
Livre I
Chapitre
1
Chapitre
2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20

LIVRE II
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10

LIVRE III
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12

LIVRE IV
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16

LIVRE V
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14

LIVRE VI
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16

LIVRE VII
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21

LIVRE VIII
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12

LIVRE IX
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13

LIVRE X
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Chapitre 25
Chapitre 26
Chapitre 27
Chapitre 28
Chapitre 29
Chapitre 30
Chapitre 31
Chapitre 32
Chapitre 33
Chapitre 34
Chapitre 35
Chapitre 36
Chapitre 37
Chapitre 38
Chapitre 39
Chapitre 40
Chapitre 41
Chapitre 42
Chapitre 43

LIVRE XI
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Chapitre 25
Chapitre 26
Chapitre 27
Chapitre 28
Chapitre 29
Chapitre 30
Chapitre 31

LIVRE XII
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Chapitre 25
Chapitre 26
Chapitre 27
Chapitre 28
Chapitre 29
Chapitre 30
Chapitre 31
Chapitre 32

LIVRE XIII
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Chapitre 25
Chapitre 26
Chapitre 27
Chapitre 28
Chapitre 29
Chapitre 30
Chapitre 31
Chapitre 32
Chapitre 33
Chapitre 34
Chapitre 35
Chapitre 36
Chapitre 37
Chapitre 38

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ENFANCE DE SAINT AUGUSTIN
Invocation. — Ses premières années. — Péchés de son
enfance. — Haine de l’étude. — Amour du jeu.
GRANDEUR
DE DIEU
1. « Vous êtes grand, Seigneur, et infiniment louable »
(Ps, CXLIV, 3) ; « grande est votre puissance, et il s n’est point de mesure à
votre sagesse » (Ps. CXLVI, 5). Et c’est vous que l’homme veut louer, chétive
partie de votre création, être de boue, promenant sa mortalité, et par elle le
témoignage de son péché, et la preuve éloquente que vous résistez, Dieu que vous
êtes, aux superbes ! (I Pi. V, 5) Et pourtant il veut vous louer, cet homme,
chétive partie de votre création! Vous l’excitez à se complaire dans vos
louanges; car vous nous avez faits pour vous, et notre coeur est inquiet jusqu’à
ce qu’il repose en vous.
Donnez-moi, Seigneur, de savoir et de comprendre si notre
premier acte est de vous invoquer ou de vous louer, et s’il faut, d’abord, vous
connaître ou vous invoquer. Mais qui vous invoque en vous ignorant? On peut
invoquer autre que vous dans cette ignorance. Ou plutôt ne vous invoque-t-on pas
pour vous connaître ? « Mais est-ce possible, sans croire ? Et comment croire,
sans apôtre ? » (Rm. X, 14) Et : « Ceux-là loueront le Seigneur, qui le
recherchent » (Ps. XXI, 27). Car le cherchant, ils le trouveront, et le
trouvant, ils le loueront. Que je vous cherche Seigneur, en vous invoquant, et
que je vous invoque en croyant en vous; car vous nous avez été annoncé. Ma foi
vous invoque, Seigneur, cette foi que vous m’avez donnée, que vous m’avez
inspirée par l’humanité de votre Fils, par le ministère de votre apôtre.
DIEU EST
EN L’HOMME; L’HOMME EST EN DIEU
2. Et comment invoquerai-je mon Dieu, mon Dieu et
Seigneur? car l’invoquer, c’est l’appeler en moi. Et quelle place est en moi,
pour qu’en moi vienne mon Dieu? pour que Dieu vienne en moi, Dieu qui a fait le
ciel et la terre? Quoi! Seigneur mon Dieu, est-il en moi de quoi vous contenir?
Mais le ciel et la terre que vous avez faits, et dans qui vous m’avez fait, vous
contiennent-ils?
Or, de ce que sans vous rien ne serait, suit-il que tout ce
qui est, vous contienne ? Donc, puisque je suis, comment vous demandé-je de
venir en moi, qui ne puis être sans que vous soyez en moi ? Et pourtant je ne
suis point aux lieux profonds, et vous y êtes ; « car si je descends en enfer je
vous y trouve » (Ps CXXXVIII, 8). Je ne serais donc point, mon Dieu, je ne
serais point du tout si vous n’étiez en moi. Que dis-je? je ne serais point si
je n’étais en vous, « de qui, par qui et en qui toutes choses sont (Rom. XI,
36Il est ainsi, Seigneur, il est ainsi. Où donc vous appelé-je, puisque je suis
en vous? D’où viendrez-vous en moi? Car où me retirer hors du ciel et de la
terre, pour que de là vienne en moi mon Dieu qui a dit : « C’est moi qui remplis
le ciel et la terre ? » (Jr. XXIII, 24)
DIEU EST
TOUT ENTIER PARTOUT
3. Etes-vous donc contenu par le ciel et la terre,
parce que vous les remplissez? ou les remplissez-vous, et reste-t-il encore de
vous, puisque vous n’en êtes pas contenu? Et où répandez-vous, hors du ciel et
de la terre, le trop plein de votre être? Mais avez-vous besoin d’être contenu,
vous qui contenez tout, puisque vous n’emplissez qu’en contenant? Les vases qui
sont pleins de vous ne vous font pas votre équilibre; car s’ils se brisent, vous
ne vous répandez pas; et lorsque vous vous répandez sur nous, vous ne tombez
pas, mais vous nous élevez; et vous ne vous écoulez pas, mais vous recueillez.
Remplissant tout, est-ce de vous tout entier que vous
remplissez toutes choses? Ou bien, tout ne pouvant vous contenir, contient-il
partie de vous, et toute chose en même temps cette même partie? ou bien chaque
être, chacune; les plus grands, davantage; les moindres, moins? Y a-t-il donc en
vous, plus et moins? Ou plutôt n’êtes-vous pas tout entier partout, et, nulle
part, contenu tout entier?
GRANDEURS INEFFABLES DE DIEU
4. Qu’êtes-vous donc, mon Dieu ? Qu’êtes-vous, sinon le
Seigneur Dieu ? « Car quel autre Seigneur que le Seigneur, quel autre Dieu que
notre Dieu (Ps XVII, 32)? » O très haut, très bon, très puissant, tout-puissant,
très miséricordieux et très juste, très caché et très présent, très beau et très
fort, stable et incompréhensible, immuable et remuant tout, jamais nouveau,
jamais ancien, renouvelant tout et conduisant à leur insu les superbes au
dépérissement, toujours en action, toujours en repos, amassant sans besoin, vous
portez, remplissez et protégez ; vous créez, nourrissez et perfectionnez,
cherchant lorsque rien ne vous manque !
Votre amour est sans passion; votre jalousie sans
inquiétude; votre repentance, sans douleur; votre colère, sans trouble; vos
oeuvre changent, vos conseils ne changent pas. Vous recouvrez ce que vous
trouvez et n’avez jamais perdu. Jamais pauvre, vous aimez le gain; jamais avare,
et vous exigez des usures. On vous donne de surérogation pour vous rendre
débiteur; et qu’avons-nous qui ne soit vôtre? Vous rendez sans devoir; en
payant, vous donnez et ne perdez rien. Et qu’ai-je dit, mon Dieu, ma vie, mes
délices saintes? Et que dit-on de vous en parlant de vous? Mais malheur à qui se
tait de vous! car sa parole est muette.
DITES A
MON AME : JE SUIS TON SALUT
5. Qui me donnera de me reposer en vous? Qui vous fera
descendre en mon coeur? Quand trouverai-je l’oubli de mes maux dans l’ivresse de
votre présence, dans le charme de vos embrassements, ô mon seul bien? Que
m’êtes. vous? Par pitié, déliez ma langue! Que vous suis-je moi-même, pour que
vous m’ordonniez de vous aimer, et, si je désobéis, que votre’ colère s’allume
contre moi et me menace de grandes misères? En est-ce donc une petite que de ne
vous aimer pas? Ah! dites-moi, au non de vos miséricordes, Seigneur mon Dieu,
dites-moi ce que vous m’êtes. « Dites à mon âme : Je suis ton salut » (Ps XXXIV,
3). Parlez haut, que j’entende. L’oreille de mon coeur est devant vous,
Seigneur; ouvrez-la, et « dites à mon âme : Je suis ton salut ». Que je coure
après cette voix, et que je m’attache à vous! Ne me voilez pas votre face. Que
je meure pour la voir! Que je meure pour vivre de sa vue!
6. La maison de mon âme est étroite pour vous recevoir,
élargissez-la. Elle tombe en ruines, réparez-la. Çà et là elle blesse vos yeux,
je l’avoue et le sais ; mais qui la balayera, à quel autre que vous crierai-je :
« Purifiez-moi de mes secrètes souillures, Seigneur, et n’imputez pas celles
d’autrui à votre serviteur ? » (Ps XVIII, 13-14) « Je crois, c’est pourquoi je
parle, Seigneur, vous le savez » (Ps CXV, 10). « Ne vous ai-je pas, contre
moi-même, accusé mes crimes, ô mon Dieu, et ne m’avez-vous pas remis la malice
de mon cœur ? » Ps XXXI, 5) « Je n’entre point en jugement avec vous qui êtes la
vérité » (Job IX 2,3). « Et je ne veux pas me tromper moi-même, de peur que mon
iniquité ne mente à elle-même » (Ps XXVI, 12). « Non, je ne conteste pas avec
vous; car si vous pesez les iniquités, Seigneur, Seigneur, qui pourra tenir ? »
(Ps CXXIX,3)
ENFANCE
DE L’HOMME; ÉTERNITÉ DE DIEU
7. Mais pourtant laissez-moi parler à votre
miséricorde, moi, terre et cendre. Laissez-moi pourtant parler, puisque c’est à
votre miséricorde et non à l’homme moqueur que je parle. Et vous aussi,
peut-être, vous riez-vous de moi? mais vous aurez bientôt pitié. Qu’est-ce donc
que je veux dire, Seigneur mon Dieu, sinon que j’ignore d’où je suis venu ici,
en cette mourante vie, ou peut-être cette mort vivante? Et j’ai été reçu dans
les bras de votre miséricorde, comme je l’ai appris des père et mère de ma
chair, de qui et en qui vous m’avez formé dans le temps; car moi je ne m’en
souviens pas.
J’ai donc reçu les consolations du lait humain. Ni ma mère,
ni mes nourrices ne s’emplissaient les mamelles: mais vous, Seigneur, vous me
donniez par elles l’aliment de l’enfance, selon votre institution et l’ordre
profond de vos richesses. Vous me donniez aussi de ne pas vouloir plus que vous
ne me donniez, et à mes nourrices de vouloir me donner ce qu’elles avaient reçu
de vous; car c’était par une affection prédisposée qu’elles me voulaient donner
ce que votre opulence leur prodiguait. Ce leur était un bien que le bien qui me
venait d’elles, dont elles étaient la source, sans en être le principe. De vous,
ô Dieu, tout bien, de vous, mon Dieu, tout mon salut. C’est ce que depuis m’a
dit votre voix criant en moi par tous vos dons intérieurs et extérieurs. Car
alors que savais-je? Sucer, savourer avec délices, pleurer aux offenses de ma
chair, rien de plus.
8. Et puis je commençai à rire, en dormant d’abord,
ensuite éveillé. Tout cela m’a été dit de moi, et je l’ai cru, car il en est
ainsi des autres enfants ; autrement je n’ai nul souvenir d’alors. Et peu à peu
je remarquais où j’étais, et je voulais montrer mes volontés à qui pouvait les
accomplir; mais en vain : elles étaient au dedans, on était au dehors; et nul
sens né donnait à autrui entrée dans mon âme. Aussi je me démenais de tous mes
membres, de toute ma voix, de ce peu de signes, semblables à mes volontés, que
je pouvais, tels que je les pouvais, et toutefois en désaccord avec elles. Et
quand on ne m’obéissait point, faute de me comprendre ou pour ne pas me nuire,
je m’emportais contre ces grandes personnes insoumises et libres, refusant
d’être mes esclaves, et je me vengeais d’elles en pleurant. Tels j’ai observé
les enfants que j’ai pu voir, et ils m’ont mieux révélé à moi-même, sans me
connaître, que ceux qui m’avaient connu en m’élevant.
9. Et voici que dès longtemps mon enfance est morte, et
je suis vivant. Mais vous, Seigneur, vous vivez toujours, sans que rien meure en
vous, parce qu’avant la naissance des siècles et avant tout ce qui peut être
nommé au delà, vous êtes, vous êtes Dieu et Seigneur de tout ce que vous avez
créé; en vous demeurent les causes de fout ce qui passe, et les immuables
origines de toutes choses muables, et les raisons éternelles et vivantes de
toutes choses irrationnelles et temporelles.
Dites-moi, dites à votre suppliant; dans votre miséricorde,
dites à votre misérable serviteur; dites-moi, mon Dieu, si mon enfance a succédé
à quelque âge expiré déjà, et si cet âge est celui que j’ai passé dans le sein
de ma mère ? J’en ai quelques indications, j’ai vu moi-même des femmes
enceintes. Mais avant ce temps, mon Dieu, mes délices, ai-je été quelque part et
quelque chose? Qui pourrait me répondre? Personne, ni père, ni mère, ni
l’expérience des autres, ni ma mémoire. Ne vous moquez-vous pas de moi à de
telles questions, vous qui m’ordonnez de vous louer et de vous glorifier de ce
que je connais ?
10. Je vous glorifie, Seigneur du ciel et de la terre,
et vous rends hommage des prémices de ma vie et de mon enfance dont je n’ai
point souvenir. Mais vous avez permis à l’homme de conjecturer ce qu’il fut par
ce qu’il voit en autrui, et de croire beaucoup de lui sur la foi de simples
femmes. Déjà j’étais alors, et je vivais; et déjà, sur le seuil de l’enfance, je
cherchais des signes pour manifester mes sentiments.
Et de qui un tel animal peut-il être, sinon de vous,
Seigneur? et qui serait donc l’artisan de lui-même? Est-il autre source d’où
être et vivre découle en nous, sinon votre toute-puissance, ô Seigneur, pour qui
être et vivre est tout un, parce que l’Être par excellence et la souveraine vie,
c’est vous-même; car vous êtes le Très-Haut, et vous ne changez pas; et le jour
d’aujourd’hui ne passe point pour vous, et pourtant il passe en vous, parce
qu’en vous toutes choses sont, et rien ne trouverait passage si votre main ne
contenait tout. Et comme vos années ne manquent point, vos années, c’est
aujourd’hui. Et combien de nos jours, et des jours de nos pères ont passé par
votre aujourd’hui et en ont reçu leur être et leur durée; et d’autres passeront
encore, qui recevront de lui leur mesure d’existence. Mais vous, vous êtes le
même; ce n’est pas demain, ce n’est pas hier, c’est aujourd’hui que vous ferez,
c’est aujourd’hui que vous avez fait.
Que m’importe si tel ne comprend pas? Qu’il se réjouisse,
celui-là même, en disant J’ignore. Oui, qu’il se réjouisse; qu’il préfère vous
trouver en ne trouvant pas, à ne vous trouver pas en trouvant.
L’ENFANT
EST PÉCHEUR
11. Ayez pitié, mon Dieu! Malheur aux péchés des hommes!
Et c’est l’homme qui parle ainsi, et vous avez pitié de lui, parce que vous
l’avez fait, et non le péché qui est en lui. Qui va me rappeler les péchés de
mon enfance? « Car personne n’est pur de péchés devant vous, pas même l’enfant
dont la vie sur la terre est d’un jour (Job XXV, 4). » Qui va me les rappeler,
si petit enfant que ce soit, en qui je vois de moi ce dont je n’ai pas
souvenance?
Quel était donc mon péché d’alors? Etait-ce de pleurer
avidement après la mamelle? Or, si je convoitais aujourd’hui avec cette même
avidité la nourriture de mon âge, ne serais-je pas ridicule et répréhensible? Je
l’étais donc alors. Mais comme je ne pouvais comprendre la réprimande, ni
l’usage, ni la raison ne permettaient de me reprendre. Vice réel toutefois que
ces premières inclinations, car en croissant nous les déracinons, et rejetons
loin de nous, et je n’ai jamais vu homme de sens, pour retrancher le mauvais,
jeter le bon. Etait-il donc bien, vu l’âge si tendre, de demander en pleurant ce
qui ne se pouvait impunément donner; de s’emporter avec violence contre ceux sur
qui l’on n’a aucun droit, personnes libres, âgées, père, mère, gens sages, ne se
prêtant pas au premier désir; de les frapper, en tâchant de leur faire tout le
mal possible, pour avoir refusé une pernicieuse obéissance?
Ainsi, la faiblesse du corps au premier âge est innocente,
l’âme ne l’est pas. Un enfant que j’ai vu et observé était jaloux. Il ne parlait
pas encore, et regardait, pâle et farouche, son frère de lait. Chose connue; les
mères et nourrices prétendent conjurer ce mal par je ne sais quels
enchantements. Mais est-ce innocence dans ce petit être, abreuvé à cette source
de lait abondamment épanché de n’y pas souffrir près de lui un frère indigent
dont ce seul aliment soutient la vie? Et l’on endure ces défauts avec caresse,
non pour être indifférents ou légers, mais comme devant passer au cours de
l’âge. Vous les tolérez alors, plus tard ils vous révoltent.
12. Seigneur mon Dieu, vous avez donné à l’enfant et la
vie, et ce corps muni de ses sens, formé de ses membres, orné de sa figure; vous
avez intéressé tous les ressorts vitaux à sa conservation harmonieuse : et vous
m’ordonnez de vous louer dans votre ouvrage, de vous confesser, de glorifier
votre nom, ô Très-Haut (Ps XCI, 2), parce que vous êtes le Dieu tout puissant et
bon, n’eussiez-vous rien fait que ce que nul ne peut faire que vous seul,
principe de toute mesure, forme parfaite qui formez tout, ordre suprême qui
ordonnez tout.
Or, cet âge, Seigneur, que je ne me souviens pas d’avoir
vécu, que je ne connais que sur la foi d’autrui, le témoignage de mes
conjectures, l’exemple des autres enfants, témoignage fidèle néanmoins, cet âge,
j’ai honte de le rattacher à cette vie à moi, que je vis dans le siècle. Pour
moi il est égal enténèbres d’oubli à celui que j’ai passé au sein de ma mère.
Que si même e j’ai été conçu en iniquité, si le sein « de ma mère m’a nourri
dans le péché » (Ps L, 7) où donc, je vous prie, mon Dieu, où votre esclave,
Seigneur, où donc et quand fut-il innocent? Mais je laisse ce temps: quel
rapport de lui à moi, puisque je n’en retrouve aucun vestige?
COMMENT
IL APPREND A PARLER
13. Dans la traversée de ma vie jusqu’à ce jour, ne
suis-je pas venu de la première enfance à la seconde, ou plutôt celle-ci
n’est-elle pas survenue en moi, succédant à la première? Et l’enfance ne s’est
pas retirée ; où serait-elle allée? Et pourtant elle n’était plus; car déjà,
l’enfant à la mamelle était devenu l’enfant qui essaye la parole. Et je me
souviens de cet âge; et j’ai remarqué depuis comment alors j’appris à parler,
non par le secours d’un maître qui m’ait présenté les mots dans certain ordre
méthodique comme les lettres bientôt après me furent montrées, mais de moi-même
et par la seule force de l’intelligence que vous m’avez donnée, mon Dieu. Car
ces cris, ces accents variés, cette agitation de tous les membres, n’étant que
des interprètes infidèles ou inintelligibles, qui trompaient mon coeur impatient
de faire obéir à ses volontés, j’eus recours à ma mémoire pour m’emparer des
mots qui frappaient mon oreille, et quand une parole décidait un geste, un
mouvement vers un objet, rien ne m’échappait, et je connaissais que le son
précurseur était le nom de la chose qu’on voulait désigner, Ce vouloir m’était
révélé par le mouvement du corps, langage naturel et universel que parlent la
face, le regard, le geste, le ton de. la voix où se produit le mouvement de
l’âme qui veut, possède, rejette ou fuit.
Attentif au fréquent retour de ces paroles exprimant des
pensées différentes dans une syntaxe invariable, je notais peu à peu leur
signification, et dressant ma langue à les articuler, je m’en servis enfin pour
énoncer mes volontés. Et je parvins ainsi à pratiquer l’échange des signes
expressifs de nos sentiments, et j’entrai plus avant dans l’orageuse société de
la vie humaine, sous l’autorité de mes parents et la conduite des hommes plus
âgés.
AVERSION
POUR L’ÉTUDE ; HORREUR DES CHATIMENTS
14 O Dieu, mon Dieu, quelles misères, quelles
déceptions n’ai-je pas subies, à cet âge, où l’on ne me proposait d’autre règle
de bien vivre qu’une docile attention aux conseils de faire fortune dans le
siècle, et d’exceller dans cette science verbeuse, servile instrument de
l’ambition et de la cupidité des hommes. Puis je fus livré à l’école pour
apprendre les lettres; malheureux, je n’en voyais pas l’utilité, et pourtant ma
paresse était châtiée. On le trouvait bon; nos devanciers dans la vie nous
avaient préparé ces sentiers d’angoisses qu’il fallait traverser; surcroît de
labeur et de souffrance pour les enfants d’Adam.
Nous trouvâmes alors, Seigneur, des hommes qui vous
priaient, et d’eux nous apprîmes à sentir, autant qu’il nous était possible, que
vous étiez Quelqu’un de grand, qui pouviez, sans apparaître à nos sens, nous
exaucer et nous secourir. Tout enfant, je vous priais, comme mon refuge et mon
asile, et, à vous invoquer, je rompais les liens de ma langue, et je vous
priais, tout petit, avec grande ferveur, afin de n’être point battu à l’école.
Et quand, pour mon bien, vous ne m’écoutiez pas (Ps XXI, 3), tous, jusqu’à mes
parents si éloignés de me vouloir la moindre peine, se riaient de mes férules,
ma grande et griève peine d’alors.
15. Seigneur, où est le coeur magnanime, s’il en est un
seul? car je ne parle pas de l’insensibilité stupide; où est le coeur dont
l’amour vous enlace d’une assez forte étreinte pour ne plus jeter qu’un oeil
indifférent sur ces appareils sinistres, chevalets, ongles de fer, cruels
instruments de mort, dont l’effroi élève vers vous des supplications
universelles qui les conjurent? Où est ce coeur? Et pourrait-il pousser
l’héroïsme du dédain, jusqu’à rire de l’épouvante d’autrui, comme mes parents
riaient des châtiments que m’infligeait un maître? Car je ne les redoutais. pas
moins, et je ne vous priais pas moins de me les éviter; et je péchais toutefois,
faute d’écrire, de lire, d’apprendre autant qu’on l’exigeait de moi.
Je ne manquais pas, Seigneur, de mémoire ou de vivacité
d’esprit; votre bonté m’en avait assez libéralement doté pour cet âge. Seulement
j’aimais à jouer, et j’étais puni par qui faisait de même; mais les jeux des
hommes s’appellent affaires, et ils punissent ceux des enfants, et personne n’a
pitié ni des enfants, ni des hommes. Un juge équitable pourrait-il cependant
approuver qu’un enfant fût châtié pour se laisser détourner, par le jeu de
paume, d’une étude qui sera plus tard entre ses mains (367) un jeu moins
innocent? Et que faisait donc celui qui me battait? Une misérable dispute, où il
était vaincu par un collègue, le pénétrait de plus amers dépits que je n’en
éprouvais à perdre une partie de paume contre un camarade.
AMOUR DU
JEU
16. Et néanmoins je péchais, Seigneur mon Dieu,
ordonnateur et créateur de toutes choses naturelles, sauf les péchés dont vous
n’êtes que régulateur; Seigneur mon Dieu, je péchais en désobéissant à des
parents, à des maîtres; car je pouvais bien user dans la suite de ces
connaissances qu’on m’imposait n’importe à quelle intention. Ce n’était pas
meilleur choix qui me rendait désobéissant, c’était l’amour du jeu; j’aimais
toutes les vanités du combat et de la victoire ; et les récits fabuleux qui,
chatouillant mon oreille, y provoquaient de plus vives démangeaisons; et ma
curiosité soulevée chaque jour, et débordant de mes yeux, m’entraînait aux
spectacles et aux jeux qui divertissent les hommes. Que désirent donc toutefois
ces magistrats pour leurs enfants, sinon la survivance des dignités qui les
appellent à présider les jeux? Et ils veulent qu’on les châtie, si ce plaisir
les détourne d’études, qui, de leur aveu, doivent conduire leurs fils à ce
frivole honneur. Regardez tout cela, Seigneur, avec miséricorde; délivrez-nous,
nous qui vous invoquons; délivrez aussi ceux qui ne vous invoquent pas encore,
pour qu’ils vous invoquent et soient délivrés.
MALADE,
IL DEMANDE LE BAPTÊME
17. J’avais ouï parler, dès le berceau, de la vie
éternelle qui nous est promise par l’humilité du Seigneur notre Dieu, abaissé
jusqu’à notre orgueil; et j’étais marqué du signe de sa croix, assaisonné du sel
divin, dès ma sortie du sein de ma mère, qui a beaucoup espéré en vous.
Vous savez, Seigneur, qu’étant encore enfant, surpris un
jour d’une violente oppression d’estomac, j’allais mourir; vous savez, mon Dieu,
vous qui étiez déjà mon gardien, de quel élan de coeur, de quelle foi je
demandai le baptême de votre Christ, mon Dieu et Seigneur, à la piété de ma mère
et de notre mère commune, votre Eglise. Et déjà, dans son trouble, celle dont le
chaste coeur concevait avec plus d’amour encore l’enfantement de mon salut
éternel en votre foi, la mère de ma chair, appelait à la hâte mon initiation aux
sacrements salutaires, où j’allais être lavé, en vous confessant, Seigneur
Jésus, pour la rémission des péchés, quand soudain je me sentis soulagé. Ainsi
fut différée ma purification, comme si je dusse nécessairement me souiller de
nouveau en recouvrant la vie; on craignait de moi une rechute dans la fange de
mes péchés, plus grave et plus dangereuse au sortir du bain céleste.
Ainsi, déjà, je croyais, et ma mère croyait, et toute la
maison, mon père excepté, qui pourtant ne put jamais abolir en moi les droits de
la piété maternelle, ni me détourner de croire en Jésus-Christ, lui qui n’y
croyait pas encore. Elle n’oubliait rien pour que vous me fussiez un père, mon
Dieu, plutôt que lui, et ici vous l’aidiez à l’emporter sur son mari, à qui,
toute supérieure qu’elle fût, elle obéissait, parce qu’en cela elle obéissait à
vos ordres.
18. Pardon, mon Dieu, je voudrais savoir, si vous le
voulez, par quel conseil mon baptême a été différé. Est-ce pour mon bien que les
rênes furent ainsi lâchées à mes instincts pervers? Ou me trompé-je? Mais d’où
vient que sans cesse ce mot nous frappe l’oreille: Laissez-le, laissez-le faire;
il n’est pas encore baptisé? Et pourtant, s’agit-il de la santé du corps, on ne
dit pas : Laissez-le se blesser davantage, car il n’est pas encore guéri.
Oh ! que n’ai-je obtenu cette guérison prompte! Que
n’ai-je, avec le concours des miens, placé la santé de mon âme sous la tutelle
de votre grâce qui me l’eût rendue! Mieux eût valu. Mais quels flots, quels
orages de tentations se levaient sur ma jeunesse! Ma mère les voyait; et elle
aimait mieux livrer le limon informe à leurs épreuves que l’image divine à leurs
profanations.
DIEU
TOURNAIT A SON PROFIT L’IMPRÉVOYANCE
MÊME QUI DIRIGEAIT SES ÉTUDES
49. Ainsi, à cet âge même, que l’on redoutait moins pour
moi que l’adolescence, je n’aimais point l’étude; je haïssais d’y être
contraint, et (368) l’on m’y contraignait, et il m’en advenait bien : je n’eusse
rien appris sans contrainte ? mais moi je faisais mal; car faire à contrecœur
quelque chose de bon n’est pas bien faire. Et ceux même qui me forçaient à
l’étude ne faisaient pas bien; mais bien m’en advenait par vous, mon Dieu. Eux
ne voyaient pour moi, dans ce qu’ils me pressaient d’apprendre, qu’un moyen
d’assouvir l’insatiable convoitise de cette opulence qui n’est que misère, de
cette gloire qui n’est qu’infamie.
Mais vous, « qui savez le compte des cheveux de notre
tête » (Mt. X, 30) ; vous tourniez leur erreur à mon profit, et ma paresse, au
châtiment que je méritais, si petit enfant, si grand pécheur. Ainsi, du mal
qu’ils faisaient, vous tiriez mon bien, et de mes péchés, ma juste rétribution.
Car vous avez ordonné, et il est ainsi, que tout esprit qui n’est pas dans
l’ordre soit sa peine à lui-même.
VANITÉ
DES FICTIONS POÉTIQUES QU’IL AIMAIT
20. Mais d’où venait mon aversion pour la langue
grecque, exercice de mes premières années? C’est ce que je ne puis encore
pénétrer. J’étais passionné pour la latine, telle que l’enseignent, non les
premiers maîtres, mais ceux que l’on appelle grammairiens; car ces éléments, où
l’on apprend à lire, écrire, compter, ne me donnaient pas moins d’ennuis et de
tourments que toutes mes études grecques. Et d’où venait ce dégoût, sinon du
péché et de la vanité de la vie? J’étais chair, esprit absent de lui-même et ne
sachant plus y rentrer (Ps. LXXVII, 39). Plus certaines et meilleures étaient
ces premières leçons qui m’ont donné la faculté de lire ce qui me tombe sous les
yeux, d’écrire ce qu’il me plaît, que celles où j’apprenais de force les courses
errantes de je ne sais quel Enée, oublieux de mes propres erreurs, et gémissant
sur la mort de Didon, qui se tue par amour, quand je n’avais pas une larme pour
déplorer, ô mon Dieu, ô ma vie, cette mort de mon âme que ces jeux j emportaient
loin de vous.
21. Eh! quoi de plus misérable qu’un malheureux sans
miséricorde pour lui-même, pleurant Didon, morte pour aimer Enée, et ne se
pleurant pas, lui qui meurt faute de vous aimer! O Dieu, lumière de mon coeur,
pain de la bouche intérieure de mon âme, vertu fécondante de mon intelligence,
époux de ma pensée, je ne vous aimais pas; je vous étais infidèle, et mon
infidélité entendait de toutes parts cette voix : « Courage ! courage! » car
l’amour de ce monde est un divorce adultère d’avec vous. Courage! courage! dit
cette voix, pour faire rougir, si l’on n’est pas homme comme un autre. Et ce
n’est pas ma misère que je pleurais; je pleurais Didon « expirée, livrant au fil
du glaive sa destinée dernière Enéide » (VI, 456), quand je me livrais moi-même
à vos dernières créatures au lieu de vous, terre retournant à la terre. Cette
lecture m’était-elle interdite, je souffrais de ne pas lire ce qui me faisait
souffrir. Telles folies passent pour études plus nobles et plus fécondes que
celle qui m’apprit à lire et à écrire.
22. Mais qu’aujourd’hui, mon Dieu, votre vérité me dise
et crie dans mon âme : Il n’en est pas ainsi! il n’en est pas ainsi! Ces
premiers enseignements sont bien les meilleurs. Car me voici tout prêt à oublier
les aventures d’Enée et fables pareilles, plutôt que l’art d’écrire et de lire.
Des voiles, sans doute, pendent au seuil des écoles de grammaire; mais ils
couvrent moins la profondeur d’un mystère que la vanité d’une erreur.
Qu’ils se récrient donc contre moi, ces maîtres insensés!
Je ne les crains plus, à cette heure où je vous confesse, ô mon Dieu, toutes les
pensées de mon âme et me plais à marquer l’égarement de mes voies, afin d’aimer
la rectitude des vôtres. Qu’ils se récrient contre moi, vendeurs ou acheteurs de
grammaire! Je leur demande s’il est vrai qu’Enée soit autrefois venu à Carthage,
comme le poète l’atteste; et les moins instruits l’ignorent, les plus savants le
nient. Mais si je demande par quelles lettres s’écrit le nom d’Enée, tous ceux
qui savent lire me répondront vrai, selon la convention et l’usage qui ont,
parmi les hommes, déterminé ces signes. Et si je demande encore quel oubli
serait le plus funeste à la vie humaine, l’oubli de l’art de lire et d’écrire,
ou celui de ces fictions poétiques, qui ne prévoit la réponse de quiconque ne
s’est pas oublié lui-même?
Je péchais donc enfant, en préférant ainsi la vanité à
l’utile; ou plutôt je haïssais l’utile et j’aimais la vanité. « Un et un sont
deux, deux et deux quatre, » était pour moi une odieuse chanson; et je ne savais
pas de plus (369) beau spectacle qu’un fantôme de cheval de bois rempli d’hommes
armés, que l’incendie de Troie et l’ombre de Créuse (Enéide, II).
SON
AVERSION POUR LA LANGUE GRECQUE
23. Pourquoi donc haïssais-je ainsi la langue grecque,
pleine de ces fables? Car Homère excelle à ourdir telles fictions. Doux menteur,
il était toutefois amer à mon enfance. Je crois bien qu’il en est ainsi de
Virgile pour les jeunes Grecs, contraints de l’apprendre avec autant de
difficulté que j ‘apprenais leur poète.
La difficulté d’apprendre cette langue étrangère
assaisonnait de fiel la douce saveur des fables grecques. Pas un mot qui me fût
connu; et puis, des menaces terribles de châtiments pour me forcer d’apprendre.
J’ignorais de même le latin au berceau ; et cependant, par simple attention,
sans crainte, ni tourment, je l’avais appris, dans les embrassements de mes
nourrices, les joyeuses agaceries, les riantes caresses.
Ainsi je l’appris sans être pressé du poids menaçant de la
peine, sollicité seulement par mon âme en travail de ses conceptions, et qui ne
pouvait rien enfanter qu’à l’aide des paroles retenues, sans leçons, à les
entendre de la bouche des autres, dont l’oreille recevait les premières
confidences de mes impressions. Preuve qu’en cette étude une nécessité craintive
est un précepteur moins puissant qu’une libre curiosité. Mais l’une contient les
flottants caprices de l’autre,, grâce à vos lois, mon Dieu, vos lois qui depuis
la férule de l’école jusqu’à l’épreuve du martyre, nous abreuvant d’amertumes
salutaires, savent nous rappeler à vous, loin du charme empoisonneur qui nous
avait retirés de vous.
PRIÈRE
24. Exaucez, Seigneur, ma prière; que mon âme ne
défaille pas sous votre discipline; et que je ne défaille pas à vous confesser
vos miséricordes qui m’ont retiré de toutes mes déplorables voies! Soyez-moi
plus doux que les séductions qui m’égaraient! Que je vous aime fortement, et que
j’embrasse votre main de toute mon âme, pour que vous me sauviez de toute
tentation jusqu’à la fin.
Et n’êtes-vous pas, Seigneur, mon roi et mon Dieu? Que tout
ce que mon enfance apprit d’utile, vous serve ; si je parle, si j’écris, si je
lis, si je compte, que tout en moi vous serve; car, au temps où j’apprenais des
choses vaines, vous me donniez la discipline, et vous m’avez enfin remis les
péchés de ma complaisance dans les vanités. Ce n’est point que ces folies ne
m’aient laissé le souvenir de plusieurs mots utiles; souvenir que l’on pourrait
devoir à des lectures moins frivoles, et qui ne sèmeraient aucun piège sous les
pas des enfants.
CONTRE
LES FABLES IMPUDIQUES
25. Mais, malheur à toi, torrent de la coutume! Qui te
résistera? Ne seras-tu jamais à sec? Jusques à quand rouleras-tu les fils d’Eve
dans cette profonde et terrible mer, que traversent à grand’peine les passagers
de la croix? Ne m’as-tu pas montré Jupiter tout à la fois tonnant et adultère?
Il ne pouvait être l’un et l’autre; mais on voulait autoriser l’imitation d’un
véritable adultère par la fiction d’un ton. nerre menteur. Est-il un seul de ces
maîtres fièrement drapés dont l’oreille soit assez à jeun pour entendre ce cri
de vérité qui part d’un homme sorti de la poussière de leurs écoles : «
Inventions d’Homère! Il humanise « les dieux! Il eût mieux fait de diviniser les
« hommes (Cicér. Tuscul. 1)! » Mais la vérité, c’est que le poète, dans ses
fictions, assimilait aux dieux les hommes criminels, afin que le crime cessât de
passer pour crime, et qu’en le commettant, on parût imiter non plus les hommes
de perdition, mais les dieux du ciel.
26. Et néanmoins, ô torrent d’enfer! en toi se plongent
les enfants des hommes; ils rétribuent de telles leçons; ils les honorent de la
publicité du forum; elles sont professées à la face des lois qui, aux
récompenses privées, ajoutent le salaire public; et tu roules tes cailloux avec
fracas, en criant: Ici l’on apprend la langue; ici l’on acquiert l’éloquence
nécessaire à développer et à persuader sa pensée. N’aurions-nous donc jamais su
« pluie d’or, « sein de femme, déception, voûtes célestes » et semblables mots
du même passage, si Térence n’eût amené sur la scène un jeune débauché se
proposant Jupiter pour modèle d’impudicité, (370) charmé de voir en peinture,
sur une muraille, « comment le dieu verse une pluie d’or dans le sein de Danaé
et trompe cette femme.» Voyez donc comme il s’anime à la débauche sur ce divin
exemple. « Eh! quel Dieu encore! s’écrie-t-il; Celui qui fait trembler de son
tonnerre la voûte profonde des cieux. Pygmée que je suis, j’aurais honte de
l’imiter! Non, non! je l’ai imité et de grand cœur » (Térenc. Eunuc. Act. 3,
scèn.5).
Ces impuretés ne nous aident en rien à retenir telles
paroles, mais ces paroles enhardissent l’impureté. Je n’accuse pas les paroles,
vases précieux et choisis, mais le vin de l’erreur que nous y versaient des
maîtres ivres. Si nous ne buvions, on nous frappait, et il ne nous était pas
permis d’en appeler à un juge sobre. Et cependant, mon Dieu, devant qui mon âme
évoque désormais ces souvenirs sans alarme, j’apprenais cela volontiers, je m’y
plaisais, malheureux! aussi étais-je appelé un enfant de grande espérance !
VANITÉ
DE SES ÉTUDES
27. Permettez-moi, mon Dieu, de parler encore de mon
intelligence, votre don; en quels délires elle s’abrutissait! Grande affaire, et
qui me troublait l’âme par l’appât de la louange, par la crainte de la honte et
des châtiments, quand il s’agissait d’exprimer les plaintes amères de Junon, «
impuissante à détourner de «l’Italie le chef des Troyens! (Enéide, I, 36-75) »
plaintes que je savais imaginaires; mais on nous forçait de nous égarer sur les
traces de ces mensonges poétiques, et de dire en libre langage ce que le poète
dit en vers. Et celui-là méritait le plus d’éloges qui, fidèle à la dignité du
personnage mis en scène, produisait un sentiment plus naïf de colère et de
douleur, ajustant à ses pensées un vêtement convenable d’expression.
Eh! à quoi bon, ô ma vraie vie, ô mon Dieu! à quoi bon cet
avantage sur la plupart de mes condisciples et rivaux, de voir mes compositions
plus applaudies? Vent et fumée que tout cela! N’était-il pas d’autre sujet pour
exercer mon intelligence et ma langue? Vos louanges, Seigneur, vos louanges
dictées par vos Ecritures mêmes, eussent soutenu le pampre pliant de mon coeur.
Il n’eût pas été emporté dans le vague des bagatelles, triste proie des oiseaux
sinistres; car il est plus d’une manière de sacrifier aux anges prévaricateurs.
HOMMES
PLUS FIDÈLES AUX LOIS DE LA GRAMMAIRE
QU’AUX COMMANDEMENTS DE DIEU
28. Eh! quelle merveille que je me dissipasse ainsi dans
les vanités, et que, loin de vous, mon Dieu, je me répandisse au dehors, quand
on me proposait pour modèles des hommes qui rappelant d’eux-mêmes quelque bonne
action, rougissaient d’être repris d’un barbarisme ou d’un solécisme échappé; et
qui, déployant, au récit de leurs débauches, toutes les richesses d’une
élocution nombreuse, exacte et choisie, se glorifiaient des applaudissements?
Vous voyez cela, Seigneur, et vous vous taisez, « patient,
miséricordieux et vrai (Ps. LXXXV, 15). » Vous tairez-vous donc toujours? Mais
à cette heure même vous retirez de ce dévorant abîme l’âme qui vous cherche,
altérée de vos délices; celui dont le coeur vous dit : « J’ai cherché votre
visage; votre visage, Seigneur, je le chercherai toujours » (Ps XXVI, 8). On en
est loin dans les ténèbres des passions. Ce n’est point le pied, ce n’est point
l’espace qui nous éloigne de vous, qui nous ramène à vous. Et le plus jeune de
vos fils a-t-il donc pris un cheval, un char, un vaisseau, s’est-il envolé sur
des ailes visibles, s’est-il dérobé d’un pas agile, pour livrer en pays lointain
aux prodigalités de sa vie ce qu’il avait reçu de vous au départ? Père tendre,
qui lui aviez tout donné alors, plus tendre encore à la détresse de son retour
(Luc XV, 12-32). Mais non, c’est l’entraînement de la passion qui nous jette
dans les ténèbres, et loin de votre face.
29. Voyez, Seigneur mon Dieu, dans votre inaltérable
patience, voyez avec quelle fidélité les enfants des hommes observent le pacte
grammatical qu’ils ont reçu de leurs devanciers dans le langage, avec quelle
négligence ils se dérobent au pacte éternel de leur salut qu’ils ont reçu de
vous. Et si un homme qui possède ou enseigne cette antique législation des sons,
oublie, contrairement aux règles, l’aspiration de la première syllabe, en disant
« omme », il blesse plus les autres que si, au mépris de vos commandements, il
haïssait l’homme, son frère; comme si l’ennemi le plus funeste était plus
funeste à l’homme que la haine même qui le soulève; comme si le persécuteur
ravageait autrui plus qu’il ne ravage son propre coeur ouvert à la haine.
Et certes, cette science des lettres n’est pas plus
intérieure que la conscience écrite de ne pas faire au prochain ce qu’on n’en
voudrait pas souffrir. Oh! que vous êtes secret, habitant des hauteurs dans le
silence! ô Dieu, seul grand, dont l’infatigable loi sème les cécités vengeresses
sur les passions illégitimes! Cet homme aspire à la renommée de l’éloquence; il
est debout devant un homme qui juge, en présence d’une foule d’hommes; il
s’acharne sur son ennemi avec la plus cruelle animosité, merveilleusement
attentif à éviter toute erreur de langage, à ne pas dire: « Entre aux hommes;
»et il ne se tient pas en garde contre la fureur de son âme qui l’entraîne à
supprimer un homme « d’entre les hommes. »
FAUTES
DES ENFANTS, VICES DES HOMMES
30. J’étais exposé, malheureux enfant, sur le seuil de
cette morale ; c’était l’apprentissage des tristes combats que je devais
combattre; jaloux, déjà, d’éviter un barbarisme, et non l’envie qu’une telle
faute m’inspirait contre qui n’en faisait pas. Je reconnais et confesse devant
vous, mon Dieu, ces faiblesses qui me faisaient louer de ces hommes. Leur plaire
était alors pour moi le bien-vivre ; car je ne voyais pas ce gouffre de honte où
je plongeais loin de votre regard. Etait-il donc rien de plus impur que moi?
Jusque-là, qu’abusant par mille mensonges, un précepteur, des maîtres, des
parents, épris eux-mêmes de ces vanités, je les offensais par mon amour du jeu,
ma passion des spectacles frivoles, mon ardeur inquiète à imiter ces bagatelles.
Je dérobais aussi au cellier, à la table de mes parents,
soit pour obéir à l’impérieuse gourmandise, soit pour avoir à donner aux enfants
qui me vendaient le plaisir que nous trouvions à jouer ensemble. Et au jeu même,
vaincu par le désir d’une vaine supériorité, j’usurpais souvent de déloyales
victoires. Mais quelle était mon impatience et la violence de mes reproches, si
je découvrais qu’on me trompât, comme je trompais les autres! Pris sur le fait à
mon tour, et accusé, loin de céder, j ‘entrais en fureur.
Est-ce donc là l’innocence du premier âge ? Il n’en est
pas, Seigneur, il n’en est pas; pardonnez-moi, mon Dieu. Aujourd’hui précepteur,
maître, noix, balle, oiseau; demain magistrats, rois, trésors, domaines,
esclaves; c’est tout un, grossissant au flot successif des années, comme aux
férules succèdent les supplices. C’est donc l’image de l’humilité, que vous avez
aimée dans la faiblesse corporelle de l’enfance, ô notre roi, lorsque vous avez
dit:
« Le royaume des cieux est à ceux qui leur ressemblent »
(Mt. XIX, 14).
IL REND
GRACES A DIEU DES DONS QU’IL A REÇUS
DE LUI DANS SON ENFANCE
31. Et cependant, Seigneur, à vous créateur et
conservateur de l’univers, tout-puissant et tout bon, à vous notre Dieu, grâces
soient rendues, ne m’eussiez-vous donné que d’être enfant! Car dès lors même,
j’avais l’être, et havie, et le sentiment; et je veillais à préserver cet
ensemble de tout moi-même, ce dessin de l’unité si cachée par qui j’étais ; je
gardais par le sens intérieur l’intégrité de tous mes sens, et dans cette
petitesse d’existence, dans cette petitesse de pensées, j’aimais la vérité. Je
ne voulais pas être trompé; ma mémoire était forte; mon élocution polie;
l’amitié me charmait; je fuyais la douleur, la honte, l’ignorance. Quelle
admirable merveille qu’un tel animal !
Tout cela, don de mon Dieu! Je ne me suis moi-même rien
donné. Tout cela est bon et moi-même, qui suis tout cela. Donc celui qui m’a
fait est bon, et lui-même est mon bien; et l’élan de mon coeur lui rend hommage
de tous ces biens répandus sur mes premières années. Or je péchais; car ce
n’était point en lui, mais dans ses créatures, les autres et moi, que je
cherchais plaisirs, grandeurs et vérités, me précipitant ainsi dans la douleur,
la confusion, l’erreur. Grâces à vous, mes délices, ma gloire, ma confiance, mon
Dieu! Grâces à vous de tous vos dons! Mais conservez-les-moi; car ainsi vous me
conserverez moi-même; et tout ce que vous m’avez donné aura croissance et
perfection; et je serai avec vous, puisque c’est vous qui m’avez donné d’être.
È
AUGUSTIN
A SEIZE ANS
Désordres de sa première jeunesse. — Ses débauches à l’âge
de seize ans. — Larcin dont il s’accuse sévèrement.
DÉSORDRES DE SA JEUNESSE
1. Je veux rappeler mes impuretés passées, et les
charnelles corruptions de mon âme, non que je les aime, mais afin de vous aimer,
mon Dieu. C’est par amour de votre amour que je reviens sur mes voies infâmes
dans l’amertume de mon souvenir, pour savourer votre douceur, ô Délices
véritables, Béatitude et Sécurité de délices, qui recueillez en vous toutes les
puissances de mon être dispersées en mille vanités loin de vous, mon centre
unique
Car je brûlais, dès mon adolescence, de me rassasier de
basses voluptés; et je n’eus pas honte de prodiguer la sève de ma vie à
d’innombrables et ténébreuses amours, et ma beauté s’est flétrie, et je n’étais
plus que pourriture à vos yeux, alors que je me plaisais à moi-même et désirais
plaire aux yeux des hommes.
SES
DÉBAUCHES A SEIZE ANS
92. Ma plus vive jouissance n’était-elle pas d’aimer et
d’être aimé? Mais je ne m’en tenais pas à ces liens d’âme à âme, sur la chaste
lisière de l’amitié spirituelle. D’impures vapeurs s’exhalaient des fangeuses
convoitises de ma chair, de l’effervescence de la puberté; elles couvraient et
offusquaient mon coeur: la sérénité de l’amour était confondue avec les nuages
de la débauche. L’une et l’autre fermentaient ensemble, et mon imbécile jeunesse
était entraînée dans les précipices des passions et plongeait dans le gouffre du
libertinage.
Votre colère s’était amassée contre moi, et je l’ignorais.
Au bruit des chaînes de ma mortalité, j’étais devenu sourd, j’expiais la superbe
de mon âme. Et je m’éloignais de vous, et vous me laissiez; et je m’élançais, et
je débordais, et je me répandais, et je me fondais en adultères, et vous vous
taisiez! O ma tardive joie, vous vous taisiez alors, et, toujours plus loin de
vous, je m’avançais dans les aridités fécondes en douleurs, avili dans
l’orgueil, agité dans la fatigue!
3. Qui eût alors modéré ma peine? Qui m’eût borné à
l’usage légitime de la fugitive beauté des créatures éphémères et de leurs
délices, pour que les flots de ma jeunesse ne débordassent pas du moins la plage
conjugale, s’ils ne pouvaient s’apaiser dans le but de la procréation des
enfants, selon la prescription de votre loi, Seigneur, qui réglez la génération
de notre mortalité, et pouvez étendre une main adoucie pour émousser des épines
inconnues au paradis? car votre toute-puissance est tout près de nous, lors même
que nous sommes loin de vous. Que n’ai-je du moins écouté plus attentivement la
voix de vos nuées: « Ils souffriront des tribulations dans leur chair. Et moi je
vous les épargne. Il est bon à l’homme de ne point toucher de femme. Celui qui
est sans femme pense aux choses de Dieu, à plaire à Dieu. Celui qui est lié par
le mariage pense aux choses du monde, à plaire à sa femme » (I Co. VII, 28, I,
32, 33, 34). Que n’ai-je ouvert l’oreille à cette voix! eunuque de volonté en
vue du royaume des cieux (Mt. XIX, 12), dans l’attente plus heureuse de vos
embrassements ?
4. Mais je brûlais, malheureux, et livré au torrent qui
m’entraînait loin de vous, je m’affranchis de tous vos commandements, sans
échapper à votre verge. Qui le pourrait? Vous (373) étiez toujours présent dans
la miséricorde de vos rigueurs, abreuvant des plus amers dégoûts toutes mes
joies illégitimes, pour m’entraîner à chercher les joies exemptes de dégoûts. Et
où les eussé-je trouvées hors de vous, « qui faites entrer la douleur dans le
précepte ( Ps. XCIII, 20); qui frappez pour guérir; qui tuez pour nous empêcher
de mourir à vous (Deut. XXXII, 39)? »
Où étais-je, et dans quel lointain exil des délices de
votre maison, à cette seizième année de l’âge de ma chair, qui prit alors le
sceptre sur moi; esclave volontaire, livré sans réserve à la frénésie de cette
passion, que notre dégradation affranchit de tout frein, mais que votre loi
condamne? On ne se mit point en peine d’offrir le mariage au-devant de ma chute;
on n’avait à coeur que de me faire apprendre à bien dire, à persuader par ma
parole.
VICES DE
SON ÉDUCATION
5. Et, cette même année, ramené de Madaure, ville voisine
de notre séjour et mon premier pèlerinage littéraire et oratoire, j’avais
interrompu mes études. On préparait la dépense d’un plus lointain exil à
Carthage, mon père, humble citoyen du municipe de Thagaste, consultant moins sa
fortune que son ambition. Eh! pour qui ce récit? Pas pour vous, mon Dieu; mais
en m’adressant à vous, je parle à tous les hommes mes frères, si peu qu’ils
soient ceux à qui ces pages tomberont entre les mains. Et pourquoi ? Pour que
tout lecteur considère avec moi de quel profond abîme il nous faut crier vers
vous. Et néanmoins se confesser de coeur, vivre de foi, quoi de plus près de
votre oreille? Quelles louanges alors ne prodiguait-on pas à mon père pour
fournir, au delà de ses ressources, au studieux et lointain voyage de son fils?
Combien de citoyens beaucoup plus opulents que lui étaient loin d’avoir tel
souci de leurs enfants? Et ce même père ne s’inquiétait pas si je croissais pour
vous, si j’étais chaste, pourvu que je fusse disert, ou plutôt désert sans votre
culture, ô Dieu, bon, vrai, seul maître du champ de mon coeur ?
6. Or, à cet âge de seize ans, des affaires domestiques
ayant mis entre mes études un intervalle de vacances oisives, je vécus chez mes
pare et mère, et c’est alors que les ronces des désirs impurs s’élevèrent
au-dessus de ma tête, et nulle main n’était là pour les arracher. Loin de là;
mon père s’aperçoit un jour, au bain, de ma pubescence qui, déjà, me couvrait
d’un manteau de frémissantes inquiétudes, et, tressaillant comme à l’aspect de
ses petits-fils, dans sa- joie, il en fait part à ma mère. Joie de l’ivresse où
ce monde vous oublie, vous, son Créateur, pour aimer vos créatures au lieu de
vous, enivré qu’il est du vin invisible d’une volonté pervertie et livrée aux
vils penchants. Mais déjà dans le coeur de ma mère vous aviez commencé votre
temple et jeté les assises de votre sainte habitation. Mon père n’était encore,
lui, que simple catéchumène, et tout récemment. Elle frémit donc de pieuse
épouvante, et trembla; quoique je ne fusse pas encore fidèle, elle craignit pour
moi ces voies tortueuses où s’engagent ceux qui vous présentent le dos et non la
face.
7. Hélas! osé-je encore dire que vous gardiez le
silence, ô mon Dieu, quand je m’éloignais de vous? Etait-ce ainsi que vous vous
taisiez pour moi? Et de qui étaient donc ces suaves paroles, que, par la bouche
de ma mère, votre servante fidèle, vous me disiez à l’oreille? Et rien n’en
descendait dans mon coeur pour l’incliner à l’obéissance. Elle me recommandait
instamment, et m’avertit un jour en secret, avec quelle sollicitude! je m’en
souviens, de me dérober à tout amour impudique et surtout adultère. Je prenais
cela pour des avis de femme, que j’eusse rougi d’écouter. Et c’étaient les
vôtres, et je l’ignorais; et je pensais que vous vous taisiez, et que seule elle
parlait, elle par qui vous me parliez; et c’est vous que je méprisais en elle,
moi son fils, fils de votre servante, et votre serviteur. Mais je ne savais pas,
et je me précipitais avec tant d’aveuglement, qu’entre ceux de mon âge j’étais
honteux de mon infériorité de honte; car je les entendais se vanter de leurs
excès, et se glorifier d’autant plus qu’ils étaient plus infâmes ; et j’avais à
coeur de pécher; soif de plaisir et soif de gloire. Qu’y a-t-il de blâmable que
le vice? Moi, crainte du blâme, je devenais plus vicieux. Et à défaut de crime
réel pour m’égaler aux plus corrompus, je feignais ce que je n’avais point fait;
j’avais peur de paraître d’autant plus méprisable que j’étais plus innocent,
d’autant plus vil que j’étais plus chaste.
8. Voilà avec quels compagnons je courais les places de
Babylone, et me roulais dans sa fange comme dans des eaux de senteur et de
parfums de cinnamome. Et pour m’attacher plus victorieusement au principe du
péché, l’ennemi invisible me foulait aux pieds, et me séduisait, si facile que
j’étais à séduire! Sortie du coeur de la cité abominable, mais culminant, lente
encore, dans les voies du retour, la mère de ma chair m’avertit bien de garder
la pudeur, et pourtant cette confidence de son mari n’éveilla pas en elle la
pensée de resserrer dans les limites de l’amour conjugal, sinon de couper au vif
ces instincts passionnés dont les germes, déjà si funestes, offraient à ses
alarmes le présage des plus grands dangers. Elle négligea le remède, dans la
crainte que toute mon espérance ne fût entravée par la chaîne du mariage; non
pas cette espérance de la vie future qu’elle plaçait en vous, ma pieuse mère,
mais l’espérance d’un avenir littéraire dont ils étaient l’un et l’autre trop
jaloux pour moi; lui, parce qu’il ne songeait guère à vous, et rêvait des
vanités pour moi; elle, parce que loin de croire que ces études me fussent
nuisibles, elle les regardait comme des échelons qui devaient m’élever jusqu’à
votre possession.
Telles sont les conjectures que hasardent mes souvenirs sur
les dispositions de mes parents. Et puis au lieu d’user d’une sage sévérité, on
lâchait la bride en mes divertissements à la multitude de mes passions
déréglées, et un épais brouillard interceptait sans cesse à ma vue, ô mon Dieu,
la lumière de votre vérité ! « Et mon iniquité naissait comme de mon
embonpoint » (Ps. LXXII, 7).
LARCIN
9. Le larcin est condamné par votre loi divine,
Seigneur, et par cette loi écrite au coeur des hommes, que leur iniquité même
n’efface pas. Quel voleur souffre volontiers d’être volé? Quel riche pardonne à
l’indigent poussé par la détresse? Eh bien! moi, j’ai voulu voler, et j’ai volé
sans nécessité, sans besoin, par dégoût de la justice, par plénitude d’iniquité;
car j’ai dérobé ce que j’avais meilleur, et en abondance. Et ce n’est pas de
l’objet convoité par mon larcin, mais du larcin même et du péché que je voulais
jouir. Dans le voisinage de nos vignes était un poirier chargé de fruits qui
n’avaient aucun attrait de saveur ou de beauté. Nous allâmes, une troupe de
jeunes vauriens, secouer et dépouiller cet arbre, vers le milieu de la nuit,
ayant prolongé nos jeux jusqu’à cette heure, selon notre détestable habitude, et
nous en rapportâmes de grandes charges, non pour en faire régal, si toutefois
nous y goûtâmes, mais ne fût-ce que pour les jeter aux pourceaux : simple
plaisir de faire ce qui était défendu.
Voici ce coeur, ô Dieu! ce coeur que vous avez vu en pitié
au fond de l’abîme. Le voici, ce coeur; qu’il vous dise ce qu’il allait chercher
là, pour être gratuitement mauvais, sans autre sujet de malice que la malice
même. Hideuse qu’elle était, je l’ai aimée ; j’ai aimé à périr; j’ai aimé ma
difformité; non l’objet qui me rendait difforme , mais ma difformité même, je
l’ai aimée ! Âme souillée, détachée de votre appui pour sa ruine, n’ayant dans
la honte d’autre appétit que la honte!
ON NE
FAIT POINT LE MAL SANS INTÉRÊT
10. La beauté des corps, tels que l’or, l’argent..., a
son attrait. L’attouchement est flatté par une convenance de rapport, et à
chaque sens correspond une certaine modification des objets. L’honneur temporel,
la puissance de commander et de vaincre ont leur beauté, d’où naît aussi la soif
de la vengeance. Et, pour atteindre à ces jouissances, nous ne devons pas sortir
de vous, Seigneur, ni dévier de votre loi. Cette vie même que nous vivons
ici-bas a pour nous charmer sa mesure de beauté et sa juste proportion avec
toutes les beautés inférieures. Le noeud si cher de l’amitié humaine trouve sa
douceur dans l’unité de plusieurs âmes.
Cause de péché que tout cela, quand le déréglement de nos
affections abandonne, pour ces biens infimes, les plus excellents, les plus
sublimes, vous, Seigneur notre Dieu, et votre vérité et votre loi. Ces biens
d’ici-bas ont leur charme, mais qu’est-il auprès de mon Dieu, créateur de
l’univers, unique joie du juste, délices des coeurs droits?
1l. Recherche-t-on la cause d’un crime, on n’y croit
d’ordinaire, que s’il apparaît un désir d’obtenir, une crainte de perdre
quelqu’un de ces biens infimes dont nous parlons, car ils ont leur grâce et leur
beauté ; niais qu’ils sont bas et rampants, si l’on songe aux trésors de la
gloire et de la béatitude! Il a été homicide. Pourquoi? Il convoitait la femme
ou l’héritage de son frère, il a voulu le voler pour vivre, ou se mettre en
garde contre ses larcins; il brûlait de venger une offense. Aurait-il tué pour
le plaisir même du meurtre?
Est-ce croyable? Car s’il est dit de cet homme, monstre de
démence et de cruauté, qu’il était gratuitement méchant et cruel, nous savons
néanmoins pourquoi. « Il craignait, dit l’historien, que le repos n’énervât sa
main ou son cœur » (Sallust. Guerr. De Cat., C. IX). Mais ici encore, pourquoi?
Il voulait que cette pratique du crime le rendît maître de Rome, fît tomber dans
ses mains honneurs, richesses, autorité; l’affranchît de la crainte des lois, et
de cette détresse où le réduisaient la perte de sa fortune et la conscience de
ses crimes. Ce Catilina n’aimait donc pas ses forfaits mêmes, mais la fin qui le
portait à les commettre.
IL SE
TROUVE DANS LES PÉCHÉS UNE IMITATION
FAUSSE DES PERFECTIONS DIVINES
12. Qu’ai-je donc aimé en toi, malheureux larcin, crime
nocturne de mes seize ans? Tu n’étais pas beau, étant un larcin; es-tu même
quelque chose, pour que je parle à toi? Ces fruits volés par nous étaient beaux,
parce qu’ils étaient votre oeuvre , beauté infinie, créateur de toutes choses,
Dieu bon, Dieu souverain bien et mon bien véritable. Ces fruits étaient beaux;
mais ce n’était pas eux que convoitait mon âme misérable; j’en avais de
meilleurs en abondance; je ne les ai donc cueillis que pour voler. Car aussitôt
je les jetai, ne savourant que l’iniquité , ma seule jouissance, ma seule joie.
Si j’en approchai quelqu’un de ma bouche, je n’y goûtai que la saveur de mon
crime.
Et maintenant, Seigneur mon Dieu, je cherche ce qui m’a plu
dans ce larcin, et je n’y vois aucune ombre de beauté. Je ne parle point de
cette beauté qui réside dans l’équité, dans la prudence; ou bien, dans l’esprit
de l’homme, sa mémoire, ses sens, sa vie végétative; ni de la splendide harmonie
des corps célestes, et de la terre et de la mer se peu. plant de créatures par
une continuelle succession de naissances et de morts; ni même de cette beauté
menteuse, voile des vices décevants.
13. Car l’orgueil contrefait l’élévation; et vomis seul,
ô mon Dieu, êtes élevé au-dessus de tous les êtres. L’ambition, que
cherche-t-elle, sinon les honneurs et la gloire? Et vous seul devez être honoré,
seul glorifié dans tous les. siècles. La tyrannie veut se faire craindre; et qui
est à craindre que vous seul, ô Dieu? Votre pouvoir se laisse-t-il jamais rien
ravir, rien soustraire? Quand, où, par qui se pourrait-il? Et les profanes
caresses veulent surprendre l’amour; mais quoi de plus caressant que votre
amour? Quoi de plus heureusement aimable que la beauté resplendissante et
souveraine de votre vérité? La curiosité se donne pour la passion de la science;
et vous seul possédez la science universelle et suprême. L’ignorance même et la
stupidité ne se couvrent-elles pas du nom de simplicité et d’innocence, parce
que rien ne saurait être plus simple que vous? Rien de plus innocent que vous,
car c’est dans leurs oeuvres que les méchants trouvent leur ennemi. La paresse
prétend n’être que l’appétence du repos; et quel repos assuré que dans le
Seigneur? Le luxe se dit magnificence; mais vous êtes la source vive et
inépuisable des incorruptibles délices. La profusion se farde des traits de la
libéralité ; - mais vous êtes l’opulent dispensateur de toutes largesses.
L’avarice veut beaucoup posséder, et vous possédez tout. L’envie dispute la
prééminence; quoi de plus éminent que vous? La colère cherche la vengeance; qui
se venge plus justement que vous? La crainte frémit des soudaines rencontres,
menaçantes pour ce qu’elle aime; elle veille à sa sécurité : mais pour vous
est-il rien d’étrange, rien de soudain? Qui vous sépare de ce que vous aimez?
Hors de vous, où est la constante sécurité? La tristesse se consume dans la
perte des jouissances passionnées, parce qu’elle voudrait qu’il lui fût aussi
impossible qu’à vous de rien perdre.
14. Ainsi l’âme devient adultère, lorsque, détournée de
vous, elle cherche hors de vous ce qu’elle ne trouve, pur et sans mélange, qu’en
revenant à vous. Ceux-là vous imitent avec perversité, qui s’éloignent de vous,
qui s’élèvent contre vous. Et toutefois, en vous imitant ainsi, ils montrent que
vous êtes le créateur de l’univers, et que vous ne laissez aucune place où l’on
puisse se retirer entièrement de vous. Et moi, qu’ai-je donc aimé dans ce
larcin? En quoi ai-je imité mon Dieu? faux et criminel imitateur ! Ai-je pris
plaisir à (376) enfreindre la loi par la ruse, au défaut de la puissance; et,
sous les liens de la servitude, affectant une liberté boiteuse, ai-je trouvé
dans la faculté de violer impunément la justice une ténébreuse image de la
Toute-Puissance ? C’est l’esclave qui fuit son maître et n’atteint qu’une ombre!
O corruption! ô monstre de vie ! ô abîme de mort! Ce qui était illicite a-t-il
pu me plaire, et par cela seul qu’il était illicite?
ACTIONS
DE GRACES
15. Que rendrai-je au Seigneur qui délivre mon âme du
trouble de ces souvenirs? Que je vous aime, Seigneur, que je vous rende grâces
et confesse votre nom, ô vous qui m’avez remis tant de criminelles et
abominables oeuvres! A votre grâce, à votre miséricorde je rapporte d’avoir
fondu la glace de mes péchés. A votre grâce je rapporte tout ce que je n’ai pas
fait de mal. Eh! de quoi n’étais-je point capable ayant aimé le crime sans
intérêt? Et je confesse que tout m’est pardonné, et le mal que j’ai fait de gré,
et celui que m’a épargné votre miséricorde.
Quel mortel, méditant sur son infirmité, oserait attribuer
à ses propres forces sa chasteté et son innocence, et se croirait en droit de
vous moins aimer, comme s’il eût eu moins besoin de ce miséricordieux pardon que
vous accordez au repentir des pécheurs? Que l’homme qui, docile à l’appel de
votre voix, a évité tous ces désordres dont je publie le souvenir et l’aveu, se
garde de rire s’il me voit guéri par le même médecin à qui il doit de n’avoir
pas été, ou plutôt d’avoir été moins malade; qu’il vous en aime autant, qu’il
vous en aime davantage, reconnaissant que celui qui me délivre est le même qui
l’a préservé des mortelles défaillances du péché.
CE QU’IL
AVAIT AIMÉ DANS CE LARCIN
16. Malheureux! quel avantage trouvais-je donc alors
dans ces actions, dont aujourd’hui la pensée me fait rougir (Rom. VI, 21), et
surtout dans ce vol où je n’aimai que lui; rien que lui, rien sans doute, car
lui-même n’était rien… pour moi cependant un surcroît de misère! et pourtant
seul je ne l’eusse pas fait. Ma mémoire me représente bien mon âme alors; non,
seul, je ne l’eusse pas fait. C’est donc, en outre, la société de mes complices
que j’ai aimée. J’ai donc aimé autre chose que le vol ? Mais quoi? rien; car
cela même encore n’est rien.
Qu’y a-t-il donc là en réalité? Qui me l’enseignera, que
Celui qui éclaire mon coeur et en dissipe les ténèbres? Quelle est enfin la
cause de cet acte coupable? Mon esprit la recherche; il la poursuit; il veut la
pénétrer. Si j’aimai ces fruits, si je les désirai, que ne les volai-je seul? Ne
suffisait-il pas à ma convoitise de commettre l’iniquité sans envenimer par le
frottement de la complicité les démangeaisons de mon désir? Mais ce plaisir que
ces fruits ne me donnaient pas, je ne le trouvais dans le péché que par cette
association de pécheurs.
LIAISONS
FUNESTES
17. Quel était donc cet instinct de mon âme? Vil et
honteux instinct! Ame misérable, tu t’es livrée à lui! Quel était enfin cet
instinct maudit? « Oh ! qui peut sonder l’abîme des péchés (Ps. XVIII, 13)? »
C’était un rire malin qui nous chatouillait le coeur à l’idée de tromper un
homme et de l’irriter. Pourquoi donc avais-je du plaisir à n’être pas seul?
Seul, est-il plus difficile de rire? Il est vrai; et cependant un homme est
seul, et le rire s’empare de lui, si un objet trop ridicule frappe ses sens ou
son esprit. Mais moi, je n’eusse rien fait seul; non, seul, je n’eusse rien
fait.
Oui, mon Dieu, voici devant vous la vivante souvenance de
mon âme! Seul, je n’eusse pas commis ce larcin, n’en aimant pas l’objet,
n’aimant que lui-même. Seul, je n’eusse trouvé aucun plaisir à le faire , je ne
l’eusse point fait. O amitié ennemie, subtile séduction de l’esprit, ardeur de
nuire et de dérober, inspirée par l’entrain et le jeu, sans cupidité, sans
passion vindicative, sur un seul mot Allons, dérobons! et l’on rougit de rougir
encore !
ÉLAN
VERS DIEU
18. Qui démêlera ces tortueux replis, ce noeud
inextricable? Il recèle la honte; je n’y veux plus penser; je ne le veux plus
voir. C’est vous que je veux, ô justice, ô innocence, si belle aux chastes
regards, dont la jouissance nous laisse insatiables! En vous est la paix
profonde et la vie inaltérable. Celui qui entre en vous, « entre dans la joie de
son Seigneur » (Mt. XXV, 21). Libre de toute crainte, il demeure souverainement
bien dans le Bien souverain. J’ai dérivé loin de vous, et je me suis égaré, mon
Dieu; mon adolescence s’est écoulée hors de votre stabilité, et je suis devenu à
moi-même une contrée d’indigence.
È
EGAREMENTS DE CŒUR ET D’ESPRIT
Amours impurs. — Il tombe à dix-neuf ans dans l’hérésie des
Manichéens.
Prières et larmes de sa mère. − Paroles prophétiques d’un évêque.
AMOURS IMPURS
1. Je vins à Carthage, où bientôt j’entendis bouillir
autour de moi la chaudière des sales amours. Je n’aimais pas encore, et j’aimais
à aimer; et par une indigence secrète, je m’en voulais de n’être pas encore
assez indigent. Je cherchais un objet à mon amour, aimant à aimer; et je
haïssais ma sécurité, ma voie exempte de piéges. Mon coeur défaillait, vide de
la nourriture intérieure, de vous-même, mon Dieu; et ce n’était pas de cette
faim-là que je me sentais affamé ; je n’avais pas l’appétit des aliments
incorruptibles: non que j’en fusse rassasié; je n’étais dégoûté que par
inanition. Et mon âme était mal portante et couverte de plaies, et se jetant
misérablement hors d’elle-même, elle mendiait ces vifs attouchements qui
devaient envenimer son ulcère. C’est la vie que l’on aime dans les créatures
aimer, être aimé m’était encore plus doux, quand la personne aimante se donnait
toute à moi.
Je souillais donc la source de l’amitié des ordures de la
concupiscence; je couvrais sa sérénité du nuage infernal de la débauche. Hideux
et infâme, dans la plénitude de ma vanité, je prétendais encore à l’urbanité
élégante. Et je tombai dans l’amour où je désirais être pris, O mon Dieu, ô ma
miséricorde, de quelle amertume votre, bonté a assaisonné ce miel! Je fus aimé,
j’en vins aux liens secrets de la jouissance, et, joyeux, je m’enlaçais dans un
réseau d’angoisses, pour être bientôt livré aux verges de fer brûlantes de la
jalousie, des soupçons, des craintes, des colères et des querelles.
THÉÂTRES
2. Je me laissais ravir au théâtre, plein d’images de
mes misères, et d’aliments à ma flamme. Mais qu’est-ce donc? et comment l’homme
veut-il s’apitoyer au spectacle des aventures lamentables et tragiques qu’il ne
voudrait pas lui-même souffrir? Et cependant, spectateur, il veut en souffrir de
la douleur, et cette douleur même est son plaisir. Qu’est-ce donc, sinon une
pitoyable maladie d’esprit? Car notre émotion est d’autant plus vive, que nous
sommes moins guéris de ces passions quoique pâtir s’appelle misère, et compatir,
miséricorde. Mais quelle est cette compatissance pour des fictions scéniques?
Appelle-t-on l’auditeur au secours? Non, il est convié seulement à se douloir;
et il applaudit l’acteur, en raison de la douleur qu’il reçoit. Et si la
représentation de ces infortunes, antiques ou imaginaires, le laisse sans
impressions douloureuses, il se retire le dédain et la critique à la bouche.
Est-il douloureusement ému, il demeure attentif, et pleure avec joie.
3. Mais tout homme veut se réjouir; d’où vient donc cet
amour des larmes et de la douleur? Le plaisir, que la misère exclut, se
trouve-t-il dans la commisération? Et ce sentiment fait-il aimer la douleur dont
il ne saurait se passer? L’amour est la source de ces sympathies. Où va
cependant, où s’écoule ce flot? Au torrent de poix bouillante, au gouffre ardent
des noires voluptés, où il change et se confond lui-même, égaré si loin et déchu
de la limpidité céleste. Faut-il donc répudier la compassion ? Nullement. La
douleur est donc parfois aimable; mais garde-toi de l’impureté, ô mon âme, sous
la tutelle de mon Dieu, Dieu de nos pères, qui doit être loué et exalté dans
tous les siècles (Dn. III, 32); garde-toi de l’impureté, car je ne suis pas
aujourd’hui fermé à la commisération. Mais alors, au théâtre, j’entrais dans la
joie de ces amants qui se possédaient dans le crime, et pourtant ce n’était que
feinte et jeux imaginaires. Alors qu’ils étaient perdus l’un pour l’autre, je me
sentais comme une compatissante tristesse; et pourtant je jouissais de ce double
sentiment.
Aujourd’hui, j’ai plus en pitié la joie dans le vice, que
les prétendues souffrances nées de la ruine d’une pernicieuse volupté, et de la
perte d’une félicité malheureuse. Assurément, c’est là une compassion vraie;
mais la douleur n’y est plus un plaisir. Car si la charité approuve celui qui
plaint douloureusement un affligé, néanmoins, une pitié vraiment fraternelle
préférerait qu’il n’y eût point une douleur à plaindre. Et, en effet, la bonne
volonté ne saurait pas plus vouloir le mal, que le vrai miséricordieux désirer
qu’il y ait des misérables pour exercer sa miséricorde.
Il est donc certaine douleur permise, il n’en est point que
l’on doive aimer. Ainsi, Seigneur, mon Dieu, vous qui aimez les âmes d’un amour
infiniment plus pur que nous, votre compassion pour elles est d’autant plus
incorruptible, que vous ne sentez l’atteinte d’aucune douleur. Mais l’homme en
est-il capable?
4. Malheureux que j’étais, j’aimais à me douloir, et je
cherchais des sujets de douleurs. Dans ces infortunes étrangères et fausses, ces
infortunes rie saltimbanques, jamais le jeu d’un histrion ne me plaisait, ne
m’attachait par un charme plus fort que celui des larmes qui jaillissaient de
mes yeux. Faut-il s’en étonner? Pauvre brebis égarée de votre troupeau, et
impatiente de votre houlette, j’étais couvert d’une lèpre honteuse.
Et voilà d’où venait mon amour pour ces douleurs, non
toutefois jusqu’au désir d’en être pénétré plus avant. Car je n’eusse pas aimé
souffrir ce qui me plaisait à voir; mais ces récits, ces fictions m’effleuraient
vivement la chair, et, comme l’ongle envenimé, elles soulevaient bientôt une
brûlante tumeur, distillant le pus et la sanie. Telle était ma vie; était-ce une
vie? ô mon Dieu!
INSOLENCE DE LA JEUNESSE DE CARTHAGE
5. Et votre miséricorde fidèle planait de loin, les
ailes étendues sur moi. En quelles dissolussions ne me suis-je pas consumé? Loin
de vous, j’ai suivi une curiosité sacrilége, qui m’amena au plus profond de
l’infidélité, au culte trompeur des démons, à qui j’offrais comme un sacrifice
de mes actes criminels, et dans tous je sentais votre fouet. N’ai-je pas osé,
même pendant la célébration d’une solennité sainte, dans votre sanctuaire,
convoiter l’impudicité et marchander des fruits de mort? Votre main alors s’est
appesantie davantage sur moi, mais non en raison de ma faute, ô mon Dieu, mon
immense miséricorde, mon refuge contre ces épouvantables pécheurs, avec qui je
m’égarais présomptueux, la tête haute, toujours plus loin de vous, aimant mes
voies et non les vôtres, aimant ma liberté d’esclave fugitif.
6. Ces études, prétendues honnêtes, avaient leur
aboutissant au forum de la chicane; et j’aspirais à me distinguer là où les
succès se mesurent aux mensonges. Tel est l’aveugle. ment des hommes, et, cet
aveuglement même, ils s’en glorifient! Et déjà je l’emportais à l’école du
rhéteur; et ma joie était superbe, et j’étais gonflé de vent. Mais pourtant,
plus retenu que les autres, Seigneur, vous le savez, j’étais bien éloigné de «
démolir » avec les « démolisseurs. » (Ce nom de furies et de démons reçoit une
acception d’urbanité.) Et je vivais avec eux, impudent dans ma pudeur, puisque
je n’étais pas comme eux ; et je trouvais parfois du plaisir dans leur
familiarité, malgré l’horreur que m’inspiraient leurs actes, ces « démolitions »
effrontées dont ils assaillaient la modestie de l’étranger, faisant de son
trouble l’objet de leurs jeux iniques et la pâture de leurs malignes joies. Quoi
de plus semblable aux actes des démons? Et pouvaient. ils s’appeler mieux que
démolisseurs? Mais, démolisseurs démolis, livrés aux secrètes risées et aux
séductions des esprits de mensonge, au moment même où ils se plaisaient à
railler et à tromper autrui.
IL SE
PASSIONNE POUR LA SAGESSE A LA LECTURE
DE L’HORTENSIUS DE CICÉRON
7. C’est en telle compagnie que, dans un âge encore
tendre, j’étudiais l’éloquence où je désirais exceller, à malheureuses et
damnables fins, les joies de la vanité humaine. Et l’ordre suivi dans cette
étude m’avait mis sous les yeux un certain livre de Cicéron, dont on admire plus
généralement la langue que le coeur. Ce livre contient une exhortation à la
philosophie, c’est l’Hortensius. Sa lecture changea mes sentiments; elle changea
les prières que je vous adressais à vous-même, Seigneur; elle rendit tout autres
mes voeux et mes désirs. Je ne vis soudain que bassesse dans l’espérance du
siècle, et je convoitai l’immortelle sagesse avec un incroyable élan de coeur,
et déjà je commençais à sue lever pour revenir à vous. Car je ne songeais plus à
raffiner mon langage, unique fruit que payaient pour un fils de dix-neuf ans les
épargnes de ma mère, veuve depuis plus de deux années; non, je ne rapportais
plus à la vanité du langage la lecture de ce livre; il m’avait persuadé ce qu’il
disait et non pas son bien dire.
8. Oh! comme je brûlais, mon Dieu I comme je brûlais de
revoler de la terre à vous! et je ne savais pas ce que vous faisiez en moi. Car
la sagesse est en vous, et ce n’est que l’amour de la sagesse, nommé par les
Grecs philosophie, que cette lecture allumait en moi. Il est des hommes qui se
servent de la philosophie pour tromper, et, de ce nom si grand, si séduisant, si
vénérable, ils colorent et fardent leurs erreurs. Et tous les prétendus sages de
son temps ou des siècles antérieurs, l’auteur de l’Hortensius les note et les
montre du doigt, rendant sans le vouloir témoignage à l’avertissement salutaire
que votre Esprit a publié par votre saint et fidèle serviteur: « Prenez garde
que personne ne vous surprenne par la philosophie, par de vaines subtilités,
selon les traditions des hommes, selon les principes d’une fausse science
naturelle, et non selon le Christ; car en lui habite corporellement toute la
plénitude de la divinité ( Coloss. II, 8,9). »
Et en ce temps, vous le savez, lumière de mon coeur,
j’ignorais encore ces paroles de l’Apôtre, et ce qui me plaisait uniquement en
cette exhortation, c’est que ne proposant à mon
choix aucune secte, mais la sagesse elle-même quelle
qu’elle fût, elle m’excitait à l’aimer, à la rechercher, à la poursuivre, à
l’atteindre et à l’embrasser fortement; et je brûlais, et je débordais
d’enthousiasme. Une chose seule ralentissait un peu mes transports; le nom du
Christ n’était pas là. Ce nom, suivant le dessein de votre miséricorde,
Seigneur, ce nom de mon Sauveur votre Fils, avait été amoureusement bu par mon
tendre coeur avec le lait même de ma mère, et il était demeuré au fond; et, sans
ce nom, nul livre, si rempli qu’il fût de beautés, d’élégance et de vérité, ne
pouvait me ravir tout entier.
SON
MÉPRIS POUR L’ÉCRITURE
9. Je pris donc la résolution d’appliquer mon esprit à
la sainte Ecriture, et de connaître ce qu’elle était. Je le sais aujourd’hui :
une chose qui ne se dévoile ni à la pénétration des superbes, ni à la simplicité
des enfants; entrée basse, voûtes immenses, partout un voile de mystères! Et je
n’étais pas capable d’y entrer, ni de plier ma tête à son allure. Car alors je
n’en pensais pas comme j’en parle aujourd’hui: elle me semblait indigne d’être
mise en parallèle avec la majesté cicéronienne. Mon orgueil répudiait sa
simplicité, et mon regard ne pénétrait pas ses profondeurs. Et c’était pourtant
cette Ecriture qui veut croître avec les petits: mais je dédaignais d’être
petit; et enflé de vaine gloire, je me croyais grand.
IL TOMBE
DANS L’ERREUR DES MANICHÉENS
10. Aussi, je rencontrai des hommes, au superbe délire,
charnels et parleurs; leur bouche recélait un piége diabolique, une glu composée
du mélange des syllabes de votre nom, et des noms de Notre-Seigneur Jésus-Christ
et du Paraclet notre consolateur, l’Esprit-Saint. Ces noms résidaient toujours
sur leurs lèvres, mais ce n’était qu’un son vainement articulé; leur coeur était
vide du vrai. Et ils disaient: Vérité, vérité; ils me la nommaient sans cesse,
et jamais elle n’était en eux. Ils débitaient l’erreur, non seulement sur vous,
qui êtes vraiment la vérité, mais sur ce monde élémentaire, votre ouvrage, où,
par delà les vérités mêmes connues des philosophes j’ai dû m’élancer, grâce à
votre amour, ô mon Père, ô bonté souveraine, beauté de toutes les beautés!
Vérité, vérité, combien alors même, et du plus profond de
mon âme, je soupirais pour vous, quand, si souvent, et de mille manières, et de
vive voix, ces hommes faisaient autour de moi bruire votre nom dans leurs
nombreux et longs ouvrages! Et les mets qu’ils servaient à mon appétit de
vérité, c’étaient, au lieu de vous, « la lune, le soleil,» chefs-d’oeuvre de vos
mains, mais votre oeuvre, et non pas vous, ni même votre oeuvre suprême; car vos
créatures spirituelles sont encore plus excellentes que ces corps éclatants de
lumière et roulant dans les cieux.
Et ce n’était pas de ces créatures excellentes, c’était de
vous seule, ô vérité sans changement et sans ombre (Jc. I, 17), que j’avais faim
et soif; et l’on ne présentait à ma table que de splendides fantômes. Et mieux
eût valu attacher mon amour à ce soleil, vrai du moins pour les yeux, qu’à ces
mensonges, qui, par les yeux, trompent l’esprit. Et toutefois je les prenais
pour vous, et je m’en nourrissais, mais sans avidité, car mon palais ne me
rendait pas la saveur de votre réalité; et vous n’étiez rien de toutes ces
vaines fictions, où je trouvais moins aliment qu’épuisement. La nourriture
imaginaire de nos songes est semblable à la nourriture de nos veilles; et elle
laisse notre sommeil à jeun. Mais ces vanités ne vous ressemblaient en rien,
comme depuis votre parole me l’a fait connaître; ce n’étaient que rêves
insensés, corps fantastiques, bien éloignés de la certitude de ces corps réels,
soit célestes, soit terrestres, que nous voyons de l’oeil charnel, de l’oeil des
brutes et des oiseaux; corps plus vrais néanmoins dans leur réalité que dans
notre imagination; mais combien notre imagination est plus vraie que cette
induction chimérique qui se plaît à en soupçonner d’immenses, d’infinis, pur
néant, dont alors je me repaissais à vide!
Mais vous, mon amour, en qui je me meurs pour être fort,
vous n’êtes ni ces corps que nous voyons dans les cieux, ni ceux que nous ne
pouvons voir de si bas; car ils ne sont que vos créatures, et même ne résident
pas au faîte de votre création. Combien donc êtes-vous loin de ces folles
conceptions, de ces chimères de corps qui n’ont aucun être, qui ont moins de
certitude que les images mêmes des corps réels, entités plus certaines que ces
images, et qui ne sont pas vous: vous n’êtes pas même l’âme qui est leur vie,
cette vie des corps meilleure et plus certaine que les corps; mais vous êtes la
vie des âmes, la vie des vies, indépendante et immuable vie, ô vie de mon âme!
11. Où étiez-vous alors, à quelle distance de moi? Et je
voyageais loin de vous, sevré même du gland dont je paissais les pourceaux (Lc,
XV, 16). Combien les fables des grammairiens et des poètes sont préférables à
ces mensonges! Ces vers, cette poésie, cette Médée qui s’envole, sont encore
plus utiles que les cinq éléments, bizarrement travestis pour correspondre aux
cinq cavernes de ténèbres, néant qui tue l’âme crédule. La poésie, l’art des
vers sont encore des aliments de vérité. Et je déclamais le vol de Médée, sans
l’affirmer; je l’entendais déclamer, sans y croire; mais ces autres folies, je
les ai crues.
Malheur! Malheur! Par quels degrés ai-je roulé au fond de
l’abîme? O mon Dieu, je vous confesse mon erreur, à vous qui avez eu pitié de
moi, quand je ne vous la confessais pas encore; je vous cherchais, dans une
laborieuse et haletante pénurie de vérité; je vous cherchais non par
l’intelligence raisonnable qui m’élève au-dessus des animaux, mais par le sens
charnel; et vous étiez intérieur à l’intimité, supérieur aux sommités de mon
âme. Je rencontrai l’énigme de Salomon, cette femme hardie, pauvre en sagesse,
assise devant sa porte, où elle crie: « Mangez avec plaisir le pain caché ;
buvez avec délices les eaux dérobées (prov. IX, 17)» Cette femme me séduisit,
parce qu’elle me trouva tout au dehors habitant l’oeil de ma chair, et ruminant
en moi tout ce qu’il m’avait donné à dévorer.
