Le soir du 18 février 1823, un ami
de la malade s'approcha de son lit où elle semblait dormir ; frappé
de la belle et douloureuse expression de son visage, il se sentit
élevé vers Dieu par un rapide élan de l’âme, et offrit au Père
céleste la Passion du Sauveur, en l'unissant aux souffrances de tous
ceux qui ont porté sa croix après lui. Pendant cette courte prière,
il fixa un moment ses regards sur les mains stigmatisées de la Sœur.
Aussitôt elle les cacha sous sa couverture, tressaillant comme si on
l’eût frappée inopinément. Surpris de ce mouvement, il lui demanda :
“Que vous est-il arrivé ?” — “Bien des choses”, répondit la malade
d'un ton très expressif. Pendant qu'il réfléchissait sur le sens de
cette réponse, elle sembla plongée dans un profond sommeil qui dura
un quart d'heure. Puis elle se leva tout à coup sur son séant avec
la vivacité de quelqu'un qui sou-tiendrait une lutte violente ; elle
étendit les deux bras, le poing fermé, comme si elle repoussait un
ennemi placé au côté gauche de son lit, et elle s'écria, pleine de
colère : “Que prétends-tu avec ce contrat de Magdalum ?” Son ami,
qui ne comprenait rien à cette exclamation, lui demanda tout
surpris : “Qui donc prétend quelque chose avec un contrat de
Magdalum ?” Sur quoi elle répondit avec la chaleur d'une personne
qu'on interrogerait pendant une querelle : “Oui, c'est ce maudit, ce
menteur dès le commencement, Satan qui lui reproche le contrat de
Magdalum, d'autres encore, et dit qu’il a dépensé tout cela pour
lui-même”. Sur la demande : “Qui est-ce qui a dépensé ? A qui
parle-t-on ainsi ?” Elle répond : “A Jésus, mon fiancé sur le mont
des Oliviers”.
Alors elle se tourna de nouveau à
gauche avec des gestes menaçants : “Que prétends-tu, père, du
mensonge, avec ce contrat de Magdalum ? N'a-t-il pas, avec le prix
de la vente de Magdalum, délivré vingt-sept pauvres prisonniers à
Thirza ? Je l'ai vu, et toi tu dis qu'il a bouleversé ce bien,
chassé ceux qui l'habitaient, et qu'il en a dissipé le prix. Mais
attends, maudit, tu seras enchaîné et étranglé et son pied écrasera
ta tête”.
Ici, elle fut interrompue par
l'entrée d'une autre personne. On crut qu'elle avait eu le délire,
et on la plaignit de ce qu'elle souffrait, ce dont elle se montra
reconnaissante. Le matin du jour suivant, elle avoua que, la veille,
il lui avait semblé suivre le Sauveur sur le mont des Oliviers après
l'institution de la sainte Eucharistie, et qu'elle y avait vu plus
distinctement que jamais ses angoisses pendant la première heure et
demie. Mais elle avait ou l'impression que quelqu'un regardait les
stigmates de ses mains avec une sorte de vénération : cela lui avait
paru si déplacé en présence du Seigneur, qu'elle les avait cachés,
disant qu'il lui manquait encore beaucoup pour qu'il fût permis de
lui témoigner une telle vénération. Elle raconta ensuite cette
vision du mont des Oliviers, et, comme elle continua ses récits les
jours suivants, les tableaux de la Passion qui suivent purent être
rassemblés. Mais, comme pendant le carême elle célébrait aussi les
combats de Notre-Seigneur contre Satan dans le désert, elle eut de
son côté à lutter contre beaucoup de souffrances et de tentations ;
c'est pourquoi il y eut dans le récit de la Passion quelques
lacunes, qui ont pourtant été facilement comblées grâce à des
communications partielles recueillies journellement à une époque
antérieure.
