

EXPLICATION
DU SERMON SUR LA MONTAGNE
Traduction de M. l'abbé DEVOILLE.
1. En étudiant avec piété et avec
prudence le sermon que Notre-Seigneur Jésus-Christ a prononcé sur la montagne,
tel que nous le lisons dans l'évangile selon saint Matthieu, on y trouvera, je
pense, tout ce qui regarde les bonnes moeurs, un parfait modèle de la vie
chrétienne. Je ne m'aventure point en disant cela, mais je me fonde sur les
paroles mêmes du Seigneur. En effet, en concluant ce discours, le Sauveur laisse
entendre qu'il y a renfermé tous les préceptes propres à former notre vie,
puisqu'il dit : «Donc, quiconque entend ces paroles que je publie et les
accomplit, je le comparerai à un homme sage qui a bâti sa maison sur la pierre;
la pluie est descendue, les fleuves se sont débordés, les vents ont soufflé et
sont venus fondre sur cette maison ; et elle n'a pas été renversée, parce
qu'elle était fondée sur la pierre. Mais quiconque entend ces paroles que je dis
et ne les accomplit pas, je le comparerai à un homme insensé qui a bâti sa
maison sur le sable; et la pluie est descendue, les fleuves se sont débordés,
les vents ont soufflé, et sont venus fondre sur cette maison ; et elle s'est
écroulée, et sa ruine a été grande. » En disant, non pas simplement : « Celui
qui entend mes paroles, » mais: «celui qui entende ces paroles que je dis, » le
Seigneur a assez indiqué, ce me semble, que les paroles qu'il a prononcées sur
la montagne peuvent imprimer à la conduite de ceux qui veulent les mettre en
pratique une perfection telle qu'on pourra justement les comparer à un homme qui
bâtit sur la pierre. Je dis ceci pour montrer que ce discours renferme toutes
les règles de la perfection chrétienne; car nous reviendrons plus en détails sur
ce chapitre.
2. Voici donc le préliminaire de ce
sermon : « Or Jésus, voyant une grande foule, monta sur la montagne, et
lorsqu'il se fut assis, ses disciples s'approchèrent de lui, et ouvrant sa
bouche, il les instruisait, disant. » Si on demande ce que signifie la montagne,
il est raisonnable de penser qu'elle désigne l'importance plus grande des
préceptes de la justice, comparativement à ceux de la loi judaïque qui leur sont
inférieurs. Cependant c'est le même Dieu qui, par ses saints prophètes et ses
serviteurs, selon l'exacte convenance du temps, adonné des commandements de
moindre valeur à un peuple qu'il fallait encore enchaîner par la crainte ; et
d'autres, plus précieux, par son Fils, à un peuple qu'il convenait d'affranchir
par la charité. Mais les uns et les autres, selon leurs proportions, ont été
donnés par celui qui seul sait appliquer à propos le remède convenable aux maux
du genre humain. Et il n'y a rien d'étonnant à ce que le même Dieu qui a fait le
ciel et la terre, ait donné des préceptes plus grands en vue du royaume du ciel,
et d'autres moins grands en vue du royaume de la terre. Or c'est de cette
justice plus grande qu'il est dit dans le roi-prophète : « Votre justice est
élevée comme les montagnes de Dieu (Ps. XXXV, 7.). » Et voilà précisément ce que
signifie la montagne sur laquelle enseigne le maître unique, le seul propre à
enseigner de si grandes choses. Et il s'assoit pour enseigner, comme il convient
à la dignité d'un maître; et ses disciples s'approchent de lui, afin d'être plus
près, de corps, pour entendre ses paroles, comme ils se rapprochaient déjà par
l'esprit pour les accomplir. « Et, ouvrant sa bouche, il les instruisait,
disant. » Cette circonlocution: « Et ouvrant sa bouche, » a peut-être pour but,
en retardant un peu le commencement du discours, d'indiquer qu'il sera plus
long; à moins qu'on n'y voie une allusion à ce qui se lit souvent dans
l'ancienne loi, que Dieu ouvrait la bouche des prophètes, tandis que lui-même
ici ouvre la sienne.