FOLIES
DES MANICHÉENS
12. Car je ne soupçonnais pas cette autre nature qui
seule est en vérité, et je me démenais en subtilités pour complaire à ces
ridicules imposteurs, quand ils me demandaient d’où vient le mal; si Dieu est
borné aux limites d’une forme corporelle; s’il a des cheveux et des ongles; et
s’il faut tenir pour justes ceux qui avaient plusieurs femmes, tuaient des
hommes et sacrifiaient des animaux? Ces questions (382) troublaient mon
ignorance; je me retirais de la vérité, et me figurais aller vers elle, parce
que je ne savais pas que le mal n’est que la privation du bien, privation dont
le dernier terme est le néant. Et pouvais-je le voir, moi dont la vue s’arrêtait
au corps, et l’esprit au fantôme?
Et je ne savais pas que « Dieu est un esprit » qui n’a
point de membres mesurables en longueur et largeur, dont l’être n’est point
masse, car la masse est moindre en sa partie, qu’en son tout. Et fût-elle
infinie, elle est moindre dans un espace défini, que dans son étendue infinie;
et elle n’est pas toute en tous lieux, comme l’esprit, comme Dieu, et j’ignorais
entièrement ce qui est en nous, par quoi nous sommes semblables à Dieu, et en
quel sens 1’Ecriture a raison de dire que « nous sommes faits à son image » (Gn.
I, 27).
13. Et je ne connaissais pas cette vraie justice
intérieure, qui ne juge pas sur la coutume, mais sur la loi de rectitude du Dieu
tout-puissant qui ordonne les moeurs des pays et des jours, selon les pays elles
jours, toujours et partout la même, pas autre en d’autres lieux, pas autre en
d’autres temps devant qui sont justes Abraham, Isaac, Jacob, Moïse, David et
tous ces hommes loués de la bouche de Dieu, jugés injustes par les ignorants qui
jugent au jour de l’homme, et soumettent la conduite universelle du genre humain
au point de vue de leur siècle et de leur foyer. Novice aux armes, tu ignores à
quel membre s’ajuste ce casque, ce cuissart ; tu prends le casque pour
chaussure, le cuissart pour te couvrir la tête; et tu prétends en murmurant que
l’armure n’est pas à ta taille! Un jour, après l’heure du midi, toute vente est
prohibée: ce marchand va-t-il se révolter contre cette défense, parce qu’elle
n’existait pas ce matin? Trouveras-tu étrange, dans une maison, que tel
serviteur touche des objets interdits à celui qui verse à boire, que l’on fasse
à l’écurie ce qui n’est pas permis à table? Et faut-il s’étonner que sous le
même toit, dans la même troupe d’esclaves, même permission ne soit donnée ni
partout, ni à tous?
Telle est l’erreur de ceux qui ne peuvent souffrir qu’il
ait été permis aux justes des anciens jours ce qui n’est pas permis aux justes
d’aujourd’hui; et que Dieu ait fait tel commandement à ceux-ci, tel à ceux-là,
pour des raisons temporelles, tous néanmoins demeurant esclaves de l’éternelle
justice; et cependant, dans un même homme, dans un même jour, sous un même toit,
ce qui sied à un membre répugne à l’autre, ce qui est loisible maintenant
cessera de l’être dans une heure; ce qui est permis ou ordonné là, est ici
justement défendu ,et puni. Est-ce à dire que la justice est différente et
muable? Non; mais les temps qu’elle gouverne changent dans leur fuite, car ils
sont temps. Et les hommes trop courts de jours et de vue pour embrasser dans
leur ensemble les principes régulateurs des siècles passés et des différentes
sociétés humaines en les rattachant aux éléments contemporains, mais apercevant
sans peine ce qui, dans un seul corps, un seul jour, une seule maison convient à
tel membre, à tel moment, à tel lieu, à telle personne, se soumettent à l’ordre
particulier, et se révoltent contre l’ordre général.
14. J’ignorais alors ces vérités, et je n’y songeais
pas; elles frappaient mes yeux de toutes parts, et je ne voyais pas. Et quand je
chantais des vers, je savais bien qu’il ne m’était pas permis de jeter au hasard
un pied quelconque, qu’il fallait le placer différemment suivant la variété des
mesures, et que, dans un même vers, le même pied ne pouvait se répéter partout;
quoique l’art lui-même, qui présidait à mes chants , soit invariable dans sa
législation, constant et universel. Et je ne considérais pas que la justice,
souveraine des bonnes et saintes âmes, contient, d’une manière infiniment plus
excellente et plus sublime, toutes les règles qu’elle a données, partout
invariable et appropriant néanmoins à la variété des temps, non pas
l’universalité, mais la convenance particulière de ses préceptes. Aveugle que
j’étais, je blâmais ces saints patriarches qui ont usé du présent suivant
l’inspiration et le commandement de Dieu, et annoncé l’avenir qu’il dévoilait à
leurs yeux!
CE QUE
DIEU COMMANDE DEVIENT PERMIS
15. Où, quand, est-il injuste d’aimer Dieu de tout son
coeur, de toute son âme, de tout son esprit, et son prochain comme soi-même? Au
rebours, les crimes contre nature, tels que ceux de Sodome, appellent partout et
toujours l’horreur et le châtiment. Que si tous les peuples imitaient Sodome,
ils seraient tenus de la même culpabilité devant la loi divine, qui n’a pas fait
les hommes pour user ainsi d’eux-mêmes. Car c’est violer l’alliance qui doit
être entre nous et Dieu, que de profaner par de vils appétits de débauche la
nature dont il est l’auteur.
Pour les délits contraires aux coutumes locales, ils se
doivent éviter selon la diversité des moeurs: le pacte social établi dans une
ville, chez un peuple, par l’usage ou la loi, ne saurait être enfreint suivant
le caprice d’un citoyen ou d’un étranger. Il y a difformité dans toute partie en
désaccord avec son tout,
Mais quand Dieu ordonne contre la coutume, contre la loi,
où que ce soit, c’est chose à faire, n’eût-elle jamais été faite; à renouveler,
si elle est oubliée; n’est-elle pas établie? il faut l’établir. S’il est permis
à un roi, dans la ville où il règne, d’ordonner ce que nul avant lui et ce que
lui-même n’avait point encore voulu; lui obéir, ce n’est pas violer l’ordre de
la ville, c’est le violer plutôt, que de ne pas lui obéir; car le pacte
fondamental de la société humaine est l’obéissance aux rois. Combien donc est-il
plus raisonnable de voler à l’exécution des volontés du grand Roi de l’univers?
Dans la hiérarchie des pouvoirs humains, la préséance de l’autorité supérieure
sur la moindre est reconnue par le sujet; à Dieu la préséance absolue.
16. Même réprobation de tout crime où se trouve le désir
de nuire par propos outrageants, par acte de violence, soit inimitié
vindicative, soit convoitise d’un bien étranger qui précipite le brigand sur le
voyageur, soit précautions de la peur fatales à qui l’inspire, soit envie du
misérable qui jalouse un heureux, de l’heureux qui craint ou souffre de trouver
un égal ; soit simple goût du mal d’autrui, qui séduit les spectateurs des
combats de l’arène, et les rieurs et les railleurs. Voilà les grands chefs
d’iniquité qui ont leurs racines dans la triple concupiscence de dominer, de
voir, de sentir, tantôt séparées, tantôt réunies. Et la vie est mauvaise, qui
s’élève contre les nombres trois et sept, contre l’harmonieuse harpe à dix
cordes, votre décalogue, ô Dieu, toute puissance et toute suavité!
Mais quels crimes peuvent vous atteindre, vous que rien ne
corrompt? Quels forfaits vous intéressent, vous à qui rien ne peut nuire? Et
néanmoins vous vous portez vengeur de tout ce que les hommes attentent contre
eux-mêmes, parce qu’en vous offensant ils traitent leurs âmes avec impiété, car
l’iniquité est infidèle contre elle-même; parce qu’ils dépravent ou ruinent leur
nature que vous avez faite et ordonnée, soit par l’abus des choses permises,
soit par l’impur désir et l’usage contre nature des choses défendues; parce
qu’ils entreprennent contre vous dans les révoltes de leur coeur et les
blasphèmes de leur parole, et regimbent contre l’aiguillon; parce que, brisant
toutes les barrières de la société humaine, ils s’applaudissent avec audace des
factions et des cabales qu’élève leur intérêt ou leur ressentiment.
Et ces désordres arrivent, lorsqu’on vous abandonne, source
de la vie, seul et véritable créateur et modérateur du monde; lorsqu’un orgueil
privé poursuit d’un amour étroit un objet d’erreur. Aussi n’est-ce que par
l’humble piété qu’on a retour vers vous; vous nous délivrez alors de l’habitude
du mal. Propice à l’aveu du pécheur, vous exaucez les gémissements de
l’esclavage; vous brisez les fers que nous nous sommes forgés à nous-mêmes,
pourvu que nous ne dressions plus contre vous cette corne infernale d’une fausse
liberté, jaloux d’avoir davantage, au risque de tout perdre, préférant notre
bien particulier à vous, seul Bien de tous les êtres.
DIEU
JUGE AUTREMENT QUE LES HOMMES
17. Mais en outre de cette multitude de souillures et
d’iniquités, il est des péchés commis dans les voies de retour, qui, justement
blâmés suivant la lettre de la loi de perfection, trouvent faveur comme
espérance du fruit à venir, comme l’herbe présage de la moisson. Et il est’ des
actes qui, coupables en apparence, sont néanmoins innocents parce qu’ils ne
portent atteinte ni à vous, Seigneur mon Dieu, ni à la société civile; ainsi
certaines satisfactions dominées à l’entretien de la vie, selon les habitudes
d’une époque, sans qu’on ait sujet d’accuser une convoitise déréglée; ainsi
l’exercice rigoureux d’une autorité légitime, imputable au désir de réprimer
plutôt qu’au besoin de nuire. Combien d’actions répréhensibles aux yeux des
hommes, autorisées par votre témoignage; combien louées par eux, que votre
justice condamne? si différentes sont souvent (384) l’apparence de l’action,
l’intention du coeur, et la donnée secrète des circonstances!
Mais quand soudain vous commandez um chose extraordinaire,
jusqu’alors défendue pas vous, tinssiez-vous cachées pour un temps les raisons
de votre commandement, fût-il contraire aux conventions sociales de quelques
hommes; qui doute qu’il ne faille obéir, puisqu’il n’est de société légitime que
celle qui vous obéit? Mais heureux ceux qui savent que c’est de vous que le
commandement est venu. Toutes les actions de vos serviteurs sont l’expression
des nécessités du présent ou la figure de l’avenir.
EXTRAVAGANCE DES MANICHÉENS
18. Dans mon ignorance, je me raillais de ces hommes
divins, vos serviteurs et vos prophètes. Et que faisais-je en riant des saints
que vous apprêter à rire de moi? J’en étais venu peu à peu à la niaiserie de
croire que la figue que l’on cueille et l’arbre maternel pleurent des larmes de
lait; et que si un saint selon Manès eût mangé cette figue, innocent toutefois
du crime de l’avoir cueillie, c’étaient des anges mêlés à son haleine, c’étaient
même des parcelles de Dieu, que, dans les soupirs de l’oraison, la digestion de
ce fruit rapportait à ses lèvres; parcelles du Dieu souverain et véritable à
jamais comprimées dans cette substance végétale, si elles n’eussent été dégagées
par la dent et l’estomac de l’élu. Malheureux! je croyais qu’il valait mieux
avoir pitié des productions de la terre que des hommes pour qui elle produit.
Car si tout autre qu’un Manichéen m’eût demandé quelque chose pour apaiser sa
faim, le fruit donné à cet homme m’eût paru comme dévoué au dernier supplice.
PRIÈRES
ET LARMES DE SA MÈRE
19. Et vous avez étendu votre main d’en-haut, et de ces
profondes ténèbres vous avez retiré mon âme (Ps. CXLIII, 7). Car, devant vous,
votre fidèle servante, ma mère, me pleurait avec plus de larmes que d’autres
mères n’en répandent sur un cercueil. Elle voyait ma mort à cette foi, à cet
esprit qu’elle tenait de vous, et vous l’avez exaucée, Seigneur. Vous l’avez
exaucée, et n’avez pas dédaigné ces larmes dont le torrent arrosait la terre
sous ses yeux partout où elle versait sa prière, et vous l’avez exaucée. Car
d’où pouvait venir ce songe, qui lui donna tant de consolation qu’elle m’accorda
de partager sa demeure et sa table, dont naguère elle m’avait éloigné, dans
l’aversion et l’horreur que lui inspiraient mes hérétiques blasphèmes?
Elle se voyait debout sur une règle de bois, quand vient à
elle un jeune homme rayonnant de lumière, serein, et qui souriait à sa douleur
morne et profonde. Il lui demande la cause de sa tristesse et de ses larmes
journalières, de ce ton qui ne s’informe pas, mais qui veut instruire; et sur sa
réponse qu’elle pleurait ma perte, il lui commande de ne se plus mettre en
peine, et de faire attention qu’où elle était, là j’étais aussi, moi. Elle
regarda, et me vit à côté d’elle, sur la même règle, debout. Oh! assurément vous
aviez l’oreille à son coeur, Bonté toute-puissante, qui prenez soin de chacun de
nous comme s’il était seul, de tous comme de chacun.
20. Et, nouveau témoignage de votre grâce, lorsqu’au
récit de sa vision, je cherchais à l’entraîner vers l’espérance d’être un jour
elle-même ce que j’étais, elle me répondit sur l’heure sans hésiter : — Non, il
ne m’a pas été dit, où il est, tu seras, mais, il sera où tu es.
— Je vous confesse, Seigneur, mon souvenir, autant que ma
mémoire me le représente, souvenir plus d’une fois rappelé ; je fus frappé de
cette parole lancée par ma mère, qui, vigilante à la garde de votre oracle, sans
se laisser troubler par le mensonge d’une spécieuse interprétation, vit aussitôt
ce qu’il fallait voir, ce que certainement je n’avais pas vu avant sa réponse,
Oui, je fus plus frappé de cette parole que de la vision même, présage de ses
joies futures, si tardives, et consolation de sa tristesse présente.
Car neuf années s’écoulèrent encore, où, me débattant dans
les fanges de l’abîme et les ténèbres du mensonge, après de fréquents efforts
pour me relever, et de cruelles rechutes, je gravitais toujours plus. au fond.
Et cependant cette veuve, chaste, pieuse et sobre, telle que vous les aimez,
plus vive à l’espérance, mais non moins assidue à pleurer et gémir, ne cessait
aux heures de ses prières d’élever pour moi en votre présence la voix de ses
soupirs. (385) Et ses prières pénétraient jusques à vous, et vous me laissiez
toujours rouler et plonger dans la nuit!
PAROLE
PROPHÉTIQUE D’UN ÉVÊQUE
21. Mais vous avez rendu un autre oracle, dont je me
souviens. Il est beaucoup de choses que je passe sous silence, pour courir à
celles qui me pressent de vous rendre témoignage; il en est beaucoup que j’ai
oubliées. Cet oracle, vous l’avez rendu par la bouche d’un évêque, votre
serviteur, nourri dans votre Eglise, exercé au maniement de vos Ecritures. Elle
le priait un jour de vouloir bien entrer en conférence avec moi, pour réfuter
mes erreurs, me faire désapprendre le mal et m’enseigner le bien (elle
sollicitait ainsi toute personne qu’elle trouvait capable) ; mais il s’en excusa
avec une prudence que j’ai reconnue depuis, et lui répondit: que j’étais encore
indocile, étant tout plein des nouveautés de cette hérésie, et des succès de
disputes où j’avais, lui disait-elle, embarrassé quelques ignorants. —
Laissez-le, ajouta-t-il. Seulement, priez le Seigneur pour lui. Lui-même
reconnaîtra par ses lectures toute l’erreur et toute l’impiété de sa créance.
Ensuite il raconta que lui aussi, tout enfant, avait été
livré aux Manichéens par sa mère qu’ils avaient séduite; qu’il avait non
seulement lu, mais transcrit de sa main presque tous leurs ouvrages, et que sans
dispute, sans lutte d’arguments, il avait vu tout à coup combien cette secte
était à fuir; il l’avait fuie. Comme ma mère, loin de se rendre à ses paroles,
le pressait d’instances et de larmes nouvelles, pour qu’il me vît et discutât
contre moi : — « Allez, lui dit-il avec une certaine impatience, laissez-moi, et
vivez toujours ainsi. Il est impossible que l’enfant de telles larmes périsse.»
— Ma mère, dans nos entretiens, rappelait souvent qu’elle avait reçu cette
réponse comme une voix sortie du ciel.
È
LE GÉNIE
ET LE CŒUR D’AUGUSTIN
Neuf années d’erreur. — Sa passion pour l’astrologie. —
Mort d’un ami; violence de sa douleur. — Ses livres de la Beauté et de la
Convenance. — Force e t vivacité de son intelligence.
NEUF
ANNÉES D’ERREUR
1. Pendant ces neuf années de mon âge, de dix-neuf à
vingt-huit, je demeurai dans cet esclavage, séduit et séducteur, au gré de mes
instincts déréglés; je trompais en public par les sciences dites libérales; en
secret, par le mensonge d’une fausse religion : ici, jouet de l’orgueil, là, de
la superstition, partout de la vanité. Épris du vide de la gloire populaire,
j’en étais venu à jalouser les applaudissements du théâtre, les luttes de
poésie, la poursuite des couronnes de foin, les bagatelles des spectacles,
toutes les intempérances du libertinage. Et demandant d’autre part d’être
purifié de ces souillures, j’apportais des aliments à ces saints, à ces élus de
Manès, pour que l’alambic de leur estomac en exprimât à mon intention des anges
et des dieux libérateurs. Telle était l’extravagance des opinions et des
pratiques que je professais avec mes amis, par moi et comme moi séduits.
Qu’ils me raillent, ces superbes, qui n’ont pas encore le
bonheur d’être humiliés et écrasés par vous, mon Dieu: moi je confesse mes
ignominies pour votre gloire; permettez-moi, je vous en conjure, donnez-moi de
promener aujourd’hui mes souvenirs par tous les détours de mes erreurs passées,
et « de vous immoler « une victime de joie (Ps XVI, 6).» Car, sans vous, que
suis-je à moi-même, qu’un guide malheureux penché sur les précipices? Et que
suis-je, dans la santé de l’âme, qu’un nourrisson allaité de votre lait, et qui
se repaît de vous, incorruptible nourriture? Et qu’est-ce que l’homme, quelque
homme que ce soit, puisqu’il est homme? Qu’ils nous raillent donc, les forts et
les puissants ; mais confessons toujours à vous nos infirmités et notre
indigence.
IL
ENSEIGNE LA RHÉTORIQUE.
SON COMMERCE ILLÉGITIME AVEC UNE FEMME.
IL REJETTE LES OFFRES D’UN DEVIN.
2. J’enseignais alors la rhétorique, l’escrime de la
faconde, maître vénal blessé par l’intérêt; je préférais pourtant, vous le
savez, Seigneur, avoir ce qu’on appelle de bons disciples, et en toute
simplicité, je leur apprenais l’artifice, non pour s’élever jamais contre la vie
de l’innocent, mais pour sauver parfois une tête coupable. Et vous, mon Dieu,
vous m’avez vu de loin chanceler sur la voie glissante, vous avez distingué,
dans une épaisse fumée, les étincelles de cette probité qui me dévouait à
l’instruction de ces amateurs de vanité, de ces chercheurs de mensonge dont
j’étais le compagnon.
En ces mêmes années, j’avais une femme qui ne m’était pas
unie par la sainteté du mariage, mais que l’imprudence d’un vague désir m’avait
fait trouver. Seule femme toutefois que je connusse; je lui gardais la foi; mais
je ne laissais pas de mesurer par ma propre expérience tout l’intervalle qui
sépare les convenances d’une légitime union, dont la fin est de transmettre la
vie, et cette liaison de voluptueuses amours, dont les fruits naissent contre
nos voeux, quoique leur naissance force notre tendresse.
3. Je me souviens encore qu’ayant voulu disputer au
concours le prix d’un chant scénique, un devin me fit demander ce que je lui
donnerais pour remporter la victoire; mais, plein d’horreur de ces abominables
sacrilèges, je répondis que, s’agît-il d’une couronne d’or impérissable, je ne
souffrirais pas que ma victoire coûtât la vie à une mouche. Je savais qu’il
immolerait un odieux sacrifice d’animaux, pour me gagner par cette offrande les
suffrages des démons. Mais ce ne fut pas au regard de votre chaste amour que je
répudiai ce crime, ô Dieu de mon coeur! je ne savais pas vous aimer, ne pouvant
concevoir que des splendeurs corporelles. Et l’âme qui soupire après de telles
chimères ne vous est-elle pas infidèle, courtisane du mensonge, pâture des
vents? Et je ne voulais pas que pour moi l’on sacrifiât aux démons, à qui ma
superstitieuse créance me sacrifiait chaque jour. Mais n’est-ce pas repaître les
vents (Osée, XII, 1) que d’alimenter ces esprits qui font de nos erreurs leurs
malignes délices?
SA
PASSION POUR L’ASTROLOGIE
4. Je ne cessais donc de consulter ces imposteurs, que
l’on nomine astrologues, parce qu’ils semblaient n’offrir aucun sacrifice, ni
adresser aucune prière aux esprits, pour la divination de l’avenir. Mais la
véritable piété chrétienne repousse et condamne aussi leur science. C’est à
vous, Seigneur, qu’il faut confesser et dire : « Ayez pitié de moi, guérissez
mon âme, parce que j’ai péché contre vous (Ps. XI, 5). » Et loin d’abuser de
votre indulgence jusques au libertinage du péché, il faut avoir souvenir de
cette parole du Seigneur « Voilà que tu es guéri, garde-toi de pécher désormais,
de peur qu’il ne t’arrive pis (Jena, V, 14). C’est cette ordonnance salutaire
qu’ils s’efforcent d’effacer, ceux qui disent : Le ciel vous forme une fatale
nécessité de pécher. C’est à Vénus, c’est à Mars, c’est à Saturne qu’il faut
s’en prendre. On veut ainsi que l’homme soit pur; l’homme! chair et sang,
orgueilleuse pourriture! on veut accuser Celui qui a créé les cieux et ordonne
leurs mouvements. Et quel est-il, sinon vous-même, ô Dieu de douceur, source de
justice, « qui rendez à chacun selon ses œuvres (Mt. XVI, 27) et ne méprisez pas
un coeur contrit et humilié ? » (PS. L, 19)
5. Je connaissais alors un homme d’un grand esprit,
très habile et très célèbre dans la médecine; j’avais reçu de sa main la
couronne poétique; mais c’était le proconsul, et non le médecin, qui avait
couronné ma tête malade. Vous vous réservez la cure de ces maladies, ô vous, «
qui résistez aux superbes et faites grâce aux humbles ! » (I Pi. V,5) Et
cependant, n’est-ce pas vous qui n’avez cessé de m’assister par ce vieillard,
qui n’avez cessé par sa main de soigner mon âme? J’étais entré dans son
intimité, et ses entretiens, sans fard d’expression, mais sérieux et agréables
par la vivacité des pensées, trouvaient en moi un auditeur attentif et assidu,
Aussitôt qu’il apprit, dans nos entretiens, ma passion pour les livres
d’astrologie, il me conseilla avec une bienveillance paternelle de les jeter là,
pour ne pas accorder à ces futilités le soin que réclament les choses
nécessaires. Il ajouta qu’il s’était livré sérieusement à cette étude dans ses
premières années, et avait pensé d’en faire profession pour vivre; que s’étant
élevé à l’intelligence d’Hippocrate, il ne serait pas demeuré au-dessous de
cette nouvelle étude, et ne l’avait finalement abandonnée pour la médecine, que
parce qu’en reconnaissant toutes les erreurs, sa probité lui avait défendu de
tromper les hommes pour gagner sa vie. — Mais vous, me dit-il, qui pour vivre
honorablement avez la rhétorique, vous qu’une libre curiosité, et non le besoin
de l’existence, attache à ces mensonges, vous pouvez m’en croire, puisque je
n’ai approfondi ces malheureuses connaissances que pour en faire mon gagne-pain.
Je lui demandai d’où venait que plusieurs prédictions se
trouvassent véritables, et il me répondit, comme il put, qu’il fallait
l’attribuer à la puissance du sort, universellement répandue dans la nature.
Vous consultez un poète au hasard, disait-il, vous feuilletez ses chants, dans
une intention bien éloignée de celle qui les inspire, et vous trouvez souvent
une conformité merveilleuse à votre pensée; il ne faut donc pas s’étonner qu’une
âme humaine, émue d’un instinct supérieur, sans savoir ce qui se passe en elle,
par hasard et non par science, rende parfois un son qui s’accorde à l’état et à
la conduite d’une autre âme.
6. Voilà ce que j ‘appris de lui, ou de vous par lui;
et ce que plus tard je devais rechercher par moi-même, vous l’avez esquissé d’un
premier trait dans ma mémoire. Car alors, ni lui, ni mon cher Nébridius, sage et
excellent jeune homme, plein de mépris railleurs pour cet art (388) divinatoire,
ne purent me persuader de le rejeter; je cédais à l’autorité de ceux qui en ont
écrit, et je n’avais point encore trouvé de raison certaine., telle que j’en
cherchais, qui me prouvât à l’évidence que le hasard, et non le calcul des
mouvements célestes, décidait de la vérité de ces prédictions.
MORT
D’UN AMI
7. En ces premières années de mon enseignement dans ma
ville natale, je m’étais fait un ami, que la parité d’études et d’âge m’avait
rendu bien cher; il fleurissait comme moi sa fleur d’adolescence. Enfants, nous
avions grandi ensemble; nous avions été à l’école, nous avions joué ensemble.
Mais il ne m’était pas alors aussi cher que depuis, quoique notre amitié n’ait
jamais été vraie; car l’amitié n’est pas vraie si vous ne la liez vous-même
entre ceux qui s’attachent à vous « par la charité, que e répand dans nos cœurs
l’Esprit-Saint qui nous « est donné » (Rm. V, 5). Et pourtant, elle m’était bien
douce cette liaison entretenue au foyer des mêmes sentiments. Je l’avais
détourné de la vraie foi, dont son enfance n’avait pas été profondément imbue,
pour l’amener à ces fables de superstition et de mort qui coûtaient tant de
larmes à ma mère. Il s’égarait d’esprit avec moi, cet homme dont mon âme ne
pouvait plus se passer. Mais vous voilà ! ... toujours penché sur la trace de
vos fugitifs, Dieu des vengeances et source des miséricordes, qui nous ramenez à
vous par des voies admirables... vous voilà! et vous retirez cet homme de la
vie; à peine avions-nous fourni une année d’amitié, amitié qui m’était douce au
delà de tout ce que mes jours d’alors ont connu de douceur !
8. Quel homme pourrait énumérer, seul, les trésors de
clémence dont, à lui seul, il a fait l’épreuve? Que fites-vous alors, ô Dieu, et
combien impénétrable est l’abîme de vos jugements? Dévoré de fièvre, il gisait
sans connaissance dans une sueur mortelle. On désespéra de lui, et il fut
baptisé à son insu, sans que je m’en misse en peine, persuadé qu’un peu d’eau
répandue sur son corps insensible ne saurait effacer de son âme les sentiments
que je lui avais inspirés. Il en fut autrement; il se trouva mieux, et en voie
de salut. Et aussitôt que je pus lui parler (ce qui me fut possible aussitôt
qu’il put parler lui-même, car je ne le quittais pas, tant nos deux existences
étaient confondues), je voulus rire, pensant qu’il rirait avec moi de ce baptême
qu’il avait reçu en absence d’esprit et de sentiment : il savait alors l’avoir
reçu. Et il eut horreur de moi, comme d’un ennemi, et soudain, avec une
admirable liberté, il me commanda, si je voulais demeurer son ami, de cesser ce
langage. Surpris et troublé, je contins tous les mouvements de mon âme,
attendant que sa convalescence me permît de l’entreprendre à mon gré. Mais il
fut soustrait à ma folie, pour être réservé dans votre sein à ma consolation.
Peu de jours après, en mon absence, la fièvre le reprend et il meurt.
9. La douleur de sa perte voila mon coeur de ténèbres.
Tout ce que je voyais n’était plus que mort. Et la patrie m’était un supplice,
et la maison paternelle une désolation singulière. Tous les témoignages de mon
commerce avec lui, sans lui, étaient pour moi un cruel martyre. Mes yeux le
demandaient partout, et il m’était refusé. Et tout m’était odieux, parce que
tout était vide de lui, et que rien ne pouvait plus me dire : Il vient, le
voici ! comme pendant sa vie, quand il était absent. J’étais devenu un problème
à moi-même, et j’interrogeais mon âme, « pourquoi elle était triste et me
troublait ainsi, » et elle n’imaginait rien à me répondre. Et si je lui disais :
« Espère en Dieu ( Ps. XLI, 6), » elle me désobéissait avec justice, parce qu’il
était meilleur et plus vrai, cet homme, deuil de mon coeur, que ce fantôme en
qui je voulais espérer. Le seul pleurer m’était doux, seul charme à qui mon âme
avait donné la survivance de mon ami.
POURQUOI
LES LARMES SONT-ELLES DOUCES AUX AFFLIGÉS?
10. Et maintenant, Seigneur, tout cela est passé; et le
temps a soulagé ma blessure. Puis-je approcher de votre bouche l’oreille de mon
coeur? . O vous, qui êtes la vérité, me direz-vous : Pourquoi les larmes sont
douces aux malheureux? — Mais peut-être, quoique présent partout, avez-vous
rejeté loin de vous notre misère? Et vous demeurez en vous-même, tandis que nous
roulons dans l’instabilité. Et pourtant, si votre oreille ne s’inclinait (389) à
nos pleurs, que resterait-il de notre espérance? D’où vient donc que l’on
cueille à l’arbre amer de la vie ces fruits si doux de gémissements, de pleurs,
de soupirs et de plaintes? Qui leur donne cette saveur? Est-ce l’espérance que
vous nous entendez? Cela est vrai de la prière, mue du désir d’arriver jusqu’à
vous. Mais quoi de semblable dans une telle affliction, dans cette funèbre
douleur où j’étais enseveli? Je n’espérais pas le voir revivre, mes pleurs ne
demandaient pas ce retour; je gémissais pour gémir, je pleurais pour pleurer.
Car j’étais malheureux, j’avais perdu la joie de mon âme. Serait-ce donc
qu’affadi de regrets, dans l’horreur où le plonge une perte chère, le coeur se
réveille au goût amer des larmes?
VIOLENCE
DE SA DOULEUR
11. Eh! pourquoi toutes ces paroles? Ce n’est pas le
temps de vous interroger, mais de se confesser à vous. J’étais malheureux, et
malheureux le coeur enchaîné de l’amour des choses mortelles! Leur perte le
déchire, et il sent alors cette réalité de misère qui l’opprimait avant même
qu’il les eût perdues.
Voilà comme j’étais alors, et je pleurais amèrement, et je
me reposais dans l’amertume. Ainsi j’étais malheureux, et cette malheureuse vie
m’était encore plus chère que mon ami. Je l’eusse voulu changer, mais non la
perdre plutôt que de l’avoir perdu, lui. Et je ne sais si j’eusse voulu me
donner pour lui, comme on le dit, pure fiction peut-être, d’Oreste et de Pylade,
jaloux de mourir l’un pour l’autre ou ensemble, parce que survivre était pour
eux pire que la mort. Mais je ne sais quel sentiment bien différent s’élevait en
moi; profond dégoût de vivre et crainte de mourir. Je crois que, plus je
l’aimais, plus la mort qui me l’avait enlevé, m’apparaissait comme une ennemie
cruelle, odieuse, terrible; prête à dévorer tous les hommes, puisqu’elle venait
de l’engloutir. Ainsi j’étais alors; oui, je m’en souviens.
O mon Dieu! voici mon coeur; le voici ! voyez dedans tous
mes souvenirs; ô vous! mon espérance, qui me purifiez des souillures de telles
affections, élevant mes yeux jusqu’à vous, et débarrassant mes pieds de ces
entraves (Ps. XXIV, 15). Je m’étonnais de voir vivre les autres mortels, parce
qu’il était mort, celui que j’avais aimé comme s’il n’eût jamais dû mourir; et
je m’étonnais encore davantage, lui mort, de vivre, moi, qui étais un autre
lui-même. II parle bien de son ami le poète qui i’appelle: Moitié de mon âme
(Horac. Od. liv. II, ch. VI). Oui, j’ai senti que son
âme et la mienne n’avaient été qu’une âme en deux corps; c’est pourquoi la vie
m’était en horreur, je ne voulais plus vivre, réduit à la moitié de moi-même. Et
peut-être ne craignais-je ainsi de mourir, que de peur d’ensevelir tout entier
celui que j’avais tant aimé (Rétr. Liv. II, ch. VI).
IL
QUITTE THAGASTE
12. O démence! qui ne sait pas aimer les hommes selon
l’homme. Homme insensé que j’étais alors, si impatient des afflictions humaines!
Oppressé, troublé, je soupirais, je pleurais, incapable de repos et de conseil;
je portais mon âme déchirée et sanglante, et qui ne voulait plus se laisser
porter par moi, et je ne savais où la poser. Le charme des bois, les jeux et les
chants , l’air embaumé , les banquets splendides, les voluptés du lit et de la
table, la lecture, la poésie, rien ne pouvait la distraire. Tout m’était en
horreur; la lumière elle-même; et tout ce qui n’était pas lui m’était odieux et
nuisible, hormis les gémissements et les larmes, qui seuls donnaient quelque
repos à ma douleur.
Et dès qu’une distraction en éloignait mon âme, je pliais
sous le fardeau de ma misère, que vous seul, Seigneur, pouviez soulever et
guérir. Je le savais, mais je manquais de volonté et de force, d’autant plus que
vous n’étiez à ma pensée rien de solide ni de certain. Ce n’était pas vous, mais
un vain fantôme, mais mon erreur, qui était mon Dieu. Vainement je voulais y
appuyer mon âme; elle manquait dans ce vide et retombait sur moi, Et je me
restais à moi-même mon unique lieu, lieu de malheur, où je ne pouvais rester, et
dont je ne pouvais sortir. Où mon coeur se fût-il enfui de mon coeur? où me
serais-je précipité hors de moi-même? où me serais-je dérobé à ma poursuite? Et
cependant j ‘abandonnai ma patrie; carmes yeux le cherchaient moins où ils
n’étaient pas accoutumés à le voir, et de Thagaste je vins à Carthage.
SA
DOULEUR DIMINUE AVEC LE TEMPS
13. Le temps n’est pas oisif; et nos sentiments portent
la trace de son cours; il fait dans notre âme de merveilleuses oeuvres. Et il
venait, il passait jour à jour, et son flot m’apportait d’autres images,
d’autres souvenirs, et me rendait peu à peu le goût de mes premières joies ; ma
douleur se repliait devant elles : et c’étaient, sinon de nouvelles douleurs, du
moins des germes d’afflictions futures que je semais en moi. Car la douleur
eût-elle si facilement pénétré dans l’intimité de mon être, si je n’avais
répandu mon âme sur le sable, en aimant un mortel comme s’il ne devait pas
mourir? Or, je trouvais distraction et soulagement dans les consolations de mes
amis qui aimaient avec moi ce que j’aimais au lieu de vous. Longue fiction, long
mensonge, voluptés adultères de l’esprit, stimulées par le commerce de la
parole. Mais si l’un de mes amis venait à mourir, ce mensonge ne laissait pas de
vivre.
Ces liaisons s’emparaient de mon âme par des charmes encore
plus puissants; échanges de doux propos, d’enjouement, de bienveillants
témoignages; agréables lectures, badinages honnêtes, affectueuses civilités;
rares dissentiments, sans aigreur, comme on en a avec soi-même; léger
assaisonnement de contradiction, sel qui relève l’unanimité trop constante;
instruction réciproque; impatients regrets des amis absents, joyeux accueil à
leur bienvenue.
Tous ces doux témoignages que les coeurs amis expriment de
l’air, de la langue, des yeux, par mille mouvements pleins de caresses, sont
comme autant de foyers où les esprits se fondent et se réduisent à l’unité.
L’AMITIÉ
N’EST VRAIE QU’EN DIEU
14. Voilà ce que l’on aime dans les amis, ce qu’on aime
de tel amour, que la conscience humaine se trouve coupable de ne pas rendre
affection pour affection; elle ne veut de la personne aimée que le témoignage
d’une affection partagée. De là le deuil des morts chéris, les ténèbres de la
douleur, les douces jouissances changées en amertume dans le cœur plein de
larmes, et la perte de la vie en ceux qui meurent devenant la mort des vivants.
Heureux qui vous aime, et son ami en vous, et son ennemi
pour vous! Celui-là seul ne perd aucun être cher, à qui tous sont chers en celui
qui ne se perd jamais. Et quel est-il, sinon notre Dieu, Dieu qui a fait le ciel
et la terre, qui les remplit, et en les remplissant les a faits? Et personne ne
vous perd que celui qui vous quitte. Et celui qui vous quitte, où va-t-il, où se
réfugie-t-il, sinon de vous en vous, de votre amour dans votre colère? Où
pourra-t-il ne pas trouver votre loi dans sa peine? car votre loi est la vérité,
et la vérité, c’est vous.
L’AME NE
PEUT TROUVER SON REPOS
DANS LES CRÉATURES
15. « Dieu des vertus, convertissez-nous, montrez-nous
votre face, et nous serons sauvés (Ps. LXXIX, 4).»Hors de vous, où peut se
tourner l’âme de l’homme, sans poser sur une douleur, quelle que soit la beauté
des créatures, où, loin d’elle et de vous, elle cherche son repos? Mais elles ne
seraient rien, si elles n’étaient par vous, ces beautés qui se lèvent et se
couchent. En se levant, elles commencent d’être, elles croissent pour atteindre
leur perfection; arrivées là, elles vieillissent et meurent; car tout vieillit
et tout meurt. Ainsi, aussitôt nées, elles tendent à être, et plus elles
s’empressent de croître afin d’être, plus elles se hâtent de n’être plus. Telle
est la condition de leur existence. Voilà la part que vous leur avez faite;
elles sont d’un ensemble de choses qui ne coexistent jamais toutes à la fois,
mais qui par leur fuite et leur succession produisent ce tout dont elles sont
partie. Et n’est-ce pas ainsi que notre discours s’accomplit par les signes et
les sons? Jamais il n’existera en totalité, si chaque parole ne passe, après
avoir prononcé son rôle, pour qu’une autre lui succède.
Que mon âme vous loue de telles oeuvres, Dieu leur
créateur, mais qu’elle n’y demeure point attachée par l’appât de cet amour qui
captive les sens; car elles vont toujours où elles allaient, pour ne plus être,
et déchirent de désirs pernicieux l’âme avide d’être et de se reposer dans ce
qu’elle aime. Mais l’âme peut-elle trouver son repos dans leur instabilité?
(391) Elles fuient, et l’instant même de leur présence se dérobe au sens
charnel. Lent est le sens de la chair, parce qu’il est le sens de la chair. et
la manière d’être de la chair. Il suffit à sa fin, mais il est impuissant pour
saisir ce qui court d’un point désigné à un autre. Car votre Verbe créateur dit
à l’être créé : Tu iras d’ici là.
LES
CRÉATURES CHANGENT; DIEU SEUL EST IMMUABLE
16. Ne sois pas vaine, ô mon âme! prends garde de perdre
l’ouïe du coeur dans le tumulte de tes vanités. Ecoute donc aussi : Le Verbe
lui-même te crie de revenir; là est le lieu du repos inaltérable, où l’amour
n’est pas renoncé s’il ne renonce lui-même. Vois; ces objets passent, d’autres
leur succèdent, et de ces éléments particuliers se forme l’universalité de
l’ordre inférieur. Et moi, est-ce que je passe? dit le Verbe de Dieu. Fixe ici
ta demeure place ici tout ce que tu as reçu d’ici, ô mon âme!, car tu dois être
lasse de mensonges. Remets à la vérité tout ce que tu tiens de la vérité, et tu
ne perdras rien; tes plaies seront fermées, tes langueurs guéries, tout ton être
éphémère rétabli, renouvelé, lié à toi-même; il ne te portera plus au lieu où il
descend; mais il subsistera avec toi, appuyé à la stabilité permanente de Dieu.
17. Pourquoi t’égarer à suivre ta chair? Elle-même, que
ne revient-elle à te suivre? Que connais-tu par elle? Quelques parties d’un tout
que tu ignores, et tu te complais en si peu! Mais si le sens charnel était
capable de comprendre ce tout, et s’il n’eût reçu pour ton châtiment de justes
bornes, tes désirs hâteraient le passage de tout ce qui existe dans le présent,
afin de jouir de l’ensemble. C’est par ce sens charnel que tu entends la parole,
et tu ne demandes pas l’immobilité des syllabes, mais leur rapide écoulement, et
l’arrivée des dernières pour entendre le tout. Et toutes choses forment un
certain ensemble, non par coexistence, mais par Succession, et le tout a plus de
charmes que la partie, quand il se laisse voir aux sens. Mais combien est plus
excellent Celui qui a fait cet ensemble de toutes choses? Et celui-là, c’est
notre Dieu. Et il ne passe pas, parce que rien ne lui succède.
LES AMES
TROUVENT EN DIEU
LE REPOS ET L’IMMUTABILITÉ
18. Si les corps te plaisent, prends-en sujet de louer
Dieu; réfléchis ton amour vers leur Auteur, de peur qu’en t’arrêtant à ce qui te
plaît, tu ne lui déplaises.
Si les âmes te plaisent, aime-les en Dieu. Muables en
elles-mêmes, elles sont fixes et immuables en lui; sans lui elles
s’évanouiraient dans le néant. Qu’elles soient donc aimées en lui. Entraîne avec
toi vers lui toutes celles que tu peux, et dis-leur : Aimons-le, aimons-
le. Il a tout fait, et il n’est pas loin de ses créatures.
Il ne s’est pas retiré après les avoir faites, mais c’est en lui comme de lui
qu’elles ont leur être. Voici où il est; où réside le goût de la vérité, dans
l’intimité du coeur; mais le coeur s’est détourné de lui, « Revenez à votre
coeur, hommes de péchés (Isaïe, XLVI, 8) » et rattachez-vous à Celui qui vous a
faits. Demeurez avec lui, et vous serez debout. Reposez-vous en lui, et vous
serez tranquilles.
Où allez-vous? au milieu des précipices? où allez-vous? Le
bien que vous aimez vient de lui. Bien véritable et doux tant que vous l’aimerez
pour Dieu, il deviendra justement amer, si vous avez l’injustice de l’aimer sans
son Auteur. Pourquoi marcher, marcher encore dans ces sentiers rudes et
laborieux? Le repos n’est pas où vous le cherchez. Cherchez votre recherche ;
mais il n’est pas où vous cherchez. Vous cherchez la vie bienheureuse dans la
région de la mort; elle n’est pas là. Comment la vie bienheureuse serait-elle où
la vie même n’est pas?
19. Et notre véritable Vie est descendue ici-bas, et
elle s’est chargée de notre mort, et elle a tué notre mort par l’abondance de sa
vie. Et sa voix a retenti comme un tonnerre, afin que nous revinssions â lui
dans le secret d’où il s’est élancé vers nous, quand, descendu dans le sein
virginal, où il a épousé la créature humaine, la chair mortelle pour la
soustraire àla mort, « il est sorti comme l’époux de sa « couche, et comme un
géant qui dévore sa carrière (Ps. XVIII, 6). » Il ne s’est point arrêté, mais il
a couru, criant par ses paroles, ses actions, sa mort, sa vie, sa descente
souterraine et son ascension, que nous retournions à lui. Et il a (392) disparu
de nos yeux, afin que, rentrant dans notre coeur, nous l’y trouvions. Il s’est
retiré, et le voilà, il est ici. Il n’a pas voulu être longtemps avec nous, et
il ne nous a pas quittés. il est retourné d’où il n’était jamais sorti; car « le
monde a été fait par lui; et il était dans ce monde (Jean, I, 10), et dans ce
monde il est venu sauver les pécheurs » (I Tm. ,15).
C’est de lui que mon âme implore sa guérison, « parce
qu’elle a péché contre lui (Ps XL, 5). Fils des hommes, jusques à quand
porterez-vous un coeur appesanti (Ps. IV, 3)? » La vie est descendue vers vous,
et vous ne voulez pas monter vers elle et vivre? Mais où monterez-vous, puisque
vous êtes en haut, le front dans les cieux (Ps LXXII, 9)? Descendez pour monter,
pour monter jusqu’à Dieu : car vous êtes tombés en montant contre lui. Dis-leur
cela, ô mon âme! afin qu’ils pleurent dans cette vallée de larmes, dis, et
emporte-les avec toi vers Dieu; car tu parles par son Esprit, si ta parole est
brûlante de charité.
D’OU
PROCÈDE L’AMOUR, — LIVRES QU’IL AVAIT ÉCRITS
SUR LA BEAUTÉ ET LA CONVENANCE
20. C’est ce que j’ignorais alors; j’aimais les beautés
inférieures; etje descendais à l’abîme, et je disais à mes amis : Qu’aimons-nous
qui ne soit beau? Qu’est-ce donc que le beau? et qu’est-ce que la beauté? Quel
est cet attrait qui nous attache aux objets de notre affection? S’ils étaient
sans charme et sans beauté, ils ne feraient aucune impression sur nous. Et je
considérais que, dans les corps eux-mêmes, il faut distinguer ce qui en est
comme le tout, et partant la beauté; et ce qui plaît par un simple rapport de
convenance, comme la proportion d’un membre au corps, d’une chaussure au pied,
etc. Cette source de pensées jaillit dans mon esprit du plus profond de mon
coeur, et j’écrivis sur le beau et le convenable deux ou trois livres, je crois;
vous le savez, mon Dieu, car cela m’est échappé. Je n’ai plus ces livres, ils se
sont égarés, je ne sais comment.
IL AVAIT
DÉDIÉ CES LIVRES A L’ORATEUR HIÉRIUS.
ESTIME POUR LES ABSENTS : D’OU VIENT-ELLE ?
21. Eh! qui put me porter alors, Seigneur mon Dieu, à
les dédier à Hiérius, orateur de Rome? je ne le connaissais pas même de vue; je
l’aimais sur sa brillante réputation de savoir, et l’on m’avait rapporté de lui
certaines paroles qui m’avaient plu. Mais en réalité, l’estime des autres et
l’enthousiasme que leur inspirait un Syrien, initié d’abord aux lettres
grecques, pour devenir plus tard un modèle d’éloquence latine et d’érudition
philosophique, voilà ce qui décidait mon admiration. Eh quoi! on entend louer un
homme, et on l’aime aussitôt, quoique absent? Est-ce que l’amour passe de la
bouche du panégyriste dans le coeur de l’auditeur? Non ; mais l’amour de l’un
allume l’amour de l’autre. On aime l’objet de la louange lorsqu’on est assuré
qu’elle part du coeur, et que l’affection la donne.
22. C’est ainsi que j’aimais alors les hommes, d’après
le jugement des hommes, et non d’après le vôtre qui ne trompe jamais, ô mon
Dieu! Et toutefois mes éloges n’avaient rien de commun avec ceux que l’on
accorde à un habile conducteur, à un chasseur de l’amphithéâtre honoré des
suffrages populaires; mon estime était d’un autre ordre, elle était grave, elle
louait comme j’eusse désiré d’être loué moi-même. Or, je n’étais nullement
jaloux d’être aimé et loué comme les histrions, quoique je fusse le premier à
les louer et à les aimer; je préférais l’obscurité à telle renommée, la haine
même à telles faveurs. Mais comment peut se maintenir dans une même âme
l’équilibre de ces affections différentes et contraires? Comment puis-je aimer
en cet homme ce que je hais en moi, ce que je repousse si loin de moi, homme
comme lui? Tu ne voudrais pas être, cela te fût-il possible, ce bon cheval que
tu aimes; mais en peux-tu dire autant de l’histrion, ton semblable ? J’aime donc
dans un homme ce que je haïrais d’être moi-même, tout homme que je suis? Immense
abîme que l’homme, dont les cheveux mêmes vous sont comptés, Seigneur, sans
qu’un seul s’égare; et il est encore plus aisé pourtant de les nombrer que les
affections et les mouvements de son coeur!
23. Quant à ce rhéteur, le sentiment que j’avais pour
lui était de nature à me faire envier (393) d’être ce qu’il était; et mes
vaniteuses présomptions m’égaraient; et je flottais à tout vent, et je ne
laissais pas d’être secrètement gouverné par vous. Et d’où ai-je appris, et
comment puis-je vous confesser avec certitude que j’empruntais plutôt mon amour
pour cet homme à l’amour de ses partisans qu’aux raisons mêmes de leurs éloges?
Si, en effet, au lieu de le louer on l’eût blâmé, et que ces sujets de louanges
eussent été des sujets de censure et de mépris, j’eusse été loin de m’enflammer
à son égard. Et cependant l’homme et les choses restaient les mêmes; l’opinion
seule était différente. Voilà où tombe l’âme infirme, qui ne se tient pas encore
à la base solide de la vérité. Au souffle capricieux de l’opinion, elle va, elle
plie, elle tourne et revient; et la lumière se voile pour elle; elle ne
distingue plus la vérité, la vérité qui est devant elle!
Et c’était un triomphe pour moi, que mon discours et mes
études vinssent à la connaissance de cet homme. S’il m’approuvait, je redoublais
d’ardeur; sinon, j’étais blessé dans mon coeur plein de vanité et vide de cette
constance qui n’est qu’en vous. Et cependant je me plaisais toujours à méditer
sur le beau et le convenable, sujet du livre que je lui avais adressé, et mon
admiration louait, sans écho, ce monument de ma pensée.
SON
ESPRIT OBSCURCI PAR LES IMAGES SENSIBLES NE
POUVAIT CONCEVOIR LES SUBSTANCES SPIRITUELLES
24. Mais je ne saisissais pas, dans les merveilles de
votre art, le pivot de cette grande vérité, ô Tout-Puissant, « seul auteur de
tant de merveilles » (Ps LXXI, 18) et mon esprit se promenait parmi les formes
corporelles, distinguait le beau et le convenable, définissait l’un, ce qui est
par soi-même; l’autre, ce qui a un rapport de proportion avec un objet ;
principes que j’établissais sur des exemples sensibles. Et je portais mes
pensées sur la nature de l’esprit, et la fausse idée que j’avais des êtres
spirituels ne me permettait pas de voir la vérité; et son éclat même pénétrait
mes yeux, et je détournais mon âme éblouie de la réalité incorporelle pour
l’attacher aux linéaments, aux couleurs, aux grandeurs palpables.
Et comme je ne pouvais rien voir de tel dans mon esprit, je
croyais impossible de le saisir lui-même. Mais apercevant dans la vertu une paix
aimable, dans le vice une discorde odieuse; là, je remarquais l’unité ; ici, la
division. Et dans cette unité, je plaçais l’âme raisonnable, l’essence de la
vérité et du souverain bien ; dans cette division, je ne sais quelle substance
de vie irraisonnable, je ne sais quelle essence de souverain mal, dont je
faisais non seulement une réalité, mais une véritable vie, un être indépendant
de vous, mon Dieu, de vous, de qui toutes choses procèdent. Misérable rêveur,
j’appelais l’une Monas, spiritualité sans sexe; l’autre Dyas, principe des
colères homicides, des emportements, de la débauche; et je ne savais ce que je
disais. J’ignorais et n’avais pas encore appris que nulle substance n’est le
mal, et que notre principe intérieur n’est pas le bien souverain et immuable.
25. Il y a violence criminelle, quand l’esprit livre son
activité à un mouvement pervers, quand il soulève les flots turbulents de sa
fureur; libertinage, quand l’âme ne gouverne plus l’inclination qui l’entraîne
aux voluptés charnelles. Et de même cette rouille du préjugé et de l’erreur qui
flétrit la vie, vient d’un dérèglement de la raison. Tel était alors l’état de
la mienne. Car j’ignorais qu’elle dût être éclairée d’une autre lumière pour
participer de la vérité, n’étant pas elle-même l’essence de la vérité. « C’est
vous qui allumerez ma lampe, Seigneur mon Dieu; c’est vous qui éclairerez mes
ténèbres (Ps. XVII, 29) et tous, nous avons reçu de votre plénitude, parce que
vous êtes la vraie lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde (Jn I,
16,9), lumière sans vicissitudes et sans ombre » (Jc. I, 17).
26. Mais je faisais effort vers vous, et vous me
repoussiez loin de vous, afin que je goûtasse la mort ; car vous résistez aux
superbes. Et quoi de plus superbe que cette démence inouïe qui prétend être
naturellement ce que vous êtes? Sujet au changement, et le sentant bien à mon
désir d’être sage pour devenir meilleur, j’aimais mieux vous supposer muable que
de n’être pas moi-même ce que vous êtes. Vous me repoussiez donc, et vous
résistiez à l’extravagance de mes pensées, et j’imaginais à loisir des formes
corporelles; chair, j’accusais la chair; esprit égaré et ne revenant pas encore
à vous (Ps. LXXVII, 39), j’allais, je me promenais dans un monde imaginaire,
d’êtres qui ne sont ni en vous, ni en moi, ni dans les corps; et ce n’étaient
point les créations de votre Vérité, mais les fictions de ma vanité que je
formais sur les corps. Et je disais à vos simples enfants, aux fidèles, mes
concitoyens, dont alors j’étais séparé par un exil que j’ignorais, je leur
disais avec ma sotte loquacité : Comment mon âme, créature de Dieu, est-elle
dans l’erreur? Et je ne pouvais souffrir que l’on me répondît : Comment Dieu
est-il dans l’erreur? Et je soutenais que votre immuable nature était entraînée
dans l’erreur plutôt que de reconnaître que la mienne, muable, et volontairement
égarée, subissait l’erreur comme la peine de son crime.
27. J’avais vingt-six à vingt-sept ans, lorsque
j’écrivis ces livres; et je roulais dans ma fantaisie ces inanités d’images,
bourdonnantes à l’oreille de mon coeur. Et je voulais pourtant, ô douce vérité,
la rendre attentive à l’ouïe intérieure de vos mélodies, quand je méditais sur
la beauté et la convenance, jaloux de me tenir devant vous, de vous entendre
pour frémir d’allégresse comme à la voix de l’époux(Jean, III, 29) et je ne le
pouvais, car la voix de l’erreur m’entraînait hors de moi, et le poids de mon
orgueil me précipitait dans l’abîme. Vous ne donniez pas alors la joie et
l’allégresse à mon entendement, et mes os ne tressaillaient pas, n’étant point
encore humiliés (Ps. L, 10).
GÉNIE DE
SAINT AUGUSTIN
28. Et de quoi me servait alors qu’à l’âgé de vingt ans
environ, ayant eu entre les mains ce livre d’Aristote, qu’on appelle les dix
catégories, je le compris seul à la simple lecture? Et cependant à ce nom de
catégories, les joues du rhéteur de Carthage, mon maître, se gonflaient
d’emphase, et plusieurs autres réputés habiles avaient également éveillé en moi
comme une attente inquiète de quelque chose d’extraordinaire et de divin. J’en
conférai depuis avec d’autres qui disaient n’avoir compris cet ouvrage qu’à
grand’peine, à l’aide d’excellents maîtres, non seulement par enseignement de
vive voix, mais par des figures tracées sur le sable, et ils ne m’en purent rien
apprendre que ma lecture solitaire ne m’eût fait connaître.
Et ces catégories me semblaient parler assez clairement des
substances, l’homme par exemple; et de ce qui est en elles, comme la figure de
l’homme; quel il est, quelle est sa taille, sa hauteur; de qui il est frère ou
parent; où il est établi; quand il est né ; s’il est debout, assis; chaussé ou
armé; actif ou passif; tout ce qui est enfin compris, soit dans ces neuf genres,
dont j’ai touché quelques exemples, soit dans le genre lui-même de la substance,
où les exemples sont innombrables.
29. Quel bien me faisait ou plutôt quel mal ne me
faisait pas cette connaissance? Je voulais que tout ce qui est fût compris dans
ces dix prédicaments; et vous-même, comment vous concevais-je, ô mon Dieu,
simplicité, immutabilité parfaite? Ma pensée matérielle se figurait votre
grandeur et votre beauté réunies en vous comme l’accident dans le sujet; comme
si vous n’étiez pas vous-même votre grandeur et votre beauté, tandis que le
corps ne tient pas de son essence corporelle sa grandeur et sa beauté; car,
fût-il moins grand et moins beau, en serait-il moins corps? Chimère que tout ce
que je pensais de vous, et non vérité; inventions de ma misère, et non réalités
de votre béatitude! Et votre ordre s’accomplissait en moi : la terre me
produisait des chardons et des ronces; je ne pouvais arriver qu’au prix de mes
sueurs à gagner mon pain (Gn. III, 18, 19).
30. Et que me servait encore d’avoir lu et compris seul
tout ce que j’avais pu lire de livres sur les arts qu’on appelle libéraux,
infâme esclave de mes passions ! Je me complaisais dans ces lectures, sans
reconnaître d’où venait tout ce qu’il y avait de vrai et de certain. Je tournais
le dos à la lumière, la face aux objets éclairés, et mes yeux qui les voyaient
lumineux, ne recevaient pas eux-mêmes le rayon. Tout ce que j’ai compris, sans
peine et sans maître, de l’art de parler et de raisonner, de la géométrie, de la
musique et des nombres, vous le savez, Seigneur mon Dieu; la promptitude de
l’intelligence et la vivacité du raisonnement sont des dons de votre libéralité;
mais au lieu de vous en faire un sacrifice, je ne m’en suis servi que pour ma
perte. J’ai revendiqué la meilleure part de mon héritage, je n’ai pas conservé
ma force pour vous (Ps. LVIII, 10) et « loin de vous dans une terre étrangère »
je l’ai prodiguée aux caprices des passions, ces folles courtisanes (Lc, XV, 12,
13, 30). Pour si mauvais usage, que me servait un tel bien? Car je ne
m’apercevais des difficultés que ces sciences offraient aux esprits les plus
vifs et les plus studieux, qu’en cherchant à leur en donner les solutions; et le
plus intelligent, c’était le moins lent à me suivre dans mes explications.
Et que m’en revenait-il encore, puisque je vous
considérais, Seigneur mon Dieu, vérité suprême, comme un corps lumineux et
immense, et moi comme un fragment de ce corps? O excès de perversité! voilà donc
où j’en étais! Et je ne rougis pas, mon Dieu, de confesser vos miséricordes sur
moi, et de vous invoquer, moi qui ne rougissais pas alors de professer
publiquement mes blasphèmes et d’aboyer contre vous. Et que me servait ce génie
qui dévorait la science? que me servait d’avoir, sans nulle assistance de
maîtres, dénoué les plus inextricables ouvrages, quand une honteuse et sacrilège
ignorance m’entraînait si loin des doctrines de la piété? Et quel obstacle
était-ce pour vos petits que la lenteur de leur esprit, si, demeurant toujours
près de vous, ils attendaient en sûreté au nid de votre Eglise la venue de leurs
plumes, ces ailes de la charité que fait croître l’aliment d’une foi sainte?
O Seigneur, ô mon Dieu! « espérons en l’abri de vos ailes
(Ps. LXII, 8) » protégez-nous, portez-nous. Vous nous porterez tout petits, « et
vous nous porterez jusqu’aux cheveux blancs (Is. XLVI, 4) » car notre force
n’est force qu’avec vous; elle n’est que faiblesse quand nous ne sommes qu’avec
nous-mêmes. Tout notre bien vit en vous, et notre rupture avec vous a fait notre
corruption. Retournons à vous, Seigneur, pour n’être plus mortellement
détournés. C’est en vous que vit notre bien, bien parfait, qui est vous-même.
Craindrons-nous de ne plus retrouver au retour la demeure dont nous nous sommes
précipités? S’est-elle écroulée en notre absence cette demeure, qui est votre
éternité?
È
AUGUSTIN
A VINGT-NEUF ANS
Il se dégoûte des doctrines manichéennes à l’âge de
vingt-neuf ans. — Il va à Rome, puis à Milan pour enseigner la rhétorique. —
Ayant entendu saint Ambroise, il rompt avec les manichéens et demeure
catéchumène dans l’Église.
QUE MON
ÂME VOUS LOUE, SEIGNEUR,
POUR VOUS AIMER
1. Recevez le sacrifice de mes confessions, cette
offrande de ma langue, formée, excitée par vous à confesser votre nom. Guérissez
toutes les puissances de mon âme; qu’elles s’écrient : « Seigneur, qui est
semblable à vous (Ps XXXIV, 10) ? » Celui qui se confesse à vous, ne vous
apprend rien de ce qui se passe en lui; car votre regard ne reste pas à la porte
d’un coeur fermé, et votre main n’est pas repoussée par la dureté des hommes;
votre miséricorde ou votre justice la rompt, quand il vous plaît; « et personne
ne se peut dérober à votre chaleur » (Ps XVIII, 7).
Que mon âme vous loue pour vous aimer; qu’elle confesse vos
miséricordes pour vous louer! Votre création est un hymne permanent en votre
honneur; les esprits, par leur propre bouche; les êtres animés et les êtres
corporels, par la bouche de ceux qui les contemplent, publient vos louanges; et
notre âme se réveille de ses langueurs, elle se soulève vers vous en s’appuyant
sur vos oeuvres, pour arriver jusqu’à vous, Artisan de tant de merveilles; là,
est sa vraie nourriture; là, sa véritable force.
OU FUIT
L’IMPIE, EN FUYANT DIEU ?
2. Où vont, où fuient loin de vous ces hommes sans
repos et sans équité? Vous les voyez; votre regard perce leurs ténèbres; laideur
obscure qui fait ressortir la beauté de l’ensemble. Quel mal ont-ils pu vous
faire? Quelle atteinte porter à votre empire qui demeure dans sa justice et son
inviolabilité du plus haut des cieux au plus profond des abîmes? Où ont-ils fui,
en fuyant votre face? Où pouvaient-ils vous échapper? Ils ont fui, pour ne pas
voir Celui qui les voit; pour ne vous rencontrer qu’étant aveugles. Mais « vous
n’abandonnez rien de ce que vous avez fait » (Sg. XI, 25) Les injustes vous ont
rencontré, pour leur juste supplice; ils se sont dérobés à votre douceur, pour
trouver votre rectitude et tomber dans votre âpreté. Ils ignorent que vous êtes
partout, vous, que le lieu ne comprend pas, et que seul vous êtes présent même à
ceux qui vous fuient.
Qu’ils se retournent donc et qu’ils vous cherchent; car
pour être abandonné de ses créatures, le Créateur ne les abandonne pas. Qu’ils
se retournent, et qu’ils vous cherchent! Mais vous êtes dans leur coeur; dans le
coeur dé ceux qui vous confessent, qui ‘se jettent dans vos bras, qui pleurent
dans votre sein au retour de leurs pénibles voies. Père tendre, vous essuyez
leurs larmes, et ils pleurent encore, et ils trouvent leur joie dans ces pleurs;
car, ce n’est pas un homme de chair et de sang, mais vous-même, Seigneur, qui
lés consolez, vous, leur Créateur, qui les créez une seconde fois! Et où
étais-je, quand je vous cherchais? Et vous étiez devant moi; mais absent de
moi-même, et ne me trouvant pas, que j’étais loin de vous trouver!
FAUSTUS.
— AVEUGLEMENT DES PHILOSOPHES
3. Je vais parler, en présence de mon Dieu, de la
vingt-neuvième année de mon âge. Il y avait alors à Carthage un évêque
manichéen, (396) nommé Faustus, grand lacet du diable, qui avait fait tomber
plusieurs à l’appât de son éloquence. Tout en l’admirant, je savais néanmoins la
distinguer des vérités que j’étais avide d’apprendre: et je regardais moins au
vase du discours, qu’au mets de science que ce célèbre Faustus servait à mon
esprit. Car sa réputation me l’avait annoncé comme riche en savoir et profond
dans les sciences libérales.
Et comme j’avais lu un grand nombre de philosophes, et
retenu leurs doctrines, j’en comparais quelques-unes avec ces longues rêveries
des Manichéens, et je trouvais plus de probabilité aux sentiments, de ceux qui
« ont pu pénétrer dans l’économie du monde, quoiqu’ils n’en aient jamais trouvé
le Maître (Sg. XIII, 1). Car vous êtes grand, Seigneur, vous approchez votre
regard des abaissements et vous l’éloignez des hauteurs (Ps CXXXVII, 6); » vous
ne vous découvrez qu’aux coeurs contrits, et vous êtes impénétrable aux
superbes; leur curieuse industrie sût-elle d’ailleurs le compte des étoiles et
des grains de sable, la mesure de l’étendue céleste, eût-elle exploré la route
des astres!
4. C’est par leur esprit, c’est par le génie que vous
leur avez donné, qu’ils cherchent ces secrets; ils en découvrent beaucoup; ils
annoncent plusieurs années d’avance les éclipses de soleil et de lune, et le
jour, et l’heure, et le degré; et leur calcul ne les trompe pas, et il arrive
selon leurs prédictions, et ils ont écrit les lois de leurs découvertes qu’on
lit encore aujourd’hui, et qui servent a prédire quelle année, quel mois de
l’année, quel jour du mois, quelle heure du jour, en quel point de son disque la
lune ou le soleil doit subir une éclipse, et il arrivera comme il est prédit.
Et les hommes admirent, les ignorants sont dans la stupeur,
et les savants se glorifient et s’élèvent. Et, dans leur superbe impie, ils se
retirent de votre lumière; infaillibles prophètes des éclipses du soleil, ils ne
se doutent pas. de celle qu’ils souffrent eux-mêmes à cette heure. Ils ne
recherchent pas avec une pieuse reconnaissance de qui ils tiennent ce génie de
recherche. Et. s’ils vous découvrent comme leur auteur, ils ne se donnent pas à
vous, pour que vous conserviez votre ouvrage; et ils ne vous immolent pas
l’homme qu’ils ont fait en eux, ils, ils ne vous offrent en sacrifice ni ces
oiseaux de leurs téméraires pensées, ni ces monstres de leur curiosité qui leur
font une voie secrète aux profondeurs de l’abîme, ni ces boucs de leurs
impudicités, afin que votre feu, Seigneur, dévore toute cette mort palpitante,
et les engendre à l’immortalité.
5. Mais ils ne savent pas la voie, votre Verbe, par qui
vous avez fait tous les objets qu’ils nombrent, et eux-mêmes qui les nombrent,
et le sens qui leur découvre ce qu’ils nombrent, et l’esprit qui leur donne la
capacité de nombrer; « votre sagesse seule exclut le nombre » (Ps. CXLVI, 5). Et
votre Fils unique s’est fait notre sagesse, notre justice et notre
sanctification (I Co. I, 30) : il a été nombré parmi nous, il a payé le tribut à
César (Mt. XXII, 21). Oh! ils ne savent pas cette voie qui fait descendre de
soi-même vers lui, pour monter par lui jusqu’à lui! Ils ne savent pas cette
voie, et ils se croient élevés et rayonnants comme les astres, et les voilà
froissés contre terre; « et les ténèbres ont envahi la folie de leur cœur ! »
(Rm. I, 21) Ils disent sur la créature beaucoup de vérités, et ils ne cherchent
pas avec piété la Vérité créatrice; c’est pourquoi ils ne la trouvent pas; ou
s’ils la trouvent, « ils la reconnaissent pour Dieu, sans l’honorer comme Dieu,
sans lui rendre grâces; mais ils se dissipent dans la vanité de leurs pensées,
et ils se disent sages en s’appropriant ce qui est à vous, et, en retour, leur
aveugle perversité vous attribue ce qui leur appartient; ils vous chargent de
leurs mensonges, vous qui êtes la vérité; « ils transforment la gloire du Dieu
incorruptible en la ressemblance et l’image de l’homme corruptible, des oiseaux,
des quadrupèdes et des serpents; ils changent votre vérité en mensonge; ils
adorent et servent la créature de préférence au Créateur » (Rm. I, 21-25).
6. Ces hommes, néanmoins, m’avaient révélé beaucoup de
vérités naturelles, et j’en saisissais la raison par l’ordre et le calcul des
temps, par les visibles témoignages des astres; et je comparais ces observations
aux discours de Manès qui a écrit sur ce sujet de longues extravagances où je ne
trouvais la raison ni des solstices, ni des équinoxes, ni des éclipses, ni
d’aucun phénomène dont la philosophie du siècle avait su m’informer. Et j’étais
tenu de croire à des rêveries en désaccord parfait avec les règles mathématiques
et l’observation de mes yeux.
MALHEUR
A LA SCIENCE QUI IGNORE DIEU!
7. Seigneur, Dieu de vérité, vous plaît-il celui qui
sait tout cela? Malheureux qui le sait et vous ignore! Heureux qui l’ignore et
vous connaît! Et celui qui a cette double science n’est heureux que par vous
seul, si, vous connaissant, il vous glorifie comme Dieu, s’il vous rend hommage,
s’il ne se dissipe pas dans la vanité de ses pensées.
Mieux vaut celui qui sait posséder un arbre et vous rendre
grâces de ses fruits, sans savoir la hauteur de sa tige et l’étendue de ses
branches, que celui qui sait la mesure des rameaux et le compte des feuilles,
sans en jouir, sans en connaître, sans en aimer le Créateur; ainsi, le fidèle a
ce monde pour trésor; tout ce qu’il renonce, il le retrouve en vous, ô Souverain
de l’univers! et quoiqu’il ignore la marche de l’étoile polaire, n’est-ce pas
folie de mettre en doute la supériorité de cet humble croyant sur cet arpenteur
du ciel, ce calculateur des étoiles, ce peseur des éléments, qui vous néglige,
vous l’Ordonnateur de toutes choses « selon la mesure, le nombre et le poids ? »
(Sg. XI, 21)
FOLIE DE
MANÈS
8. Eh! qui demandait à un Manès d’écrire sur des sujets
entièrement étrangers à la science de la piété? Vous avez dit à l’homme : «
Voici la science, c’est la piété (Jb, XXVIII, 28 selon les Sept.) » science
qu’il eût pu ignorer en possédant la science humaine; et celle-là même lui
manquait, et il avait l’impudence d’enseigner ce qu’il ignorait; pouvait-il donc
être initié à la science des saints? C’est vanité que de professer les
connaissances que l’on possède dans l’ordre naturel, c’est piété que de
confesser votre nom. Aussi a-t-il été permis à cet homme de multiplier ses
divagations scientifiques, afin que son ignorance, évidente aux yeux des vrais
savants, fit apprécier la valeur de ses opinions sur les choses cachées. Il ne
voulait pas qu’on fit médiocre état de lui, cherchant même à faire croire que le
Consolateur, l’Esprit-Saint, qui prodigue à vos fidèles sa céleste opulence,
résidait personnellement en lui, dans toute la plénitude de son autorité. Aussi,
toutes fois qu’on le surprend en flagrante erreur au sujet du ciel, des étoiles,
des mouvements du soleil et de la lune, quoique la doctrine de la religion n’y
soit nullement intéressée, son outrecuidance n’en paraît pas moins sacrilège;
car il ne débite pas seulement l’ignorance, mais le mensonge, avec un tel délire
d’orgueil, qu’il voudrait autoriser ces discours par la prétendue divinité de sa
personne.
9. Qu’un de mes frères en Jésus-Christ soit, à l’égard
de ces connaissances, dans l’ignorance ou l’erreur, je prends ses opinions en
patience. Rien n’y fait obstacle à son avancement; son ignorance de la situation
et de l’état d’une créature corporelle ne lui donne aucun sentiment indigne de
vous, Seigneur, créateur de toutes choses. Mais elle lui devient funeste, s’il
l’identifie avec les doctrines essentielles de la piété, et s’il s’obstine à
affirmer ce qu’il ignore. Cette faible enfance au berceau de la foi, trouve dans
la charité une mère qui la soutient, jusqu’à ce que le nouvel homme s’élève à
cette perfection virile, qui cesse de flotter à tout vent de doctrine (Ep. IV,
13, 14). Et ce docteur, ce guide, ce maître, ce souverain, assez hardi pour
persuader à ses disciples que ce n’était pas un homme, mais votre Esprit-Saint
qu’ils suivaient en lui, qui ne le tiendrait pour un insensé, dont la folie,
convaincue d’imposture, ne mérite que haine et mépris?
Cependant je n’étais pas encore assuré que l’on ne pût
expliquer selon sa doctrine les vicissitudes de la durée des jours et des nuits,
l’alternative elle-même de la nuit et du jour, les défaillances des astres, et
les autres phénomènes que mes lectures m’avaient présentés, en sorte que, dans
les points, douteux et de complète incertitude, ma foi en sa sainteté inclinait
ma créance à son autorité.
ÉLOQUENCE DE FAUSTUS ET SON IGNORANCE
10. Et pendant ces neuf années où mon esprit s’égarait à
les suivre, j’attendais avec impatience la venue de ce Faustus; car ceux de la
secte que j ‘avais rencontrés jusqu’alors, et qui tous manquaient de réponses à
mes objections, me l’annonçaient comme. devant, dès l’abord et au premier
entretien, me donner facile solution de ces difficultés, et . de plus graves
encore, qui pourraient inquiéter ma pensée.
Il vint, et je vis un homme doux, de parole agréable, et
gazouillant les mêmes contes avec beaucoup plus de charme qu’aucun d’eux. Mais
que faisait à ma soif toute la bonne grâce d’un échanson qui ne m’offrait que de
précieux vases ? Mon oreille était déjà rassasiée de ces discours; ils ne me
semblaient pas plus solides pour être éloquents, ni plus vrais pour être plus
polis. Et je ne jugeais pas de la sagesse de son âme à la convenance de sa
physionomie et aux grâces de son élocution. Ceux qui me l’avaient vanté étaient
de mauvais juges, qui ne l’estimaient docte et sage que parce qu’ils cédaient au
charme de sa parole.
J’ai connu une autre espèce d’hommes à qui la vérité même
est suspecte, et qui refusent de s’y rendre quand elle est proposée en beaux
termes. Mais déjà, mon Dieu, vous m’aviez enseigné par des voies admirables et
secrètes; et je crois que je tiens de vous cet enseignement, parce qu’il est
vrai, et que nul autre que vous n’enseigne la vérité, où et d’où qu’elle vienne.
J’avais donc appris de vous que ce n’est point raison qu’une chose semble vraie
pour être dite avec éloquence, ni fausse parce que. les sons, s’élancent des
lèvres sans harmonie ; ni au rebours, qu’une chose soit vraie par là même
qu’elle est énoncée sans politesse, ni fausse parce qu elle est vêtue de
brillantes paroles; mais qui! il en est de ta sagesse et de la folie comme
d’aliments bons ou mauvais, et des expressions comme de vases d’or et d’argile
ou ces aliments peuvent être indifféremment servis.
11. Le vif désir que j’avais eu si longtemps devoir cet
homme trouvait quelque satisfaction dans le mouvement et la vivacité de ses
discours, dans la propriété de son langage, qui se pliait comme un vêtement à sa
pensée. J’admirais cette éloquence avec plusieurs, et je la publiais plus haut
que nul autre; mais je souffrais avec peine que son nombreux auditoire ne me
permît pas de lui proposer mes doutes, de lui communiquer les perplexités de ma
pensée en conférence familière, dans un libre entretien. Je pris toutefois
l’occasion en temps et lieu convenables, en compagnie de mes intimes amis, et je
lui dérobai une audience.
Je lui proposai plusieurs questions qui m’embarrassaient;
et je m’assurai bientôt qu’étranger à toutes les sciences, il n’avait même de ]a
grammaire qu’une connaissance assez vulgaire. Il avait lu quelques discours de
Cicéron, certains passages de Sénèque, quelques tirades de poésie, et ce qu’il
avait trouvé dans les écrivains de sa secte de plus élégant et de plus pur.
L’exercice journalier de la parole lui avait donné cette facilité d’élocution,
qu’une certaine mesure dans l’esprit, accompagnée de , grâce naturelle, rendait
plus agréable et plus propre à séduire. N’est-ce pas la vérité, Seigneur mon
Dieu, arbitre de ma conscience? Vous voyez à nu mon coeur et ma mémoire, ô vous
qui déjà me conduisiez par les plus secrètes voies de votre Providence, et
présentiez à ma face la laideur de mes égarements, pour que leur vue m’en donnât
la haine.
IL SE
DÉGOUTE DES DOCTRINES MANICHÉENNES
12. Aussitôt que son incapacité dans les sciences où
j’avais cru qu’il excellait, me parut évidente, je désespérais de lui pour
éclaircir et résoudre mes doutes sur des questions dont l’ignorance l’eût laissé
dans la vérité de la piété, s’il n’eût pas été manichéen. Les livres dé cette
secte. sont remplis de contes interminables sur le ciel, les astres, le soleil,
la lune; et, les ayant comparés aux calculs astronomiques que j’avais lus
ailleurs, pour juger si les raisons manichéennes valaient mieux ou autant que
les autres, je n’attendais plus de Faustus aucune explication satisfaisante.
Je soumis toutefois mes difficultés à son examen; mais il
se refusa avec autant de prudence que de modestie à soulever ce fardeau. Il
connaissait son insuffisance et ne rougit pas de l’avouer. Il n’était point de
ces parleurs que j’avais souvent essuyés, qui, en voulant m’instruire, ne me
disaient rien; le coeur ne manquait point à cet homme, et s’il n’était dans la
rectitude devant vous, il ne laissait pas d’être en garde sur lui-même.
N’ignorant point entièrement son ignorance, il ne voulut pas s’engager par une
discussion téméraire, dans un défilé sans issue, sans possibilité de retour.
Cette franchise me le rendit encore plus aimable. La modeste confession de
l’esprit est plus belle que la science même que je poursuivais ; et, en toute
question difficile ou subtile, il n’en fit jamais autrement.
13. Ainsi, mon zèle pour les doctrines manichéennes se
ralentit. Désespérant de plus en plus de leurs autres docteurs, à l’insuffisance
du plus renommé d’entre eux, je bornai mes (400) rapports avec lui à des
entretiens sur l’art oratoire dont il était épris, et que j’enseignais aux
jeunes gens de Carthage; à des lectures dont il était curieux par ouï-dire, ou
que je jugeais conformes à la tournure de son esprit. Tout effort d’ailleurs
pour avancer dans cette secte cessa de ma part, sitôt que je connus cet homme.
Je n’en vins pas toutefois à rompre avec eux, mais je me résignai
provisoirement, faute de mieux, à rester là où je m’étais jeté en aveugle,
attendant qu’une lumière nouvelle déterminât un meilleur choix.
Ainsi, ce Faustus, qui avait été pour plusieurs un lacet
mortel, relâchait déjà, à son insu et sans le vouloir, les noeuds où j’étais
pris. Vos mains, ô mon Dieu, actives dans le secret de votre Providence,
n’abandonnaient pas mon âme; et les larmes de ma mère, ce sang de son coeur qui
coulait .nuit et jour, montaient vers vous en sacrifice pour moi. Telle a été
votre conduite à mon égard, admirable et cachée. Oui , votre conduite, ô mon
Dieu! Car « c’est le Seigneur, qui dirige les pas de l’homme, et l’homme
désirera sa voie » (Ps. XXXVI, 23). Et qui peut procurer le salut, que la main
toute-puissante qui refait ce qu’elle a fait?
IL VA A
ROME MALGRÉ SA MÈRE
14. C’est donc par un ordre inconnu de votre Providence,
qu’il me fut persuadé d’aller a Rome, pour y enseigner la rhétorique plutôt,
qu’à Carthage. Et d’où me vint cette persuasion, je ne manquerai pas de vous le
confesser, parce qu’ici les abîmes de vos secrets, et la présence permanente de
votre miséricorde sur nous, se découvrent à ma pensée et sollicitent mes
louanges. Je ne me laissai pas conduire à Rome par l’espoir que m’y promettaient
mes amis, de considération et d’avantages plus grands, quoique de telles raisons
fussent alors toutes-puissantes sur mon esprit; mais la plus forte, la seule
même qui me décida, c’est que j’avais ouï dire que la jeunesse y était plus
studieuse, plus patiente de l’ordre et de la répression; qu’un maître n’y voyait
jamais sa classe insolemment envahie par des disciples étrangers à ses leçons,
et qu’on ne pouvait même y être admis que sur sa permission.
Or, rien n’est comparable à la honteuse et brutale licence
des écoliers de Carthage. Ils forcent l’entrée des cours avec fureur et leur
démence effrontée bouleverse l’ordre que chaque maître y établit dans l’intérêt
de ses disciples. Ils commettent, avec une impudente stupidité, mille insolences
que la loi devrait punir, si elles ne comptaient sur le patronage de la coutume.
Malheureux, qui font, comme licite, ce qui sera toujours illicite devant votre
loi éternelle; qui croient à l’impunité, déjà punis par leur cécité morale, et
souffrant incomparablement plus qu’ils ne font souffrir. Ces brutales habitudes
dont, écolier, j’avais su me préserver, maître; j’étais contraint de les
endurer. Voilà ce qui m’attirait où un témoignage unanime m’assurait qu’il ne se
passait rien de semblable.
Mais vous, « mon espérance et mon héritage dans la terre
des vivants » (Ps CXLI, 6), vous m’inspiriez ce désir de migration pour le salut
de mon âme, vous prêtiez des épines à Carthage pour m’en arracher, des charmes à
Rome pour m’y attirer, et cela par l’entremise de ces hommes, amateurs de cette
mort vivante; les uns m’étalant leurs insolences, les autres leurs vaines
promesses, et, afin de redresser mes pas, vous vous serviez en secret de leur
malice et de la mienne. Ces perturbateurs de mon repos étaient possédés d’une
aveugle frénésie ; ces tauteurs de mes espérances n’avaient de goût que pour la
terre, et moi, qui détestais à Carthage une réalité de misère, je poursuivais a
Rome un mensonge de félicité.
15. Mais pourquoi sortir d’ici et aller là? vous le
saviez, mon Dieu, sans m’en instruire, sans en instruire ma mère, a qui mon
départ déchira l’âme, et qui me suivit jusqu’à la mer. Elle s attachait à moi
avec force, pour me retenir ou pour me suivre; et je la trompai, ne témoignant
d’autre dessein que celui d’accompagner un ami prêt à faire voile au premier
vent favorable. Et je mentis à ma mère, et à quelle mère! et je pris la fuite.
Vous m’avez pardonné dans votre miséricorde; vil, et souillé, vous m’avez
préservé des eaux de la mer, pour m’amener à l’eau de votre grâce, qui, en me
purifiant, devait sécher ces torrents de larmes dont ma mère marquait chaque
jour la place des prières qu’elle versait pour moi. Et comme elle refusait de
s’en retourner sans moi, je lui persuadai, non sans peine, de passer la nuit
dans un monument dédié à saint Cyprien, non loin du vaisseau. Cette même nuit,
je partis à la dérobée, et elle demeura à prier et à pleurer, Et que vous
demandait-elle, mon Dieu, avec tant de larmes? de ne pas permettre mon voyage.
Mais vous, dans la hauteur de vos conseils, touchant au ressort le plus vif de
ses désirs, vous n’avez tenu compte de sa prière d’un jour, pour faire de moi
selon sa prière de chaque jour.
Le vent souffla; il emplit nos voiles, et déroba le rivage
à nos regards. Elle vint le matin au bord de la mer, folle de douleur, rem
plissant de ses plaintes et de ses cris votre oreille inexorable à ce désespoir;
et vous m’entraîniez par la main de mes passions, où je devais en finir avec
elles; et votre justice meurtrissait du fouet de la douleur sa charnelle
tendresse. Elle aimait ma présence auprès d’elle, comme une mère, et plus que
beaucoup de mères; et elle ne savait pas tout ce que vous lui apprêtiez de joies
par cette absence. Elle ne le savait pas. Et de là, ces pleurs, ces sanglots,
ces angoisses qui accusaient un reste de l’hérédité coupable d’Eve; elle
cherchait en pleurant ce qu’elle avait enfanté dans les pleurs. Mais après
s’être répandue en plaintes sur ma fraude et ma cruauté, elle se remit à vous
prier pour moi, rentra dans son intérieur, tandis que je voguais vers Rome.
IL TOMBE
MALADE. — PRIÈRES DE SA MÈRE
16. Et une maladie, terrible châtiment du corps, m’y
attendait; et déjà je m’acheminais vers l’enfer, chargé de tout ce que j’avais
commis de crimes contre vous, contre moi, contre les autres, fardeau sinistre
qui aggravait encore ce lien d’iniquité originelle qui nous fait tous mourir en
Adam. Vous ne m’en aviez encore remis aucun en Jésus-Christ, et sa croix n’avait
pas encore rompu ce contrat d’inimitié que mes péchés avaient formé entre vous
et moi. Et l’eût-il rompu avec ce fantôme de croix que je rêvais? Aussi fausse
que me semblait la mort de sa chair, aussi véritable était celle de mon âme; et
aussi vraie qu’était la mort de sa chair, aussi fausse était la vie de mon âme
qui se refusait à cette créance. Et la fièvre redoublait, et je m’en allais, et
je périssais. Où pouvais-je aller, en m’en allant ainsi, sinon au supplice du
feu, à des tourments dignes de mes oeuvres, selon l’ordre de votre vérité? Et
elle ne le savait pas, et elle priait pour moi, loin de moi. Mais vous, partout
présent, où elle était, vous l’écoutiez, et où j’étais, vous aviez pitié de moi,
et vous me rendiez la santé du corps quand ce coeur sacrilège était encore
malade. Car, dans ce péril extrême, je ne songeais pas au baptême; enfant,
j’étais bien meilleur, alors que je le demandai à la piété de ma mère, ainsi que
mon souvenir vous l’a confessé. Mais j’avais grandi pour ma honte, et je riais,
dans ma folie, des conseils du Médecin céleste qui ne m’a pas permis de mourir
ainsi d’une double mort. Cette blessure au coeur de ma mère eût été incurable.
Non, je ne puis dire tout ce qu’elle avait d’âme pour moi, et combien plus de
souffrances lui coûtait le fils de son esprit que l’enfant de sa chair.
17. Oh! non, je ne sais pas comment elle eût guéri, si
ma mort, et une telle mort, eût traversé les entrailles de son amour. Et où
pouvaient aller tant de prières, vives, fréquentes, continuelles, nulle part
qu’à vous? Et vous, Dieu des miséricordes, eussiez-vous méprisé le coeur contrit
et humilié d’une veuve chaste, sobre, exacte à l’aumône, rendant tout hommage
et tout devoir à vos saints, ne laissant passer aucun jour sans participer à
l’offrande de votre autel; soir et matin, assidue à votre Eglise, non pour
engager de vaines causeries avec les vieilles, mais pour vous entendre dans vos
paroles, pour être entendue de vous dans ses prières?
Et ces larmes, qui ne vous demandaient ni or, ni argent,
aucun bien passager ou périssable, mais le salut de l’âme de son fils,
auriez-vous pu les mépriser ? Auriez-vous donc rebuté celle que votre grâce
faisait votre suppliante? Oh! non, Seigneur; vous lui étiez présent, vous
l’entendiez, vous agissiez dans l’ordre de votre prédestination immuable. Loin,
loin de moi ce doute impie que vous pussiez la tromper par ces visions, par ces
réponses, dont j’ai rappelé les unes, omis les autres qu’elle gardait toutes
dans la foi de son coeur, et que sa prière vous représentait sans cesse comme
des billets souscrits de votre sang. Miséricorde infinie! vous remettez leurs
dettes à vos, débiteurs, et vous voulez bien pourtant’ les reconnaître pour
créanciers de vos promesses! (402)
IL
S’ÉLOIGNE DU MANICHÉISME,
DONT IL RETIENT ENCORE PLUS D’UNE ERREUR.