Elle parlait ordinairement le bas
allemand. Dans l'état d'extase, son langage s'épurait souvent ; ses
récits étaient mêlés de simplicité enfantine et d'inspirations
élevées. Son ami écrivait ce qu’il lui avait entendu dire, aussitôt
qu’il était rentré chez lui ; car, en sa présence, il était rare
qu'il pût prendre quelques notes. Celui dont découlent tous les
biens lui a donné la mémoire, le zèle et la force de résister à bien
des peines ; ce qui lui a rendu possible de mettre ce travail à fin.
L'écrivain a la conscience d'avoir fait ce qu'il a pu, et il demande
au lecteur, s'il est satisfait, l'aumône de ses prières.
È
Lorsque Jésus, après l'institution
du Saint-Sacrement de l'autel, quitta le Cénacle avec les onze
Apôtres, son âme était déjà dans le trouble et sa tristesse allait
toujours croissant. Il conduisit les onze, par un sentier détourné,
dans la vallée de Josaphat, en se dirigeant vers la montagne des
Oliviers. Lorsqu'ils furent devant la porte, je vis la lune, qui
n'était pas encore tout à fait pleine, se lever sur la montagne. Le
Seigneur, errant avec eux dans la vallée, leur disait qu'il
reviendrait en ce lieu pour juger le monde ; mais non pauvre et
languissant comme aujourd'hui ; alors que d'autres trembleraient et
crieraient : “Montagnes, couvrez-nous !” Ses disciples ne le
comprirent pas, et crurent, ce qui leur arriva souvent dans cette
soirée, que la faiblesse et l’épuisement le faisaient délirer. Ils
marchaient le plus souvent, et de temps en temps ils s'arrêtaient,
s'entretenant avec lui. Il leur dit encore : “Vous vous
scandaliserez tous à mon sujet cette nuit ; car il est écrit : Je
frapperai le berger, et les brebis seront dispersées. Mais quand je
serai ressuscité, je vous précéderai en Galilée”.
Les Apôtres conservaient encore
quelque chose de l'enthousiasme et du recueillement que leur avaient
donnés la réception du Saint-Sacrement et les discours solennels et
affectueux de Jésus. Ils se pressaient autour de lui, lui
exprimaient leur amour de différentes manières, protestaient qu'ils
ne l'abandonneraient jamais. Mais Jésus continuant de parler dans le
même sens, Pierre lui dit : “Quand tous se scandaliseraient à votre
égard, je ne me scandaliserai jamais”, et le Seigneur lui prédit
qu'il le renierait trois fois avant le chant du coq. Mais Pierre
insista encore, et dit : “Quand je devrais mourir avec vous, je ne
vous renierai point”. Ainsi parlèrent aussi les autres. Ils
marchaient et s'arrêtaient tour à tour, et la tristesse de Jésus
devenait de plus en plus grande. Pour eux, ils voulaient le consoler
d'une manière toute humaine, en lui assurant que ce qu'il prévoyait
n'arriverait pas. Ils se fatiguèrent dans cette vaine tentative,
commencèrent à douter, et la tentation vint sur eux.