3. Que dit donc le Sauveur?
Bienheureux les pauvres d'esprit, parce qu'à eux appartient le royaume des
cieux. » Nous lisons, à propos de l'ambition des choses temporelles : « Tout est
vanité et présomption d'esprit (Eccl. I, 44 selon les Septante). » Or
présomption d'esprit veut dire audace et orgueil; on dit en effet vulgairement
des orgueilleux qu'ils ont l'esprit haut, magnus spiritus, et avec
raison, puisque le mot spiritus veut dire aussi vent; comme nous lisons
dans un psaume : « le feu, la grêle, la neige, la glace, l'esprit de la tempête
(Ps. CXLVIII, 3). » Et qui ignore qu’on donne aussi aux orgueilleux le nom
d'enflés, comme qui dirait bouffis par le vent? A quoi revient encore le mot de
l'Apôtre : « La science enfle, mais la charité édifie » (I Co. VIII, 1). C'est
pourquoi on a raison d'entendre ici par pauvres d'esprit les hommes
humbles et craignant Dieu, c'est-à-dire qui n'ont point l'esprit qui enfle. Or
la béatitude ne pouvait absolument avoir un autre principe, puisqu'elle doit
arriver à la souveraine sagesse, et que « la crainte du Seigneur est le
commencement de la sagesse » (Eccli I, 16); tandis qu'au contraire, « l'orgueil
est donné comme le commencement de tout péché (Ib. X, 15). » Que les orgueilleux
ambitionnent donc et aiment les royaumes de la terre; mais « heureux les pauvres
d'esprit, parce qu'à eux appartient le royaume des cieux. »
4. « Bienheureux ceux qui sont doux, parce qu'ils
posséderont la terre en héritage. » Cette terre, je pense, est celle dont parle
le Psalmiste Vous êtes mon espérance, mon partage sur la terre des vivants (Ps.
CXLI, 6). » Le Seigneur entend ici un héritage solide, ferme, perpétuel, où
l'âme trouve par ses lieuses affections le lieu de son repos, comme le corps le
trouve dans la terre; y puise son aliment, comme le corps l'emprunte à la terre;
et c'est le repos et la vie des saints. Or, les hommes doux sont ceux qui cèdent
aux injustices, n'opposent point de résistance au mal, mais en triomphent par le
bien (Rm. XII, 21). Donc que ceux qui sont privés de cette vertu se querellent,
qu'ils se disputent lesbiens terrestres et passagers ; mais « bienheureux ceux
qui sont doux, parce qu'ils posséderont la terre en héritage, » et cet héritage,
personne ne les en dépouillera.
5. « Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu'ils
seront consolés. » Le deuil est la tristesse causée par la perte des choses que
l'on aime. Or ceux qui se convertissent à Dieu, perdent par là même tout ce
qu'ils aimaient dans le monde; car leur jouissance n'est plus où elle était
autrefois, et jusqu'à ce que les biens éternels soient l'objet de leur
affection, ils éprouvent une certaine tristesse. Ils seront donc consolés parle
Saint-Esprit; appelé pour cela Paraclet, c’est-à-dire Consolateur ; en sorte
qu'en perdant les joies du temps ils goûtent celles de l'éternité.
6. « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la
justice, parce qu'ils seront rassasiés. » Le Sauveur désigne ici ceux qui sont
épris du bien vrai et immuable. Ils seront donc rassasiés de cette nourriture
dont le Seigneur a dit : « Ma nourriture est de faire la volonté de mon Père, »
en quoi consiste proprement la justice, et de cette eau dont le même Sauveur a
dit: « Pour quiconque en boira, elle deviendra en lui une fontaine d'eau
jaillissante jusque dans la vie éternelle (Jn, IV, 34-14). »
7. « Bienheureux les miséricordieux, parce qu'ils
obtiendront miséricorde. » Il appelle bienheureux ceux qui viennent au secours
des malheureux, parce qu'en retour ils seront eux-mêmes délivrés du malheur.
8. « Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, parce
qu'ils verront Dieu. » Qu'ils sont donc insensés ceux qui cherchent Dieu des
yeux du corps, quand on le voit des yeux du coeur, ainsi qu'il est écrit : «
Cherchez-le dans la simplicité de votre coeur (Sg. I, 1) ! » Car un coeur pur
n'est autre chose qu'un cœur simple; et de même que la lumière ne peut être
perçue que par des yeux purs, ainsi Dieu ne peut être vu si ce qui peut le voir
n'est pur lui-même.