18. Vous m’avez donc rétabli de cette maladie et vous
avez sauvé le fils de votre servante dans ce corps d’un jour, pour avoir à lui
rendre une santé plus précieuse et plus sûre. Et je conservais, à Rome, des
liaisons avec ces Saints trompés et trompeurs, et non seulement avec les
Auditeurs dont faisait partie l’hôte de ma maladie et de ma convalescence, mais
aussi avec les Elus.
Je croyais encore que ce n’est pas nous qui péchons, mais
je ne sais quelle nature étrangère qui pèche en nous; et il plaisait à mon
orgueil d’être en dehors du péché, et en faisant le mal, de ne pas m’en
reconnaître coupable devant vous pour :obtenir de votre miséricorde la guérison
de mon âme; et j’aimais à l’excuser en accusant je ne sais quel autre qui était
en moi, sans être moi. Et pourtant le tout était moi, et mon impiété seule
m’avait divisé contre moi-même, et c’était. là le péché, le plus incurable, de
ne me croire point pécheur; et mon exécrable iniquité préférait, ô Dieu
tout-puissant, votre défaite en moi, pour ma ruine, à votre victoire sur moi
pour mon salut. Vous n’aviez donc pas encore placé la sentinelle, à l’entrée de
ma bouche, et la porte de circonspection autour de mes lèvres, afin que mon
coeur ne se laissât pas glisser aux paroles de malice pour excuser ses crimes, à
l’exemple des artisans d’iniquité (Ps. CXL, 3,4).
19. C’est pourquoi je vivais encore avec leurs élus, et
toutefois sans espoir de rien acquérir désormais dans cette doctrine, et
attendant mieux, je m’y tenais toujours, mais avec plus de tiédeur et
d’indifférence. Il me vint même à l’esprit que les philosophes, dits
Académiciens, avaient été plus sages que les autres en soutenant qu’il faut
douter de tout, et que l’homme n’est capable d’aucune vérité. Je pensais, selon
l’opinion commune, que telle était leur doctrine, dont alors je ne pénétrais pas
le vrai sens. Je ne me fis donc pas scrupule d’ébranler la trop grande confiance
de mon hôte dans les fables qui remplissent les livres manichéens. Je ne
laissais pas toutefois d’entretenir avec ces hérétiques des relations plus
familières qu’avec les autres hommes, et quoique moins ardente à la défense de
leurs opinions, mon intimité avec eux (car Rome en recèle un grand nombre),
ralentissait l’ardeur de mes recherches, alors surtout que je désespérais, ô
Dieu du ciel et de la terre, créateur du visible et de l’invisible, de trouver
dans votre Eglise la vérité dont ils m’avaient détourné. Il me semblait si
honteux de vous supposer notre figure charnelle, et nos membres avec les limites
de leurs contours! Et comme, en voulant me représenter mon Dieu, ma pensée
s’attachait toujours à une masse corporelle (rien à mes yeux ne pouvait être
sans être ainsi), la principale, ou plutôt la seule et invincible cause de mes
erreurs était là.
20. Et de là, cette croyance insensée que le Mal avait
une substance corporelle, masse terreuse, difformité pesante, qu’ils appelaient
terre, et une autre subtile et déliée, comme le corps de l’air, esprit de malice
infiltré, suivant eux, dans ce monde élémentaire. Et un reste de piété
quelconque me défendant de croire qu’un Dieu bon eût créé aucune nature
mauvaise, j’établissais deux natures contraires et antagonistes, infinies toutes
deux; mais celle du bien plus infinie que celle du mal.
Et de ce principe de corruption découlaient tous mes
blasphèmes. Mon esprit faisait-il effort pour recourir à la foi catholique,
j’étais repoussé, car la foi catholique n’était pas ce que je la supposais; et
je me trouvais plus religieux, ô Dieu t à qui vos miséricordes sur moi rendent
témoignage, de vous croire infini de toutes parts, sauf le point où le principe
mauvais en lutte contre vous me forçait à vous reconnaître une limite, que de
vous tenir pour borné, aux formes du corps humain.
Et mieux valait, selon moi, croire que vous n’avez point
créé le mal (le mal dont mon ignorance faisait non seulement une substance, mais
une substance corporelle, ne pouvant se figurer l’esprit autrement que comme un
corps subtil répandu dans l’espace), que de vous prendre pour l’auteur de ce qui
me paraissait la nature du mal. Notre Sauveur lui-même, votre Fils unique, je le
regardais comme une extension émanée de votre étendue lumineuse pour notre
salut, en sorte que je ne croyais de lui que le néant que j’imaginais. Aussi,
lui attribuant cette substance, je m’assurais qu’elle ne pouvait naître de la
vierge Marie qu’en se mêlant à la chair et je ne pouvais admettre ce mélange
sans souillure d’un être de ma fantaisie. Je craignais donc, en le croyant né
dans la chair, d’être conduit à le croire souillié par la chair. Que vos enfants
en esprit se rient de moi avec douceur et amour, s’ils viennent à lire ces
confessions mais enfin, tel j’étais alors.
RIDICULES RÉPONSES DES MANICHÉENS.
21. Je ne pensais pas d’ailleurs qu’il fût possible de
défendre ce qu’ils attaquaient dans vos Ecritures ; mais néanmoins je désirais
parfois en conférer en détail avec quelque docteur profondément versé dans
l’intelligence des saints Livres, et voir ce qu’il en penserait. Déjà même, à
Carthage, j’avais été touché des discours d’un certain Helpidius, qui, dans des
conférences publiques contre les Manichéens, les pressait par certains passages
de l’Ecriture, dont ils paraissaient fort embarrassés; car ils craignaient
d’avancer en public leur réponse, qu’ils nous communiquaient en secret, à
savoir, que les livres du Nouveau Testament avaient été falsifiés par je ne sais
quels Juifs, qui voulaient enter la loi juive sur la foi chrétienne; mais ils ne
représentaient eux-mêmes aucun exemplaire authentique. Pour moi, envahi, étouffé
par ces pensées matériels, qui affaissaient sous leur poids mon esprit haletant,
je ne pouvais plus respirer l’air pur et vif de votre vérité.
DÉLOYAUTÉ DE LA JEUNESSE ROMAINE.
22. Déjà je remplissais avec zèle l’intention de mon
voyage à Rome ; j’enseignais la rhétorique à quelques jeunes gens réunis chez
moi, dont j’étais connu, et qui me faisaient connaître. O voici que j’apprends
qu’il se pratique à Rome certaines choses, inouïes en Afrique. On n’y voit, il
est vrai, aucune de ces violences ordinaires à l’impudente jeunesse de Carthage;
mais il s’y fait, me dit-on, entre jeunes gens, de soudains complots pour
frauder leur maître de sa récompense, et ils passent chez un autre, transfuges
avares de la bonne foi et de l’équité! Et je me sentais plein de haine pour ces
âmes viles; mais cette haine n’était pas légitime, car c’était peut-être le
préjudice que j’en devais souffrir, plutôt que l’iniquité même de leur action,
qui la soulevait.
Et néanmoins elles sont bien hideuses ces âmes infidèles;
prostituées à l’amour des frivoles jouets du temps, et de ce trésor de boue dont
la prise souille la main, dans les embrassements de ce monde éphémère, elles
méprisent votre clémence éternelle, qui nous rappelle, qui pardonne à l’épouse
adultère aussitôt qu’elle revient à vous. Et je hais encore aujourd’hui ces
hommes de honte et de difformité, quoique je les aime en vue de leur correction,
afin qu’ils préfèrent à l’argent la science qu’on leur enseigne, et qu’ils vous
préfèrent à la science, ô Dieu, vérité, félicité inaltérable, paix des âmes
pures! Mais alors mon intérêt me donnait plus de haine contre leur perversité,
que le vôtre ne m’inspirait de désir pour leur amendement.
IL SE
REND A MILAN POUR Y ENSEIGNER
LA RHÉTORIQUE. — SAINT AMBROISE.
23. On demanda de Milan au préfet de Rome un maître de
rhétorique pour cette ville, qui s’engageait même à faire les frais du voyage,
et je sollicitai cet emploi par des amis infatués de toutes les erreurs
manichéennes, dont, à leur insu comme au mien, mon départ allait me délivrer. Un
sujet proposé fit goûter mon éloquence au préfet Symmaque, qui m’envoya.
A Milan, j’allai trouver l’évêque Ambroise, connu partout
comme l’une des plus grandes âmes du monde, et votre pieux serviteur. Son zèle
éloquent distribuait alors à votre peuple la pure substance de votre froment, la
joie de vos huiles, la sobre intempérance de votre vin. Aveugle, votre main me
menait à lui, pour qu’il me menât à vous, les yeux ouverts. Cet homme de Dieu
m’accueillit comme un père, et se réjouit de ma venue avec la charité d’un
évêque.
Et je me pris à l’aimer, et ce n’était pas d’abord le
docteur de la vérité (j’avais perdu tout espoir de la trouver dans votre
Eglise), mais l’homme bienveillant pour moi que j’aimais en lui. J’étais assidu
à ses instructions publiques, non avec l’intention requise, mais pour m’assurer
si le fleuve de son éloquence répondait à sa réputation, si la renommée en
exagérait ou resserrait le cours, et je demeurais suspendu aux formes de sa
parole, insouciant et dédaigneux du fond; et j’étais flatté de la douceur de ces
discours, plus savants, avec moins de charme et de séduction que ceux de
Faustus ; je parle selon l’art des rhéteurs; pour le sens, nulle comparaison.
L’un s’égarait dans les mensonges de Manès, l’autre enseignait la plus saine
doctrine du salut, Mais le salut est (404) loin des pécheurs, tel que j’étais
alors, et cependant j’en approchais peu à peu, sans le savoir.
IL ROMPT
AVEC LES MANICHÉENS, ET DEMEURE
CATÉCHUMÈNE DANS L’ÉGLISE.
24. Indifférent à la vérité, je n’étais attentif qu’à
l’art de ses discours. Et, en moi, ce vain souci avait survécu, l’espoir que la
voie qui mène à vous fût ouverte à l’homme. Toutefois, les paroles que j’aimais
amenaient à mon esprit les choses elles-mêmes dont j’étais insouciant. Elles
étaient inséparables, et mon coeur ne pouvait s’ouvrir à l’éloquence, sans que
la vérité y entrât de compagnie, par degrés néanmoins. Je vis d’abord que tout
ce qu’il avançait pouvait se défendre, et la foi catholique s’affirmer sans
témérité contre les attaques des Manichéens, que j’avais crus jusqu’alors
irrésistibles. Je fus surtout ébranlé, à l’entendre résoudre suivant l’esprit
plusieurs passages obscurs de l’Ancien Testament, dont l’interprétation
littérale me donnait la mort.
Eclairé par l’exposition du sens spirituel, je réprouvais
déjà ce découragement qui m’avait fait croire impossible toute résistance aux
ennemis, aux moqueurs de la Loi et des Prophètes. Toutefois, je ne me croyais
pas tenu d’entrer dans la voie du catholicisme, parce qu’il pouvait avoir aussi
de doctes et éloquents défenseurs, ni de condamner le parti que j’avais
embrassé, parce que la défense lui présentait des armes égales. Ainsi la foi
catholique cessant de me paraître. vaincue, ne se levait pas encore victorieuse
devant moi.
25. J’employai tous les ressorts de mon esprit à la
découverte de quelque raison décisive pour convaincre de fausseté les opinions
manichéennes. Si mon esprit eût pu se représenter une substance spirituelle, il
eût brisé tous ces jouets d’erreur et les eût balayés de mon imagination; mais
je ne pouvais. Néanmoins, quant à ce monde extérieur, domaine de nos sens
charnels, je trouvais beaucoup plus de probabilité dans les sentiments de la
plupart des philosophes; et de sérieuses réflexions, des comparaisons réitérées,
appuyaient ce jugement.
Ainsi doutant de tout, suivant les maximes présumées de
l’Académie, et flottant à toute incertitude, je résolus de quitter les
Manichéens, ne croyant pas devoir, dans cette crise d’irrésolution, rester
attaché à une secte qui déjà cédait dans mon estime à telle école philosophique.
Mais à ces philosophes, vides du nom rédempteur de Jésus, je refusais de
remettre la cure des langueurs de mon âme. Je me décidai donc à demeurer
catéchumène dans l’Eglise catholique, l’Eglise de mon père et de ma mère, en
attendant un phare de certitude pour diriger ma course.
È
AUGUSTIN
A TRENTE ANS
Sainte Monique retrouve son fils à Milan. — Assiduité
d’Augustin aux prédications de saint Ambroise. — Son ami Alypius. — Projet de
vie en commun avec ses amis. — Sa crainte de la mort et du jugement.
SAINTE
MONIQUE SUIT SON FILS A MILAN.
1. O mon espérance dès ma jeunesse, où donc vous
cachiez-vous à moi? où vous étiez-vous retiré? N’est-ce pas vous qui m’aviez
fait si différent des brutes de la terre et des oiseaux du ciel? Vous m’aviez
donné la lumière qui leur manque, et je marchais dans la voie ténébreuse et
glissante; je vous cherchais hors de moi et je ne trouvais pas le Dieu de mon
coeur. J’avais roulé dans la mer profonde, et j’étais dans la défiance et le
désespoir de trouver jamais la vérité.
Et déjà j’avais auprès de moi ma mère. Elle était accourue,
forte de sa piété, me suivant par mer et par terre, sûre de vous dans tous les
dangers. Au milieu des hasards de la mer, elle encourageait les matelots mêmes
qui encouragent d’ordinaire les novices affronteurs de l’abîme, et leur
promettait l’heureux terme de la traversée, parce que, dans une vision, vous lui
en aviez fait la promesse. Elle me trouva dans le plus grand des périls, le
désespoir de rencontrer la vérité. Et cependant, quand je lui annonçai que je
n’étais plus manichéen, sans être encore chrétien catholique, elle ne
tressaillit pas de joie, comme à une nouvelle imprévue: son âme ne portait plus
le deuil d’un fils perdu sans espoir; mais ses pleurs coulaient toujours pour
vous demander sa résurrection; sa pensée était le cercueil où elle me présentait
à Celui qui peut dire : « Jeune homme, je te l’ordonne, lève- toi! » afin que le
fils de la veuve, reprenant la vie et la parole, fût rendu par vous à sa mère
(Luc VII, 14, 15).
Son cœur ne fut donc point troublé par la joie en apprenant
qu’une si grande quantité de larmes n’avait pas en vain coulé. Sans être encore
acquis à la vérité, j’étais du moins soustrait à l’erreur. Mais certaine que
vous n’en resteriez pas à la moitié du don que vous aviez promis tout entier,
elle me dit avec un grand calme, et d’un coeur plein de confiance, qu’elle était
persuadée en Jésus-Christ, qu’avant de sortir de cette vie, elle me verrait
catholique fidèle.
Ainsi elle me parla : mais en votre présence, ô source des
miséricordes, elle redoublait de prières et de larmes afin qu’il vous plût
d’accélérer votre secours et d’illuminer mes ténèbres; plus fervente que jamais
à l’église, et suspendue aux lèvres d’Ambroise, à la source « d’eau vive qui
court jusqu’à la vie éternelle (Jean IV, 14); » elle l’aimait comme un ange de
Dieu, elle savait que c’était lui qui, me réduisant aux perplexités du doute,
avait décidé cette crise, dangereux, mais infaillible passage de la maladie à la
santé.
ELLE SE
REND A LA DÉFENSE DE SAINT AMBROISE.
2. Ma mère ayant apporté aux tombeaux des martyrs,
selon l’usage de l’Afrique, du pain, du vin et des gâteaux de riz, le portier de
l’église lui opposa la défense de l’évêque; elle reçut cet ordre avec une pieuse
soumission, et je l’admirai si prompte à condamner sa coutume plutôt qu’à
discuter la défense (Saint Augustin, de venu évêque, imita saint Ambroise et
attaqua cette coutume dont abusait l’intempérance. (Voir lett. 22 à Aurélien de
Carthage, et lett. 29 à Alypius.). L’intempérance ne livrait aucun assaut à
son esprit, et l’amour du vin ne l’excitait pas à la haine de la vérité, comme
tant de personnes, hommes et femmes, pour qui les chansons de sobriété sont le
verre d’eau qui donne des nausées à l’ivrogne. Lorsqu’elle apportait sa
corbeille remplie des offrandes funèbres, elle en goûtait et distribuait le
reste, ne se réservant que quelques gouttes de vin, autant que l’honneur des
saintes mémoires en pouvait demander à son extrême sobriété. Si le même jour
célébrait plus d’un pieux anniversaire, elle portait sur tous les monuments un
seul petit flacon de vin trempé et tiède, qu’elle partageait avec les siens en
petites libations; car elle satisfaisait à sa piété et non à son plaisir.
Sitôt qu’elle eut appris que le saint évêque, le grand
prédicateur de votre parole, avait défendu cette pratique même aux plus sobres
observateurs, pour refuser aux. ivrognes toute occasion de se gorger
d’intempérance dans ces nouveaux banquets funèbres trop semblables à la
superstition païenne, elle y renonça de grand coeur, et au lieu d’une corbeille
garnie de terrestres offrandes, elle sut apporter aux tombeaux des martyrs une
âme pleine des voeux les plus épurés; se réservant de donner aux pauvres selon
son pouvoir, il lui suffit de participer, dans ces saints lieux, à la communion
du corps du Seigneur, dont les membres, imitateurs .de sa croix, ont reçu la
couronne du martyre.
Il me semble toutefois, Seigneur mon Dieu, et tel est le
sentiment de mon coeur en votre présence, qu’il n’eût pas été facile d’obtenir
de ma mère le retranchement de cette pratique, si la défense en eût été portée
par un autre moins aimé d’elle qu’Ambroise, qu’elle chérissait comme
l’instrument de mon salut; et lui l’aimait pour sa vie exemplaire, son assiduité
à l’église, sa ferveur spirituelle dans l’exercice des bonnes oeuvres; il ne
pouvait se taire de ses louanges en me voyant, et me félicitait d’avoir une
telle mère. Il ne savait pas quel fils elle avait en moi, qui doutais de toutes
ces grandes vérités, et ne croyais pas qu’on pût trouver le chemin de la vie.
OCCUPATIONS DE SAINT AMBROISE.
3. Mes gémissements et mes prières ne vous appelaient
pas encore à mon secours; mon esprit inquiet cherchait et discutait sans repos.
Et j’estimais Ambroise lui-même un homme heureux suivant le siècle, à le voir
honoré des plus hautes puissances de la terre : son célibat seul me semblait
pénible. Mais tout ce qu’il nourrissait d’espérance, tout ce qu’il avait de
luttes à soutenir contre les séductions de sa propre grandeur, tout ce qu’il
trouvait de consolations dans l’adversité, de charmes dans la voix secrète qui
lui parlait au fond du coeur, tout ce qu’il goûtait de savoureuses joies en
ruminant le pain de vie, je n’en avais nul pressentiment, nulle expérience, et
lui ne se doutait pas de mes angoisses et de la fosse profonde où j’allais
tomber. Il m’était impossible de l’entretenir de ce que je voulais, comme je le
voulais; une armée de gens nécessiteux me dérobait cette audience et cet
entretien il était le serviteur de leurs infirmités. S’ils lui laissaient
quelques instants, il réconfortait son corps par les aliments nécessaires et son
esprit par la lecture.
Quand il lisait, ses yeux couraient les pages dont son
esprit perçait le sens; sa voix et sa langue se reposaient. Souvent en
franchissant le seuil de sa porte, dont l’accès n’était jamais défendu, où l’on
entrait sans être annoncé, je le trouvais lisant tout bas et jamais autrement.
Je m’asseyais, et après être demeuré dans un long silence (qui eût osé troubler
une attention si profonde ?) je me retirais, présumant qu’il lui serait importun
d’être interrompu dans ces rapides instants, permis au délassement de son esprit
fatigué du tumulte de tant d’affaires. Peut-être évitait-il une lecture à haute
voix, de peur d’être surpris par un auditeur attentif em quelque passage obscur
ou difficile, qui le contraignit à dépenser en éclaircissement ou en dispute, le
temps destiné aux ouvrages dont il s’était proposé l’examen; et puis, la
nécessité de ménager sa voix qui se brisait aisément, pouvait être encore une
juste raison de lecture muette. Enfin, quelle que fût l’intention de cette
habitude, elle ne pouvait être que bonne en un tel homme.
4. Il m’était donc impossible d’interroger à mon désir
votre saint oracle qui résidait dans son coeur, sauf quelques demandes où il ne
fallait qu’un mot de réponse. Cependant mes vives sollicitudes épiaient un jour
de loisir où elles pussent s’épancher en lui, elles ne le trouvaient jamais.
Sans doute, je ne laissais jamais passer le jour du Seigneur sans l’entendre
expliquer au peuple avec certitude la parole de vérité (II Tm. II, 15), et je
m’assurais de plus en (407) plus que l’on pouvait démêler tous ces noeuds de
subtiles calomnies que ces imposteurs ourdissaient contre les divines Ecritures.
Mais quand j’eus appris, qu’en croyant l’homme fait à votre
image, vos fils spirituels, à qui votre grâce a donné une seconde naissance au
sein de l’unité catholique, ne vous croyaient point pour cela limité aux formes
du corps humain, quoique je ne pusse alors concevoir le plus léger, le plus
vague soupçon d’une substance spirituelle; néanmoins j’eus honte, dans ma joie,
d’avoir, tant d’années durant, aboyé, non pas contre la foi catholique, mais
contre les seules chimères de mes pensées charnelles d’autant plus téméraire et
impie, que je censurais en maître ce que je devais étudier en disciple. O très
haut et très prochain, très caché et très présent, Et re sans parties plus ou
moins grandes, tout entier partout, et tout entier nulle part, vous n’êtes point
cette forme corporelle, et pourtant vous avez fait l’homme à votre image,
l’homme qui de la tête aux pieds tient dans un espace.
ASSIDUITÉ D’AUGUSTIN AUX SERMONS DE SAINT AMBROISE.
5. Ne sachant donc de quelle manière votre image
pouvait résider dans l’homme, ne devais-je pas frapper à la porte et demander
comment il fallait croire, loin de m’écrier dans l’insolence de mon erreur :
Voilà ce que vous croyez? J’étais d’autant plus vivement rongé du désir
intérieur de tenir la certitude, que, jouet et dupe de vaines promesses, j’avais
plus longtemps, à ma honte, débité comme certains tant de peut-être, avec toute
la puérilité de l’erreur et de la passion : j’en ai vu clairement depuis la
fausseté. Certain aussi de les avoir tenus pour certains, j’étais déjà certain
de leur incertitude, lors même que j’élevais contre votre Eglise mes aveugles
accusations; et sans être sûr qu’elle enseignât la vérité, je savais bien
qu’elle n’enseignait pas ce que ma témérité lui reprochait. Ainsi je me sentais
confondre et changer, et je me réjouissais, ô mon Dieu, que votre Eglise unique,
corps de votre Fils unique, où, tout enfant, on mit sur mes lèvres le nom du
Christ, ne se nourrît pas de bagatelles puériles, et que nul article de sa pure
doctrine ne vous fît cette violence, ô Créateur de toutes choses, de vous
resserrer, sous forme humaine, dans un espace limité, si large et si vaste qu’il
pût être!
6. Je me réjouissais encore que l’ancienne Loi et les
Prophètes ne me fussent plus proposés à lire du même oeil qui m’y faisait
remarquer tant d’absurdités, quand je reprochais à vos saints les sentiments que
je leur prêtais. Et j’aimais à entendre Ambroise recommander souvent, au peuple,
dans ses sermons, cette règle suprême « La lettre tue et l’esprit vivifie (II
Cor. III, 6). » Et, lorsqu’en soulevant le voile mystique, il découvrait
l’esprit là où la lettre semblait enseigner une erreur, il ne disait rien qui me
déplût, quoique je ne susse pas encore s’il disait la vérité. Je retenais mon
coeur sur le penchant de l’adhésion, de peur du précipice; et cette suspension
même m’étouffait. Je voulais être aussi sûr de ce qui échappait à ma vue que de
sept et trois sont dix. Je n’étais pas, il est vrai, assez insensé pour croire
que je pusse ici me tromper; mais je voulais avoir la même compréhension de
toute vérité, soit corporelle et éloignée de mes sens, soit spirituelle, quoique
ma pensée ne sût rien se représenter sans corps. Or, je devais croire pour
guérir, pour que les yeux de mon esprit, dégagés de leur voile, pussent
s’arrêter en quelque sorte sur votre vérité éternelle, sans révolution et sans
éclipse.
Mais trop souvent celui qui a passé par le mauvais médecin
n’ose plus se fier même au bon. Ainsi mon âme souffrante, que la foi seule
pouvait guérir, de peur d’être trompée par. la foi, se refusait à sa guérison.
Elle résistait à ce puissant remède préparé par vos mains, et que vous prodiguez
à l’univers avec souveraine efficace.
NÉCESSITÉ DE CROIRE
CE QUE L’ON NE COMPREND PAS ENCORE.
7. Toutefois, je préférais dès lors la doctrine
catholique, jugeant qu’elle commande avec plus de modestie et entière sincérité,
de croire ce qui n’est point démontré (soit qu’on ait affaire à qui ne peut
porter la démonstration, soit qu’il n’y ait point de démonstration possible),
tandis que leurs téméraires promesses de science, appât dérisoire à la
crédulité, ne sont qu’un ramas de fables et d’absurdités (408) qu’ils ne peuvent
soutenir, et dont ensuite ils imposent la créance.
Et votre main miséricordieuse et douce, ô Seigneur! prenant
et façonnant mon coeur peu à peu, je remarquais quelle infinité de faits je
croyais, dont je n’avais été ni témoin, ni contemporain; tant d’événements dans
l’histoire des nations, tant de récits de lieux, de villes, d’actions, contés
par des amis, des médecins, par tous les hommes, qu’il faut admettre sous peine
de rompre toutes les relations de la vie. Une foi inébranlable ne
m’assurait-elle pas des auteurs de ma naissance? et que pouvais-je en savoir, si
je ne croyais au témoignage?
Ainsi vous m’avez persuadé que, loin de blâmer ceux qui
ajoutent foi à vos Ecritures, dont vous avez si puissamment établi l’autorité
chez presque tous les peuples du monde, les incrédules seuls sont
répréhensibles, et ne doivent point être écoutés quand ils nous disent D’où
savez-vous si ces livres ont été communiqués au genre humain par l’Esprit du
vrai Dieu, qui est la vérité même? Et c’est précisément là ce qu’il me fallait
croire, puisque, dans ces luttes sophistiques de questions captieuses, dans ces
conflits de philosophes dont j’avais lu les livres, rien n’avait pu déraciner en
moi la croyance que vous êtes, tout en ignorant ce que vous êtes, ni me faire
douter que la conduite des choses humaines appartînt à votre Providence.
8. Ma foi, à cet égard, était, il est vrai, tantôt plus
forte, tantôt plus faible; mais toujours ai-je cru que vous êtes, et que vous
prenez souci de nous, quoique je ne susse que penser de votre substance, ou de
la voie qui conduit, qui ramène à vous. Ainsi donc, impuissante à trouver la
vérité par raison pure, notre faiblesse a besoin de l’appui des saints Livres,
et je commençai dès lors à croire que vous n’auriez point investi cette Ecriture
d’une autorité si haute et si universelle, s’il ne vous avait plu d’être cru,
d’être cherché par elle. Quant aux absurdités où je me choquais d’ordinaire,
quelques explications plausibles données devant moi m’en faisaient déjà
rapporter l’inconnu étrange à la profondeur des mystères. Et son autorité
m’apparaissait d’autant plus vénérable et plus digne de foi, que, s’offrant à la
main de tout lecteur, elle n’en conservait pas moins dans la profondeur du sens
la majesté de ses secrets; accessible par la nudité de l’expression, par
l’abaissement du langage, et toutefois exerçant les coeurs les plus méditatifs;
recevant tous les hommes en son vaste sein, n’en faisant passer qu’un petit
nombre jusqu’à vous à travers le fin tissu de son voile, mais beaucoup plus
néanmoins que si, au faite d’autorité où elle est élevée, elle ne rassemblait le
genre humain dans le giron de son humilité sainte. Ainsi je méditais, et vous
veniez à moi. Je soupirais, et vous prêtiez l’oreille. Je flottais, et vous me
gouverniez. J’allais par la voie large du siècle, et vous ne m’abandonniez pas.
MISÈRE
DE L’AMBITION.
9. J’aspirais aux honneurs, aux richesses, au mariage, et
j’étais votre risée. Et je trouvais dans ces désirs mille épines douloureuses;
et vous m’étiez d’autant plus propice que vous me rendiez plus amer ce qui
n’était pas vous. Voyez mon coeur, ô Seigneur! qui m’avez inspiré ces souvenirs
et cette confession. Que désormais s’attache à vous mon âme que vous avez
dégagée des gluants appâts de la mort! Quelle était sa misère! Et vous ne
cessiez de piquer sa plaie vive, afin qu’au mépris de tout elle se convertît à
vous, qui êtes au-dessus de tout, sans qui rien ne serait; qu’elle se convertît
et guérît.
Quelle était la grandeur de mon mal, et quelle fut, pour me
le faire sentir, l’habileté de votre traitement, alors que je me disposais à
prononcer un panégyrique de l’empereur, où je devais débiter force mensonges qui
eussent été accueillis par des applaudissements complices! et mon coeur était
haletant de soucis, j’étais possédé de la fièvre des pensers dévorants, quand,
passant par une rue de Milan, j’aperçus un pauvre, aviné, je crois, et en
joyeuse humeur. Je soupirai, et, m’adressant à quelques amis qui se trouvaient
avec moi, je déplorai nos laborieuses folies. Tous nos efforts, si pénibles, et
tels que ceux dont j’étais alors consumé, traînant sous l’aiguillon des passions
cette charge de misère, de plus en plus lourde à mesure qu’on la traîne,
avaient-ils d’autre but que cette sécurité joyeuse, où ce mendiant nous avait
précédés, où peut-être nous n’arriverions jamais ? Quelques pièces d’argent
mendiées lui avaient suffi pour acquérir ce que je poursuivais dans ces âpres
défilés, par mille sentiers d’angoisse, la joie d’une félicité temporelle.
Il n’avait pas, sans doute, une joie véritable; mais
l’objet de mon ambitieuse ardeur était bien plus faux encore. Il était du moins
sûr de sa joie, et j’étais soucieux. Il était libre; moi, rongé d’inquiétudes.
Que si l’on m’eût demandé mon choix entre la joie ou la crainte, il n’eût pas
été douteux; et si de nouveau l’on eût offert à mon choix d’être tel que cet
homme, ou tel que j’étais alors, j’eusse préféré d’être moi avec mon fardeau de
sollicitudes et de craintes, mais par aveuglement, et non par rectitude.
Devais-je donc me préférer à lui, pour être plus savant, si ma science ne me
donnait pas plus de joie, et si je n’en usais que pour plaire aux hommes, non
pas afin de les instruire, mais uniquement de leur plaire? C’est pourquoi vous
brisiez mes os avec la verge de votre discipline.
10. Loin donc de mon âme ceux qui lui disent: Il y a
joie et joie. Ce mendiant trouvait la sienne dans l’ivresse, et tu cherchais la
tienne dans la gloire. Et quelle gloire, Seigneur, celle qui n’est pas en vous?
Mensonge de joie mensonge de gloire: seulement, cette gloire était plus
captieuse à mon esprit. La nuit allait cuver son ivresse, et moi j’avais dormi,
je m’étais levé, j’allais dormir et me lever avec la mienne, combien de jours
encore? Oui, il y a joie et joie. Celle des saintes espérances est infiniment
distante de la vaine allégresse de ce malheureux. Mais alors même, grande était
la distance de lui à moi. Plus heureux que moi, il ne se sentait point d’aise,
quand les soucis me déchiraient les entrailles; et il avait acheté son vin en
souhaitant mille prospérités aux coeurs charitables, tandis que c’était au prix
du mensonge que je marchandais la vanité.
Je tins alors à mes amis plus d’un discours semblable , et
mes réflexions sur mon état étaient fréquentes, et je le trouvais alarmant; et
j’en souffrais, et cette affliction redoublait le malaise. Et si quelque
prospérité semblait me sourire, j’avais peine à avancer la main; voulais-je la
saisir, elle était envolée.
SON AMI
ALYPIUS.
11. Tel était le sujet ordinaire de nos plaintes entre
amis, et principalement de mes entretiens intimes avec Alypius et Nebridius.
Alypius, né dans la même cité, d’une des premières familles municipales, était
plus jeune que moi. Il avait suivi mes leçons à mon début dans notre ville
natale et puis à Carthage; et il m’aimait beaucoup, parce que je lui paraissais
savant et bon. Et moi je l’aimais à cause du grand caractère de vertu qu’il
développait déjà dans un âge encore tendre. Cependant le gouffre de l’immoralité
et des spectacles frivoles, béant à Carthage, l’avait englouti dans le délire
des jeux du cirque. Il y était misérablement Plongé, lorsque je professais en
public l’art oratoire, mais il n’assistait pas encore à mes cours, à cause de
certaine mésintelligence élevée entre son père et moi. J’appris avec douleur
cette pernicieuse passion ; j’allais perdre, peut-être avais-je déjà perdu ma
plus haute espérance. Et je n’avais, pour l’avertir ou le réprimer, ni le droit
d’une bienveillance amicale, ni l’autorité d’un maître. Je croyais qu’il
partageait à mon égard les sentiments de son père; mais il n’en était rien. Car,
loin de s’en inquiéter, il me saluait et venait même à mon auditoire m’écouter
quelques instants et se retirait.
12. Et néanmoins, il m’était sorti de l’esprit de
l’entretenir, pour le conjurer de ne pas sacrifier une aussi belle intelligence
à l’aveugle entraînement de ces misérables jeux. Mais vous, Seigneur, qui ne
lâchez jamais les rênes dont vous gouvernez vos créatures, vous n’aviez pas
oublié qu’il devait être, entre vos enfants, l’un des premiers ministres de vos
mystères. Et pour que l’honneur de son redressement vous revînt tout entier,
vous m’en fîtes l’instrument, mais l’instrument involontaire. Un jour que je
tenais ma séance ordinaire, il vint, me salua, prit place entre mes disciples,
et se mit à m’écouter avec attention. Et par hasard, la leçon que j’avais entre
les mains me parut demander, pour son explication, une comparaison empruntée aux
jeux du cirque, qui dût jeter sur mes paroles plus d’agrément et de lumières,
avec un assaisonnement de raillerie piquante contre les esclaves d’une telle
manie.
Vous savez, mon Dieu, que je ne songeais nullement alors à
en guérir Alypius. Mais il saisit le trait pour lui, ne le croyant adressé qu’à
lui seul un autre m’en eût voulu, lui s’en voulut à lui-même ; excellent jeune
homme, et qui m’en aima encore de plus vive amitié! N’aviez-vous pas déjà dit
depuis longtemps, dans vos Ecritures : « Reprends le sage et il t’aimera (Prov.
IX, 8)? » Et néanmoins ce ne fut (410) pas moi qui le, repris; mais vous, à qui,
soit de gré, soit à notre insu, nous servons tous d’instruments selon l’ordre de
votre sagesse et de votre justice. Ce fut vous qui fîtes de mon coeur et de ma
langue des charbons ardents pour brûler et guérir le mal dont se mourait cette
âme de précieuse espérance.
Que celui-là taise vos louanges qui ne considère pas vos
miséricordes; elles parlent en votre honneur du fond de mes moelles. J’avais
dit, et aussitôt Alypius s’élança hors de l’abîme où un aveugle plaisir l’avait
précipité; sa magnanime résolution secoua son âme et en fit tomber toutes les
ordures du cirque, où il ne revint jamais depuis. Bientôt après, triomphant de
la résistance de son père, il emporta la permission de me prendre pour maître.
Redevenu mon disciple, il s’engagea avec moi dans les superstitions des
Manichéens, aimant en eux cet extérieur de continence qu’il croyait naturel et
vrai. Mais cette continence était loin de leur coeur; ce n’était qu’un piége
tendu aux âmes généreuses (Pr. VI, 26) qui n’atteignant pas encore aux
profondeurs de la vertu, se laissent prendre à la superficie où glissent son
ombre et sa trompeuse image.
ALYPIUS
ENTRAÎNÉ AUX SANGLANTS SPECTACLES
DU CIRQUE.
13. Nourri par ses parents dans l’enchantement des voies
du siècle, loin de les délaisser, il m’avait précédé à Rome pour y apprendre le
droit; et là, il fut pris d’une étrange passion pour les combats de gladiateurs,
et de la façon la plus étrange. Il avait pour ces spectacles autant d’aversion
que d’horreur, quand un jour, quelques condisciples de ses amis, au sortir de
table, le rencontrent, et malgré l’obstination de ses refus et de sa résistance,
l’entraînent à l’amphithéâtre avec une violence amicale, au moment de ces cruels
et funestes jeux. En vain il s’écriait: « Vous pouvez entraîner mon corps et le
placer près de vous, mais pourrez-vous ouvrir à ces spectacles mon âme et mes
yeux? J’y serai absent, et je triompherai et d’eux et de vous.» Il eut beau
dire, ils l’emmenèrent avec eux, curieux peut-être d’éprouver s’il pourrait
tenir sa promesse.
Ils arrivent, prennent place où ils peuvent; tout respirait
l’ardeur et la volupté du sang. Mais lui, fermant la porte de ses yeux, défend à
son âme de descendre dans cette arène barbare; heureux s’il eût encore condamné
ses oreilles! car, à un incident du combat, un grand cri s’étant élevé de toutes
parts, il est violemment ému, cède à la curiosité, et se croyant peut-être assez
en garde pour braver, et vaincre même après avoir vu, il ouvre les yeux. Alors
son âme est plus grièvement blessée que le malheureux même qu’il a cherché d’un
ardent regard, il tombe plus misérable que celui dont la chute a soulevé cette
clameur: entré par son oreille, ce cri a ouvert ses yeux pour livrer passage au
coup qui frappe et renverse un coeur plus téméraire que fort, d’autant plus
faible qu’il plaçait sa confiance en lui-même au lieu de vous. A peine a-t-il vu
ce sang, il y boit du regard la cruauté. Dès lors il ne détourne plus l’oeil; il
l’arrête avec complaisance; il se désaltère à la coupe des furies, et sans le
savoir, il fait ses délices de ces luttes féroces; il s’enivre des parfums du
carnage. Ce n’était plus ce même homme qui venait d’arriver, c’était l’un des
habitués de cette foule barbare; c’était le véritable compagnon de ses
condisciples. Que dirai-je encore? il devint spectateur, applaudisseur, furieux
enthousiaste, il remporta de ce lieu une effrayante impatience d’y revenir.
Ardent, autant et plus. que ceux qui l’avaient entraîné, il entraînait les
autres. Et c’est pourtant de si bas que votre main puissante et miséricordieuse
l’a retiré, et vous lui avez appris .à ne point s’assurer en lui, mais en vous,
bien longtemps après néanmoins.
ALYPIUS
SOUPÇONNÉ D’UN LARCIN.
14. Ce souvenir restait dans sa mémoire comme un
préservatif à l’avenir. Semblable avertissement lui avait été déjà donné,
lorsqu’il était mon disciple à Carthage. C’était vers le milieu du jour; il se
promenait au Forum, pensant à une déclamation qu’il devait prononcer selon la
coutume dans les exercices de l’école, quand surviennent les gardes du palais
qui l’arrêtent comme voleur. Vous l’aviez permis, mon Dieu, sans doute afin
qu’il apprît, devant être un jour si grand, combien il importe que l’homme, juge
de l’homme, ne prononce pas sur le sort de son semblable avec une crédulité
téméraire.
Il se promenait donc seul, devant le tribunal, avec ses
tablettes et son stylet, lorsqu’un jeune écolier, franc voleur, secrètement muni
d’une hache, sans être aperçu de lui, s’approche des barreaux de plomb en
saillie sur les devantures de la voie des Orfèvres, et se met à les couper. Au
bruit de la hache, on s’écrie à l’intérieur et on envoie des gens pour saisir le
coupable. Entendant leurs voix, celui-ci prend la fuite et jette son instrument,
de peur d’être surpris armé. Alypius qui ne l’avait pas vu entrer, le voit
sortir et fuir rapidement. Il s’approche pour s’informer; étonné de trouver une
hache, il s’arrête à la considérer. On l’aperçoit, seul, tenant l’outil dont le
bruit avait donné l’alarme. On l’arrête, on l’entraîne, on appelle tous les
habitants du voisinage, on le montre en triomphe comme un voleur pris en
flagrant délit qu’on va livrer au juge.
15. Mais la leçon devait se borner là. Vous vîntes
aussitôt, Seigneur, au secours de son innocence, dont vous étiez le seul témoin.
Comme on le menait à la prison ou au supplice, il se trouva à la rencontre un
architecte, spécialement chargé de la conservation des bâtiments publics. Les
gens qui le tiennent sont charmés qu’à leur passage vienne précisément s’offrir
celui qui d’ordinaire les soupçonnait des larcins commis au Forum ; il en allait
enfin connaître les auteurs. Or, cet homme avait plus d’une fois vu Alypius chez
un sénateur qu’il allait souvent saluer. Il le reconnaît, lui prend la main et,
le tirant à part, lui demande la cause de ce désordre, et apprend ce qui s’est
passé. La foule s’émeut et murmure avec menace; l’architecte commande qu’on le
suive. On passe devant la maison du jeune homme coupable. A la porte se trouvait
un enfant, trop petit pour être retenu dans sa révélation par la crainte de
compromettre son maître, qu’il avait accompagné au Forum. Alypius le voit et le
désigne à l’architecte, qui, montrant la hache à l’enfant, lui demande à qui
elle est: à nous, répond à l’instant celui-ci. On l’interroge de nouveau; tout
se découvre. Ainsi, le crime retomba sur cette maison, à la confusion de la
multitude, qui déjà triomphait d’Alypius. Dispensateur futur de votre parole, et
juge de tant d’affaires en votre Eglise, il sortit de ce danger avec plus
d’instruction et d’expérience.
INTÉGRITÉ D’ALYPIUS. — ARDEUR DE NEBRIDIUS
A LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
16. Je l’avais rencontré à Rom e, où il s’unit à moi
d’amitié si étroite qu’il me suivit à Milan pour ne point se séparer de moi, et
aussi pour utiliser sa science du droit, suivant le désir de ses parents plutôt
que le sien. Eprouvé déjà par trois emplois, où son désintéressement n’avait pas
moins étonné les autres qu’il n’était surpris lui-même de la préférence qu’on
pouvait accorder à l’or sur la probité, une dernière tentative contre sa fermeté
avait mis en oeuvre tous les ressorts de la séduction et de la terreur. Il
remplissait à Rome les fonctions d’assesseur, auprès du comte des revenus
d’Italie, quand un sénateur, puissant par ses bienfaits et son crédit, accoutumé
à ne pas trouver d’obstacles, voulut se permettre je ne sais quoi de contraire à
la loi. Alypius s’y oppose. On lui promet une récompense, qu’il dédaigne; on
essaie de menaces, qu’il foule aux pieds ; tous admirant cette constance qui ne
pliait pas devant un homme, bien connu pour avoir mille moyens d’être utile ou
de nuire; cette fermeté d’âme également indifférente au désir de son amitié et à
la crainte de sa haine. Le magistrat lui-même, dont Alypius était le conseiller,
quoique opposé à cette injuste prétention, n’osait cependant refuser hautement;
mais s’excusant sur l’homme juste, il alléguait sa résistance; et s’il
fléchissait, Alypius était en effet décidé à résigner ses fonctions.
Son amour pour les lettres, seul, faillit le séduire; il
eût pu, avec le gain du prétoire, se procurer des manuscrits; mais il consulta
la justice et prit une résolution meilleure, préférant le véto de l’équité au
permis de l’occasion. Cela n’est rien sans doute, mais « qui est fidèle dans les
petites choses l’est dans les grandes; » et rien ne saurait anéantir cet oracle
sorti de la bouche de votre vérité: « Si vous n’avez pas été fidèle dispensateur
d’un faux trésor, qui vous confiera le véritable? Si vous n’avez pas été fidèle
dépositaire du bien d’autrui, qui vous rendra celui qui est à vous (Lc, XVI,
10-12)? » Tel était l’homme si étroitement lié avec moi, et comme moi
chancelant, irrésolu sur le genre de vie à suivre.
17. Et Nebridius aussi qui avait abandonné son pays,
voisin de Carthage, et Carthage même, son séjour ordinaire, et le vaste domaine
de son père, et sa mère qui ne songeait pas à le suivre — il avait tout quitté
pour venir à Milan vivre avec moi dans la poursuite passionnée de la vérité et
de la sagesse. Il soupirait comme moi, il flottait comme moi, ardent à la
recherche de la vie bienheureuse, profond dans l’examen des plus difficiles
problèmes. Voilà donc trois bouches affamées, exhalant entre elles leur mutuelle
indigence, et attendant de vous leur nourriture au temps marqué. Et, dans
l’amertume dont votre miséricorde abreuvait notre vie séculière, considérant le
but de nos souffrances, nous ne trouvions plus que ténèbres. Nous nous
détournions en gémissant, et nous disions : Jusques à quand? Et tout en le
répétant, nous poursuivions toujours, parce qu’il ne nous apparaissait rien de
certain que nous pussions saisir en lâchant le reste.
VIVES
PERPLEXITÉS D’AUGUSTIN.
18. Et je ne pouvais, sans un profond étonnement,
repasser dans ma mémoire tout ce long temps écoulé depuis la dix-neuvième année
de mon âge, où je m’étais si vivement épris de la sagesse, résolu d’abandonner à
sa rencontre les vaines espérances et les trompeuses chimères de mes passions.
Et déjà j’accomplissais mes trente ans, embourbé dans la même fange, avide de
jouir des objets présents, périssables, et qui divisaient mon âme. Je trouverai
demain, disais-je; demain la vérité paraîtra, et je la saisirai. Et puis,
Faustus va venir, il m’expliquera tout. O grands maîtres de l’Académie ! On ne
peut rien tenir de certain pour régler la vie. Mais non, cherchons mieux; ne
désespérons pas. Voici déjà que les absurdités de l’Ecriture ne sont plus des
absurdités; une interprétation différente satisfait la raison. Arrêtons-nous sur
les degrés où, entant, mes parents m’avaient déposé, jusqu’à ce que se présente
la vérité pure.
Mais où, mais quand la chercher? Ambroise n’a pas une heure
à me donner, je n’en ai pas une pour lire. Et puis, où trouver des livres? quand
et comment s’en procurer? à qui en emprunter? Réglons le temps; ménageons-nous
des heures pour le salut de notre âme. Une grande espérance se lève. La foi
catholique n’enseigne pas ce dont l’accusait la vanité de mon erreur. Ceux qui
la connaissent condamnent comme un blasphème la croyance que Dieu soit borné aux
limites d’un corps humain; et j’hésite à frapper pour qu’on achève de m’ouvrir?
La matinée est donnée à mes disciples : que fais-je le reste du jour? pourquoi
cette négligence? Mais trouverai-je un moment pour rendre visite à des amis
puissants, dont le crédit m’est nécessaire? pour préparer ces leçons que je
vends? pour donner quelque relâche à mon esprit fatigué de tant de soins?
19. Périssent toutes ces vanités, périsse tout ce néant;
employons-nous à la seule recherche de la vérité. Cette vie est misérable et
l’heure de la mort incertaine; si elle nous surprend, en quel état
sortirons-nous d’ici? Où apprendrons-nous ce que nous y aurons négligé
d’apprendre? ou plutôt ne nous faudra-t-il pas expier cette négligence? Et si la
mort allait trancher tout souci avec ce noeud de chair? Si tout finissait ainsi?
Encore s’en faut-il enquérir. Mais non; blasphème qu’un tel doute! Ce n’est pas
un rien, ce. n’est pas un néant qui élève la foi chrétienne à cette hauteur
d’autorité par tout l’univers. Le doigt de Dieu n’aurait pas opéré pour nous
tant de merveilles, si la mort du corps absorbait la vie de l’âme. Que
tardons-nous, que ne laissons-nous là l’espoir du siècle, pour nous appliquer
tout entier à chercher Dieu et la vie bienheureuse? .
Mais attends encore; n’est-il plus de charme dans ce monde?
a-t-il perdu ses puissantes séductions? n’en détache pas ton coeur à la légère.
Il serait honteux de revenir à lui après l’avoir quitté. Vois, à quoi tient-il
que tu n’arrives à une charge honorable? Que pourrais-tu souhaiter après?
N’ai-je pas en effet des amis puissants? Quel que soit mon empressement à
limiter mes espérances, je puis toujours aspirer à une présidence de tribunal;
et je prendrai une femme dont la fortune sera suffisante à mon état, et là se
borneront mes désirs. Combien d’hommes illustres et dignes de servir d’exemples,
ont vécu mariés, et fidèles à la sagesse!
20. Ainsi disais-je; et les vents contraires de mes
perplexités jetaient mon coeur çà et là; et le temps passait; et je tardais à me
convertir à vous, Seigneur mon Dieu; je différais de jour en jour de vivre en
vous, et je ne différais pas un seul jour de mourir en moi-même. Aimant la vie
bienheureuse, je la redoutais dans son séjour, et en la fuyant je la cherchais.
Je croyais que je serais trop malheureux d’être à jamais privé des embrassements
d’une femme; et le remède de votre miséricorde, efficace contre cette infirmité,
ne venait pas à ma pensée, faute d’en avoir fait l’épreuve; car j’attribuais la
continence aux propres forces de l’homme, et cependant je sentais ma faiblesse.
J’ignorais, insensé, qu’il est écrit : « Nul n’est chaste, si vous ne lui en
donnez la force » (Sg., VIII, 21). Et vous me l’eussiez donnée, si le
gémissement intérieur de mon âme eût frappé à votre oreille; si ma foi vive eût
jeté dans votre sein tous mes soucis.
SES
ENTRETIENS AVEC ALYPLUS SUR LE MARIAGE
ET LE CÉLIBAT.
21. Alypius me détournait du mariage, et me représentait
sans cesse que ces liens ne nous permettraient plus de vivre assurés de nos
loisirs, dans l’amour de la sagesse, comme nous le désirions depuis longtemps.
Il était d’une chasteté d’autant plus admirable, qu’il avait eu commerce avec
les femmes dans sa première jeunesse; mais il s’en était détaché, avec remords
et mépris, pour vivre dans une parfaite continence.
Et moi je lui opposais l’exemple d’hommes mariés qui
étaient demeurés dans la pratique de la sagesse, le service dé Pieu, la fidélité
aux devoirs de l’amitié. Mais que j’étais loin d’une telle force d’âme ! Esclave
de cette fièvre charnelle dont j’étais dévoré, je traînais ma chaîne, dans une
mortelle ivresse, et je tremblais qu’on ne vînt la rompre, et ma plaie vive,
frémissante sous l’anneau secoué, repoussait la parole d’un bon conseiller, la
main d’un libérateur. Que dis-je? le serpent, par ma bouche, parlait à Alypius;
ma langue formait les noeuds et semait dans sa voie les doux piéges où son pied
innocent et libre allait s’embarrasser.
22. Ce lui était un prodige de me voir, moi qu’il
estimait, pris à l’appât de la volupté, jusqu’à lui avouer même, dans nos
conversations, qu’il me serait impossible de garder le célibat; et pour me
défendre contre son étonnement, je lui disais que ce plaisir qu’il avait ravi au
passage, et dont un vague souvenir lui rendait le mépris si facile, n’avait rien
de comparable aux délices de cette liaison dans laquelle je vivais. Que si la
sanction du mariage venait à légitimer de telles jouissances, quel sujet
aurait-il donc d’être surpris de mon impuissance à mépriser une telle vie? Il
finissait par la désirer lui-même, cédant moins aux sollicitations du plaisir
qu’à celles de la curiosité. li voulait savoir, disait-il, quel était enfin ce
bonheur sans lequel ma vie, qui lui plaisait, ne me paraissait plus une vie,
mais un supplice.
Libre de mes fers, son esprit s’étonnait de mon esclavage,
et de l’étonnement il se lais. sait aller au désir d’en faire l’essai, pour
tomber peut-être de cette expérience daims la servitude même qui l’étonnait,
parce qu’il voulait se fiancer à la mort, et que l’homme qui aime le péril y
tombe (Si. III, 27). Car nous n’étions, l’un et l’autre, que faiblement touchés
des devoirs qui donnent seuls quelque dignité au mariage, la continence et
l’éducation des enfants. Pour moi, je n’en aimais guère que l’enivrante habitude
d’assouvir cette insatiable concupiscence dont j’étais la proie; et lui allait
trouver la captivité dans son étonnement de ma servitude. Voilà où nous en
étions, jusqu’à ce que votre grandeur, fidèle à notre boue, prit en pitié notre
misère, et vint à notre secours par de merveilleuses et secrètes voies.
SA MÈRE
N’OBTIENT DE DIEU AUCUNE RÉVÉLATION
SUR LE MARIAGE DE SON FILS.
23. Et l’on pressait activement l’affaire de mon
mariage. J’avais fait une demande; j’étais accueilli; ma mère s’y employait avec
zèle, d’autant que le mariage devait me conduire à l’eau salutaire du baptême;
elle sentait avec joie que je m’en approchais chaque jour davantage; et ma
profession de foi allait accomplir ses voeux et vos promesses. Mais lorsque, à
ma prière et selon l’instinct de son désir, elle vous suppliait, de l’accent le
plus passionné du coeur, de lui révéler en songe quelque chose de cette future
alliance, vous n’avez jamais voulu l’entendre. Elle voyait de vaines et
fantastiques images rassemblées par la vive préoccupation de l’esprit; elle me
les racontait avec mépris; ce n’était plus cette confiance qui lui attestait
l’impression de votre doigt. Certain goût ineffable lui donnait, disait-elle, le
discernement de vos révélations et des songes de son âme. On pressait néanmoins
mon mariage; la jeune fille était demandée, mais il s’en fallait de deux années
qu’elle fût nubile; et comme elle me plaisait, on prit le parti d’attendre.
PROJET
DE VIE EN COMMUN AVEC SES AMIS.
24. Nous étions plusieurs amis ensemble, qui, dégoûtés
des turbulentes inquiétudes de la vie humaine, objet habituel de nos réflexions
et de nos entretiens, avions presque résolu de nous retirer de la foule pour
vivre en paix. Notre plan était de mettre en commun ce que nous pourrions avoir,
de faire une seule famille, un seul héritage, notre sincère amitié faisant
disparaître le tien et le mien, le bien de chacun serait à tous, le bien de tous
à chacun; nous pouvions être dix dans cette communauté, et plusieurs. d’entre
nous étaient fort riches; Romanianus, en particulier, citoyen de notre municipe,
qu’une tourmente d’affaires avait jeté à la cour de l’empereur, et mon intime
ami dès l’enfance. Il était le plus ardent à presser ce dessein, et il nous le
persuadait avec d’autant plus d’autorité, qu’il avait la prépondérance de la
fortune.
Nous avions décidé que deux d’entre nous seraient chargés,
comme magistrats annuels, de l’administration des affaires, les autres vivant en
repos. Mais quand on vint à demander sites femmes y consentiraient, plusieurs
étant déjà mariés, et nous aspirant à l’être, l’argile si bien façonné de cette
illusion nouvelle éclata entre nos mains, et nous en rejetâmes les débris.
Et nous voilà retombés dans nos soupirs, dans nos
gémissements, dans les voies du siècle larges et battues, et notre coeur roulait
le flot de ses pensées devant l’éternelle stabilité de votre conseil ( Ps.
XXXII, 2). Du haut de ce conseil, riant de nos résolutions, vous prépariez les
vôtres, attendant le temps propre pour nous donner la nourriture, et pour ouvrir
la main qu’il allait combler nos âmes de bénédiction ( Ps CXLIV, 15, 16.).
LA FEMME QU’IL ENTRETENAIT ÉTANT
RETOURNÉE
EN AFRIQUE, IL EN PREND UNE AUTRE.
25. Cependant mes péchés se multipliaient; et quand on
vint arracher de mes côtés, comme un obstacle à mon mariage, la femme qui vivait
avec moi, il fallut déchirer le coeur où elle avait racine, et la blessure
saigna longtemps. Mais elle, à son retour en Afrique, vous fit voeu de renoncer
au commerce de l’homme. Elle me laissait le fils naturel qu’elle m’avait donné.
Et moi malheureux, incapable d’imiter une femme, impatient de cette attente de
deux années pour obtenir la main qui m’était promise, n’étant point amoureux du
mariage, mais esclave de la volupté, je trouvai une autre femme, comme pour
soutenir et irriter la maladie de mon âme, en lui continuant cette honteuse
escorte de plaisirs jusqu’à l’avènement de l’épouse. Ainsi la blessure dont la
première séparation m’avait navré, ne guérissait pas: niais après de cuisantes
douleurs, elle tournait en sanie: et le mal, plus languissant, n’en était que
plus désespéré.
SA
CRAINTE DE LA MORT ET DU JUGEMENT.
26. Louange à vous! gloire à vous! ô source des
miséricordes. Je devenais de jour en jour plus déplorable, et vous plus
prochain. Vous avanciez déjà la main qui allait me retirer et nie laver de cette
boue, et je ne m’en doutais pas. Et rien ne me rappelait du fond de l’abîme des
voluptés charnelles que la crainte de la mort et de votre jugement futur, si
profonde en mon coeur que tant de doctrines contraires n’avaient jamais pu l’en
bannir.
Et je discutais avec Alypius et Nebridius les raisons
finales des biens et des maux, leur avouant que, dans mon esprit, Epicure eût
obtenu la palme, si j’avais pu cesser de croire à la survivance de l’âme après
la mort, et à la rémunération des oeuvres qu’Epicure n’admit jamais. Si nous
étions immortels, leur disais-je, vivant dans une perpétuelle volupté des sens,
sans aucune crainte de la perdre, pourquoi ne serions-nous pas heureux? Et que
nous faudrait-il encore? Et je ne voyais pas que cette pensée même témoignait de
ma misère et de la profondeur de mon naufrage; aveugle, je n’apercevais pas la
lumière de cette beauté chaste et pure qu’il faut embrasser sans passion,
invisible au regard de la chair, visible seulement à l’oeil intérieur.
Et, malheureux, je ne concevais pas de quelle source
coulait en moi ce plaisir que la présence de hies amis me faisait trouver au
récit de ces honteuses misères. Car, au sein même des joies charnelles, je
n’eusse pu vivre heureux, même selon l’homme sensuel d’alors, sans ces amis que
j’aimais et, dont je .me sentais aimé sans intérêt.
O voies tortueuses! malheur à l’âme téméraire qui, en se
retirant de vous, espère trouver mieux que vous! Elle se tourne, elle se
retourne en vain, sur le dos, sur les flancs, sur le ventre; tout lui est dur.
Et vous seul êtes son repos. Et vous voici! et vous nous délivrez de nos
lamentables erreurs! et vous nous mettez dans votre voie, et vous nous consolez
et dites : « Courez, je vous soutiendrai; je vous conduirai au but, et là, je
vous soutiendrai encore ».
È
AUGUSTIN
A TRENTE ET UN AN
Peines de son esprit dans la recherche du mal. — Par
quels degrés il s’élève à la connaissance de Dieu. — Erreur de ses sentiments
sur la personne de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
IL NE
POUVAIT CONCEVOIR DIEU QUE COMME UNE
SUBSTANCE INFINIMENT ÉTENDUE.
1. Et déjà était morte mon adolescence honteuse et
criminelle; et j’entrais dans la jeunesse, et plus j’avançais en âge, plus je
m’égarais en de ridicules chimères, ne pouvant concevoir d’autre substance que
celle qui se voit par les yeux. Je ne vous prêtais plus, il est vrai, mon Dieu,
les formes humaines, depuis que j’avais commencé d’ouvrir l’esprit à la
sagesse ; je m’étais toujours préservé de cette erreur; et je la voyais, avec
joie, condamnée par la foi de votre Eglise catholique, notre mère spirituelle.
Mais de quelle autre manière vous concevoir ? je l’ignorais, et je m’évertuais à
vous comprendre, homme que j’étais, et quel homme ! vous le souverain, le seul
et vrai Dieu. Et je croyais de toutes les forces de mon être que vous êtes
incorruptible, inviolable, immuable; car, malgré mon ignorance du comment et du
pourquoi, je voyais cependant avec certitude que ce qui est sujet à la
corruption est au-dessous de l’incorruptible; et je préférais sans hésiter
l’inviolable à ce qui souffre violence, et l’immuable au muable.
Mon coeur protestait violemment contre ces vanités de ma
fantaisie, et je cherchais à dissiper d’un seul coup l’essaim bourdonnant
d’impuretés qui offusquaient le regard de ma pensée; à peine éloigné, il
revenait soudain fondre plus pressé sur mes yeux aveuglés; et tout en renonçant
à cette vaine imagination de forme humaine, je ne pouvais néanmoins me
débarrasser de l’idée d’une substance corporelle pénétrant le monde dans toute
son étendue, et répandue, hors du monde, dans l’infini; et, toutefois, je lui
maintenais, en tant qu’incorruptible, inviolable et immuable, la prééminence sur
ce qui est sujet à corruption, déchéance et changement. Tout être, à qui je
refusais l’étendue, ne me semblait plus qu’un rien; mais rien absolu, et non ce
vide que ferait dans l’étendue la disparition de tout corps. Car l’étendue
serait toujours, malgré cette vacuité de tout corps élémentaire ou céleste, vide
étendu, spacieux néant.
2. Et dans cette pléthore de coeur, m’obscurcissant
moi-même à mes propres yeux, je pensais que tout ce qui ne m’apparaissait point
à l’état d’extension ou de diffusion, de concentration ou de renflement, n’était
que pur néant. Car les formes sur lesquelles se promènent mes yeux, étaient les
seules images que parcourût ma pensée, et je ne m’apercevais pas que cette
action intérieure qui me figurait. ces images, ne leur était en rien semblable,
et qu’elle ne pouvait les imaginer sans être elle-même quelque chose de grand.
Et vous, ô vie de ma vie, c’est ainsi que je vous croyais
grand; répandu, suivant moi, dans tout le corps de l’univers, et le débordant
partout à l’infini, le ciel et la terre et toute créature vous possédaient,
terminés en vous; vous, nulle part. Mais comme le corps de l’air étendu sur la
terre ne résiste point à la lumière du soleil qui le traverse, qui le pénètre
sans le déchirer ou le diviser et le remplit tout entier, j’imaginais que vous
passiez ainsi par le corps du ciel et de l’air, de la mer et même par celui de
la terre, également pénétrable en ses parties les plus grandes et les moindres à
l’immanation de votre présence, qui imprimait, comme une respiration subti1e,
le mouvement intérieur et extérieur à toutes vos créatures.
Telles étaient mes conjectures; ma pensée ne pouvait aller
au delà, et c’était encore une erreur. Car il fallait admettre qu’une plus
grande partie de la terre en contenait une plus grande de vous, et une plus
petite, une moindre, votre présence se distribuant de manière qu’il en tenait
plus dans le corps de l’éléphant que dans celui du passereau; beaucoup plus
grand, il prenait beaucoup plus de place; et ainsi les divisions de votre
essence se proportionnaient aux inégalités des corps. Et toutes fois il n’en est
pas ainsi; mais vous n’aviez point encore éclairé mes ténèbres.
OBJECTION DE NEBRIDIUS CONTRE LES MANICHÉENS.
3. Il me suffisait, Seigneur, pour confondre ces
imposteurs dupes, et ces bavards muets, car leur bouche est toujours muette pour
votre Verbe; il me suffisait de cette objection que Nebridius, à Carthage même,
leur présentait d’ordinaire, et qui avait fortement remué tous ceux qui, comme
moi, l’avaient entendue. Qu’aurait pu faire contre vous, leur demandait-il,
cette nation de ténèbres qu’ils vous opposent comme une armée ennemie, si vous
n’eussiez pas voulu combattre contre elle? Si l’on répond qu’elle pouvait nuire,
vous n’êtes plus ni inviolable, ni incorruptible. Si l’on convient de son
impuissance, on ne peut plus apporter aucune raison à cette lutte; lutte si
opiniâtre, qu’une partie de vous-même, un de vos membres, une production de
votre propre substance engagée parmi ces puissances ennemies et les natures
indépendantes de votre création, s’y trouve infectée d’une telle corruption,
que, précipitée de la béatitude dans la misère, elle a besoin d’un libérateur et
d’un purificateur: or, à les en croire, cette partie de vous-même est l’âme de
l’homme, que votre Verbe vient, libre, délivrer de ses chaînes; pur, de ses
souillures; intact, de sa corruption, et toutefois corruptible lui-même,
puisqu’il n’est qu’une seule et même substance avec elle.
Donc, s’ils reconnaissent que tout ce que vous êtes,
c’est-à-dire la substance dont vous êtes, est incorruptible, toutes leurs
hypothèses sont fausses. et odieuses. S’ils vous tiennent pour corruptible, cela
seul est un blasphème, abominable à proférer. C’était assez pour se presser la
poitrine avec dégoût et vomir ces pernicieux docteurs, qui, renfermés dans un
cercle dont ils ne pouvaient sortir sans un horrible sacrilége de coeur et de
langue, étaient condamnés à penser et à parler ainsi de vous.
PEINE
QU’IL ÉPROUVE A CONCEVOIR L’ORIGINE
DU MAL.
4. Mais tout en vous reconnaissant incapable de
souillure, d’altération et de changement, si ferme que je fusse dans la croyance
que vous êtes notre Seigneur, vrai Dieu, créateur de nos âmes et de nos corps,
et non seulement des âmes et des corps, mais de tout être et de toute chose, je
ne saisissais pas encore toutefois le noeud de l’origine du mal. Et néanmoins,
quelle qu’elle fût, je sentais que je devais conduire mes réflexions avec assez
de prudence pour ne pas être réduit à trouver le Dieu immuable sujet au
changement, et à ne point me laisser surprendre par l’objet de ma poursuite. Et
j’y songeais avec sécurité, certain qu’il n’y avait qu’erreur dans les discours
de ces hommes que je fuyais de toute mon âme. parce qu’il était évident pour moi
qu’ils recherchaient la cause du mal en esprit de malice, aimant mieux croire
votre substance susceptible de le souffrir, que la leur capable de le faire.
5. Et je m’appliquais à saisir cette vérité souvent
affirmée devant moi, que le libre arbitre de la volonté est la cause du mal de
nos actions, et l’équité de vos jugements, du mal de nos souffrances. Mais ici
ma faible vue s’obscurcissait. En vain je travaillais à retirer les yeux de mon
âme de cet abîme de ténèbres, j’y plongeais de nouveau; et je réitérais mes
efforts, et je plongeais toujours.
Une chose me soulevait un peu vers votre lumière, c’est que
je n’étais pas plus certain de vivre que d’avoir une volonté. Ainsi, quand je
voulais ou ne voulais pas, j’avais toute certitude que ce n’était pas autre que
moi qui voulait ou ne voulait pas; et je soupçonnais déjà que là résidait la
cause de mon péché. Quant aux actes où je me portais malgré moi, je me sentais
plutôt souffrir qu’agir, et je présumais que c’était moins une faute qu’un
châtiment, dont je me reconnaissais justement frappé, en songeant à votre
justice.
Mais je me demandais ensuite : Qui m’a fait? N’est-ce pas
mon Dieu qui est bon, qui est la bonté même? D’où m’est venu de vouloir le mal,
de ne pas vouloir le bien, mon crime, mon supplice? Qui a donc semé et planté en
moi ce grain d’amertume, moi dont tout l’être est venu de mon Dieu,
souverainement doux. Si le diable en est l’auteur, d’où lui-même est-il le
diable? Que si, par la malice de sa volonté, d’ange il est devenu démon, d’où
lui est venue cette volonté mauvaise qui l’a fait diable, lui que son créateur,
souverainement bon, avait fait ange de bonté? Et ces pensées étaient un poids
mortel qui me coulait à fond, mais toutefois je ne descendais pas jusqu’au
gouffre d’horreur, où l’on ne vous confesse plus, où l’on vous soumet au mal
pour ne pas reconnaître le crime de l’homme.
DIEU
ÉTANT LE SOUVERAIN BIEN EST NÉCESSAIREMENT
INCORRUPTIBLE.
6. Je faisais donc tous mes efforts pour découvrir le
reste, comme j’avais déjà découvert que l’incorruptible est meilleur que le
corruptible, vous reconnaissant ainsi, qui que vous fussiez, pour incorruptible.
Car jamais esprit n’a pu et ne pourra concevoir rien de meilleur que vous,
suprême et souverain Bien. Or, comme il est d’évidente certitude que
l’incorruptible est préférable au corruptible, préférence qui alors même ne me
semblait pas douteuse, j’aurais pu saisir par la pensée quelque chose de
meilleur que mon Dieu, si- lui n’eût été l’incorruptible.
Ainsi persuadé de la prééminence de l’incorruptible sur le
corruptible, c’est dans cette excellence que je devais vous chercher; c’est par
là que je devais concevoir d’où procède le mal, c’est-à-dire la corruption même,
qui ne peut nullement atteindre votre substance, car la corruption n’a aucune
prise sur notre Dieu, ni par sa volonté, ni par la nécessité, ni par survenance
fortuite, parce qu’il est Dieu, qu’il ne veut que le bien, et qu’il est lui-même
le bien essentiel, et que se corrompre n’est plus de l’essence du bien. Et rien
ne vous contraint d’agir malgré vous, parce que votre volonté n’est pas plus
grande que votre puissance; et pour qu’elle le fût, il faudrait que vous fussiez
plus grand que vous-même, car la volonté, car la puissance de Dieu, c’est Dieu
même. Et qui peut vous surprendre, vous qui connaissez tout; rien ne pouvant
exister que par votre connaissance? Et faut-il tant s’arrêter à chercher
pourquoi cette substance, qui est Dieu, est incorruptible, puisque si elle ne
l’était pas, elle ne serait pas Dieu?
SES
DOUTES SUR L’ORIGINE DU MAL.
7. Et je cherchais la source du mal, et je la cherchais
mal, et je n’apercevais pas le mal de ma recherche même, et je faisais
comparaître aux regards de mon esprit la création universelle, et tout ce qui
est visible dans son étendue, la terre, la mer, l’air, les astres, les plantes
et les animaux mortels; et tout ce qui est invisible, comme le firmament, les
anges et les substances spirituelles; et mon imagination les distribuait en
divers lieux comme des êtres corporels. Et je faisais de votre création une
grande masse que je classais par espèces de corps, ou réels, ou que mon erreur
substituait aux esprits. Et cette masse, je me la représentais immense, non pas
selon son immensité réelle qu’il m’était impossible d’atteindre, mais selon les
seules limites que lui assignait mon imagination. Et je me la représentais,
Seigneur, de toutes parts environnée et pénétrée de votre essence; et je me
figurais une mer sans~ fond et sans rivage, solitaire dans l’infini, qui
contiendrait une éponge d’une immensité finie, et toute pleine de l’immense mer.
Ainsi je croyais vos créatures finies, pleines de votre
infini, et je me disais : Voici Dieu, voilà ses créatures, Dieu bon, infiniment
meilleur qu’elles, mais dont la bonté n’a pu les faire que bonnes, et c’est
ainsi qu’il les environne et les remplit. Où est donc le mal, d’où vient-il, et
par où s’est-il glissé? quelle est sa racine? quel est son germe? Mais
peut-être, n’est-il pas. Pourquoi donc redoutons-nous, pourquoi fuyons-nous ce
qui n’est pas? Et si notre crainte est vaine, cette crainte même est un mal;
c’est un mal que ce néant qui so1licite et tourmente notre coeur, mal d’autant
plus pénible, qu’avec moins de sujet de craindre il nous livre à la crainte.
Ainsi donc, ou nous avons la crainte du mal, ou nous avons le mal de la crainte.
Et d’où vient cela? Car Dieu tout bon n’a rien fait que de
bon Bien souverain, ses créatures, il est vrai, ne sont que des participations
diminuées de sa bonté ;mais, toutefois, Créateur et créatures, tout est bon.
D’où procède enfin le mal? Est-ce de la matière, qu’il a mise en oeuvre? Elle
recélait peut-être lorsqu’il lui donna la forme et l’ordre, un élément mauvais,
qu’il y laissa sans. le convertir en bien. Et pourquoi? Etait-il impuissant à
convertir, à changer l’essence de cette matière, pour qu’il n’y restât aucun
vestige de mal, lui qui est Tout-Puissant? Pourquoi a-t-il voulu tirer quelque
chose d’une pareille matière, et pourquoi, avec cette toute-puissance, ne
l’a-t-il pas plutôt réduite au néant? Pouvait-elle donc exister contre sa
volonté? Que si elle était éternelle, pourquoi l’a-t-il laissée ainsi tout une
éternité et s’est-il décidé si tard à en faire quelque chose? Et s’il lui est
venu soudaine volonté de faire, que n’a-t-il fait plutôt qu’elle cessât d’être,
et que lui seul fût, coin me le Bien véritable, souverain, infini? Ou enfin,
s’il n’était pas bien que la main de celui qui est tout bon demeurât stérile
d’oeuvre bonne, ne devait-il pas dissiper et rendre au néant cette matière
mauvaise pour en instituer une bonne, dont il eût créé toutes choses? car il ne
serait pas tout-puissant s’il ne pouvait rien faire de bon qu’à l’aide de cette
matière que lui-même n’aurait pas faite.
Et voilà tout ce que roulait de pensées mon pauvre coeur,
gros de tous les mordants soucis dont le pénétraient la crainte de la mort et la
tristesse de n’avoir point trouvé la vérité. Je portais néanmoins, enracinée
dans mon âme, la foi de l’Eglise catholique en votre Christ notre Sauveur et
Maître; et bien qu’elle fût encore en moi avec des défauts et des fluctuations
illégitimes, elle tenait pourtant dans mon .esprit, et y prenait chaque jour
davantage.
VAINES
PRÉDICTIONS DES ASTROLOGUES.
8. J’avais déjà rejeté loin les trompeuses prédictions
des astrologues et l’impiété de leurs délires. Oh! que vos miséricordes, mon
Dieu, en publient aussi vos louanges du fond des entrailles de mon âme! C’est
vous qui m’avez détrompé, et vous seul; car qui nous ressuscite de la mort de
toute erreur, que la vie qui ne saurait mourir; que la sagesse, dont la lumière
se suffisant à elle-même, éclaire les ténèbres des âmes, qui gouverne le monde
et connaît jusqu’à la feuille qu’emporte le vent? Vous avez pris en pitié mon
obstination à combattre le sage vieillard Vindicianus, et Nebridius, ce jeune
homme d’un esprit incomparable, lorsqu’ils soutenaient, l’un avec force, l’autre
avec moins d’assurance, mais fréquemment, qu’il n’est point de science de
l’avenir; que si le sort dispose souvent selon les conjectures des hommes, ce
n’est pas à la science des devins, mais à la multitude de leurs prophéties qu’il
faut l’attribuer; on peut prédire vrai à force de prédire. Vous m’avez donc
amené un ami, assez peu savant en astrologie, mais zélé consulteur
d’astrologues, quoiqu’il eût appris de son père un fait qui, à son insu, ruinait
la vanité de cette science.
Cet homme, nommé Firminus, instruit dans les lettres et
l’éloquence, me consultant un jour comme l’un de ses plus chers amis, sur,
quelques grandes espérances qu’il bâtissait dans le siècle, pour savoir ce que
j’en augurais d’après son horoscope, je ne refusai pas de lui donner mes
conjectures et tout ce que ma pensée trouvait à tâtons, mais, inclinant déjà
vers l’opinion de Nebridius, j’ajoutai que je commençais à tenir tout cela. pour
vain et ridicule. Alors il me conta que son père, fort curieux de cette science,
avait un ami voué à la même étude, et que, mettant en commun leur laborieuse
passion pour ces puérilités, ils observaient chez eux le moment de la naissance
des animaux domestiques, et précisaient en même temps la situation du ciel, pour
fonder sur ces marques l’expérience de leur art.
Il disait donc avoir appris de son père, que lorsque sa
mère était enceinte de lui Firminus, le sein d’une servante de cet ami grossit
en même temps, ce qui ne put longtemps échapper au regard d’un maître si exact
observateur de la naissance de ses chiens. Il arriva donc qu’ayant calculé les
jour, heure et minute de la délivrance, l’un de sa femme, l’autre de sa
servante, elles accouchèrent ensemble, en sorte qu’ils figurèrent nécessairement
le même ascendant, l’un à son fils, l’autre à son esclave. Car, au moment où les
deux femmes avaient ressenti les premières douleurs, ils s’informèrent
mutuellement de ce qui se passait chez eux, et tinrent des serviteurs prêts à
partir, au moment précis de la naissance. Maîtres absolus comme ils l’étaient,
ils furent ponctuellement obéis. Et la rencontre des envoyés, disait-il, s’était
opérée à une distance de l’une et de l’autre maison si précisément égale, qu’il
fut de part et d’autre impossible de signaler la moindre différence dans
l’aspect des astres, et dans le calcul des moments. Et cependant Firminus, né
dans un rang élevé parmi les siens, se promenait par les plus riantes voies du
siècle, comblé de richesses et d’honneurs, tandis que l’esclave vivait toujours
courbé sous le même fardeau de servitude, au témoignage même de celui qui le
connaissait bien.
9. Ayant entendu ce récif, que le caractère du
narrateur me rendait digne de foi, toutes les résistances de mes doutes
tombèrent. Et aussitôt je cherchais à guérir Firminus de cette curiosité, lui
montrant que j’aurais dû, pour lui dire vrai, remarquer, à l’aspect des astres
de sa nativité, le rang que ses parents tenaient dans leur ville, son héritage
considérable, sa naissance ingénue, son éducation honnête, son instruction
libérale. Qui si cet esclave, né sous de communes influences, m’eût consulté, il
eût fallu, pour lui annoncer aussi la vérité, que j’eusse reconnu, dans ces
mêmes signes, la misère et la servilité de sa condition; circonstances bien
différentes et bien éloignées des premières. Or, comment l’observation des mêmes
signes m’eût-elle fourni des réponses qui devaient être différentes pour être
vraies, une réponse semblable étant une erreur? D’où je conclus avec certitude
que ce qui se dit de vrai après l’examen des constellations, se dit, non par
science, mais par hasard, et que le faux doit être imputé, non à l’imperfection
de l’art, mais au mensonge de tout calcul fondé sur le sort.
10. Ce récit ayant ouvert la voie à mes pensées, je
ruminais en moi-même comment, en attaquant ceux qui trafiquent de telles
rêveries, insensés que je désirais ardemment réfuter et couvrir de ridicule, je
leur enlèverais jusqu’au moyen d’alléguer pour défense que Firminus m’avait
abusé par un conte, ou que lui-même s’était laissé tromper par son père. Et je
dirigeai mes réflexions sur ceux qui. naissent jumeaux, dont souvent la
naissance se suit de si près, que le moment d’intervalle, quelle que soit
l’influence qu’ils lui prêtent dans l’ordre des événements, se joue des calculs
de l’observation humaine et des figures que l’astrologue doit consulter pour la
vérité de ses prédictions. Mais cette vérité même est un rêve. L’examen des
mêmes signes lui eût fait tirer le même horoscope d’Esaü et de Jacob, dont la
vie fut si différente. Sa prédiction eût donc été fausse. Car, pour dire la
vérité, il aurait dû, de l’inspection des mêmes étoiles, augurer des fortunes
différentes. Ce n’est donc pas la science, mais le hasard qui lui eût présenté
la vérité.
C’est vous, Seigneur, juste modérateur de l’univers, c’est
vous qui, par une action secrète, à l’insu de tous, consulteurs et consultés,
faites sortir de l’abîme de vos justices une réponse conforme aux mérites cachés
des âmes. Et que l’homme ne s’élève pas jusqu’à dire : Qu’est-ce donc? pourquoi?
Qu’il se taise! qu’il se taise; car il est homme.
TOURMENTS DE SON ESPRIT DANS LA RECHERCHE
DE L’ORIGINE DU MAL.
11. Et déjà, ô mon libérateur, vous m’aviez affranchi de
ces liens; et j’étais encore engagé dans la recherche de l’origine du mal, et je
ne trouvais pas d’issue. Mais vous ne permettiez pas aux tourmentes de ma pensée
de m’enlever à la ferme croyance que vous êtes, et que votre substance est
immuable, que vous êtes la providence et la justice des hommes, et que vous leur
avez ouvert en Jésus-Christ, votre Fils, Notre-Seigneur, et dans les saintes
Ecritures fondées sur l’autorité de l’Eglise catholique, la voie de salut vers
cette vie qui doit commencer à la mort.
Ces vérités sauves, et inébranlablement fortifiées dans mon
esprit, je cherchais, avec angoisse, d’où vient le mal. Oh! quelles étaient
alors les tranchées de mon âme en travail! quels étaient ses gémissements, mon
Dieu! Et vous étiez là, écoutant, à mon insu. Et lorsque, dans le silence, je
poursuivais ma recherche avec effort, c’étaient d’éclatants appels à votre
miséricorde que ces muettes contritions de ma pensée.
Vous saviez ce que je souffrais, et nul ne le savait.
Qu’était-ce, en effet, ce que ma parole en faisait passer dans l’oreille de mes
plus chers amis? La parole, le temps eût-il suffi pour leur faire entendre le
bruit des flots de mon âme ? Mais ils entraient tous dans votre oreille, vous ne
perdiez rien des rugissantes lamentations de ce coeur. Et mon désir était devant
vous, et la lumière de mes yeux n’était plus avec moi (Ps. XXXVII, 9-11). Car
elle était en moi, et j’étais hors de moi-même, Il n’est pas de lieu pour elle;
et je ne portais mon esprit que sur les objets qui occupent un lieu, et je n’y
trouvais pas où reposer, et je n’y pouvais demeurer, et dire : Cela suffit, je
suis bien; et il ne m’était plus permis de revenir où j’eusse été mieux.
Supérieur à ces objets, inférieur à vous, je vous suis soumis, ô ma véritable
joie, et vous m’avez soumis tout ce que vous avez fait au-dessous de moi.
Et tel est le tempérament de rectitude, la moyenne région
où est le salut: demeurant l’image de mon Dieu, ma fidélité à vous servir m’eût
assuré la domination sur mon corps. Mais mon orgueil s’est dressé contre vous, j
e me suis élancé contre mon Seigneur sous le bouclier d’un coeur endurci (Jb,
XV, 26), et tout ce que je foulais aux pieds s’est élevé au-dessus de ma tête,
pour m’opprimer, sans trêve, sans relâche. Tous ces corps, je les rencontrais en
foule, en masse serrée, sur le passage de mes yeux; je voulais rentrer dans ma
pensée, et leurs images m’interceptaient le retour, et je croyais entendre: Où
vas-tu, indigne et infâme ?
Et telles étaient les excroissances de ma plaie, parce que
vous m’aviez humilié comme un blessé superbe (Ps. LXXXVIII, 11.); le gonflement
de mon âme me séparait de vous, et l’enflure de ma face me fermait les yeux.
DIEU
ENTRETENAIT SON INQUIÉTUDE JUSQU’À
CE QU’IL CONNUT LA VÉRITÉ.
12. Et vous, Seigneur, vous demeurez éternellement, mais
votre colère contre nous n’est pas éternelle, puisque vous avez eu pitié de ma
boue et de ma cendre, et que votre regard a daigné réformer toutes mes
difformités.
Votre main piquait d’un secret aiguillon mon coeur agité
pour entretenir son impatience, jusqu’à ce que l’évidence intérieure lui eût
dévoilé votre certitude, et, mon enflure diminuait à votre contact puissant et
caché, et l’oeil de mon âme, trouble et ténébreux, guérissait de jour en jour
par le cuisant collyre des douleurs salutaires.
IL AVAIT
TROUVÉ LA DIVINITÉ DU VERRE DANS
LES LIVRES DES PLATONICIENS, MAIS NON PAS
L’HUMILITÉ DE SON INCARNATION.
13. Et voulant d’abord me faire connaître comment vous
résistez aux superbes et donnez votre grâce aux humbles (I Pi., V, 5) et quelles
prodigalités de miséricorde a répandues sur la terre l’humilité de votre Verbe
fait chair et habitant parmi nous, vous m’avez remis, par les mains d’un homme,
monstre de vaine gloire, plusieurs livres platoniciens, traduits de grec en
latin, où j’ai lu, non en propres termes, mais dans une frappante identité de
sens, appuyé de nombreuses raisons, « qu’au commencement était le Verbe; que le
Verbe était en Dieu, et que le Verbe était Dieu; qu’il était au commencement en
Dieu, que tout a été fait par lui et rien sans lui: que ce qui a été fait a vie
en lui; que la vie est la lumière, des hommes, que cette lumière luit dans les
ténèbres, et que les ténèbres ne l’ont point comprise. » Et que l’âme de
l’homme, « tout en rendant témoignage de la lumière, n’est pas elle-même la
lumière, mais que le Verbe de Dieu, Dieu lui-même, est la vraie lumière qui
éclaire tout homme venant en ce monde; » et « qu’il était dans le monde, et que
le monde a été fait par lui, et que le monde ne l’a point connu. Mais qu’il soit
venu chez lui, que les siens ne l’aient pas reçu, et qu’à ceux qui l’ont reçu il
ait donné le pouvoir d’être faits enfants de Dieu, à ceux-là qui croient en son
nom; » c’est ce que je n’ai pas lu dans ces livres.
14. J’y ai lu encore : « Que le Verbe-Dieu est né non de
la chair, ni du sang, ni de la volonté de l’homme, ni de la volonté de la chair;
qu’il est né de Dieu. » Mais «que le Verbe se soit fait chair, et qu’il ait
habité parmi nous (Jn, I, 1-14), » c’est ce que je n’y ai pas lu.
J’ai découvert encore plus d’un passage témoignant par
diverses expressions, « que le Fils consubstantiel au Père, n’a pas cru faire un
larcin d’être égal à Dieu, » parce que naturellement il n’est pas autre que lui.
Mais qu’il « se soit anéanti, abaissé à la forme d’un esclave, à la ressemblance
de l’homme, qu’il ait été trouvé homme dans tout ce qui a paru de lui, qu’il se
soit humilié, qu’il se soit fait obéissant jusqu’à la mort, à la mort de la
croix ! — pourquoi Dieu l’a ressuscité des « morts et lui a donné un nom
au-dessus de tout autre nom, afin qu’à ce nom de Jésus tout genou fléchisse au
ciel, sur la terre dans les enfers, et que toute langue confesse que Jésus
Notre-Seigneur est dans la gloire de Dieu son Père » (Ph. II, 6-11) ; c’est ce
que ces livres ne disent pas.