Ils traversèrent le torrent de
Cédron, non sur le pont où plus tard fut conduit Jésus prisonnier,
mais sur un autre, car ils avaient fait un détour. Gethsémani, où
ils allaient, est situé près de la montagne des Oliviers, à peu près
à une demi-lieue du Cénacle, il y a du Cénacle à la porte de la
vallée de Josaphat un quart de lieue, et environ autant de la à
Gethsémani. Ce lieu, où dans les derniers jours Jésus avait
quelquefois enseigné ses disciples et passé la nuit avec eux, se
composait de quelques maisons vides et ouvertes et d'un grand jardin
entouré d'une haie, où il ne croissait que des plantes d'agrément et
des arbres fruitiers. Les Apôtres et plusieurs autres personnes
avaient une clef de ce jardin, qui était un lieu de récréation et de
prière. Quelquefois des gens qui n'avaient pas de jardins à eux y
donnaient des fêtes et des repas. Il s'y trouvait des cabanes de
feuillage, où restèrent huit des Apôtres auxquels se joignirent plus
tard d'autres disciples. Le jardin des Oliviers est séparé par un
chemin de celui de Gethsémani, et s'étend plus haut vers la
montagne. Il est ouvert, entouré seulement d'un mur de terre, et
plus petit que le jardin de Gethsémani. On y voit des cavernes, des
terrasses et beaucoup d'oliviers. Il est plus soigné dans une de ses
parties où l'on trouve des sièges, des bancs de gazon bien
entretenus et des grottes fraîches, et spacieuses. Il est facile d'y
trouver un endroit propre à la prière et à la méditation. C'est dans
la partie la plus sauvage que Jésus alla prier. Il était environ
neuf heures quand Jésus vint à Gethsémani avec ses disciples. Il
faisait encore obscur sur la terre, mais la lune répandait déjà sa
lumière dans le ciel. Jésus était très triste et annonçait
l'approche du danger. Les disciples, en étaient troublés, et il dit
à huit de ceux qui l'accompagnaient de rester dans le jardin de
Gethsémani, dans un endroit où il y a une espèce de cabinet de
verdure. “Restez ici, leur dit-il, pendant que je vais prier à
l'endroit que j'ai choisi”. Il prit avec lui Pierre, Jacques et
Jean, monta plus haut, et, franchissant un chemin, poussa plus avant
dans le jardin des Oliviers jusqu'au pied de la montagne. Il était
indiciblement triste, car il sentait l'angoisse et l'épreuve qui
approchaient. Jean lui demanda comment lui, qui les avait toujours
consolés, pouvait être si abattu. “Mon âme est triste jusqu'à la
mort”, répondit-il. Et, regardant autour de lui, il vit de tous
côtés l'angoisse et la tentation s'approcher comme des nuages
chargés de figures effrayantes. C'est alors qu'il dit aux trois
Apôtres : “Restez là et veillez avec moi ; priez afin que vous ne
tombiez pas en tentation”. Il avança encore quelques pas; mais les
terribles visions l'assaillirent de telle sorte que, dans son
angoisse, Il descendit un peu à gauche, et se cacha sous un rocher,
dans une grotte d'environ six pieds de profondeur, au-dessus de
laquelle les Apôtres se tenaient dans une espèce d'enfoncement. Le
terrain s'abaissait doucement dans cette grotte, et les plantes
suspendues au rocher qui surplombait formaient un rideau devant
l'entrée, en sorte qu'on ne pouvait y être vu.
Lorsque Jésus s'éloigna des
disciples, je vis autour de lui un large cercle d'images effrayantes
qui se resserrait de plus en plus. Sa tristesse et son angoisse
croissaient ; il se retira tout tremblant dans la grotte afin d'y
prier, semblable à un homme qui cherche un abri contre un orage
soudain ; mais les visions menaçantes l’y poursuivirent et devinrent
de plus en plus distinctes. Hélas ! cette étroite caverne semblait
renfermer l'horrible spectacle de tous les péchés commis depuis la
première chute jusqu'à la fin du monde, et celui de leur châtiment.
C'était ici, sur le mont des Oliviers, qu'étaient venus Adam et Ève,
chassés du paradis sur la terre inhospitalière ; ils avaient gémi et
pleuré dans cette même grotte. J'eus le sentiment que Jésus,
s'abandonnant aux douleurs de sa Passion qui allait commencer et se
livrant à la justice divine en satisfaction pour les péchés du
monde, faisait rentrer en quelque façon sa divinité dans le sein de
la sainte Trinité ; sous l'impulsion de sa charité infinie, il se
renfermait, pour ainsi dire, dans sa pure, aimante, innocente
humanité, et, armé seulement de l'amour qui enflammait son cœur
d'homme, il la dévouait, pour les péchés du monde, à toutes les
angoisses et à toutes les souffrances. Voulant satisfaire pour la
racine et le développement de tous les péchés et de tous les mauvais
penchants, le miséricordieux Jésus prit dans son cœur, par amour
pour nous autres pécheurs, la racine de toute expiation
purificatrice et de toute peine sanctifiante, et il laissa cette
souffrance infinie, afin de satisfaire pour des péchés infinis,
s'étendre comme un arbre de douleur aux mille branches et pénétrer
tous les membres do son corps sacré, toutes les facultés de sa
sainte âme.