9. « Bienheureux les pacifiques; parce qu'ils
seront appelés enfants de Dieu. » La perfection est dans la paix, qui exclut
tout combat; c'est pourquoi les pacifiques sont appelés enfants de Dieu, parce
qu'en eux rien ne résiste à Dieu, et que les enfants doivent ressembler à leur
Père. Or ceux-là sont pacifiques en eux-mêmes qui maîtrisent tous les mouvements
de leur âme et les soumettent à la raison, c'est-à-dire à l'intelligence et à
l'esprit, qui domptent tous les appétits de la chair, et deviennent le royaume
de Dieu là où tout est réglé de telle sorte que la partie principale et la plus
excellente de l'homme commande, sans éprouver de résistance, aux autres parties
qui nous sont communes avec les animaux, tandis qu'elle-même, c'est-à-dire
l'intelligence et la raison, reste soumise à une autorité plus grande, qui est
le Fils unique de Dieu, la Vérité même. Car, on ne peut commander à des
puissances inférieures, si l'on ne se soumet à une puissance supérieure. Et
voilà la paix réservée sur la terre aux hommes de bonne volonté (Lc, II,14);
voilà la vie d'un homme parfait et consommé en sagesse. De ce royaume, où la
paix et l'ordre sont dans leur plénitude, est exclu le. prince de ce siècle qui
domine les coeurs pervers et rebelles à l'ordre. Cette paix intérieure une fois
établie et consolidée, quelles que soient les tempêtes excitées par celui qui a
été jeté dehors, elles ne font qu'augmenter la gloire qui est selon Dieu; rien
ne s'ébranle dans l'édifice; et l'impuissance des machines dressées contre lui
fait voir avec quelle solidité il est construit à l'intérieur. Voilà pourquoi on
lit ensuite : « Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice,
parce qu'à eux appartient le royaume des cieux. »
10. Voilà quelles sont les huit béatitudes ; car
ensuite le Sauveur s'adresse en particulier à ceux qui étaient là, en disant : «
Vous serez heureux lorsque les hommes vous maudiront et vous persécuteront, »
tandis que plus haut il s'adressait à tout le monde. En effet, il n'a pas dit :
« Bienheureux les pauvres d'esprit, » parce qu'à, vous appartient le royaume des
cieux, mais : « parce qu'à eux appartient le royaume des cieux ; » il n'à pas
dit : « Bienheureux ceux qui sont doux, » parce que vous posséderez la terre,
mais: « parce qu'ils posséderont la terre. » Et ainsi du reste, jusqu'a la
huitième sentence : « Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la
justice, « parce qu'à eux appartient le royaume des cieux. » Mais désormais il
parle à ceux qui étaient présents, bien que ce qu'il a dit plus haut s'adressât
aussi à eux, et que tout ce qu'il paraît leur dire spécialement convienne
également à ceux qui étaient absents ou devaient naître dans la suite. C'est
pourquoi il faut porter une sérieuse attention à ce nombre de huit. La première
béatitude est celle qui provient de l'humilité : « Bienheureux les pauvres
d'esprit,» c'est-à-dire ceux qui ne sont point enflés, dont l'âme se soumet à
l'autorité divine, et craint d'être livrée au supplice après la mort, bien
qu'elle puisse peut-être s'estimer heureuse en cette vie. De là elle arrive à la
connaissance des saintes Ecritures, où elle doit se montrer douce par esprit de
piété, pour ne pas s'exposer à blâmer ce que des ignorants traitent d'absurde et
devenir indocile par d'opiniâtres discussions. Dès lors elle commence à
comprendre par quels noeuds elle est enchaînée à ce siècle au moyen de
l'habitude et du péché; par conséquent, dans ce troisième degré, qui est celui
de la science, elle pleure la perte du souverain bien, en se voyant retenue à
l'autre extrémité. Le quatrième degré est celui du travail, des violents efforts
que l'âme fait pour s'arracher au plaisir empoisonné qui la captive. Là on a
faim et soit de la justice, et le courage est grandement nécessaire, parce qu'on
ne quitté pas sans douleur ce qu'on possède avec joie. Dans le cinquième degré,
on donne à ceux qui ont persévéré dans le travail un conseil pour s'en délivrer;
car, sans le secours d'une puissance supérieure, personne n'est capable de se
débarrasser de misères si grandes et si compliquées ; et ce conseil si juste,
c'est de venir en aide à la faiblesse d'un inférieur, si l'on veut recevoir du
secours d'un supérieur ; par conséquent : « Bienheureux les miséricordieux,
parce qu'ils obtiendront miséricorde. » Le sixième degré consiste dans la pureté
du coeur qui, forte de la conscience des bonnes oeuvres, est capable de
contempler le souverain bien, qui n'est viable que pour l'intellect serein et
pur. Le septième est la sagesse même, c'est-à-dire la contemplation de la
vérité, qui pacifie l'homme tout entier, et le rend semblable à Dieu; d'où cette
conclusion: « Bienheureux les pacifiques, parce qu'ils seront appelés enfants de
Dieu. » La huitième béatitude rentre, pour ainsi dire, dans la première ; aussi
dans l'une et l'autre nomme-t-on le royaume des cieux.