Qu’il est avant les temps , au delà des temps, dans une
immuable pérennité, comme votre Fils, coéternel à vous; que, pour être
heureuses, les âmes reçoivent de sa plénitude(Jn I, 16), et que pour être sages,
elles sont renouvelées par la communion de la sagesse résidant en lui; cela est
bien ici. « Mais qu’il soit mort dans le temps pour les impies (Rom. V, 6); que
vous n’ayez point épargné votre Fils unique, et que pour nous tous vous l’ayez
livré (Ibid. VIII, 32),» c’est ce qui n’est pas ici. Vous avez caché ces choses
aux sages, et les avez révélées aux petits, afin de faire venir à lui les
souffrants et les surchargés, pour qu’il les soulage. Car il est doux et humble
de cœur (Mt. XI, 25, 28, 29), il conduit les hommes de douceur et de mansuétude
dans la justice, il leur enseigne ses voies, et à la vue de notre humilité et de
nos souffrances, il nous remet tous nos péchés ((Ps. XXIV, 9,18). Mais élevés
sur le cothurne d’une doctrine soi-disant plus sublime, les hommes d’orgueil ne
l’entendent point nous dire : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de
coeur, et vous trouverez le repos de vos âmes » (Mt. XI, 29) s’ils connaissent
Dieu, ils ne l’honorent pas, ils ne le glorifient pas comme Dieu; ils se
dissipent dans la vanité de leurs pensées, et leur coeur insensé se remplit de
ténèbres; se proclamant sages, ils deviennent fous.
15. Ainsi cette lecture même me montrait la profanation
de votre incorruptible gloire transportée à des idoles, aux statues formées à la
ressemblance de l’homme corruptible, à l’image des oiseaux, des bêtes et des
serpents (Rom. I, 21, 23); » fatal mets d’Egypte qui fait perdre à Esaü son
droit d’aînesse (Genès. XXV, 33, 34.), et frappe de déchéance votre peuple
premier-né, dont le coeur tourné vers ta terre de Pharaon, adorant une brute au
lieu de vous, incline votre image, son âme, devant l’image d’un veau qui rumine
son foin ! (Ex. XXXII, 1-6; Ps. CV, 19, 20)
Voilà ce que je trouvai dans ces écrits, mais je ne goûtai
pas de cette profane nourriture; car il vous a plu, Seigneur, de lever
l’opprobre de Jacob, et de soumettre l’aîné au plus jeune (Rm. IX, 13); et vous
avez appelé les nations à votre héritage. Et je venais à vous, sorti des rangs
étrangers, et mes désirs se tournaient vers l’or que votre peuple emporta de la
maison de servitude par votre commandement (Ex. III, 22 ; XI, 2), parce qu’il
était à vous, où qu’il fût. N’avez-vous pas dit aux Athéniens par votre Apôtre :
« C’est en lui que nous avons la vie, le mouvement et l’être » (Ac. XVII, 28),
comme plusieurs d’entre eux l’avaient déjà dit? Et je ne m’arrêtai pas devant
ces idoles égyptiennes servies dans l’or de vos vases par ces insensés « qui
transforment la vérité divine en mensonge, et rendent à la créature le culte et
l’hommage dus au Créateur » (Rm. I, 25).
IL
DÉCOUVRE QUE DIEU EST LA LUMIÈRE IMMUABLE.
16. Ainsi averti de revenir à moi, j’entrai dans le plus
secret de mon âme, aidé de votre secours. J’entrai, et j’aperçus de l’oeil
intérieur, si faible qu’il fût, au-dessus de cet oeil intérieur, au-dessus de
mon intelligence, la lumière immuable; non cette lumière évidente au regard
charnel, non pas une autre, de même nature, dardant d’un plus vaste foyer de
plus vifs rayons et remplissant l’espace de sa grandeur. Cette lumière était
d’un ordre tout différent. Et elle n’était point au-dessus de mon esprit, ainsi
que l’huile est au-dessus de l’eau, et le ciel au-dessus de la terre; elle
m’était supérieure, comme auteur de mon être; je lui étais inférieur comme son
ouvrage. Qui connaît la vérité voit cette lumière, et qui voit cette lumière
connaît l’éternité. L’amour est l’oeil qui la voit.
O éternelle vérité! ô vraie charité !ô chère éternité! vous
êtes mon Dieu; après vous je soupire, jour et nuit; et dès que je pus vous
découvrir, vous m’avez soulevé, pour me faire voir qu’il me restait infiniment à
voir, et que je n’avais pas encore les yeux pour voir. Et vous éblouissiez ma
faible vue de votre vive et pénétrante clarté, et je frissonnais d’amour et
d’horreur. Et je me trouvais bien loin de vous, aux régions souterraines où
j’entendais à peine votre voix descendue d’en-haut : « Je suis la nourriture
des forts; crois, et tu me mangeras. Et je ne passerai pas dans ta substance,
comme les aliments de ta chair; c’est toi qui passeras dans la mienne ».
Et j’appris alors que vous éprouviez l’homme à cause de son
iniquité, et qu’ainsi « vous aviez « fait sécher mon âme comme l’araignée » (Ps.
XXXVIII, 12). Et je disais : N’est-ce donc rien que la vérité, parce qu’elle ne
s’étend, à mes yeux, ni dans l’espace fini, ni dans l’infini? Et vous m’avez
crié de loin : Erreur, je suis celui qui est (Ex. III, 14)! Et j’ai entendu,
comme on entend dans le coeur, Et je n’avais plus aucun sujet de douter. Et j
‘eusse douté plutôt de ma vie que de l’existence de la vérité, « où atteint le
regard de l’intelligence à travers les créatures visibles » (Rm. I, 20).
LES
CRÉATURES SONT ET NE SONT PAS.
17. Et arrêtant ma vue sur tous les objets au-dessous de
vous, je les reconnus, ni pour être absolument, ni pour n’être absolument pas.
Ils sont, puisqu’ils sont par vous; ils ne sont pas, puisqu’ils ne sont pas ce
que vous êtes. II n’est en vérité que ce qui demeure immuablement. Donc, « il
m’est bon de m’attacher à Dieu » (Ps. LXXII, 20), car, si je ne demeure en lui,
je ne saurais demeurer en moi-même. « Et c’est lui qui, dans son immuable
permanence, renouvelle toutes choses » (Sg. VII, 27). « Et vous êtes mon
Seigneur, parce que vous n’avez pas besoin de mes biens » (Ps. XV, 2).
TOUTE
SUBSTANCE EST BONNE D’ORIGINE.
18. Et il me parut évident que ce n’est qu’en tant que
bonnes, que les choses se corrompent. Que si elles étaient de souveraine ou de
nulle bonté, elles ne pourraient se corrompre. Souverainement bonnes, elles
seraient incorruptibles; nullement bonnes, que laisseraient-elles à corrompre?
Car la corruption nuit, et ne saurait nuire sans diminuer le bien. Donc, ou la
corruption n’est point nuisible, ce qui ne se peut, ou, ce qui est indubitable,
tout ce qui se corrompt est privé d’un bien. Etre privé de tout bien, c’est le
néant. Etre, et ne plus pouvoir se corrompre, serait un état meilleur : la
permanence dans l’incorruptibilité. Or, quoi de plus extravagant que de
prétendre que la perte de tout bien améliore? Donc la privation de tout bien
anéantit. Donc, ce qui est, tant qu’il est, est bon. Donc, tout ce qui est, est
bon. Et ce mal, dont je cherchais partout l’origine, n’est pas une substance;
s’il était substance, il serait un bien. Car, ou il serait incorruptible, et sa
bonté serait grande, ou il serait corruptible, ce qui ne se peut sans bonté.
Ainsi je le vis clairement : vous n’avez rien fait que de
bon, et il n’est absolument aucune substance que vous n’ayez faite; et vous
n’avez pas doué toutes choses d’une égale bonté, c’est pourquoi elles sont
toutes; chacune en effet est bonne, et toutes ensemble sont très bonnes, car
notre Dieu a fait tout très bon (Gn. I ; Si. XXXIX, 21).
TOUTES
LES CRÉATURES LOUENT DIEU.
19. Et pour vous le mal n’est pas; il n’est pas non plus
pour l’universalité de votre oeuvre; car il n’est rien en dehors pour y pouvoir
pénétrer par violence et altérer l’ordre que vous avez imposé. Mais dans le
détail seulement, le mal, c’est quelque. disconvenance, convenance plus loin et
devenant bien, de substances bonnes en soi. Et tous ces êtres sans convenances
entre eux, conviennent à l’ordre inférieur que nous appelons la terre, qui a son
atmosphère convenable de nuages et de vents.
Et loin de moi de désirer que ces choses ne soient pas,
bien qu’à les voir séparément je les puisse désirer meilleures ! Mais
fussent-elles seules, je devrais encore vous en louer, car, du fond de la terre,
« les dragons et les abîmes témoignent que vous êtes digue de louanges; et le
feu, la grêlé, la neige, la glace et la trombe orageuse qui obéissent à votre
parole; les montagnes et les collines, les arbres fruitiers et les cèdres, les
bêtes et les troupeaux, les oiseaux et les reptiles, les rois de la terre et les
peuples, les princes et les juges de la terre, les jeunes gens et les vierges,
les vieillards et les enfants, glorifient votre nom.
Et à la pensée que vous êtes également loué au ciel, « que
dans les hauteurs infinies, ô mon Dieu! vos anges et vos puissances chantent vos
louanges; que le soleil, la lune, les étoiles et la lumière, les cieux des
cieux, et les eaux qui planent sur les cieux , publient votre nom » (Ps.
CXLVIII, 1-12), je ne souhaitais plus rien de meilleur: car embrassant
l’ensemble, je trouvais bien les êtres supérieurs plus excellents que les
inférieurs, mais l’ensemble, après mûr examen, plus excellent que les supérieurs
isolés.
IL
S’ÉVEILLE ENFIN A LA VRAIE CONNAISSANCE DE DIEU.
20. Il n’est pas en santé d’esprit celui qui trouve à
reprendre dans votre création; et mon jugement n’était pas sain, quand je
m’élevais contre plusieurs de vos ouvrages. Et comme mon âme n’était pas assez
hardie pour trouver à reprendre mon Dieu, elle refusait de reconnaître pour
votre oeuvre tout ce qui lui déplaisait. Et elle était tombée dans la vaine
opinion des deux substances, et elle ne pouvait s’y reposer, et elle parlait un
langage d’emprunt.
Et, au sortir de cette erreur, elle s’était fait un Dieu
répandu dans un espace infini, et ce Dieu elle le prenait pour vous, et elle
l’avait placé dans son coeur, et elle s’était faite de nouveau le temple de son
idole, abominable à vos yeux. Mais lorsque vous eûtes, à mon insu, attiré sur
vous ma tête appesantie, « et clos mes yeux pour qu’ils ne vissent plus la
vanité, » je me reposais un peu de moi-même, et ma démence s’assoupit. Et je me
réveillai en vous, et je vous vis infini, mais d’un autre infini, et cette vue
ne devait rien à l’oeil charnel.
VÉRITÉ
ET FAUSSETÉ DANS LES CRÉATURES.
21. Et je jetai les yeux sur le reste, et j e vis que
tout vous est redevable d’être, et que tout est fini en vous autrement qu’en un
lieu, mais parce que vous tenez tout dans votre main toute vérité; et tout est
vrai, en tant qu’être, et la fausseté n’est que la créance à l’être de ce qui
n’est pas. Et je reconnus que tout a sa convenance particulière, non - seulement
de lieu, niais de temps; et que vous, seul Etre éternel, ne vous êtes pas mis à
l’ouvrage après des séries incalculables de temps, parce que les espaces des
temps, passés ou à venir, ne sauraient ni passer, ni venir, sans l’action de
votre permanence.
CE QUE
C’EST QUE LE PÉCHÉ.
22. Et je sentis par expérience qu’il ne faut pas
s’étonner que le pain, agréable à l’organe sain, afflige le palais blessé, et
qu’aux yeux malades soit odieuse la lumière si aimable à l’oeil pur. Et votre
justice déplaît aux hommes d’iniquité : comment donc pourraient leur plaire et
la vipère et le vermisseau, créés par vous toutefois dans une bonté convenable à
l’ordre inférieur avec lequel les impies ont d’autant plus d’affinité, qu’ils
vous sont moins semblables, comme les bons tendent d’autant plus à l’ordre
supérieur qu’ils sont plus semblables à vous?
Et je cherchai ce que c’était que l’iniquité, et je trouvai
qu’il n’y avait point là substance, mais hideuse prévarication de la volonté
détournée de vous, ô mon Dieu, substance souveraine; mais prostitution de toutes
les puissances intérieures (Si. X, 10) et enflure au dehors.
PAR
QUELS DEGRÉS IL S’ÉLÈVE
A LA CONNAISSANCE DE DIEU.
23. Et je m’étonnais de vous aimer, et non plus un
fantôme au lieu de vous. Et je ne m’en tenais pas à jouir de mon Dieu, mais
j’étais ravi vers vous par votre beauté, et bientôt un poids malheureux me
détachait de vous, et je retombais sur ce sol en gémissant; et ce poids,
c’étaient les habitudes de la chair.
Mais votre souvenir était toujours avec moi, et je ne
doutais nullement que vous ne fussiez le seul être à qui je dusse m’attacher,
quoique je fusse encore loin de pouvoir m’attacher à vous; parce que « la chair
corruptible appesantit l’âme, et que cette maison de boue fait retomber l’esprit
et abat l’essor de ses pensées » (Sg. IX, 15).
J’étaie encore certain « que depuis la création de
l’univers, vos vertus invisibles, votre « puissance éternelle et votre divinité,
se révèlent à l’homme par l’intelligence de vos œuvres » (Rm. I, 20). Je
cherchai donc d’où me venait cette admiration éclairée de la beauté des corps
célestes ou terrestres, et quelle règle m’offrait son appui lorsque jugeant,
selon la vérité, des objets muables, je disais : Cela doit être, cela ne doit
pas être ainsi; et je découvris, au-dessus de mon intelligence muable,
l’éternité immuable de la vérité.
Et je montai par degrés, du corps à l’âme qui sent par le
corps, et de là à cette faculté intérieure à qui le sens corporel annonce la
présence des objets externes, limite où s’arrête l’instinct des animaux;
j’atteignis enfin cette puissance raisonnable, juge de tous les rapports des
sens.
Et voilà que se reconnaissant en moi sujette au changement,
cette puissance s’élève à la pure intelligence, emmène sa pensée loin de
l’habitude et des troublantes distractions de la fantaisie, pour découvrir
quelle est la lumière qui l’inonde quand elle déclare hautement l’immuable
préférable au muable. Et cet immuable, d’où le connaît-elle? Car si elle n’en
avait quelque connaissance, elle ne le préférerait point au muable. Enfin, elle
jette sur l’Etre même un tremblant coup d’oeil.
Alors, « vos perfections invisibles se dévoilèrent à moi
par l’intelligence de vos oeuvres,» mais je n’y pus fixer mon regard émoussé.
Rendu à ma faiblesse ordinaire, je n’avais plus avec moi qu’un amoureux souvenir
et le regret de ne pouvoir goûter au mets dont le parfum m’avait séduit.
JÉSUS-CHRIST SEUL EST LA VOIE DU SALUT.
24. Et je cherchais la voie où l’on trouve la force pour
jouir de vous, et je ne la trouvais pas que je n’eusse embrassé « le Médiateur
de Dieu et des hommes, Jésus-Christ homme (I Tim. II, 5); Dieu souverain, béni
dans tous les siècles (Rom. IX, 5) ; » qui nous appelle par ces paroles « Je
suis la voie, la vérité, la vie (Jean, XIV, 6); » et qui unit à notre chair une
nourriture dont ma faiblesse était incapable. Car le Verbe s’est fait chair
(Ibid. I, 14), afin que votre sagesse, par qui vous avez tout créé, devînt le
lait de notre enfance.
Et je n’étais pas humble, pour connaître mon humble maître
Jésus-Christ, et les profonds enseignements de son infirmité. Car votre Verbe,
l’éternelle vérité, planant infiniment au-dessus des dernières cimes de votre
création, élève à soi les infériorités soumises. C’est dans les basses régions
qu’il s’est bâti avec notre boue une humble masure, pour faire tomber du haut
d’eux-mêmes ceux qu’il voulait réduire, afin de les amener à lui, guérissant
l’orgueil au profit de l’amour. Il a voulu que leur foi en eux cessât de les
égarer, qu’ils s’humiliassent dans leur infirmité, en voyant à leurs pieds,
infirme sous les haillons de notre tunique charnelle, la Divinité même, et que
las, se couchant sur elle, elle les enlevât avec elle en se relevant.
IL
PRENAIT JÉSUS-CHRIST POUR UN HOMME
D’ÉMINENTE SAGESSE.
25. Mais je pensais autrement, et mes sentiments sur
Notre-Seigneur Jésus-Christ étaient ceux que l’on peut avoir d’un homme éminent
en sagesse, d’un homme incomparable; sa miraculeuse naissance d’une vierge, son
dévouement tout divin pour nous, avaient, suivant moi, investi son enseignement
de cette autorité souveraine qui inspirait, à son exemple, le mépris des biens
temporels en vue du gain de l’immortalité.
Mais tout ce qu’il y avait de mystère saint dans le Verbe
fait chair, c’est ce que je ne pouvais pas même soupçonner. Seulement, la
tradition écrite, m’apprenant qu’il a mangé, bu, dormi, marché; qu’il a connu la
joie et la tristesse, qu’il a conversé avec nous, me faisait comprendre que
cette chair n’avait pu s’unir à votre Verbe que par l’intermédiaire de l’âme et
de l’esprit de l’homme. Qui l’ignore, entre ceux qui connaissent l’immutabilité
de votre Verbe? Et alors même, toute la connaissance qu’il m’était possible d’en
avoir ne me laissait sur ce point aucun doute. Car mouvoir les membres du corps
au gré de la volonté, et ne les mouvoir plus ; être affecté de quelque passion,
puis devenir indifférent; exprimer par des signes de sages pensées, puis
demeurer dans le silence, sont les traits distinctifs de la mobilité d’âme et
d’esprit. Que si ces témoignages étaient faussement rendus de lui, tout le reste
serait suspect de mensonge, et l’Ecriture ne présenterait à la foi du genre
humain aucune espérance de salut.
Or, ce qui est écrit étant vrai, je reconnaissais tout
l’homme en Jésus-Christ, et non pas le corps seul de l’homme ou le corps et
l’âme sans l’esprit; je reconnaissais l’homme même. Mais ce n’était pas la
Vérité en personne, c’était, selon moi, une sublime exaltation de la (426)
nature humaine, admise en lui à une participation privilégiée de la sagesse, qui
lui assurait la prééminence sur les autres hommes.
Alypius pensait que, dans leur croyance d’un Dieu vêtu de
chair, les catholiques ne trouvaient en Jésus-Christ que le Dieu et la chair, et
il ne croyait point qu’ils affirmassent en lui l’esprit et l’âme de l’homme. Et
comme il était fermement persuadé que tout ce que la tradition conserve de lui
dans la mémoire humaine n’avait pu s’accomplir en l’absence du principe vital et
raisonnable, il ne venait qu’à pas lents à la foi catholique. Mais bientôt
découvrant dans cette erreur l’hérésie des Apollinaristes, il embrassa avec joie
la foi de l’Eglise.
Pour moi, je n’appris, je l’avoue, que quelque temps après
, quelle dissidence sur le mystère du Verbe incarné s’élève entre la vérité
catholique et le mensonge de Photin. Les contradictions de l’hérésie mettent en
saillie les sentiments de votre Eglise, et produisent au jour la saine doctrine.
« Il fallait qu’il y e eût des hérésies, pour que les coeurs à l’épreuve fussent
signalés entre les faibles (I Co. XI, 19).
LES
LIVRES DES PLATONICIENS L’AVAIENT RENDU
PLUS SAVANT, MAIS PLUS VAIN.
26. Les livres des Platoniciens que je lisais alors,
m’ayant convié à la recherche de la vérité incorporelle, j’aperçus, par
l’intelligence de vos ouvrages, vos perfections invisibles. Et là, contraint de
m’arrêter, je sentis que les ténèbres de mon âme offusquaient ma contemplation;
j’étais certain que vous êtes, et que vous êtes infini, sans cependant vous
répandre par les espaces finis ou infinis; mais toujours vous-même, dans
l’intégrité de votre substance, et la constance de vos mouvements; j’étais
certain que tout être procède de vous, par cette seule raison fondamentale qu’il
est; certain de tout cela, j’étais néanmoins trop faible pour jouir de vous.
Et je parlais comme ayant la science, et si je n’eusse
cherché la voie dans le Christ Sauveur, cette science n’allait qu’à ma perte. Je
voulais déjà passer pour sage, tout plein encore de mon supplice, et je ne
pleurais pas, et je m’enflais de ma sagesse.
Car où était cette charité qui bâtit sur les fondations de
l’humilité, sur Jésus-Christ lui-même? Et ces livres pouvaient-ils me
l’enseigner? Et, sans doute, vous me les avez fait tomber entre les mains avant
que j’eusse médité vos Ecritures, pour qu’il me souvînt en quels sentiments ils
m’avaient laissé; et que dans la suite, pénétré de la douceur de vos saints
livres, pansé de mes blessures par votre main, je susse quel discernement il
faut faire de la présomption et de l’aveu; de qui voit où il faut aller, sans
voir par où, et de qui sait le chemin conduisant non seulement à la vue, mais à
la possession de la patrie bienheureuse. Peut-être, formé d’abord par vos
saintes Lettres, dont l’habitude familière m’eût fait goûter votre douce saveur,
pour tomber ensuite dans la lecture de ces livres, j’eusse été détaché du solide
fondement de la piété, ou bien même demeurant le coeur imbibé de sentiments
salutaires, j’aurais pu croire que la lecture de ces philosophies suffit pour en
produire de semblables.
IL
TROUVE DANS L’ÉCRITURE L’HUMILITÉ ET
LA VRAIE VOIE DU SALUT.
27. Je dévorai donc avidement ces vénérables dictées de
votre Esprit, et surtout l’apôtre Paul; et, -en un moment, s’évanouirent ces
difficultés où il m’avait paru quelquefois en contradiction avec lui-même, et
son texte en désaccord avec les témoignages de la Loi et des Prophètes. Et je
saisis l’unité de physionomie de ces chastes éloquences, et je connus cette joie
où l’on tremble.
Et j’appris aussitôt que tout ce que j’avais lu de vrai
dans ces autres livres s’enseignait ici avec l’idée toujours présente de votre
grâce, afin que celui qui voit ne se glorifie pas, comme s’il n’eût pas reçu,
non seulement ce qu’il voit, mais aussi de voir. (Qu’a-t-il, en effet, qu’il
n’ait reçu ? (I Co. IV, 7)) afin que votre parole lui donne non seulement les
yeux pour voir, mais aussi la force pour embrasser votre immutabilité; afin que
le voyageur encore trop éloigné pour vous découvrir, prenne la bonne route,
vienne à vous, vous voie et vous embrasse.
Que si l’homme se plaît dans la loi de Dieu, selon l’homme
intérieur, que fera-t-il de cette autre loi , incarnée dans ses membres, qui
combat contre la loi de son esprit, et le traîne captif sous cette loi de péché
qui lui est incorporée ? (Rm. VII, 22, 23. ) Car « vous êtes juste, Seigneur; ce
sont nos péchés, nos iniquités, nos offenses, qui ont appesanti sur nous votre
main » (Dn. III, 27-32). Et votre justice nous a livrés à l’antique pécheur, au
prince de la mort, qui a persuadé à notre volonté l’imitation de sa volonté
déchue de votre vérité (Jn VIII, 44).
Que fera cet homme de misère? « Qui le délivrera du corps
de cette mort, sinon votre grâce par Jésus-Christ Notre-Seigneur (Rom. VII, 25),
»que vous avez engendré coéternel à vous-même, et créé au commencement de vos
voies (Pr. VIII, 22), en qui le prince du monde n’a rien trouvé digne de mort
(Jean, XIV, 30); Victime innocente, dont le sang a effacé l’arrêt de notre
condamnation (Col. II, 14).
Voilà où ces livres sont muets. Ces pages profanes nous
offrent-elles cet air de piété,
ces larmes de pénitence, ce sacrifice que vous aimez des
tribulations spirituelles d’un coeur contrit et humilié (Ps. L. 19) : et le
salut de votre peuple, et la cité votre épouse ( Ap. XXI, 2), et ce gage de
l’Esprit-Saint (II Co. V, 5), ce calice de notre rançon ?
On n’y entend point ces cantiques : « Mon âme ne
sera-t-elle point soumise à Dieu? à Dieu dont elle attend son salut? Car il est
mon Dieu, mon Sauveur, mon Tuteur, et je ne serai plus ébranlé (Ps. LXI, 2). »
Personne n’y entend cet appel : « Venez à moi, vous tous qui êtes affligés. »
Ils dédaignent, ces superbes, d’apprendre de lui qu’il est doux et humble de
coeur. C’est là ce que vous avez caché aux sages, aux savants, et révélé aux
humbles ( Matth. XI, 28, 29, 35).
Oui, autre chose est d’apercevoir du haut d’un roc sauvage
la patrie de la paix, sans trouver le chemin qui y mène, et de s’épuiser en
vains efforts, par des sentiers perdus, pour échapper aux embûches de ces
fugitifs, déserteurs de Dieu , guerroyant contre l’homme sous la conduite de
leur prince tout ensemble lion et dragon; autre chose, de suivre la véritable
route, protégée par l’armée du souverain empereur, où n’osent marauder les
transfuges de la milice céleste : car cette voie ils l’évitent comme un
supplice. Et ma substance s’assimilait merveilleusement ces vérités : à la
lecture du moindre de vos apôtres (I Co. XV, 9), je considérais vos oeuvres, et
j’admirais (Ha. III, 2).
È
LA CONVERSION D’AUGUSTIN
Arrivé à la trente-deuxième année, il va trouver le
vieillard Simplicianus. — Il apprend la conversion de Victorinus, rhéteur
célèbre. — Potitianus lui fait le récit de la vie de saint Antoine. — Agitation
de son âme pendant ce récit. — Lutte entre la chair et l’esprit. — Derniers
combats. — Il se rend à cette voix du ciel : Prends, lis! Prends, lis!
AUGUSTIN
VA TROUVER LE VIEILLARD SIMPLICIANUS.
1. Mon Dieu, que mes souvenirs soient des actions de
grâces, et que je publie vos miséricordes sur moi! Que toutes mes puissances
intérieures se pénètrent de votre amour, qu’elles s’écrient : « Seigneur, qui
est semblable à vous ? » (Ps. XXXIV, 10) Vous avez brisé mes liens; que mon
coeur vous sacrifie un sacrifice de louange (Ps. CXV, 17). Je raconterai comment
vous les avez brisés, et tous ceux qui vous adorent diront à ce récit: Béni soit
le Seigneur au ciel et sur la terre ! Grand et admirable est son nom.
Vos paroles s’étaient gravées au fond de mari âme, et votre
présence l’assiégeait de toutes parts. J’étais certain de votre éternelle vie,
quoiqu’elle ne m’apparût qu’en énigme et comme en un miroir (I Co. XIII, 12). Il
ne me restait plus aucun doute que votre incorruptible substance ne fût le
principe de toute substance, et ce n’était pas plus de certitude de vous, mais
plus de stabilité en vous que je désirais. Car dans ma vie temporelle tout
chancelait, et mon cœur était à purifier du vieux levain; et la voie, le Sauveur
lui-même me plaisait, mais je redoutais les épines de son étroit sentier.
Et votre secrète inspiration me fit trouver bon d’aller
vers Simplicianus, qui me semblait un de vos fidèles serviteurs; en lui
résidaient les lumières de votre grâce. J’avais appris que dès sa jeunesse il
avait vécu dans la piété la plus fervente. Il était vieux alors, et ces long
jours, passés dans l’étude de vos voies, me garantissaient sa savante
expérience; et je ne fus pas trompé. Je voulais, en le consultant sur les
perplexités de mon âme, savoir de lui le traitement propre à la guérir, à la
remettre dans votre chemin.
2. Car je voyais bien votre Eglise remplie, mais chacun
y suivait un sentier différent. Je souffrais de vivre dans le siècle, et je
m’étais à charge à moi-même; l’ardeur de mes passions déjà ralentie ne trouvait
plus dans l’espoir des honneurs et de la fortune un aliment à la patience d’un
joug si lourd. Ces espérances perdaient leurs délices, au prix de votre douceur
et de la beauté de votre maison que j’aimais (Ps. XXV, 8). Mais le lien le plus
fort qui me retînt, c’était la femme. Et l’Apôtre ne me défendait pas le
mariage, quoiqu’il nous convie à un état plus parfait, lui qui veut que tous les
hommes soient comme il était lui-même (I Co. VII, 7).
Trop faible encore, je me cherchais une place plus douce;
aussi je me traînais dans tout le reste, plein de langueur, rongé de soucis et
pressentant certains ennuis, dont je déclinais le fardeau, dans cette vie
conjugale qui enchaînait tous mes voeux. J’avais appris de la bouche de la
Vérité même, qu’il est des eunuques volontaires pour le royaume des cieux :
mais, « entende, qui peut entendre, » ajoute l’Homme-Dieu (Mt. XIX, 12).
« Vanité que l’homme qui n’a pas la science de Dieu, à qui
la vue du bien n’a pas dévoilé celui qui est » (Sg. XIII, 1). J’étais déjà sorti
de ce néant. Je m’élevais plus haut; guidé parle témoignage universel de votre
création, je vous avais trouvé, ô mon Créateur, et en vous votre Verbe, Dieu un
avec vous et le Saint-Esprit, par qui vous avez tout créé.
Il est encore une autre sorte d’impies qui connaissent
Dieu, mais sans le glorifier comme Dieu (Rom. I, 21), sans lui rendre hommage.
Voilà le précipice où j’étais tombé, et votre droite m’en retira (Ps. XVII, 36)
et me mit en voie de convalescence. Car, vous avez dit à l’homme: « La piété est
la vraie science (Job. XXVIII, 28). Ne désire point passer pour sage (Pr. III,
7), « parce que ceux qui se proclamaient sages sont devenus fous » (Ro. I,
21,22).» Et j’avais déjà trouvé la perle précieuse qu’il fallait acheter au prix
de tous mes biens (Mt. 13, 46), et j’hésitais encore.
SIMPLICIANUS LUI RACONTE LA CONVERSION
DE VICTORINUS-LE-RHÉTEUR.
3. J’allai donc vers Simplicianus, père selon la grâce
de l’évêque Ambroise, qui l’aimait véritablement comme un père. Je le fis entrer
dans le dédale de mes erreurs. Et lorsque je lui racontai que j’avais lu
quelques ouvrages platoniciens, traduits en latin par Victorinus, rhéteur à
Rome, qui, m’avait-on dit, était mort chrétien, il me félicita de n’être point
tombé sur ces autres philosophes pleins de mensonges et de déceptions,
professeurs de science charnelle (Col. II, 8), tandis que la doctrine
platonicienne nous suggère de toutes les manières Dieu et son Verbe. Puis, pour
m’exhorter à l’humilité du Christ , cachée aux sages et révélée aux petits (Mt.
XI, 25), il réunit tous ses souvenirs sur ce même Victorinus, qu’il avait
intimement connu pendant son séjour à Rome. Ce qu’il ma dit de lui, je ne le
tairai pas. Adorable chef-d’oeuvre de puissance et de grâce ! Ce vieillard, si
docte en toute science libérale, qui avait lu, discuté, éclairci tant de livres
écrits par les philosophes; maître de tant de sénateurs illustres, à qui la
gloire de son enseignement avait mérité l’honneur le plus rare aux yeux de la
cité du monde une statue sur le Forum; jusqu’au déclin de son âge, adorateur des
idoles, initié aux mystères sacrilèges, si chers alors à presque toute cette
noblesse, à ce peuple de Rome, honteusement épris de tant de monstres divinisés,
et d’Isis, et de l’aboyeur Anubis, qui, un jour, avaient levé les armes contre
Neptune, Vénus et Minerve (Enéid. Liv. VIII, 678-700) ; vaincus à qui Rome
victorieuse sacrifiait, abominables dieux que ce Victorinus avait défendus tant
d’années de sa bouche prostituée à la terre; merveille ineffable ! ce vieillard
n’a point eu honte de se faire l’esclave de votre Christ, d’être lavé comme
celui qui vient de naître, à la source pure; il a plié sa tête au joug de
l’humilité, et l’orgueil de son front à l’opprobre de la croix !
4. Seigneur, Seigneur, ô vous qui avez abaissé les
cieux et en êtes descendu, qui avez touché les montagnes et les avez embrasées
(Ps. CXLIII, 5), par quels charmes vous êtes-vous insinué dans cette âme? Il
lisait, me dit Simplicianus, la sainte Ecriture, il faisait une étude assidue et
profonde de tous les livres chrétiens, et disait à Simplicianus, loin du monde,
en secret et dans l’intimité. « Sais-tu que me voilà chrétien? Je ne le croirai
pas, répondait son ami, je ne te compterai pas au nombre des chrétiens, que je
ne t’aie vu dans l’église du Christ ». Et lui reprenait avec ironie : « Sont-ce
donc les murailles qui font le chrétien? » Il répétait souvent qu’il était
décidément chrétien; même réponse de Simplicianus, même ironie des murailles. Il
appréhendait de blesser ses amis, superbes démonolâtres, et il s’attendait que
de ces sommets de Babylone, de ces cèdres du Liban que Dieu n’avait pas encore
brisés (Ps. XXVIII, 5), il roulerait sur lui d’accablantes inimitiés.
Mais en plongeant plus profondément dans ces lectures, il y
puisa de la fermeté, il craignit « d’être désavoué du Christ devant ses saints
anges, s’il craignait de le confesser devant les hommes » (Mt. X, 33) ; et
reconnaissant qu’il serait coupable d’un grand crime s’il rougissait des sacrés
mystères de l’humilité de votre Verbe, lui qui n’avait pas rougi des sacrilèges
mystères de ces démons superbes dont il s’était rendu le superbe imitateur, il
dépouilla toute honte de vanité, et revêtit la pudeur de la vérité, et tout à
coup, il surprit Simplicianus par ces mots : « Allons à l’église; je veux être
chrétien ! » Et lui, ne se sentant pas de joie, l’y conduisit à l’instant.
Aussitôt qu’il eut reçu les premières instructions sur les mystères, il donna
son nom pour être régénéré dans le baptême, à l’étonnement de Rome, à la joie de
l’Eglise. Les superbes, à cette vue, frémissaient, ils grinçaient des dents, ils
séchaient de rage (Ps. XCI, 10) mais votre serviteur, ô Dieu, avait son
espérance au Seigneur, et il ne voyait plus les vanités et les folies du
mensonge (Ps. XXXIX,5).
5. Puis, quand l’heure fut venue de faire la profession
de foi, qui consiste en certaines paroles retenues de mémoire, et que récitent
ordinairement d’un lieu plus élevé, en présence des (430) fidèles de Rome, ceux
qui demandent l’accès de votre grâce; les prêtres, ajouta Simplicianus,
offrirent à Victorinus de réciter en particulier, comme c’était l’usage de le
proposer aux personnes qu’une solennité publique pouvait intimider; mais lui
aima mieux professer son salut en présence de la multitude sainte. Car ce
n’était pas le salut qu’il enseignait dans ses leçons d’éloquence, et pourtant
il avait professé publiquement. Et combien peu devait-il craindre de prononcer
votre parole devant l’humble troupeau, lui qui ne craignait pas tant d’insensés
auditeurs de la sienne?
Il monta; son nom, répandu tout bas par ceux qui le
connaissaient, éleva dans l’assemblée un murmure de joie. Et de qui, dans cette
enceinte, n’était-il pas connu? Et la voix contenue de l’allégresse générale
frémissait : Victorinus! Victorinus! Un transport soudain, à sa vue, avait rompu
le silence, le désir de l’entendre le rétablit aussitôt. Il prononça le symbole
de vérité avec une admirable foi, et tous eussent voulu l’enlever dans leur
coeur; et tous l’y portaient dans les bras de leur joie et de leur amour.
D’OU
VIENT QUE - L’ON RESSENT TANT DE JOIE
DE LA CONVERSION DES PÉCHEURS.
6. Dieu de bonté, que se passe-t-il dans l’homme pour
qu’il ressente plus de joie du saint d’une âme désespérée et de sa délivrance
d’un plus grand péril, que s’il eût toujours bien espéré d’elle, ou que le péril
eût été moins grand? Et vous aussi, Père des miséricordes, vous vous réjouissez
plus d’un seul pénitent que de quatre-vingt-dix-neuf justes qui a’ont pas besoin
de pénitence. Et nous, c’est avec une consolante émotion que nous apprenons que
le bon pasteur rapporte sur ses épaules, à la joie des anges, la brebis égarée;
et que la drachme est rendue à votre trésor par la femme qui l’a retrouvée, et
dont les voisines partagent le contentement. Et les solennelles réjouissances de
votre maison font rouler des larmes dans les yeux qui ont lu que « votre Fils
était mort, et qu’il est ressuscité, qu’il était perdu, et qu’il est retrouvé »
(Lc, XV). Vous vous réjouissez en nous et en vos anges, sanctifiés par votre
charité sainte. Car vous, toujours le même, vous avez toujours la même
connaissance de ce qui n’est, ni toujours, ni le même.
7. Que se passe-t-il donc dans l’âme qui lui fait
trouver plus de joie à la recouvrance qu’en la possession continuelle de ce
qu’elle aime ? Tout l’atteste, tout est plein de témoignages qui nous crient :
Il est ainsi. Un empereur victorieux triomphe, et il n’eût vaincu s’il n’eût
combattu. Et plus a été grand le péril au combat, plus vive est l’allégresse
dans le triomphe. Un vaisseau est battu de la tempête, le naufrage est imminent;
les matelots pâlissent aux portes de la mort: le ciel et la mer s’apaisent;
l’excès de la joie naît de l’excès de la crainte. Une personne aimée est malade,
son pouls est de mauvais augure; tous ceux qui désirent sa guérison sont malades
de coeur: elle est sauvée, mais elle n’a pas encore recouvré ses forces pour
marcher, et déjà c’est un bonheur tel qu’il n’en fut jamais lorsqu’elle
jouissait de toute la vigueur de la santé.
Et les plaisirs mêmes de cette vie, ce n’est point
seulement par les contrariétés qui surprennent notre volonté, mais encore au
prix de certaines peines étudiées et volontaires, que nous les achetons. La
volupté du boire et du manger n’existe qu’en tant que précédée de l’angoisse de
la faim et de la soif. Et les ivrognes cherchent dans des aliments salés une
irritation dont la boisson, qui l’apaise, fait un plaisir. Et la coutume veut
que l’on diffère de livrer une fiancée, de peur que l’époux ne dédaigne la main
que ses soupirs n’auraient pas longtemps attendue.
8. Ainsi, et dans l’abomination des voluptés humaines,
et dans les plaisirs licites et permis, et dans la sincérité d’une amitié pure,
et dans ce retour de l’enfant « qui était mort et qui est « ressuscité, qui
était perdu et qui est retrouvé (Luc XV, 24, 32), toujours une grande joie est
précédée d’un aiguillon douloureux. Quoi donc! Seigneur mon Dieu, vous êtes à
vous-même votre éternelle joie; quelques êtres, autour, de vous, se réjouissent
éternellement de vous, et cette partie du monde souffre une continuelle
alternative de défaillance et d’accroissement, de guerre et de paix? Est-ce la
condition de son être? est-ce ainsi que vous l’avez fait, quand, depuis les
hauteurs des cieux jusqu’aux profondeurs de la terre, depuis le commencement
jusqu’à la fin des siècles, depuis l’ange jusqu’au vermisseau, depuis le premier
des mouvements jusqu’au dernier, vous avez placé toute sorte de biens, chacun en
son lieu, et (431) réglé vos oeuvres parfaites chacune en son temps? Grand Dieu!
que vous êtes sublime dans les hauteurs et profond dans les abîmes! Vous n’êtes
jamais loin, et pourtant quelle peine pour retourner à vous!
POURQUOI
LES CONVERSIONS CÉLÈBRES DOIVENT
INSPIRER UNE JOIE PLUS VIVE.
9. Agissez, Seigneur, faites; réveillez-nous,
rappelez-nous; embrasez et ravissez; soyez flamme et douceur; aimons, courons.
Combien reviennent à vous d’un enfer d’aveuglement plus profond que Victorinus,
et s’approchent, et reçoivent le rayon de votre lumière? Et ils ne le reçoivent
qu’avec le pouvoir de devenir enfants de Dieu ( 1 Jean, I, 9,12). Mais, moins
connus du monde, la joie de leur retour est moins vive, même en ceux qui les
connaissent. La joie générale est individuellement plus féconde; le feu gagne au
contact, et la flamme s’élance. Et puis, les hommes connus de plusieurs
autorisent et devancent de plus nombreuses. conversions. C’est pourquoi leurs
prédécesseurs mêmes se livrent à cette joie de prosélytisme qui en prévoit de
nouvelles.
Car, loin de ma pensée que, sous votre tente, le riche ait
la préséance sur le pauvre, et le puissant sur le faible, puisque vous avez fait
choix des plus faibles pour confondre les forts; et des objets du monde les plus
vils et les plus méprisables, et de ce qui est comme n’étant pas, pour anéantir
ce qui est (I Co. I, 27, 28). Et cependant, le moindre de vos apôtres (Ibid. XV,
9), dont la voix a fait entendre cet oracle de votre sagesse, vainqueur de
l’orgueil du proconsul Paul, qu’il fit passer sous le joug de douceur de votre
Christ et enrôla sous les drapeaux du plus grand des rois, cet apôtre de Saul
voulut s’appeler Paul (Ac. XIII, 7, 12), en souvenir, de cet éclatant triomphe.
Car l’ennemi est plus glorieusement vaincu dans celui qu’il possède avec plus
d’empire, et par qui il en possède plusieurs. Il tient les grands par l’orgueil
de leur renommée, et le vulgaire par l’autorité de leurs exemples.
Or, plus on aimait à se figurer le coeur de Victorinus
comme une citadelle inexpugnable où Satan s’était renfermé, et sa langue comme
un dard fort et acéré, dont il avait tué tant d’âmes, plus l’enthousiasme de vos
enfants dut éclater, en voyant le fort enchaîné par notre Roi (Mt. XII, 29) ;
ses vases conquis purifiés, consacrés à votre culte, et devenus les instruments
du Seigneur pour toute bonne oeuvre (II Tm. II, 21).
TYRANNIE
DE L’HABITUDE.
10. L’homme de Dieu m’avait fait ce récit de Victorinus,
et je brûlais déjà de l’imiter. Telle avait été l’intention de Simplicianus. Et
quand il ajouta qu’au temps de l’empereur Julien où un édit défendit aux
chrétiens d’enseigner les lettres et l’art oratoire, Victorinus s’était empressé
d’obéir à cette loi, désertant l’école de faconde plutôt que votre Verbe, qui
donne l’éloquence à la langue de l’enfant (Sg. X, 21), il ne me parut pas moins
heureux que fort d’avoir trouvé tant de loisir pour vous.
C’est après un tel loisir que je soupirais, non plus dans
les liens étrangers, mais dans les fers de ma volonté. Le démon tenait dans sa
main mon vouloir, et il m’en avait fait une chaîne, et il m’en avait lié. Car la
volonté pervertie fait la passion; l’asservissement à la passion fait la
coutume; le défaut de résistance à la coutume fait la nécessité. Et ces noeuds
d’iniquité étaient comme les anneaux de cette chaîne dont m’enlaçait le plus dur
esclavage. Cette volonté nouvelle qui se levait en moi de vous servir sans
intérêt, de jouir de vous, mon Dieu, seule joie véritable, cette volonté était
trop faible pour vaincre la force invétérée de l’autre. Ainsi deux volontés en
moi, une vieille, une nouvelle, l’une charnelle, l’autre spirituelle, étaient
aux prises, et cette lutte brisait mon âme.
11. Ainsi ma propre expérience me donnait l’intelligence
de ces paroles: « La chair convoite contre l’esprit et l’esprit contre la
chair » (Gal. V, 17) De part et d’autre, c’était toujours moi; mais il avait
plus de moi dans ce que j’aimais que dans ce que je haïssais en moi. Là, en
effet, il n’y avait déjà presque plus de moi, car je le souffrais plutôt contre
mon gré que je ne le faisais volontairement. Et cependant la coutume s’était par
moi aguerrie contre moi, puisque ma volonté m’avait amené où je ne voulais pas
Et de quel droit eussé-je protesté contre le juste châtiment inséparable de mon
péché ?
Et je n’avais plus alors l’excuse qui me faisait attribuer
mon impuissance à mépriser le siècle pour vous servir, aux indécisions de me
doutes. Car j’étais certain de la vérité; mais engagé à la terre, je refusais
d’entrer à votre solde, et je craignais autant la délivrance des obstacles qu’il
en faut craindre l’esclavage.
12. Ainsi, le fardeau du siècle pesait sur moi comme le
doux accablement du sommeil; et les méditations que j’élevais vers vous
ressemblaient aux efforts d’un homme qui veut s’éveiller, et vaincu par la
profondeur de sou assoupissement, y replonge. Et il n’est personne qui veuille
dormir toujours, et la raison, d’un commun accord, préfère la veille; mais
souvent on hésite à secouer le joug qui engourdit les membres, et l’ennui du
sommeil cède au charme plus doux que l’on y trouve, quoique l’heure du lever
soit venue; ainsi je ne doutais pas qu’il ne voulût mieux me livrer à votre
amour que de m’abandonner à ma passion. Le premier parti- me plaisait, il était
vainqueur; je goûtais l’autre, et j’étais vaincu. Et je ne savais que répondre à
votre parole: « Lève-toi, toi qui dort Lève-toi d’entre les morts, et le Christ
t’illuminera ! » (Eph. V, 14) Et vous m’entouriez d’évidents témoignages; et
convaincu de la vérité, je n’avais à vous opposer que ces paroles de lenteur .et
de somnolence.: Tout à l’heure! encore un instant ! laissez-moi un peu! Mais ce
tout à l’heure devenait jamais; ce laissez-moi un peu durait toujours.
Vainement je me plaisais en votre loi, selon l’homme
intérieur, puisqu’une autre loi luttait dans ma chair contre la roi de mon
esprit, et m’entraînait captif de la loi du péché, incarnée dans mes membres.
Car la loi du péché, c’est la violence de la coutume qui entraîne l’esprit et le
retient contre son gré, mais non contre la justice, puisqu’il s’est
volontairement asservi. Malheureux homme ! qui me délivrera du corps de cette
mort, sinon votre grâce par Jésus-Christ Notre Seigneur (Rm. VII, 22-25) ?
RÉCIT DE
POTITIANUS.
13. Comment vous m’avez délivré de cette chaîne étroite
de sensualité et de l’esclavage du siècle, je vais le raconter, à la gloire de
votre nom, Seigneur, mon rédempteur et mon secours. Je vivais dans une anxiété
toujours croissante, et sans cesse soupirant après vous. Je fréquentais votre
Eglise, autant que me le permettait ce fardeau d’affaires qui me faisait gémir.
Avec moi était Alypius, sorti pour la troisième fois de sa
charge d’assesseur, attendant en liberté des acheteurs de conseils, comme
j’avais des chalands d’éloquence, si toutefois l’éloquence est une marchandise
que l’enseignement puisse livrer. Nous avions obtenu de l’amitié de Nebridius de
suppléer comme grammairien notre cher Verecundus, citoyen de Milan, qui en avait
témoigné le vif désir, nous demandant, au nom de l’amitié, quelqu’un de nous
pour lui prêter fidèle assistance, dont il avait grand besoin.
Ce ne fut donc pas l’intérêt qui décida Nebridius; les
lettres, s’il eût voulu, lui offraient un plus bel avenir; mais sa bienveillance
lui fit un devoir de se rendre à notre prière; doux et excellent ami! Sa
conduite fut un modèle de prudence; il évita soigneusement d’être connu des
personnes éminentes dans le siècle, épargnant ainsi toute inquiétude à son
esprit, qu’il voulait conserver libre et assuré d’autant d’heures de loisir
qu’il pourrait s’en réserver, pour rechercher la sagesse par méditation, lecture
ou entretien.
14. Un jour qu’il était absent, je ne sais pourquoi,
nous eûmes la visite, Alypius et moi, d’un de nos concitoyens d’Afrique,
Potitianus, l’un des premiers officiers militaires du palais. J’ai oublié ce
qu’il voulait de nous. Nous nous assîmes pour nous entretenir. II aperçut par
hasard, sur une table de jeu qui était devant nous, un volume. Il le prit,
l’ouvrit, c’était l’apôtre Paul. Il ne s’y attendait certainement pas, croyant
trouver quelque ouvrage nécessaire à cette profession qui dévorait ma vie. Il
sourit, et me félicita du regard, étonné d’avoir surpris auprès de moi ce livre,
et ce livre seul. Car il était chrétien zélé, souvent prosterné, dans votre
église, en de fréquentes et longues oraisons. Je lui avouai que cette lecture
était ma principale étude. Alors, il fut amené par la conversation a nous parler
d’Antoine, solitaire d’Egypte, dont le nom si glorieux parmi vos serviteurs nous
était jusqu’alors inconnu. Il s’en aperçut et s’arrêta sur ce sujet; il révéla
ce grand homme à notre ignorance, dont il ne pouvait assez s’étonner.
Nous étions dans la stupeur de l’admiration au récit de ces
irréfragables merveilles de si récente mémoire, presque contemporaines, opérées
dans la vraie foi, dans l’Eglise catholique. Et nous étions tous surpris, nous
d’apprendre, lui de nous apprendre ces faits extraordinaires.
15. Et ses paroles roulèrent de là sur ces saints
troupeaux de monastères, et les parfums de vertu divine qui s’en exhalent, sur
ces fécondes aridités du désert, dont nous ne savions rien. Et à Milan même,
hors des murs, était un cloître rempli de bons frères, élevé sous l’aile
d’Ambroise, et nous l’ignorions. Il continuait de parler, et nous écoutions en
silence; et il en vint à nous conter, qu’un jour, à Trèves, l’empereur passant
l’après-midi aux spectacles du cirque, trois de ses compagnons et lui allèrent
se promener dans les jardins attenant aux murs de la ville; et comme ils
marchaient deux à deux, l’un avec lui, les deux autres ensemble, ils se
séparèrent. Ceux-ci, chemin faisant, entrèrent dans une cabane où vivaient
quelques-uns de ces pauvres volontaires, vos serviteurs, à qui le royaume des
cieux appartient (Mt. V, III), et ils trouvèrent un manuscrit de la vie
d’Antoine.
L’un d’eux se met à lire; il admire, son coeur brûle, et
tout en lisant, il songe à embrasser une telle vie, à quitter la milice du
siècle pour vous servir : ils étaient l’un et l’autre agents des affaires de
l’empereur. Rempli soudain d’un divin amour et d’une sainte honte, il s’irrite
contre lui-même, et jetant les yeux sur son ami: «Dis-moi, je te prie, où donc
tendent tous nos travaux? Que cherchons-nous? pour qui portons-nous les armes?
Quel peut être notre plus grand espoir au palais que d’être amis de l’empereur?
Et dans cette fortune, quelle fragilité! que de périls! Et combien de périls
pour arriver au plus grand péril? Et puis, quand cela sera-t-il? Mais, ami de
Dieu, si je veux l’être, je le suis, et sur l’heure. »
Il parlait ainsi, dans la crise de l’enfantement de sa
nouvelle vie; et puis, ses yeux reprenant leur course dans ces saintes pages, il
lisait, et il changeait au dedans, là où votre oeil voyait, et son esprit se
dépouillait du monde, comme on vit bientôt après. Et il lisait, et les flots de
son âme roulaient frémissants; il vit et prit le meilleur parti, et il était à
vous déjà, lorsqu’il dit à son ami : « C’en est fait, je romps avec tout notre
espoir; je veux servir Dieu, et à cette heure, en ce lieu, je me mets à
l’oeuvre. Si tu n’es pas pour me suivre, ne me détourne pas ». L’autre répond
qu’il veut aussi conquérir sa part de gloire et de butin. Et tous deux, déjà vos
serviteurs, bâtissent la tour qui s’élève avec ce que l’on perd pour vous suivre
(Lc XIV, 26, 35). Potitianus et son compagnon, après s’être promenés dans une
autre partie du jardin, arrivèrent, en les cherchant, à cette retraite, et les
avertirent qu’il était temps de rentrer, parce que le jour baissait. Mais eux,
déclarant leur dessein, comment cette volonté leur était venue et s’était
affermie en eux, prièrent leurs amis de ne pas contrarier leur résolution, s’ils
refusaient de la partager. Ceux-ci, ne se sentant pas changés, pleurèrent
néanmoins sur eux-mêmes, disait Potitianus. Ils félicitèrent pieusement leurs
camarades, se recommandant à leurs prières. Ils retournèrent au palais, le coeur
traînant toujours à terre, et les autres, le coeur attaché au ciel, restèrent
dans la cabane. Tous deux avaient des fiancées qui, à cette nouvelle, vous
consacrèrent leur virginité.
AGITATION DE SON ÂME PENDANT LE RÉCIT
DE POTITIANUS.
16. Tel fut le récit de Potitianus. Mais vous, Seigneur,
pendant qu’il parlait vous me retourniez vers moi-même; vous effaciez ce dos que
je me présentais pour ne pas me voir, et vous me placiez devant nia face pour
que je visse enfin toute ma laideur et ma difformité, et mes taches, et mes
souillures, et mes ulcères. Et je voyais, et j’avais horreur, et impossible de
fuir de moi! Et si je m’efforçais de détourner mes yeux de moi, cet homme venait
avec son récit; et vous m’opposiez de nouveau à moi, et vous me creviez les yeux
de moi-même, pour que mon iniquité me fût évidente et odieuse. Je la connaissais
bien, mais par dissimulation, par connivence, je l’oubliais.
17. Alors aussi, plus je me sentais d’ardent amour pour
ces confiances salutaires livrées sans réserve à votre cure, plus j’avais, au
retour sur moi, de haine et d’imprécations contre moi-même. Tant d’années, tant
d’existence taries! Douze ans et plus, depuis cette dix-neuvième année de mon
âge, où la lecture de l’Hortensius de Cicéron avait éveillé en moi l’amour de la
sagesse; et je différais encore de sacrifier ce vain bonheur terrestre à la
poursuite de cette félicité dont la recherche seule, même sans possession,
serait encore préférable à la découverte du plus riche trésor, à la royauté des
nations, à l’empressement de ces nombreuses esclaves, les voluptés corporelles.
Mais, malheureux que j’étais, malheureux au seuil même de
l’adolescence, je vous avais demandé la chasteté, et je vous avais dit :
Donnez-moi la chasteté et la continence, mais pas encore. Je craignais d’être
trop tôt exaucé, trop tôt guéri de ce mal de concupiscence que j’aimais mieux
assouvir qu’éteindre. Et je m’étais égaré dans les voies d’une superstition
sacrilège; et je n’y trouvais point de certitude, et je la préférais pourtant
aux doctrines dont je n’étais pas le pieux disciple, mais l’ardent ennemi.
18. Et depuis, je n’avais remis de jour en jour, comme
je croyais, à rejeter les espérances du siècle et m’attacher à vous seul, que
faute d’apercevoir ce fanal directeur de ma course. Mais le jour était arrivé où
je me trouvais tout nu devant moi, et ma conscience me criait : Où es-tu,
langue, qui disais que l’incertitude du vrai t’empêchait seule de jeter là ton
bagage de vanité? Eh bien! tout est certain maintenant; la vérité te presse; à
de plus libres épaules sont venues des ailes qui emportent des âmes, à qui il
n’a fallu ni le pesant labeur de tant de recherches, ni d’années de méditation.
Ainsi je me rongeais intérieurement, j’étais pénétré de
confusion et de honte, quand Potitianus parlait. Son discours, et le motif de sa
visite cessant, il se retira. Et alors, que ne me dis-je pas à moi-même? De
quels coups le fouet de mes pensées meurtrit mon âme, l’excitant à me suivre
dans mes efforts pour vous joindre? Et-elle était rétive. Elle refusait et ne
s’excusait pas. Toutes les raisons étaient épuisées. Il ne lui restait qu’une
peur muette: elle appréhendait comme la mort, de se sentir tirer la bride à
l’abreuvoir de la coutume, où elle buvait une consomption mortelle.
LUTTE
INTÉRIEURE.
19. Alors, pendant cette violente rixe au logis
intérieur, où je poursuivais mon âme dans le plus secret réduit de mon coeur, le
visage troublé comme l’esprit, j’interpelle Alypius, je m’écrie : Eh quoi ! que
faisons-nous là?, N’as-tu pas entendu? Les ignorants se lèvent; ils forcent le
ciel, et nous, avec notre science, sans coeur, nous voilà vautrés dans la chair
et dans le sang! Est-ce honte de les suivre? N’avons-nous pas honte de ne pas
même les suivre? Telles furent mes paroles. Et mon agitation m’emporta
brusquement loin de lui. Il se taisait, surpris, et me regardait. Car mon accent
était étrange. Et mon front; mes joues, mes yeux, le teint de mon visage, le ton
de ma voix, racontaient bien plus mon esprit que les paroles qui m’échappaient.
Notre demeure avait un petit jardin dont nous avions la
jouissance, comme du reste de la maison; car le propriétaire, notre hôte n’y
habitait pas. C’est là que m’avait jeté la tempête de mon coeur; là, personne ne
pouvait interrompre ce sanglant débat que j’avais engagé contre moi-même ,dont
vous saviez l’issue, et moi, non. Mais cette fureur m’enfantait à la raison,
cette mort à la vie; sachant ce que j’étais de mal, j’ignorais ce qu’en un
moment j’allais être de bien.
Je me retirai au jardin ; Alypius me suivait pas à pas. Car
j’étais seul, même en sa présence. Et pouvait-il me quitter dans une telle
crise? Nous nous assîmes, le plus loin possible de la maison. Et mon esprit
frémissait, et les vagues de mon indignation se soulevaient contre moi, de ce
que je ne passais pas encore à votre volonté, à votre alliance, ô mon Dieu, où
toutes les puissances de mon âme me poussaient en me criant: Courage I Et leurs
louanges me soulevaient vers le Ciel: Et pour cela il ne fallait ni navire, ni
char; il ne fallait pas même faire ce pas qui nous séparait de la maison. Car
non seulement aller, mais arriver à vous, n’était autre chose que vouloir, mais
d’une volonté forte et pleine, et non d’une volonté languissante et boiteuse, se
dressant à demi et se débattant contre l’autre moitié d’elle-même qui retombe.
20. Et dans cette angoisse de mes indécisions, je
faisais plusieurs de ces mouvements de corps que souvent des hommes veulent et
ne peuvent faire, soit absence des membres, ou qu’ils soient emprisonnés dans
des liens, paralysés de langueur, retenus par quelque entrave. Si je m’arrache
les cheveux, si je me frappe le front, si j’embrasse mes genoux de mes doigts
entrelacés, je le fais parce que je l’ai voulu. Et je pouvais le vouloir sans le
faire, si la mobilité de mes membres ne m’eût obéi. Combien donc ai-je fait de
choses, où vouloir et pouvoir n’était pas tout un. Et alors je ne faisais pas ce
que je désirais d’un désir incomparablement plus puissant, et il ne s’agissait
que de vouloir pour pouvoir, c’est-à-dire de vouloir pour vouloir. Car ici la
puissance n’était autre que la volonté; vouloir, c’était faire; et pourtant rien
ne se faisait; et mon corps obéissait plutôt à la volonté la plus imperceptible
de l’âme qui d’un signe lui commandait un mouvement, que l’âme ne s’obéissait à
elle-même pour accomplir dans la volonté seule sa plus forte volonté.
L’ESPRIT
COMMANDE AU CORPS ; IL EST OBÉI: L’ESPRIT SE COMMANDE, ET IL SE RÉSISTE
2l. D’où vient ce prodige ? Quelle en est la cause?
Faites luire votre miséricorde ! Que j’interroge ces mystères de vengeance, et
qu’ils me répondent! Que je pénètre cette nuit de tribulation qui couvre les
fils d’Adam! D’où vient, pourquoi ce prodige ? L’esprit commande au corps; il
est obéi; l’esprit se commande, et il se résiste. L’esprit commande à la main de
se mouvoir, et l’agile docilité de l’organe nous laisse à peine distinguer le
mal de l’esclave; et l’esprit est esprit, la main est corps. L’esprit commande
de vouloir à l’esprit, à lui-même, et il n’obéit pas. D’où vient ce prodige? la
cause? Celui-là, dis-je, se commande de vouloir, qui ne commanderait s’il ne
voulait; et ce qu’il commande ne se fait pas !
Mais il ne veut qu’à demi; donc, il ne commande qu’à demi.
Car, tant il veut, tant il commande; et tant il est désobéi, tant il ne veut
pas. Si la volonté dit : Sois la volonté! Autrement : que je sois! Elle n’est
pas entière dans son commandement, et partant elle n’est pas obéie; car si elle
était entière, elle ne se commanderait pas d’être, elle serait déjà. Ce n’est
donc pas un prodige que cette volonté partagée, qui est et n’est pas; c’est la
faiblesse de l’esprit malade, qui, soulevé par la main de la vérité, rie se
relève qu’à demi, et retombe de tout le poids de l’habitude. Et il n’existe
ainsi deux volontés que parce qu’il en est toujours une incomplète, et que ce
qui manque à l’une s’ajoute à l’autre.
DEUX
VOLONTÉS ; UN SEUL ESPRIT.
22. Périssent de votre présence, mon Dieu, comme
parleurs de vanités, comme séducteurs d’âmes ceux qui, apercevant deux volontés
délibérantes, affirment deux esprits de deux natures, l’une bonne, l’autre
mauvaise. Mauvais eux-mêmes, par ce sentiment mauvais, ils peuvent être bons,
s’ils donnent un tel assentiment aux doctrines et aux hommes de vérité, que
votre Apôtre puisse leur dire : « Vous avez été ténèbres autrefois, et vous êtes
maintenant lumière dans le Seigneur » (Ep. V, 8). Ceux-ci voulant être lumière
en eux-mêmes, et non dans le Seigneur, par cette pensée téméraire que l’âme est
une même nature que Dieu, sont devenus d’épaisses ténèbres, parce que leur
sacrilège arrogance les a retirés de vous, « Lumière de tout homme venant au
monde » (Jn, I, 9). Songez donc à ce que vous dites et rougissez ; « approchez
de lui, recevez sa lumière et votre visage ne rougira plus » (Ps. XXXIII, 6).
Quand je délibérais pour entrer au service du Seigneur mon
Dieu, ce que j’avais résolu depuis longtemps, qui voulait? moi. Qui ne voulait
pas? moi. L’un et l’autre était moi, demi voulant, à demi ne voulant pas. Et je
me querellais moi-même, et je me divisais contre moi. Et ce schisme, élevé
malgré moi, n’attestait pas la présence d’un esprit étranger, mais le châtiment
de mon âme. Et je n’en étais pas l’artisan, mais le péché qui habitait en moi.
J’expiais la coupable liberté d’Adam, mon père (Rm. VIII, 14).
23. Car s’il est autant de natures contraires que de
volontés ennemies, ce n’est plus deux natures, c’est plusieurs qu’il faut
affirmer. Qu’un homme délibère d’aller à leur assemblée ou au théâtre, ces
hérétiques s’écrient: Voilà les deux natures; l’une bonne qui le conduit ici,
l’autre mauvaise qui l’en éloigne. Autrement d’où peut venir cette contrariété
de deux volontés en lutte? Et moi je les dis mauvaises toutes deux, et celle qui
conduit à eux, et celle qui attire au théâtre. Ils pensent, eux, que la première
ne peut être que bonne. Mais si quelqu’un de nous, flottant à la merci de deux
volontés engagées, délibère d’aller au théâtre ou à notre église, ne
balanceront-ils pas à répondre? Car ou ils avoueront, ce qu’ils refusent, que
c’est la volonté bonne qui fait entrer dans notre église, comme elle y a
introduit ceux que la communion des mystères y retient; ou ils seront tenus
d’admettre le conflit de deux mauvaises natures, de deux mauvais esprits en un
seul homme, et ils démentiront leur assertion ordinaire d’un bon et d’un
mauvais; ou, rendus à la vérité, ils cesseront de nier que, lorsqu’on délibère,
ce soit une même âme livrée aux flux et reflux de ses volontés.
24. Qu’ils n’osent donc plus dire, en voyant dans un
seul homme deux volontés aux prises, que ce sont deux esprits contraires, émanés
de deux substances contraires, et deux principes contraires; deux antagonistes,
l’un bon, l’autre mauvais. Car vous, Dieu de vérité, vous les improuvez, vous
les réfutez, vous les confondez. Et de même, dans deux volontés mauvaises, quand
un homme délibère s’il ôtera la, vie à son semblable par le fer ou le poison;
s’il usurpera tel héritage ou tel autre, ne pouvant les usurper tous deux; s’il
écoutera la luxure qui achète la volupté, ou l’avarice qui sarde l’argent; s’il
ira au cirque ou au théâtre, ouverts le même jour; ou bien, nouvelle indécision,
s’il entrera dans cette maison taire un larcin auquel l’occasion le convie; ou
bien, autre incertitude, y commettre un adultère dont il trouve la facilité; et
si toutes ces circonstances concourent dans le même instant, si toutes ces
volontés se pressent dans le même désir, ne pouvant s’accomplir à la fois,
l’esprit n’est-il pas déchiré par cette querelle intestine de quatre volontés,
plus encore, que sollicitent tant d’objets de convoitise? Et pourtant ils ne
calculent pas une telle quantité de substances différentes.
Et de même des volontés bonnes. Car je leur demande s’il
est bon de se plaire à la lecture de l’Apôtre, au chant d’un saint cantique,
s’il est bon d’expliquer l’Evangile? A chaque demande, même réponse : oui. Mais
si tous ces pieux exercices nous plaisent également, au même instant, le coeur
de l’homme n’est-il pas distendu par cette diversité de volonté qui délibèrent
sur l’objet à saisir de préférence? Et ces volontés sont bonnes, et elles se
combattent jusqu’à ce que soit déterminé le point où se porte une et entière
cette volonté qui se divisait en plusieurs.
Ainsi, lorsque l’éternité nous élève à ses sublimes
délices, et que le plaisir d’un bien temporel nous rattache ici-bas, c’est une
même âme qui veut l’un ou l’autre, mais d’une demi-volonté; et de là ces épines
qui la déchirent quand la vérité détermine une préférence qui ne peut vaincre
l’habitude.
DERNIERS
COMBATS.
25. Ainsi je souffrais et je me torturais, m’accusant
moi-même avec une amertume inconnue, me retournant et me roulant dans mes liens,
jusqu’à ce j’eusse rompu tout entière cette chaîne qui ne me retenait plus que
par un faible anneau, mais qui me retenait pourtant. Et vous me pressiez,
Seigneur, au plus secret de mon âme, et votre sévère miséricorde me flagellait à
coups redoublés et de crainte et de honte, pour prévenir une langueur nouvelle
qui, retardant la rupture de ce faible et dernier chaînon, lui rendrait une
nouvelle force d’étreinte.
Car je me disais au dedans de moi : Allons! allons! point
de retard! Et mon coeur suivait déjà ma parole; et j’allais agir, et je
n’agissais pas. Et je ne retombais pas dans l’abîme de ma vie passée, mais
j’étais debout sur le bord, et je respirais. Et puis je faisais effort, et pour
arriver, atteindre, tenir, de quoi s’en fallait-il? Et je n’arrivais pas, et je
n’atteignais pas, et je ne tenais rien; hésitant à mourir à la mort, à vivre à
la vie, je me laissais dominer plutôt par le mal, ce compagnon d’enfance, que
par ce mieux étranger. Et plus l’insaisissable instant où mon être allait
changer devenait proche, plus il me frappait d’épouvante; ni ramené, ni
détourné, pourtant, mon pas était suspendu.
26. Et ces bagatelles de bagatelles, ces vanités de
vanités, mes anciennes maîtresses, me tiraient par ma robe de chair, et me
disaient tout bas : Est-ce que tu nous renvoies? Quoi! dès ce moment, nous ne
serons plus avec toi, pour jamais? Et, dès ce moment, ceci, cela, ne te sera
plus permis, et pour jamais? Et tout ce qu’elles me suggéraient dans ce que
j’appelle ceci, cela, ce qu’elles me suggéraient, ô mon Dieu! que votre
miséricorde l’efface de l’âme de votre serviteur! Quelles souillures! quelles
infamies! Et elles ne m’abordaient plus de front, querelleuses et hardies, mais
par de timides chuchotements murmurés à mon épaule, par de furtives attaques;
elles sollicitaient un regard de mon dédain. Elles me retardaient toutefois dans
mon hésitation à les repousser, à me débarrasser d’elles pour me rendre où
j’étais appelé. Car la violence de l’habitude me disait : Pourras-tu vivre sans
elles?
27. Et déjà elle-même ne me parlait plus que d’une voix
languissante. Car, du côté où je tournais mon front, et où je redoutais de
passer, se dévoilait la chaste et sereine majesté de la continence, m’invitant,
non plus avec le sourire de la courtisane, mais par d’honnêtes caresses, à
m’approcher d’elle sans crainte; et elle étendait, pour me recevoir et
m’embrasser, ses pieuses mains, toutes pleines de bons exemples; enfants, jeunes
filles, jeunesse nombreuse, tous les âges, veuves vénérables, femmes vieillies
dans la virginité, et dans ces saintes âmes, la continence n’était pas stérile;
elle enfantait ces générations de joies célestes qu’elle doit, Seigneur, à votre
conjugal amour!
Et elle semblait me dire, d’une douce et encourageante
ironie: Quoi! ne pourras-tu ce qui est possible à ces enfants, à ces femmes?
Est-ce donc en eux-mêmes, et non dans le Seigneur leur Dieu, que cela leur est
possible? C’est le Seigneur leur Dieu qui me donne à eux. Tu t’appuies sur
toi-même, et tu chancelles? Et cela t’étonne? Jette-toi hardiment sur lui, n’aie
pas peur; il ne se dérobera pas pour te laisser tomber. Jette-toi hardiment, il
te recevra, il te guérira! Et je rougissais, parce que j’entendais encore le
murmure des vanités: et je restais hésitant, suspendu. Et elle me parlait
encore, et je croyais entendre : Sois sourd à la voix de ces membres de terre,
afin de les mortifier. Les délices qu’ils te racontent sont-elles comparables
aux suavités de la loi du Seigneur ton Dieu (Ps. CXVIII, 85)? Cette lutte
intestine n’était qu’un duel de moi avec moi. Et Alypius, attaché à mes côtés,
attendait en silence l’issue de cette étrange révolution.
« PRENDS, LIS ! PRENDS, LIS ! »
28. Quand, du fond le plus intérieur, nia pensée eut
retiré et amassé toute ma misère devant les yeux de mon coeur, il s’y éleva un
affreux orage, chargé d’une pluie de larmes.
Et pour les répandre avec tous mes soupirs, je me levai, je
m’éloignai d’Alypius. La solitude allait me donner la liberté de mes pleurs. Et
je me retirai assez loin pour n’être pas importuné, même d’une si chère
présence.
Tel était mon état, et il s’en aperçut, car je ne sais
quelle parole m’était échappée où vibrait un son de voix gros de larmes. Et je
m’étais levé. Il demeura à la place où nous nous étions assis, dans une profonde
stupeur. Et moi j’allai m’étendre, je ne sais comment, sous un figuier, et je
lâchai les rênes à mes larmes, et les sources de mes yeux ruisselèrent, comme le
sang d’un sacrifice agréable. Et je vous parlai, non pas en ces termes, mais en
ce sens: « Eh! jusques à quand, Seigneur (Ps. VI, 4)? jusques à quand, Seigneur,
serez-vous irrité? Ne gardez pas souvenir de mes iniquités passées (Ps. LXXXIII,
5, 8). » Car je sentais qu’elles me retenaient encore. Et je m’écriais en
sanglots : Jusques à quand? jusques à quand? Demain ?… Demain ?... Pourquoi pas
à l’instant; pourquoi pas sur l’heure en finir avec ma honte?
29. Je disais et je pleurais dans toute l’amertume d’un
coeur brisé. Et tout à coup j’entends sortir d’une maison voisine comme une voix
d’enfant ou de jeune fille qui chantait et répétait souvent : « PRENDS, LIS !
PRENDS, LIS ! » Et aussitôt, changeant de visage, je cherchai sérieusement à me
rappeler si c’était un refrain en usage dans quelque jeu d’enfant; et rien de
tel ne me revint à la mémoire. Je réprimai l’essor de mes larmes, et je me
levai, et ne vis plus là qu’un ordre divin d’ouvrir le livre de l’Apôtre, et de
lire le premier chapitre venu. Je savais qu’Antoine, survenant, un jour, à la
lecture de l’Evangile, avait saisi, comme adressées à lui-même, ces paroles:
« Va, vends ce que tu as, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le
ciel; viens, suis-moi » (Mt. XIX, 21) ; et qu’un tel oracle l’avait aussitôt
converti à vous.
Je revins vite à la place où Alypius était assis; car, en
me levant, j’y avais laissé le livre de l’Apôtre. Je le pris, l’ouvris, et lus
en silence le premier chapitre où se jetèrent mes yeux: « Ne vivez pas dans les
festins, dans les débauches, ni dans les voluptés impudiques, ni en conteste, ni
en jalousie; mais revêtez-vous de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et ne cherchez
pas à flatter votre chair dans ses désirs. » Je ne voulus pas, je n’eus pas
besoin d’en lire davantage. Ces ligues à peine achevées; il se répandit dans mon
coeur comme une lumière de sécurité qui dissipa les ténèbres de mon incertitude.
30. Alors, ayant laissé dans le livre la trace de mon
doigt ou je ne sais quelle autre marque, je le fermai, et, d’un visage
tranquille, je déclarai tout à Alypius. Et lui me révèle à son tour ce (438) qui
à mon insu se passait en lui. Il demande à voir ce que j’avais lu; je le lui
montre, et lisant plus loin que moi, il recueille les paroles suivantes que je
n’avais pas remarquées: « Assistez le faible dans la foi (Rom. XIV, 1). » Il
prend cela pour lui, et me l’avoue. Fortifié par cet avertissement dans une
résolution bonne et sainte, et en harmonie avec cette pureté de moeurs dont
j’étais loin depuis longtemps, il se joint à moi sans hésitation et sans
trouble.
A l’instant, nous allons trouver ma mère, nous lui contons
ce qui arrive, elle se réjouit; comment cela est arrivé, elle tressaille de
joie, elle triomphe. Et elle vous bénissait, « ô vous qui êtes puissant à
exaucer au delà de nos demandes, au delà de nos pensées Ephés. III, 20), » car
vous lui aviez bien plus accordé en moi que ne vous avaient demandé ses plaintes
et ses larmes touchantes. J’étais tellement converti à vous que je ne cherchais
plus de femme, que j’abdiquais toute espérance dans le siècle, élevé désormais
sur cette règle de foi, où votre révélation m’avait jadis montré debout à ma
mère. Et son deuil était changé (Ps. XXIV, 12) en une joie bien plus abondante
qu’elle n’avait espéré, bien plus douce et plus chaste que celle qu’elle
attendait des enfants de ma chair.
È
MORT DE
SAINTE MONIQUE
Il renonce à sa profession. — Sa retraite dans la villa
de Verecundus. — Son baptême. — Mort de sa mère.
ACTIONS
DE GRACES !
1. « O Seigneur, je suis votre serviteur; je suis votre
serviteur, et le fils de votre servante. Vous avez brisé mes liens, je vous
sacrifierai un sacrifice de louanges (Ps. CXV, 16, 17)! » Que mon coeur, que ma
langue vous louent, et que tous mes os s’écrient: « Seigneur, qui est semblable
à vous? » Qu’ils parlent, et répondez-moi; et « dites à mon âme: Je suis ton
salut » (Ps. XXXIV, 10-3). Qui étais-je? et quel étais-je? Combien de mal en mes
actions; et, sinon dans mes actions, dans mes paroles; et, sinon dans mes
paroles, dans ma volonté? Mais vous, Seigneur de bonté et de miséricorde, vous
avez mesuré d’un regard la profondeur de ma mort, et vous avez retiré du fond de
mon coeur un abîme de corruption. Et il ne s’agissait pourtant que de ne pas
vouloir ma volonté, et de vouloir la vôtre!
Mais où était donc, durant le cours de tant d’années, et de
quels secrets et profonds replis s’est exhumé soudain mon libre arbitre, pour
incliner ma tête sous votre aimable joug, et mes épaules sous votre léger
fardeau (Mt. XI, 30), ô Christ, ô Jésus, mon soutien et mon rédempteur? Quelles
soudaines délices ne trouvai-je pas dans le renoncement aux délices des vanités?
En être quitté, avait été ma crainte, et les quitter, était ma joie. Car vous
les chassiez de chez moi, ô véritable, ô souveraine douceur! vous les chassiez,
et, à leur place, vous entriez plus aimable que toute volupté, mais non au sang
et à la chair; plus éclatant que toute lumière, mais plus intérieur que tout
secret; plus élevé que toute grandeur, mais non pour ceux qui s’élèvent en
eux-mêmes. Déjà mon esprit était libre du cuisant souci de parvenir aux
honneurs, aux richesses, de rouler dans l’impureté, et d’irriter la lèpre de mes
intempérances; et je gazouillais déjà sous vos yeux, ô ma lumière, ô mon
opulence, ô mon salut, Seigneur, mon Dieu!
IL
RENONCE A SA PROFESSION.
2. Et je résolus en votre présence de dérober
doucement, et sans éclat, le ministère de ma parole au trafic du vain langage;
ne voulant plus désormais que des enfants, indifférents à votre foi, à votre
paix, ne respirant que frénésie de mensonge et guerres de forum, vinssent
prendre à ma bouche les armes qu’elle vendait à leur fureur.
Et il ne restait heureusement que fort peu de jours
jusqu’aux vacances d’automne, et je résolus d’attendre en patience le moment du
congé annuel pour ne plus revenir mettre en vente votre esclave racheté. Tel
était mon dessein en votre présence, et en présence de mes seuls amis. Et il
était convenu entre nous de n’en rien ébruiter, quoiqu’au sortir de la vallée de
larmes (Ps. LXXXIII, 6-7), chantant le cantique des degrés, nous fussions par
vous armés de flèches perçantes et de charbons dévorants contre la langue
perfide (Ps. CXIX, 3-5) qui nous combat, à titre de conseillère, et nous aime
comme l’aliment qu’elle engloutit.
3. Vous aviez blessé mon coeur des flèches de votre
amour; et je portais dans mes entrailles vos paroles qui les traversaient; et
les exemples de vos serviteurs, que de ténèbres vous avez laits lumière, et, de
mort, vie, s’élevaient comme un ardent bûcher pour brûler et consumer en moi ce
fardeau de langueur qui m’entraînait vers l’abîme; et j’étais pénétré d’une
ardeur si vive, que tout vent de contradiction, soufflé par la langue rusée,
irritait ma flamme loin de l’éteindre.
Mais la gloire de votre nom, que vous avez sanctifié par
toute la terre, assurant des approbateurs à mon voeu et à ma résolution, c’eût
été, suivant moi, vanité que de ne pas attendre la prochaine venue des vacances,
et d’afficher ma retraite d’une profession exposée aux regards publics, au
risque de faire dire que je n’avais devancé le retour si voisin des loisirs
d’automne qu’afin de me signaler. Et à quoi bon livrer mes intentions aux
téméraires conjectures, aux vains propos, et appeler le blasphème sur une
inspiration sainte?
4. Et, cet été même, l’extrême fatigue de
l’enseignement public avait engagé ma poitrine; je tirais péniblement ma
respiration, et des douleurs internes témoignaient de la lésion du poumon; une
voix claire et soutenue m’était refusée. La crainte me troubla d’abord d’être
forcé par nécessité de me dérober à ce pénible exercice, ou de l’interrompre
jusqu’à guérison ou convalescence ; mais quand la pleine volonté de m’employer à
vous seul, pour vous contempler, ô mon Dieu, se leva et prit racine en moi, vous
le savez, Seigneur, je fus heureux même de cette sincère excuse, pour modérer le
déplaisir des parents qui ne permettaient pas la liberté à l’instituteur de leur
fils.
Plein de cette joie, j’attendais avec patience que ce reste
de temps s’écoulât: une vingtaine de jours peut-être; et il me fallait de la
constance pour les attendre, parce que la passion s’était retirée, qui soulevait
la moitié de ma charge; et j’en serais demeuré accablé, si la patience n’eût
pris la place de la passion. Quelqu’un de vos serviteurs, mes frères, me
reprochera-t-il d’avoir pu, le coeur déjà brûlant de vous servir, m’asseoir
encore une heure dans la chaire du mensonge? Je ne veux pas me justifier. Mais
vous, Seigneur, très miséricordieux, ne m’avez-vous point pardonné ce péché, et
ne me l’avez-vous point remis dans l’eau sainte, avec tant d’autres hideuses et
mortelles souillures?
SAINTE
MORT DE SES AMIS NEBRIDIUS ET VERECUNDUS.
5. Notre bonheur devenait une sollicitude poignante
pour Verecundus, qui, retenu dans le siècle par le lien le plus étroit, se
voyait sur le point d’être sevré de notre commerce. Epoux, infidèle encore,
d’une chrétienne, sa femme était la plus forte entrave qui le retardât à
l’entrée des voies nouvelles; et il ne voulait être chrétien que de la manière
dont il ne pouvait l’être.
Mais avec quelle bienveillance il nous offrit sa campagne
pour toute la durée de notre séjour! Vous lui en rendrez la récompense,
Seigneur, à la résurrection des justes; car une partie de la dette lui est déjà
payée. Ce fut en notre absence; nous étions à Rome, quand, atteint d’une maladie
grave, il se fit chrétien, et sortit de cette vie avec la foi. Et vous eûtes
pitié, non de lui seul, mais de nous encore. C’eût été pour notre coeur une trop
cruelle torture, de nous souvenir d’un tel ami .et de sa tendre affection pour
nous, sans le compter entre les brebis de votre troupeau.
Grâces à vous, mon Dieu, nous sommes à vous. J’en prends à
témoin et vos assistances et vos consolations; ô fidèle prometteur, vous rendrez
à Verecundus, en retour de l’hospitalité de Cassiacum, où nous nous reposâmes
des tourmentes du siècle, la fraîcheur à jamais verdoyante de votre paradis, car
vous lui avez remis ses péchés sur la terre, sur votre montagne, la montagne
opime, la montagne féconde (Ps. LXVII, 16). Telles étaient alors ses anxiétés.
6. Pour Nebridius, il partageait notre joie, quoique
n’étant pas encore chrétien, pris au piége d’une pernicieuse erreur qui lui
faisait regarder comme un fantôme la vérité de la chair de votre Fils; s’il s’en
retirait néanmoins étranger aux sacrements de votre Eglise, il demeurait ardent
investigateur de la vérité. Peu de temps après ma conversion et ma renaissance
dans le baptême, devenu lui-même fidèle catholique, modèle de continence et de
chasteté, il embrassa votre service, en Afrique, parmi les siens; il avait rendu
toute sa famille chrétienne, quand vous le délivrâtes de la prison charnelle; et
maintenant, il vit au sein d’Abraham !
Quoi qu’on puisse entendre par ce sein (Voir ce que plus
tard saint Augustin pensait du sein d’Abraham, dans le Traité de l’Âme et de
son origine, ch. XVI, n. 24), c’est là qu’il vit, mon Nebridius, mon doux
ami; de votre affranchi, devenu votre fils adoptif; c’est là qu’il vit. Et quel
autre lieu digne d’une telle âme? II vit au séjour dont il me faisait tant de
questions à moi, à moi homme de boue et de misère ! Il n’approche plus son
oreille de ma bouche, mais sa bouche spirituelle de votre source, et il se
désaltère à loisir dans votre sagesse; éternellement heureux. Et pourtant je ne
crois pas qu’il s’enivre là jusques à m’oublier, quand vous, ô Seigneur, vous
qu’il boit, conservez mon souvenir.
Voilà où nous en étions; consolant Verecundus attristé de
notre conversion, sans nous en moins aimer, et l’exhortant au degré de
perfection compatible avec son état, c’est-à-dire la vie conjugale. Nous
attendions que Nebridius nous suivit, étant si près de nous, et il allait le
faire, lorsqu’enfin ils s’écoulèrent, ces jours qui nous semblaient si nombreux
et si longs dans notre impatience de ces libres loisirs, où nous pourrions
chanter de tout notre amour : « Mon coeur vous appelle; je cherche « votre
visage; Seigneur, je le chercherai toujours (Ps. XXVI, 8). »
SON
ENTHOUSIASME A LA LECTURE. DES PSAUMES.
7. Enfin le jour arriva où j’allais être de fait libre
de ma profession, comme déjà je l’étais en esprit. Et je fus libre. Et le
Seigneur affranchit ma langue comme il avait affranchi mon coeur. Et je vous
bénissais avec joie en allant à cette villa avec tout ce qui m’était cher.
Comment j’y employai des études déjà consacrées à votre service, mais qui, dans
cette halte soudaine, soufflaient encore la superbe de l’école, c’est ce que
témoignent les livres de mes conférences dans l’intimité (Voy. Rétract. Ch. I,
II, III, IV), et de mes entretiens solitaires en votre présence, et les lettres
que j’écrivais à Nebridius absent. Mais le temps suffirait-il à rappeler toutes
les grâces dont vous nous avez alors comblés? Et puis il me tarde de passer à
des objets plus importants.
Ma mémoire me rappelle à vous, Seigneur, et il m’est doux
de vous confesser par quels aiguillons intérieurs vous m’avez dompté, comment
vous m’avez aplani en abaissant les montagnes et les collines de mes pensées,
comment vous avez redressé mes voies obliques et adouci mes aspérités, et
comment vous avez soumis Alypius, le frère de mon coeur, au nom de votre Fils
unique, Notre-Seigneur et Sauveur Jésus-Christ, dont son dédain repoussait le
nom de nos écrits. Il aimait mieux y respirer l’odeur des cèdres de la
philosophie, déjà brisés en moi par le Seigneur, que l’humble végétation de
l’Eglise, ces herbes salutaires, mortelles aux serpents.
8. Quels élans, mon Dieu, m’emportaient vers vous, en
lisant les psaumes de David, cantiques fidèles, hymnes de piété qui bannissent
l’esprit d’orgueil; novice à l’amour pur, je partageais les loisirs de ma
retraite avec Alypius, catéchumène comme moi, et avec ma mère, qui ne pouvait me
quitter, femme ayant la foi d’un homme, et, avec le calme de l’âge, la charité
d’une mère, la piété d’une chrétienne.
De quels élans m’emportaient vers vous ces psaumes, et de
quelle flamme ils me consumaient pour vous! Et je brûlais de les chanter à toute
la terre, s’il était possible, pour anéantir l’orgueil du genre humain! Et ne se
chantent-ils pas par toute la terre? et qui peut se dérober à votre chaleur (Ps.
XVIII, 7)?