Ainsi laissé tout entier à sa seule
humanité, implorant Dieu avec une tristesse et une angoisse
inexprimables, il tomba sur son visage, et tous les péchés du monde
lui apparurent sous des formes infinies avec toute leur laideur
intérieure : il les prit tous sur lui, et s'offrit, dans sa prière,
à la justice de son Père céleste pour payer cette effroyable dette.
Mais Satan, qui, sous une forme effrayante, s'agitait au milieu de
toutes ces horreurs avec un rire infernal, montrait une fureur
toujours croissante contre Jésus, et, faisant passer devant son âme
des tableaux de plus en plus affreux, criait sans cesse à l'humanité
de Jésus : “Comment ! prends-tu aussi celui-ci sur toi, en
souffriras-tu la peine ? veux-tu satisfaire pour tout cela ?”
Cependant il
partit, de ce côté du ciel où le soleil se montre entre dix et onze
heures du matin, un rayon semblable à une voie lumineuse : c'était
une ligue d'anges qui descendaient jusqu'à Jésus, et je vis qu'ils
le ranimaient et le fortifiaient. Le reste de la grotte était plein
d'affreuses visions de nos crimes et de mauvais esprits qui
insultaient et assaillaient Jésus ; il prit tout sur lui ; mais son
cœur, le seul qui aimât parfaitement Dieu et les hommes au milieu de
ce désert plein d'horreur, se sentit cruellement torturé et déchiré
sous le poids de tant d'abominations. Hélas ! je vis alors tant de
choses qu'une année ne suffirait pas pour les raconter. Lorsque
cette masse de forfaits eut passé sur son âme comme un océan et que
Jésus, s'étant offert comme, victime expiatoire, eut appelé sur
lui-même toutes les peines et les châtiments dus à tous ces crimes,
Satan lui suscita, comme autrefois dans le désert, des tentations
innombrables ; il osa même présenter contre celui qui était la
pureté même une suite d'accusations : “Comment, disait-il, tu veux
prendre tout cela sur toi, et tu n'es pas pur toi même ! Regarde
ceci ! et cela ! et cela encore”. Alors il déroula devant lui, avec
une impudence infernale, une foule de griefs imaginaires. il lui
reprochait les fautes de ses disciples, les scandales qu'ils avaient
donnés, le trouble qu'il avait apporté dans le monde en renonçant
aux anciens usages. Satan se fit le pharisien le plus habile et le
plus sévère — il lui reprocha d'avoir été l'occasion du massacre des
Innocents, ainsi que des souffrances de ses parents en Égypte, de
n'avoir pas sauvé Jean-Baptiste de la mort, d'avoir désuni des
familles, d'avoir protégé des hommes décriés, de n'avoir pas guéri
plusieurs malades, d'avoir fait tort aux habitants de Gergesa en
permettant aux possédés, de renverser leurs cuves
et aux démons de précipiter leurs porcs dans la mer ; il lui imputa
les fautes de Marie, Madeleine parce qu'il ne l'avait pas empêchée
de retomber dans la péché ; il l'accusa d'avoir abandonné sa
famille, d'avoir dilapidé le bien d'autrui ; en un mot, Satan
présenta devant l'âme de Jésus, pour l'ébranler, tout ce que le
tentateur eût reproché au moment de la mort à un homme ordinaire qui
eût fait toutes ces actions sans des motifs supérieurs ; car il lui
était caché que Jésus fût le Fils de Dieu, et il le tentait
seulement comme le plus juste des hommes. Notre divin Sauveur laissa
tellement prédominer en lui sa sainte humanité, qu'il voulut
souffrir jusqu'à la tentation dont les hommes qui meurent saintement
sont assaillis sur le mérite de leurs bonnes oeuvres. Il permit,
pour vider tout le calice de l'agonie, que le mauvais esprit auquel
sa divinité était cachée, lui présentât toutes ses œuvres de charité
comme autant d'actes coupables que la grâce de Dieu ne lui avait pas
encore remis. Il lui reprocha de vouloir effacer les fautes d'autrui
tandis que lui-même, dépourvu de tout mérite, avait encore à
satisfaire à la justice divine pour beaucoup de prétendues bonnes
œuvres. La divinité de Jésus souffrit que l'ennemi tentât son
humanité comme il pourrait tenter un homme qui voudrait attribuer à
ses bonnes œuvres une valeur propre, outre la seule qu'elles
puissent avoir par leur union aux mérites de la mort du Sauveur.