Bienheureux les pauvres d'esprit parce qu'à eux
appartient le royaume des cieux ; » puis Bienheureux ceux qui souffrent
persécution pour la justice, parce qu'à eux appartient le royaume des cieux ».
C'est déjà dire : (260) « Qui nous séparera de l'amour du Christ ? » Est-ce la
tribulation ? est-ce l'angoisse? est-ce la persécution ? est-ce la faim ? est-ce
la nudité ? est-ce le péril ? est-ce le glaive (Rm. VIII, 35) ? » Il y a donc
sept degrés dans le travail de la perfection ; car le huitième résume tout dans
la gloire, fait voir ce qui est parfait et revient au premier, afin de parfaire
les autres degrés par le premier et le dernier.
11. Il me semble que les sept opérations du
Saint-Esprit, dont parle Isaïe (Is. XI, 2,3), correspondent à ces degrés et à
ces sentences du Sauveur. Mais l'ordre n'est pas le même: car là, on commence
parce qu'il y a de supérieur, et ici parce qu'il y a d'inférieur. En effet la
prophétie nomme en premier lieu la sagesse et en dernier lieu la crainte de Dieu
: mais « la crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse. » Si donc
nous suivons l'ordre en montant, le premier degré est la crainte de Dieu, le
second la piété, le troisième la science, le quatrième la force, le cinquième le
conseil, le sixième l'entendement, le septième la sagesse. La crainte de Dieu
convient aux humbles, dont on dit: « Bienheureux les pauvres d'esprit, »
c'est-à-dire ceux qui ne sont point enflés, point orgueilleux, et à qui l'Apôtre
dit: « Ne cherchez point à vous élever, mais craignez (Rm. XI, 20),
»c'est-à-dire n'aspirez point à monter. La piété convient à ceux qui sont doux;
car celui qui cherche pieusement, honore la sainte Ecriture, ne critique point
ce qu'il ne comprend pas encore, et par là même ne résiste pas : ce qui
constitue proprement la douceur ; aussi dit-on : « Bienheureux ceux qui sont
doux. » La science est le propre de ceux qui pleurent, qui ont appris par les
saintes Ecritures à connaître dans quels maux ils sont impliqués, maux qu'ils
convoitaient dans leur ignorance comme choses bonnes et utiles, et c'est d'eux
que l'on dit: « Bienheureux ceux qui pleurent. » La force est le partage de ceux
qui ont faim et soif ; ils travaillent en effet dans le but d'obtenir la
jouissance du vrai bien et de détacher leur coeur des choses terrestres et
matérielles ; et l'on dit d'eux : « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la
justice. » Le conseil convient aux miséricordieux, car le seul remède, le seul
moyen d'échapper à tant de maux, c'est de pardonner comme nous voulons que l'on
nous pardonne, c'est d'aider les autres de tout notre pouvoir, comme nous
voudrions nous-mêmes être aidés; de ceux là on dit : «Bienheureux les
miséricordieux. » L'entendement appartient à ceux qui ont le cœur pur, parce que
leur regard purifié peut voir ce que l'œil du corps n'a point vu, ce que
l'oreille n'a point entendu, ce qui n'est point monté dans le cœur de l'homme
(Is. LXIV, 4 ; Co. II, 9) ; et il est dit d'eux,: « Bienheureux ceux qui ont le
cœur, pur. » La sagesse est le partage des pacifiques chez qui tout est réglé,
en qui rien ne se révolte contre la raison, mais où tout est soumis à l'esprit
de l'homme qui lui-même obéit à Dieu (Rét. l.1, ch. XIX, n. 1) ; c'est d'eux que
l'on dit : « Bienheureux les pacifiques ».