Quelle violente et douloureuse indignation m’exaltait
contre les Manichéens, et quelle commisération m’inspiraient leur ignorance de
ces mystères, de ces divins remèdes, et le délire de leur fureur contre
l’antidote qui leur eût rendu la raison ! J’eusse voulu qu’ils se fussent
trouvés là, près de moi et m’écoutant à mon insu, observant et ma face et ma
voix, quand je lisais le psaume quatrième, et ce que ce psaume faisait de moi: «
Je vous ai invoqué, et vous m’avez entendu, Dieu de ma justice; j’étais dans la
tribulation, et vous m’avez dilaté; ayez pitié de moi, Seigneur, exaucez ma
prière.» Que n’étaient-ils là, m’écoutant, mais à mon insu, pour qu’ils
n’eussent pas lieu de croire que ce fût à eux que s’adressaient tous les traits
dont j’entrecoupais ces paroles! Et puis j’eusse autrement parlé, me sentant
écouté et vu; et, quand j’eusse parlé de même, ils n’eussent pas accueilli ma
parole comme elle partait en moi et pour moi, sous vos yeux, de la tendre
familiarité du coeur.
9. Je frissonnais d’épouvante, et j’étais enflammé
d’espérance, et je tressaillais vers votre miséricorde, ô Père! Et mon âme
sortait par mes yeux et ma voix, quand, s’adressant à nous, votre Esprit d’amour
nous dit: «Fils des hommes, jusques à quand ces coeurs appesantis? Pourquoi
aimez-vous la vanité, et cherchez-vous le mensonge ? » N’avais-je pas aimé la
vanité? n’avais-je pas cherché le mensonge? Et cependant, Seigneur, vous aviez
exalté déjà votre Saint, le ressuscitant des morts, et le plaçant à votre droite
(Mc, XII, 19),d’où il devait faire descendre le Consolateur promis, l’Esprit de
vérité ( Jean, XIV, 16-17); et déjà il l’avait envoyé ( Ac. II, 1-4); mais je ne
le savais pas.
Il l’avait envoyé, parce qu’il était déjà glorifié,
ressuscité des morts et monté au ciel. « Car, avant la gloire de Jésus, l’Esprit
n’était pas encore donné (Jn, VII, 39).» Et le Prophète s’écrie: Jusques à quand
ces coeurs appesantis? « Pourquoi aimez-vous la vanité, et cherchez-vous le
mensonge? Apprenez donc que le « Seigneur a exalté son Saint. » Il s’écrie :
Jusques à quand? Il s’écrie: Apprenez! —Et moi, dans ma longue
ignorance, j’ai aimé la vanité, j’ai cherché le mensonge ! C’est pourquoi
j’écoutais en frémissant, je me souvenais d’avoir été un de ceux que ces paroles
accusent. J’avais pris pour la vérité ces fantômes de vanité et de mensonge. Et
quels accents, forts et profonds, retentissaient dans ma mémoire endolorie! Oh!
que n’ont-ils été entendus de ceux qui aiment encore la vanité et cherchent le
mensonge! Peut-être en eussent-ils été troublés, peut-être eussent-ils vomi leur
erreur; et vous eussiez exaucé les cris de leur coeur élevés jusqu’à vous; car
c’est de la vraie mort de la chair qu’est mort Celui qui intercède pour nous.
10. Et puis je lisais: « Entrez en fureur, mais sans
pécher. » Et combien étais-je touché de ces paroles, ô mon Dieu, moi qui avais
appris à m’emporter contre mon passé pour dérober au péché mon avenir? Et de
quel juste emportement, puisque ce n’était point une autre nature, race de
ténèbres, qui péchait en moi, comme le prétendent ceux qui « thésaurisent contre
eux la colère, pour ce jour de colère où la justice sera révélée » (Rm. II, 5).
Et mes biens n’étaient plus au dehors, et ce n’était plus
dans ce soleil que je les cherchais de l’oeil charnel. Ceux qui cherchent leur
joie au dehors se dissipent comme la fumée, et se répandent comme l’eau sur les
objets visibles et temporels, et leur famélique pensée n’en lèche que les
images.. Oh ! s’ils se fatiguaient de leur indigence, et disaient : « Qui nous «
montrera le Bien? » Oh! s’ils entendaient notre réponse : « La lumière de votre
visage, Seigneur, s’est imprimée dans nous ». Car nous ne sommes pas cette
lumière qui éclaire tout homme (Jn, 1,9), mais nous sommes éclairés par vous,
pour devenir, de ténèbres que nous étions, lumière en vous (Ep. V, 8).
Oh! s’ils voyaient cette lumière intérieure, éternelle, que
je frémissais, moi, qui déjà la goûtais, de ne pouvoir leur montrer, s’ils
m’eussent apporté leur coeur dans des yeux détournés de vous, en me disant : «
Qui nous montrera le Bien? » Car c’est là, c’est dans la chambre secrète où je
m’étais emporté contre moi-même; où, pénétré de componction, je vous avais
offert l’holocauste de ma caducité, et jeté les prémices de mon renouvellement
au sein de votre espérance; c’est là que j‘avais commencé de savourer votre
douceur, et que mon coeur avait reçu votre joie. Et je m’écriais à la vérité de
cette lecture, sanctionnée par le sens intérieur. Et je ne voulais plus me
diviser dans la multiplicité des biens terrestres, bourreau et victime du temps,
lorsque la simple éternité me mettait en possession d’un autre froment, d’un
autre vin, d’une autre huile.
11. Et le verset suivant arrachait à mon coeur un long
cri : « Oh! dans sa paix! oh! dans lui-même! » ô bienheureuse parole! « Je
prendrai mon repos et mon sommeil! » Et qui nous fera résistance quand l’autre
parole s’accomplira: « La mort est engloutie dans la victoire ( I Cor. XV, 54).
» Et vous êtes cet Etre fort qui ne change pas; et en vous le repos oublieux de
toutes les peines; parce que nul autre n’est avec vous; parce qu’il ne faut pas
se mettre en quête de tout ce qui n’est pas vous. « Mais vous m’avez affermi,
Seigneur, dans la simplicité de l’espérance. »
Je lisais, et brûlais, et ne savais quoi faire à ces morts
sourds, parmi lesquels j’avais dardé ma langue empoisonnée, aboyeur aveugle et
‘acharné contre ces lettres saintes, lettres distillant le miel céleste,
radieuses de votre lumière; et je me consumais d’indignation contre les ennemis
de cette Ecriture.
12. Quand épuiserai-je tous les souvenirs de ces
heureuses vacances? Mais je n’ai pas oublié et ne tairai point l’aiguillon de
votre fouet, et l’admirable célérité de votre miséricorde. Vous me torturiez
alors par une cruelle souffrance de dents; et le mal était arrivé à. un tel
excès, que, ne pouvant plus parler , il me vint à l’esprit d’inviter mes amis
présents à vous prier pour moi, ô Dieu, maître de toute santé. J’écrivis mon
désir sur des tablettes, et je les leur donnai à lire. A peine le sentiment de
la prière eut-il fléchi nos genoux, que cette douleur disparut. Mais quelle
douleur! et comment s’évanouit-elle? Je fus épouvanté, je l’avoue, Seigneur, mon
Dieu; non, de ma vie je n’avais rien éprouvé de semblable. Et l’impression de
votre volonté entra au plus profond de moi-même; et, dans ma foi exultante, je
louai votre nom. Et cette foi ne me laissait pas en sécurité sur mes fautes
passées, que le baptême ne m’avait pas encore remises.
IL CONSULTE SAINT AMBROISE
13. Les vacances étant écoulées, je fis savoir aux
citoyens de Milan qu’ils eussent à chercher pour leurs enfants un autre vendeur
de paroles, parce que j’avais résolu de me consacrer à votre service, une
poitrine souffrante et une respiration gênée m’interdisant d’ailleurs l’exercice
de ma profession. J’instruisis par lettres votre serviteur, le saint évêque
Ambroise, de mes erreurs passées et de mon présent désir, lui demandant quel
livre de vos Ecritures je devais lire de préférence pour me mieux préparer à
l’immense grâce que j’allais recevoir. Il m’ordonna le prophète Isaïe, sans
doute comme le plus clair révélateur de l’Evangile et de la vocation des païens.
Mais, dès les premières lignes, ne pouvant pénétrer le sens et pensant que le
reste me serait également inintelligible, j’en remis la lecture au temps où je
serais plus aguerri à la parole du Seigneur.
IL
REÇOIT LE BAPTÊME AVEC ALYPIUS SON AMI, ET ADÉODATUS SON FILS. — GÉNIE DE CET
ENFANT.
SA MORT.
14. Le temps étant venu de m’enrôler sous vos enseignes,
nous revînmes de la campagne à Milan. Alypius voulut renaître en vous avec moi;
il avait déjà revêtu l’humilité nécessaire à la communion de vos sacrements;
intrépide dompteur de son corps, jusqu’à fouler pieds nus ce sol couvert de
glaces; prodige d’austérité. Nous nous associâmes l’enfant Adéodatus, ce fils
charnel de mon péché, nature que vous aviez comblée. A peine âgé de quinze ans,
il surpassait en génie des hommes avancés dans la vie et dans la science.
Ce sont vos dons que je publie, Seigneur mon Dieu, Créateur
de toutes choses. et puissant Réformateur de nos difformités. Car il n’y avait
en cet enfant de moi que le péché; et s’il était élevé dans votre crainte, c’est
vous qui me l’aviez inspiré, nul autre. Oui, ce sont vos dons que je publie. Il
est un livre écrit par moi, intitulé Le Maître; mon interlocuteur, c’est
cet enfant; et les réponses faites sous son nom sont, vous le savez, mon Dieu,
ses pensées de seize ans. Il s’est révélé à moi par des signes plus admirables
encore. Ce génie-là m’effrayait. Et quel autre que vous pourrait accomplir de
tels chefs-d’oeuvre?
Vous avez bientôt, de cette terre, fait disparaître sa vie;
et je me souviens de lui avec sécurité; son enfance, sa première jeunesse, rien
de cet être ne me laissant à craindre pour lui. Nous nous l’associâmes comme un
frère dans votre grâce, à élever sous vos yeux; et nous reçûmes le baptême, et
le remords inquiet de notre vie passée prit congé de nous. Et je ne me
rassasiais pas en ces premiers jours de la contemplation si douce des
profondeurs de votre conseil pour le salut du genre humain. A ces hymnes, à ces
cantiques célestes, quel torrent de pleurs faisaient jaillir de mon âme
violemment remuée les suaves accents de votre Eglise! Ils coulaient dans mon
oreille, et versaient votre vérité dans mon coeur; ils soulevaient en moi les
plus vifs élans d’amour; et mes larmes roulaient, larmes délicieuses!
DÉCOUVERTE DES CORPS DE SAINT GERVAIS
ET DE SAINT PROTAIS.
15. L’Eglise de Milan venait d’adopter cette pratique
consolante et sainte, ce concert mélodieux où les frères confondaient avec amour
leurs voix et leurs coeurs. Il y avait à peu près un an; Justine, mère du jeune
empereur Valentinien, séduite par l’hérésie des Ariens, persécutait votre
Ambroise. Le peuple fidèle passait les nuits dans l’église, prêt à mourir avec
son évêque, votre serviteur. Et ma mère, votre servante, voulant des premières
sa part d’angoisses et de veilles, n’y vivait que d’oraisons. Nous-mêmes, encore
froids à la chaleur de votre Esprit, nous étions frappés de ce trouble, de cette
consternation de toute une ville. Alors, pour préserver le peuple des ennuis de
sa tristesse, il fut décidé que l’on chanterait des hymnes et des psaumes, selon
l’usage de l’Eglise d’Orient, depuis ce jour continué parmi nous, et imité dans
presque toutes les parties de votre grand bercail.
16. C’est alors que dans une vision vous révélâtes à
votre évêque le lieu qui recélait les corps des martyrs Gervais et Protais. Vous
les aviez conservés tant d’années à l’abri de la corruption, dans le trésor de
votre secret, sachant le moment de les produire, pour mettre un frein à la
fureur d’une simple femme, mais d’une femme impératrice. Retrouvés et exhumés,
on les transfère solennellement à la basilique ambroisienne, et les possédés
sont délivrés des esprits immondes, de l’aveu même de ces démons, et un citoyen
très connu, aveugle depuis plusieurs années, demande et apprend la cause de
l’enthousiasme du peuple il se lève, il prie son guide de le conduire à ces
pieux restes. Arrivé là, il est admis à toucher avec un mouchoir le cercueil où
reposaient ces morts saintes et précieuses à votre regard (Ps. CXV, 15). Il
touche, porte le linge à ses yeux, ses yeux s’ouvrent. Le bruit en court sur
l’heure; tout s’anime du vif éclat de vos louanges. Et le coeur de la femme
ennemie, sans être rendu à la santé de la foi, n’en fut pas moins réprimé dans
ses fureurs de persécution.
Grâces à vous, mon Dieu! où et d’où avez-vous rappelé mes
souvenirs, pour que je révélasse, à votre gloire, ce grand événement que mon
oubli avait passé sous silence. Et cependant, lorsque tout exhalait ainsi la
fragrante odeur de vos parfums, nous ne courions pas après vous ! (Ct. I, 3) Et
c’est ce qui faisait couler de mes yeux, à cette heure, une telle abondance de
larmes en écoutant vos cantiques. J’avais soupiré si longtemps après vous, et
enfin je respirais tout l’air qui peut entrer dans cette chaumine d’argile.
MORT DE
SAINTE MONIQUE. — SON ÉDUCATION.
17. O vous « qui rassemblez sous le même toit les coeurs
unanimes (Ps. LXVII, 7), » vous nous avez alors associé un homme jeune encore,
de notre municipe, Evodius, officier de l’empereur, converti et baptisé avant
nous, qui avait quitté la milice du siècle pour la vôtre. Réunis, décidés à
vivre dans une communauté de résolutions saintes, nous cherchions le lieu
propice au dessein de vous servir, et retournant ensemble en Afrique, nous
étions à l’embouchure du Tibre, quand je perdis ma mère.
J’abrège, j’ai hâte d’arriver. Recevez mes confessions, mon
Dieu, et les actions de grâces que je vous rends, même en silence, de tant de
faveurs sans nombre. Mais je ne tairai point tout ce que mon âme engendre de
pensées sur votre servante, dont la chair m’a engendré au temps et le coeur à
l’éternité. Ce n’est pas son opulence, mais vos libéralités répandues sur elle,
que je veux publier. Car elle n’était pas elle-même l’auteur de sa vie, l’auteur
de son éducation. C’est vous qui l’avez créée; son père et sa mère ne savaient
pas quelle oeuvre se produisait par eux. Et qui l’éleva dans votre crainte? La
verge du Christ, la conduite de votre Fils unique dans une maison fidèle, membre
sain de votre Eglise.
Et elle ne se louait pas tant du zèle de sa mère à
l’instruire, que de la surveillance d’une vieille servante qui avait porté son
père tout petit, ainsi que les jeunes filles ont coutume de porter à dos les
petits enfants. Ce souvenir, sa vieillesse, la pureté de ses moeurs, lui
assuraient, dans une maison chrétienne, la vénération de ses maîtres, qui lui
avaient commis la conduite de leurs filles; son zèle répondait à tant de
confiance; elle était, au besoin, d’une sainte rigueur pour les corriger, et
toujours d’une admirable prudence pour les instruire. Hors les heures de leur
modeste repas à la table de leurs parents, fussent-elles dévorées de soif, elle
ne leur permettait pas même de boire de l’eau, prévenant une habitude funeste,
et disant avec un grand sens : « Vous buvez de l’eau aujourd’hui, parce que le
vin n’est pas en votre pouvoir; mais, quand vous serez dans la maison de vos
maris, maîtresses des celliers, vous dédaignerez l’eau, sans renoncer à
l’habitude de boire ».
Par ce sage tempérament de préceptes et d’autorité, elle
réprimait les avides désirs de la première jeunesse, et elle réglait la soif
même de ces jeunes filles à cette mesure de bienséance qui exclut jusqu’au désir
de ce qu’elle ne permet pas.
18. Et néanmoins, c’est l’aveu que votre servante
faisait à son fils, le goût du vin s’était glissé chez elle. Quand ses parents
l’envoyaient, suivant l’usage, comme une sobre enfant, puiser le vin à la cuve,
après avoir baissé le vase pour le remplir, et avant de le verser dans un
flacon, elle en goûtait un peu de l’extrémité des lèvres, tentation bientôt
vaincue par la répugnance. Car cela ne venait pas d’un honteux penchant :
c’était ce vif entrain du premier âge, ce bouillonnement d’espiéglerie que le
poids de l’autorité apaise dans les jeunes coeurs.
Or, ajoutant, chaque jour, goutte à goutte, « parce que le
mépris des petites choses « amène insensiblement la chute( Eccli. XIX, 1),» elle
était tombée dans l’habitude de boire, avec plaisir, à petite coupe presque
pleine. Où était alors cette vieille gouvernante si sage? où étaient ses
austères défenses? Eh! quelle en eût été la force contre cette maladie cachée,
si votre grâce salutaire, ô Seigneur, ne veillait sur nous? En l’absence de son
père, de sa mère, de tout ce qui prenait soin d’elle, vous, toujours présent,
qui avez créé, qui appelez à vous, et, par la voie même des hommes de
perversité, opérez le bien pour le salut des âmes; que lites-vous alors, ô mon
Dieu? par quel traitement l’avez-vous guérie? N’avez-vous pas tiré d’une autre
âme un sarcasme froid et aigu, invisible acier dont votre main, céleste
opérateur, trancha vif cette gangrène? Une servante qui l’accompagnait
d’ordinaire à la cuve, se disputant un jour, comme souvent il arrive, avec sa
jeune maîtresse, seule à seule, lui lança ce reproche avec l’épithète effrontée
et sanglante d’ivrognesse. Elle, percée de ce trait, voit sa laideur, la
réprouve et s’en dépouille. Tant il est vrai que si les amis corrompent par la
flatterie, les ennemis corrigent souvent par le reproche; et votre justice ne
leur rend pas, suivant leur action, mais suivant leur volonté. Car, dans sa
colère, cette servante ne voulait que piquer sa maîtresse et non la guérir.
Aussi le fit-elle en secret, soit que le temps et le lieu de la querelle en eût
ainsi décidé, soit qu’elle craignît elle-même un châtiment pour une révélation
si tardive. Mais vous, Seigneur, providence du ciel et de la terre, qui faites
dériver à votre usage le lit profond chu torrent et réglez le cours turbulent
des siècles, c’est par la démence d’une âme que vous avez guéri l’autre, afin
que sur un tel exemple nul n’attribue à son ascendant personnel l’influence
décisive d’une parole salutaire.
VERTUS
DE SAINTE MONIQUE.
19. Formée à la modestie et à la sagesse, plutôt soumise
par vous à ses parents que par eux à vous, à peine nubile, elle fut remise à un
homme qu’elle servit comme son maître; jalouse de l’acquérir à votre épargne,
elle n’employait, pour vous prouver à lui, d’autre langage que sa vertu. Et vous
la rendiez belle de cette beauté qui lui gagna l’admiration et les respectueux
amour de son mari. Elle souffrit ses infidélités avec tant de patience que
jamais nuage ne s’éleva entre eux à ce sujet. Elle attendait que votre
miséricorde lui donnât avec la foi la chasteté. Naturellement affectueux, elle
le savait prompt et irascible, et n’opposait à ses emportements que calme et
silence. Aussitôt qu’elle le voyait remis et apaisé, il le lui rendait à propos
raison de sa conduite, s’il était arrivé qu’il eût cédé trop légèrement à sa
vivacité.
Quand plusieurs des femmes de la ville, mariées à des
hommes plus doux, portaient sur leur visage quelque trace des sévices
domestiques, accusant, dans l’intimité de l’entretien, les moeurs de leurs
maris, ma mère accusait leur langue, et leur donnait avec enjouement ce sérieux
avis, qu’à dater de l’heure où lecture leur avait été faite de leur contrat de
noces, elles avaient dû le regarder comme l’acte authentique de leur esclavage,
et ce souvenir de leur condition devait comprimer en elles toute révolte contre
leurs maîtres. Et comme ces femmes, connaissant l’humeur violente de Patricius,
ne pouvaient témoigner assez d’étonnement qu’on n’eût jamais ouï dire qu’il eût
frappé sa femme, ou que leur bonne intelligence eût souffert un seul jour
d’interruption, elles lui en demandaient l’explication secrète; et elle leur
enseignait le plan de conduite dont je viens de parler. Celles qui en faisaient
l’essai, avaient lieu de s’en (446) féliciter; celles qui n’en tenaient compte,
demeuraient dans le servage et l’oppression.
20. Sa belle-mère, au commencement, s’était laissé
prévenir contre elle sur de perfides insinuations d’esclaves; mais désarmée par
une patience infatigable de douceur et de respects, elle dénonça d’elle-même à
son fils ces langues envenimées qui troublaient la paix du foyer, et sollicita
leur châtiment. Lui, se rendant à son désir et à l’intérêt de l’union et de
l’ordre domestique, châtia les coupables au gré de sa mère. Et elle promit
pareille récompense à qui, pour lui plaire, lui dirait du mal de sa belle-fille.
Cette leçon ayant découragé la médisance, elles vécurent depuis dans le charme
de la plus affectueuse bienveillance.
21. Votre fidèle servante, dont le sein, grâce à vous,
m’a donné la vie, ô mon Dieu, ma miséricorde, avait encore reçu de vous un don
bien précieux. Entre les dissentiments et les animosités, elle n’intervenait que
pour pacifier. Confidente de ces propos pleins de fiel et d’aigreur, nausées
d’invectives dont l’intempérance de la haine se soulage sur l’ennemie absente en
présence d’une amie, elle ne rapportait de l’une à l’autre que les paroles qui
pouvaient servir à les réconcilier.
Cette vertu me paraîtrait bien insignifiante, si une triste
expérience ne m’eût appris combien est infini le nombre de ceux qui, frappés de
je ne sais quelle contagieuse épidémie de péchés, ne se contentent pas de
rapporter à l’ennemi irrité les propos de l’ennemi irrité, mais en ajoutent
encore qu’il n’a pas tenus; quand, au contraire, l’esprit d’humanité ne doit
compter pour rien de s’abstenir de ces malins rapports qui excitent et
enveniment la haine, s’il ne se met en devoir de l’éteindre par de bonnes
paroles, ainsi qu’elle en usait, docile écolière du Maître intérieur.
22. Enfin elle parvint à vous gagner son mari sur la fin
de sa vie temporelle, et le croyant ne lui donna plus les mêmes sujets de
chagrin que l’infidèle.
Elle était aussi la servante de vos serviteurs. Tous ceux
d’entre eux de qui elle était connue, vous louaient, vous glorifiaient, vous
chérissent en elle, parce qu’ils sentaient votre présence dans son coeur,
attestée par les fruits de sa sainte vie. Elle n’avait eu qu’un mari; elle avait
acquitté envers ses parents sa dette de reconnaissance, et gouverné sa famille
avec, piété; ses bonnes oeuvres lui, rendaient témoignage (I Tm. V, 4, 9, 10).
Ses fils qu’elle avait nourris, elle les enfantait autant de fois qu’elle les
voyait s’éloigner de ‘vous. Enfin, quand nous tous, vos serviteurs, mon Dieu,
puisque votre libéralité nous permet ce nom, vivions ensemble, avant son sommeil
suprême, dans l’union de votre amour et la grâce de votre baptême, elle nous
soignait comme si nous eussions été tous ses enfants, elle nous servait comme si
chacun de nous eût été son père.
ENTRETIEN DE SAINTE MONIQUE AVEC SON FILS
SUR LE BONHEUR DE LA VIE ÉTERNELLE.
23. A l’approche du jour où elle devait sortir de cette
vie, jour que nous ignorions, et connu de vous, il arriva, je crois, par votre
disposition secrète, que nous nous trouvions seuls, elle et moi, appuyés contre
une fenêtre, d’où la vue s’étendait sur le jardin de la maison où nous étions
descendus, au port d’Ostie. C’est là que, loin de la foule, après les fatigues
d’une longue route, nous attendions le moment de la traversée.
Nous étions seuls, conversant avec une ineffable douceur,
et dans l’oubli du passé, dévorant l’horizon de l’avenir (Ph. III, 13), nous
cherchions entre nous, en présence de la Vérité que vous êtes, quelle sera pour
les saints cette vie éternelle « que l’oeil n’a pas vue, que l’oreille n’a pas
entendue, et où n’atteint pas le coeur de l’homme (I Co. II, 9). » Et nous
aspirions des lèvres de l’âme aux sublimes courants de votre fontaine, fontaine
de vie qui réside en vous (Ps. XXXV, 10), afin que, pénétrée selon sa mesure de
la rosée céleste, notre pensée pût planer dans les hauteurs.
24. Et nos discours arrivant à cette conclusion, que la
plus vive joie des sens dans le plus vif éclat des splendeurs corporelles, loin
de soutenir le parallèle avec la félicité d’une telle vie, ne méritait pas même
un nom, portés par un nouvel élan d’amour vers Celui qui est, nous nous
promenâmes par les échelons des corps jusqu’aux espaces célestes d’où les
étoiles, la lune et le soleil nous envoient leur lumière; et montant encore plus
haut dans nos, pensées, dans nos paroles, dans l’admiration de vos oeuvres, nous
traversâmes nos âmes pour atteindre, bien au-delà, cette région d’inépuisable
abondance, où vous rassasiez éternellement Israël de la nourriture de vérité, et
où la vie est la sagesse créatrice de ce qui est, de ce qui a été, de ce qui
sera; sagesse incréée, qui est ce qu’elle a été, ce qu’elle sera toujours; ou
plutôt en qui ne se trouvent ni avoir été, ni devoir être, mais l’être seul,
parce qu’elle est éternelle; car avoir été et devoir être exclut l’éternité.
Et en parlant ainsi, dans nos amoureux élans vers cette
vie, nous y touchâmes un instant d’un bond de coeur, et nous soupirâmes en y
laissant captives les prémices de l’esprit, et nous redescendîmes dans le bruit
dé la voix, dans la parole qui commence et finit. Et qu’y a-t-il là de semblable
à votre Verbe, Notre-Seigneur, dont l’immuable permanence en soi renouvelle
toutes choses (Sg. VII, 27)?
25. Nous disions donc: qu’une âme soit; en qui les
révoltes de la chair, le spectacle de la terre, des eaux, de l’air et des cieux,
fassent silence, qui se fasse silence à elle-même qu’oublieuse de soi, elle
franchisse le seuil intérieur; songes, visions fantastiques, toute langue, tout
signe, tout ce qui passe, venant à se taire; car tout cela dit à qui sait
entendre:
Je ne suis pas mon ouvrage; celui qui m’a fait est Celui
qui demeure dans l’éternité (Ps. XCIX, 3,5) ; que cette dernière voix
s’évanouisse dans le silence, après avoir élevé notre âme vers l’Auteur de
toutes choses, et qu’il parle lui seul, non par ses créatures, mais par
lui-même, et que son Verbe nous parle, non plus par la langue charnelle, ni par
la voix de l’ange, ni par le bruit de la nuée, ni par l’énigme de la parabole;
mais qu’il nous parle lui seul que nous aimons en tout, qu’en l’absence de tout
il nous parle; que notre pensée, dont l’aile rapide atteint en ce moment même
l’éternelle sagesse immuable au-dessus de tout, se soutienne dans cet essor, et
que, toute vue d’un ordre inférieur cessante, elle seule ravisse, captive,
absorbe le contemplateur dans ses secrètes joies; qu’enfin la vie éternelle soit
semblable à cette fugitive extase, qui nous fait soupirer encore; n’est-ce pas
la promesse de cette parole : « Entre dans la joie de ton Seigneur ? » (Mt. XXV,
21) Et quand cela? Sera-ce alors que « nous ressusciterons tous, sans néanmoins
être tous changés ? » (I Co. XV, 51)
26. Telles étaient les pensées, sinon les paroles, de notre
entretien. Et vous savez, Seigneur, que ce jour même où nous parlions ainsi, où
le monde avec tous ses charmes nous paraissait si bas, elle me dit: « Mon fils,
en ce qui me regarde, rien ne m’attache plus à cette vie. Qu’y ferais-je?
pourquoi y suis-je encore? J’ai consommé dans le siècle toute mon espérance. Il
était une seule chose pour laquelle je désirais séjourner quelque peu dans cette
vie, c’était « de te voir chrétien catholique avant de mourir. Mon Dieu me l’a
donné avec surabondance, puisque je te vois mépriser toute félicité terrestre
pour le servir. Que fais-je encore ici? »
DERNIÈRES PAROLES DE SAINTE MONIQUE.
27. Ce que je répondis à ces paroles, je ne m’en
souviens pas bien; mais à cinq ou six jours de là, la fièvre la mit au lit. Un
jour dans sa maladie, elle perdit connaissance et fut un moment enlevée à tout
ce qui l’entourait. Nous accourûmes; elle reprit bientôt ses sens, et nous
regardant mon frère et moi, debout auprès d’elle; elle nous dit comme nous
interrogeant: « Où étais-je? » Et à l’aspect de notre douleur muette : « Vous
laisserez ici, votre mère! » Je gardais le silence et je retenais mes pleurs.
Mon frère dit quelques mots exprimant le voeu qu’elle achevât sa vie dans sa
patrie plutôt que sur une terre étrangère. Elle l’entendit, et, le visage ému,
le réprimant des yeux pour de telles pensées, puis me regardant: « Vois comme il
parle, » me dit-elle; et s’adressant à tous deux: « Laissez ce corps partout; et
que tel souci ne vous trouble pas. Ce que je vous demande seulement, c’est de
vous souvenir de moi à l’autel du Seigneur, partout où vous serez. » Nous ayant
témoigné sa censée comme elle pouvait l’exprimer, elle se tut, et le progrès de
la maladie redoublait ses souffrances.
28. Alors, méditant sur vos dons, ô Dieu invisible, ces
dons que vous semez dans le coeur de vos fidèles pour en récolter d’admirables
moissons, je me réjouissais et vous rendais grâces au souvenir de cette vive
préoccupation qui l’avait toujours inquiétée de sa sépulture, dont elle avait
fixé et préparé la place auprès du corps de son mari; parce qu’ayant vécu dans
une étroite union, elle voulait encore, ô insuffisance de l’esprit humain pour
les choses divines! ajouter à ce bonheur, et qu’il fût dit par les hommes
qu’après un voyage d’outremer, une même terre couvrait la terre de leurs corps
réunis dans la mort même.
Quand donc ce vide de son coeur avait-il commencé d’être
comblé par la plénitude de votre grâce? Je l’ignorais, et cette révélation
qu’elle venait de faire ainsi me pénétrait d’admiration et de joie. Mais déjà,
dans mon entretien à la fenêtre, ces paroles: « Que fais-je ici? » témoignaient
assez qu’elle ne tenait plus à mourir dans sa patrie. J’appris encore depuis,
qu’à Ostie même, un jour, en mon absence, elle avait parlé avec une confiance
toute maternelle à plusieurs de mes amis du mépris de cette vie et du bonheur de
la mort. Admirant la vertu que vous aviez donnée à une femme, ils lui
demandaient si elle ne redouterait pas de laisser son corps si loin de son pays:
«Rien n’est loin de Dieu, répondit-elle; et il n’est pas à craindre qu’à la fin
des siècles, il ne reconnaisse pas la place où il doit me ressusciter. » Ce fut
ainsi que, le neuvième jour de sa maladie, dans la cinquante-sixième année de sa
vie, et la trente-troisième de mon âge, cette âme pieuse et sainte vit tomber
les chaînes corporelles.
DOULEUR
DE SAINT AUGUSTIN.
29. Je lui fermais les yeux, et dans le fond de mon
coeur affluait une douleur immense, prête à déborder en ruisseaux de larmes; et
mes yeux, sur l’impérieux commandement de l’âme, ravalaient leur courant jusqu’à
demeurer secs, et cette lutte me déchirait. Aussitôt qu’elle eut rendu le
dernier soupir, l’enfant Adéodatus jeta un grand cri; nous le réprimâmes ; il se
tut.
C’est ainsi que ce que j’avais en moi d’enfance, et qui
voulait s’écouler en pleurs, était réprimé par la voix virile du coeur et se
taisait. Car nous ne pensions pas qu’il fût juste de mener ce deuil avec les
sanglots et les gémissements, qui accompagnent d’ordinaire les morts crues
malheureuses ou sans réveil. Mais sa mort n’était ni malheureuse, ni entière.
Nous en avions pour garants sa vertu, sa foi sincère et les raisons les plus
certaines.
30. Qu’est-ce donc qui me faisait si cruellement souffrir
au fond de moi, sinon la rupture soudaine de cette habitude, tant douce et
chère, de vivre ensemble; blessure vive à mon âme? Je me félicitais toutefois du
témoignage qu’elle m’avait rendu jusque dans sa dernière maladie, quand,
souriante à mes soins, elle m’appelait bon fils, et redisait avec l’affection la
plus tendre, qu’elle n’avait jamais entendu de ma bouche un trait dur ou
injurieux lancé contre elle. Et pourtant, ô Dieu notre créateur, cette
respectueuse déférence était-elle en rien comparable au service d’esclave
qu’elle me rendait? Aussi, c’était le délaissement de cette grande consolation
qui navrait mon âme, et ma vie se déchirait qui n’était qu’une avec la sienne.
31. Quand on eut arrêté les pleurs de cet enfant,
Evodius prit le psautier et se mit à chanter ce psaume auquel nous répondions
tous : « Je chanterai, Seigneur, à votre gloire, vos miséricordes et vos
jugements ( Ps. C, 1). » Apprenant ce qui se passait, un grand nombre de nos
frères et de femmes pieuses accoururent, et pendant que les funèbres devoirs
s’accomplissaient suivant l’usage, je me retirai où la bienséance voulait, avec
ceux qui ne jugeaient pas convenable de me laisser seul.
Je dis alors quelques paroles conformes à la circonstance;
je cherchais avec le baume de vérité à calmer mon martyre, connu de vous, et
qu’ils ignoraient, attentifs à mes discours et me croyant insensible à la
douleur. Mais moi, à votre oreille, où nul d’eux ne pouvait entendre, je
gourmandais la mollesse de mes sentiments, et je fermais le passage au cours de
mon affliction, et elle me cédait un peu, et elle revenait à l’instant avec une
fureur nouvelle, sans toutefois forcer la barrière des larmes, le calme du
visage; seul, je savais tout ce que je refoulais dans mon coeur. Et comme je
m’en voulais de laisser tant de prise sur moi aux accidents humains, cette
fatalité de votre justice et de notre misère, ma douleur elle-même était une
douleur; j’étais livré à une double agonie.
32. Le corps porté à l’église, j’y vais, j’en reviens,
sans une larme, pas même à ces prières que nous versâmes au moment où l’on vous
offrît pour elle le sacrifice de notre rédemption, alors que le cadavre est déjà
penché sur le bord de la fosse où on va le descendre : à ces prières mêmes, pas
une larme; mais, tout le jour, ma tristesse fut secrète et profonde, et l’esprit
troublé, je vous demandais, comme je pouvais, de guérir ma peine, et vous ne
m’écoutiez pas, afin sans doute que cette seule épreuve achevât de graver dans
ma mémoire quelle est la force des liens de la coutume sur l’âme même qui ne se
nourrit plus de la parole de mensonge.
J’imaginai d’aller au bain, ayant appris qu’ainsi les Grecs
l’avaient nommé, comme bannissant les inquiétudes de l’esprit. J’y vais, et je
le confesse à votre miséricorde, ô Père des orphelins, j’en sors tel que j’y
suis entré. Il n’avait point fait transpirer l’amertume de mon coeur.
Et puis je m’endormis, et à mon réveil, je sentis ma
douleur bien diminuée; et, seul au lit, je me rappelai ces vers de votre
Ambroise, que je sentais si véritables « O Dieu créateur, modérateur des cieux,
qui jetez sur le jour le splendide manteau de la lumière, répandez sur la nuit
les grâces du sommeil; afin que le repos rende au labeur ordinaire les membres
épuisés, soulage les fatigues de l’esprit, et brise le joug inquiet de
l’affliction! »
33. Et peu à peu je rentrais dans mes premières pensées
sur votre servante, et me rappelant son pieux amour pour vous, et pour moi cette
tendresse prévenante et sainte qui tout à coup me manquait, je goûtai la douceur
de pleurer en votre présence sur elle et pour elle, sur moi et pour moi. Et je
donnai congé à mes pleurs, jusqu’alors retenus, de couler à loisir; et, soulevé
sur ce lit de larmes, mon coeur trouva du repos, entendu de vous seul, et non
pas d’un homme juge superbe de ma douleur.
Et maintenant, Seigneur, je vous le confesse en ces lignes.
Lise et interprète à son gré qui voudra. Et celui-là, s’il m’accuse comme d’un
péché, d’avoir donné à peine une heure de larmes à ma mère, morte pour un temps
à es yeux, ma mère qui m’avait pleuré tant d’années pour me faire vivre aux
vôtres, qu’il se garde de rire, mais que plutôt, s’il est d grande charité,
lui-même vous offre ses pleurs pour mes péchés, à vous, Père de tous les frères
de votre Christ.
IL PRIE
POUR SA MÈRE.
34. Aujourd’hui, le coeur guéri de cette blessure que
l’affection charnelle rendait peut être trop vive, je répands devant vous, mon
Dieu, pour cette femme, votre servante, de bien autres pleurs; pleurs de
l’esprit frappé des périls de toute âme qui meurt en Adam. Il est vrai que,
vivifié en Jésus-Christ (I Co. XV, 22), elle a vécu dans les liens de la chair
de manière à glorifier votre nom par sa foi et ses moeurs; mais toutefois je
n’oserais dire que, depuis que vous l’eûtes régénérée par le baptême, il ne soit
sorti de sa bouche aucune parole contraire à vos préceptes. Et n’a-t-il pas été
dit par la Vérité, votre Fils : « Celui, qui appelle son frère insensé est
passible du feu ? » (Mt. V, 22) Et malheur à la vie même exemplaire, si vous la
scrutez dans l’absence de la miséricorde. Mais comme vous ne recherchez pas nos
fautes à la rigueur, nous avons le confiant espoir de trouver quelque place dans
votre indulgence. Et d’autre part, quel homme, en comptant ses mérites
véritables, fait autre choses que de compter vos dons? Oh! si les hommes se
connaissaient, comme celui qui se glorifie se glorifierait dans le Seigneur (II
Co. X, 17)!
35. Ainsi donc, ô ma gloire! ô ma vie! O Dieu de mon
coeur! mettant à part ses bonnes oeuvres, dont je vous rends grâces avec joie,
je vous prie à cette heure pour les péchés de ma mère; exaucez-moi, au nom du
Médecin suspendu au bois infâme, qui aujourd’hui, assis à votre droite, sans
cesse intercède pour nous (Rm. VIII, 34). Je sais qu’elle a fait miséricorde, et
de toute son âme remis la dette aux débiteurs. Remettez-lui donc la sienne (Mt.
VI, 12); et s’il en est qu’elle ait contractée, tant d’années durant qu’elle a
vécu après avoir reçu l’eau salutaire, remettez-lui, Seigneur, remettez-lui, je
vous en conjure; n’entrez pas avec elle en jugement (Ps. CXLII, 2). Que votre
miséricorde s’élève au-dessus de votre justice (Jc. II, 13)! Vos paroles sont
véritables, et vous avez promis aux miséricordieux miséricorde (Mt. 5,7) Et vous
leur avez donné de l’être, vous qui avez pitié de qui il vous plaît d’avoir
pitié, et faites grâce à qui il vous plaît de faire grâce ( Ex. XXXIII, 19).
36. Et n’auriez-vous pas déjà fait ce que je vous
demande? Je le crois; mais encore, agréez, Seigneur, cette offrande de mon désir
(Ps. CXVIII, 108). Car aux approches du jour de sa dissolution elle ne songea
pas à faire somptueusement ensevelir, embaumer son corps; elle ne souhaita point
un monument choisi; elle se soucia peu de reposer au pays de ses pères; non, ce
n’est pas là ce qu’elle nous recommanda; elle exprima ce seul voeu que l’on fit
mémoire d’elle à votre autel : elle n’avait laissé passer aucun jour de sa vie
sans assister à ses mystères. Elle savait bien que là se dispensait la sainte
Victime par qui a été effacée la cédule qui nous était contraire j, et vaincu,
l’ennemi qui, dans l’exacte vérification de nos fautes, cherche partout une
erreur, et ne trouve rien à redire en l’Auteur de notre victoire. Qui lui rendra
son sang innocent? Qui lui rendra le prix dont il a payé notre délivrance? C’est
au sacrement de cette Rédemption que votre servante a attaché son âme (Col. II,
14) par le lien de la foi.
Que personne ne l’arrache à votre protection; que, ni par
force, ni par ruse, le lion-dragon ne se dresse entre elle et vous. Elle ne dira
pas qu’elle ne doit rien, de peur d’être convaincue par la malice de
l’accusateur, et de lui être adjugée; mais elle répondra que sa dette lui est
remise par Celui à qui personne ne peut rendre ce qu’il a acquitté pour nous
sans devoir.
37. Qu’elle repose donc en paix avec l’homme qui fut son
unique mari, qu’elle servit avec une patience dont elle vous destinait les
fruits, voulant le gagner à vous. Inspirez aussi, Seigneur mon Dieu, inspirez à
vos serviteurs, mes frères, à vos enfants, mes maîtres, que je veux servir de
mon coeur, de ma voix et de ma plume; tous tant qu’ils soient qui liront ces
pages, inspirez-leur de se souvenir, à votre autel, de Monique, votre servante,
et de Patricius, dans le temps son époux, dont la chair, grâce à vous, m’a
introduit dans cette vie; comment? je l’ignore : qu’ils se souviennent, avec une
affection pieuse, de ceux qui ont été mes parents à cette lumière défaillante;
mes frères en vous, notre Père, et en notre mère universelle; mes futurs
concitoyens dans l’éternelle Jérusalem, après laquelle le pèlerinage de votre
peuple soupire depuis le départ jusqu’au retour; et que sollicitées par ces
Confessions, les prières de plusieurs lui obtiennent plus abondamment que mes
seules prières, cette grâce qu’elle me demandait à son heure suprême.
È
CHANGEMENT PRODUIT DANS L’AME D’AUGUSTIN
Confession du coeur. — Ce qu’il sait avec certitude,
c’est qu’il aime Dieu. — Il le cherche et le trouve dans sa mémoire. —Puissance
incompréhensible dont il décrit les merveilles. — Il s’interroge sur la triple
tentation de la volupté, de la curiosité et de l’orgueil. — Il remet à
Notre-Seigneur Jésus-Christ, seul médiateur entre Dieu et les hommes, la
guérison des maux de son âme.
ÉLÉVATION.
1. Que je vous connaisse, intime connaisseur de
l’homme! que je vous connaisse comme vous me connaissez (I Co. XIII, 12)! Force
de mon âme, pénétrez-la, transformez-la, pour qu’elle soit vôtre et par vous
possédée sans tache et sans ride (Ep. V, 27)! C’est là tout mon espoir, toute ma
parole! Ma joie est dans cet espoir lorsqu’elle n’est pas insensée. Quant au
reste des choses de cette vie, moins elles valent de larmes, plus on leur en
donne; plus elles sont déplorables, moins on les pleure ! Mais, vous l’avez dit,
vous aimez la vérité, Seigneur (Ps, L, 8); et celui qui l’accomplit vient à la
lumière (Jn, III, 21): qu’elle soit donc dans mon coeur qui se confesse à vous,
qu’elle soit dans cet écrit qui me confesse à tous!
CONFESSION DU CŒUR
2. Et quand même je vous fermerais mon coeur, que
pourrais-je vous dérober? Vos yeux, Seigneur, ne voient-ils pas à nu l’abîme de
la conscience humaine? C’est vous que je cacherais â moi-même, sans me cacher à
vous. Et maintenant que mes gémissements témoignent que je me suis en dégoût,
voilà qu’aimable et glorieux vous attirez mon coeur et mes désirs, afin que je
rougisse de moi, que je me rejette et vous élise; afin que je ne trouve grâce
devant moi-même, comme devant vous, que grâce à vous.
Quel que j e sois, vous me connaissez donc toujours,
Seigneur; et j’ai dit cependant quel fruit je recueillais de ma confession. Je
vous la fais, non de la bouche et de la voix, mais en paroles de l’âme, en cris
de la pensée qu’entend votre oreille. En effet, suis-je mauvais, c’est me
confesser à vous que de me déplaire à moi-même; suis-je pieux, c’est me
confesser à vous que de ne pas m’attribuer les bons élans de mon âme. Car c’est
vous, mon Dieu! qui bénissez le juste (Ps. V, 13), mais vous l’avez d’abord
justifié comme pécheur (Rm. IV, 5).
Ma confession en votre présence, Seigneur, est donc
explicite et tacite: silence des lèvres, cris d’amour! Que dis-je de bon aux
hommes que vous n’ayez d’abord entendu au fond de moi-même, et que pouvez-vous
entendre de tel en moi-même que vous ne m’ayez dit d’abord?
POURQUOI
IL CONFESSE CE QUE LA GRÂCE
A FAIT DE LUI.
3. Pour entendre mes Confessions comme s’ils devaient,
eux! guérir toutes mes langueurs, qu’y a-t-il donc des hommes à moi? Race
curieuse de la vie d’autrui et paresseuse à redresser la sienne: Pourquoi
s’informent-ils de ce que je suis, quand ils refusent d’apprendre de vous ce
qu’ils sont? Et d’où savent-ils, lorsque c’est moi qui leur parle de moi, que je
dis vrai, puisque pas un homme ne sait ce qui se passe dans l’homme, si ce n’est
l’esprit de l’homme qui est en lui ? (I Co. II, 11) Mais qu’ils vous écoutent
parler d’eux-mêmes, ils ne pourront dire: Le Seigneur a menti. Qu’est-ce en
effet que vous écouter, sinon se connaître? Et qui nierait ce qu’il sait ainsi,
ne mentirait-il pas à lui-même?
Mais comme entre ceux qu’elle unit des liens de sa
fraternité, la charité croit tout (I Co. XIII, 7); je me confesse à vous,
Seigneur, de sorte que les autres m’entendent. Je ne puis leur démontrer la
vérité de ma confession, et toutefois ceux dont la charité ouvre les oreilles
croient à ma parole.
4. Cependant, ô Médecin intérieur, montrez-moi bien
l’utilité de ce que je vais faire. Car la confession de mes iniquités passées,
que vous avez remises et couvertes (Ps. XXXI, 1) pour béatifier en vous cette
âme transformée par la foi et par votre sacrement, peut ranimer les coeurs
contre l’engourdissement et le: Je ne puis! du désespoir; les éveiller à l’amour
de votre miséricorde, aux douceurs de votre grâce, cette force des faibles à qui
elle a révélé leur faiblesse! Et pour les justes, c’est une consolation
d’entendre les péchés de ceux qui en sont affranchis, non pour ces péchés
eux-mêmes, mais parce qu’ils ont été et ne sont plus.
Mais de quel fruit, Seigneur mon Dieu, à qui chaque jour se
confesse ma conscience, plus assurée en l’espoir de votre miséricorde qu’en son
innocence; de quel fruit est-il donc, je vous le demande, que par ces lignes je
confesse aux hommes devant vous, non ce que j’ai été, mais ce que je suis
aujourd’hui? Quant au passé, j’en ai reconnu et signalé l’avantage. Et
maintenant beaucoup de ceux qui me connaissent ou ne me connaissent pas, qui
m’ont entendu ou bien ont entendu parler de moi, désirent savoir ce qu’il en est
au temps même de ces confessions; ils n’ont pas l’oreille à mon coeur où je suis
tel que je suis; ils veulent donc m’entendre avouer ce que je puis être au fond
de moi-même où l’oeil, ni l’oreille, ni l’intelligence ne peuvent pénétrer. Ils
sont prêts à me croire sans plus de preuve; la charité, qui les sanctifie, leur
dit que je ne mens pas en leur parlant de moi, et c’est elle en eux qui me donne
créance.
QUEL
FRUIT IL ESPÈRE DE CETTE CONFESSION.
5. Mais dans quel intérêt le désirent-ils? Veulent-ils
se réjouir avec moi en apprenant combien l’impulsion de votre grâce m’a
rapproché de vous, et sachant combien je suis retardé par le poids de moi-même,
prier pour moi? A ceux-là je me révélerai. Car il n’est pas d’un faible intérêt,
Seigneur mon Dieu, que grâces vous soient rendues par plusieurs à mon sujet, et
que vous soyez par plusieurs sollicité pour moi. Que le coeur de mes frères aime
en moi ce que vous leur enseignez d’aimable; qu’il plaigne en moi ce que vous
leur enseignez à plaindre. Mais ces sentiments, je ne les demande qu’au coeur de
mes frères, et non pas à l’étranger,. « non pas au fils de l’étranger dont «la
bouche parle le mensonge, dont la main « est une main d’iniquité (Ps. CXLIII,
8). » Je ne les demande qu’au coeur fraternel, qui, s’il m’approuve, se réjouit
de moi, s’il m’improuve, s’attriste pour moi, et, dans la louange et le blâme,
m’aime toujours.
C’est à ceux-là que je veux me dévoiler qu’ils respirent à
la vue de mes biens, qu’ils soupirent à la vue de mes maux. Mes biens sont votre
ouvrage et vos dons; mes maux sont mes crimes et votre justice. Qu’ils respirent
là, qu’ils soupirent ici! Que les hymnes, que les larmes s’élèvent en votre
présence de ces âmes fraternelles, vos vivants encensoirs (Ap. VIII, 3)! Et
vous, Seigneur, touché des parfums de votre temple saint, « ayez pitié de moi,
selon a grandeur de votre miséricorde » (Ps. L. 1), pour la gloire de votre nom;
poursuivez votre oeuvre; consommez mes imperfections.
6. Voilà le fruit de ma confession présente, c’est
l’aveu même, non plus en présence de vous seul, dans le secret de la joie qui
appréhende et de la tristesse qui espère ( Philip. II, 12), mais publié à la
face des enfants des hommes, associés à ma foi et à mon allégresse, hôtes comme
moi de la mortalité, citoyens de ma cité, voyageurs comme moi, prédécesseurs,
successeurs et compagnons de mon pèlerinage.
Ceux-là sont vos serviteurs, mes frères, que vous avez
faits vos fils; mes maîtres, que vous m’avez commandé de servir, si je veux
vivre de vous avec vous. Et votre Verbe ne s’est pas contenté d’enseigner comme
précepteur, il a pris les devants comme guide. Et je l’imite d’action et de
parole, je l’imite sous vos ailes, à travers de grands périls. Mais sous ce
voile protecteur mon âme vous est soumise, et mon infirmité vous est connue.
Je ne suis qu’un petit enfant, mais j’ai un Père qui vit
toujours; j’ai un tuteur puissant. Et celui-là même m’a donné la vie, qui me
prend sous sa tutelle; et celui-là, c’est vous, ô mon tout bien ! Ô
tout-puissant! qui êtes avec moi dès avant que je sois avec vous! Je révélerai
donc à ceux que vous m’ordonnez de servir, ce que je suis aujourd’hui, ce peu
que je suis encore. « Mais je ne me juge pas » (I Co. IV, 3). Qu’on m’écoute
dans l’esprit où je parle.
L’HOMME
NE SE CONNAIT PAS ENTIÈREMENT LUI-MÊME.
7. C’est vous, Seigneur, qui êtes mon juge, parce que,
u bien que nul homme ne sache « rien de l’homme que l’esprit de l’homme « qui
est en lui (I Co. II, 11), » cependant il est quelque chose de l’homme que ne
sait pas même l’esprit de l’homme qui est en lui. Mais vous savez tout de lui,
Seigneur, qui l’avez fait. Et moi, qui m’abaisse sous votre regard, qui ne vois
en moi que terre et que cendre, je sais pourtant de vous une chose que j’ignore
de moi. Et certes, ne vous voyant pas encore face à face, mais eu énigme et au
miroir (Ibid. XIII, 12), dans cet exil, errant loin de vous, plus présent à
moi-même qu’à vous, je sais néanmoins que vous êtes inviolable, et j’ignore à
quelles tentations je suis ou ne suis pas capable de résister.
Et j’ai l’espérance que, fidèle comme vous l’êtes, ne
permettant pas que nous soyons tentés au delà de nos forces, vous nous donnez la
puissance de sortir vainqueurs de la tentation, afin que vous puissiez
persévérer (I Co. X, 13). Je confesserai donc, de moi, ce que je sais, et aussi
ce que j’ignore. Car ce que je connais de moi, je le connais à votre lumière, et
ce que j’ignore de moi, je l’ignore jusqu’à ce que votre face change mes
ténèbres en midi (Is., LVIII, 10).
CE QU’IL
SAIT AVEC CERTITUDE, C’EST QU’IL AIME DIEU.
8. Ce que je sais, de toute la certitude de la
conscience, Seigneur, c’est que je vous aime. Vous avez percé mon coeur de votre
parole, et à l’instant je vous aimai. Le ciel et la terre et tout ce qu’ils
contiennent ne me disent-ils pas aussi de toutes parts qu’il faut que je vous
aime? Et ils ne cessent de le dire aux hommes, « afin qu’ils demeurent sans
excuse » (Rm. I, 20). Mais le langage de votre miséricorde est plus intérieur en
celui dont vous daignez avoir pitié, et à qui il vous plaît de faire grâce
(Ibid, IX ; 15); autrement le ciel et la terre racontent vos louanges à des
sourds.
Qu’aimé-je donc en vous aimant? Ce n’est point la beauté
selon l’étendue, ni la gloire selon le temps, ni l’éclat de cette lumière amie à
nos yeux, ni les douces mélodies du chant, ni la suave odorance des fleurs et
des parfums, ni la manne, ni le miel, ni les délices de la volupté.
Ce n’est pas là ce que j’aime en aimant mon Dieu, et
pourtant j’aime une lumière, une mélodie, une odeur, un aliment, une volupté, en
aimant mon Dieu; cette lumière, cette mélodie, cette odeur, cet aliment, cette
volupté, suivant l’homme intérieur; lumière, harmonie, senteur, saveur, amour de
l’âme, qui défient les limites de l’étendue, et les mesures du temps, et le
souffle des vents, et la dent de la faim, et le dégoût de la jouissance, Voilà
ce que j’aime en aimant mon Dieu.
9. Et qu’est-ce enfin? J’ai interrogé la terre, et elle
m’a dit: « Ce n’est pas moi. » Et tout ce qu’elle porte m’a fait même aveu. J’ai
interrogé la mer et les abîmes, et les êtres animés qui glissent sous les eaux,
et ils ont répondu: « Nous ne sommes pas ton Dieu; cherche au-dessus de nous. »
J’ai interrogé les vents, et l’air avec ses habitants m’a dit de toutes parts:
« Anaximènes se trompe; je ne suis pas Dieu. » J’interroge le ciel, le soleil,
la lune, les étoiles, et ils me répondent: « Nous ne sommes pas non plus le Dieu
que tu cherches. » Et je dis enfin à tous les objets qui se pressent aux portes
de mes sens: « Parlez-moi de mon Dieu, puisque vous ne l’êtes pas; dites-moi de
lui quelque chose. » Et ils me crient d’une voix éclatante: « C’est lui qui nous
a faits » (Ps. XCIX, 3).
La voix seule de mon désir interrogeait les créatures, et
leur seule beauté était leur réponse. Et je me retournai vers moi-même, et je me
suis dit : Et toi, qu’es-tu? Et j’ai répondu : « Homme. » Et deux êtres sont
sous mon obéissance; l’un extérieur, le corps; l’autre en moi et caché, l’âme.
Auquel devais-je plutôt demander mon Dieu, vainement cherché, à travers le voile
de mon corps, depuis la terre jusqu’au ciel, aussi loin que je puisse lancer en
émissaires les rayons de mes yeux ?
Il valait mieux consulter l’être intérieur, car tous les
envoyés des corps s’adressaient au tribunal de ce juge secret des réponses du
ciel et de la terre et des créatures qui s’écriaient Nous ne sommes pas Dieu,
mais son ouvrage. L’homme intérieur se sert de l’autre comme instrument de sa
connaissance externe; moi, cet homme intérieur, moi esprit, j’ai cette
connaissance par le sens corporel. J’ai demandé mon Dieu à l’univers, et il m’a
répondu : Je ne suis pas Dieu, je suis son oeuvre.
10. Mais l’univers n’offre-t-il pas même apparence à
quiconque jouit de l’intégrité de ses sens? Pourquoi donc ne tient-il pas à tous
même langage? Animaux grands et petits le voient, sans pouvoir l’interroger, en
l’absence d’une raison maîtresse qui préside aux rapports des sens. Les hommes
ont ce pouvoir afin que les grandeurs invisibles de Dieu soient aperçues par
l’intelligence de ses ouvrages (Rm. I, 20). Mais ils cèdent à l’amour des
créatures; et, devenus leurs esclaves, ils ne peuvent plus être leurs juges.
Et elles ne répondent qu’à ceux qui les interrogent comme
juges; et ce n’est point que leur langage, ou plutôt leur nature, varie, si l’un
ne fait que voir, si l’autre, en voyant, interroge; mais dans leur apparente
constance, muettes pour celui-ci, elles parlent à celui-là, ou plutôt elles
parlent à tous, mais elles ne sont entendues que des hommes qui confrontent ces
dispositions sensibles avec le témoignage intérieur de la vérité. Car la Vérité
me dit : Ton Dieu n’est ni le ciel, ni la terre, ni tout autre corps. Et leur
nature même dit aux yeux: Toute grandeur corporelle est moindre en sa partie
qu’en son tout. Et tu es supérieure à tout cela; c’est à toi que je parle, ô mon
âme, puisque tu donnes à ton corps cette vie végétative, que nul corps ne donne
à un autre. Mais ton Dieu est la vie même de la vie.
DIEU NE
PEUT ÊTRE CONNU PAR LES SENS.
11. Qu’aimai-je donc, en aimant mon Dieu? Quel est Celui
qui domine de si haut les sommités de mon âme? Mon âme elle-même me servira
d’échelon pour monter à lui. Je franchirai cette force de vitalité qui me lie à
mon corps et en remplit les organes de sa sève. Elle ne peut me faire trouver
Dieu; autrement elle le ferait trouver « au cheval, au mulet qui « n’ont pas la
raison » (Ps. XXXI, 9), et dont les corps vivent du même principe.
Il est une autre puissance qui, non seulement donne la vie,
mais la sensibilité à cette chair que Dieu m’a faite; défend à l’oeil
d’entendre, à l’oreille de voir, ordonne à l’un de se tenir prêt pour que je
voie, à l’autre pour que j’entende, et maintient tous les sens chacun à son
poste et dans sa fonction, pour qu’ils prêtent la diversité de leur ministère à
l’active unité du moi, de l’homme esprit. Mais je franchirai encore cette
puissance qui m’est commune avec le cheval et le mulet, également doués de la
sensibilité corporelle.
DE
LA MÉMOIRE.
12. Je franchirai donc ces puissances de mon être, pour
monter par degrés jusqu’à Celui qui m’a fait. Et j’entre dans les domaines, dans
les vastes palais de ma mémoire, où sont renfermés les trésors de ces
innombrables images entrées par la porte des sens. Là, demeurent toutes nos
pensées, qui augmentent, diminuent ou changent ces épargnes thésaurisées par nos
sens; et enfin tout dépôt, toute réserve, que le gouffre de l’oubli n’a pas
encore enseveli.
Quand je suis là, je me fais représenter ce que je veux.
Certains objets paraissent sur-le-champ, d’autres se font chercher davantage; il
faut les tirer comme d’un recoin obscur; d’autres s’élancent en essaim, et
tandis que l’on demande l’un d’eux, accourant tous à la fois, ils semblent dire
: N’est-ce pas nous ? Et la main de mon esprit les éloigne de la face de mon
souvenir, jusqu’à ce que l’objet désiré sorte de ses ténèbres et de sa retraite.
D’autres enfin se suggérant sans peine au rang où je les appelle, les premiers
cèdent la place aux suivants, pour rentrer à leur poste et reparaître à ma
volonté. Ce qui arrive exactement lorsque je fais un récit de mémoire.
13. Là se conservent, distinctes et sans mélange, les
espèces introduites chacune par une entrée particulière: la lumière, les
couleurs, les figures corporelles, par les yeux; tous les sons, par l’oreille;
toutes les odeurs, par le passage des narines ; toutes les saveurs, par la voie
du palais; et par le sens universel tout objet dur ou mol, chaud ou froid, doux
ou rude, grave ou léger, qui affecte le corps, soit au dehors, soit- au dedans.
La mémoire les reçoit toutes à son vaste foyer, où, au besoin, je les compte et
lès passe en revue. Ineffables replis, dédale profond,.où tout entre par le
seuil qui l’attend et se range avec ordre! Et ce n’est pas toutefois la réalité,
mais l’image de la réalité sentie, qui entre pour revenir au rappel de la
pensée.
Qui pourrait .dire comment se forment ces images? et l’on
sait toutefois par quel sens elles sont recueillies et mises en réserve. Car,
alors que je demeure dans les ténèbres et le silence, ma mémoire me représente à
volonté les couleurs, distingue le blanc du noir, et les sons ne font pas
incursion sur les réminiscences de mes yeux, et, quoique présents, ils semblent
se retirer et se tenir à part: je les demande, si je veux, et ils viennent
aussitôt. Parfois encore, la langue immobile et le gosier silencieux, je chante
comme il me plaît, sans que l’image des couleurs qui cohabite, me trouble ni
m’interrompe quand je revois le trésor que l’oreille m’a versé. Ainsi, je visite
au caprice du souvenir, ces magasins approvisionnés par les sens; et je
distingue, sans rien odorer, la senteur des lis de celle des violettes; et je
préfère le miel au vin chaud, le poli à l’aspérité, par réminiscence du palais
et de la main. Et tout cela se passe en moi, dans l’immense galerie de ma
mémoire.
14. J’y fais comparaître le ciel, la terre, la mer, avec
toutes les impressions que j’en ai reçues, hors celles que j’ai oubliées. Là, je
me rencontre moi-même, je me reprends au temps, au lieu, aux circonstances d’une
action et au sentiment dont j’étais affecté dans cette action. Là résident les
souvenirs de toutes les révélations de l’expérience personnelle ou du
témoignage; de cette trame du passé j’ourdis le tissu des expériences et les
témoignages accueillis sur la foi de mon expérience, des événements et des
espérances futures, et je forme de tout cela comme un présent que je médite; et
dans ces vastes plis de mon intelligence, peuplés de tant d’images, je me dis à
moi-même : Je ferai ceci ou cela, et il s’ensuivra ceci ou cela. Oh! si telle ou
telle chose pouvait arriver! Plaise à Dieu! à Dieu ne plaise! Et je me parle
ainsi, et les images des objets qui m’intéressent sortent du pécule de ma
mémoire; car en leur absence il me serait impossible d’en parler.
15. Que cette puissance de la mémoire est grande!
Grande, ô mon Dieu! sanctuaire impénétrable, infini! Eh! qui pourrait aller au
fond? Et c’est une puissance de mon esprit, une propriété de ma nature, et
moi-même je ne comprends pas tout ce que je suis. L’esprit est donc trop étroit
pour se contenir lui-même? Et où donc déborde ce qu’il ne peut contenir de lui?
Serait-ce hors de lui? ou plutôt, n’est-ce pas en lui? Et d’où vient ce défaut
de contenance?
Ici je me sens confondu d’admiration et d’épouvante. Et les
hommes vont admirer les cimes des monts, les vagues de la mer, le vaste cours
des fleuves, le circuit de l’Océan, et le mouvement des astres; et ils se
laissent là, et ils n’admirent pas, chose admirable! qu’au moment où je parle de
tout cela, je n’en vois rien par les yeux; incapable d’en parler pourtant, si
tout cela, montagnes, vagues, fleuves, astres que j’ai vus, Océan, auquel je
crois, n’offrait intérieurement à ma mémoire les mêmes immensités où
s’élanceraient mes regards. Et toutefois lorsque ma vue s’est portée sur ces
spectacles, elle ne les a pas engloutis; et les réalités ne sont pas en moi,
mais seulement les images, et je sais par quel sens chaque impression est
entrée.
MÉMOIRE
DES SCIENCES.
16. Là, ne s’arrête pas l’immense capacité de ma
mémoire. Elle porte en ses flancs tout ce que j’ai retenu de la science, et que
l’oubli ne m’a pas encore dérobé. Et ces perceptions, je les garde à l’écart
plus intérieurement, non pas en lieu, ni en images, mais en réalité, Car ce que
je sais de la grammaire et de la dialectique, du nombre et de l’espèce des
questions, n’est pas entré dans ma mémoire comme l’image, qui laisse la réalité
à la porte, évanouie aussitôt qu’apparue; comme la voix imprimant à l’ouïe une
trace qui la fait vibrer encore lorsqu’~lle a cessé de raisonner; comme l’odeur
qui, dans son passage, dissipée au vent, pénètre l’odorat et porte à mémoire
d’une image qui se reproduit au désir de la réminiscence; comme l’aliment qui
n’a plus de saveur qu’au palais de la mémoire; ou comme l’objet que la main a
touché, dont l’éloignement n’efface pas l’empreinte : car les réalités de cet
ordre ne sont pas présentées à la mémoire, mais leurs seules images, qui,
saisies avec une étonnante rapidité , sont rangées dans des cellules
merveilleuses, d’où elles sont tirées merveilleusement par la main du souvenir.
LES
SCIENCES N’ENTRENT PAS DANS LA MÉMOIRE
PAR LES SENS.
17. Quand j’entends dire qu’un objet comporte trois
sortes de questions, savoir : s’il est, ce qu’il est, quel il est, je m’empare
bien de l’image des sons dont ces paroles se forment, je sais qu’ils ont
traversé l’air avec bruit, et qu’ils ne sont plus. Mais les réalités mêmes,
exprimées par ces sons, je ne les ai perçues par aucun sens corporel; je ne les
ai nulle part que dans mon esprit, et c’est elles-mêmes, non leur image, qui
habitent dans ma mémoire. Par où sont-elles entrées en moi? qu’elles le
déclarent, si elles peuvent. Je visite toutes les portes de ma chair, et je n’en
trouve pas une qui leur ait donné passage.
Les yeux disent : Si elles sont colorées, nous les avons
annoncées; si elles sont sonores, disent les oreilles, nous les avons
introduites; si elles sont odorantes, disent les narines, c’est par nous
qu’elles ont passé. Le goût, dit encore : S’il n’est pas question de saveur, ne
me demande rien. Et le tact : S’il ne s’agit pas de corps, je n’ai point touché,
et, partant, je n’ai rien dit. Par où et comment se sont-elles glissées dans ma
mémoire? je l’ignore : car, en les apercevant, ce n’est pas sur le témoignage
d’une intelligence étrangère que je les ai crues, mais j’ai reconnu leur vérité
dans mon esprit, je les lui ai remises comme un dépôt, pour me les rendre à mon
désir. Elles étaient donc en moi avant que je ne les connusse, sans être dans ma
mémoire; mais où donc, et comment, quand on m’en a parlé, les ai-je reconnues,
en disant : Il est ainsi, c’est vrai; si elles n’étaient déjà dans ma mémoire,
mais ensevelies au loin, et à de telles profondeurs, que peut-être, sans
indication, ma pensée ne les eût jamais exhumées?
ACQUÉRIR
LA SCIENCE, C’EST RASSEMBLER
LES NOTIONS DISPERSÉES DANS L’ESPRIT.
18. Ainsi, obtenir les notions qui ne se communiquent
point à nos sens par image, mais dont nous percevons en nous la réalité même,
par intuition directe, n’est après tout que rassembler dans l’esprit ce que ht
mémoire contient çà et là, en recommandant à la pensée de réunir ces fragments
épars et négligés pour les placer sous la main de l’attention.
Et combien ma mémoire mortelle en son sein de notions de
cet ordre, déjà toutes trouvées et comme rangées sous ma main; ce qui s’appelle
apprendre et connaître? Que je cesse de les visiter de temps en temps, elles
s’écoulent et gagnent le fond des plus lointains replis, où il faut que la
pensée, les retrouve comme si elle les découvrait de nouveau, et les rassemble
du même lieu (car elles ne changent pas de demeure), afin de les connaître,
c’est-à-dire de les rallier dans leur dispersion; d’où vient l’expression de
COGITARE, fréquentatif de COGERE, rassembler, comme AGITO l’est d’AGO, et
FACTITO de FACIO. Mais l’intelligence s’est approprié ce verbe, et l’emploie à
la désignation exclusive de ces ralliements intérieurs dont elle forme sa
pensée.
MÉMOIRE
DES MATHÉMATIQUES.
19. La mémoire renferme aussi les propriétés et les lois
innombrables du nombre et de la mesure ; et nulle d’elles ne lui a été transmise
par impression sensible, car elles ne sont ni colorées, ni sonores, ni
odorantes, ni savoureuses, ni tangibles. J’ai bien entendu le son des mots qui
les désignent quand on en parle; niais autre est le son, autre la réalité; l’un
est grec ou latin; l’autre n’est ni grec ni latin; elle ne connaît aucune
langue.
J’ai vu tirer des lignes aussi déliées qu’un fil
d’araignée; mais il est un autre ordre de lignes, qui se présentent sans image,
sans que l’oeil charnel les annonce. Elles sont évidentes à l’esprit qui les
reconnaît, en l’absence de toute préoccupation corporelle. Les sons m’ont encore
signalé les nombres nombrés; mais il n’en est pas ainsi des nombres nombrants
qui sont sans images, et partant d’une réalité absolue. Rie de moi qui n,e me
comprend pas; rieur, tu me feras pitié.
MÉMOIRE
DES OPÉRATIONS DE L’ESPRIT.
20. Et il me souvient de toutes ces notions; et il nie
souvient comment je les ai obtenues. Et il me souvient de tous les faux
raisonnements élevés contre elles. Et le souvenir de ces erreurs est vrai; et le
discernement que j’ai fait du faux et du vrai sur ces points controversés est
présent à mon souvenir.
Et je vois encore qu’il faut faire différence entre ce
discernement actuel, et le souvenir de ce même discernement, souvent réitéré
dans les opérations de ma pensée. Il me souvient donc d’avoir exercé souvent cet
acte d’intelligence; et ce discernement actuel, cette intellection
d’aujourd’hui, je les serre dans ma mémoire pour me les rappeler à l’avenir tels
qu’à cette heure je les conçois. J’ai donc souvenir de m’être souvenu, et c’est
encore par la force de ma mémoire que je me souviendrai de mon présent
ressouvenir,
MÉMOIRE DES AFFECTIONS DE L’ÂME.
21. Et la mémoire conserve aussi les passions de mon
esprit, non pas comme elles y sont lorsqu’il en est affecté; elle les conserve
dans les conditions de sa puissance. Car je me remémore mes joies, mes
tristesses, mes craintes d’autrefois, mes désirs passés, libre en ce moment de
tristesse et de joie, de désir et de crainte. Et parfois, au contraire, je me
rappelle mes tristesses avec joie, et mes joies avec tristesse.
Qu’il en arrive ainsi à l’égard des affections sensibles,
rien d’étonnant; l’esprit est un être, et le corps un autre. Que je me souvienne
avec joie d’une douleur que mon corps ne souffre plus, j’en suis donc peu
surpris. Mais la mémoire n’est autre que l’esprit. En effet, si je recommande
une chose au souvenir d’un homme, je lui dis : Mets-toi bien dans l’esprit. S’il
m’arrive d’oublier, ne dirai-je pas : Je n’avais pas à l’esprit..., il m’est
passé de l’esprit..., donnant à la mémoire même le nom d’esprit?
Cela étant, d’où vient donc qu’au moment où je me rappelle
avec joie ma tristesse passée, la joie est dans mon esprit et la tristesse dans
ma mémoire; que l’esprit se réjouit de cette joie, sans que la mémoire
s’attriste de cette tristesse? Est-ce que la mémoire est indépendante de
l’esprit? Qui l’oserait dire ? En serait-elle comme l’estomac, et la joie et la
tristesse comme des aliments doux et amers qui passent et séjournent dans ses
cavités, mais dépourvus de saveur ? Il serait ridicule de presser davantage
cette similitude, qui n’est pas toutefois sans vérité.
22. Or, quand je dis que l’âme est troublée par quatre
passions, le désir, la joie, la crainte et la tristesse, c’est à la mémoire que
j’emprunte tous mes raisonnements sur ce sujet, et toutes mes divisions et
définitions selon le genre et la différence; et ce souvenir des passions ne
m’affecte d’aucun trouble passionné. Et il m’eût été impossible de les rappeler,
si pourtant elles n’eussent été présentes au trésor où je puise.
Mais la mémoire ne serait-elle pas la rumination de
l’esprit? Pourquoi donc alors la réminiscence de la joie ou de la tristesse
serait-elle sans amertume ou sans douceur au palais de la pensée ? Est-ce donc
ce point de différence qui exclut toute similitude? Qui se résignerait, en
effet, à proférer ces mots de tristesse et de crainte, s’il fallait autant de
fois qu’on en parle s’attrister ou craindre? Et cependant il nous serait
impossible d’en parler, si nous ne trouvions dans notre mémoire non seulement
l’image que le son de ces mots y grave par les sens, mais encore les notions des
réalités introduites sans frapper à aucune porte charnelle, et sur la foi de
sentiments antérieurs confiés par l’esprit à la mémoire, qui souvent elle-même
les retient sans mandat.
COMMENT
LES RÉALITÉS ABSENTES SE REPRÉSENTENT
A LA MÉMOIRE.
23. Est-ce par image ou non? qui pourrait le dire? Je
nomme une pierre, je nomme le soleil, en l’absence des objets, mais en présence
de leur image. Je nomme la douleur du corps sans en éprouver aucune, et pourtant
si son image ne la représente dans ma mémoire, je ne sais de quoi je parle; je
ne la distingue plus du plaisir. Je nomme la santé du corps, lorsque mon corps
est sain, pénétré de la réalité même; et toutefois, si son image n’était fixée
dans ma mémoire, le son de ce mot n’éveillerait aucun sens à mon souvenir. Et ce
nom de santé ne serait, pour les malades, qu’un emprunt à un vocabulaire
inconnu, si la puissance de leur mémoire ne retenait l’image de la réalité
absente. Je nomme les nombres nombrants, et les voilà dans ma mémoire, eux-mêmes
et non leur image. Je nomme l’image du soleil, et elle est dans ma mémoire; et
ce n’est pas l’image de l’image que je me représente, mais l’image elle-même
toujours docile à mon rappel. Je nomme la mémoire et je reconnais ce que je
nomme. Et où puis-je le reconnaître, sinon dans la mémoire? Serait-ce donc par
son image, et non par son essence, qu’elle serait présente à elle-même?
LA MÉMOIRE SE SOUVIENT DE
L’OUBLI.
24. Mais quoi! Lorsque je nomme l’oubli, je reconnais ce
que je nomme; et comment le reconnaîtrais-je, si je ne m’en souvenais? Et je ne
parle pas du son de ce mot, je parle de l’objet dont il est le signe, qu’il me
serait impossible de reconnaître si la signification du son m’était échappée.
Ainsi, quand il me souvient de la mémoire, c’est par elle-même qu’elle se
représente à elle-même; quand il me souvient de l’oubli, oubliance et mémoire
viennent aussitôt à moi; mémoire, qui me fait souvenir; oubliance, dont je me
souviens.
Mais qu’est-ce que l’oubli, sinon une absence de mémoire?
Comment donc est-il présent, pour que je me souvienne de lui, lui dont la
présence m’interdit le souvenir? Or, s’il est vrai que, pour se rappeler, la
mémoire doive retenir, et que faute de se rappeler l’oubli, il soit impossible
de reconnaître la signification de ce mot, il suit que la mémoire retient
l’oubli. La cause de l’oubli comparaît donc en nous pour le prévenir? N’en
faut-il pas inférer que ce n’est point par elle-même, mais par image, qu’elle
revient à la mémoire? Que, si elle était présente elle-même, elle ne nous ferait
pas souvenir, mais oublier, Qui pourra pénétrer, qui pourra comprendre ces
phénomènes?
25. J’y succombe, Seigneur, et c’est sous moi que je
succombe. Et me voilà pour moi-même un sol ingrat, qui rit de ma peine et boit
mes sueurs. Et je ne sonde pas maintenant la profondeur des voûtes célestes, je
ne mesure pas les distances des astres, je ne recherche pas la loi de
l’équilibre terrestre; non, c’est dans ma mémoire qui n’est que moi, c’est dans
mon esprit qui n’est que moi, que je me perds. Que tout ce que je ne suis pas
soit loin de moi, rien d’étonnant; mais quoi de plus près de moi que moi-même?
Et voilà que je ne puis comprendre la puissance de ma mémoire, moi qui, sans
elle, ne pourrais pas même me nommer!
Je me souviens donc de l’oubli j’en suis certain; et
comment l’expliquer? Dirai-je que dans ma mémoire ne réside pas ce dont je me
souviens? Dirai-je que l’oubli n’y réside que pour m’empêcher d’oublier? Egale
absurdité. Dirai-je encore que ma mémoire ne conserve que l’image de l’oubli, et
non l’oubli même? Le puis-je, s’il est nécessaire que l’impression de l’image
dans la mémoire soit devancée par la présence de l’objet même dont se détache
l’image? C’est ainsi que je me souviens de Carthage, et des lieux que j’ai
parcourus, et des visages que j ‘ai vus, et de tous les rapports que m’ont
transmis les sens: ainsi de la douleur, ainsi de la santé. Ces réalités étaient
là quand ma mémoire s’empara de leur image, et me la réfléchit en leur présence,
pour les reproduire, absentes, à mon souvenir.
Que si l’oubli demeure dans ma mémoire, non par lui-même,
mais en image, il a donc fallu sa présence pour que son image lui fût dérobée?
Et s’il était présent, comment a-t-il pu graver son image, là où sa présence
efface toute empreinte? Et pourtant, si incompréhensible et inexplicable que
soit ce mystère, je suis certain de me souvenir de l’oubli, ce meurtrier du
souvenir.
DIEU EST
AU DELA DE LA MÉMOIRE.
26. C’est quelque chose de grand que la puissance de la
mémoire. Une sorte d’horreur me glace, ô mon Dieu, quand je pénètre dans cette
multiplicité profonde, infinie ! Et cela, c’est mon esprit; et cela, c’est
moi-même. Que suis-je donc, ô mon Dieu? Quelle nature suis-je? Variété vivante,
puissante immensité!
Et voilà que je cours par les champs de ma mémoire; et je
visite ces antres, ces cavernes innombrables, peuplées à l’infini d’innombrables
espèces, qui habitent par image, comme les corps; par elles-mêmes, comme les
sciences; par je ne sais quelles notions, quels signes, comme les affections
morales qui, n’opprimant plus l’esprit, restent néanmoins captives de la
mémoire, quoique rien ne soit dans la mémoire qui ne soit dans l’esprit. Je
vais, je cours, je vole çà et là, et pénètre partout, aussi avant (459) que
possible, et de limites, nulle part! Tant est vaste l’empire de ma mémoire! Tant
est profonde la vie de l’homme vivant de la vie mortelle.
Que faire, ô ma vraie vie, ô mon Dieu? Je franchirai aussi
cette puissance de mon être, qui s’appelle mémoire, je la franchirai pour
m’élancer vers vous, douce lumière. Que me répondez-vous? Et voilà que, montant
par mon esprit jusqu’à vous, qui demeurez au-dessus de moi, je laisse au-dessous
cette puissance qui s’appelle mémoire, jaloux de vous atteindre où l’on peut
vous atteindre; de m’attacher à vous, où l’on peut s’attacher à vous. Car les
brutes et les oiseaux ont la mémoire pour retrouver leurs tanières, leurs nids,
leurs habitudes. Sans la mémoire ils n’auraient aucune faculté d’accoutumance.
Je passe donc par delà ma mémoire pour arriver à Celui qui
m’a séparé des animaux, et m’a fait plus sage que les oiseaux du ciel. Je passe
par delà ma mémoire. Mais où vous trouverai-je, bonté vraie, sécurité de
délices? où vous trouverai-je? Si je vous trouve hors de ma mémoire , votre
souvenir m’est donc échappé. Et, si je vous oublie, comment vous trouver?
IL FAUT
CONSERVER LA MÉMOIRE D’UN OBJET PERDU
POUR LE RETROUVER.
27. La femme qui a perdu sa drachme et l’a cherchée avec
sa lampe (Lc, XV, 8), s’en souvient pour la trouver; autrement pourrait-elle, en
la trouvant, la reconnaître? Je me rappelle d’avoir cherché et retrouvé beaucoup
d’objets perdus. Mais commet le sais-je? Quand j’étais en quête de ma perte, on
me disait : N’est-ce pas cela? Et je répondais non, tant que l’objet ne m’était
pas représenté; et vainement, échappé à ma mémoire, m’eût-il été remis sous les
yeux, je ne l’eusse pas retrouvé, faute de le reconnaître. Et il en est toujours
ainsi toutes les fois qu’on cherche et recouvre ce qu’on avait perdu.
C’est que, s’il s’agit d’un objet visible, pour être
soustrait au regard, il ne l’est pas à la mémoire qui le retient par son image,
et, sur cette image intérieure, le reconnaît en le retrouvant; car nous ne
pouvons retrouver sans reconnaître, ni reconnaître sans nous souvenir: la
mémoire garde l’objet, perdu pour les yeux.
COMMENT
LA MÉMOIRE RETROUVE UN OBJET OUBLIÉ.
28. Mais quoi ! si la mémoire elle-même laisse échapper
l’objet; quand, par exemple, nous l’avons oublié et le cherchons pour nous en
souvenir, où le cherchons-nous, sinon dans la mémoire ? Nous en présente-t-elle
un autre, nous le repoussons, et ce n’est qu’en présence de l’objet même de
notre recherche que nous disons: Le voici. Et, pour cela, il faut le
reconnaître; pour le reconnaître, il faut se souvenir, et pourtant nous l’avons
oublié. Il n’est donc pas entièrement perdu; c’est donc à l’aide de ce qui nous
reste, que nous cherchons ce qui nous échappe. La mémoire se sent dépourvue de
son lest ordinaire, et, comme disloquée par l’absence d’un membre, elle réclame
ce qui lui manque.
Ainsi qu’à nos yeux ou à notre pensée s’offre un homme
connu de nous, dont le nom nous fuit, tout nom qui ne se lie point à l’idée de
la personne est rejeté, jusqu’à ce que se représente enfin celui qui s’adapte
naturellement à cette image de connaissance. Mais d’où revient-il, sinon de la
mémoire? Car, le reconnaissons-nous sur l’avis d’un tiers, c’est encore elle qui
le reproduit. Ce nom, en effet, n’est pas un étranger qui sollicite notre
créance, mais un hôte de retour, dont nous constatons l’identité. Autrement,
quel avis pourrait éveiller un souvenir entièrement effacé dans notre esprit? Ce
n’est donc pas tout à fait oublier une chose que de se souvenir de l’avoir
oubliée; et nous ne pourrions c’hercher un objet perdu, si aucun souvenir ne
nous en était resté.
CHERCHER
DIEU, C’EST CHERCHER LA VIE HEUREUSE.
29. Est-ce ainsi que je vous cherche, Seigneur? Vous
chercher, c’est chercher la vie bienheureuse. Oh! que je vous cherche, pour que
mon âme vive. Elle est la vie de mon corps, et vous êtes sa vie. Est-ce donc
ainsi que je cherche la vie bienheureuse? Car je ne l’ai pas trouvée, tant que
je n’ai pas dit là où il faut le dire : C’est assez! Est-ce ainsi que je la
cherche? Est-ce par souvenir, comme si je l’eusse oubliée, (460) avec conscience
de mon oubli ? Est-ce par désir de l’inconnu? soit que je n’en aie jamais rien
su, soit que j’aie tout oublié jusqu’à la mémoire de mon oubli.
Mais n’est-ce pas cette vie heureuse après laquelle tous
les hommes soupirent et que nul ne dédaigne? Où l’ont-ils connue pour la désirer
ainsi ? où l’ont-ils vue pour l’aimer? Il faut donc qu’elle soit avec nous;
comment? je l’ignore; il faut qu’elle soit en nous; mais à différentes mesures.
L’heureux en espérance la possède, moins que l’heureux en réalité, plus que
celui qui est déshérité et de la réalité et de l’espérance. Mais celui-là même
la possède à certain degré, puisqu’il la désire, et d’un désir incontestable.
Quelle est donc cette notion dans l’homme? je ne sais.
Réside-t-elle dans sa mémoire ? c’est le problème qui m’intéresse; car alors, il
faut que nous ayons été autrefois heureux. Est-ce individuellement , est-ce dans
ce premier homme, premier pécheur, en qui nous sommes tous morts, premier père
de nos misères?
C’est ce que je n’examine pas maintenant, je ne veux que
savoir si la vie heureuse est dans la mémoire. Elle ne peut nous être
entièrement inconnue, puisque nous l’aimons; puisqu’à ce nom, il n’est personne
qui ne confesse le désir de la réalité. Est-ce donc le son qui nous en plaît?
Qu’importe au Grec ce mot latin dont il ignore le sens; mais le synonyme grec ne
le laisse pas indifférent. Car elle ne connaît ni la Grèce, ni Rome, celle’
qu’envient et Grecs et Latins, et tout homme en toute langue; elle est donc
connue de tous les hommes. Trouvez un mot compris de tous pour leur demander
s’ils veulent être heureux : oui, répondront-ils sans hésiter. Ce qui serait
impossible, si ce nom n’exprimait une réalité conservée dans leur mémoire.
COMMENT
L’IDÉE DE LA BÉATITUDE PEUT ÊTRE
DANS LA MÉMOIRE.
30. Mais en est-il de ce souvenir comme de celui de
Carthage que l’on a vue? Non. La vie heureuse n’est pas un corps; les yeux ne
l’ont pas aperçue. S’en souvient-on comme des nombres? Non : leur notion ne
laisse pas d’autre désir. Mais la notion de la vie heureuse nous inspire l’amour
et le désir de sa possession.
S’en souvient-on comme de l’éloquence? Non. Quoique ce mot
suggère à plusieurs qui ne sont pas éloquents, le souvenir et le désir de la
chose même, preuve qu’elle existe dans leur esprit, c’est néanmoins par les sens
qu’ils ont remarqué l’éloquence d’autrui, avec un plaisir qui leur en a donné le
goût; goût dérivé du plaisir; plaisir, d’une notion intérieure niais nul de nos
sens ne nous révèle en autrui la vie heureuse.
En est-il donc comme du souvenir de la joie? Peut-être. Car
si je me souviens de la joie dans la tristesse, je puis me souvenir de la vie
heureuse dans ma misère. Et cette joie ne me fut jamais sensible, ni à la vue,
ni à l’ouïe, ni à l’odorat, ni au goût, ni au toucher; pur sentiment de
l’esprit, dont l’impression, conservée dans ma mémoire, réveille en moi le
dédain ou le désir, suivant la diversité des objets qui l’ont fait naître. Il
fut un temps où je me réjouissais de la honte, et mon coeur ne se souvient de
ces joies qu’avec horreur; j’ai parfois goûté le plaisir du bien, et je m’en
souviens avec un désir, qui, sevré de l’occasion, me rappelle avec tristesse ma
joie passée.
