieurs écrivains médiévaux que nous pouvons considérer ici comme les interprètes des traditions franciscaines. " Le premier d'entre ses frères, lisons-nous dans la Legenda altéra , il exerça l'office de docteur scholastique; — à Bologne ", dit positivement Paulin de Pouzzoles. Docteur scholastique : cette expression signifie, dans la pensée de l'auteur, que le fils de don Martin, sans être muni de diplômes académiques, possédait vraiment la science des docteurs des Universités.

Dans le choix du lecteur se manifeste la clairvoyance du Patriarche séraphique, et dans l'érection de l'école, son esprit d'initiative. On lui impute à tort d'irréductibles préventions contre la science. Il avait conscience des besoins de son époque et comprenait la nécessité des études pour la formation intellectuelle des jeunes clercs de sa congrégation ; mais il avait son programme à lui, un programme lumineux qui peut se résumer en deux mots : Science et sainteté ! Deux sœurs inséparables ; mais la sainteté au premier rang. Volontiers il eût souscrit à cette parole de l'Imitation : " Quand vous sauriez par cœur toute la Bible et toutes les sentences des philosophes, à quoi cela vous servirait-il sans la grâce et la charité ? " Il voulait donner à l'Ordre des religieux exemplaires, et à l'Évangile des propagateurs instruits, capables de réfuter les allégations mensongères des novateurs. Sa pensée se reflète tout entière dans l'épître adressée à cette occasion au protégé du Frère Gratien et dont voici la teneur, d'après les documents les plus anciens.

" Au Frère Antoine, mon évêque, Frère François : salut. Il me plaît que tu enseignes la sainte théologie à nos Frères, pourvu que les études de ce genre n'éteignent pas l'esprit d'oraison et de piété, selon qu'il est prescrit dans la Règle : adieu. "
Précédemment, le fondateur avait écarté, dépouillé de toute prélature et, selon Wadding, il avait maudit sans pitié Pierre de Stacchia, Provincial de Bologne, pour le punir d'avoir, malgré sa défense, ouvert une école à Bologne. Pierre de Stacchia était un intrus, un indigne, un révolté ! En revanche, il confia volontiers la direction de la même école au fils de don Martin, parce qu'il avait découvert en lui les deux qualités requises : le savoir uni à l'humilité.

Antoine remplit donc l'office de lecteur, non à l'Université bolonaise, qui n'eut pas de faculté de théologie avant 1360 , mais sur un théâtre plus modeste, avec plus de fruit que d'éclat, auprès de ses jeunes frères en religion, dans l'intérieur du couvent franciscain. Abandonna-t-il totalement, pendant ce temps-là, le ministère de la prédication ? Rien ne le fait présumer.

Des leçons du docte professeur, il ne nous reste rien, sinon qu'elles marquent dans l'histoire de l'Ordre séraphique une évolution dont le Réformateur ombrien et son disciple préféré partagent le mérite. D'après la Légende anonyme dont nous venons d'invoquer le témoignage, Antoine avait étudié à fond les œuvres répandues sous le nom de saint Denys l'Aréopagite. " C'était, affirme-t-elle, un maître consommé dans la connaissance de la théologie mystique. — Il avait les lumières des Chérubins ", ajoutent les contemporains du Bienheureux, qui nous le représentent planant d'un vol d'aigle sur les hauteurs de la spéculation.

A ces détails dont l'authenticité nous paraît suffisamment établie, se mêlent certaines suppositions plus ou moins hasardées dont il nous faut dire un mot. Voici les principales.
Saint Antoine aurait été, pendant cinq ans, le disciple de Thomas Gallo, abbé de Saint-André de Verceil et savant commentateur de saint Denys l'Aréopagite : supposition dont on ne trouve pas trace dans les documents primitifs et qui ne cadre pas, du reste, avec la chronologie antonienne. En réalité, si Thomas Gallo a entretenu des relations familières avec notre Bienheureux, ainsi que le rapportent compilateurs et annalistes, elles n'ont été ni de longue durée ni de maître à disciple.

De plus, le thaumaturge aurait prêché un carême à Verceil et y aurait même ressuscité un mort : deux faits d'une certitude très problématique. Enfin, durant son séjour à Verceil, il aurait lié connaissance avec Jean Gersen, abbé de Saint-Etienne, un des auteurs présumés de l'Imitation ; et, par suite, il aurait eu sa part dans la paternité du plus beau livre qui soit sorti d'une plume simplement humaine, Cette nouvelle assertion ne repose sur rien de sérieux; et nous pouvons même répondre avec M. l'abbé Lepître, " que les Œuvres attribuées à saint Antoine ne ressemblent à l'Imitation ni par les idées, ni par le style. "

Combien de temps " le lecteur de théologie " demeura-t-il ainsi à Bologne ? Deux ans au plus, pensons-nous. Ce n'est qu'une présomption, puisque les légendes primitives ne parlent pas de la durée de son séjour, mais une présomption fondée sur la multiplicité des futurs travaux du thaumaturge et la rapidité de sa course. La question, du reste, est d'ordre tout à fait secondaire ; ce qu'il faut par-dessus tout considérer ici, c'est l'importance des résultats acquis : un foyer de science théologique créé, un vigoureux essor donné aux jeunes intelligences, une génération d'apôtres formée selon l'idéal du Patriarche séraphique. Ce dernier pouvait être fier de l'ouvrier de son choix.

Cependant, pour notre Saint, le lectorat n'est encore qu'un prélude, un pas en avant vers sa vocation définitive : l'apostolat. C'est par le ministère de la parole qu'il a subjugué ses contemporains; c'est par là qu'il ne cesse de s'imposer à l'attention de ceux qui s'occupent de l'histoire du XIIIe siècle. Aussi le suivrons-nous avec un intérêt croissant dans cette nouvelle période de sa vie franciscaine, et d'abord sur le champ d'action que le génie du Patriarche séraphique va assigner à ses labeurs : la France malheureuse, en proie aux surexcitations d'un conflit religieux et d'une guerre fratricide !