12. Mais le ciel, l'unique récompense de tous,
prend des noms divers selon la différence des degrés. Tout d'abord on l'a nommé,
parce qu'il est la sagesse souveraine et parfaite de l'âme raisonnable. On a
donc dit: « Bienheureux les pauvres d'esprit, parce qu'à eux appartient le
royaume des cieux ». C'est comme si l'on disait : « la crainte du Seigneur est
le commencement de la sagesse ». L'héritage est promis à ceux qui sont doux ;
c'est le testament paternel cri faveur de ceux qui cherchent avec piété : «
Bienheureux ceux qui sont doux, parce qu'ils posséderont la terre en héritage. »
La consolation est pour ceux qui pleurent, parce qu'ils savent ce qu'ils ont
perdu et dans quels maux ils sont plongés
Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu'ils seront
consolés. » Le rassasiement est réservé à ceux qui ont faim et soif, comme une
réfection nécessaire à ceux qui travaillent et combattent courageusement pour
leur salut: « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu'ils
seront rassasiés. » La miséricorde est pour les miséricordieux, qui mettent en
pratique le vrai, le meilleur conseil, afin de recevoir d'un plus puissant ce
qu'ils accordent eux-mêmes à de plus faibles : « Bienheureux les miséricordieux
parce qu'ils obtiendront miséricorde. » A ceux qui ont le cœur pur, la faculté
de voir Dieu, parce que leur regard purifié peut contempler les choses
éternelles : «Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, « parce qu'ils verront Dieu.
» Aux pacifiques la ressemblance avec Dieu, parce qu'ils possèdent la sagesse
parfaite et qu'ils sont formés à l'image de Dieu par la régénération de l'homme
nouveau : « Bienheureux les pacifiques, parce qu'ils, seront appelés enfants de
Dieu. » Et tout cela peut s'accomplir en cette vie, comme nous croyons que cela
a eu lieu dans les apôtres (Ret.l. I, ch. XIX. n. 1). Car il n'est pas possible
de décrire par des paroles cette transformation en la forme angélique qui nous
est promise pour l'autre vie. «Bienheureux donc ceux qui souffrent persécution
pour la justice, parce qu'à eux appartient le royaume des cieux. » Cette
huitième sentence, qui revient à la première et montre l'homme parfait, est
peut-être figurée et par la circoncision de l'ancienne loi, qui se faisait le
huitième jour; et parla résurrection du Seigneur, qui a eu lieu après le sabbat,
c’est-à-dire le huitième jour, qui est en même temps le premier ; et par la
célébration des deux octaves, que nous solennisons dans la régénération du
nouvel homme, et parle nombre même du jour de la Pentecôte. En effet sept
multiplié par sept donne quarante-neuf, à quoi on ajoute un huitième jour, pour
compléter cinquante et revenir en quelque sorte au point de départ ; et c'est en
ce jour qu'a été envoyé le Saint-Esprit, par quinoas sommes conduits au royaume
des cieux, de qui nous recevons l'héritage, qui nous console, nous nourrit, nous
fait miséricorde, nous purifie, et nous pacifie ; en sorte que, devenus
parfaits, nous supportons pour la vérité et la justice les persécutions qui
viennent du dehors.
13. « Vous serez bienheureux
lorsque les hommes vous maudiront et vous persécuteront et diront faussement
toute sorte de mal de vous à cause de moi. Réjouissez-vous et tressaillez de
joie, parce que votre récompense est grande dans les cieux. » Que quiconque
cherche dans la profession du christianisme les joies de ce monde et la
possession des biens temporels sache que notre bonheur est au dedans; ainsi que
le prophète l'a prédit de l'âme fidèle, fille de l'Eglise : « Toute la beauté de
cette fille du Roi est intérieure (Ps. XLIV,14) ; » car au dehors on ne nous
promet que malédictions, persécutions et calomnies. Cependant, tout cela aura
dans le ciel une grande récompense, que goûtent déjà intérieurement ceux qui
sont patients, ceux qui peuvent dire : « Nous nous glorifions dans les
tribulations, sachant que la tribulation produit la patience; la patience, la
pureté; « et la pureté, l'espérance. Or l'espérance ne confond point, parce que
la charité de Dieu est répandue en nos coeurs par l'Esprit-Saint qui nous a été
donné (Rm. V, 3, 5). » En effet il ne suffit pas de souffrir ces tribulations
pour en recueillir le fruit ; mais il faut les supporter pour le nom du Christ,
non-seulement avec patience, mais avec joie. Car beaucoup d'hérétiques,
séduisant les âmes sous l'apparence du christianisme, endurent des épreuves de
cette sorte ; néanmoins ils n'ont aucune part à la récompense, parce qu'il n'est
pas dit seulement : « Bienheureux ceux qui souffrent persécution, » mais qu'on
ajoute : « pour la justice. » Or où la foi n'est pas saine, il ne peut y avoir
de justice, parce que la justice vit de foi (He. II, 4, Rom.