31. Mais où, mais quand ai-je vécu ma vie heureuse pour
m’en souvenir, pour l’aimer, pour la désirer? Et il ne s’agit pas ici de mon
désir ou du voeu de quelques hommes; car en est-il un qui ne veuille être
heureux? Une notion moins sûre permettrait-elle une volonté si certaine?
Demandez à deux hommes s’ils veulent porter les armes ,
peut-être l’un dira oui l’autre non; demandez-leur s’ils veulent être heureux,
tous deux répondront sans hésiter que tel est leur désir, et le même désir
appelle l’un aux armes et en détourne l’autre. Ne serait-ce pas que, trouvant
leur plaisir, l’un ici, l’autre là, tous deux s’accordent néanmoins dans leur
volonté d’être heureux, comme ils s’accorderaient dans la réponse à la question
s’ils veulent avoir sujet de joie; et cette joie même, c’est ce qu’ils appellent
bonheur, l’unique but qu’ils poursuivent par des voies différentes. Or, comme la
joie est chose que tout homme, un jour, a ressentie, il faut que ce nom de
bonheur en représente la connaissance à la mémoire.
DIEU,
UNIQUE JOIE DU COEUR.
32. Loin, mon Dieu, loin du coeur de votre serviteur
humilié devant vous; de trouver son bonheur en toutes joies! Car il en est une
refusée aux impies (Is., XLVIII, 22), connue de vos serviteurs qui vous aiment;
cette joie, c’est vous. Et voilà la vie heureuse, se réjouir en vous, de vous et
pour vous; la voilà, il n’en est point d’autre. La placer ailleurs, c’est
poursuivre une autre joie que la véritable. Et cependant, la volonté qui s’en
éloigne s’attache encore à son image.
AMOUR NATUREL DES HOMMES POUR LA
VÉRITÉ
ILS NE LA HAÏSSENT QUE LORSQU’ELLE
CONTRARIE LEURS PASSIONS.
33. Tous les hommes ne veulent donc pas être heureux,
car il en est qui, refusant de se réjouir en vous, seule vie bienheureuse,
refusent leur félicité. Serait-ce plutôt que, malgré leur désir, les révoltes de
la chair contre l’esprit, et de l’esprit contre la chair, les réduisent à
l’impuissance de leur vouloir (Gal. V, 17), les précipitent dans la faiblesse de
leur force, dont ils se contentent, faute d’une volonté qui prête la force à
leur faiblesse?
Je leur demande à tous s’ils ne préfèrent pas la joie de la
vérité à celle du mensonge. Et ils n’hésitent pas plus ici que pour la réponse à
la question du bonheur. Car la vie heureuse c’est la joie de la vérité; c’est la
joie en vous, qui êtes la vérité (Jn, XIV, 6), ô Dieu! ma lumière, mon salut
(Ps. XXVI, 1), mon Dieu. Nous voulons tous cette vie bienheureuse, nous voulons
tous cette vie, seule bienheureuse; nous voulons tous la joie de la vérité.
J’en ai vu plusieurs qui voulaient tromper, nul qui voulût
l’être. Où donc les hommes ont-ils pris cette connaissance du bonheur, si ce
n’est où ils ont pris celle de la vérité? car ils aiment la vérité, puisqu’ils
ne veulent pas être trompés. Et ils ne peuvent aimer la vie heureuse, qui n’est
que la joie de la vérité, sans aimer la vérité. Et ils ne sauraient l’aimer, si
la mémoire n’en avait aucune idée.
Pourquoi donc n’y cherchent-ils pas leur joie, pour y
trouver leur félicité? C’est qu’ils sont fortement préoccupés de ces vanités qui
leur créent plus de misères que ce faible souvenir ne leur laisse de bonheur. Il
est encore une faible lumière dans l’âme de l’homme. Qu’il marche, qu’il marche,
tant qu’elle luit, de peur d’être surpris par les ténèbres (Jn, XII, 31).
34. Mais d’où vient que la vérité engendre la haine?
D’où vient que l’on voit, un ennemi dans l’homme qui l’annonce en votre nom, si
l’on aime la vie heureuse qui n’est que la joie de la vérité? C’est qu’elle est
tant aimée, que ceux même qui ont un autre amour veulent que l’objet de cet
amour soit la vérité; et refusant d’être trompés, ils ne veulent pas être
convaincus d’erreur. Et de l’amour de ce qu’ils prennent pour la vérité vient
leur haine de la vérité même. Ils aiment sa lumière et haïssent son regard.
Voulant tromper sans l’être, ils l’aiment quand elle se manifeste, et la
haïssent’ quand elle les découvre; mais par une juste rémunération, les
dévoilant malgré eux, elle leur reste voilée.
C’est ainsi, oui c’est ainsi que l’esprit, humain, dans cet
état de cécité, de langueur, de honte et d’infirmité, prétend se cacher et que
tout lui soit découvert; et il arrive, au contraire, qu’il n’échappe pas à la
vérité qui lui échappe. Et néanmoins dans cet état de misère, il préfère ses
joies à celles du mensonge. Il sera donc heureux lorsque, sans crainte d’aucun
trouble, il jouira de la seule Vérité, mère de toutes les autres.
DIEU SE
TROUVE DANS LA MÉMOIRE.
35. Ai-je assez dévoré les espaces de ma mémoire à vous
chercher, mon Dieu? et je ne vous ai pas trouvé hors d’elle! Non, je n’ai rien
trouvé de vous que je ne me sois rappelé, depuis le jour où vous m’avez été
enseigné. Depuis ce jour, je ne vous ai pas oublié.
Où j’ai trouvé la vérité, là j’ai trouvé mon Dieu, la
vérité même, alors connue, dès lors présente à. ma mémoire. Et, depuis que je
vous sais, vous n’en êtes pas sorti, et je vous y trouve toutes les fois que
votre souvenir me convie à vos délices. Voilà mes voluptés saintes, don de votre
miséricorde, qui a jeté un regard sur ma pauvreté.
DANS
QUELLE PARTIE DE LA MÉMOIRE
TROUVONS-NOUS DIEU?
36. Mais où demeurez-vous dans ma mémoire, vous,
Seigneur? où y demeurez-vous? Quelle chambre vous y êtes-vous faite? Quel
sanctuaire vous êtes-vous bâti? Vous lui avez fait cet honneur d’habiter en
elle, je le sais; mais c’est votre logement que j’y cherche. Lorsque mon coeur
s’est rappelé mon Dieu, j’ai traversé toutes ces régions de souvenir qui me sont
communes avec les bêtes; ne vous trouvant pas entre les images des objets
sensibles, je vous ai demandé à la résidence où je mets en dépôt les affections
de mon esprit; mais vainement : j’ai pénétré au siége même de l’esprit, hôte de
ma mémoire, car l’esprit ‘se souvient aussi de soi-même; et vous n’y étiez pas,
parce que vous n’êtes ni une image sensible, ni une affection du principe vivant
en nous, comme la joie, la tristesse, le désir, la crainte, le souvenir,
l’oubli, ni l’esprit lui-même, mais le Seigneur, Dieu de l’esprit.
Instabilité que tout cela, et pourtant vous, éternel et
immuable, vous avez daigné demeurer dans ma mémoire depuis que je vous ai connu.
Et je demande encore où vous habitez en elle, comme si elle était lieu? Mais
certes vous habitez en elle, puisque je me souviens de vous depuis l’heure où je
vous ai connu, et c’est en elle que je vous retrouve, lorsque votre souvenir se
représente à mon coeur.
DIEU EST
LA VÉRITÉ QUE LES HOMMES CONSULTENT.
37. Mais où donc vous ai-je trouvé pour vous apprendre?
Vous n’étiez pas dans ma mémoire avant de m’être connu. Où donc vous ai-je
trouvé, sinon en vous, au-dessus de moi? Entre vous et nous le lieu n’existe
pas, et nous nous approchons, nous nous éloignons de vous sans distance. Vérité,
oracle universel, vous siégez partout pour répondre à ceux qui vous consultent;
vos réponses fournissent en tous lieux à tant de consulteurs divers! Vous parlez
clairement, mais tous n’entendent pas de même. Tous conforment leurs demandes à
leurs volontés, mais vous n’y conformez pas toujours vos réponses. Celui-là seul
est votre zélé serviteur, qui a moins en vue d’entendre de vous ce qu’il veut,
que de vouloir ce qu’il a entendu de vous.
RAVISSEMENT DE COEUR DEVANT DIEU.
38. Je vous ai aimée tard, beauté si ancienne, beauté si
nouvelle, je vous ai aimée tard. Mais quoi! vous étiez au dedans, moi au dehors
de moi-même; et c’est au dehors que je vous cherchais; et je poursuivais de ma
laideur la beauté de vos créatures. Vous étiez avec moi, et je n’étais pas avec
vous; retenu loin de vous par tout ce qui, sans vous, ne serait que néant. Vous
m’appelez, et voilà que votre cri force la surdité de mon oreille; votre
splendeur rayonne, elle chasse mon aveuglement; votre parfum, je le respire, et
voilà que je soupire pour vous; je vous ai goûté, et me voilà dévoré de faim et
de soif; vous m’avez touché, et je brûle du désir de votre paix.
MISÉRE
DE CETTE VIE.
39. Quand je vous serai uni de tout moi-même, plus de
douleur alors, plus de travail; ma vie sera toute vivante, étant toute pleine de
vous. L’âme que vous remplissez devient légère; trop vide encore de vous, je
pèse sur moi.
Mes joies déplorables combattent mes tristesses salutaires,
et de quel côté demeure la victoire? je l’ignore. Hélas ! Seigneur, ayez pitié
de moi. Mes tristesses coupables sont aux prises avec mes saintes joies; et de
quel côté demeure la victoire? je l’ignore encore. Hélas! Seigneur, ayez pitié
de moi! pitié, Seigneur! vous voyez ; je ne vous dérobe point mes plaies. O
médecin, je suis malade! ô miséricorde, vous voyez- ma misère! Ah! N’est-ce pas
une tentation continuelle que la vie de l’homme sur la terre ? (Jb, VII, 1)
Qui veut les afflictions et les épreuves? Vous ordonnez de
les souffrir, et non de les aimer. On n’aime point ce que l’on souffre,
quoiqu’on en aime la souffrance. On se réjouit de souffrir, mais on choisirait
de n’avoir pas tel sujet de joie. Dans le malheur, je désire la prospérité;
heureux, je crains le malheur. Entre ces deux écueils, est-il pour la vie
humaine un abri contre la tentation? Malheur, oui, malheur aux prospérités du
siècle livrées à la crainte de l’adversité et aux séductions de la joie!
Malheur, trois fois malheur aux adversités du siècle, livrées au désir de la
prospérité! dures à souffrir, écueil où la patience fait naufrage ! N’est-ce pas
une tentation continuelle que la vie de l’homme sur la terre?
LA GRÂCE DE DIEU EST NOTRE SEUL
APPUI.
40. Et toute mon espérance n’est que dans la grandeur de
votre miséricorde. Donnez-moi ce que vous m’ordonnez, et ordonnez-moi ce qu’il
vous plaît. Vous me commandez, la continence. « Et je sais, dit votre serviteur,
que « nul ne peut l’avoir, si Dieu ne la lui donne. Et savoir même d’où vient ce
don en est un de la sagesse » (Sg. VIII, 21). La continence nous recompose et
ramène à l’unité les fractions multiples de nous-mêmes. Car ce n’est pas assez
vous aimer que d’aimer avec vous quelque chose que l’on n’aime pas pour vous. O
amour toujours brûlant sans jamais s’éteindre; amour, mon Dieu, embrasez-moi!
Vous m’ordonnez la continence; donnez-moi ce que vous m’ordonnez, et
ordonnez-moi ce qu’il vous plaît.
TRIPLE
TENTATION DE LA VOLUPTÉ, DE LA CURIOSITÉ
ET DE L’ORGUEIL.
41. Vous m’ordonnez formellement de proscrire la
concupiscence de la chair, la concupiscence des yeux, et l’ambition du siècle
(Jn, II, 16).Vous défendez l’amour illégitime; et, quant au mariage, si vous
l’avez permis, vous avez conseillé mieux. Et vous m’avez donné de faire selon
votre désir, avant même d’être appelé au ministère de vos sacrements.
Mais elles vivent encore dans ma mémoire, dont j’ai tant
parlé, ces images qu’une triste accoutumance y a fixées. Faibles et pâles, tant
que je veille, elles attendent mon sommeil pour m’insinuer un plaisir, pour me
dérober une ombre de consentement et d’action. Vaines illusions, assez
puissantes toutefois sur mon âme et sur ma chair pour obtenir de moi, quand je
dors, ce que les réalités demandent en vain à mon réveil. Suis-je donc alors
autre que moi-même, Seigneur mon Dieu? Et cependant quelle différence entre moi
et moi, dans cet instant de passage au sommeil, de retour à la veille!
Où est cette raison vigilante contre de telles séductions?
Supérieure aux atteintes des réalités mêmes, se ferme-t-elle avec les yeux?
s’assoupit-elle avec les sens? D’où vient donc que souvent nous résistons
endormis, fidèles au souvenir de nos bonnes résolutions? Nul attrait flatteur ne
triomphe alors de notre chaste persévérance. Et toutefois, quand il en arrive
autrement, nous sommes si absents de nous-mêmes que nous retrouvons, au réveil,
le repos de notre conscience: la douleur de ce qui s’est passé en nous n’est
point un remords pour la volonté qui dormait.
42. Mais votre main, Dieu tout-puissant, n’a-t-elle pas
le pouvoir de guérir toutes les langueurs de mon âme, et de verser une grâce
abondante sur les mouvements impurs de mon sommeil? Une nouvelle effusion de
miséricordes, Seigneur, pour que mon âme, dégagée des appâts de la
concupiscence, me suive, et que je vous l’amène; qu’elle ne se révolte. plus
contre soi; que, loin de se livrer, endormie, aux imaginations impures et
brutales, jusqu’à séduire la chair, elle refuse la moindre adhésion ! Eloignez
de moi toute surprise, la plus faible même, celle qui fuirait devant un souffle
de chasteté exhalé dans mon sommeil: il vous en coûtera peu de m’accorder cette
grâce en cette vie, à l’âge où je suis; ô vous, qui êtes assez puissant pour
nous, exaucer au delà de nos prières, au delà de nos pensées (Ep. III, 20).
Et j’ai dit à mon bon Maître ce que je suis encore dans ces
ressentiments de ma misère; et, pénétré d’une joie craintive (Ps. II, 11), je me
réjouis, Seigneur, de ce que vous m’avez donné, et je m’afflige de rester
inachevé, et j’espère que vous accomplirez en moi votre oeuvre de clémence,
jusqu’à la paix définitive que mes puissances intérieures et extérieures feront
avec vous, au jour où la mort sera engloutie dans la victoire (I Co. XV, 54).
DE
LA VOLUPTÉ DANS LES ALIMENTS.
43. Le jour me suggère un autre ennemi; et plût à Dieu
qu’il pût lui suffire! Nous réparons, par le boire et le manger, les ruines
journalières du corps, jusqu’au moment où, détruisant l’aliment et l’estomac,
vous éteindrez mon indigence par une admirable plénitude, et revêtirez cette
chair corruptible d’une éternelle incorruptibilité (I Co. XV, 53). Aujourd’hui
toutefois, cette nécessité m’est douce, et je combats cette douceur pour ne pas
m’y laisser prendre: guerre de tous les instants que je me fais par le jeûne, et
les rigueurs qui réduisent le corps en servitude (Co. IX, 27); et pourtant je ne
puis éviter le plaisir qui chasse les douleurs du besoin: car la faim et la soif
sont aussi des douleurs, brûlantes et meurtrières comme la fièvre, si les
aliments ne les soulagent; et votre bonté consolante mettant à la disposition de
nôtre misère les tributs du ciel, de la terre et des eaux, nos angoisses
deviennent des délices.
44. Vous n’avez enseigné à ne prendre les aliments que
comme des remèdes. Mais quand je passe de l’inquiétude du besoin au repos qui eh
suit la satisfaction, le piége de la concupiscence m’attend au, passage; car ce
passage lui-même est un plaisir; et il n’est pas d’autre voie, et c’est la
nécessité qui m’y pousse. L’entretien de la vie est la seule raison du boire et
du manger, et néanmoins un dangereux plaisir marche de compagnie; esclave qui
trop souvent cherche à devancer son maître, revendiquant pour lui-même ce que je
prétends n’accorder qu’à l’intérêt légitime. Et puis, les limites de l’un ne
sont pas celles de l’autre; ce qui suffit à la nécessité ne suffit pas au
plaisir; et parfois, il devient difficile de reconnaître si nous accordons un
secours à la requête du besoin, ou un excès aux perfides sollicitations de la
convoitise. Notre pauvre âme sourit à cette incertitude, charmée d’y trouver une
excuse pour couvrir, du prétexte de la santé, une complaisance coupable. A ces
tentations, je résiste chaque jour avec effort, et j’appelle à mon secours votre
bras salutaire; et je vous remets toutes mes perplexités: car je n’ai pas encore
sur ce point la stabilité du conseil.
45. J’entends la voix de mon Dieu: « Ne laissez pas
appesantir vos coeurs par l’intempérance et l’ivrognerie » (Lc, XXI, 34). Ce
dernier vice est loin de moi; votre miséricorde ne lui permettra jamais de
m’approcher. Mais la sensualité s’insinue quelquefois chez votre serviteur. Que
votre miséricorde la tienne éloignée de lui. Nul ne peut être continent, si vous
ne lui en donnez la grâce. Vous accordez beaucoup à nos prières; le bien même
que nous avons reçu avant de vous prier, c’est vous qui nous l’avez donné, c’est
de vous que nous tenons encore de nous savoir redevables. Je n’ai jamais été
sujet à l’intempérance, mais j’ai connu des intempérants que vous avez rendus
sobres. Vous faites les uns ce qu’ils ont toujours été, les autres ce qu’ils
n’ont pas été toujours, pour qu’ils sachent, les uns et les autres, à qui ils
doivent rendre grâces.
Vous me dites encore: « Ne marche pas à la suite de tes
convoitises, et détourne-toi de ta volonté » (Si. XVIII, 30). Votre grâce m’a
fait entendre cette autre parole que j’aime : « Que nous mangions, ou ne
mangions pas, rien de plus pour nous, rien de moins » (I Co. VIII, 8),
c’est-à-dire que je ne trouverai là ni mon opulence, ni ma détresse. Et cette
parole encore : « J’ai appris à me contenter de l’état où je suis; je sais vivre
dans l’abondance, et je sais souffrir le besoin. Je peux tout en celui qui me
fortifie » (Ph. IV, 11-13). Voilà comme parle un soldat du ciel; est-ce notre
langage, poussière que nous sommes? Mais souvenez-vous, Seigneur, que nous
sommes poussière; que c’est de poussière que vous avez fait cet homme, perdu et
retrouvé (Ps. CII, 14 ; Gn. III, 19 ; Lc, XV, 24, 32.).
Et ce n’est pas en lui qu’il a trouvé sa force, celui-là, poussière comme nous,
qui darde au souffle de votre inspiration ces paroles brûlantes dans mon coeur :
« Je peux tout en celui qui me fortifie. » Oh! fortifiez-moi, pour que je
puisse ! Donnez-moi ce que vous m’ordonnez; et ordonnez-moi ce qu’il vous plaît.
Et il confesse, lui, qu’il a tout reçu, et que toute sa gloire est dans le
Seigneur (I Co. I, 30, 31). Il veut recevoir aussi, cet autre, que j’entends
vous adresser cette prière : « Délivrez-moi des désirs de la sensualité » (Si.
XXIII, 6). N’est-il pas évident, ô Dieu saint, que vous donnez tout, jusqu’à
l’obéissance à vos commandements ?
46. Vous m’avez enseigné, ô bon Père, « que tout est pur
pour les coeurs purs; » mais que c’est un mal de se mettre à table au scandale
de son frère (Rm. XIV, 20); que toutes vos créatures sont bonnes; « qu’il ne
faut rien refuser de ce que l’on peut recevoir en action de grâces » (I Tm. IV,
4) ; que ce n’est point « notre aliment qui nous rend recommandables à Dieu (I
Co. VIII, 8), que l’on se garde de juger sur le manger et le boire (Col. II,
16) ; que celui qui mange ne méprise pas celui qui s’abstient; que celui qui
s’abstient ne méprise pas celui qui mange » (Rm. XIV, 3). Grâces à vous de tous
ces enseignements que j’ai retenus; louanges à vous, mon Dieu, qui avez frappé à
mon oreille pour introduire la lumière dans mon coeur. Délivrez-moi de toute
tentation.
Non que je craigne l’impureté de l’aliment, je crains
l’impureté de la convoitise. Je sais qu’il a été permis à Noé de se nourrir de
toute chair (Gn. IX, 2,3); qu’Hélie a demandé à la chair l’apaisement de sa faim
(III Rois, XVII, 6); que l’abstinence admirable de Jean n’a pas été souillée de
sa pâture de sauterelles (Mt. III, 4); je sais aussi qu’Esaü s’est laissé
surprendre par un désir de lentilles (Gn. XXV, 34); que David s’est accusé
lui-même d’avoir désiré un peu d’eau (II Rois, XIII, 15-17); que notre Roi a été
tenté, non de chair, mais de pain (Mt. IV, 3). Aussi le peuple, dans le désert,
mérita-t-il d’être réprouvé, non pour avoir eu désir de la chair, mais parce que
ce désir le fit murmurer contre le Seigneur (Nb. XI).
47. Entouré de ces tentations, je lutte chaque jour
contre la concupiscence du boire et du manger. Car ce n’est pas chose que je
puisse me retrancher pour jamais, comme le désir de la femme. Il me faut donc
tenir à ma bouche un frein qui se relâche et se retire à propos. Et, Seigneur,
quel est celui qui ne s’emporte quelquefois au delà des barrières de la
nécessité? S’il en est un, il est grand, qu’il vous glorifie de sa perfection!
Moi, je ne suis pas cet homme ; je suis un pécheur, et je glorifie pourtant
votre nom, assuré que Celui qui a vaincu le siècle (Jean, XVI, 33) intercède
auprès de vous pour mes péchés (Rm. VIII, 34), qu’il m’a compté entre les
membres infirmes de son corps, dont vos yeux ne dédaignent pas les
imperfections, et qui sont tous inscrits au livre de vie (Ps. CXXXVIII, 16).
PLAISIR
DE L’ODORAT.
48. Les odeurs me hissent assez indifférent à leur
charme. Absentes, je ne les recherche pas, je ne répudie pas leur présence; je
suis disposé à m’en passer. Du moins me semble-t-il ainsi, et je me trompe
peut-être. Car ne faut-il pas gémir sur cette nuit profonde qui, nous voilant
les ressorts de notre être, interdit à l’esprit, lorsqu’il se consulte lui-même
sur sa puissance, toute créance facile à ses réponses, parce qu’il ignore
d’ordinaire ce qu’il recèle en lui, si l’expérience ne le lui découvre? Et nul
homme ne doit être en sécurité dans cette vie qui n’est, tout entière, qu’une
tentation (Jb, VII, 1); de mauvais devenu meilleur, rien ne garantit que de
meilleur il ne devienne pire. Il n’est qu’un espoir, qu’une confiance, qu’une
promesse sûre, votre miséricorde.
PLAISIR
DE L’OUÏE. — DU CHANT D’ÉGLISE.
49. Les voluptés de l’oreille m’avaient captivé par des
liens plus forts; mais vous les avez brisés; vous m’avez délivré de cet
esclavage. Cependant, je l’avoue, aux accents que vivifient vos paroles chantées
par une voix douce et savante, je ne puis me défendre d’une certaine
complaisance, impuissante toutefois à me retenir quand il me plaît de me
retirer. Suaves mélodies, n’est-ce pas justice qu’admises avec les saintes
pensées qui sont leur âme, je leur fasse dans la mienne une place d’honneur?
mais j’ai peine à garder une juste mesure.
Car il me semble que je leur accorde parfois plus qu’il ne
convient, sentant que par cette harmonie, les paroles sacrées pénètrent mon
esprit d’une plus vive flamme d’amour; et je vois que les affections de l’âme et
leurs nuances variées retrouvent chacune sa note dans les modulations de la
voix, et je ne sais quelle secrète sympathie qui les réveille. Mais le charme
sensible, à qui il ne faut pas laisser le loisir d’énerver l’âme, me trompe
souvent, quand la sensation se lasse de marcher après la raison, et prétend
autoriser de là faveur d’être admise à sa suite, ses efforts pour la précéder et
la conduire. C’est là que je pèche sans m’en apercevoir, mais bientôt je m’en
aperçois.
50. D’autres fois, un excès de précautions contre de
telles surprises me jette dans un excès de rigidité, et je voudrais éloigner de
mon oreille et de l’Eglise même ces touchantes harmonies, compagnes ordinaires
des psaumes de David. Il me parait alors plus sûr de s’en tenir à ce que j’ai
souvent ouï dire d’Athanase, évêque d’Alexandrie, qu’il les faisait réciter avec
une légère inflexion de voix, plus semblable à une lecture qu’à un chant.
Et cependant quand je me rappelle ces larmes que les chants
de votre Eglise me firent répandre aux premiers jours où je recouvrai la foi, et
qu’aujourd’hui même je me sens encore ému, non de ces accents, mais des paroles
modulées avec leur expression juste par une voix pure et limpide, je reconnais
de nouveau la grande utilité de cette institution. Ainsi je flotte entre le
danger de l’agréable et l’expérience de l’utile, et j’incline plutôt, sans
porter toutefois une décision irrévocable, au maintien du chant dans l’Eglise,
afin que le charme de l’oreille élève aux mouvements de la piété l’esprit trop
faible encore. Mais pourtant, lorsqu’il m’arrive d’être moins touché du verset
que du chant, c’est un péché, je l’avoue, qui mérite pénitence : je voudrais
alors ne pas entendre chanter.
Voilà où j’en suis. Pleurez avec moi, pleurez pour moi,
vous qui sondez en vous-mêmes la source vive des bonnes oeuvres; car, pour vous,
qui la négligez, ces plaintes ne vous ton client guère. Mais, Seigneur mon Dieu,
témoin de cette laborieuse étude de moi-même, ma langueur est sous vos yeux;
voyez, entendez-moi; donnez-moi un regard de pitié, guérissez-moi.
VOLUPTÉ
DES YEUX.
51. Reste la volupté des yeux de ma chair, dont je vais
publier les confessions à l’oreille de votre temple, des âmes fraternelles et
pieuses; ainsi j’aurai parlé de toutes les tentations charnelles qui me frappent
encore, tandis que je gémis, « et soupire après cette habitation céleste dont Je
brûle d’être revêtu comme d’un second vêtement » (II Co. V, 2).
La beauté, la variété des formes, l’agrément et la vivacité
des couleurs charment les yeux. Que mon âme ne demeure pas attachée à ces
objets; que Dieu la retienne, Dieu leur auteur, «dont toutes les oeuvres sont
bonnes » (Si. XXXIX,39) ; mais lui seul est mon bien, et non pas elles. Et elles
me sollicitent, tant que je veille pendant la durée du jour; et il ne m’est pas
donné de m’en reposer, comme je me repose des chants qui ont cessé, quelquefois
de tout bruit, dans un profond silence. Car la reine des couleurs elle-même,
cette lumière qui inonde tout ce que nous voyons, se glisse partout où je suis
pendant le jour, me pénètre par mille insinuations charmeresses, alors même que
je porte ailleurs l’activité de ma pensée. Elle s’insinue si profondément, qu’à
sa disparition soudaine nous la recherchons avec inquiétude; et son absence
prolongée nous attriste l’âme.
52. O lumière que voyait Tobie l’aveugle, lorsqu’il
enseignait à son fils le chemin de la vie, et, sans s’égarer, y marchait devant
lui d’un pied sûr, du pied de la charité (Tb. IV) ! Lumière que voyait Isaac,
malgré la nuit pesante dont la vieillesse avait voilé ses yeux! lumière par
laquelle il sut connaître, en les bénissant, ses fils qu’il bénissait sans les
connaître (Gn. XXVII) ! Lumière que voyait Jacob, dont le grand âge, aussi,
avait éteint la vue, quand son coeur, rayonnant de clartés, mesura d’un regard
toutes les générations du peuple futur, désignées dans ses fils; quand ses mains
mystérieusement croisées sur les enfants de Joseph, se refusèrent à l’ordre
extérieur que leur père voulait rétablir ; car elles étaient imposées selon le
discernement intérieur (Gn. XLIXX).
Voilà la lumière même; elle est une ; elle ne fait qu’un de
tous ceux qui la voient et qui l’aiment. Mais cette lumière corporelle, dont je
parlais, assaisonne la vie pour les aveugles amants du siècle, d’enivrantes et
perfides douceurs. Et à ceux toutefois qui savent vous en rendre hommage, ô Dieu
créateur de toutes choses, elle sert de degré pour monter à votre gloire, et non
pour descendre au fond de leur sommeil. C’est ainsi que je veux être.
Je lutte contre les séductions des yeux, de peur que mes
pieds ne s’y embarrassent à l’entrée de vos voies; et j’élève vers vous mes yeux
invisibles, afin que les noeuds qui arrêtent mes pas soient rompus (Ps.
XXIV).Vous les dégagez souvent, car souvent ils s’engagent. Vous ne cessez de me
délivrer, et je ne cesse de nie prendre aux piéges semés partout; vigilant
défenseur d’Israël, vous ne dormez, vous ne sommeillez jamais (Ps. CXX, 4).
(467)
53. Que de séductions sans nombre dans les œuvres de
l’art et de l’industrie, vêtements, vases, tableaux, statues; abus d’une
nécessité, abus même d’une intention pieuse; nouveaux enivrements que les hommes
ajoutent aux convoitises des yeux; répandus au dehors à la suite de leurs
oeuvres, oubliant en eux-mêmes Celui qui les a faits, ils gâtent en se
défigurant le chef-d’oeuvre divin.
Ici même, ô mon Dieu! ô ma gloire! ici je trouve à
glorifier votre nom; ô mon sanctificateur! je vous offre un sacrifice de
louanges! car ces beautés que vous faites passer de l’âme à la main de
l’artiste, procèdent de cette beauté, supérieure à nos âmes, et vers laquelle
mon âme soupire nuit et jour. Mais ces amateurs, ces fabricants de beautés
extérieures, empruntent à l’invisible la lumière qui les leur fait agréer, et
non la règle qui en dirige l’usage. Elle est présente, et ils ne la voient pas.
C’est en vain qu’elle leur dit de ne pas aller plus loin, et de vous conserver
toute leur force (Ps. LVIII, 10), au lieu de la dissiper dans ces délices
énervantes.
Et moi qui en parle ainsi, qui en parle avec discernement,
j’engage encore mes pas aux filets de ces beautés; mais vous me délivrez,
Seigneur, vous me délivrez, « parce que votre miséricorde est toujours présente
à mes « yeux » (Ps. XXV, 3). Ma faiblesse se laisse prendre, votre miséricorde
me délivre ; parfois sans souffrance, quand je tombe par mégarde; parfois avec
douleur, quand le lien s’est resserré.
CURIOSITÉ.
54. Ajoutez une autre tentation qui nous environne de
périls multipliés. Outre la concupiscence de la chair, mêlée à toutes les
impressions sensibles, à toutes les voluptés dont le fol amour consume ceux qui
se retirent de vous, il se glisse encore dans l’âme, par les sens, un nouveau
désir, ne demandant plus du plaisir à la chair, mais des expériences; vaine
curiosité qui se couvre du nom de connaissance et de savoir. Or, comme elle
consiste dans l’appétit de connaître, et que la vue est le premier organe de nos
connaissances, l’Esprit-Saint l’a nommée concupiscence des yeux (I Jn, II, 16).
Voir appartient aux yeux, mais nous attribuons cette
expression aux autres sens, quand nous les appliquons à connaître. Car nous ne
disons pas d’un objet : Ecoute comme il rayonne, sens comme il brille, goûte
comme il resplendit, touche comme il éclate. Un seul mot pour tout cela, vois;
et non seulement, vois quelle lumière, ce qui est exclusivement du ressort des
yeux, mais encore, vois quel son, vois quelle odeur, vois quelle saveur, vois
quelle dureté. Aussi l’expérience générale des sens, avons-nous dit, est-elle
nommée concupiscence des yeux. Quoique, en effet, la vision soit leur fonction
particulière, les autres sens l’usurpent néanmoins, quand, à l’exemple des yeux,
ils explorent quelque vérité.
55. Or, on discerne sans peine si l’intérêt du plaisir
ou celui de la curiosité fait agir les sens. Le plaisir recherche la beauté,
l’harmonie, les odeurs, les saveurs, les doux attouchements, la curiosité veut
essayer même de leurs contraires, non pour affronter une impression pénible,
mais par fantaisie d’éprouver et de savoir. Quel plaisir, en effet, peut nous
offrir l’aspect d’un cadavre déchiré, qui fait horreur? En est-il un gisant,
tous accourent pour rapporter de cette vue la consternation, la pâleur. Ils
craignent maintenant de le revoir dans leur sommeil. Eh! qui les a contraints,
éveillés, de le voir? Quel ouï-dire leur a donné l’espérance d’y trouver quelque
beauté? — Ainsi des autres sens; mais il serait trop long de poursuivre.
C’est cette maladie qui invente les raffinements des
spectacles; c’est elle qui prétend pénétrer les secrets les plus cachés de la
nature, inutiles à connaître, et dont les hommes ne désirent rien que la
connaissance; c’est elle qui sollicite les efforts prévaricateurs de la magie;
c’est elle enfin qui, dans la religion même, va jusqu’à tenter Dieu, et lui
demande des prodiges par fantaisie, et non par charité.
56. Dans cette immense forêt, remplie d’embûches et de
périls, combien de coupes n’ai-je pas déjà faites? que n’ai-je pas retranché
dans mon coeur? grâce à votre assistance, ô Dieu de mon salut! Et cependant, la
vie de chaque jour étant assaillie de ces essaims d’objets qui bourdonnent
autour d’elle, quand oserai-je dire que nul d’entre eux ne fixe mon regard, et
que je défie tous les piéges d’une vaine curiosité? .A cette heure, il est vrai,
je suis indifférent au plaisir du théâtre; je me soucie peu de connaître le
cours des astres; jamais mon âme n’a interrogé les ombres; et j’abhorre tout
(468) pacte sacrilège. Mais, ô Seigneur mon Dieu, à qui je dois le service du
plus humble esclave, par quelles insinuations perfides l’ennemi ne me
suggère-t-il pas de vous demander quelque miracle? Et je vous conjure, par notre
Roi, par notre patrie sainte, la chaste et pure Jérusalem, qu’un coupable
consentement, jusqu’à présent éloigné de mon âme, s’en éloigne de plus en plus
chaque jour. Mais quand je vous sollicite pour la santé d’un frère, le but de
mes instances est bien différent; vous faites comme il vous plaît, et vous me
donnez la grâce, vous ne me la refuserez jamais, d’embrasser votre volonté.
57. Et cependant combien de bagatelles et de frivolités
méprisables séduisent encore chaque jour notre curiosité? Qui pourrait compter
nos tentations et nos chutes? Combien de fois souffrons-nous, par certaine
condescendance pour les faibles, de vains récits que, peu à peu, nous écoutons
avec plaisir? Je ne vais plus au cirque voir un .chien courir après un lièvre;
mais que le hasard dans le champ où je passe, m’en donne le spectacle, me voilà
peut-être détourné d’une méditation profonde ; cette chasse inattendue m’attire;
elle ne m’oblige pas de tourner bride, mais de laisser courre mon coeur. Et si,
en me donnant la preuve de ma faiblesse, vous ne m’inspirez aussitôt de ramener
mon esprit de cette vue à une pensée qui m’élève jusqu’à vous, ou bien de passer
outre avec mépris, je reste amusé de cette puérile distraction.
Que dis-je? Sans sortir de ma maison, un lézard, qui prend
des mouches, une araignée, qui les enveloppe de ses fils, n’est-ce pas assez
pour captiver mes yeux? La petitesse de ces animaux diminue-t-elle donc l’action
de ma curiosité ? Je passe de là à vous louer, Créateur, ordonnateur admirable
de toutes choses; mais cette fin n’était pas le principe de mon attention :
autre chose est de se relever prompte, ment ou de ne tomber jamais. Et toute ma
vie est pleine de faux pas; et la grandeur de votre clémence est mon unique
espoir. Car, dès lors que notre âme, prostituée à ces vains objets, se remplit
de conceptions frivoles, il arrive que nos prières sont souvent interrompues et
troublées; et en votre présence, la voix de notre coeur veut-elle monter jusqu’à
vous, une irruption de pensées misérables, accourues je ne sais d’où, vient
traverser un acte si important.
ORGUEIL.
58. Et ceci, est-ce pure bagatelle dont il faille tenir
peu de compte? Et notre espérance peut-elle être ailleurs que dans la
miséricorde bien connue, qui a commencé l’oeuvre de notre conversion?
Et vous savez à quel point vous m’avez changé, me
guérissant d’abord de la passion de la vengeance, pour devenir secourable à mes
autres iniquités, dissiper toutes mes langueurs, racheter ma vie de la
corruption, pour me donner la couronne de grâce et de miséricorde, et prodiguer
vos biens à la merci de mes désirs (Ps. CIII, 3-5). Vous m’avez inspiré votre
crainte, qui éteint l’orgueil, et apprivoisé ma tête à votre joug. Et je le
porte aujourd’hui, et ce fardeau m’est doux; vous me l’aviez promis, vous tenez
votre promesse (Mt. XI, 30) et il était en effet léger, à mon insu, quand je
craignais de m’y soumettre. Mais dites-moi, Seigneur, seul dominateur exempt
d’orgueil, parce que vous êtes le seul Maître véritable, et qui n’en connaît
point d’autre, dites-moi, suis-je délivré, ou pourrai-je l’être jamais dans
cette vie, de ce troisième genre de tentation?
59. Vouloir être craint et aimé des hommes, sans autre
raison que le désir d’une joie qui n’est pas vraie, c’est une vie misérable,
c’est une honteuse insolence. Et voilà pourquoi notre coeur est sans amour pour
vous , et notre crainte sans pureté. Aussi, vous répandez sur les humbles la
grâce que vous refusez aux superbes (I Pi., V, 5) ; vous tonnez sur les
ambitions du siècle , et les fondements des montagnes tremblent.
Or, comme l’intérêt de la société humaine y fait un devoir
de l’amour et de la crainte, l’ennemi de notre véritable félicité nous presse,
et par tous les piéges qu’il sème sous nos pas, il nous crie : Courage, courage!
Il veut que notre avidité à recueillir nous laisse surprendre; il veut que nos
joies se déplacent et quittent votre vérité pour se fixer au mensonge des
hommes; il veut que nous prenions plaisir à nous faire aimer et craindre, non
pour vous, mais au lieu de vous. Et, nous rendant semblables à lui-même, il veut
nous gagner, non pas à l’union de la charité, mais au partage de son supplice,
lui qui a mis son trône sur l’aquilon, afin que vos coupables et difformes
imitateurs tombent dans ses fers (Is., XIV, 13-15) ténébreux et glacés. Mais
nous, Seigneur, nous sommes votre petit troupeau (Lc, XII, 32); nous voilà;
prenez votre houlette. Etendez vos ailes sur nous; que leur ombre soit notre
asile. Soyez notre gloire; que l’on ne nous aime que pour vous; que votre Verbe
seul se fasse craindre en nous. Celui qui veut être loué des hommes, malgré
votre blâme, ne trouvera pas d’homme pour le défendre à votre tribunal, ni pour
le soustraire à votre arrêt. Et il ne s’agit point d’un pécheur flatté dans les
mauvais instincts de son âme, ni d’un impie dont on bénit l’iniquité (Ps. X,
13), mais d’un homme loué pour quelque grâce reçue de vous; s’il jouit plutôt de
la louange que de cette faveur divine qui, en est l’objet, votre blâme
accompagne ces louanges; et celui qui les donne vaut mieux que celui qui les
reçoit; l’un aime dans l’homme le don de Dieu, l’autre préfère au don de Dieu
celui de l’homme.
DISPOSITION DE SON ÂME TOUCHANT
LE BLÂME ET LA LOUANGE.
60. Voilà les tentations dont nous sommes assaillis,
Seigneur, chaque jour, sans relâche. Chaque jour la langue humaine est la
fournaise de notre épreuve. C’est, encore ici que vous nous commandez la
continence. Donnez-moi ce que vous m’ordonnez; ordonnez-moi ce qu’il vous plaît.
Vous savez ici les gémissements que mon coeur exhale, et les torrents de larmes
que roulent mes yeux. Inhabile à discerner jusqu’à quel point je suis allégé de
ce fardeau de corruption, je tremble pour mes maux secrets (Ps. XVIII, 3),
connus de votre regard, et que le mien ignore.
Les autres tentations me laissent toujours quelque moyen de
m’éxaminer, celle-ci presque jamais; car pour les voluptés charnelles, pour les
convoitises de la vaine science, je vois l’empire que j ‘ai gagné sur mon
esprit, par la privation volontaire ou l’absence de ces impressions. Et je
m’interroge alors, en mesurant le degré de vide que j’éprouve. Quant à la
richesse, que l’on ne poursuit que pour satisfaire l’une de ces trois
concupiscences, ou deux ou toutes ensemble, l’esprit se trouve-t-il dans
l’impossibilité de deviner s’il la méprise en la possédant, qu’il la congédie
pour s’éprouver. Est-ce à dire que, pour nous assurer de notre force à supporter
le jeûne de la louange, il faille vivre mal, et en venir à un tel cynisme, que
personne ne puisse nous connaître sans horreur? Qui pourrait penser ou dire
pareille extravagance? Mais si la louange est la compagne ordinaire et obligée
d’une vie exemplaire et de bonnes oeuvres, il ne faut pas plus renoncer à la
vertu qu’à son cortége. Et cependant, sans privation et sans absence, puis-je
avoir le secret de ma résignation?
61. Que vais-je donc ici vous confesser, Seigneur? Eh
bien! je vous dirai que je me plais à la louange, mais encore plus à la vérité
qu’à la louange. Car s’il m’était donné de choisir la louange des hommes pour
salaire d’erreur ou de démence, ou leur blâme pour prix de mon inébranlable
attachement à la vérité, mon choix ne serait pas douteux.
Je voudrais bien, toutefois, que le suffrage des lèvres
d’autrui n’ajoutât rien à la joie que je ressens de ce peu de bien qui est en
moi. Mais, je l’avoue, le bon témoignage l’augmente et le blâme la diminue. Et
quand cette affliction, d’esprit me trouble, il me vient une excuse; ce qu’el1e
vaut, vous le savez, mon Dieu; pour moi, elle me laisse dans le doute. Or, vous
ne nous avez pas seulement ordonne la continence qui enseigne ce dont notre
amour doit s’abstenir, mais encore la justice qui lui montre où il se doit
diriger; et vous nous commandez d’unir à votre amour celui du prochain, Il me
semble donc que c’est l’avancement de l’un de mes frères que j’aime ou que
j’espère, quand je me plais aux louanges intelligentes qu’il donne, et que c’est
encore pour lui que je m’afflige quand je l’entends prononcer un blâme ignorant
ou injuste.
Quelquefois, même je m’attriste des témoignages flatteurs
que l’on me rend, soit que l’on approuve en moi ce qui me déplaît de moi-même,
soit que l’on estime au delà de leur valeur des avantages secondaires. Eh! que
sais-je? Ce sentiment ne vient-il pas de ma répugnance aux éloges en désaccord
avec l’opinion que j’hi de moi? Non qu’alors je sois touché de l’intérêt du
prochain; mais c’est que le bien que j’aime en moi m’est encore plus agréable
quand je ne suis pas seul à l’aimer. Et, en effet, est-ce donc me louer que de
contredire mes sentiments sur moi, en louant ce qui me déplaît, en exaltant des
qualités indifférentes? Suis-je donc ici un mystère pour moi-même?
62. Mais ne vois-je pas en vous, ô Vérité, que l’intérêt
seul du prochain doit me rendre sensible à la louange? Est-ce ainsi que je suis?
je l’ignore. Et, en cela, je vous connais mieux que moi-même. Oh! révélez-moi à
moi, mon Dieu; que je signale aux prières de mes frères les secrètes blessures
de mon âme.
Encore un retour sur moi: je veux me sonder plus à fond. Si
la seule utilité du prochain me fait agréer la louange, d’où vient que le blâme
jeté à un autre m’intéresse moins que celui qui me touche? Pourquoi suis-je plus
vivement blessé du trait qui m’atteint que de celui dont une même injustice
frappe un frère en ma présence? Est-ce encore là un secret qui m’échappe? Et que
n’ai-je déjà pris mon parti de me tromper moi-même, et de trahir devant vous la
vérité et de coeur et de bouche! Eloignez de moi, Seigneur, cette folie, de peur
que mes paroles ne soient pour moi l’huile qui parfume la tête du pécheur !
(Ps. CXL, 5)
VAINE
GLOIRE, POISON SUBTIL.
63. Je suis pauvre et dénué, et tout ce que j’ai de mieux,
c’est cette déplaisance de moi-même dont le gémissement intérieur me rend
témoignage, et qui ne se lassera de poursuivre votre miséricorde, que vous
n’ayez soulagé mes défaillances, en consommant ma régénération dans la paix
ignorée de l’oeil superbe.
Les paroles de notre bouche, nos actions qui se produisent
à la connaissance des hommes, amènent la plus dangereuse tentation, cet amour de
la louange, qui recrute, au profit de certaine qualité personnelle, des
suffrages mendiés, et trouve encore à me séduire par les reproches mêmes que je
me fais. Souvent l’homme tire une vanité nouvelle du mépris même de la vaine
gloire; et la vaine gloire rentre en lui par ce mépris dont il se glorifie.
COMPLAISANCE EN SOI-MÊME.
64. Il est encore en nous un autre ennemi, une tentation de
même nature; cette complaisance en soi qui se repaît de son inanité, se souciant
peu de plaire ou déplaire au prochain. Or, celui qui se plaît à lui-même, vous
déplaît souverainement, soit qu’il prenne en lui pour bien ce qui n’est pas
bien, ou qu’il revendique comme son bien propre celui qu’il tient de vous; soit
que, reconnaissant votre don, il l’attribue à ses mérites, ou qu’enfin il
confesse votre grâce, mais avec cette joie de l’égoïsme qui envie aux autres les
mêmes faveurs. Parmi tant de périls et d’épreuves, vous le voyez, mon coeur
tremble; et, si le mal s’est apaisé, c’est bien moins absence de blessures que
célérité de la main dont j’ai senti l’action salutaire.
COUP
D’OEIL SUR TOUT CE QU’IL A DIT.
65. Dans ce long pèlerinage de ma pensée, où ne m’avez-vous
pas accompagné, ô Vérité? avez-vous cessé de m’enseigner ce qu’il fallait
rechercher ou fuir, quand je vous consultais, en vous communiquant selon mon
pouvoir les découvertes de l’oeil intérieur? J’ai voyagé hors de moi-même par le
sens qui m’ouvre le monde; j’ai observé la vie de mon corps et l’action de mes
sens. Et je suis entré dans les profondeurs de ma mémoire, dans ces nombreuses
et immenses retraites, peuplées d’une infinité d’images; et je les ai
considérées avec épouvante; et j’ai vu que je ne pouvais rien distinguer sans
vous, et j’ai reconnu que vous étiez fort différent de tout cela.
Fort différent aussi de moi-même, de moi, qui, dans cette
exploration intérieure, cherchais à faire le discernement exact, et la juste
appréciation de mes découvertes : soit que les réalités me fussent transmises
par les sens, soit que, mêlées à ma nature, je les interrogeasse en moi-même;
soit que je m’attachasse au nombre et au signalement de leurs introducteurs, et
que, repassant tous ces trésors enfermés dans ma mémoire, ma pensée exhumât les
uns et mît les autres en réserve.
Oui, vous êtes fort différent de moi, qui fais cela, et de
la puissance intérieure par qui je le fais; et vous n’êtes pas cette puissance,
parce que vous êtes la lumière immuable que je consulte sur l’être, la qualité,
la valeur de toutes choses. Ainsi j’écoutais, et j’écoute souvent vos leçons et
vos commandements. Votre voix fait mes délices, et, dans ce peu de loisirs que
me laisse la nécessité de mes travaux, cette joie sainte est mon asile.
Et, dans tous ces objets que je parcours à la clarté de
votre lumière, je ne trouve de lieu sûr pour mon âme qu’en vous; il n’est que
vous, où mon être épars puisse se rassembler pour y demeurer à jamais tout
entier. Et parfois vous me pénétrez d’un sentiment étrange, douceur inconnue,
qui, devenant en moi parfaite et durable, serait je ne sais quoi .qui ne serait
plus cette vie. Mais je retombe sous le poids de ma chaîne, et le torrent
m’entraîne, et je suis lié; et je pleure, et mes larmes ne relâchent pas mes
liens. Le fardeau de l’habitude m’emporte au fond. Où je puis être, je ne veux;
où je veux, je ne puis; double misère.
CE QUI
LE REJETAIT LOIN DE DIEU.
66. Et j’ai reconnu dans cette triple convoitise la source
de mes coupables infirmités, et j’ai demandé mon salut à votre bras. Car j’ai vu
votre gloire avec un coeur blessé, et, tout ébloui, j’ai dit : Qui peut voir
jusque-là? Et j’étais rejeté loin de la splendeur de vos regards (Ps. XXX, 23).
Vous êtes la Vérité qui préside sur toutes choses. Et mon insatiable avarice ne
voulait pas vous perdre; elle voulait posséder le mensonge avec vous. Ainsi le
menteur ne veut pas que la vérité lui soit inconnue. Je vous avais donc perdu,
parce que vous ne souffrez pas qu’on vous possède sans répudier l’héritage du
mensonge.
ÉGAREMENT DES SUPERBES QUI ONT EU RECOURS
AUX ANGES DÉCHUS COMME MÉDIATEURS
ENTRE DIEU ET LES HOMMES.
67. Qui trouver, capable de me réconcilier avec vous?
Devais-je solliciter les anges? et par quelles prières? par quels sacrifices ?
Plusieurs, ai-je ouï dire, travaillant pour revenir à vous, et ne le pouvant
d’eux-mêmes, ont tenté cette voie, et, tombés bientôt dans un désir curieux de
visions étranges, ils ont mérité d’être livrés à l’illusion. Superbes, ils vous
cherchaient avec tout le faste de la science, le coeur haut et non contrit; la
conformité d’esprit a attiré sur eux lei complices de leur orgueil, les
puissances de l’air (Ep. II, 2), dont les prestiges les ont égarés lorsqu’ils
cherchaient un médiateur, médecin de leur âme, sans le trouver; car ils
n’avaient devant eux que le diable transfiguré en ange de lumière (II Co. XI,
14).
Chair superbe, ce qui l’a séduite, c’est que le séducteur
n’était pas revêtu de chair! Hommes mortels et pécheurs! Mais vous, Seigneur,
dont ils cherchaient la paix avec orgueil, vous êtes indépendant de la mort et
du péché. Or, il fallait au médiateur entre l’homme et Dieu ( I Tim. II, 5) une
ressemblance avec Dieu et une ressemblance avec l’homme. Entièrement semblable à
l’homme, il était loin de Dieu; entièrement semblable à Dieu, il était loin de
l’homme -; il n’était plus médiateur. Ainsi ce faux médiateur, à qui votre
justice secrète permet de séduire l’orgueil, a quelque chose de commun avec
l’homme : c’est le péché; il prétend quelque chose de commun avec Dieu : libre
du vêtement charnel de la mortalité, il se donne pour immortel. Mais, comme « la
mort est la solde du péché (Rm. VI, 23), il entre, par la communauté du péché,
dans la communauté de la mort.
JÉSUS-CHRIST SEUL MÉDIATEUR.
68. Mais le Médiateur de vérité, que le secret de votre
miséricorde a fait connaître aux humbles, et que vous avez envoyé pour leur
enseigner, par son exemple, l’humilité même, ce Médiateur de Dieu et des hommes,
JÉSUS-CHRIST homme, est apparu entre les pécheurs mortels et le JUSTE immortel,
mortel avec les hommes, Juste avec Dieu; et comme la vie et la paix sont la
solde de la justice, par la justice qui l’unit à Dieu, il est venu ruiner dans
les impies justifiés la mort dont il voulut être comme eux tributaire. C’est lui
qui a été montré de loin aux saints des anciens jours, pour qu’ils fussent
sauvés par la foi au sang qu’il devait répandre, comme nous le sommes par la foi
en son sang répandu. Car ce n’est qu’en sa qualité d’homme qu’il est médiateur;
en tant que Verbe, il n’est plus terme MOYEN, il est ÉGAL à Dieu, Dieu en Dieu,
et avec le Saint-Esprit un seul Dieu.
69. Oh! de quel amour nous avez-vous donc aimés, Père
infiniment bon? vous n’épargnez pas votre Fils unique, vous le livrez pour nous,
pécheurs que nous sommes (Rm. VIII, 32). De quel amour nous avez-vous donc aimés
? Pour nous, « Celui qui n’a point regardé comme une usurpation d’être égal à
vous, s’est rendu obéissant jusqu’à la mort de la croix (Ph. II, 6), lui seul
libre entre les morts (Ps. LXXXVII, 6-8), ayant la puissance de « quitter son
âme et la puissance de la reprendre » (Jn, X, 18) ; pour nous, en votre nom,
vainqueur et victime, et vainqueur parce qu’il est victime; pour nous, en votre
nom, sacrificateur et sacrifice, et sacrificateur parce qu’il est sacrifice, lui
qui, d’esclaves, nous fait vos enfants, parce qu’il est votre Fils et pour nous
esclave. Oh! c’est avec justice que sur lui repose cette ferme espérance que
vous guérirez toutes mes langueurs, par lui qui est assis à votre droite, et
sans cesse y intercède pour nous (Rm. VIII, 34); autrement je tomberais dans le
désespoir; car nombreuses et grandes sont mes infirmités, nombreuses et grandes!
mais plus grande encore est la vertu de vos remèdes. Nous eussions pu croire
votre Verbe trop éloigné de l’alliance de l’homme, et désespérer de nous s’il ne
s’était fait chair, s’il n’eût demeuré parmi nous.
70. Plié sous la crainte de mes péchés et le fardeau de
ma misère, j’avais délibéré dans mon coeur et presque résolu de fuir au désert;
mais vous m’en avez empêché, me rassurant
par cette parole: « Le CHRIST est mort pour tous, afin que
ceux qui vivent ne vivent plus à eux-mêmes, mais à celui qui est mort pour eux
(I Co. V, 15). »
Eh bien! Seigneur, je jette tous mes soucis en votre sein,
pour vivre, pour goûter les merveilles de votre loi ( Ps. CXVIII, 18). Vous
savez mon ignorance et ma faiblesse; enseignez-moi, guérissez-moi. Ce Fils
unique « en qui sont cachés tous les « trésors de la sagesse et de la science
m’a « racheté de son sang (Col. II, 3). » Loin de moi les calomnies des
superbes. Je médite ma rançon, et je la mange, et je la bois, et je la
distribue; pauvre encore, je désire en être rassasié avec ceux qui la mangent et
en sont rassasiés; qui louent le Seigneur parce qu’ils le cherchent (Ps. XXI,
27).
È
LA CRÉATION ET LE TEMPS
Il demande à Dieu l’intelligence des Ecritures. — Il
cherche à expliquer les premières paroles de la Genèse : « Dans le principe
Dieu fit le ciel et la terre. » — Il répond à cette question : « Que faisait
Dieu avant la création du monde? » — Point de temps avant la création. —
Qu’est-ce que le temps? — Quelle est la mesure du temps?
LA CONFESSION DE NOS MISÈRES
DILATE NOTRE AMOUR.
1. Eh quoi! ce que je vous dis, l’ignorez-vous donc, ô
Dieu, possesseur de l’éternité? L’ignorez-vous, ou avez-vous besoin du temps,
pour voir ce qui se passe dans le temps? Pourquoi donc vous présenter le cours
et la suite de tant de choses? Non pour vous les apprendre, sans doute, mais
pour susciter vers vous dans mon coeur et dans les coeurs qui me liront de
nouvelles flammes, afin qu’un seul cri s’élève : « Le Seigneur est grand et
infiniment digne de louanges (Ps. XCV, 4) »
Je l’ai dit, et je le dis encore; c’est l’amour de votre
amour qui m’a suggéré cette pensée. Nous prions, et cependant la Vérité nous
dit : « Votre Père sait ce qu’il vous faut, avant même que vous lui demandiez
rien » (Mt. VI, 8). Ainsi la confession de nos misères et de vos miséricordes
dilate notre amour pour vous; elle appelle sur nous cette grâce qui doit
consommer notre délivrance et nous sortir de nous-mêmes, séjour de malheur, pour
nous faire entrer en vous, souveraine béatitude. Car vous nous avez appelés à la
pauvreté volontaire, à la douceur, à la faim et à la soif de la justice, à
l’amour des larmes, et de la compassion, et de la pureté intérieure, et de la
paix (Mt. V, 3-9). Et je vous ai tout raconté, suivant mes forces et ma volonté,
car vous avez voulu le premier que j’élevasse jusqu’à vous, Seigneur mon Dieu,
les louanges de votre bonté et de vos miséricordes éternelles (Ps. CXVII, 1).
IL
DEMANDE A DIEU L’INTELLIGENCE DES ÉCRITURES.
2. Et ma plume serait-elle un organe capable de publier
par quelles inspirations quelles saintes terreurs, par quelles consolations,
quelles secrètes conduites vous m’avez amené au ministère de votre parole et à
la dispensation de vos sacrements? Et puis, eussé-je la force d’être un
narrateur fidèle, chaque goutte de temps me coûte si cher!
Et depuis longtemps je brûle de méditer votre loi, et de
vous confesser à cet égard mes lumières et mon ignorance; les premiers reflets
de vos rayons, et la lutte des ténèbres qui règnent encore dans mon âme, jusqu’à
ce que ma faiblesse soit absorbée par votre force. Et je ne veux pas répandre
sur d’autres soins les heures de loisir que me laissent les besoins de la
nature, le délassement nécessaire de l’esprit, et le service que nous devons aux
hommes, ou que nous leur rendons sans leur devoir.
3. Seigneur mon Dieu, prêtez l’oreille à ma prière; que
votre clémence exauce mon désir. Ce n’est pas pour moi seul que ce coeur
palpite; il se passionne encore pour l’intérêt de ses frères. Et vous voyez dans
ce coeur qu’il est ainsi. Oh! que je vous offre en sacrifice ce servage de
pensées et de paroles dont je suis redevable; et donnez-moi de quoi vous offrir.
« Je suis indigent et pauvre » (Ps. LXXXV, 1), et vous êtes riche; et vous
versez vos libéralités sur tous « ceux qui vous invoquent (Rm. X, 12) » ô vous
dont la Providence ne trouble pas la Sécurité. Retranchez en moi toute témérité,
tout mensonge, par la circoncision du coeur et des lèvres. Que vos Ecritures
soient mes chastes délices. Que je n’y trouve ni à m’égarer, ni à égarer les
autres. Voyez, Seigneur; ayez pitié, Seigneur mon Dieu, lumière des aveugles,
vertu des faibles; encore leur lumière et leur vertu, quand ils ont recouvré la
vue et la force; voyez mon âme, entendez ses cris du fond de l’abîme. Car, là
même, si vous n’y êtes pas aux écoutes, où adresser nos pas et nos cris?
« A vous est le jour, à vous est la nuit » (Ps. LXXIII,
16). D’un coup d’oeil, vous réglez le vol des moments. Faites-moi largesse de
temps pour méditer les secrets de votre loi; ne la fermez pas à ceux qui
frappent. Car ce n’est pas en vain que vous avez dicté tant de pages
mystérieuses : forêts sacrées, n’ont-elles pas aussi leurs cerfs qui se
retirent, s’abritent, courent, se reposent, paissent et ruminent sous leur
ombre? Seigneur, amenez-moi à votre perfection; révélez-moi ces mystères. Oh!
votre parole est ma joie; votre voix m’est plus douce que le charme des
voluptés. Donnez-moi ce que j’aime; votre voix est mon amour, et vous m’avez
donné de l’aimer. Ne soyez pas infidèle à vos dons ; ne dédaignez pas votre
pauvre plante que la soif dévore. Que je proclame à votre gloire toutes mes
découvertes dans vos saints livres ! Que j’écoute la voix, de vos louanges (Ps.
XXV, 7)! Que je m’enivre de vous, en considérant les merveilles de votre loi,
depuis ce jour premier-né des jours où vous avez fait le ciel et la terre,
jusqu’à notre avènement au royaume de votre cité sainte
4. Seigneur, ayez pitié de moi, exaucez mes voeux. Rien
de la terre, je crois, n’est leur objet; ni l’or, ni l’argent, ni les pierres
précieuses, ni le luxe, ni les honneurs, ni la puissance, ni les plaisirs de la
chair, ni les besoins qui nous suivent dans le trajet de la vie; toutes choses
d’ailleurs données par surcroît à qui cherche votre royaume et votre justice
(Mt. VI, 33). Voyez, Seigneur mon Dieu, où s’élance mon désir. « Les impies
m’ont raconté leur ivresse; mais qu’est-ce auprès de votre loi, Seigneur ? »
(Ps. CXVIII) Et voilà où mes voeux aspirent. Voyez, ô Père, regardez, voyez et
agréez; que sous l’oeil propice de votre miséricorde, je frappe à la porte de
vos paroles saintes, et que la grâce m’ouvre leur sanctuaire. Je vous en conjure
par Notre-Seigneur Jésus-Christ, votre Fils, l’homme de votre droite, fils de
l’homme, que vous vous êtes fait (Ps. LXXIX, 18) médiateur entre vous et nous,
par qui vous nous avez cherchés, quand nous n’étions plus en quête de vous, afin
que cette sollicitude réveillât la nôtre. Je vous en conjure, au nom de votre
Verbe, par qui vous avez fait toutes vos créatures, dont je suis; au nom de
votre Fils unique, par qui vous avez appelé à l’adoption le peuple des croyants,
dont je suis encore; au nom de Celui qui est assis à votre droite et y intercède
pour nous ; « en qui sont cachés tous les trésors de « la sagesse et de la
science » (Coloss. II, 3) ; c’est lui que je cherche dans vos livres saints.
Moïse a écrit de lui (Jn V, 46) : C’est lui-même, c’est la Vérité, qui l’a dit.
IL
IMPLORE LA VÉRITÉ, QUI A PARLÉ PAR MOÏSE.
5. Oh! que j’entende, que je comprenne comment, dans le
PRINCIPE, vous avez créé le ciel et la terre (Gn,. I, 1)! Moïse l’a écrit; il
l’a écrit et s’en est allé; il a passé outre, allant de vous à vous; et il n’est
plus là devant moi. Que n’est-il encore ici-bas! je m’attacherais à lui, et je
le supplierais, et je le conjurerais en votre nom de me dévoiler ces mystères,
et j’ouvrirais une oreille aride aux accents de ses lèvres. S’il me répondait
dans la langue d’Héber, ce ne serait qu’un vain bruit qui frapperait mon organe,
sans faire impression à mon esprit; s’il me parlait dans la mienne, je
l’entendrais; mais d’où saurais-je qu’il me dirait la vérité? et, quand je le
saurais, le saurais-je de lui? Non, ce serait au dedans de moi, dans la plus
secrète résidence de ma pensée, que la vérité même, qui n’est ni hébraïque, ni
grecque, ni latine, ni barbare, parlant sans organe, sans voix, sans murmure de
syllabes, me dirait : Il dit vrai; et aussitôt, dans une pleine certitude, je
dirais à ce saint serviteur:
Tu dis vrai. Mais je ne puis l’interroger; c’est donc vous,
ô Vérité! dont il était plein; c’est vous, mon Dieu, que j’implore; oubliez mes
offenses, et ce que vous avez donné d’écrire à votre grand Prophète, oh!
donnez-moi de l’entendre.
LE CIEL
ET LA TERRE NOUS CRIENT
QU’ILS ONT ÉTÉ CRÉÉS.
6. Et voilà donc le ciel et la terre! Ils sont. Ils
crient qu’ils ont été faits; car ils varient et changent. Or ce qui est, sans
avoir été créé, n’a rien en soi qui précédemment n’ait point été; caractère
propre du changement et de la vicissitude. Et ils ne se sont pas faits; leur
voix nous crie : C’est parce que nous avons été faits que nous sommes; nous
n’étions donc pas, avant d’être, pour nous faire nous-mêmes. L’évidence est leur
voix. Vous les avez donc créés, Seigneur; vous êtes beau, et ils sont beaux;
vous êtes bon, et ils sont bons; vous êtes, et ils sont. Mais ils n’ont ni la
beauté, ni la bonté, ni l’être de la même manière que vous, ô Créateur; car,
auprès de vous, ils n’ont ni beauté, ni bonté, ni être. Nous savons cela grâce à
vous; et notre science, comparée à la vôtre, n’est qu’ignorance.
L’UNIVERS CRÉÉ DE RIEN.
7. Comment donc avez-vous fait le ciel et la terre? et
quelle machine avez-vous appliquée à cette construction sublime? L’artiste
modèle un corps sur un autre, suivant la fantaisie de l’âme qui a la puissance
de réaliser l’idéal que l’oeil intérieur lui découvre en elle. Et d’où lui
viendrait ce pouvoir, si elle-même n’était votre ouvrage?
L’artisan façonne une matière préexistante, ayant en soi de
quoi devenir ce qu’il la fait, comme la terre, la pierre, le bois ou l’or, etc.
Et d’où ces objets tiennent-ils leur être, si vous n’en êtes le créateur? C’est
vous qui avez créé le corps de l’ouvrier, et l’esprit qui commande à ses
organes; vous êtes l’auteur de cette matière qu’il travaille, de cette
intelligence qui conçoit l’art, et voit en elle ce qu’elle veut produire au
dehors; de ces sens interprètes fidèles qui font passer dans l’ouvrage les
conceptions de l’âme, et rapportent à l’âme ce qui s’est accompli, afin qu’elle
consulte la vérité, juge intérieur, sur la valeur de l’ouvrage. Toutes ces
créatures vous glorifient, et vous proclament le Créateur du monde.
Mais vous, comment les avez-vous faites? cornaient
avez-vous fait le ciel et la terre? O Dieu! Ce n’est ni sur la terre, ni dans le
ciel, que vous avez fait le ciel et la terre; ni dans les airs, ni dans les eaux
qui en dépendent. Ce n’est pas dans l’univers que vous avez créé l’univers; où
pouvait-il être, pour être créé, avant d’être créé pour être? Et vous n’aviez
rien aux mains qui vous fût matière du ciel et de la terre. Eh! d’où vous serait
venue cette matière, que vous n’eussiez pas créée pour en former votre ouvrage?
Que dire, enfin, sinon que cela est, parce que vous êtes? Et vous avez parlé, et
cela fut, et votre seule parole a tout fait (Ps. XXXII, 9,6).
COMMENT
DIEU A PARLÉ.
8. Mais quelle a été cette parole? S’est-elle formée
comme cette voix descendue de la nue: « Celui-ci est mon Fils bien-aimé(Matth.
III, 17 ; XVII, 5)? » Cette voix retentit et passe; elle commence et finit; ses
syllabes résonnent et s’évanouissent, la seconde après la première, la troisième
après la seconde, ainsi de suite, jusqu’à la dernière, et le silence après elle.
Il est donc évident et clair que cette voix fut l’expression d’une créature,
organe temporel de votre éternelle volonté. Et l’oreille extérieure transmet ces
paroles, formées dans le temps, à l’âme intelligente dont l’oreille intérieure
s’approche de votre Verbe éternel. Et l’âme a comparé ces accents fugitifs à
l’éternité silencieuse de votre Verbe, et elle s’est dit: « Quelle différence!
les uns sont infiniment au-dessous de moi; ils ne sont même pas, car ils fuient,
car ils passent; mais au-dessus de moi, le Verbe de mon Dieu demeure
éternellement (I Pierre, I, 25).»
Que si vous avez commandé par des paroles passagères comme
leur son l’existence du ciel et de la terre; si c’est ainsi que vous les avez
faits, il y avait donc déjà, avant le ciel et la terre, quelque créature
corporelle, dont l’acte mesuré par le temps fit vibrer cette voix dans la mesure
du temps. Or, nulle substance corporelle n’était avant le ciel et la terre; ou,
s’il en existait une, il faut reconnaître que vous aviez formé sans parole
successive l’être qui devait articuler votre commandement: Que le ciel et la
terre soient. Car cet organe de vos desseins, quel qu’il fût, ne pouvait être,
si vous ne l’eussiez fait. Or, pour produire le corps dont ces paroles devaient
sortir, de quelle parole vous êtes-vous servi? (476)
LE VERBE
DIVIN, FILS DE DIEU, COÉTERNEL AU PÈRE.
9. Vous nous appelez donc plus haut; vous nous appelez
à l’intelligence du Verbe-Dieu, Dieu en vous, Verbe qui se prononce et prononce
tout de toute éternité; parole sans fin, sans succession, sans écoulement; qui
dit éternellement, et tout à la fois, toutes choses. Autrement le temps et la
vicissitude seraient en vous, et, dès lors, plus de véritable éternité, plus de
véritable immortalité. C’est ainsi, je le sais, mon Dieu, et grâces à vous! Je
le sais, et vous bénis, Seigneur, et, avec moi, quiconque n’a pas un coeur
ingrat au bienfait éclatant de votre lumière.
Nous savons, Seigneur, nous savons que, n’être plus ce
qu’on était, qu’être ce qu’on n’était pas, c’est là naître et mourir. Aussi,
rien en votre Verbe ne passe, rien ne succède, parce qu’il est immortel, parce
qu’il est éternel eu vérité. Et c’est par ce Verbe, coéternel avec vous, que
vous dites, de toute éternité, et tout à la fois, toute ce que vous dites, et
qu’il est ainsi que vous dites. Et votre parole est votre seule action; et
néanmoins ce n’est ni tout à la fois, ni de toute éternité, que s’est accomplie
l’oeuvre de votre parole.
LE VERBE
ÉTERNEL EST NOTRE UNIQUE MAÎTRE.
10. Eh! comment cela, Seigneur mon Dieu? J’entrevois
bien quelque chose, mais comment l’exprimer? je l’ignore. N’est-ce point que
tout être qui commence et finit, ne commence et ne finit d’être qu’au temps où
la raison, en qui rien ne finit, rien ne commence, la raison éternelle connaît
qu’il doit commencer ou finir? Et, cette raison, c’est votre Verbe, le principe
de tout, la voix intérieure qui nous parle (Jean VIII, 25); comme lui-même l’a
dit dans 1’Evangile par la voix de la chair; comme il l’a fait entendre
humainement à l’oreille des hommes, afin que l’on crût en lui, qu’on le cherchât
intérieurement, et qu’on le trouvât dans l’éternelle vérité, où ce bon, cet
unique maître des âmes enseigne tous ses disciples.
C’est là, Seigneur, que j’entends votre voix me dire : Que
la vraie parole est celle qui nous enseigne; et que la parole qui n’enseigne
pas, n’est plus une parole. Or, qui nous enseigne, sinon l’immuable vérité? car
la créature changeante ne nous instruit qu’en tant qu’elle nous amène à cette
vérité stable, notre lumière, notre appui, notre joie; la voix de l’Epoux (Jean
III, 29), qui nous réunit à notre principe. Et il est ce principe, et sans son
immuable permanence nous ne saurions où revenir de nos égarements. Or, quand
nous revenons de l’erreur, c’est la connaissance qui nous ramène; et il nous
enseigne cette connaissance, parce qu’il est le principe et la voix qui nous
parle.
LE VERBE PARLE A NOTRE COEUR.
11. C’est dans ce Principe, ô Dieu, que vous avez fait
le ciel et la terre; c’est dans votre Verbe, votre Fils, votre vertu, votre
sagesse, votre vérité ; par une parole, par une opération admirable. Qui pourra
comprendre cette merveille? qui pourra la raconter? Quelle est cette lumière qui
par intervalle m’éclaire, et frappe mon coeur sans le blesser; le glace
d’épouvante, et l’embrase d’amour : épouvante, en tant que je suis si loin;
amour, en tant que je suis plus près d’elle?
C’est la sagesse, la sagesse elle-même, dont le rayon
déchire par intervalle les nuages de mon âme, qui, souvent infidèle à cette
lumière, retombe dans ses ténèbres, sous le fardeau de son supplice : car ma
détresse a épuisé mes forces (Ps. XXX, 2); je suis incapable même de porter mon
bonheur, tant que votre pitié, Seigneur, secourable à mes iniquités, n’aura pas
«guéri toutes mes langueurs. Mais vous rachèterez ma vie de la corruption; vous
me couronnerez de compassion et de miséricorde; vous rassasierez de vos biens
tout mon désir; et ma jeunesse sera renouvelée comme celle de l’aigle (Ps. CII,
3-5); » car l’espérance est notre salut; et nous attendons vos promesses en
patience (Rom. VIII, 24, 25). Entende en soi qui pourra votre parole intérieure,
moi je m’écrie, sur la foi de votre oracle: « Que vos oeuvres sont glorieuses,
Seigneur! Vous avez tout fait dans votre Sagesse (Ps. CIII, 24). »Elle est le
principe; et c’est dans ce principe que vous avez créé le ciel et la terre.
(477)
LA VOLONTÉ DE DIEU N’A PAS DE
COMMENCEMENT.
12. Ne sont-ils pas tous remplis des ruines de leur
vétusté, ceux qui nous disent : Que faisait Dieu avant de créer le ciel et la
terre? S’il demeurait dans l’inaction, pourquoi eu est-il sorti, pourquoi y
est-il rentré? S’il s’est accompli en Dieu un acte nouveau, une volonté
nouvelle, pour donner l’être à une créature qui n’était pas sortie du néant,
est-il une éternité vraie là où naît une volonté qui n’était pas? car la volonté
de Dieu n’est pas la créature. Elle est antérieure à la créature. Nulle création
sans préexistence de la volonté créatrice. La volonté de Dieu appartient donc à
sa substance. Que s’il est survenu dans la substance divine quelque chose de
nouveau, on ne peut plus en vérité la dire éternelle. Et si Dieu a voulu de
toute éternité l’existence de la créature, pourquoi, elle aussi, n’est-elle pas
éternelle?
LE TEMPS
NE SAURAIT ÊTRE LA MESURE DE L’ÉTERNITÉ.
13. Ceux qui parlent ainsi ne vous comprennent pas
encore , ô Sagesse de Dieu lumière des esprits; ils ne comprennent pas comment
vous créez, en vous, et par vous-même, et ils aspirent à la science de votre
éternité; mais leur coeur flotte sur les vagues du passé et de l’avenir, à la
merci de la vanité.
Qui l’arrêtera, ce coeur, qui le fixera pour qu’il s’ouvre
stable un instant, à l’intuition des splendeurs de l’immobile éternité, qu’il la
compare à la mobilité des temps, et trouve toute comparaison impossible; qu’il
ne voie dans la durée qu’une succession de mouvements qui ne peuvent se
développer à la fois; observant, au contraire, que rien de l’éternité ne passe,
et qu’elle demeure toute présente, tandis qu’il n’est point de temps qui soit
tout entier présent; car l’avenir suit le passé qu’il chasse devant lui; et tout
passé, tout avenir tient son être et son cours de l’éternité toujours présente?
Qui fixera le coeur de l’homme, afin qu’il demeure et
considère comment ce qui demeure, comment l’éternité, jamais passée, jamais
future, dispose et du passé et de l’avenir? Est-ce ma main, est-ce ma parole, la
main de mon esprit, qui aurait cette puissance?
CE QUE
DIEU FAISAIT AVANT LA CRÉATION DU MONDE.
14. Et je réponds à cette demande : Que faisait Dieu
avant de créer le ciel et la terre? Je réponds, non comme celui qui éluda, dit
on, les assauts d’une telle question par cette plaisanterie : Dieu préparait des
supplices aux sondeurs de mystères. Rire n’est pas répondre. Et je ne réponds
pas ainsi. Et j’aimerais mieux confesser mon ignorance, que d’appeler la
raillerie sur une demande profonde, et l’éloge sur une réponse ridicule.
Mais je dis, ô mon Dieu, que vous êtes le père de toute
créature, et s’il faut entendre toute créature par ces noms du ciel et de la
terre, je le déclare hautement: avant de créer le ciel et la terre, Dieu ne
faisait rien. Car ce qu’il eût pu faire alors, ne saurait être que créature. Oh
! que n’ai-je la connaissance de tout ce qu’il m’importe de connaître, comme je
sais que la créature n’était pas avant la création !
POINT DE
TEMPS AVANT LA CRÉATION.
15. Un esprit léger s’élance déjà peut-être dans un
passé de siècles imaginaires, et s’étonne que le Tout-Puissant, créateur et
conservateur du monde, l’architecte du ciel et de la terre, ait laissé couler un
océan d’âges infinis sans entreprendre ce grand ouvrage. Qu’il sorte de son
sommeil, et considère l’inanité de son étonnement ! Car d’où serait venu ce
cours de siècles sans nombre dont vous n’eussiez pas été l’auteur, vous,
l’auteur et le fondateur des siècles? Quel temps eût pu être, sans votre
institution? Et comment se fût-il écoulé, ce temps qui n’eût pu être?
Puisque vous êtes l’artisan de tous les temps, si l’on
suppose quelque temps avant que vous eussiez créé le ciel et la terre, pourquoi
donc prétendre que vous demeuriez dans l’inaction? Car ce temps même était votre
ouvrage, et nul temps n’a pu courir avant que vous eussiez fait le temps. Que si
avant le ciel et la terre il n’était point de temps, pourquoi demander ce que
vous faisiez ALORS? Car, où le TEMPS n’était pas, ALORS ne pouvait être.
16. Et ce n’est point par le temps que vous précédez les
temps, autrement vous ne seriez (478) pas avant tous les temps. Mais vous
précédez les temps passés par l’éminence de votre éternité toujours présente;
vous dominez les temps à venir, parce qu’ils sont à venir, et qu’aussitôt venus,
ils seront passés. « Et vous, vous « êtes toujours le même, et vos années ne
s’évanouissent point ( Ps. CI, 28). » Vos années ne vont ni ne viennent, et les
nôtres vont et viennent afin d’arriver toutes. Vos années demeurent toutes à la
fois, parce qu’elles demeurent. Elles ne se chassent pas pour se succéder, parce
qu’elles ne passent pas. Et les nôtres ne seront toutes, que lorsque toutes
auront cessé d’être. Vos années ne sont qu’un jour; et ce jour est sans semaine,
il est aujourd’hui; et votre aujourd’hui ne cède pas au lendemain, il ne succède
pas à la veille. Votre aujourd’hui, c’est l’éternité. Ainsi vous avez engendré
coéternel à vous-même Celui à qui vous avez dit: « Je t’ai engendré aujourd’hui
(Ps. II,7 ; Héb. V, 7). » Vous avez fait tous les temps, et vous êtes avant tous
les temps, et il ne fut pas de temps où le temps n’était pas.
QU’EST-CE QUE LE TEMPS?
17. Il n’y a donc pas eu de temps où vous n’ayez rien
fait, puisque vous aviez déjà fait le temps. Et nul temps ne vous est coéternel,
car vous demeurez; et si le temps demeurait, il cesserait d’être temps.
Qu’est-ce donc que le temps? Qui pourra le dire clairement et en peu de mots?
Qui pourra le saisir même par la pensée, pour traduire cette conception en
paroles? Quoi de plus connu, quoi de plus familièrement présent à nos
entretiens, que le temps? Et quand nous en parlons, nous concevons ce que nous
disons; et nous concevons ce qu’on nous dit quand on nous en parle.
Qu’est-ce donc que le temps? Si personne ne m’interroge, je
le sais; si je veux répondre à cette demande, je l’ignore. Et pourtant j’affirme
hardiment, que si rien ne passait, il n’y aurait point de temps passé; que si
rien n’advenait, il n’y aurait point de temps à venir, et que si rien n’était,
il n’y aurait point de temps présent. Or, ces deux temps, le passé et l’avenir,
comment sont-ils, puisque le passé n’est plus, et que l’avenir n’est pas encore?
Pour le présent, s’il était toujours présent sans voler au passé, il ne serait
plus temps; il serait l’éternité. Si donc le présent, pour être temps, doit s’en
aller en passé, comment pouvons-nous dire qu’une chose soit, qui ne peut être
qu’à la condition de n’être plus? Et peut-on dire, en vérité, que le temps soit,
sinon parce qu’il tend à n’être pas?
QUELLE
EST LA MESURE DU TEMPS?
18. Et cependant nous disons qu’un temps est long et
qu’un temps est court, et nous ne le disons que du passé et de l’avenir; ainsi,
par exemple, cent ans passés, cent ans à venir, voilà ce que nous appelons
longtemps; et, peu de temps : dix jours écoulés, dix jours à attendre. Mais
comment peut être long ou court ce qui n’est pas? car le passé n’est plus, et
l’avenir n’est pas encore. Cessons donc de dire: Ce temps est long; disons du
passé : il a été long; et: il sera long, de l’avenir.
Seigneur mon Dieu, ma lumière, votre vérité ne se
moquera-t-elle pas de l’homme qui parle ainsi? Car ce long passé, est-ce quand
il était déjà passé qu’il a été long, ou quand il était encore présent? En
effet, il n’a pu être long que tant qu’il fut quelque chose qui pût être long.
Mais, passé, il n’était déjà plus; et comment pouvait-il être long, lui qui
n’avait plus d’être? Ne disons plus donc : Le passé a été long: car nous ne
retrouverons pas ce qui a été long, puisque du moment où il passe, il n’est
plus. Disons: Ce temps présenta été long, car il était long en tant que présent.
Il ne s’était pas encore écoulé au non-être, il était donc quelque chose qui
pouvait être long. Mais aussitôt qu’il a passé, aussitôt il a cessé d’être long,
en cessant d’être.
19. Voyons donc, ô âme de l’homme, si le temps présent
peut être long; car tu as reçu la faculté de concevoir et de mesurer ses pauses.
Que vas-tu me répondre? Est-ce un long temps que cent
années présentes? Vois d’abord si
cent années peuvent être présentes. Est-ce la première qui
s’accomplit? elle seule est présente; les quatre-vingt-dix--neuf autres sont à
venir; et, partant, ne sont pas encore. Est-ce la seconde? il en est une déjà
passée; une présente; le reste est futur. Ainsi de toute année que nous fixerons
comme présente dans la révolution d’un siècle; tout ce qui la devance est passé;
tout ce qui la suit est futur. Cent années ne sauraient donc être présentes.
(479) Mais vois si du moins l’année actuelle est elle-même présente. Est-ce son
premier mois qui court? les autres sont à venir. Est-ce le second? le premier
est déjà passé; le reste n’est pas encore ; ainsi l’année actuelle n’est pas
tout entière présente: et, partant, ce n’est pas une année présente; car
l’année, c’est douze mois, dont chacun à Son tour est présent; le reste, passé
ou futur. Et le moie courant, même, n’est pas présent, mais un seul de ses
jours. Est-il le premier? le reste est dans l’avenir. Est-il le dernier? le
reste est dans le passé. Est-il intermédiaire? il est entre ce qui n’est plus et
ce qui n’est pas encore.
20. Voilà donc ce temps présent que nous avons trouvé le
seul qu’on pût appeler long; le voilà réduit à peine à l’espace d’un jour. Et ce
jour même, encore, discutons-le; non, ce seul jour n’est pas tout entier
présent: car il s’accomplit en vingt-quatre heures, douze de jour, douze de
nuit, dont la première précède, et la dernière suit toutes les autres,
l’intermédiaire suit et précède.
Et cette même heure se compose elle-même de parcelles
fugitives. Tout ce qui s’en détache, s’envole dans le passé; ce qui en reste est
avenir. Que si l’on conçoit un point dans le temps sans division possible de
moment, c’est ce point-là seul qu’on peut nommer présent. Et ce point vole,
rapide, de l’avenir au passé, durée sans étendue; car s’il est étendu, il se
divise en passé et avenir.
Ainsi, le présent est sans étendue. Où donc est le temps
que nous puissions appeler long? Est-ce l’avenir! Non: car il ne peut être long
sans être. Nous disons donc: Il sera long. Mais quand le sera-t-il? Non sans
doute tant qu’il sera avenir, n’étant pas encore, pour être long. Que s’il ne
doit être long qu’au moment où, de futur, il commencera d’être ce qu’il n’est
pas encore, c’est-à-dire présent, ayant un être, et de quoi être long,
n’oublions pas que le présent nous a crié à haute voix : Non, je ne saurais être
long.
COMMENT
SE MESURE LE TEMPS?
21. Et pourtant, Seigneur, nous apercevons bien les
intervalles des temps, nous les comparons entre eux, et nous disons les uns plus
longs, les autres plus courts; nous mesurons encore la différence; nous
constatons qu’elle est double, triple, etc., ou nous affirmons l’égalité. Mais
notre aperception qui mesure les temps ne mesure que leur passage: car le passé,
qui n’est plus, l’avenir, qui n’est pas encore, peuvent-ils se mesurer, à moins
que l’on ne prétende que le néant soit mesurable? Ce n’est donc que dans sa
fuite que le temps s’aperçoit et se mesure. Est-il passé? il n’est point
mesurable, car il n’est plus,
OU EST
LE PASSÉ, OU EST L’AVENIR?
22. Je cherche, ô Père, je n’affirme rien; mon Dieu,
soyez l’arbitre et le guide de mes efforts. Qui oserait me dire qu’il n’existe
pas trois temps, comme notre enfance l’a appris, comme nous l’enseignons à
l’enfance: le passé, le présent et l’avenir, mais que le présent seul existe,
les deux autres n’étant point? Ou bien faut-il dire qu’ils sont; et que le temps
sort d’une retraite inconnue, quand, de futur, il devient présent, et qu’il
rentre dans une autre, également inconnue, quand, de présent, il devient passé?
Car si l’avenir n’est pas encore, où donc l’ont vu ceux qui l’ont prédit? Ce qui
n’est pas peut-il se voir? Et les narrateurs du passé seraient-ils vrais, si ce
passé n’était -visible à leur esprit? Et pourraient-ils se voir, l’un et
l’autre, s’ils n’étaient que pur néant? Il faut donc que le passé et l’avenir
aient un être.
COMMENT
LE PASSÉ ET L’AVENIR SONT PRÉSENTS.
23. Permettez-moi, Seigneur, de chercher encore. O mon
espérance, éloignez le trouble de mes efforts. S’il est vrai que l’avenir et le
passé soient, où sont-ils? Si cette connaissance est encore au-dessus de moi, je
sais pourtant que, où qu’ils soient, ils n’y sont ni passé, ni futur, mais
présent : le futur, comme tel, n’y est pas encore; le passé, comme tel, n’y est
déjà plus. Où donc qu’ils soient, quels qu’ils soient, ils ne sont qu’en tant
que présent. Ainsi dans un récit véritable d’événements passés, la mémoire ne
reproduit pas les réalités qui ne sont plus, mais les mots nés des images
qu’elles ont laissées en passant par nos sens, comme les tracs de leurs pas. Mon
enfance évanouie est dans le passé, évanoui comme elle. Mais quand j’y pense,
quand j’en parle, je revois son (480) image dans le temps présent, parce qu’elle
es encore dans ma mémoire.