I, 17). Que les schismatiques ne se flattent point non plus d'obtenir
cette récompense ; parce que la justice ne peut pas être là où n'est pas la
charité; car l'amour du prochain n'opère pas le mal (Rm. XIII,10), et s'ils
l'avaient, Ils ne déchireraient point le corps du Christ, qui est l'Eglise (Col.
I, 24).
14. On peut demander quelle
différence il y a entre ces mots : « Lorsque les hommes vous maudiront, » et
ceux-ci : « Lorsqu'ils diront toute sorte de mal de vous, » puisque maudire
n'est pas autre chose que dire du mal. Mais autre chose est de lancer une
malédiction accompagnée d'injures, à la face d'une personne présente, comme
quand les Juifs disaient à notre Seigneur : « Ne disons-nous pas avec raison que
vous êtes un Samaritain et qu'un démon est en vous (Jn, VIII, 48) ? » autre
chose, de blesser la réputation d'un absent, ainsi que nous le lisons à l'égard
du même Sauveur : « Les uns disaient: c'est un prophète ; mais d'autres
disaient: non, car il séduit le peuple (Ib. VII, 12). » Poursuivre, c'est faire
violence ou tendre des embûches, comme l'ont fait celui qui a livré Jésus et
ceux qui l'ont crucifié. Et comme on n'a pas dit simplement : « Et diront toute
sorte de mal de vous, » mais qu'on a ajouté: « faussement, » on a aussi ajouté :
« à cause de moi, » en vue je pense, de ceux qui cherchent à se glorifier des
persécutions et de l'opprobre jeté sur leur nom, et prétendent appartenir au
Christ, parce qu'on dit beaucoup de mal d'eux, tandis qu'on n'exprime que la
vérité quand on parle de leur erreur et que si peut-être on y mêle quelques
faussetés (ce qui arrive ordinairement par suite de la légèreté humaine) tout au
moins ils ne souffrent pas cela à cause du Christ. Car celui-là n'est pas
disciple du Christ, qui ne porte pas le nom de chrétien selon la vraie foi et la
doctrine catholique.
15. « Réjouissez-vous et
tressaillez de joie, parce que votre récompense est grande dans les cieux. » Je
ne pense pas qu'on entende ici par cieux la partie supérieure de ce monde
visible notre récompense, qui doit être immuable et éternelle, ne peut se
trouver dans des choses sujettes au mouvement et au cours du temps. Mais par
cieux je crois qu'on désigne le firmament spirituel où habite la justice
éternelle et en comparaison duquel l'âme coupable est appelée terre,
selon ce qui fut dit à Adam pécheur : « Tu es terre et tu iras en terre ». C'est
de ces cieux que l'Apôtre a dit : « Parce que notre vie est dans les cieux ». Or
ceux qui jouissent des biens spirituels goûtent déjà cette récompense; mais elle
ne sera complète que quand ce corps mortel aura revêtu l'immortalité. « Car
c'est ainsi qu'ils ont persécuté les prophètes qui ont été avant vous. »
Maintenant le Christ fait consister en général la persécution dans les
malédictions et la diffamation, et c'est à propos qu'il donne un exemple, car
pour l'ordinaire ceux qui disent la vérité souffrent persécution, et cependant
cette persécution n'a point empêché les anciens prophètes d'annoncer la vérité.
16. C'est donc avec beaucoup de
raison que le Sauveur dit ensuite: « Vous êtes le sel de la terre : » montrant
par là qu'il faut regarder comme insensés ceux qui recherchant l'abondance des
biens temporels,ou craignant d'en être privés, perdent les biens éternels que
les hommes ne peuvent ni donner ni ôter. « Si donc le sel perd sa vertu, avec
quoi salera-t-on ? » C'est-à-dire si vous, par qui les peuples doivent en
quelque sorte être assaisonnés, vous perdez le royaume des cieux par crainte des
persécutions temporelles, où trouvera-t-on des hommes pour vous délivrer de
l'erreur, quand Dieu vous a choisis pour en guérir les autres? Le sel
affadi « n'est donc plus bon qu'à être jeté dehors et foulé aux pieds par les
hommes. » Or ce n'est point celui qui souffre persécution qu'on foule aux pieds,
mais celui à qui la crainte de la persécution ôte sa vertu. En effet, on ne peut
fouler aux pieds que ce qui est à terre; mais celui-là n'est point à terre qui,
bien qu'il souffre beaucoup ici-bas dans son corps, est cependant fixé au ciel
par le coeur.
17. « Vous êtes la lumière du
monde. » Comme il a dit plus haut : « Vous êtes le sel de la terre, » il dit
maintenant : « Vous êtes la lumière du monde. » Or parla terre dont il parle
plus haut, il ne faut pas entendre celle que nous foulons des pieds du corps,
mais les hommes qui l'habitent, et même les pécheurs; car c'est pour les
assaisonner et détruire leurs mauvaises humeurs que le Seigneur leur a envoyé le
sel apostolique. Et, par monde, il ne faut pas entendre ici, le ciel et la
terre, mais. les hommes qui sont dans le monde, qui aimant le monde et que les
apôtres ont mission d'éclairer. « Une ville ne peut être cachée. quand elle est
située sur une montagne, » c'est-à-dire quand elle est fondée sur une grande et
éclatante justice, justice désignée aussi par la montagne sur laquelle le
Seigneur fait entendre sa parole. « Et on n'allume point une lampe pour la
mettre sous le boisseau. » Comment interpréter ces paroles ? « Mettre sous le
boisseau, » signifie-t-il simplement cacher une lampe, comme qui dirait:
Personne n'allume une lampe pour la cacher? ou bien ce mot de boisseau
a-t-il une autre signification ? Mettre une lampe sous le boisseau signifie-t-il
préférer les avantages du corps à la prédication de la vérité, en sorte qu'on
cesse de l'enseigner de peur de subir quelque désagrément dans les choses
corporelles et passagères ? En tout cas ce mot de boisseau est bien
choisi : soit à cause de la mesure dans laquelle chacun recevra la récompense de
ce qu'il aura fait, selon ce témoignage de l'Apôtre : « Afin que, là, chacun
reçoive ce qui est dû à son corps (II Co. V, 10); » et suivant : cet autre texte
où l'idée de mesure personnelle, se retrouve encore : « Selon la mesure avec
laquelle vous aurez mesuré, mesure vous sera faite (Mt. VII, 2); » soit parce
que les biens passagers, qui concernent le corps, commencent et finissent dans
un nombre de jours déterminé, indiqué peut-être par le boisseau; tandis que les
biens éternels et spirituels ne sont point resserrés dans de telles limités (Rét.
l. V, ch. XIX, n. 8) : « Car ce n'est pas avec mesure que Dieu donne son esprit
(Jn, III, 34). » Donc quiconque obscurcit et voile la lumière de la bonne
doctrine sous les avantages temporels, met la lampe sous le boisseau. « Mais sur
le chandelier. » Ce qui a lieu quand on assujettit son corps au service de Dieu,
en sorte que la prédication de la vérité ait le dessus et l'esclavage du corps
le dessous; et que cependant ce même esclavage du corps fasse briller la
doctrine, laquelle s'insinue dans l'esprit des auditeurs par la voix, par la
langue, par les autres mouvements du corps qui contribuent aux bonnes oeuvres.
L'Apôtre met donc la lampe sur le chandelier, quand il dit : « Je ne combats pas
comme frappant l'air; mais je châtie mon corps et le réduis en servitude, de
peur qu'après avoir prêché aux autres, je ne sois moi-même réprouvé (I Co. IX,
26, 27). » Dans ce qui suit : « Afin qu'elle éclaire tous ceux qui sont dans la
maison, » il faut, je pense, entendre par maison, le lieu que les hommes
habitent, c'est-à-dire ce monde, dans le sens où il est dit plus haut: « Vous
êtes la lumière du monde; » à moins qu'on ne veuille y voir la figure de l'Eglise
: ce qui n'est point déraisonnable.
18. « Qu'ainsi
votre lumière luise devant les hommes, afin qu'ils voient vos bonnes oeuvres et
qu'ils glorifient votre Père qui est dans les cieux. » S'il eût seulement dit: «
Qu'ainsi votre lumière luise devant les hommes, afin qu'ils voient vos bonnes
oeuvres, » il eût semblé donner pour but les louanges des hommes, que
recherchent les hypocrites, et ceux qui ambitionnent les honneurs et poursuivent
la plus vaine des gloires. C'est contre ceux-là qu'il est écrit : « Si je
plaisais encore aux hommes, je ne serais point serviteur du Christ (Gal. I, 10)
; » et par le prophète : « Ceux qui plaisent aux hommes ont été confondus, parce
que Dieu les a réduits à rien; » et encore: « Dieu a brisé les os de ceux qui
plaisent aux hommes (Ps. LII, 6); » et par Paul : « Ne devenons pas avides d'une
vaine gloire (Gal. V, 26); » et par ce même Paul : « Or que chacun s'éprouve, et
alors il trouvera sa gloire en lui-même et non dans un autre (Ib . VI, 4). » Le
Sauveur ne s'est donc pas contenté de dire: « Afin qu'ils voient vos bonnes
oeuvres; » mais il a ajouté: « Et qu'ils glorifient votre Père qui est dans les
cieux; » afin que, tout en obtenant les suffrages de ses semblables par ses
bonnes oeuvres, l'homme cependant ne place pas là son but final, mais rapporte
tout à Dieu et ne cherche dans l'approbation des hommes que la gloire de Dieu.