Est-ce ainsi que se prédit l’avenir? Est-ce eu présence
d’images, messagères de ce qui n’es pas encore? Mon Dieu, je confesse ici mou
ignorance. Mais ce dont je suis certain, c’es que d’ordinaire nous préméditons
nos actes futurs; que cette préméditation est présente, tandis que l’acte
prémédité, en tant que futur, n’est pas encore. Notre préméditation commençant à
se réaliser, l’acte sera, non plus à venir muais présent.
24. Quel que soit donc ce secret pressentiment de
l’avenir, on ne saurait voir que ce qui est. Or, ce qui est déjà, n’est point à
venir, mais présent. Ainsi voit l’avenir, ce n’est pas voir ces réalités futures
qui ne sont pas encore, mais peut-être les causes et les symptômes qui existent
déjà; prémices de l’avenir déjà présentes aux regards de la pensée qui, le
conçoit; et cette conception est déjà dans l’esprit, et elle est présente à la
vision prophétique.
Une preuve éloquente entre tant de témoignages. Je vois
l’aurore et je prédis le lever du soleil. Ce que je vois est présent, ce que je
prédis est futur; non pas le soleil qui est déjà, mais son lever qui n’est pas
encore : et si mon esprit ne se l’imaginait, comme au moment où j’en parle,
cette prédiction serait impossible. Or, cette aurore, que je vois dans le ciel,
n’est pas le lever du soleil, quoiqu’elle le devance, non plus que cette image
que je vois dans mon esprit, mais leur présence coïncidente me fait augurer le
phénomène futur. Ainsi, l’avenir n’est pas encore; donc il n’est pas, donc il ne
peut se voir; mais il se peut prédire d’après des circonstances déjà présentes
et visibles.
DE
LA PRESCIENCE DE L’AVENIR.
25. Mais dites, Monarque souverain de votre création,
comment enseignez-vous aux âmes les événements futurs? Ne les avez-vous pas
révélés à vos prophètes? Dites, comment enseignez-vous l’avenir, vous pour qui
rien n’est avenir; ou plutôt comment enseignez-vous ce qui de l’avenir est déjà
présent? Car le néant pourrait. il s’enseigner? C’est un secret, je le sens,
supérieur à mon intelligence; faible par elle-même , ma vue n’y saurait
atteindre (Ps. CXXVIII, 6); mais vous serez sa force, si vous voulez, ô douce
lumière des yeux de mon âme!
QUEL NOM
DONNER AUX DIFFÉRENCES DU TEMPS?
26. Or, ce qui devient évident et clair, c’est que le
futur et le passé ne sont point; et, rigoureusement, on ne saurait admettre ces
trois temps: passé, présent et futur; mais peut-être dira-t-on avec vérité : Il
y a trois temps, le présent du passé, le présent du présent et le présent de
l’avenir. Car ce triple mode de présence existe dans l’esprit; je ne le vois pas
ailleurs. Le présent du passé, c’est la mémoire; le présent du présent, c’est
l’attention actuelle; le présent de l’avenir, c’est son attente. Si l’on
m’accorde de l’entendre ainsi, je vois et je confesse trois temps; et que l’on
dise encore, par un abus de l’usage : Il y a trois temps, le passé, le présent
et l’avenir; qu’on le dise, peu m’importe; je ne m’y oppose pas : j’y consens,
pourvu qu’on entende ce qu’on dit, et que l’on ne pense point que l’avenir soit
déjà, que le passé soit encore. Nous avons bien peu de locutions justes,
beaucoup d’inexactes; mais on ne laisse pas d’en comprendre l’intention.
COMMENT
MESURER LE TEMPS?
27. Nous mesurons le temps à son passage, ai-je dit plus
haut; en sorte que nous pouvons affirmer qu’un temps est double d’un autre, ou
égal à un autre, ou tel autre rapport que cette mesure exprime. Ainsi donc c’est
à son passage que nous mesurons le temps. D’où le sais-tu? dira-t-on peut-être.
Je sais, répondrai-je, que nous le mesurons; que nous ne saurions mesurer ce qui
n’est pas, et que le passé ou l’avenir n’est qu’un néant. Or, comment
mesurons-nous le temps présent, puisqu’il est sans étendue? Il ne se mesure qu’à
son passage; passé, il ne se mesure plus; car il n’est plus rien de mesurable.
Mais d’où vient, par où passe, où va le temps, quand on le
mesure? D’où, sinon de l’avenir? Par où, sinon par le présent? Où, sinon dans le
passé? Sorti de ce qui n’est pas encore, il passe par l’inétendue pour arriver à
ce qui n’est plus. Comment donc mesurer le temps, si ce n’est pas certains
espaces? Ces distinctions des temps simples, doubles, triples ou égaux, (481)
qu’est-ce autre chose que des espaces de temps Quel espace est donc pour nous la
mesure du temps qui passe ? Est-ce l’avenir d’où il vient Mais mesure-t-on ce
qui n’est pas encore ? Est-ce le présent par où il passe? Mais l’inétendu se
mesure-t-il ? Est-ce le passé où il entre ? Mais comment mesurer ce qui n’est
plus?
IL
DEMANDE A DIEU LA CONNAISSANCE DE CE MYSTÈRE.
28. Mon esprit brûle de connaître cette énigme profonde.
Je vous en conjure, Seigneur mon Dieu, mon bon père., je vous en conjure au nom
du Christ, ne fermez pas à mon désir l’accès d’une question si ordinaire et si
mystérieuse. Laissez-moi pénétrer dans ses replis; que la lumière de votre
miséricorde les éclaire, Seigneur! A qui m’adresser? à quel autre confesser plus
utilement mon ignorance qu’à vous, ô Dieu, qui ne désapprouvez pas le zèle
ardent où m’emporte l’étude de vos Ecritures? Donnez- moi ce que j’aime. Car
j’aime, et vous m’avez donné d’aimer. Donnez-moi mon amour, ô Père qui savez ne
donner que de vrais biens à vos fils (Mt. VII, 2) Donnez-moi de connaître cette,
vérité que je poursuis. C’est une porte fermée à tous mes labeurs, si vous ne
l’ouvrez vous-même.
Par le Christ, au nom du Saint des saints, je vous en
conjure, que nul ne me trouble ici. Je crois, « et ma foi inspire ma parole (Ps.
CXV, 1). » J’espère et je ne vis qu’à l’espérance de contempler les délices du
Seigneur. Et vous avez fait mes jours périssables, et ils passent (Ps.
XXXVIII,6). Et comment? je l’ignore. Et nous avons sans cesse à la bouche ces
mots: époque et temps. Combien de temps a-t-il mis à ce discours, à cette
oeuvre? Qu’il y a longtemps que je n’ai vu cela! Et, cette syllabe longue est le
double de temps de cette brève. Nous parlons et on nous parle tous les jours
ainsi; nous comprenons et sommes compris. Rien de plus clair et de plus usité;
rien en même temps de plus caché; rien, jusqu’ici, de plus impénétrable.
NATURE
DU TEMPS.
29. J’ai entendu dire à un savant que le temps, c’est le
mouvement du soleil, de la lune et des astres; je ne suis pas de cet avis; car,
pourquoi le mouvement de tout autre corps ne serait-il pas le temps? Quoi! le
cours des astres demeurant suspendu, si la roue d’un potier continuait à
tourner, n’y aurait-il plus de temps pour mesurer ses tours? Ne nous serait-il
plus possible d’exprimer l’égalité de leurs intervalles ou la différence de
leurs mouvements, si les vitesses sont différentes? Et en énonçant ces rapports,
ne serait-ce pas dans le temps que nous parlerions? N’y aurait-il dans nos
paroles ni longues, ni brèves? Et comment les reconnaître, sinon à l’inégale
durée de leur son? O Dieu! accordez à l’homme de trouver en un point la lumière-
qui lui découvre toute grandeur et toute petitesse! Il est, je le sais, des
astres et dès flambeaux célestes qui mesurent les saisons, les temps, les années
et les jours (Gen. I, 14). C’est une vérité, et je ne prétendrais jamais que le
mouvement de cette roue du potier fût notre jour, sans lui refuser toutefois
d’être un temps, n’en déplaise à ce philosophe.
30. Ce que je veux savoir, moi, c’est la puissance et la
nature du temps, qui nous sert de mesure aux mouvements des corps, et nous
permet de dire, par exemple: Tel mouvement dure une fois plus que tel autre; car
enfin le jour n’est pas seulement la présence rapide du soleil sur l’horizon,
mais encore le cercle qu’il décrit de l’orient à l’orient, et qui règle le
nombre des jours écoulés, les nuits mêmes comprises, dont le compte n’est jamais
séparé. Ainsi le jour n’étant accompli que par le mouvement du soleil et sa
révolution d’orient en orient, est-ce le mouvement, est-ce la durée du
mouvement, est-ce l’un et l’autre ensemble qui forment le jour? Est-ce le
mouvement? Alors, une heure serait le jour, si cet espace de temps suffisait au
soleil pour achever sa carrière:
Est-ce le jour entier? Alors il n’y aurait point de jour
si, d’un lever à l’autre, il ne s’écoulait pas plus d’une heure, et s’il fallait
vingt-quatre révolutions solaires pour former le jour. Est-ce à la fois le
mouvement et le temps? Alors le soleil accomplirait son tour en une heure, et,
supposé qu’il s’arrêtât, le même intervalle que sa course mesure d’un matin à
l’autre se serait écoulé, qu’il n’y aurait pas eu de véritable jour.
Ainsi, je ne me demande plus, qu’est-ce qu’on nomme le
jour, mais qu’est-ce que le temps? ce temps, mesure du mouvement solaire, que
nous dirions moindre de moitié, si (482) douze heures avaient suffi au parcours
de l’espace accoutumé. En comparant cette différence de temps, ne dirions-nous
pas que l’un est double de l’autre, tors même que la course du soleil d’orient
en orient serait tantôt plus longue, tantôt plus courte de moitié ? Qu’on ne
vienne donc plus me dire: Le temps, c’est le mouvement des corps célestes. Quand
le soleil s’arrêta à la prière d’un homme (Josué, X, 13), pour lui laisser le
loisir d’achever sa victoire, le temps s’arrêta-t-il avec le soleil? Et n’est-ce
point dans l’espace de temps nécessaire que le combat se continua et finit? Je
vois donc enfin que le temps est une sorte d’étendue. Mais n’est-ce pas une
illusion? suis-je bien certain de. le voir? Q vérité, ô lumière! éclairez-moi.
LE TEMPS
EST-IL LA MESURE DU MOUVEMENT?
31. Si l’on me dit: Le temps, c’est le mouvement des
corps, m’ordonnez-vous de le croire? Non, vous ne l’ordonnez pas. Nul corps ne
saurait se mouvoir que dans le temps. Vous le dites, et je l’entends; mais que
ce mouvement soit le temps, c’est ce que je n’entends pas; ce n’est pas vous qui
le dites. Lorsqu’en effet un corps se meut, c’est par le temps que je mesure la
durée de ce mouvement, depuis son origine jusqu’à sa fin. Si je ne l’ai pas vu
commencer, et si sa durée ne me permet pas de le voir finir, il n’est point en
ma puissance de le mesurer, si ce n’est peut-être du moment où j’ai commencé à
celui où j’ai cessé de le voir. Si je l’ai vu longtemps, j’affirme la longueur
du temps sans la déterminer ; car cette détermination suppose un rapport de
différence ou d’égalité. Si, supposé un mouvement circulaire, nous pouvions
remarquer le point de l’espace où prend sa course et où la termine le corps
mobile, ou l’une de ses parties, nous pourrions dire en combien de temps s’est
accompli de tel point à tel autre, le mouvement de ce corps ou de l’une de ses
parties.
Ainsi le mouvement d’un corps étant distinct de la mesure
de sa durée, peut-on chercher encore à qui appartient le nom de temps? Souvent
ce corps se meut d’un mouvement inégal, souvent il demeure en repos, et le temps
n’est pas moins la mesure de son repos que de son mouvement. Et nous disons: Son
immobilité a duré autant, deux ou trois fois plus, deux ou
trois fois moins que son mouvement; et, nous le disons,
d’après une mesure exacte ou approximative. Donc le mouvement des corps n’est
pas le temps.
ALLUMEZ
MA LAMPE, SEIGNEUR, ÉCLAIREZ MES TÉNÈBRES.
32. Et je vous le confesse, Seigneur, j’ignore encore ce
que c’est que le temps; et pourtant, Seigneur, je vous le confesse aussi, je
n’ignore point que c’est dans le temps que je parle, et qu’il y a déjà longtemps
que je parle du temps, et que ce longtemps est une certaine teneur de durée. Eh!
comment donc puis-je le savoir, ignorant ce que c’est que le temps? Ne serait-ce
point que je ne sais peut-être comment exprimer ce que je sais ? Malheureux que
je suis, j’ignore même ce que j’ignore! Mais vous êtes témoin, Seigneur, que le
mensonge est loin de moi. Mon coeur est comme ma parole. « Allumez ma lampe,
Seigneur mon Dieu, éclairez mes ténèbres ( Ps. XVII, 25). »
LE TEMPS
N’EST PAS LA MESURE DU TEMPS.
33. Mon âme ne vous fait-elle pas un aveu sincère quand
elle déclare en votre présence qu’elle mesure le temps? Est-il donc vrai, mon
Dieu, que je le mesure, sans connaître ce que je mesure? Je mesure le mouvement
des corps par le temps, et le temps lui-même, ne saurais-je le mesurer? Et me
serait-i! possible de mesurer la durée et l’étendue d’un mouvement, sans mesurer
le temps où il s’accomplit?
Mais sur quelle mesure puis-je apprécier le temps même? Un
temps plus long est-il la mesure d’un plus court, comme la coudée est la mesure
d’une solive? comme une syllabe longue nous paraît être la mesure d’une brève,
quand nous disons que l’une est double de l’autre; comme la longueur d’un poème
s’évalue sur la longueur des vers, la longueur des vers sur celle des pieds, la
longueur des pieds sur celle des syllabes, et les syllabes longues sur les
brèves: évaluation qui ne repose pas sur l’étendue des pages, car elle serait
alors mesure d’espace; et non plus mesure de temps. Mais lorsque les paroles
passent, en les prononçant, nous disons: Ce poème est long, il se (483) compose
de tant de vers; ces vers sont longs, ils se tiennent sur tant de pieds; ces
pieds sont longs, ils renferment tant de syllabes; cette syllabe est longue, car
elle est double d’une brève.
Toutefois, ce n’est pas encore là une mesure certaine du
temps; car un vers plus court prononcé lentement peut avoir plus de durée qu’un
long débité plus vite; ainsi d’un poème, d’un pied, d’une syllabe. D’où j’infère
que le temps n’est qu’une étendue. Mais quelle est la substance de cette
étendue? Je l’ignore. Et ne serait-ce pas mon esprit même? Car, ô mon Dieu!
qu’est-ce que je mesure, quand je dis indéfiniment: tel temps est plus long que
tel autre; ou définiment ce temps est double de celui-là? C’est bien le temps
que je mesure, j’en suis certain; mais ce n’est point l’avenir, qui n’est pas
encore; ce n’est point le présent, qui est inétendu; ce n’est point le passé,
qui n’est plus. Qu’est-ce donc que je mesure? Je l’ai dit; ce n’est point le
temps passé, c’est le passage du temps.
COMMENT
NOUS MESURONS LE TEMPS.
34. Courage, mon esprit; redouble d’attention et
d’efforts! Dieu est notre aide: « nous sommes son ouvrage et non pas le
nôtre1(Ps. XCIX, 3) » attention où l’aube de la vérité commence à poindre. Une
voix corporelle se fait entendre; le son continue; et puis il cesse. Et voilà le
silence; et la voix est passée; et il n’y a plus rien: avant le son elle était à
venir, et ne pouvait se mesurer, n’étant pas encore; elle ne le peut plus,
n’étant plus. Elle le pouvait donc, quand elle vibrait, puisqu’elle était; sans
stabilité, toutefois; car elle venait et passait. Et n’est-ce. point cette
instabilité même qui la rendait mesurable? Son passage ne lui donnait-il pas une
étendue dans certain espace de temps, qui formait sa mesure, le présent étant
sans espace?
S’il en est ainsi, écoute; voici une nouvelle voix : elle
commence, se soutient et continue sans interruption: mesurons-la, pendant
qu’elle se fait entendre; le son expiré, elle sera passée, elle ne sera plus.
Mesurons-la donc; évaluons son étendue. Mais elle dure encore; et sa mesure ne
peut se prendre que de son commencement à sa fin : car c’est l’intervalle même
de ces deux termes, quels qu’ils soient, que nous mesurons. Ainsi, la voix qui
dure encore n’est pas mesurable. Peut-on apprécier son étendue? sa différence ou
son égalité avec une autre? Et, quand elle aura cessé de vibrer, elle aura cessé
d’être. Comment donc la mesurer? Toutefois le temps se mesure; mais ce n’est ni
celui qui doit être, ni celui qui n’est déjà plus, ni celui qui est sans
étendue, ni celui qui est sans limites; ce n’est donc ni le temps à venir, ni le
passé, ni le temps présent, ni celui qui passe que nous mesurons; et toutefois
nous mesurons le temps.
35. Ce vers: « DEUS CREATOR OMNIUM » est de huit
syllabes, alternativement brèves et longues; quatre brèves, la première, la
troisième, la cinquième et la septième, simples par rapport aux seconde,
quatrième, sixième et huitième, qui durent le double de temps. Je le sens bien
en les prononçant: et il en est ainsi, au rapport de l’évidence sensible. Autant
que j’en puis croire ce témoignage, je mesure une longue par une brève, et je la
sens double de celle-ci. Mais elles ne résonnent que l’une après l’autre, et si
la brève précède la longue, comment retenir la brève pour l’appliquer comme
mesure à la longue, puisque la longue ne commence que lorsque la brève a fini?
Et cette longue même, je ne la mesure pas tant qu’elle est présente; puisque je
ne saurais la mesurer avant sa fin : cette fin, c’est sa fuite. Qu’est-ce donc
que je mesure? où est la brève, qui mesure? où est la longue, à mesurer? Leur
son rendu, envolées, passées toutes deux, et elles ne sont plus! et pourtant je
les mesure, et je réponds hardiment, sur la foi de mes sens, que l’une est
simple, l’autre double en durée; ce que j e ne puis assurer, qu’elles ne soient
passées et finies. Ce n’est donc pas elles que je mesure, puisqu’elles ne sont
plus, mais quelque chose qui demeure dans ma mémoire, profondément imprimé.
36. C’est en toi, mon esprit, que je mesure le temps. Ne
laisse pas bourdonner à ton oreille : Comment? comment? et ne laisse pas
bourdonner autour de toi l’essaim de tes impressions; oui, c’est en toi que je
mesure l’impression qu’y laissent les réalités qui passent; impression
survivante à leur passage. Elle seule demeure présente; je la mesure, et non les
objets qui l’ont fait naître par leur passage. C’est elle que je mesure quand je
mesure le temps : donc, le temps n’est autre chose que cette impression, ou il
échappe à ma mesure. (484)
Mais quoi! ne mesurons-nous pas le silence? Ne disons-nous
pas : Ce silence a autant de durée que cette parole? Et notre pensée ne se
représente-t-elle pas alors la durée du son, comme s’il régnait encore; et cet
espace ne lui sert-il pas de mesure pour calculer l’étendue silencieuse? Ainsi,
la voix et les lèvres muettes, nous récitons intérieurement des poèmes, des
vers, des discours, quels qu’en soient le mouvement et les proportions; et nous
apprécions la durée, le rapport successif des mots, des syllabes, comme si notre
bouche en articulait le son. Je veux soutenir le ton de ma voix, la durée
préméditée de mes paroles est un espace, déjà franchi en silence, et confié à la
garde de ma mémoire. Je commence, ma voix résonne jusqu’à ce qu’elle arrive au
but déterminé. Que dis-je? elle a résonné, et résonnera. Ce qui s’est écoulé
d’elle, son évanoui; le reste, son futur. Et la durée s’accomplit par l’action
présente de l’esprit, poussant l’avenir au passé, qui grossit du déchet de
l’avenir, jusqu’au moment où, l’avenir étant épuisé, tout n’est plus que passé.
L’ESPRIT
EST LA MESURE DU TEMPS.
37. Mais qu’est-ce donc que la diminution ou
l’épuisement de l’avenir qui n’est pas encore? Qu’est-ce que l’accroissement du
passé qui n’est plus, si ce n’est que dans l’esprit, où cet effet s’opère, il se
rencontre trois termes l’attente, l’attention et le souvenir? L’objet de
l’attente passe par l’attention, pour tourner en souvenir. L’avenir n’est pas
encore; qui le nie? et pourtant son attente est déjà dans notre esprit. Le passé
n’est plus, qui en doute? et pourtant son souvenir est encore dans notre esprit.
Le présent est sans étendue, il n’est qu’un point fugitif; qui l’ignore? et
pourtant l’attention est durable; elle par qui doit passer ce qui court à
l’absence : ainsi, ce n’est pas le temps à venir, le temps absent; ce n’est pas
le temps passé, le temps évanoui qui est long un long avenir, c’est une longue
attente de l’avenir; un long passé, c’est un long souvenir du passé.
38. Je veux réciter un cantique; je l’ai retenu. Avant
de commencer, c’est une attente intérieure qui s’étend à l’ensemble. Ai-je
commencé? tout ce qui accroît successivement au pécule du passé entre au domaine
de ma mémoire : alors, toute la vie de ma pensée n’est que mémoire : par rapport
à ce que j’ai dit; qu’attente, par rapport à ce qui me reste à dire. Et pourtant
mon attention reste présente, elle qui précipite ce qui n’est pas encore à
n’être déjà plus. Et, à mesure que je continue ce récit, l’attente s’abrége, le
souvenir s’étend jusqu’au moment où l’attente étant toute consommée, mon
attention sera tout entière passée dans ma mémoire. Et il en est ainsi,
non-seulement du cantique lui-même, mais de chacune de ses parties, de chacune
de ses syllabes : ainsi d’une hymne plus longue, dont ce cantique n’est
peut-être qu’un verset; ainsi de la vie entière de l’homme, dont les actions de
l’homme sont autant de parties; ainsi de cette mer des générations humaines,
dont chaque vie est un flot.
DE
L’UNION AVEC DIEU.
39. Mais « votre miséricorde vaut mieux que toutes les
vies ( Ps. LXII, 4); » et toute ma vie à moi n’est qu’une dissipation; et votre
main m’a rassemblé en mon Seigneur, fils de l’homme, médiateur en votre unité et
nous, multitude, multiplicité et division, « afin qu’en lui j’appréhende celui
qui m’a appréhendé par lui; »et que ralliant mon être dissipé au caprice de mes
anciens jours, je demeure à la suite de votre unité, sans souvenance de ce qui
n’est plus, sans aspiration inquiète vers ce qui doit venir et passer, mais
recueilli « dans l’immutabilité toujours présente, » et ravi par un attrait sans
distraction à la poursuite de cette « palme que votre voix me promet dans la «
gloire (Philip. III, 12, 13, 14) » où j’entendrai l’hymne de vos louanges, où je
contemplerai votre joie sans avenir et sans passé.
Maintenant « mes années s’écoulent dans les « gémissements
(Ps. XXX, II), » et vous, ô ma consolation, ô Seigneur, ô mon Père! vous êtes
éternel. Et moi je suis devenu la proie des temps, dont l’ordre m’est inconnu;
et ils m’ont partagé; et les tourmentes de la vicissitude déchirent mes pensées,
ces entrailles de mon âme, tant que le jour n’est pas venu où, purifié de mes
souillures et fondu au feu de votre amour, je m’écoulerai tout en vous.
POINT DE
TEMPS SANS OEUVRE.
40. Et alors en vous, dans votre vérité, type de mon
être, je serai ferme et stable; et je n’aurai plus à essuyer les questions des
hommes, frappés, par la déchéance, de cette hydropisie de curiosité qui demande
: Que faisait Dieu avant de créer le ciel et la terre? ou Comment, lui est venu
la pensée de faire quelque chose, puisqu’il n’avait jamais rien fait
jusque-là ?
Inspirez-leur, ô mon Dieu, des pensera meilleurs que leurs
paroles! Qu’ils reconnaissent que JAMAIS ne saurait être où le TEMPS n’est pas !
Ainsi dire qu’on n’a jamais rien fait, n’est- ce pas dire que rien ne se fait
que dans le temps? Hommes, concevez donc qu’il ne peut y avoir de temps sans
oeuvre, et voyez l’inanité de votre langage! Qu’ils fixent leur attention,
Seigneur, « sur ce qui demeure présent devant eux (Phlip. III, 13) ; » qu’ils
comprennent que vous êtes avant tous les temps, Créateur éternel de tous les
temps; que vous n’admettez au partage de votre éternité aucun temps, aucune
créature, en fût-il une qui eût devancé les temps!
DIEU
CONNAÎT AUTREMENT QUE LES HOMMES.
41. O Seigneur, ô mon. Dieu, combien est profond l’abîme
de votre secret! Combien les tristes suites de mon iniquité m’en ont jeté loin!
Guérissez mes yeux; qu’ils s’ouvrent à ta joie de votre lumière. Certes, s’il
était un esprit assez grand, assez étendu en science et en prescience, pour
avoir du passé et de l’avenir une connaissance aussi présente que l’est à ma
pensée celle de ce cantique, notre admiration pour lui ne tiendrait-elle pas de
l’épouvante? Rien, en effet, rien qui lui fût inconnu dans la vicissitude des
siècles, passés ou à venir tous seraient sous son regard, comme ce cantique, que
je chante, est tout entier devant moi; car je sais ce qu’il s’en est écoulé de
versets depuis le commencement, et ce qu’il en reste à courir jusqu’à la fin.
Mais loin de moi la pensée d’assimiler une telle connaissance à la vôtre, ô
Créateur du monde, Créateur des âmes et des corps ! Loin de moi cette pensée!
Votre science du passé et de l’avenir est bien autrement admirable et cachée. Le
cantique que je chante ou, que j’entends chanter m’affecte de sentiments divers;
ma pensée se partage en attente des paroles futures, en souvenir des paroles
expirées; mais rien de tel ne survient dans votre immuable éternité; c’est que
vous êtes vraiment éternel, ô Créateur des esprits!
Vous avez connu dès le principe le ciel et la -terre, sans
succession de connaissance, et vous avez créé dès le principe le ciel et la
terre sans division d’action. Que l’esprit ouvert, que l’esprit fermé à
l’intelligence de ces pensées confessent votre nom! Oh! que vous êtes grand! et.
les humbles sont votre famille. Vous les relevez de la poussière (Ps. CXLV, 8);
et ils n’ont plus de chute à craindre, car vous êtes leur élévation.
È
LE CIEL ET LA TERRE
Le Ciel, création des natures spirituelles. — La Terre,
création de la matière primitive. — Profondeur de I’Ecriture. —Des divers sens
qu’elle peut réunir. — Tous les sens prévus par le Saint-Esprit.
LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ EST
PÉNIBLE.
1. Sollicité, sous les haillons de cette vie, par les
paroles de votre sainte Ecriture, mon coeur, ô Dieu ! est en proie aux plus
vives perplexités. Et de là ce luxe indigent de langage qu’étale d’ordinaire
l’intelligence humaine; car la recherche de la vérité coûte plus de paroles que
sa découverte, la demande d’une grâce plus de temps que le succès; et la porte
est plus dure à frapper que l’aumône à recevoir. Mais nous avons votre promesse;
qui pourrait la détruire? « Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous?(Rom.
VIII, 31) Demandez, et vous recevrez; cherchez, et vous trouverez ; frappez, et
il vous sera ouvert : car qui demande, reçoit; qui cherche, trouve, et on ouvre
à qui frappe (Matth. VII, 7-8).» Telles sont vos promesses; et qui craindra
d’être trompé, quand la Vérité même s’engage?
DEUX
SORTES DE CIEUX.
2. L’humilité de ma langue confesse à votre majesté
sublime que vous avez fait le ciel que je vois, cette terre que je fouie, et
dont vous avez façonné la terre que je porte avec moi. Mais, Seigneur, où est ce
ciel du ciel dont le Psalmiste parle ainsi: ((Le ciel du ciel est au Seigneur,
et il a donné la terre aux enfants des « hommes (Ps. CXIII, 16)?» Où est ce ciel
invisible, auprès duquel le visible n’est que terre? Car cet ensemble matériel
n’est pas revêtu dans toutes ses parties d’une égale beauté, et surtout aux
régions inférieures dont ce monde est la dernière. Mais à l’égard de ce ciel des
cieux, les cieux de notre terre ne sont que terre. Et l’on peut affirmer sans
crainte que ces deux grands corps ne sont que terre par rapport à ce ciel
inconnu qui est au Seigneur, et non aux enfants des hommes.
DES
TÉNÈBRES RÉPANDUES SUR LA SURFACE DE L’ABÎME.
3. « Or la terre était invisible et informe, »espèce
d’abîme profond, sur qui ne planait aucune lumière, chaos inapparent. C’est
pourquoi vous avez dicté ces paroles : « Les ténèbres étaient à la surface de
l’abîme ( Gen. I, 2) » Qu’est-ce que les ténèbres, sinon l’absence de la
lumière? Et si la lumière eût été déjà, où donc eût-elle été, sinon au-dessus
des choses, les dominant de ses clartés ? Et si la lumière n’étant pas encore,
la présence des ténèbres c’est son absence. Les ténèbres étaient, —
c’est-à-dire, la lumière n’était pas, comme il y a silence où il n’y a point de
son. Qu’est-ce en effet que le règne du silence, sinon la vacuité du son?
N’est-ce pas vous, Seigneur, qui enseignez ainsi cette âme qui vous parle?
n’est-ce. pas vous qui lui enseignez qu’avant de recevoir de vous la forme et
l’ordre, cette. matière n’était, qu’une confusion, sans couleur, sans figure,
sans corps, sans esprit; non pas un pur néant toutefois, mais je ne sais quelle
informité dépourvue d’apparence? (487)
MATIÈRE
PRIMITIVE.
4. Et cela, comment le désigner pour être compris des
intelligences plus lentes, autrement que par une dénomination vulgaire? Où
trouver, dans toutes les parties du monde, quelque chose de plus analogue à
cette informité vague, que la terre et l’abîme? car, placés l’un et l’autre au
dernier échelon de l’existence, sont-ils comparables aux créatures supérieures,
revêtues de gloire et de lumière? Pourquoi donc n’admettrais-je pas que, par
complaisance pour la faiblesse de l’homme, 1’Ecriture ait nommé « terre
invisible et sans « forme, » cette informité matérielle, que vous aviez créée
d’abord dans cette aride nudité, pour en faire un monde paré de formes et de
beauté?
SA
NATURE.
5. Et lorsque notre pensée y cherche ce que les sens en
peuvent atteindre, en se disant Ce n’est ni une forme intelligible, comme la
vie, comme la justice, puisqu’elle est matière des corps; ni une forme sensible,
puisque ni la vue, ni le sens n’ont de prise sur ce qui est invisible et sans
forme; quand l’esprit de l’homme, dis-je, se parle ainsi, il faut qu’il se
condamne à l’ignorance pour la connaître, et se résigne à l’ignorer en la
connaissant.
COMMENT
IL FAUT LA CONCEVOIR.
6. S’il faut, Seigneur, que ma voix et ma plume
publient à votre gloire tout ce que vous m’avez appris sur cette matière
primitive j’avoue qu’autrefois entendant son nom dans la bouche de gens qui m’en
parlaient, sans pouvoir m’en donner une intelligence qu’ils n’avaient pas
eux-mêmes, ma pensée se la représentait sous une infinité de formes diverses; ou
plutôt ce n’était pas elle que ma pensée se représentait, c’était un pêle-mêle
de formes horribles, hideuses, mais pêle-mêle de formes que je nommais informe,
non pour être dépourvu de formes, mais pour en affecter d’inouïes, d’étranges,
et telles qu’une réalité semblable offerte à mes yeux eût rempli ma faible
nature de trouble et d’horreur. Cet être de mon imagination n’était donc pas
informe par absence de formes, mais par rapport à des formes plus belles. Et
cependant la raison me démontrait que, pour concevoir un être absolument
informe, il fallait le dépouiller des derniers restes de forme, et je ne
pouvais; j’avais plutôt fait de tenir pour néant l’objet auquel la forme était
refusée, que de concevoir un milieu entre la forme et rien, entre le néant et la
réalité formée, une informité, un presque néant.
Et ma raison cessa de consulter mon esprit tout rempli
d’images formelles, qu’il varie et combine à son gré. J’attachai sur les corps
eux-mêmes un regard plus attentif, et je méditai plus profondément sur cette
mutabilité qui les fait cesser d’être ce qu’ils étaient, et devenir ce qu’ils
n’étaient pas; alors je soupçonnai que ce passage d’une forme à l’autre se
faisait par je ne sais quoi d’informe, qui n’était pas absolument rien. Mais le
soupçon ne me suffisait pas; je désirais une connaissance certaine.
Et maintenant, si ma voix et ma plume vous confessaient
toutes les lumières dont vous avez éclairé pour moi ces obscurités, quel lecteur
pourrait prêter une attention assez durable? Et toutefois mon coeur ne laissera
pas de vous glorifier et de vous chanter un cantique d’actions de grâces; car
les paroles me manquent pour exprimer ce que vous m’avez révélé. Il est donc
vrai que la mutabilité des choses est la possibilité de toutes les formes
qu’elles subissent. Elle-même, qu’est-elle donc? Un esprit? un corps ? esprit,
corps, d’une certaine nature? Si l’on pouvait dire un certain néant qui est et
n’est pas, je la définirais ainsi. Et pourtant il fallait bien qu’elle eût une
sorte d’être pour revêtir ces formes visibles et harmonieuses.
LE CIEL
PLUS EXCELLENT QUE LA TERRE.
7. Et cette matière, quelle qu’elle fût, d’où
pouvait-elle tirer son être, sinon de vous, par qui toutes choses sont tout ce
qu’elles sont? Mais d’autant plus éloignées de vous qu’elles vous sont moins
semblables; car cet éloignement n’est point une distance. Ainsi donc, ô
Seigneur, toujours stable au-dessus de la mobilité des temps et de la diversité
des lieux, le même, toujours le même; saint, saint, saint; Seigneur, Dieu
tout-puissant (Isaïe)! c’est dans le Principe procédant (488) de vous, dans
votre sagesse née de votre substance, que vous avez créé, créé quelque chose de
rien.
Vous avez fait le ciel et la terre, sans les tirer de vous.
Car ils seraient égaux à votre Fils unique, et par conséquent à vous; et ce qui
ne procède pas de vous ne saurait, sans déraison, être égal à vous. Existait-il
donc hors de vous, ô Dieu, trinité une, unité trinitaire, existait-il rien dont
vous les eussiez pu former? C’est donc de rien que vous avez fait le ciel et la
terre, tant et si peu. Artisan tout puissant et bon de toute espèce de biens,
vous avez fait le ciel si grand, la terre si petite. Vous étiez; et rien avec
vous dont vous pussiez les former tous deux; l’un si près de vous, l’autre si
près du néant; l’un qui n’a que vous au-dessus de lui, l’autre qui n’a rien
au-dessous d’elle.
MATIÈRE
PRIMITIVE FAITE DE RIEN.
8. Mais ce ciel du ciel est à vous, Seigneur; et cette
terre, que vous avez donnée aux enfants des hommes ( Ps. CXIII, 15) pour la voir
et la toucher, n’était pas alors telle que nos yeux la voient, et que notre main
la touche; elle était invisible et informe, abîme que nulle lumière ne dominait.
« Les ténèbres étaient répandues sur l’abîme(Gen. I, 2) »c’est-à-dire nuit plus
profonde qu’au plus profond de l’abîme aujourd’hui. Car cet abîme des eaux,
visible maintenant, reçoit dans ses gouffres mêmes un certain degré de lumière
sensible aux poissons et aux êtres animés qui rampent dans son sein. Mais tout
cet abîme primitif était presque un néant dans cette entière absence de la
forme. Toutefois, il était déjà quelque chose qui pût la recevoir. Ainsi donc
vous formez le monde d’une matière informe, convertie par vous de rien en un
presque rien, dont vous faites sortir ces chefs-d’oeuvre qu’admirent les enfants
des hommes.
Chose admirable, en effet, que ce ciel corporel, ce
firmament étendu entre les eaux et. les eaux, oeuvre du second jour qui suivit
la naissance de la lumière; création d’un mot
«Qu’il soit ! et il fut (Gen. I, 6,7);» firmament nommé par
vous ciel, mais ciel de cette terre, de cette mer que vous fîtes le troisième
jour, en douant d’une forme visible cette matière informe que vous aviez créée
avant tous les jours. Un ciel était déjà, qui les avait précédés, mais c’était
le ciel de nos cieux : car, dans le principe, vous créâtes le ciel et la terre.
Pour cette terre dès lors créée, ce n’était qu’une matière informe, puisqu’elle
était invisible, sans ordre, abîme ténébreux. C’est de cette terre obscure,
inordonnée, de cette informité, de ce presque rien, que vous deviez produire
tous les êtres par qui subsiste ce monde instable et changeant. Et c’est en ce
monde que commence à paraître la mutabilité qui nous donne le sentiment et la
mesure des temps; car ils naissent de la succession des choses, de. la
vicissitude et de l’altération des formes dont l’origine est cette matière
primitive, cette terre invisible.
LE CIEL
DU CIEL.
9. Aussi le Maître de votre grand serviteur, en
racontant que vous avez créé dans le principe le ciel et la terre,
l’Esprit-Saint ne dit mot des temps, est muet sur les jours. Car, ce ciel du
ciel, que vous avez fait dans le principe, est une créature spirituelle, qui
sans vous être coéternelle, ô Trinité, participe néanmoins à votre éternité.
L’ineffable bonheur de contempler votre présence arrête sa mobilité, et depuis
son origine, invinciblement attachée à vous, elle s’est élevée au-dessus des
vicissitudes du temps. Et cette terre invisible, informe, n’a pas été non plus
comptée dans l’oeuvre des jours; car, où l’ordre, où la forme ne sont pas, rien
n’arrive, rien ne passe, et dès lors point de jours, point de succession de
temps.
INVOCATION.
10. O vérité, lumière de mon coeur! ne laissez pas la
parole à mes ténèbres. Entraîné au courant de l’instabilité, la nuit m’a
pénétré; mais c’est du fond de ma chute que je me suis senti renaître à votre
amour. Egaré, j’ai retrouvé votre souvenir; j’ai entendu votre voix me rappeler;
et le bruit des passions rebelles, me permettait à peine de l’entendre. Et me
voici, maintenant, tout en nage, hors d’haleine, revenu à votre fontaine sainte.
Oh! ne souffrez pas qu’on m’en repousse. Que je m’y désaltère, que j’y puise la
vie, que je ne sois pas ma vie à moi-même. De ma propre vie j’ai mal vécu, j’ai
été ma mort; en vous je (489) revis. Parlez-moi, instruisez-moi ! Je crois au
témoignage de vos livres saints; mais quels profonds mystères sous leurs
paroles!
CE QUE DIEU LUI A ENSEIGNÉ.
11. Seigneur, vous m’avez déjà dit à l’oreille du coeur,
d’une voix forte, que vous êtes éternel, « seul en possession de l’immortalité (
I Tim. VI, 16); »parce que rien ne change en vous, ni forme, ni mouvement; que
votre volonté n’est point sujette à l’inconstance des temps; car une volonté
variable ne saurait être une volonté immortelle. Je vois clairement cette vérité
en votre présence; qu’elle m’apparaisse chaque jour plus claire, je vous en
conjure! et qu’à l’ombre de vos ailes, je demeure humblement dans cette
connaissance que vous m’avez révélée! Seigneur, vous m’avez encore dit à
l’oreille du coeur, d’une voix forte, que vous êtes l’auteur de toutes les
natures, de toutes les substances qui ne sont pas ce que vous êtes, et sont
néanmoins; qu’il n’est rien qui ne soit votre ouvrage, hors le néant et ce
mouvement de la volonté qui, s’éloignant de vous, abandonne l’être par
excellence pour l’être inférieur:
car ce mouvement est une défaillance et un péché; qu’enfin
nul péché, soit au faîte, soit au dernier degré de votre création, ne saurait
vous nuire ou troubler votre ordre souverain. Je vois clairement cette vérité en
votre présence; qu’elle m’apparaisse chaque jour plus claire, je vous en
conjure! et qu’à l’ombre de vos ailes, je demeure humblement dans cette
connaissance que vous m’avez révélée!
12. Seigneur, vous m’avez dit encore à l’oreille du
coeur, d’une voix forte, que cette créature même ne vous est pas coéternelle,
qui n’a d’autre volonté que la vôtre, qui, s’enivrant des intarissables délices
d’une possession chaste et permanente, ne trahit nulle part et jamais sa
mutabilité de nature, et, liée de tout son amour à votre présente éternité, n’a
point d’avenir à attendre, point de passé dont la fuite ne lui laisse qu’un
souvenir, supérieure à la vicissitude, étrangère aux atteintes du temps. O
créature bienheureuse! si elle existe; heureuse de cet invincible attachement à
votre béatitude; heureuse d’être à jamais la demeure de votre éternité, et le
miroir de votre lumière ! Et qui mérite mieux le nom de ciel du ciel que ce
temple spirituel, plongé dans l’ivresse de votre joie sans que rien incline
ailleurs sa défaillance; pure intelligence, unie par le lien d’une paix divine
aux esprits de sainteté, habitants de votre cité sainte, cité céleste, et par
delà tous les cieux.
13. De là vienne à l’âme la grâce de comprendre jusqu’où
~on malheureux pèlerinage l’a éloignée de vous, et si elle a déjà soif de vous;
si ses larmes sont devenues son pain, quand chaque jour on lui demande : Où est
ton Dieu ( Ps. XLI, 3,4,11)? Si elle ne vous adresse d’autre voeu, d’autre
prière, qu’afin d’habiter votre maison tous les jours de sa vie (Ps. XXVI, 4).
Et quelle est sa vie que vous-même, et quels sont vos jours que votre éternité;
puisque vos années ne manquent jamais, et que vous êtes le même (Ps. CI, 28)?
Que l’âme qui le peut comprenne donc combien votre éternité
plane au-dessus de tous les temps, puisque les intelligences, votre temple, qui
n’ont pas voyagé aux régions étrangères, demeurent par leur fidélité à votre
amour affranchies des caprices du temps. Je vois clairement cette vérité en
votre présence; qu’elle m’apparaisse chaque jour plus claire, je vous en
conjure! et, qu’à l’ombre de vos ailes, je demeure humblement dans cette
connaissance que vous m’avez révélée!
14. Mais je ne sais quoi d’informe se trouve dans les
changements qui altèrent les choses de l’ordre inférieur. Et quel autre que
l’insensé, égaré dans le vide, et flottant sur les vagues chimères de son coeur,
pourrait me dire que, si toute forme était arrivée par réduction successive à
l’anéantissement, la seule existence de cette informité, support réel de toute
transformation, suffirait à produire les vicissitudes du temps? Chose
impossible: car, point de temps, sans variété de mouvements, et point de
variété, sans formes.
DEUX
ORDRES DE CRÉATURES.
15. J’ai considéré ces vérités, mon Dieu, autant que
vous m’en avez fait la grâce; autant que vous m’avez excité à frapper, autant
qu’il vous a plu de m’ouvrir; et je trouve deux créatures, que vous avez faites
hors du temps; quoiqu’elles ne vous soient, ni l’une ni l’autre, coéternelles :
l’une si parfaite, que, dans la joie non interrompue de votre contemplation,
(490) inaccessible à l’impression de l’inconstance, elle demeure sans changer,
malgré sa mutabilité naturelle, et jouit de votre immuable éternité; et l’autre
si informe, que, dépourvue de l’être suffisant pour accuser le mouvement ou le
repos, elle n’offre aucune prise à la domination du temps. Mais vous ne l’avez
pas laissée dans cette informité, puisque dans le principe, avant les jours,
vous avez formé ce ciel et cette terre, dont je parle.
« Or, la terre était invisible, informe, et les ténèbres
couvraient l’abîme ( Gen. I, 2).» Par ces paroles s’insinue peu à peu, dans les
esprits qui ne peuvent concevoir la privation de la forme autrement que comme
l’absence de l’être, la notion de cette informité, germe d’un autre ciel, d’une
terre visible et ordonnée, source des eaux transparentes, et de toutes les
merveilles que la tradition comprend dans l’oeuvre des jours, parce que les
évolutions de formes et de mouvements, prescrites à leur nature, la soumettent
aux vicissitudes des temps.
CRÉATURES SPIRITUELLES; MATIÈRE INFORME.
16. Lorsque la voix de votre Ecriture parle ainsi : «
Dans le principe, Dieu créa le ciel et « la terre : or , la terre était
invisible, informe; et les ténèbres couvraient la face de « l’abîme (Ibid. 2); »
sans assigner aucun jour à cette création ; je pense que par ce ciel, ciel de
nos cieux, on doit entendre le ciel spirituel où l’intelligence n’est qu’une
intuition qui voit tout d’un coup, non pas en partie, ni en énigme, ou comme en
un miroir, mais de pleine évidence, face à face ( ( I Cor. XIII, 12), d’un
regard invariable et fixe; claire vue, sans succession, sans instabilité de
temps; et par cette terre, la terre invisible et informe que le temps ne pouvait
atteindre. Ceci, puis cela, telle est la pâture de la vicissitude; mais le
changement peut-il être où la forme n’est pas? C’est donc, suivant moi, de ces
deux créatures, produites, l’une dans la perfection, l’autre dans l’indigence de
la forme; ciel d’une part, mais ciel du ciel; terre de l’autre, mais terre
invisible et informe, que l’Ecriture dit sans mention de jour: « Dans le «
principe, Dieu fit le ciel et la terre. » Car elle dit aussitôt quelle terre. Et
comme elle rapporte au second jour la création du firmament, qui fut appelé
ciel, elle insinue la distinction de cet autre ciel né avant les jours.
PROFONDEUR DES ÉCRITURES.
17. Etonnante profondeur de vos Ecritures! leur surface
semble nous sourire, comme à des petits enfants; mais quelle profondeur, ô mon
Dieu! insondable profondeur! A la considérer, je me sens un vertige d’effroi,
effroi de respect, tremblement d’amour ! Oh! de quelle haine je hais ses
ennemis! Que ne les passez-vous au fil de votre glaive doublement acéré, afin de
les retrancher du nombre de vos ennemis? Que j’aimerais les voir ainsi frappés
de mort à eux-mêmes pour vivre à vous ! Il en est d’autres, non plus
détracteurs, mais admirateurs respectueux de la Genèse, qui me disent : « Le
Saint-Esprit, qui a dicté ces paroles à Moïse, son serviteur, n’a pas voulu
qu’elles fussent prises dans le sens où tu les interprètes, mais dans celui-ci,
dans le nôtre. » Seigneur, notre Dieu, je vous prends pour arbitre! voilà ma
réponse.
VÉRITÉS
CONSTANTES, MALGRÉ LA DIVERSITÉ
DES INTERPRÉTATIONS.
18. Taxerez-vous de fausseté ce que la vérité m’a dit
d’une voix forte à l’oreille du coeur; tout ce qu’elle m’a révélé de l’éternité
du Créateur, à savoir que sa substance ne varie point dans le temps et que sa
volonté n’est point hors de sa substance ? Volonté sans succession, une, pleine
et constante; sans contradiction et sans caprice, car le caprice, c’est le
changement, et ce qui change n’est pas éternel. Or, notre Dieu est l’éternité
même. Démentirez-vous encore la même voix, qui m’a dit: L’attente des choses à
venir devient une vision directe quand’ elles sont présentes. Sont-elles passées
? cette vision n’est plus que mémoire. Mais toute connaissance qui varie est
muable; et ce qui est muable n’est pas éternel. Or, notre Dieu est l’éternité
même. Je rassemble, je réunis ces vérités, et vois que ce n’est point une
survenance de volonté en Dieu, qui a créé le monde, et que sa science ne souffre
rien d’éphémère.
19. Contradicteurs, qu’avez-vous à répondre? Ai-je
avancé une erreur? — Non, — Quoi (491) donc? Est-ce une erreur de prétendre que
toute nature formée, que toute matière capable de forme, ne tiennent leur être
que de Celui qui est la souveraine bonté, parce qu’il est le souverain être?
Non, dites-vous. Quoi donc? Que niez-vous? serait-ce l’existence d’une créature
supérieure, dont le chaste amour embrasse si étroitement le vrai Dieu, le Dieu
de l’éternité, que, sans lui être coéternelle, elle ne se détache jamais de lui
pour tomber dans le torrent des jours, et se repose dans la contemplation de son
unique vérité? Aimé de cette heureuse créature, de tout l’amour que vous exigez,
ô Dieu, vous vous montrez à elle, et vous lui suffisez, et elle ne se détourne
jamais de vous, pas même pour se tourner vers elle. Voilà cette maison de Dieu,
qui n’est faite d’aucun élément emprunté à la terre, ou aux cieux corporels;
demeure spirituelle ; admise à la jouissance de votre éternité, parce qu’elle
demeure dans une pureté éternelle. Vous l’avez fondée à jamais; tel est votre
ordre, et il ne passe point ( PS CXLVIII, 6). Et cependant elle ne vous est
point coéternelle; elle a commencé, car elle a été créée.
20. Nous ne trouvons pas, il est vrai, de temps avant
elle, selon cette parole : « La sagesse a été créée la première (Ecclési. I, 4),
» non pas cette Sagesse dont vous êtes le père, ô mon Dieu, égale et coéternelle
à vous-même, par qui toutes choses ont été créées, principe en qui vous avez
fait le ciel et la terre. Mais cette sagesse créature, substance intelligente,
lumière par la contemplation de votre lumière, car, toute créature qu’elle est,
elle porte aussi le nom de sagesse mais la lumière illuminante diffère de la
lumière illuminée; la sagesse créatrice, de la sagesse créée ; comme la justice
justifiante, de la justice opérée par la justification. Ne sommes-nous pas
appelés aussi votre justice? L’un de vos serviteurs n’a-t-il pas dit: « Afin que
nous « soyons la justice de Dieu en lui (II Cor. V, 21)? » Il est donc une
sagesse créée la première; et cette sagesse n’est autre chose que ces essences
intelligentes, membres de votre Ville Sainte, notre mère, qui est en haut, libre
(Galat. IV, 26), éternelle dans les cieux ; et quels cieux, sinon ces cieux
sublimes, vos hymnes vivantes ; ce ciel des cieux (Ps. CXLVIII, 4) qui est à
vous? Sans doute, nous ne trouvons pas de temps qui précède cette sagesse. Créée
la première, elle devance la création du temps; mais avant elle préexiste
l’éternité du Créateur dont elle tire sa naissance, non pas selon le temps, qui
n’était pas encore, mais suivant sa condition d’être créée.
24. Elle procède donc de vous, ô mon Dieu! toutefois
bien différente de vous, loin d’être vous-même. Il est vrai que, ni avant elle,
ni en elle, nous ne trouvons aucun temps; que, demeurant toujours devant votre
face, sans défaillance, sans infidélité , cette constance l’élève au-dessus du
changement; mais sa nature, qui le comporte, ne serait plus qu’une froide nuit,
si son amour ne trouvait dans l’intimité de votre union un éternel midi de
lumière et de chaleur.
Rayonnante demeure, palais resplendissant; oh! que ta
beauté m’est chère, résidence de la gloire de mon Dieu (Ps. XXV, 8) ! sublime
ouvrier qui réside dans son ouvrage, combien je soupire vers toi du fond de ce
lointain exil, et je conjure ton Créateur de me posséder aussi, de me posséder
en toi; car ce Créateur est le mien. Je me suis égaré comme une brebis perdue (
Ps. CXVIII, 16), mais je compte sur les épaules du bon pasteur, ton divin
architecte, pour être reporté dans ton enceinte (Luc, XV, 5).
22. Que répondez-vous maintenant, contradicteurs à qui
je parlais, vous qui pourtant reconnaissez Moïse pour un fidèle serviteur de
Dieu, et ses livres pour les oracles du Saint-Esprit? Dites, n’est-ce pas là
cette maison de Dieu qui, sans lui être coéternelle, a néanmoins son éternité
propre dans les cieux? Vainement vous cherchez en elle la vicissitude et le
temps, vous ne les trouverez jamais; n’est-elle pas exaltée au-dessus de toute
étendue fugitive la créature qui puise sa félicité dans une permanente union
avec Dieu ( Ps. LXII, 28) ? Oui sans doute. Eh bien! que trouvez-vous donc à
reprendre dans toutes ces vérités que le cri de mon coeur a fait remonter vers
mon Dieu, quand je prêtais l’oreille intérieure à la voix de ses louanges?
Dites, où est donc l’erreur? Est-ce dans cette opinion que la matière était
informe; que, là où la forme n’est pas, l’ordre ne saurait être; que l’absence
de l’ordre faisait l’absence du temps, et qu’il n’y avait pourtant là qu’un
presque néant, qui, doué toutefois d’une sorte d’être, ne le pouvait tenir que
du principe de tout être, et de toute existence? C’est ce que nous accordons
encore, dites-vous. (492)
CONTRE
LES CONTRADICTEURS DE LA VÉRITÉ.
23. Je veux m’entretenir un instant en votre présence, ô
mon Dieu! avec ceux qui reconnaissent pour véritables toutes les révélations
dont la parole de votre vérité a éclairé mon âme. Pour ceux qui les nient,
qu’ils s’assourdissent eux-mêmes tant qu’ils voudront de leurs aboiements; je
les inviterai de toutes mes forces à rentrer dans le calme, pour préparer en eux
la voie à votre Verbe. S’ils s’y refusent, s’ils me repoussent, je vous en
supplie, mon Dieu, « ne me laissez pas dans votre silence (Ps. XXVII, 1);» oh!
parlez à mon coeur en vérité : car il n’appartient qu’à vous de parler ainsi; et
ces insensés, qu’ils restent dehors soulevant de leur souffle la terre poudreuse
qui aveugle leurs yeux; et j’entrerai dans le plus secret de mon âme; et mes
chants vous diront mon amour; et mes gémissements, les ineffables souffrances de
mon pèlerinage, et mon coeur, toujours élevé en haut dans la chère souvenance de
Jérusalem, n’aura de soupirs que pour Jérusalem, ma patrie, Jérusalem, ma mère,
Jérusalem et vous, son roi, son soleil, son père, son protecteur, son époux, ses
chastes et puissantes délices, son immuable joie; joie au-dessus de toute
parole; sa félicité parfaite, son bien unique et véritable, vous, le seul bien,
le bien en vérité et par excellence; non, mes soupirs ne se tairont pas que vous
ne m’ayez reçu dans la paix de cette mère chérie, dépositaire des prémic6s de
mon esprit, foyer d’où s’élancent vers moi toutes ces lumières; et que votre
main n’ait rassemblé les dissipations, réformé les difformités de mon âme, pour
la soutenir dans une impérissable beauté, ô ma miséricorde! O mon Dieu!
Quant à ceux qui ne contestent point ces vérités, dont la
vénération, d’accord avec la nôtre, élève au plus haut point d’autorité les
saintes Ecritures tracées par Moïse, votre saint serviteur, mais qui trouvent à
reprendre d~ns mes paroles, voici ce que je leur réponds : « Seigneur notre
Dieu, soyez l’arbitre entre mes humbles révélations et leurs censures. »
CE QUE
L’ON DOIT ENTENDRE PAR LE CIEL ET LA TERRE.
24. Tout cela est vrai, disent-ils; mais ce n’est pas
ces deux ordres de créatures que Moïse avait en vue lorsqu’il écrivait sous la
dictée du Saint-Esprit: « Dans le principe, Dieu fit le ciel « et la terre (
Gen. I, 1). » Non, il n’a pas désigné par le ciel une essence spirituelle ou
intelligente, ravie dans l’éternelle contemplation de Dieu, ni par la terre une
matière informe. — Qu’entend-il donc? — Ce que nous disons, répondent-ils; il
n’entend pas, il n’exprime pas autre chose que nous. — Quoi donc enfin? — Sous
les noms de ciel et de terre, il a d’abord compris sommairement et en peu de
mots tout ce monde visible, pour distinguer ensuite en détail, selon le nombre
des jours, ce qu’il a plu au Saint-Esprit de nommer en général le ciel et la
terre. Car, s’adressant au peuple juif, à ce troupeau d’hommes grossiers et
charnels, il ne voulait lui signaler que la partie visible des oeuvres de Dieu.
Mais par « cette terre invisible et informe, par cet abîme de ténèbres » qui
servit de matière à l’oeuvre successive des six jours, à la création et à
l’ordonnance de ce monde visible, ils m’accordent que l’on peut entendre cette
matière informe dont j’ai parlé.
25. Un autre dira peut-être que cette confusion de
matière informe a été d’abord désignée sous le nom de ciel et terre, parce
qu’elle est comme la matière de ce monde visible et de l’ensemble des natures
qui s’y manifestent, souvent appelées ainsi. Ne peut-on pas dire aussi que c’est
avec assez de raison que toutes les substances invisibles et visibles sont
dénommées ciel et terre; et que ces deux termes comprennent la création entière
accomplie dans le Principe, c’est-à-dire dans la Sagesse divine; mais que tous
les êtres étant sortis du néant, et non de la substance de Dieu, puisqu’ils ne
participent pas à sa nature et qu’ils ont en eux-mêmes le principe de la
mutabilité, soit qu’ils demeurent comme l’éternelle maison du Seigneur, soit
qu’ils changent comme l’âme et le corps de l’homme; la matière de toutes choses
visibles et invisibles encore dénuée de la forme, capable toutefois de la
recevoir pour devenir le ciel et la terre, a été justement nommée « terre
invisible et informe, abîme de ténèbres, » sauf cette distinction nécessaire
entre la terre (493) invisible et sans ordre ou la matière corporelle avant
l’investiture de la forme; et les ténèbres répandues sur l’abîme ou la matière
spirituelle avant la compression de sa fluide mobilité et le « FIAT LUX)) de
votre sagesse.
26. Un autre peut dire encore, s’il lui plaît, que ces
paroles de l’Ecriture : « Dans le principe Dieu fit le ciel et la terre, » ne
sauraient s’entendre des créatures invisibles et visibles arrivées à la
perfection de leur être; mais qu’elles désignent une informe ébauche de forme et
de création, germe obscur où s’agitaient confusément, sans distinction de formes
et de qualités, les substances qui, dans l’ordre où elles sont aujourd’hui
disposées, s’appellent le ciel ou le monde des esprits, la terre ou le monde des
corps.
ON PEUT
DONNER PLUSIEURS SENS A L’ÉCRITURE.
27. J’écoute, je pèse ces opinions; mais loin de moi
toute dispute. « La dispute n’est bonne qu’à ruiner la foi des auditeurs ( II
Tim. II, 4), tandis que la loi édifie « ceux qui en savent le bon usage; son but
est l’amour qui naît d’un coeur pur, d’une bonne conscience et d’une foi sincère
(I Tim. I, 8,5), » et le divin Maître n’ignore pas quels sont les deux
commandements où il a réduit la loi et les prophètes (Matth. XXII, 40). Que
m’importe donc, ô mon Dieu, ô lumière de mes yeux intérieurs, que m’importe,
tant que mon amour confesse votre gloire, que ces paroles soient susceptibles
d’interprétations différentes? Que m’importe, dis-je, qu’un autre tienne pour le
sens vrai de Moïse, un sens étranger au mien? Nous cherchons tous dans la
lecture de ces livres, à pénétrer et à comprendre la pensée de l’homme de Dieu,
et le reconnaissant pour véridique, oserions-nous lui attribuer ce que nous
savons ou croyons faux? Ainsi donc, tandis que chacun s’applique à trouver
l’intention de l’auteur inspiré, où est le mal, si à votre clarté, ô lumière des
intelligences sincères, je découvre un sens que vous me démontrez véritable,
quoique ce sens ne soit pas le sien, et, malgré cette différence, laisse le sien
dans toute sa vérité?
VÉRITÉS
INCONTESTABLES.
28. C’est une vérité, Seigneur, que vous avez créé le
ciel et la terre, c’est une vérité que votre Sagesse est le principe en qui vous
avez créé toutes choses ( Ps. CIII, 24); c’est une vérité que ce monde visible
présente deux grandes divisions, le ciel et la terre, et que ces deux mots
résument toutes les créatures. C’est une vérité que tout être muable nous
suggère l’idée d’une certaine informité, ou susceptibilité de forme,
d’altération et de changement. C’est une vérité que le temps est sans pouvoir
sur l’être muable par sa nature, mais immuable par son intime union avec la
forme immuable. C’est une vérité, que l’informité, ce presque néant, est
également exempte des révolutions du temps. C’est une vérité que la matière
d’une entité peut porter par anticipation le nom de cette entité même; qu’ainsi
on a pu nommer le ciel et la terre, ce je ne sais quoi d’informe, dont le ciel
et la terre ont été formés. C’est une vérité, que de toutes les réalités
formelles, rien n’est plus voisin de l’informité que la terre et l’abîme. C’est
une vérité que tout être créé et formé, que toute possibilité de création et de
forme, est votre ouvrage, ô Principe de toutes choses! C’est une vérité, que
tout être informe qui est formé, était d’abord dans l’informité pour passer à la
forme.
INTERPRÉTATIONS DIVERSES DES PREMIÈRES PAROLES
DE LA GENÈSE.
29. De toutes ces vérités, dont ne doutent point ceux à
qui vous avez fait la grâce d’ouvrir les yeux de l’âme et de croire fermement
que Moïse n’a parlé que suivant l’Esprit de vérité, l’un en choisit une et dit:
« Dans le principe, Dieu fit le ciel et la terre, » c’est-à-dire Dieu fit dans
son Verbe, coéternel à lui-même, des créatures intelligentes ou spirituelles,
sensibles ou corporelles. Un autre: « Dans le principe, Dieu fit le ciel et la
terre, » c’est-à-dire Dieu fit dans son Verbe, coéternel à lui-même, ce monde
corporel avec cet ensemble de réalités évidentes à nos yeux et à notre esprit.
Cet autre: « Dans le principe, Dieu fit le ciel « et la
terre, » c’est-à-dire dans son Verbe coéternel à lui-même, Dieu fit la matière
informe (494) de toute création spirituelle et corporelle. Celui-ci: « Dans le
principe, Dieu fit le ciel et la terre, » c’est-à-dire dans son Verbe coéternel
à lui-même, Dieu créa le germe informe du monde corporel, la matière où étaient
confondus le ciel et la terre, qui depuis unt reçu l’ordonnance et la forme dont
nos yeux sont témoins. Celui-là dit enfin : « Dans le principe, Dieu fit le ciel
et la terre, » c’est-à-dire aux préliminaires de sen oeuvre, Dieu créa cette
matière, grosse du ciel et de la terre, qui depuis sont sortis de son sein avec
les formes qu’ils manifestent et les êtres qu’ils renferment.
EXPLICATIONS DIFFÉRENTES DE CES MOTS:
« LA TERRE ÉTAIT INVISIBLE. »
30. De même, quant à l’intelligence des paroles
suivantes, chacun trouve une vérité dont il s’empare. L’un s’exprime ainsi: « La
terre «était invisible, informe, et les ténèbres couvraient l’abîme; »
c’est-à-dire: cette création corporelle, ouvrage de Dieu, était la matière de
toutes les réalités corporelles, mais sans forme, sans ordre et sans lumière. Un
autre dit: « La terre était invisible, informe; et les ténèbres couvraient
l’abîme; » c’est-à-dire:
cet ensemble qu’on appelle le ciel et la terre, n’était
encore qu’une matière informe et ténébreuse, d’où devaient sortir ce ciel
corporel, cette terre corporelle, avec toutes les réalités corporelles connues
de nos sens. Celui-ci: « La terre était invisible, informe, et les ténèbres
couvraient l’abîme; » c’est-à-dire : cet ensemble, qui a reçu le nom de ciel
et-de terre, n’était encore qu’une matière informe et ténébreuse, qui devait
produire le ciel intelligible, autrement dit le ciel du ciel ( Ps. CXIII, 16),
et la terre; c’est-à-dire toute la nature apparente, y compris les corps
célestes; en un mot, le monde invisible et le monde visible.
Un autre: « La terre était invisible, informe, « et les
ténèbres couvraient l’abîme. » Ce n’est pas ce chaos que l’Ecriture appelle le
ciel et la terre; mais, après avoir signalé la création des esprits et des
corps, elle désigne sous le nom de terre invisible et sans ordre, d’abîme
ténébreux, cette matière préexistante dont Dieu les avait formés. Un autre vient
et dit: « La terre était «invisible, informe, et les ténèbres couvraient
l’abîme; » c’est-à-dire: il y avait déjà une matière informe, d’où l’action
créatrice, préalablement attestée par l’Ecriture, a tiré le ciel et la terre, en
d’autres termes, cette masse de l’univers, partagée en deux grandes divisions:
l’une supérieure, et l’autre inférieure, avec tous les
êtres qu’elles présentent à notre connaissance.
PLUSIEURS CRÉATIONS DE DIEU
PASSÉES SOUS SILENCE.
31. Vainement voudrait-on réfuter ces deux dernières
opinions, en disant: Si vous ne voulez pas admettre que cette informité
matérielle soit désignée par le nom de ciel et de terre, il existait donc
quelque chose, indépendant de l’action créatrice, dont Dieu s’est servi pour
faire le ciel et la terre ? Car l’Ecriture ne dit point que Dieu ait créé cette
matière, à moins qu’elle ne soit exprimée par la dénomination de ciel et. de
terre, ou de terre seulement, lorsqu’il dit: « Dans le principe, Dieu fit le
ciel et la terre: or, la terre était invisible et informe;» et, quand même le
Saint-Esprit eût voulu désigner, par ces derniers mots, la matière informe, nous
ne pourrions toujours entendre que cette création divine, attestée par ce
verset: « Dieu fit le ciel et la terre. »
Mais, répondront les tenants de ces deux opinions, nous ne
nions pas que cette matière soit l’oeuvre de Dieu, principe de tout bien: car si
nous disons que Ce qui a déjà reçu l’être et la forme est bien, à un plus haut
degré que Ce qui n’en a que la capacité, nous n’en admettons pas moins que ce
dernier état ne soit un bien. Quant au silence de l’Ecriture sur la création de
cette informité matérielle, on pourrait également l’objecter à l’égard des
chérubins et des séraphins (Isaïe VI, 2 ; XXXVII, 16), et de tant d’autres
esprits célestes, distingués par l’Apôtre en trônes, dominations, principautés,
puissances ( Coloss. I, 16), dont l’Ecriture se tait, quoiqu’ils soient
évidemment l’oeuvre de Dieu.
Si l’on veut que tout soit compris dans ces mots: « Il fit
le ciel et la terre, » que dirons- nous donc des eaux sur lesquelles l’Esprit de
Dieu était porté? Si, par le nom de terre, il faut implicitement les entendre,
comment ce nom peut-il exprimer une matière informe, s’il désigne aussi ces eaux
que nos yeux voient si transparentes et si belles? Et, si on le prend (495)
ainsi, pourquoi l’Ecriture dit-elle que de cette matière informe a été formé le
firmament, nommé ciel, sans faire mention des eaux? Sont-elles donc encore
invisibles et informes, ces eaux dont nous admirons le limpide cristal?
Ont-elles été revêtues de leur parure lorsque Dieu dit: « Que les eaux,
inférieures au « firmament, se rassemblent (Gen. I, 9)! » et cette réunion
est-elle leur création? Mais que dira-t-on des eaux supérieures au firmament?
Informes, eussent-elles reçu une place si honorable? Et nulle part I’Ecriture ne
dit quelle parole les a formées.
Ainsi, la Genèse garde le silence sur la création de
certains êtres; et, ni la rectitude de la foi, ni la certitude de la raison, ne
permettent de douter que Dieu les ait créés. Quel autre qu’un insensé oserait
conclure qu’ils lui sont coéternels, de ce que la Genèse affirme leur existence
sans parler de leur création? Eh! pourquoi donc refuserions-nous de concevoir, à
la lumière de la vérité, que cette terre invisible et sans ordre, abîme de
ténèbres, soit l’oeuvre de Dieu, tirée du néant; non coéternelle à lui, quoique
le récit divin omette le moment de sa création?
DEUX
ESPÈCES DE DOUTES DANS L’INTERPRÉTATION
DE L’ÉCRITURE.
32. J’écoute, je pèse ces sentiments divers, selon la
portée de ma faiblesse, que je confesse à mon Dieu, dont elle est connue, et je
vois qu’il peut naître deux sortes de débats sur les témoignages que nous ont
laissés les plus fidèles oracles de la tradition. Ils peuvent porter, d’une
part, sur la vérité des choses; de l’autre, sur l’intention qui en dicte le
récit: car il est différent de chercher la vérité en discutant le problème de la
création, ou de préciser le sens que Moïse, ce grand serviteur de notre foi,
attache à sa parole.
A l’égard de la première difficulté, loin de moi ceux qui
prennent leurs mensonges pour la vérité! A l’égard de la seconde, loin de moi
ceux qui prétendent que Moïse affirme l’erreur! Mais, ô Seigneur, paix et joie
en vous, ‘avec ceux qui se nourrissent de la vérité dans l’étendue de l’amour!
Approchons-nous ensemble de votre sainte parole, et cherchons votre pensée dans
l’intention de votre serviteur, dont la plume est votre interprète.
DIFFICULTÉS DE DÉTERMINER LE VRAI SENS DE MOÏSE
ENTRE PLUSIEURS ÉGALEMENT VRAIS.
33. Mais, entre tant de solutions différentes et toutes
véritables, qui de nous osera dire avec confiance : Voici la pensée de Moïse;
voici le sens où il veut que l’on prenne son récit? Qui l’osera- dire avec cette
hardiesse qui affirme la vérité d’une interprétation, qu’elle ait été ou non
dans la pensée de Moïse?
Et moi, mon Dieu, moi, votre serviteur, qui vous ai voué ce
sacrifice de mes confessions, et deniTande à votre miséricorde la grâce
d’accomplir ce voeu, je déclare avec assurance, que vous êtes, par votre Verbe
immuable, l’auteur de toutes les créatures invisibles et visibles. Mais puis-je
soutenir avec la même puissance de conviction, que Moïse n’avait pas en vue
d’autres sens, lorsqu’il écrivait: « Dans le principe, Dieu fit le ciel et la
terre? » Je vois dans votre vérité la certitude de ma parole, et je ne puis lire
dans l’esprit de Moïse si telle était sa pensée en s’exprimant ainsi. Car
peut-être a-t-il entendu par « Principe » le Commencement de l’oeuvre, et, par
les mots de ciel et de terre, les créatures spirituelles et corporelles, non
dans la perfection de leur être, mais à l’état d’ébauche informe. Je vois bien
que, de ces deux sens, ni l’un, ni l’autre ne blesse la vérité. Mais lequel des
deux énonce le prophète, c’est ce que je ne vois pas de même; sans toutefois
douter un seul instant que, quelle qu’ait été la pensée de cet homme divin, que
je l’aie ou non présentée, c’est la vérité qu’il a vue, son expression propre
qu’il lui a donnée.
CONTRE
CEUX QUI CHERCHENT A FAIRE PRÉVALOIR
LEUR SENTIMENT.
34. Que l’on ne vienne donc plus m’importuner, en
disant: Moïse n’a pas eu ta pensée, mais la mienne. Encore, si l’on me disait:
D’où sais-tu que le sens de Moïse est celui que tu tires de ses paroles? Je
n’aurais pas le droit de m’offenser, et je répondrais par les raisons
précédentes, ou j’en développerais de nouvelles, si j’avais affaire à un esprit
moins(496) accommodant. Mais que l’on me dise: tu te trompes, le vrai sens est
le mien; tout en m’accordant que la vérité est dans les deux; alors, ô mon Dieu,
ô vie des pauvres, vous, dont le sein exclut la contradiction, répandez en mon
âme une rosée de douceur, afin que je supporte avec patience ceux qui me parlent
ainsi, non qu’ils soient les hommes de Dieu, non qu’ils aient lu dans l’esprit
de votre serviteur, mais parce qu’ils sont hommes de superbe, moins pénétrés de
l’intelligence des pensées de Moïse, que de l’amour de leurs propres pensées; et
qu’en aiment-ils? non pas la vérité, mais eux-mêmes: car autrement ils auraient,
pour les pensées d’un autre, reconnues véritables, l’amour que j’ai pour leurs
pensées, quand elles sont vraies, et je les aime, non pas comme leurs pensées,
mais comme vraies; et, à ce titre, n’étant plus à eux, mais à la vérité. Or,
s’ils n’aiment dans leur opinion que la vérité, dès lors cette opinion est
mienne aussi, car les amants de la vérité vivent d’un commun patrimoine.
Ainsi, quand ils soutiennent que leur sentiment, et non le
mien, est celui de Moïse, c’est une prétention qui m’offense, et que je
repousse. Leur sentiment fût-il vrai, la témérité de leur affirmation n’est plus
de la science, mais de l’audace; elle ne sort pas de la lumière de la vérité,
mais des vapeurs de l’orgueil. Et c’est pourquoi, Seigneur, vos jugements sont
redoutables; car votre vérité n’est ni à moi, ni à lui, ni à tel autre; elle est
à nous tous, que votre voix appelle hautement à sa communion, avec la terrible
menace d’en être privés à jamais, si nous voulons en faire notre bien privé.
Celui qui prétend s’attribuer en propre l’héritage dont vous avez mis la
jouissance en commun, et revendique comme son bien le pécule universel, celui-là
est bientôt réduit de ce fonds social à son propre fonds, c’est-à-dire de la
vérité au mensonge : « car celui qui professe le mensonge parle de son propre
fonds (Jean, VIII, 44).»
35. O mon Dieu! ô le plus équitable des juges, et la
vérité même, écoutez ma réponse à ce dur contradicteur. C’est en votre présence
que je parle; c’est en présence de mes frères qui font un légitime usage de la
loi, en la rapportant à l’amour, sa fin véritable (I Tim. I, 8). Ecoutez,
Seigneur, et jugez ma réponse. Voici donc ce que je lui demande avec une charité
fraternelle, et dans un esprit de paix:
Quand nous voyons l’un et l’autre que ce que tu dis est
vrai, l’un et l’autre que ce que je dis est vrai, de grâce, où le voyons-nous?
Assurément ce n’est pas en toi que je le vois, ce n’est pas en moi que tu le
vois; nous le voyons tous deux dans l’immuable vérité qui plane sur nos esprits.
Et si nous sommes d’accord sur cette lumière du Seigneur qui nous éclaire,
pourquoi disputons-nous sur la pensée d’un homme, qui ne saurait se voir comme
cette vérité immuable? Qu’en effet Moïse nous apparaisse et nous dise : Telle
est ma pensée; nous ne la verrions pas, nous croirions à sa parole.
Ainsi, suivant le conseil de l’Apôtre, gardons-nous de
prendre orgueilleusement parti pour une opinion contre une autre (I Cor. IV, 6).
Aimons le Seigneur notre Dieu de tout notre coeur, de toute notre âme, de tout
notre esprit, et le prochain comme nous-mêmes (Deut. VI, 5 ; Matth. XXII, 37).
C’est à ces deux commandements de l’amour que Moïse a rapporté les pensées de
ses saintes Ecritures. En pouvons-nous douter, et ne serait-ce pas démentir Dieu
même que d’attribuer à son serviteur une intention différente de celle
qu’affirme de lui le divin témoignage? Vois donc; entre tant de fouilles
fécondes que l’on peut faire dans ce terrain de vérité, ne serait-ce pas une
folie que de revendiquer la découverte du vrai sens de Moïse, au risque
d’offenser par de pernicieuses disputes cette charité, unique fin des paroles
dont nous poursuivons l’explication?
IL EST
DIGNE DE L’ÉCRiTURE DE RENFERMER
PLUSIEURS SENS SOUS LES MÊMES PAROLES.
36. Eh quoi! ô mon Dieu! gloire de mon humilité et repos
de mes labeurs, qui daignez écouter l’aveu de mes fautes et me les pardonner,
quand vous m’ordonnez d’aimer mon prochain comme moi-même, puis-je penser que
Moïse, votre serviteur fidèle ait reçu de moindres faveurs que je n’en eusse
désiré moi-même et sollicité de votre grâce, si, me faisant naître en son temps
pour m’élever à la hauteur de son ministère, et prenant à votre service mon
coeur et ma langue, vous m’eussiez choisi pour dispensateur de ces saintes
Ecritures, qui devaient être dans la suite si profitable à tous les peuples, et
du faîte de leur (497) autorité dominer universellement les paroles du mensonge
et les doctrines de l’orgueil?
Oui, si j’eusse été Moïse (pourquoi non? ne sommes-nous pas
sortis tous du même limon, «et qu’est-ce que l’homme? est-il quelque « chose si
vous ne vous souvenez de lui ( Ps. VIII, 5)?), oui, si j’eusse été Moïse, et que
vous m’eussiez enjoint d’écrire le livre de la Genèse, je vous aurais demandé un
style doué de telles propriétés de puissance et de mesure, que les intelligences
encore incapables de concevoir la création ne pussent récuser mes paroles comme
au-dessus de leur portée, et que les intelligences plus élevées y trouvassent en
peu de mots toute vérité qui s’offrît à leur pensée et qu’enfin, si votre
lumière dévoilait à certains esprits quelques vérités nouvelles, aucune d’elles
ne fût hors du sens de votre prophète.
ABONDANCE DE L’ÉCRITURE.
37. Une source est plus abondante en son humble bassin,
pour fournir, au cours des ruisseaux qu’elle alimente, qu’aucun de ces ruisseaux
qui en dérivent et parcourent de longues distances; de même le récit de votre
prophète, où vos serviteurs devaient tant puiser, fait jaillir en un filet de
paroles des courants de vérité, que des saignées fécondes dirigent çà et là par
de lointaines sinuosités de langage.
Quelques-uns, à la lecture des premières lignes, se
représentent Dieu comme un homme, ou comme un être corporel, doué d’une
puissance infinie, qui, par une étrange soudaineté de vouloir, aurait produit
hors de lui, dans une étendue distante de lui-même, ces deux corps immenses et
contenant toutes choses, l’un supérieur, l’autre inférieur. Et s’ils entendent
ces mots: « Dieu dit:, Que cela soit, et cela fut, » ils se figurent une parole
qui commence et finit, qui résonne et passe dans le temps, et dont le son expire
à peine, que l’être appelé commence à surgir; enfin, je ne sais quelles
imaginations venues du commerce de la chair. Ceux-là sont de petits enfants.
L’Ecriture incline son langage jusqu’à leur bassesse, qu’elle recueille en son
sein maternel. Et déjà l’édifice du salut s’élève en eux par la foi qui les
assure que Dieu seul a créé tous les êtres dont l’admirable variété frappe leurs
sens. Mais si l’un de ces nourrissons, dans l’orgueil de sa faiblesse, méprisant
l’humilité des divines paroles, s’élance hors du berceau, le malheureux! il va
tomber, Seigneur, jetez un regard de compassion sur ce petit du passereau, il
est encore sans plumes; les passants vont le fouler aux pieds; envoyez un de vos
anges pour le reporter dans son nid, afin qu’il vive, en y demeurant tant qu’il
ne sera pas en état de voler.
DES
DIVERS SENS QU’ELLE PEUT RECEVOIR.
38. Pour les autres, ces paroles ne sont plus un nid,
mais un verger fertile où ils voltigent tout joyeux, à la vue des fruits cachés
sous le feuillage; et ils les cherchent, et ils les cueillent en gazouillant.
Car ils découvrent à la lecture ou à l’audition de ces paroles, que votre
éternelle permanence, ô Dieu, demeure au-dessus de tous les temps passés et
futurs, et qu’il n’est pourtant aucune créature temporelle qui ne soit votre
ouvrage.
Et ils voient que votre volonté, n’étant pas autre que
vous-même, ne saurait subir aucun changement, et que ce n’est point par
survenance de résolution soudaine et sans précédent, que vous avez, créé le
monde. Ils savent que vous avez produit tout être, non pas en tirant de vous une
ressemblance parfaite de vous-même, mais du néant la plus informe dissemblance,
capable cependant de recevoir une forme par l’impression du caractère de votre
substance. Ils savent que puisant en vous seul, chacune suivant la contenance et
la propriété de son être, toutes les créatures sont très bonnes, soit que,
fixées auprès de vous, elles demeurent dans votre stabilité, soit que,
successivement éloignées de vous par la distance des temps et des lieux, elles
opèrent ou attestent cette splendide harmonie qui révèle votre gloire. Voilà ce
qu’ils voient, et ils se réjouissent, autant qu’il leur est possible ici-bas,
dans la lumière de votre vérité.
39. L’un en considérant le début de la Genèse, « dans le
principe Dieu créa,» porte sa pensée sur l’éternelle Sagesse, ce principe qui
nous parle. Un autre entend par ces mêmes paroles. le commencement de la
création; elles sont, pour lui, équivalentes à celles-ci : « Dieu créa «
d’abord. » Et parmi ceux qui s’accordent à reconnaître, dans ce principe, la
Sagesse par laquelle vous avez fait le ciel et la terre, l’un prétend que, sous
les noms de ciel et de terre,. il faut entendre la matière primitive de l’un et
de l’autre. Celui-ci n’accorde ces noms qu’aux natures distinctes et formées.
Celui-là veut que le nom de ciel désigne la nature spirituelle, accomplie dans
sa forme, et que le nom de terre désigne la matière corporelle dans son
informité.
Même diversité d’opinions entre ceux qui, sous les noms de
ciel et de terre, conçoivent la matière informe dont le ciel et la terre
devaient être formés; l’un y voit la source commune des créatures corporelles et
intelligentes; l’autre, de cette seule création matérielle, dont le vaste sein
renferme toutes les natures évidentes à nos sens.
Ceux enfin qui entendent par ces paroles des créatures
disposées dans la perfection de l’ordre et de la forme, comprennent: l’un, les
créatures invisibles et visibles; l’autre, les seules visibles, c’est-à-dire ce
ciel lumineux qui éblouit nos regards, et cette terre, région de ténèbres, avec
tous les êtres qu’ils contiennent.
DE
COMBIEN DE MANIÈRES UNE CHOSE
PEUT ÊTRE AVANT UNE AUTRE.
40. Mais celui qui prend le principe dans le sens de
commencement, n’a d’autre ressource pour ne pas sortir de la vérité, que
d’entendre par le ciel et la terre, la matière du ciel et de la terre,
c’est-à-dire de toutes les créatures intelligentes et corporelles. Car s’il
entendait la création déjà formée, on aurait le droit de lui demander: Si Dieu a
créé au commencement, qu’a-t-il fait ensuite? Et ne pouvant rien trouver depuis
la création de l’univers, il ne saurait décliner cette objection: « Comment Dieu
a-t-il créé d’abord, s’il n’a plus créé depuis? »
Que s’il prétend que la matière a été d’abord créée dans
l’informité pour recevoir ensuite la forme, l’absurdité cesse; pourvu qu’il
sache bien distinguer la priorité de nature, comme l’éternité divine qui précède
toutes choses; la priorité de temps et de choix, comme celle de la fleur sur le
fruit, et du fruit sur la fleur; la priorité d’origine, comme celle du son sur
le chant. Les deux priorités intermédiaires se conçoivent aisément; il n’en est
pas ainsi de la première et de la dernière. Car est-il une vue plus rare, une
connaissance plus difficile, Seigneur, que celle de votre éternité immuable,
créatrice de tout ce qui change, précédant ainsi tout ce qui est?
Et puis, où est l’esprit assez pénétrant pour discerner,
sans grand effort, quelle est la priorité du son sur le chant? Priorité réelle;
car le chant est un son formé, et un objet peut être sans forme, et ce qui n’est
pas ne peut en recevoir. Telle est la priorité de la matière sur l’objet qui en
est tiré; priorité, non d’action, puisqu’elle est plutôt passive; non de temps,
car nous ne commençons point par des sons dépourvus de la forme mélodieuse, pour
les dégrossir ensuite et les façonner selon le rhythme et la mesure, comme on
travaille le chêne ou l’argent dont on veut tirer un coffre ou un vase. Ces
dernières matières précèdent, en effet, dans le temps, les formes qu’on leur
donne; mais il n’en est pas ainsi du chant. L’entendre, c’est entendre le son:
il ne résonne pas d’abord sans avoir de forme, pour recevoir ensuite celle du
chant. Tout ce qui résonne passe, et il n’en reste rien que l’art puisse
reprendre et ordonner. Ainsi le chant roule dans le son, et le son est sa
matière, car c’est le son même qui se transforme en chant; et, comme je le
disais, la matière ou le son précède la forme ou le chant ; non comme puissance
productrice, car le son n’est pas le compositeur du chant, mais il dépend de
l’âme harmonieuse qui le produit à l’aide de ses organes. Il n’a ni la priorité
du temps, car le chant et le son marchent de compagnie; ni la priorité de choix,
car le son n’est pas préférable au chant, puisque le chant est un son revêtu de
charme: il n’a que la priorité d’origine, car ce n’est pas le chant qui reçoit
la forme pour devenir son, mais le son pour devenir chant.
Comprenne qui pourra par cet exemple, que ce n’est qu’en
tant qu’origine du ciel et de la terre que la matière primitive a été créée
d’abord et appelée le ciel et la terre; et qu’il n’y a point là précession de
temps, parce qu’il faut la forme pour développer le temps : or, elle était
informe, mais néanmoins déjà liée au temps. Et toutefois, quoique placée au
dernier degré de l’être (l’informité étant infiniment au-dessous de toute
forme), il est impossible d’en parler sans lui donner une priorité de temps
fictive. Enfin, elle-même est précédée par l’éternité du Créateur, qui de néant
la fait être. (499)
L’ÉCRITURE VEUT ÊTRE INTERPRÉTÉE
EN ESPRIT DE CHARITÉ.
41. Que la vérité même établisse l’union entre tant
d’opinions de vérité différente! Que la miséricorde du Seigneur nous permette de
faire un légitime usage de la loi, en la rapportant au précepte de l’amour!
Ainsi donc, si l’on me demande quel est, suivant moi, le sens de Moïse, ce n’est
pas l’objet de mes confessions. Si je ne le publie pas devant vous, c’est que je
l’ignore. Et je sais pourtant que toutes ces opinions sont vraies, sauf ces
pensers charnels, dont j’ai parlé. Et ceux qui tombent dans ces pensers sont
néanmoins du nombre de ces petits d’heureuse espérance, qui ne s’effarouchent
pas des paroles sacrées; ces paroles. si sublimes dans leur humilité, si
prodigues dans leur parcimonie.