Car c'est l'avantage même des ceux qui décernent des éloges, de les rapporter à
Dieu et non à l'homme; comme le Seigneur le fit voir à l'occasion de celui que
l'on portait, de ce paralytique qu'il guérit et dans lequel la foule admirait sa
puissance, comme il est écrit: « Et la multitude fut saisie de crainte et rendit
gloire à Dieu, qui a donné une telle puissance aux hommes (Mt. II, 6). Paul,
l'imitateur du Christ, nous dit aussi : « Seulement elles (les églises) avaient
ouï dire : Celui qui autrefois nous persécutait annonce maintenant la foi qu'il
s'efforçait alors de détruire ; et elles glorifiaient Dieu à mon sujet » (Gal.
I, 23, 24).
19. Après avoir ainsi exhorté ses
auditeurs à se préparer à tout souffrir pour la vérité et la justice et à ne
point cacher les biens qu'ils devaient recevoir, mais à s'instruire dans
l'intention bienveillante d'enseigner les autres, en rapportant toutes leurs
bonnes oeuvres, non à leur propre gloire, mais à celle de Dieu : après cela,
dis-je, le Seigneur commence à les éclairer et à leur apprendre ce qu'ils
doivent enseigner; c'est comme s'ils lui eussent demandé: Nous sommes prêts à
tout souffrir pour votre nom, à ne point cacher votre doctrine: mais quelle est
donc cette doctrine que vous nous défendez de cacher, et pour laquelle vous nous
ordonnez de tout souffrir? Allez-vous donc contredire ce qui est écrit dans la
loi ? Non, leur répond-il : « Ne pensez pas que je dois abolit la Loi et les
prophètes; je ne suis pas venu les abolir, mais les accomplir. »
20. Cette sentence
renferme deux sens, qu'il faut expliquer chacun en particulier. Celui qui dit :
Je ne suis pas venu pour abolir la loi, mais l'accomplir » entend ou qu'il
ajoutera à la Loi ce qui lui manque, ou qu'il accomplira ce qu'elle renferme.
Parlons d'abord de la première supposition. Celui qui supplée au défaut de
quelque chose, ne détruit point ce qu'il trouve, mais l'affermit en le
perfectionnant. Voilà pourquoi le Sauveur ajoute: « En vérité je vous le dis,
jusqu'à ce que le ciel et la terre passent, un seul iota ou un seul point de la
loi ne passera pas que tout ne soit accompli. » En effet quand ce qui doit
former le perfectionnement s'accomplit, à plus forte raison ce qui forme le
commencement doit-il s'exécuter. Quant à ces paroles : « Un seul iota on un seul
point de la Loi ne passera pas, » elles ne peuvent être autre chose qu'une
énergique expression de la perfection (Rét. l. I, ch. XIX, n. 3), puisqu'elle a
été démontrée par chaque lettre en particulier; car l'iota est la moindre des
lettres, parce qu'il se fait d'un seul trait, et le point n'en est qu'une minime
partie placée au-dessus de lui. Par ces mots le Seigneur fait voir que dans la
loi, tout s'accomplira jusqu'aux moindres détails. — Puis il ajoute: « Car celui
qui violera l'un de ces moindres commandements, et enseignera ainsi aux hommes,
sera appelé très petit dans le royaume des cieux. » Un iota et un point
désignent donc ici les commandements les moins importants. Par conséquent celui
qui « violera et enseignera ainsi, » c’est-à-dire autant qu'il viole, et non
autant qu'il trouve et lit : « sera appelé très petit dans le royaume des cieux;
» ou peut-être même n'entrera pas dans le royaume des cieux, où tous les
habitants doivent être grands. « Mais celui qui fera et enseignera ainsi, »
c'est-à-dire qui ne violera pas, et enseignera en tant qu'il ne viole pas, «
sera appelé grand, dans le royaume des cieux. » Or celui qui sera appelé grand
dans le royaume des cieux, sera nécessairement dans le royaume des cieux, où les
grands sont admis, c'est à cela que se rattache ce qui suit.


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