Pour nous, qui, j’ose le dire, n’interprétons le texte
saint que suivant la vérité, si c’est pour elle-même et non pour la vanité de
nos sentiments que notre coeur soupire, aimons-nous mutuellement; aimons-nous en
vous, ô Dieu, source de vérité, et honorons votre serviteur, oracle de votre
Esprit, dispensateur de vos Ecritures; et que notre vénération nous préserve de
douter qu’en les écrivant sous votre dictée, il n’ait aperçu les lumières les
plus vives et les fruits les meilleurs.
MOÏSE A
PU ENTENDRE TOUS LES SENS VÉRITABLES
QUI PEUVENT SE DONNER A SES PAROLES.
42. Tu me dis : « Le sens de Moïse est le « mien; » et il
me dit: « Non, le sens de Moïse est le mien; » et moi je dis avec plus de piété
: Pourquoi l’un et l’autre ne serait-il pas le sien, si l’un et l’autre est
véritable? Et j’en dis autant d’un troisième, d’un quatrième, d’un autre sens
quelconque avoué de la vérité; pourquoi refuserais-je de croire qu’ils ont été
vus par ce grand serviteur du seul Dieu, dont la parole toute divine se prête à
la variété de tant d’interprétations vraies?
Pour moi, je le déclare hardiment, et du fond du coeur, si
j’écrivais quelque chose qui dût être investi d’une autorité suprême, j’aimerais
mieux contenir tous les sens raisonnables qu’on pourrait donner à mes paroles,
que de les limiter à un sens précis, exclusif de toute autre pensée, n’eût-elle
même rien de faux qui pût blesser la mienne. Loin de moi, mon Dieu, cette
témérité de croire qu’un si grand prophète n’eût pas mérité de votre grâce une
telle faveur! Oui, il a eu en vue et en esprit, lorsqu’il traçait ces paroles,
tout ce que nous avons pu découvrir de vrai; toute vérité qui nous a fui ou nous
fuit encore, et qui toutefois s’y peut découvrir.
TOUS LES
SENS VÉRITABLES PRÉVUS
PAR LE SAINT-ESPRIT.
43. Enfin, Seigneur, qui n’êtes pas chair et sang, mais
Dieu, si l’homme n’a pas tout vu, votre Esprit Saint, mon guide vers la terre
des vivants (Ps. CXLII, 10), pouvait-il ignorer tous les sens de ces paroles
dont vous deviez briser les sceaux dans l’avenir, quand même votre interprète ne
les eût entendues qu’en l’un des sens véritables qu’elles admettent? Et, s’il
est ainsi, la pensée de Moïse est sans doute la plus excellente,. Mais, ô mon
Dieu, ou faites-nous la connaître, ou révélez-nous cette autre qu’il vous
plaira, et, soit que vous nous découvriez le même sens que vous avez dévoilé à
votre serviteur, soit qu’à l’occasion de ces paroles, vous en découvriez un
autre, que votre vérité soit notre aliment et nous préserve d’être le jouet de
l’erreur.
Est-ce assez de pages, Seigneur mon Dieu, en est-ce assez
sur ce peu de vos paroles? Et quelles forces et quel temps suffiraient à un tel
examen de tous vos livres? Permettez-moi donc de resserrer les témoignages que
j’en recueille à la gloire de votre nom; que, dans cette multiplicité de sens
qui se sont offerts et peuvent s’offrir encore à ma pensée, votre inspiration
fixe mon choix sur un sens vrai, certain, édifiant, afin que, s’il m’arrive de
rencontrer celui de votre antique ministre, but où mes efforts doivent tendre,
cette fidèle confession vous en rende grâces; sinon, permettez-moi du moins
d’exprimer ce que votre vérité voudra me faire publier sur sa parole, comme elle
lui a inspiré à lui-même la parole qui lui a plu.
È
SENS MYSTIQUE DE LA CRÉATION.
Toute créature tient l’être de la pure bonté de Dieu. — Il
découvre dans les premières paroles de la Genèse et la Trinité de Dieu et la
propriété de la personne du Saint-Esprit. — Image de la Trinité dans l’Homme. —
Dieu procède dans l’institution de l’Eglise comme dans la création du monde. —
Sens mystique de la création.
INVOCATION. — GRATUITE MUNIFICENCE DE DIEU.
1. Je vous invoque, ô mon Créateur, mon Dieu et ma
miséricorde, qui avez gardé mon souvenir quand j’avais perdu le vôtre. Je vous
appelle dans mon âme, et vous la préparez à vous recevoir en lui inspirant ce
vif désir de votre possession. Oh! répondez aujourd’hui à cet appel que vous
avez devancé, quand vos cris réitérés, venant de si loin à mon oreille, me
pressaient de me retourner et d’appeler à moi Celui qui m’appelait à lui.
Seigneur, vous avez effacé tous mes péchés, afin de n’avoir point à solder les
oeuvres de mon infidélité, et vous avez prévenu mes oeuvres méritantes, afin de
me rendre selon le bien opéré en moi par vos mains, dont je suis l’ouvrage. Car
vous étiez avant que je fusse, et je n’étais rien à qui vous pussiez donner
d’être. Et me voilà toutefois, je suis par votre bonté qui a devancé tout ce que
vous m’avez donné d’être, tout ce dont vous m’avez fait. Vous n’aviez pas besoin
de moi, et je ne suis pas tel que ce peu de bien que je suis vous seconde, mon
Seigneur et mon Dieu; que mes services vous soulagent, comme si vous vous
lassiez en agissant; que votre puissance souffrit de l’absence de mon hommage;
que vous réclamiez mon culte, comme la terre réclame ma culture, sous peine de
stérilité; mais vous voulez mes soins, vous voulez mon culte, afin que je trouve
en vous le bien de mon être; car vous m’avez donné l’être qui me rend capable de
ce bien.
TOUTE
CRÉATURE TIENT L’ÊTRE
DE LA PURE BONTÉ DE DIEU.
2. C’est de la plénitude de votre bonté que vos
créatures ont reçu l’être; vous avez voulu qu’un bien fût qui ne pût procéder
que de vous, inutile, inégal à vous-même. Etiez-vous donc redevable au ciel, à
la terre, que vous avez créés dans le principe? Je le demande à ces créatures
spirituelles et corporelles que vous avez formées dans votre sagesse, leur
étiez-vous redevable de cet être, même imparfait, même informe, dans l’ordre
spirituel ou corporel, être tendant au désordre et à l’éloignement de votre
ressemblance? L’être spirituel, fût-il informe, est supérieur au corps formé; et
cet être corporel, fût-il informe, est supérieur au néant; et tous deux
demeureraient comme une esquisse informe de votre Verbe, si ce même Verbe ne les
eût rappelés à votre unité, en leur donnant la forme, et cette excellence qu’ils
tiennent de votre souveraine bonté. Leur étiez-vous redevable de cette informité
même, où ils ne pouvaient être que par vous?
3. Etiez-vous redevable à la matière corporelle de
l’être, même invisible et sans ordre? car elle n’eût pas même été cela, si vous
ne l’eussiez faite; et n’étant pas, comment pouvait-elle mériter de vous son
être? Et cette ébauche de créature spirituelle, lui étiez-vous redevable de cet
être même ténébreux et flottant, semblable à l’abîme, dissemblable à vous, où
elle serait encore, si votre Verbe ne l’eût ramenée à son principe, et, en
l’illuminant, ne l’eût faite lumière, non pas égale, mais conforme à votre
égalité formelle? Pour un (501) corps, être et être beau, n’est pas tout un;
autrement tous seraient beaux : ainsi, pour l’esprit créé, ce n’est pas tout un
que de vivre, et de vivre sage; autrement il serait immuable dans sa sagesse.
Mais il lui est bon de s’attacher toujours à vous, de peur qu’abandonné de la
lumière dont il se retire, il ne retombe dans cette vie de ténèbres, semblable à
l’abîme. Et nous aussi, créatures spirituelles par notre âme, autrefois loin de
vous, notre lumière, « n’avons-nous pas été ténèbres en cette « vie (Ephés. V,
8) » et ne luttons-nous pas encore contre les dernières obscurités de cette nuit
jusqu’au jour où nous serons justice dans votre Fils, élevés à la hauteur des
montagnes saintes, après avoir été une profondeur d’abîme sondée par vos
jugements (Ps. XXXV, 7)?
TOUT
PROCÈDE DE LA GRÂCE DE DIEU.
4. Quant à ces paroles que vous dites au début de la
création : « Que la lumière soit, et la lumière fut (Gen. I, 3), » je les
applique sans inconvénient à la créature spirituelle, parce qu’elle était déjà
vie quelconque, pour recevoir votre lumière. Mais si elle n’avait pas mérité de
vous. cette vie capable de votre lumière, avait-elle mérité davantage le don que
vous lui en avez fait? Car son informité n’eût pu vous plaire, si elle ne fût
devenue lumière, non par nature, mais par l’intuition de votre 1umière
illuminante, par son union avec elle, afin que ces préludes de vie et cette
béatitude de vie, elle ne les dût qu’à votre grâce, qui la tourne, par un
heureux changement, vers ce qui est également incapable de pis et de mieux, vers
vous, seul être simple, pour qui vivre c’est vivre heureux, parce que vous êtes
à vous-même votre béatitude.
DIEU
N’AVAIT PAS BESOIN DES CRÉATURES.
5. Que manquerait-il donc à votre félicité, félicité
qui est vous-même, quand toutes ces créatures demeureraient encore dans le néant
ou l’informité? Aviez-vous besoin d’elles? et n’est-ce point par la plénitude de
votre bonté que vous les avez faites? Et votre joie était-elle intéressée au
complément de leur être? Loin que vous soyez imparfait, pour attendre votre
perfection de la leur , parfait comme vous l’êtes, leur imperfection vous
déplaît, et vous les perfectionnez pour qu’elles vous plaisent. Car votre
Esprit-Saint était porté au-dessus des eaux ( Gen. 1, 2), et non par les eaux,
comme s’il se fût reposé sur elles, lui qui fait reposer en soi ceux en qui l’on
dit « qu’il repose (Is. XI, 2) » Mais c’est votre volonté incorruptible,
immuable, se suffisant à elle-même, qui était portée au-dessus de cette vie,
votre création, en qui la vie et la béatitude ne sont pas même chose,
puisqu’elle ne laisse pas de vivre dans la fluctuation de ses ténèbres, et qu’il
lui faut se tourner vers son auteur, puiser de plus en plus la vie à la source
de la vie, voir la lumière dans sa lumière (Ps. XXXV, 10), et en recevoir
perfection, gloire, béatitude.
DE
LA TRINITÉ.
6. Et maintenant m’apparaît comme en énigme votre
Trinité, mon Dieu. C’est dans le Principe de votre sagesse, qui est notre
sagesse, ô Père! née de vous, égale et coéternelle à vous, c’est dans votre Fils
que vous avez fait le ciel et la terre. Et que n’ai-je pas dit sur le ciel du
ciel, sur la terre invisible et sans forme, sur cet abîme de ténèbres, qui
serait livré à toutes les tourmentes de l’informité spirituelle, s’il ne se fût
fixé devant Celui par qui il était vie quelconque, et dont la lumière allait
répandre sur cette vie la forme et la beauté, pour qu’elle devînt ce ciel du
ciel, créé depuis, et résidant entre les eaux? Et déjà, par ce nom de Dieu,
j’atteignais le Père, qui a tout fait, par celui de Principe, le Fils en qui il
a tout fait; et, dans ma ferme croyance que mon Dieu est une Trinité, je
consultais les paroles saintes, qui me répondent : « Et l’Esprit était porté
au-dessus des eaux. » Et voilà mon Dieu-Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit,
seul Dieu, Créateur de toutes les créatures.
COMMENT
L’ESPRIT DE DIEU ÉTAIT PORTÉ
AU-DESSUS DES EAUX.
7. Mais, ô lumière de vérité, je place près de vous ce
coeur qui ne m’enseignerait que vanités; dissipez ses ténèbres, et dites-moi, je
vous en conjure par votre charité, notre mère, (502) dites-moi, je vous en
supplie, pourquoi n’est-ce qu’après avoir nommé le ciel et la terre, invisible
et saris forme, et les ténèbres répandues sur l’abîme, que votre Ecriture nomme
l’Esprit-Saint? Etait-il donc nécessaire, pour nous en suggérer la connaissance,
de le représenter comme « porté au-dessus, » en désignant d’abord au-dessus de
quoi? Ce n’était ni au-dessus du Père, ni au-dessus du Fils, ni sans doute
au-dessus de rien. Il fallait donc indiquer d’abord au-dessus de quoi il était
porté, lui dont il était impossible de parler, sans le dire « porté. » Mais
pourquoi?
EFFETS
DU SAINT-ESPRIT.
8. Et maintenant suive qui pourra de l’esprit le vol de
l’Apôtre dans cette parole sublime : « La charité se répand dans nos coeurs «
par le Saint-Esprit qui nous est donné ((Rom. V, 5); »soit qu’il nous enseigne
les voies spirituelles et les voies suréminentes de l’amour, soit qu’il
fléchisse le genou devant vous, pour nous obtenir la grâce d’être initiés « à la
science suréminente de la charité du Christ ( Ephés. III, 14-19). » Et voilà
pourquoi, suréminent dès le principe, il paraissait au-dessus des eaux.
Mais à qui parler? mais comment parler de ce poids de
concupiscence qui gravite vers l’abîme, et de l’attraction sublime de la.
charité par la vertu de votre Esprit, qui « planait sur « les eaux? » Quel sera
mon auditeur? quelle sera ma parole? On plonge, on surnage; et il n’y a là ni
fond, ni rive. Quelle similitude plus dissemblable? Ce sont nos affections, ce
sont nos amours, c’est l’impureté de notre esprit que précipite l’amour des
soins de la terre; et c’est la sainteté de votre Esprit qui nous soulève vers le
ciel, par l’amour de la paix éternelle, afin que nos coeurs s’élèvent en haut
jusqu’à vous, où votre Esprit plane sur les eaux, et que notre âme, après la
traversée de ces eaux mobiles de la vie (Ps. CXXIII, 5), aborde à la suréminence
du repos.
L’UNION
AVEC DIEU,
UNIQUE FÉLICITÉ DES ÊTRES INTELLIGENTS.
9. L’esprit de l’ange, l’âme de l’homme se sont
dissipés dans leur chute comme l’eau qui s’écoule, et ils ont signalé l’abîme
ténébreux où serait ensevelie toute créature spirituelle, si vous n’eussiez dit
au commencement: « Que la lumière soit! » ralliant à vous l’obéissance des
esprits habitants de la cité céleste, pour assurer leur paix au sein de votre
Esprit qui demeure immuable au-dessus de tout ce qui change. Autrement ce ciel
du ciel ne serait par lui-même qu’abîme et ténèbres; « et maintenant il est
lumière dans le Seigneur ( Ephés. V, 8). » Et, en vérité, cette inquiétude
malheureuse des intelligences déchues de votre lumière, leur splendide vêtement,
et réduites aux haillons de leurs ténèbres, parle assez haut; témoin éloquent de
l’excellence où. vous avez élevé cette créature raisonnable, qui ne saurait se
suffire : car il ne lui faut rien moins que vous-même pour qu’elle ait sa
béatitude et son repos. « Vous «êtes, ô mon Dieu, la lumière de nos ténèbres
(Ps. XVII, 29), » notre robe de gloire; « et notre nuit rayonne comme le jour à
son midi (Ps. CXXXVIII, 12). »
Oh! donnez-vous à moi, mon Dieu! rendez-vous à moi! Je vous
aime; et si mon amour est encore trop faible, rendez-le plus fort. Je ne saurais
mesurer ce qu’il manque à mon amour; et combien il est au-dessous du degré qu’il
doit atteindre, pour que ma vie se précipite dans vos embrassements, et ne s’en
détache point qu’elle n’ait disparu tout entière dans les plus secrètes clartés
de votre visage (Ps. XXX, 21). Tout ce que je sais, c’est que partout ailleurs
qu’en vous, hors de moi, comme en moi, je ne trouve que malaise, et toute
richesse qui n’est pas mon Dieu, n’est pour moi qu’indigence.
POURQUOI
IL EST DIT, SEULEMENT
DU SAINT-ESPRIT, QU’IL ÉTAIT PORTÉ SUR LES EAUX.
10. Mais le Père, mais le Fils, n’étaient-ils pas portés
au-dessus des eaux? Si l’on se fait une idée de corps et d’espace, ces paroles
ne conviennent plus même au Saint-Esprit. Si l’on y voit l’immuable suréminence
de la divinité qui demeure au-dessus de tout ce qui change, le (503) Père, et le
Fils; et le Saint-Esprit étaient ensemble portés sur les eaux. Pourquoi donc
l’Ecriture ne parle-t-elle que de votre Esprit? pourquoi parle-t-elle de lui
seul, comme s’il y avait lieu là où le lieu n’est pas, en celui de qui seul il a
été dit qu’il est votre don? Le don où nous jouissons du repos, où nous
jouissons de vous-même; repos des âmes, lieu des esprits!
C’est là où nous élève l’amour; et votre divin Esprit
retire notre humilité des portes de la mort ( Ps. IX, 5); et « notre paix est
dans notre bonne volonté (Luc, II, 14) ». Le corps tend à son lieu par son
poids; et ce poids ne tend pas seulement en bas, mais au lieu qui lui est
propre. La pierre tombe; le feu s’élance; l’un et l’autre gravite suivant son
poids et suivant son centre. L’huile versée dans l’eau monte au-dessus de l’eau;
l’eau versée dans l’huile descend au-dessous de l’huile; l’un et l’autre suit
son poids et cherche son centre. Hors de l’ordre, trouble; dans l’ordre, repos.
Mon poids, c’est. mon amour; où que je tende, c’est lui qui m’emporte. C’est
votre don, c’est votre Esprit qui allume, qui volatilise notre coeur. Il nous
embrase et nous enlève. Nous montons à l’échelle de l’âme (Ps. LXXXIII, 6), en
chantant le cantique des degrés. C’est le feu de l’amour, c’est votre feu divin
qui nous consume et nous ravit au centre de la paix, au sein de Jérusalem; et
« je trouve ma joie dans cette heureuse promesse : Nous irons à la maison du
Seigneur (Ps. CXXXI, 1). » Et c’est la bonne volonté qui nous y fait une place;
et nous n’avons plus rien à vouloir, que cette demeure éternelle.
BONHEUR
DES PURES INTELLIGENCES.
11. O béatitude de la créature qui n’a jamais connu
d’autre état que cette félicité, où elle ne se fût jamais élevée d’elle-même,
si, à l’instant immédiat de sa création, votre Don, porté sur toutes choses
muables, ne l’eût exaltée à l’appel de votre voix. « Que la lumière soit, et la
« lumière fut ( Gen. I, 3). » En nous, il y a distinction de temps : temps où
nous sommes ténèbres; temps où nous devenons lumière (Ephés. V, 8). Mais, en
parlant de ces pures intelligences, l’Ecriture ne fait qu’indiquer ce qu’elles
eussent été sans l’illumination divine; et elle les suppose à l’état de
fluctuation ténébreuse, pour nous signaler la cause de leur gloire surnaturelle
: c’est-à-dire leur union lumineuse avec la lumière sans ombre et sans
défaillance. Entende qui peut; qui ne peut, vous invoque ! — Car, enfin, que me
veut-on? Suis-je la lumière qui éclaire tout homme venant au monde ( Jean 1,9)?
IMAGE DE
LA TRINITÉ DANS L’HOMME.
12. Où est l’homme qui comprend la toute-puissante Trinité?
où est l’homme qui n’en parle? et peut-on dire qu’il en parle? Bien rare est
l’intelligence qui en parle avec la science de sa parole. Et l’on conteste, et
l’on dispute; et c’est un mystère qui demeure voilé aux âmes où la paix n’est
pas. Je voudrais que les hommes observassent en eux-mêmes un triple phénomène;
simplitude infiniment différente de la Trinité sainte, mais que j’offre à leur
méditation, pour leur faire sentir et reconnaître l’infini de la distance. Ce
triple phénomène, le voici : être, connaître, vouloir : car je suis, je connais,
je veux : je suis celui qui connaît et qui veut. Je connaît que je suis et que
je veux, et je veux être et connaître.
Comprenne qui pourra combien notre âme est inséparable de
ces trois phénomènes, qui tous trois ne font qu’une même vie, qu’une même
raison, qu’une même essence, inséparablement distinctes. Homme, te voilà en
présence de toi-même; regarde en toi; vois, et réponds. moi!
Et si tu trouves quelque lueur dans ces mystères de ton
être, ne crois pas en avoir pénétré plus avant dans les mystères de l’Etre
immuable au-dessus de tout, immuable dans son être, immuable dans sa
connaissance, immuable dans sa volonté: car, est-ce à cause de cette triplicité,
que Dieu est Trinité; ou cette triplicité réside-t-elle en chaque personne
divine, chacune étant unité-trinaire; ou bien, dans le cercle incompréhensible,
infini, d’une simplicité multiple, est-il unité féconde, principe, connaissance
et fin de soi-même, qui se suffit immuablement? Quel esprit aurait la force de
dégager cette terrible inconnue? Quelle parole, quel sentiment seraient exempts
de témérité? (504)
DIEU
PROCÈDE EN L’INSTITUTION DE L’ÉGLISE
COMME DANS LA CRÉATION DU MONDE.
13. Poursuis ta confession, ô ma foi; dis au Seigneur,
ton Dieu: Saint, saint, saint! ô mon Seigneur! ô mon Dieu! C’est en votre nom
que nous sommes baptisés, Père, Fils et Saint-Esprit! c’est en votre nom que
nous baptisons, Père, Fils et Saint-Esprit! Car Dieu a fait en nous, par son
Christ, un nouveau ciel, une nouvelle terre: c’est-à-dire les membres spirituels
et les membres charnels de son Eglise; et notre terre, avant que la doctrine
sainte ne l’eût douée de sa forme, était invisible aussi; elle était informe et
couverte des ténèbres de l’ignorance, «parce que vous avez châtié l’iniquité de
l’homme ( Ps. XXXVIII, 12), dans le profond abîme de vos « jugements ( Ps. XXXV,
7) ».
Mais votre Esprit-Saint est porté sur les eaux, et votre
miséricorde n’abandonne pas notre misère; et vous dites: « Que la lumière soit!
— Faites pénitence; le royaume des cieux est proche (Matth. III, 12)! — Faites
pénitence; que la lumière soit! » Et, dans le trouble de notre âme, « nous nous
sommes souvenus de vous, Seigneur, aux bords du Jourdain, » auprès de la
montagne élevée à votre hauteur, et qui s’est abaissée pour nous (Ps. XLI, 7).
Et nos ténèbres nous ont fait horreur; et nous nous sommes tournés vers vous; et
la lumière a été faite. « Et nous voilà, ténèbres autrefois, maintenant lumière
dans le Seigneur ((Ephés. 5,8). »
NOTRE
RENOUVELLEMENT N’EST JAMAIS PARFAIT
EN CETTE VIE.
14. Et nous ne sommes encore lumière que par la foi, et
non par la claire vue ( II Cor. V, 7). « Car notre salut est en espérance; or,
l’espérance qui se voit n’est plus espérance (Rom. VIII, 24).» C’est encore « un
abîme qui appelle un abîme, » mais par la voix de vos cataractes (Ps. XLI, 8).
Il est encore abîme, celui qui dit: « Je n’ai pu vous parler comme «à des êtres
spirituels, mais comme à des êtres charnels (I Cor. III, 1).» Et lui-même
reconnaît qu’il n’a pas encore touché le but, et oubliant tout ce qui est
derrière, il tend à ce qui est devant lui (Philip. III, 13); il gémit sous le
fardeau de malheur, et son âme est altérée du Dieu vivant, comme le cerf soupire
après l’eau des fontaines; et il s’écrie: «Oh! quand arriverai-je (Ps. XLI,
2,3)!» Et il aspire à être revêtu de sa céleste demeure (Ps. XXXV, 7), et il
appelle les ténèbres de l’abîme inférieur et leur dit: « Ne vous conformez pas
au siècle, mais réformez-vous dans le renouvellement de l’esprit (Rom. XII, 20).
Ne soyez pas comme les enfants « sans intelligence; mais, comme les plus petits
d’entre eux, soyez sans malice, pour arriver à la perfection de l’esprit ( I
Cor. XIV, 20). »
« O Galates insensés! s’écrie-t-il, qui vous a donc
fascinés (Gal. III, 1)? » Mais ce n’est plus sa voix, c’est la vôtre qui
retentit; la vôtre, ô Dieu, qui du haut des cieux avez fait descendre votre
Esprit (Act. II, 2) par Celui qui monté dans les cieux a ouvert les cataractes
de ses grâces, afin qu’un fleuve de joie inondât votre cité sainte (Ps XLV, 5).
C’est après elle que soupire ce fidèle ami de l’époux, qui possède déjà les
prémices de l’esprit; mais il gémit encore dans l’attente de l’adoption céleste,
qui doit affranchir son corps ( Rom. VIII, 23); il soupire après la patrie. Il
est membre de l’épouse du Christ, il est jaloux pour elle: il est l’ami de
l’époux, et il est jaloux, non pour soi, mais pour lui (( Jean III, 19); et ce
n’est point par sa voix, mais par celle de vos torrents, qu’il appelle à lui cet
autre abîme (Ps. XLI,8) objet de sa sainte jalousie. Il craint que le serpent,
dont la ruse séduisit Eve, ne nous détourne de cette chasteté spirituelle que
nous devons à notre époux, votre Fils unique (II Cor. II, 3). Oh! quelle sera la
splendeur de sa lumière, lorsque nous le verrons tel qu’il est (I Jean, III, 2);
et qu’elles seront taries toutes ces larmes, qui sont le pain de mes jours et de
mes nuits; car ‘on ne cesse de me dire: Où est ton Dieu (Ps. XLI, 4) ?
L’ÂME
EST SOUTENUE PAR LA FOI ET L’ESPÉRANCE.
15. Et moi-même je m’écrie souvent: Où êtes-vous, mon
Dieu, où êtes-vous? Et je respire quelques instants en vous, quand mon âme
répand hors d’elle-même l’effusion de son allégresse et de vos louanges (Ps.
XLI, 5). Mais elle demeure triste, parce qu’elle retombe et devient abîme, ou
plutôt elle sent qu’elle est abîme encore. Et, ce flambeau dont vous éclairez
mes pas dans la nuit, la foi me dit: « Pourquoi es-tu triste, ô mon âme, et
pourquoi me (505) troubles-tu? Espère dans le Seigneur (Ps. XLII, 5, 6).» Son
Verbe est la lampe qui luit sur ton chemin (Ps. CXVIII, 105). Espère et
persévère, jusqu’à ce que la nuit, mère des impies, soit passée, et avec elle la
colère du Seigneur; colère dont nous fûmes enfants nous-mêmes, alors que nous
étions ténèbres. Et nous traînons la fin de notre nuit en ce corps que le péché
a fait mourir ( Rom. VIII, 10), dans l’attente de l’aube qui dissipera toutes
les ombres (Cant. II, 17).
Espère dans le Seigneur. Au lever de ce jour, je serai
debout pour le contempler, et j’en publierai à jamais la splendeur. Au matin de
l’éternité je serai debout, et je verrai le Dieu de mon salut ( Ps. V, 5 ; XLII,
5); celui qui vivifiera nos corps mortels par l’Esprit, cet hôte intérieur (
Rom. VIII, 11), porté dans sa miséricorde sur le flot de nos ténèbres; celui de
qui nous avons reçu dans l’exil de cette vie le gage d’être à l’avenir lumière;
qui nous sauve dès ici-bas par l’espérance, et de ténèbres que nous étions, nous
transforme en fils de jour et de lumière ( II Cor. I, 22 ; Ephés. V, 8 ; Rom.
VIII, 24 ; I Thess. V, 5). Seul en ce sombre crépuscule de la connaissance
humaine, vous pouvez distinguer les coeurs et les éprouver, pour appeler la
lumière jour, et les ténèbres nuit ( Gen. I, 5). Eh! quel autre que vous peut
faire ce discernement des âmes? Qu’avons-nous, que nous n’ayons reçu de vous (
I. Cor. IV, 7)? Ne sommes-nous pas une même argile dont vous formez ici des
vases d’honneur, là des vases d’ignominie ( Rom. IX, 21)?
L’ÉCRITURE SAINTE COMPARÉE AU FIRMAMENT
ET LES ANGES AUX EAUX SUPÉRIEURES (Gn. I, 6).
16. Mais quel autre que vous, Seigneur, a étendu
au-dessus de nous ce firmament divin de vos Ecritures? « Le ciel sera roulé
comme « un livre (Is. XXIV, 4), et il est maintenant étendu comme une peau ( Ps.
CIII, 2) » Seigneur, l’autorité de votre divine Ecriture n’en est que plus
sublime, quand les mortels, par qui vous l’avez publiée, ont passé par la mort.
Et vous savez, Seigneur, que vous avez revêtu de peaux les premiers hommes,
devenus mortels par le péché ( Gen. III, 21). Et vous avez étendu comme une
peau le firmament de vos saints livres, ces paroles d’une concordance admirable,
que vous avez posées au-dessus de nous par le ministère d’hommes mortels. Et
leur mort même a étendu avec plus de force le firmament d’autorité de vos
paroles qu’ils ont annoncées: il est étendu sur ce monde inférieur, plus fort et
plus haut que pendant leur vie. Car vous n’aviez pas encore étendu ce ciel comme
une peau; vous n’aviez pas encore rempli la terre du bruit de leur mort.
17. Oh! faites-nous voir, Seigneur, ces cieux, ouvrage
de vos mains. Dissipez ce nuage dont vous les voilez à nos yeux. Là résident ces
oracles qui inspirent la sagesse aux petits enfants (Ps. XVIII, 8). Exaltez
votre gloire, mon Dieu, par la bouche de ces enfants à la mamelle, qui bégaient
à peine. Non, je ne sache pas d’autres livres plus puissants pour anéantir
l’orgueil, pour détruire l’ennemi ( Ps. VIII, 4, 3) qui se retranche contre
votre miséricorde dans la justification de ses crimes. Non, Seigneur, je ne
connais point de paroles plus chastes, plus persuasives d’humilité, plus
capables de m’apprivoiser à votre joug, et d’engager mon coeur à un service
d’amour. Père infiniment bon, initiez-moi à leur intelligence; accordez cette
grâce à ma soumission, puisque vous ne les avez si solidement affermies qu’en
faveur des âmes soumises.
18. Il est d’autres eaux au-dessus de ce firmament; eaux
immortelles, je crois, et pures de la corruption de la terre. Que ces eaux
louent votre nom! que, par delà les cieux vos louanges s’élèvent de ces choeurs
angéliques, qui n’ont pas besoin de considérer et de lire notre Firmament pour
connaître votre Verbe! Car ils voient votre face ( Matth. XVIII, 10), et lisent
sans succession de syllabes les décrets de votre éternelle volonté. C’est à la
fois lecture, élection et dilection: ils lisent toujours, et ce qu’ils lisent ne
passe point; ils lisent par élection et par dilection l’immuable stabilité de
votre conseil: livre toujours ouvert, et qui ne sera jamais roulé, parce que
vous êtes vous-même ce livre, et que vous l’êtes éternellement; parce que vous
avez créé vos anges supérieurs à ce firmament, que vous avez affermi au-dessus
de l’infirmité des peuples de la terre, afin que cette infirmité, levant ses
regards jusqu’à lui, y lise la miséricorde, qui daigne annoncer dans le temps le
Créateur des temps : car « votre miséricorde, Seigneur, est dans le ciel, et
votre vérité s’élève jusqu’aux nues (Ps. XXXV, 6).» Les nues passent, mais le
ciel demeure; les (506) prédicateurs de votre parole passent de cette vie dans
une autre, mais votre Ecriture s’étend sur tous les peuples jusqu’à la fin des
siècles.
« Le ciel même et la terre passeront, mais vos paroles ne
passeront pont (Mt. XXIV, 35). » — Cette peau sera pliée, et l’herbe qu’elle
couvrait se flétrira dans sa beauté, mais votre Verbe demeure éternellement (Is.
XL, 6). Nous ne le voyons maintenant que dans l’énigme des nues et le miroir du
ciel ( I Cor. XIII, 12); il ne nous apparaît pas tel qu’il est; car nous-mêmes,
malgré l’amour de votre Fils pour nous, « nous ne voyons pas encore ce que nous
serons après cette vie. » Il nous a regardés à travers le voile de sa chair; il
nous a comblés de ses caresses, et embrasés de son amour; et nous courons après
l’odeur de ses parfums. Mais, au jour de son apparition, nous serons semblables
à lui, parce que nous le verrons tel qu’il est. (I Jean III, 2)» Tel qu’il est,
Seigneur : ainsi nous le verrons, mais ainsi nous ne le voyons pas encore.
NUL NE
CONNAÎT DIEU, COMME DIEU SE CONNAÎT,
LUI-MÊME.
19. Vous seul savez ce que vous êtes absolument, parce
que seul vous êtes l’Etre immuable, l’immuable connaissance et la volonté
immuable; votre volonté est, et connaît immuablement; votre connaissance est, et
veut immuablement. Et vous ne trouvez pas juste que la lumière immuable soit
connue, comme elle se connaît elle-même, de la lumière illuminée et muable.
Aussi, u mon âme est-elle « en votre présence comme une terre sans « eau (Ps.
CXIII, 6). » car elle ne peut pas plus faire jaillir d’elle-même la source qui
la désaltère que la lumière qui l’illumine. Comme nous ne verrons la lumière que
dans votre lumière, c’est en vous seul que nous pouvons puiser la vie (Ps. XXXV,
10).
COMMENT
ON PEUT ENTENDRE LA CRÉATION DE LA MER
ET DE LA TERRE (Gen. I, 9, 11).
20. Quelle main a rassemblé en un même corps ces eaux
d’amertume? Elles tendent toutes et toujours à une même fin : le bonheur du
temps et de la terre, malgré la diversité et l’agitation de leurs courants. Quel
autre que vous, Seigneur, a dit aux eaux de se réunir en un même lieu? Quel
autre que vous a fait surgir la terre aride et altérée de votre grâce? Seigneur,
« cette mer est à vous; elle est votre ouvrage; et cette terre aride a été
formée par vos mains (Ps. XCIV, 5). » Ce n’est point l’amertume des volontés,
mais la réunion des eaux, qui a reçu le nom de mer. Car vous réprimez aussi les
mauvaises passions des âmes; vous fixez les limites qu’il leur est défendu de
franchir; enceinte puissante où leurs flots se brisent sur eux-mêmes (Job
XXXVIII, 10, 11); et vous formez ainsi la mer du monde, et vous la gouvernez
selon l’ordre de votre empire absolu sur toutes choses.
21. Mais ces âmes altérées de vous, présentes à vos
regards, et séparées, pour une autre fin, de l’orageuse société de la mer, elles
sont la Terre, que vous arrosez d’une eau mystérieuse et douce, pour qu’elle
porte son fruit. Et cette terre fructifie, et docile au commandement du
Seigneur, son Dieu, notre âme germe des oeuvres de miséricorde, « selon son
espèce, » l’amour et le soulagement du prochain dans les nécessités temporelles
; et ces fruits conservent la semence qui doit reproduire leur principe: car
c’est du sentiment de notre misère que procède notre compassion pour
l’indigence, et nous porte à la soulager comme nous voudrions l’être nous-mêmes
dans une semblable détresse. Et il ne s’agit. pas seulement d’une germination
légère, d’une assistance facile, mais de cette végétation forte, de ce patronage
héroïque de la charité, qui étend ses rameaux fructueux pour soustraire au bras
du fort la faible victime, en l’abritant sous l’ombrage vigoureux de la justice.
LES
JUSTES PEUVENT ÊTRE COMPARÉS AUX ASTRES
(Gen. I, 14).
22. Oui, Seigneur, oui, je vous en supplie, vous dont
l’influence répand dans les âmes une sève de joie et de force, Seigneur, que la
vérité sorte de la terre, que la justice abaisse ses regards du haut du ciel
(Ps. LXXXIV, 12); et « que des astres « nouveaux étincellent dans le firmament!
» Partageons notre pain avec celui qui a faim; recevons sous notre toit le
pauvre qui n’a point de gîte; couvrons celui qui est nu; et ne méprisons pas les
concitoyens de notre boue.
Dès que notre terre aura produit ces fruits, (507) voyez,
dites : « Cela est bon; » et que notre lumière « jette son éclat en son temps (
Is. LVIII, 7, 8); » que cette première végétation de bonnes oeuvres nous élève
aux contemplations délicieuses du Verbe de vie, et que nous apparaissions alors
dans le monde comme des constellations attachées au firmament de votre Ecriture.
C’est là que, conversant avec nous, vous nous enseignez le
discernement des choses de l’esprit et des choses des sens; comme celui du jour
et de la nuit, ou des âmes spirituelles et des âmes asservies aux sens, afin que
vous ne soyez plus seul à faire, dans le secret de votre connaissance, comme
avant la création du firmament, la division de la lumière et des ténèbres; mais
que les enfants de votre esprit, placés à leur firmament, dans un ordre qui
révèle l’infusion présente de votre grâce, brillent au-dessus de la terre,
signalent la division du jour et de la nuit, et annoncent la révolution des
temps: car « l’antique institution est passée, et la nouvelle se lève ( I Cor.
V, 17), et notre salut est plus près de nous que lorsque nous avons commencé de
croire; la nuit a précédé, et le jour arrive ( Rom. XIII, 11); et vous
couronnerez l’année de votre bénédiction ( LXIV, 2), quand vous enverrez des
ouvriers dans votre moisson ( Mt. IX, 38) ensemencée par d’autres mains ( Jean
IV, 38); » quand vous enverrez de nouveaux ouvriers à de nouvelles semailles,
dont la moisson ne se fera qu’à la fin ( Mt. XIII, 39). Ainsi, vous accomplissez
les voeux du juste, et vous bénissez ses années; mais vous, vous êtes toujours
le même, et vous recueillez, au grenier de vos années sans fin ( Ps. CI, 28),
nos années passagères; car votre conseil éternel verse sur la terre, aux saisons
marquées, les biens célestes.
23. L’un reçoit, par l’Esprit, la parole de sagesse,
astre de lumière, qui plaît aux amis de la vérité, comme l’aurore du jour; à
l’autre, vous donnez, par le même Esprit, la parole de science, astre inférieur;
à celui-ci, la foi; à celui-là, la puissance de guérir; à l’un, le don des
miracles; à l’autre, le discernement des esprits; à l’autre, le don des langues.
Et toutes ces grâces sont comme autant de constellations, ouvrage d’un seul et
même Esprit, qui distribue ses dons à chacun comme il lui plaît, et fait
répandre à ces étoiles des irradiations salutaires ( I Cor. XII, 7, 11).
La parole de science renferme les mystères sacrés, signes
célestes, qui, selon les temps, ont eu leurs phases, commue la lune; mais cette
parole, et les autres dons spirituels, que j’assimile aux étoiles, ne sont, en
comparaison des splendeurs de cette sagesse, que les premières heures de la
nuit. Toutefois ils sont nécessaires à ceux en qui la chair n’est pas encore
absorbée par l’esprit ( I Cor. III, 1), et que votre grand serviteur ne peut
entretenir dans la langue de sagesse qu’il parlait avec les parfaits ( Ibid. II,
6).
Mais que l’enfant, dans le Christ, cet enfant que nourrit
la mamelle, en attendant qu’il soit capable d’un aliment plus solide, et que ses
yeux puissent soutenir le rayon du soleil, que l’homme animal ne se croie pas
abandonné dans une nuit ténébreuse, mais qu’il se contente de la clarté de la
lune et des étoiles. C’est ainsi, ô sagesse infinie ! que vous conversez avec
nous dans le firmament de vos Ecritures, pour nous élever à la contemplation
admirable qui sait distinguer toutes choses, quoique nous soyons encore enfermés
dans le cercle des augures, des temps, des années et des jours.
VOIE DE
LA PERFECTION (Gen. I, 14).
24. Mais d’abord « lavez-vous, purifiez-vous; faites
disparaître toute souillure et de vos âmes et de mes regards, » afin que la
terre intérieure s’élève. Apprenez à faire le bien; « rendez justice à
l’orphelin, et maintenez le droit de la veuve ( Is. I, 16, 17), » afin que cette
terre se couvre de fertiles pâturages et d’arbres chargés de fruits. Venez, je
veux vous instruire; attachés au firmament du ciel, vous serez les flambeaux du
monde.
Le riche demande au bon Maître ce qu’il doit faire pour
obtenir la vie éternelle. Ecoute ce bon Maître que tu crois un homme et rien de
plus, mais qui est bon, parce qu’il est Dieu; il te dit: « Si tu veux arriver à
la vie, observe les commandements; » sépare du sol de ton coeur les eaux amères
de la malice et de la corruption; garde-toi du meurtre, de l’adultère, du vol;
ne porte point faux témoignage, afin que la terre paraisse et germe le respect
des père et mère, et l’amour du prochain. — J’ai fait tout cela, répond le
riche.
D’où viennent donc tant d’épines, si la terre est fertile?
Va, déracine ces sauvages buisson (508) de l’avarice; vends ce que tu as,
donne-le aux pauvres, et ton aumône te couvrira de fruits; et tu auras un trésor
dans le ciel; et puis, suis le Seigneur, si tu veux être parfait et devenir le
compagnon de ceux à qui il parle le langage de la sagesse, lui qui sait et te
fera savoir ce que c’est que le jour, ce que c’est que la nuit, afin que les
astres brillent aussi pour toi au firmament de son ciel; chose impossible, si
ton coeur n’y est déjà; et là ne sera jamais ton coeur, si là n’est point ton
trésor, comme te l’a dit le bon Maître ( Mt. VI, 21). Mais la tristesse se
répandit sur la terre stérile, et les épines étouffèrent la parole ( Ibid. XIX,
16, 22).
25. Pour vous, race d’élection, faibles du monde, qui
avez tout quitté pour suivre le Seigneur, allez et confondez les puissances du
siècle. Que vos pieds radieux marchent sur sa trace! Etincelez au firmament ( I
Pierre, II, 19), afin que les cieux racontent sa gloire, en discernant la
lumière des parfaits qui sont encore loin des anges, et les ténèbres des petits
déjà sauvés de vos mépris! Brillez sur toute la terre! Que ce jour, éblouissant
des clartés de ce soleil, annonce au jour le Verbe de sagesse, et que cette nuit
soit le clair de lune qui annonce à la nuit le Verbe de science ( Ps. XVIII, 2).
La lune et les étoiles luisent sur la nuit, sans être
obscurcies par ses ténèbres; elles lui donnent toute la lumière qu’elle peut
recevoir. Et, comme si Dieu eût dit: Que les astres soient dans le firmament du
ciel : voici soudain un grand bruit venu d’en-haut, comme un tourbillon violent,
et des langues de feu rayonnent et se divisent en s’arrêtant sur la tête de
chacun d’eux ( Actes, II, 2, 3): et il se fit comme un firmament d’astres
possesseurs du Verbe de vie. Courez partout, flammes de sainteté, feux
admirables! Car vous êtes la lumière du monde, et le boisseau ne vous couvre
pas. Celui à qui vous vous êtes attachés a été exalté dans la gloire, et il vous
a exaltés. Courez donc, et révélez-vous à toutes les nations.
SENS
MYSTIQUE DE CES PAROLES : « QUE LES EAUX
PRODUISENT LES REPTILES ET LES OISEAUX (Gen.
I, 20). »
26. Que la mer conçoive aussi, qu’elle enfante vos
oeuvres, et que les eaux produisent les reptiles des âmes vivantes! Car en
séparant le pur de l’impur, vous êtes devenus la bouche de Dieu ( Jérémie XV,
19), et c’est par vous qu’il dit : « Produisent les eaux, » non pas des âmes
vivantes, productions de la terre; « mais des reptiles d’âmes vivantes, et les
oiseaux qui volent au-dessus de la terre ! » Ces reptiles, mon Dieu, sont vos
sacrements qui, par les oeuvres des saints, se sont glissés à travers les flots
des tentations du siècle, pour régénérer les peuples dans le baptême en votre
nom.
Et ainsi se sont produites de grandes merveilles, «
semblables aux baleines monstrueuses, » et les voix de vos messagers ont plané
sur la terre et sous le ciel de votre Ecriture, autorité protectrice, qui
s’étend partout où leur vol se dirige. «Et ce ne sont pas de sourds et vains
accents que leurs paroles; toute la terre en a été l’écho; elles ont atteint les
extrémités du monde ( Ps. XVIII, 4, 5) » car votre bénédiction, Seigneur, les a
multipliées.
27. Mais n’est-ce pas erreur? et ne confondrais-je pas
les connaissances claires qui résident au firmament, et les oeuvres corporelles
qui s’opèrent sous ce firmament au sein orageux de la mer? Non; car ces mêmes
connaissances, qui demeurent dans la fixité de leur certitude, et sans
s’accroître par génération, comme les lumières de la sagesse et de la science,
exercent cependant dans l’ordre réel une action différente et multiple, dont
votre bénédiction féconde encore et multiplie les effets. O Dieu, vous nous
consolez de l’infirmité de nos sens mortels, en permettant qu’une vérité, notion
simple dans l’esprit, emprunte aux signes corporels, plus d’une figure, plus
d’une expression.
Voilà les productions des eaux, mais grâce à votre parole;
productions nées de la misère des peuples devenus étrangers à votre vérité
éternelle; productions que les eaux ont fait jaillir de leur sein, comme un
remède dont votre Verbe adoucissait leur languissante amertume.
28. Et toutes vos oeuvres sont belles, car elles sortent
de votre main; mais que vous êtes incomparablement plus beau, divin auteur, du
monde! Oh! si Adam ne se fût point détaché de vous, ses flancs n’eussent pas été
la source de cet océan amer, de ce genre humain, curiosité sans fond, éternel
orage de superbe, flot de mobilité! Et alors les dispensateurs de votre vérité
n’auraient pas eu besoin d’employer au sein des ondes tant de signes sensibles
et (509) corporels, tant de paroles symboliques, tant d’opérations mystérieuses.
Ce sont là, suivant moi, ces reptiles, ces oiseaux qui
s’insinuent parmi les hommes pour les initier et les soumettre aux symboles
sacramentels. Mais ils ne pourraient aller au delà, si votre Esprit n’élevait la
voix de leur âme à un degré supérieur, et si leur coeur, après les paroles du
premier échelon, n’aspirait au faîte de l’échelle sainte.
INTERPRÉTATION MYSTIQUE DES ANIMAUX TERRESTRES
(Gen. I, 24).
29. Et ce n’est plus une mer profonde, c’est une terre
séparée par votre Verbe des ondes d’amertume, qui produit, non pas des oiseaux
et des reptiles d’âmes vivantes, mais l’âme vive; car elle n’a plus besoin,
comme au temps où elle était cachée sous les eaux, du baptême nécessaire aux
païens, cette voie qui seule donne entrée au royaume des cieux, depuis que vous
avez interdit tout autre en l’ouvrant. Et cette âme ne demande plus des
merveilles extraordinaires pour faire naître sa foi. Elle n’a plus besoin, pour
croire, de signes et de miracles visibles ( Jean, IV, 48): terre de foi, et déjà
séparée des flots amers de l’infidélité, que lui importe « le don des langues,
témoignage pour les infidèles et non pour les fidèles ( I Cor. XIV, 22)? »
Et ces oiseaux, que votre parole a tirés des eaux, sont
désormais inutiles à cette terre que vous avez affermie au-dessus des eaux.
Faites descendre en elle ce Verbe par vos envoyés. Car nous ne pouvons que
raconter leurs œuvres, mais c’est vous qui opérez en eux l’oeuvre qu’ils
produisent: l’âme vivante.
Et la terre produit aussi; cette terre mystique, cause de
l’opération de vos serviteurs sur elle; comme la mer était la cause de
l’opération de ces reptiles d’âmes vivantes et de ces oiseaux dont le vol rase
le firmament du ciel. Oiseaux, reptiles, dont cette terre n’a plus besoin,
quoiqu’au festin dressé par vous à vos fidèles Ps. XXII, 5), elle mange le
poisson mystérieux (Lux, XXIV, 43), tiré des profondeurs de l’abîme pour nourrir
la terre. Et les oiseaux, ces enfants de la mer, ne laissent pas de multiplier
sur la terre.
Car, si l’infidélité des hommes a été la cause des
premières prédications de la bonne nouvelle, les missionnaires de la parole n’en
conti. nuent pas moins d’exhorter les fidèles et de multiplier sur eux chaque
jour leurs bénédictions. Mais c’est du fond de la terre purifiée que sort l’âme
vive : car il n’est profitable qu’aux seuls fidèles de renoncer à l’amour du
siècle, pour faire revivre en vous leur âme morte dans la vie de ces délices (
Tim. V, 6), délices mortelles, ô Dieu, vivifiantes délices d’un coeur pur!
30. Que vos ministres travaillent donc sur cette terre,
non plus, comme sur les eaux infidèles, par des symboles, des miracles, des
paroles mystérieuses, afin d’entretenir la crainte de l’inconnu dans le sein de
l’ignorance, mère de l’étonnement; crainte salutaire, seule entrée qui conduise
à la foi les enfants d’Adam, oublieux du Seigneur, et se cachant de sa face (Gn.
III,8) pour devenir un abîme! Non, plus ainsi! Mais qu’ils travaillent comme sur
une terre nouvelle, séparée des gouffres de l’abîme, qu’ils forment les fidèles
sur le modèle de leur vie, qu’ils les invitent à l’imitation de leurs exemples.
Et les fidèles n’entendent plus seulement pour entendre,
mais pour pratiquer. «Cherchez le Seigneur, et votre âme vivra (Ps. LXVIII, 33);
votre terre produira une âme vivante. Ne vous conformez pas au siècle Rom. XII,
2, » tenez-vous-en éloignés; et votre âme vivra par la fuite des objets dont le
désir la fait mourir. Réprimez en vous la violence sauvage de l’orgueil, les
molles indolences de la volupté, et les insinuations d’une science menteuse, et
voilà les animaux féroces apprivoisés, les chevaux domptés, les serpents sans
venin : vivante allégorie des divers mouvements de l’âme. Le faste de la vanité,
les séductions de la chair, le venin de la curiosité sont, en effet, les
mouvements d’une âme morte, mais dont la mort n’est pas assez complète pour que
tout mouvement en elle soit anéanti : elle meurt, il est vrai, en s’éloignant de
la source de vie, mais elle a pris la forme du siècle, dont le torrent
l’emporte.
31. Votre parole, ô Dieu, source de la vie éternelle,
demeure et ne s’écoule point. Aussi, nous défend-elle, elle-même, de nous
éloigner d’elle, en nous disant : « Ne vous conformez « pas au siècle, » afin
que votre terre, abreuvée à la source de vie, produise une âme vivante, secondée
par le Verbe que vos évangélistes ont publié, une âme pure, imitatrice des
imitateurs (510) du Christ. Et tel est le sens de ces mots : « Selon son espèce
: » car l’homme ne se plaît à imiter que ceux qu’il aime. « Soyez comme moi, dit
l’Apôtre, car je suis comme vous.»
Ainsi, cette âme vive n’est peuplée que d’animaux
apprivoisés, dont les actions témoignent la douceur. C’est le précepte que vous
avez donné : « Agissez en vos oeuvres avec « douceur, et vous serez aimé de tous
les hommes (Ecclési. III,19). » Et ces troupeaux inférieurs ne se trouveront pas
mieux pour être dans l’abondance; ni plus mal pour être dans la disette; et ces
serpents innocents seront sans venin pour nuire, mais pleins de prudence pour
éviter les morsures; et ils ne donneront à la contemplation de la nature
temporelle qu’autant qu’il est nécessaire pour s’élever de la vue de l’ordre
temporel à la vue intelligente de l’ordre éternel ( Rom. I, 20) Ces animaux
deviennent les serviteurs de la raison, quand ils ont reçu le frein qui les
préserve de la mort; et ils vivent alors, et leur être est bon.
VIE DE
L’ÂME RENOUVELÉE ( Gen. I, 26).
32. Oui, Seigneur, mon Dieu et mon Créateur, quand nos
affections seront dégagées de l’amour du siècle, et de cette vie de péché, qui
nous faisait mourir; quand notre âme commencera de vivre de la vraie vie, docile
à la parole que vous avez fait entendre par la bouche de l’Apôtre : « Ne vous
conformez pas au siècle; » alors doit s’accomplir le précepte qui suit aussitôt
: « Mais réformez:vous en renouvellement de l’esprit ( Rom. XII, 2). » Et il ne
s’agit plus de se produire « suivant son espèce, » d’imiter ses prédécesseurs,
et de régler sa vie sur l’autorité d’un homme plus parfait. Non: car vous n’avez
pas dit : Que l’homme soit fait selon son espèce, mais : « Faisons l’homme à
notre image et ressemblance ( Gen. I, 26), » afin que nous aussi nous ayons la
faculté de reconnaître quelle est votre volonté. C’est pourquoi le grand
dispensateur de vos mystères, père de tant de fils, selon l’Evangile ( I Cor.
IV, 15) ne voulant pas toujours avoir des enfants à la mamelle, nourrissons à
porter dans ses bras ( I Thess. II, 7), s’écrie: «Réformez-vous en
renouvellement d’esprit, pour reconnaître la volonté de Dieu, pour savoir ce qui
est bon, ce qui lui plaît, ce qui est parfait ( Rom. XII, 2) ».
Aussi, ne dites-vous pas : Que l’homme soit fait, mais: «
Faisons l’homme; » et non : selon son espèce, mais : « à notre image et
ressemblance.» Renouvelé spirituellement, et voyant votre vérité des yeux de
l’intelligence, il n’a plus besoin d’un maître, d’un modèle de son espèce. C’est
de vous, et c’est en vous qu’il connaît votre volonté; ce qui est bon, ce qui
vous plaît. Et vous lui donnez la puissance de contempler la Trinité de votre
Unité, et l’Unité de votre Trinité. Aussi, vous dites d’abord au pluriel :
« Faisons l’homme; » puis vous ajoutez: « Et Dieu fit l’homme. »Vous dites: « A
notre image; » et vous ajoutez : « A l’image de Dieu. » Ainsi, l’homme est
renouvelé dans la connaissance de Dieu, « selon l’image de Celui qui l’a créé (
Gen. I, 27 ; Coloss. III, 10), » — « et transformé en esprit, il juge de tout ce
qu’il doit juger, et n’est jugé de personne. »
DE QUI
L’HOMME SPIRITUEL PEUT JUGER (Gen. I, 26)
33. Or, « l’homme spirituel juge de tout, » et c’est ce
que l’Ecriture appelle avoir puissance sur les poissons de la mer, les oiseaux
du ciel, les animaux domestiques et sauvages, sur toute la terre, sur tout ce
qui rampe à sa surface. Et, cette puissance, il l’exerce par cette intelligence
qui le rend capable de pénétrer « ce qui est de l’Esprit de Dieu ( I Cor. II,
14). » « Déchu de la gloire, par défaut d’intelligence, n’est-il pas descendu au
rang des brutes, ne leur est-il pas devenu semblable ( Ps. XLVIII, 13) ? »
Et nous, mon Dieu, nous, enfants de la grâce dans votre
Eglise, « nous, votre ouvrage, créés dans les bonnes œuvres ( Ephés. II, 10), »
nous sommes juges spirituels, soit que nous ayons l’autorité selon l’esprit,
soit que nous obéissions spirituellement. « Vous avez fait l’homme mâle et
femelle; » et il en est ainsi dans la création de votre grâce, où cependant il
n’y a plus ni mâle ni femelle, suivant le sexe corporel; ni Juif ni Grec, ni
libre ni esclave(Galat. III, 28). Et ces hommes de l’esprit, soit qu’ils
commandent, soit qu’ils obéissent, sont juges spirituels I Cor. II, 15). Mais
leur jugement ne s’exerce pas sur les pensées spirituelles qui brillent au
firmament. Il ne leur appartient pas de prononcer sur une autorité si sublime;
de s’élever en juges de votre livre saint, lors même que des ombres y voilent la
lumière. Car nous lui devons la soumission de notre intelligence, et une ferme
assurance dans la rectitude et la vérité de toute lettre close à nos yeux.
L’homme, « même spirituel, et renouvelé dans la connaissance de Dieu, selon
l’image du Créateur (Coloss. III, 10), » doit être l’observateur et non pas le
juge de la loi ( Jacq. IV, 11).
Son jugement ne va pas non plus à discerner les hommes de
l’esprit des hommes de la chair, s’il ne les connaît par leurs oeuvres, comme «
l’arbre se connaît par son fruit ( Math. VII, 20). » Votre regard seul les voit,
mon Dieu; vous les connaissez déjà, Seigneur, et vous les aviez déjà distingués;
vous les aviez appelés dans le secret de votre conseil, avant même de créer le
firmament.
Quoique spirituel, il ne juge pas non plus des générations
turbulentes du siècle. « Pourquoi jugerait-il ceux de dehors ( I Cor. V, 12), »
puisqu’il ignore quels sont dans ce nombre les élus appelés à goûter un jour la
douceur de votre grâce, et les âmes qui doivent demeurer éternellement dans
l’amertume de l’impiété ?
34. Ainsi donc, en formant l’homme à votre image, vous
ne lui avez donné puissance ni sur les astres du ciel, ni sur le ciel secret, ni
sur ce jour, ni sur cette nuit, que vous avez nommés avant la création, ni sur
cette réunion des eaux qui s’appelle la mer; il n’a reçu puissance que sur les
poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur tous les animaux, sur toute la
terre, sur tout ce qui rampe à sa surface.
Il juge, il approuve ou condamne ce qu’il trouve bien ou
mal, et dans la solennité du sacrement initiateur qui consacre à votre service
ceux que votre miséricorde a pêchés au fond des eaux; et dans ce banquet sacré
où le mystique poisson, tiré du fond de l’abîme, est servi pour- nourrir la
terre ; et dans les discours, dans les paroles, oiseaux fidèles, qui volent sous
le firmament de l’autorité des saintes Ecritures ; interprétations, expositions,
discussions, controverses, bénédictions, prières, que les lèvres prononcent en
formules sonores, afin que le peuple puisse répondre ainsi soit-il! L’abîme du
siècle, et la cécité de cette chair qui n’a pas d’yeux pour voir les pensées,
telle est la cause de l’emploi des sons et du bruit dont on frappe les
oreilles. Et voilà comment ces oiseaux qui se multiplient sur la terre sont
néanmoins originaires des eaux.
L’homme spirituel juge encore, approuve ou condamne ce
qu’il trouve bien ou mal, dans les oeuvres, dans les moeurs des fidèles; il juge
des aumônes comme des fruits de la terre; il juge de l’âme vivante qui sait, par
la charité, les jeûnes, et les pieuses pensées apprivoiser ses passions; il juge
de tout ce qui se produit par des effets sensibles ; il est juge enfin, là où il
a le pouvoir de corriger et de reprendre.
POURQUOI
DIEU A BÉNI L’HOMME, LES POISSONS
ET LES OISEAUX?
35. Qu’ai-je lu? Quel est ce mystère? Voilà, Seigneur,
que vous bénissez les hommes, afin qu’ils croissent, qu’ils multiplient, qu’ils
remplissent la terre ( Gen. I, 27). N’y a-t-il point là un secret dont vous
voulez nous insinuer quelque connaissance? Pourquoi n’avez-vous pas également
béni la lumière que vous avez nommée jour, et le firmament du ciel, et les
flambeaux célestes, et les étoiles, et la terre et la mer? Je dirais, ô Dieu!
qui avez créé l’homme à votre image, je dirais que vous avez voulu accorder à
l’homme la faveur singulière de votre bénédiction, si vous n’eussiez béni de
même les poissons pour qu’ils croissent, multiplient et peuplent les eaux de la
mer; si vous n’eussiez béni les oiseaux pour qu’ils multiplient sur la terre (
Gen I, 22).
Je dirais encore que votre bénédiction repose sur tous les
êtres qui perpétuent leur espèce par la génération, si je voyais que votre
divine main se fût étendue sur les plantes, les arbres et les animaux de la
terre. Mais il n’a été dit ni aux végétaux, ni aux bêtes, ni aux serpents:
Croissez et multipliez, quoiqu’ils s’accroissent par génération et se conservent
dans leur espèce, comme les poissons, les oiseaux et les hommes.
36. Dirai-je donc, ô vérité! ma lumière, qu’il n’y a là
que vaines paroles tombées sans dessein? Non, non, loin de moi, ô Père de toute
piété! loin de l’esclave de votre Verbe une semblable pensée! Et si je ne puis
pénétrer le sens de votre parole, qu’il l’entende mieux que moi, qu’il y puise
selon la (512) contenance intellectuelle qu’il a reçue de vous, celui de mes
frères qui est meilleur, qui est plus intelligent que moi. Mais agréez,
Seigneur, cet humble aveu, qu’il monte en votre présence. Oui, je crois que ce
n’est pas en vain que vous avez parlé, et je ne tairai pas les pensées que votre
parole me suggère. Je les sens vraies, et je ne vois rien qui m’empêche
d’interpréter ainsi les expressions figurées de vos livres saints; car,
multiplicité de signes, simplicité de sens: multiplicité de sens, simplicité de
signes; l’amour de Dieu et du prochain n’est-il pas une notion simple? Quelle
multiplicité de formules mystiques, de langues et de locutions sans nombre pour
le traduire par une expression sensible? Et c’est ainsi que les vivantes
productions des eaux croissent et multiplient. Attention, lecteur; qui que tu
sois! l’Ecriture n’énonce qu’un mot, elle ne fait entendre qu’une parole: « Dans
le principe, Dieu créa le ciel et la terre (Gen I, 1). » Eh bien! qu’est-ce qui
en multiplie l’interprétation? Est-ce l’erreur? non, mais la variété des espèces
intellectuelles. Et c’est ainsi que la postérité humaine croît et multiplie.
37. Car, à considérer la nature même des choses dans le
sens propre et non dans le sens allégorique, cette parole, « croissez et
multipliez, » convient à tout ce qui se reproduit par semence. Si nous nous
attachons au sens figuré, interprétation conforme, suivant moi, à l’esprit de
l’Ecriture, qui certes n’attribue pas en vain cette bénédiction aux seules
générations des hommes, aux seules productions des eaux, nous voyons bien, il
est vrai, multitude dans le ciel et la terre, ou le monde des esprits et le
monde des corps; dans la lumière et les ténèbres, ou les âmes des justes et des
impies; dans le firmament étendu entre les eaux, ou les saints dispensateurs de
la loi divine; dans la mer, ou l’océan d’amertume des sociétés humaines; dans la
terre séparée des ondes, ou les âmes purifiées au feu de l’amour; dans les
plantes séminales et les arbres fruitiers, ou les oeuvres de miséricorde
pratiquées en cette vie; dans les flambeaux suspendus à la voûte céleste, ou les
dons spirituels qui brillent pour édifier; dans l’âme vivante, ou les affections
soumises à la règle: dans cet ensemble de la création, nous découvrons
multitude, fécondité, accroissement. Mais quant à ce mode de multiplication et
de développement, qui fait qu’une seule vérité s’exprime par plusieurs
énonciations, et qu’une seule énonciation s’entend en plusieurs sens vrais,
c’est ce que nous ne trouvons que dans les signes sensibles de la pensée, et les
conceptions de l’intelligence. Les signes sensibles, ce sont les générations de
la mer, multipliées dans l’abîme de notre indigence; les conceptions de
l’intelligence, ce sont les générations humaines, c’est la fécondité de notre
raison. Et voilà pourquoi, Seigneur, je crois que vous n’avez dit qu’aux seules
généra-fions des hommes et des eaux: « Croissez et « multipliez. » Et je crois
que par cette bénédiction vous nous avez conféré la puissance de donner
plusieurs expressions à une conception simple, et la faculté d’attacher
plusieurs sens à une énonciation simple, mais obscure.
Ainsi se remplissent les eaux de la mer, dont les
différents souffles de l’esprit remuent les courants; ainsi la postérité humaine
peuple la terre, séparée des eaux par l’amour de la vérité, et soumise à
l’empire de la raison.
LES
FRUITS DE LA TERRE FIGURENT LES ŒUVRES
DE PIÉTÉ ( Gen. I, 29).
38. Seigneur mon Dieu, je veux encore dire les pensées
que la suite de vos paroles m’inspire, et je les dirai sans crainte. Je dirai la
vérité; c’est au souffle de votre volonté que je parle. Et je ne puis croire que
jamais la vérité sorte de mes lèvres que par votre inspiration, car vous êtes la
vérité même ( Jean XIV, 6); tout homme est menteur ( Ps. CXV, 11) et celui dont
la parole est mensonge parle de son propre fonds ( Jean VIII, 44). Moi, je veux
dire la vérité, je ne parlerai donc que par vous.
Vous nous avez donné « pour nourriture toutes les plantes
séminales répandues sur la terre, et tous les fruits qui recèlent en eux-mêmes
leur semence reproductive;» et ce n’est pas à nous seuls que vous les avez
donnés, mais encore aux oiseaux du ciel, aux animaux terrestres et aux serpents.
Ils n’ont point été donnés aux poissons et aux géants de l’abîme.
Je disais donc que ces fruits de la terre sont la figure
allégorique des oeuvres de miséricorde qui sortent du sol fertile de l’âme pour
(513) soulager les misères de la vie. Le pieux Onésiphore était une de ces
charitables terres, et vous fîtes miséricorde à toute sa maison, parce qu’il
assista souvent votre serviteur Paul, et ne rougit jamais de ses chaînes (II
Tim. I, 16). Tels étaient les frères qui se couvrirent des mêmes fruits, en lui
apportant de Macédoine de quoi fournir à sa détresse ( II Cor. XI, 9). Et avec
quelle douleur il déplore la stérilité des arbres qui ne lui donnèrent point le
fruit qu’ils lui devaient! « Au temps de ma première défense, personne ne me
vint en aide, mais tous m’abandonnèrent. Dieu leur pardonne II Tim. IV, 16) !»
Des secours ne sont-ils pas bien dus aux maîtres spirituels qui initient notre
raison à l’intelligence des saints mystères? Ces secours sont les fruits que la
terre doit à l’homme; ils leur sont dus comme âme vivante qui anime la sève
reproductive de leurs vertus; ils leur sont dus comme oiseaux célestes, dont la
voix s’est répandue aux extrémités de la terre ( Ps. XVIII, 5) pour l’ensemencer
de bénédictions.
LE FRUIT
DES ŒUVRES DE MISÉRICORDE
EST DANS LA BONNE VOLONTÉ.
39. Or, ces fruits ne sont un aliment que pour ceux qui
y trouvent une joie sainte, et cette joie n’est pas aux esclaves « asservis au
culte de leur ventre ( Philip. III, 19) » Et même en ceux qui donnent, ce n’est
pas l’aumône qui est le fruit, c’est l’intention de l’aumône. Aussi je comprends
la joie de ce grand apôtre, qui vivait pour son Dieu et non pour sou ventre, je
la. comprends bien ; mon. âme sympathise à cette joie. Il venait de recevoir par
Epaphrodite les dons des Philippiens: mais est-ce de ces dons qu’il se réjouit?
Non, je vois la cause de sa joie, et cette cause est le fruit qu’il savoure. Car
il dit en vérité: « J’ai ressent une joie ineffable dans le Seigneur, de ce que
votre amour pour moi a commencé de refleurir; non que cet amour se fût flétri en
vous, mais il était voilé par la tristesse (Philip. IV, 10)» Une longue
tristesse les avait donc desséchés; et comme de stériles rameaux, ils ne
portaient plus de fruits charitables; et il se réjouit de les voir refleurir; il
se réjouit non pour lui-même des secours dont ils ont assisté son indigence; car
il ajoute: « Ce n’est pas qu’il me manque rien; dès longtemps j’ai appris à me
contenter de l’état où je me trouve; je sais vivre pauvrement, je sais vivre
dans l’abondance. Je suis fait à tout; je suis à l’épreuve de tout: de la faim
et des aliments, de l’opulence et de la disette. Je peux tout en Celui qui me
fortifie ( Philip. IV, 11, 13).»
40. Quelle est donc la cause de ta joie, ô grand Paul?
Dis, quelle est cette joie? Quel est
ce fruit dont tu goûtes la saveur, « homme renouvelé par la
connaissance de Dieu, à l’image de ton Créateur? » Ame vivante, peuplée de
vertus! Langue aux ailes de feu qui proclame dans le monde les divins mystères!
C’est bien aux âmes comme la tienne que l’on doit cette nourriture d’amour. Dis,
de quel fruit te nourris-tu? de joie? Ecoutons-le: « Oui, dit-il, oui, vous avez
bien fait d’entrer en communion avec mes souffrances. » Voilà sa joie, voilà sa
nourriture. Ils ont bien fait, non parce qu’il a eu quelque relâche à ses
angoisses, lui qui vous disait : « Dans la tribulation vous avez dilaté mon cœur
( Ps. IV, 2), » lui qui sait souffrir l’abondance et la disette, en vous son
unique force. « Vous savez, ajoute-t-il, vous savez, Philippiens, que depuis mon
départ de Macédoine pour les premières prédications de 1’Evangile, nulle autre
Eglise n’a eu communication avec moi en ce qui est de donner et de recevoir; je
n’ai rien reçu que de vous seuls, qui m’avez envoyé par deux fois à
Thessalonique de quoi subvenir à mes besoins (Philip. IV, 14-16). »
Et maintenant il se réjouit de leur retour aux bonnes
oeuvres; il se réjouit des nouveaux fruits et de la nouvelle fertilité du champ
spirituel.
41. Serait-ce donc dans son intérêt? car il dit : « Vous
avez envoyé à ma détresse? » La source de sa joie serait-elle là? Non, non! Et
comment le savons-nous? Lui-même nous l’apprend : « Ce n’est pas le don, c’est
le fruit que je cherche ( Ibid. 17). » J’ai appris de vous, mon Dieu, à
distinguer entre le don et le fruit. Le don, c’est l’objet que donne celui qui
assiste une indigence : c’est l’argent, la nourriture, le breuvage, le vêtement,
l’abri, tout secours enfin : le fruit, c’est la volonté droite et sincère de
celui qui donne. Car le divin Maître ne se borne pas à dire: « Celui qui reçoit
un prophète; » il ajoute : « en qualité de prophète; » « celui qui reçoit un
juste, » mais « en qualité de juste, recevront la récompense, (514) l’un du
prophète, l’autre du juste. » Il ne dit pas seulement: « Celui qui donnera un
verre d’eau au dernier des miens; » il ajoute «en qualité de mon disciple; en
vérité je vous le dis, celui-là ne perdra point sa récompense ( Matth. X, 41,
42).»
Recueillir un prophète, recueillir un juste, donner au
disciple un verre d’eau, voilà le don: agir ainsi en vue de leur qualité de
prophète, de juste et de disciple, voilà le fruit. C’est le fruit que la veuve
offrait à Elie qu’elle savait l’homme de Dieu, et qu’elle nourrissait à ce
titre. Et ce n’est que le don qu’il recevait du corbeau dans le désert ( III
Rois, XVII, 6, 16). Ce don n’était pas la nourriture de l’homme intérieur, mais
de l’homme extérieur, qui, seul en Elie, pouvait défaillir faute de cet aliment.
SIGNIFICATION DES POISSONS ET DES BALEINES.
42. Je veux dire toute la vérité en votre présence,
Seigneur. Quand des hommes d’ignorance et d’infidélité, qui ne peuvent être
gagnés à votre service que par l’initiation des sacrements et la grandeur des
miracles , ces poissons, ces géants de l’abîme, accueillent vos serviteurs, pour
nourrir leur faim, pour les soulager dans les besoins de la vie présente, sans
connaître quels doivent être la raison et le but suprêmes de l’aumône et de
l’hospitalité; ces infidèles ne donnent et vos enfants ne reçoivent aucune
nourriture; car les uns n’agissent pas dans une volonté droite et sainte, et les
autres ne voyant qu’un don et point de fruit, ne ressentent aucune joie. Or,
l’âme ne se nourrit que des objets de sa joie. Et voilà pourquoi ces poissons et
ces baleines ne sauraient vivre des productions qui ne naissent que d’une terre
séparée des eaux de l’abîme et purifiée de leur amertume.
POURQUOI
DIEU DIT QUE SES ŒUVRES
ÉTAIENT TRÈS BONNES ( Gen. I, 31).
43. Et à la vue de toutes vos oeuvres, ô Dieu, vous les
avez dites très-bonnes. Nous les voyons aussi et nous les trouvons très-bonnes.
A chacun de vos ouvrages, en particulier, aussitôt que vous eûtes dit : Qu’il
soit! et aussitôt il fut, vous l’avez vu, et vous l’avez trouvé bon. J’ai compté
sept fois écrit que vous aviez trouvé bonne l’oeuvre qui sortait de vos mains;
et, la huitième fois, à l’aspect de tous vos ouvrages, vous les avez trouvés,
non-seulement bons, mais très-bons dans leur ensemble. Chaque partie, prise
isolément, n’est que bonne; mais l’ensemble est très-bon. Et la beauté de tout
objet sensible rend témoignage à votre parole. Un corps, dans l’harmonieuse
beauté de tous ses membres, est beaucoup plus beau que chacun de ces membres,
dont la beauté particulière concourt à la beauté de l’ensemble.
COMMENT
DIEU A VU HUIT FOIS QUE SES ŒUVRES
ÉTAIENT BONNES.
44. Et j’ai recherché avec attention s’il est vrai que
vous eussiez vu sept ou huit fois que vos oeuvres étaient bonnes (car elles vous
plaisaient); et je n’ai pu découvrir dans votre vue divine aucun temps qui me
fît comprendre comment vous avez vu vos oeuvres à tant de reprises. Et je me
suis écrié : Seigneur, votre Ecriture n’est-elle pas véritable, dictée par vous
qui l’êtes, qui êtes la vérité même? Pourquoi donc me dites-vous que le temps
n’est pas dans votre vue? Et voilà votre Ecriture qui me raconte l’approbation
que vous avez donnée jour par jour à l’oeuvre de vos mains. Et j’ai compté
combien de fois, et j’en ai trouvé le nombre.
Et comme vous êtes mon Dieu, vous me répondez d’une voix
forte, d’une voix qui brise
ma surdité intérieure, vous me criez : « O homme, mon
Ecriture est ma parole. Mais elle parle dans le temps; et le temps n’atteint pas
jusqu’à mon Verbe, qui demeure avec moi dans mon éternité. Ce que tu vois par
mon Esprit, c’est moi qui le vois; et ce que tu dis par mon Esprit, c’est moi
qui le dis: mais tu vois dans le temps, et ce n’est pas dans le temps que je
vois; tu parles dans le temps, et ce n’est pas dans le temps que je parle. »
(515)
RÊVERIES
MANICHÉENNES.
45. J’entends, mon Dieu ; votre vérité a laissé tomber
sur mon âme une goutte de douceur infinie; et j’ai compris qu’il est des hommes
à qui vos oeuvres déplaisent. Ils disent que la nécessité en a tiré plusieurs de
vos mains, comme la mécanique des cieux et la disposition des astres, dont
l’être émane, non de votre puissance créatrice, mais d’une matière préexistante,
procédant d’ailleurs, et que vous avez rassemblée, resserrée, reliée, pour en
bâtir ces remparts du monde, trophée de votre victoire sur vos ennemis,
forteresse élevée contre toute révolte à venir.
Ils prétendent encore qu’il en est d’autres qui ne vous
doivent ni leur être, ni leur composition, comme les corps de chair, les
insectes, et tout ce qui tient à la terre par racines: ils y voient l’ouvrage
d’une puissance ennemie, esprit que vous n’avez point créé, nature malfaisante
en lutte contre vous, qui produit et qui forme tous ces êtres dans les plus
passes régions de ce monde. Insensés! ils ne parlent ainsi que faute de voir vos
oeuvres par votre Esprit, et de vous reconnaître dans vos oeuvres.
LE
FIDÈLE VOIT PAR L’ESPRIT DE DIEU, ET DIEU VOIT
EN LUI QUE SES OEUVRES SONT BONNES.
46. Mais nous, qui les voyons par votre Esprit, les
voyons-nous? et n’est-ce pas plutôt vous-même qui les voyez en nous? Si donc
nous les voyons bonnes, c’est vous qui les voyez bonnes. Dans tout ce qui nous
plaît à cause de vous, c’est vous qui nous plaisez; et tout ce qui nous plaît
par votre Esprit, vous plaît en nous. « Quel homme, en effet, connaît ce qui est
de l’homme, sinon l’esprit de l’homme qui est en lui? Et l’Esprit de Dieu
connaît seul ce qui est de Dieu. Aussi, dit l’Apôtre, nous n’avons pas reçu
l’esprit, du monde, mais l’Esprit qui vient de Dieu, afin de connaître les dons
de Dieu ( I Cor. II, 11, 12).» Et cette parole m’autorise, et je dis : Non,
personne ne sait ce qui est de Dieu, que l’Esprit de Dieu.
Comment savons-nous donc nous-mêmes ce que Dieu nous a
donné? Mais j’entends la réponse: si nous ne le savons que par son Esprit, qui
le sait, sinon le seul Esprit de Dieu? Il est dit en vérité à ceux qui parlent
par l’Esprit de Dieu: « Ce n’est pas vous qui parlez ( Matth. X, 20); » et l’on
peut dire en vérité à ceux qui connaissent par l’Esprit de Dieu: Ce n’est pas
vous qui connaissez; et l’on peut encore dire en vérité à ceux qui voient par
l’Esprit de Dieu: « Ce n’est pas vous qui voyez. » Ainsi, quand nous voyons par
l’Esprit de Dieu qu’une chose est bonne, ce n’est pas nous, c’est Dieu qui la
voit bonne.
Et l’un tient pour mauvais ce qui est bon, suivant la
doctrine de ces insensés; et l’autre en reconnaît la bonté, mais il est de ceux
qui ne savent point vous aimer dans vos créatures, dont ils préfèrent la
jouissance à la vôtre. Celui-ci juge bonne l’oeuvre bonne; et est Dieu même qui
voit en lui; et il aime Dieu dans son oeuvre, amour qui ne saurait naître sans
le
don de l’Esprit: « car l’amour se répand. Dans nos coeurs
par l’Esprit saint qui nous est donné ( Rom. V, 5): » Esprit par qui nous voyons
que tout être, quel qu’il soit, est bon, parce qu’il procède de Celui qui n’est
pas seulement un être, mais l’Etre lui-même.
VUE DE
LA CRÉATION.
47. Seigneur, grâces vous soient rendues! nous voyons le
ciel et la terre, c’est-à-dire les régions supérieures et inférieures du monde;
ou le monde des esprits et celui des corps; et, pour l’embellissement des
parties qui forment l’ensemble ou de l’univers visible, ou de l’universalité des
êtres, nous voyons la lumière créée et séparée des ténèbres. Nous voyons le
firmament du ciel, soit ce premier corps du monde, élevé entre la sublimité des
eaux spirituelles et l’infériorité des eaux corporelles ( Voy. Rétr. Liv. II,
Chap. VI, n°2), soit ces espaces de l’air, ce ciel où les oiseaux volent entre
les eaux que les vapeurs condensent au-dessus d’eux-mêmes et qui retombent en
rosées sereines, et les eaux plus lourdes, qui coulent sur la terre.
Nous voyons, par les plaines de la mer, la beauté de ces
masses d’eaux attroupées; et nous voyous la terre, d’abord dans sa nudité, puis,
recevant avec la forme, l’ordre, la beauté et la force végétative. Nous voyons
les astres (516) briller sur nos têtes; le soleil suffire seul au jour; la lune
et les étoiles consoler la nuit; notes radieuses de l’harmonie des temps. Nous
voyons ces humides immensités se peupler de poissons, de monstres énormes,
d’oiseaux divers: car l’évaporation de l’eau donne au corps de l’air cette
consistance qui soutient leur vol.
Nous voyons la face de la terre ornée de ces races variées
d’animaux, et l’homme, créé à votre image, investi d’autorité sur eux par cette
divine ressemblance, par le privilège de l’intelligence et de la raison. Et
comme il est, dans son âme, un conseil dominant et une obéissance soumise,
ainsi, dans notre nature corporelle, la femme est créée pour l’homme, quoique
également admise au don de la raison, et son sexe l’assujettit à l’homme, comme
la puissance active et passionnée, soumise à l’esprit, conçoit de l’esprit le
règlement de ses actions: voilà ce que nous voyons; chacune de ces oeuvres est
bonne; et leur ensemble est très bon.
DIEU A
CRÉÉ LE MONDE D’UNE MATIÈRE CRÉÉE PAR LUI
AU MÊME TEMPS.
48. Que vos oeuvres vous louent, afin que nous vous
aimions; et que nous vous aimions, afin que vos oeuvres vous louent, ces oeuvres
qui ont, dans le temps, leur commencement et leur fin, leur lever et leur
coucher, leur progrès et leur déclin, leur beauté et leur défaillance! Elles ont
donc leur régulière vicissitude de matin et de soir, dans une évidence plus ou
moins manifeste. Car elles sont toutes votre création, tirées du néant, et non
pas de Vous-même; non pas d’une autre substance, étrangère, antérieure à vous,
mais d’une manière créée par vous, dans le même temps, et que vous avez fait
passer, sans succession, de l’informité à la forme.
Ainsi, quelle que soit la différence entre la matière du
ciel et de la terre, entre la beauté du ciel et de la terre, c’est du néant que
vous avez créé la matière, c’est de cette matière informe que vous avez formé la
beauté du monde, et néanmoins la création de la forme a suivi celle de la
matière immédiatement et sans intervalle.
SENS
MYSTIQUE DE LA CREATION.
49. Et j’ai médité sur le sens que vous avez voulu
figurer par l’ordre de vos oeuvres, et par l’ordre du récit inspiré de leur
création ; et j’ai vu qu’elles sont bonnes en particulier, très bonnes ,dans
leur ensemble; et dans votre Verbe, votre Fils unique, je vois le ciel et la
terre, le chef et le corps de l’Eglise, prédestinés avant le temps, avant la
naissance du matin et du soir. Et, dès que vous avez commencé d’exécuter dans
les temps les conceptions de votre éternité, afin de dévoiler vos secrets, de
rendre l’ordre au chaos d’iniquités qui pesait sur nous et nous entraînait loin
de vous dans l’abîme des ténèbres, où votre Esprit saint planait, pour nous
secourir au temps marqué; vous avez justifié les impies, vous les avez séparés
des pécheurs; vous avez établi l’autorité de votre Ecriture, comme un firmament
entre l’autorité où vous élevez les eaux supérieures, et la soumission à cette
autorité que vous imposez aux inférieures; et vous avez réuni comme un troupeau
la coupable unanimité des volontés infidèles, pour faire briller les saintes
affections des fidèles qui devaient produire en votre nom des fruits de
miséricorde, distribuant aux pauvres les biens de la terre pour gagner le ciel.
Et vous avez allumé dans ce firmament des astres
intelligents, dépositaire du Verbe de la vie éternelle, vos saints serviteurs,
comblés des dons spirituels, investis d’une autorité sublime; et puis, ces
sacrements, ces miracles visibles, ces paroles consacrées, signes célestes du
firmament de votre Ecriture, qui appellent vos bénédictions sur les fidèles
eux-mêmes; toutes ces oeuvres, instruments de la conversion des races infidèles,
c’est à l’aide de la matière que vous les avez opérées; et vous avez formé l’âme
vivante de vos fidèles, par la vertu de ces facultés aimantes, soumises au
sévère règlement de la continence.
Et cette âme raisonnable, désormais soumise à vous seul,
assez libre pour se passer du secours et de l’autorité de tout exemple humain,
vous l’avez renouvelée à votre image et ressemblance; et vous avez soumis la
femme à l’homme, l’activité raisonnable à cette puissante raison de l’esprit, et
comme vos ministres sont toujours nécessaires aux fidèles en cette vie pour les
amener à la perfection, vous ( 517) avez voulu que les fidèles leur payassent,
dans le temps, un tribut charitable, dont l’éternité soldera l’intérêt. Et nous
voyons toutes ces oeuvres, et nous les voyons très-bonnes, ou plutôt, vous les
voyez en nous; puisque votre grâce a répandu sur nous l’Esprit qui nous donne la
force de les voir et de vous aimer en
elles.
«
SEIGNEUR, DONNEZ-NOUS VOTRE PAIX! »
50. Source de tous nos biens, Seigneur mon Dieu,
donnez-nous votre paix! la paix de votre repos, la paix de votre sabbat! la
paix sans déclin! Car cet ordre admirable, et cette belle harmonie de tant de
créatures excellentes, passeront, le jour où leur destination sera remplie.
Ils auront leur soir, comme ils ont eu leur matin.
LE SEPTIÈME JOUR N’A PAS EU DE
SOIR.
51. Or, le septième jour est sans soir et sans coucher,
parce que vous l’avez sanctifié, pour
qu’il demeure éternellement. Et le repos que vous prenez
après l’oeuvre admirable de votre repos, nous fait entendre, par l’oracle de
votre sainte Ecriture, que nous aussi, après l’accomplissement de notre oeuvre,
dont votre grâce fait la bonté, nous devons nous reposer dans le sabbat de la
vie éternelle!
COMMENT
DIEU SE REPOSE EN NOUS.
52. Alors votre repos en nous sera, comme aujourd’hui
votre opération en nous. Et notre repos sera le vôtre, comme aujourd’hui nos
oeuvres sont les vôtres; car vous, Seigneur, vous êtes à la fois le mouvement et
le repos éternel. Votre vue, votre action, votre repos ne connaissent pas le
temps; et cependant vous faites notre vue dans le temps, vous faites le temps,
et le repos qui nous sort du temps.
DIFFÉRENCE ENTRE LA CONNAISSANCE DE DIEU
ET CELLE DES HOMMES.
53. Nous voyons donc toutes vos créatures, parce
qu’elles sont ; et, au rebours, elles sont, parce que vous les voyez. Et nous
voyons, au dehors, qu’elles sont; intérieurement, qu’elles sont bonnes. Mais
vous, vous les voyez faites, là où vous les avez vues à faire. Aujourd’hui, nous
sommes portés à faire le bien que notre coeur a conçu par votre Esprit. Hier,
loin de vous, le mal nous entraînait. Mais vous, ô Dieu, l’unique et souveraine
bonté, jamais vous n’avez cessé de faire le bien. Il est quelques bonnes oeuvres
que nous faisons, grâce à vous, mais elles ne sont pas éternelles. C’est après
ces œuvres que nous espérons l’éternel repos dans la gloire de votre
sanctification. Mais vous, le seul bien qui n’a besoin de nul autre, vous ne
sortez jamais de votre repos; votre repos, c’est vous-même.
Et l’homme peut-il donner à l’homme l’intelligence de ces
mystères de gloire ? L’ange à l’ange, ou l’ange à l’homme? Non; c’est à vous
qu’il faut demander, c’est en vous qu’il faut chercher, c’est à vous-même qu’il
faut frapper; ainsi l’on reçoit, ainsi l’on trouve, ainsi l’on entre ( Matth.
VII, 8).
Ainsi soit-il.
Cette traduction des Confessions est l’œuvre de M. Moreau.
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