Ainsi le tentateur lui présenta les
œuvres de son amour comme des actes dépourvus de mérite et qui le
constituaient débiteur envers Dieu : il fit comme si Jésus en eût,
en quelque manière, prélevé le prix à l'avance sur celui de sa
Passion qui n'était pas consommée et dont Satan ne connaissait pas
encore le prix infini, et par conséquent comme s'il n'eût pas
satisfait pour les grâces données à l'occasion de ces oeuvres. Il
lui mit sous les yeux, pour toutes ses bonnes œuvres, des contrats
où elles étaient inscrites comme des dettes, et il disait en les
montrant du doigt : “Tu es encore redevable pour et pour cette
autre, etc.” Enfin, il déroula devant lu' un contrat portant que
Jésus avait reçu de Lazare et dépensé le prix de vente de la
propriété de Marie-Madeleine à Magdalum et lui dit : “Comment as-tu
osé dissiper le bien d'autrui et faire ce tort à cette famille ?”
J'ai vu la représentation de tous les péchés pour l'expiation
desquels le Seigneur s'offrit et j'ai senti avec lui tout le poids
des nombreuses accusations que la tentateur éleva contre lui, car
parmi les péchés du monde dont le Sauveur se chargea, je vis aussi
les miens qui sont si nombreux, et du cercle de tentation qui
l'entourait, Il sortit vers moi comme un fleuve où toutes mes fautes
me furent montrées. Pendant ce temps, j'avais toujours les yeux
fixés sur mon fiancé céleste, je gémissais et priais avec lui, je me
tournais avec lui vers les anges consolateurs. Hélas ! le Seigneur
se tordait comme un ver sous le poids de sa douleur et de ses
angoisses.
Pendant les
accusations de Satan contre Jésus, j'avais peine à retenir ma
colère ; mais lorsqu'il parla de la vente du bien de Madeleine, il
me fut impossible de me contenir, et je criai : “comment peux-tu lui
reprocher comme un péché la vente de ce bien ? n'ai-je pas vu le
Seigneur employer cette somme donnée par Lazare à des œuvres de
miséricorde, et délivrer à Thirza vingt-sept pauvres prisonniers
pour dettes ?”
Au commencement, Jésus était
agenouillé et priait avec assez de calme; mais plus tard son âme fut
épouvantée à l'aspect des crimes innombrables des hommes et de leur
ingratitude envers Dieu : il fut en proie à une angoisse et à une
douleur si violentes qu'il s'écria, tremblant et frissonnant : “Mon
Père, si c'est possible, que ce calice s'éloigne de moi ! mon Père
tout vous est possible ; éloigner ce calice !” Puis il se recueillit
et dit : “Cependant que votre volonté se fasse et non la mienne”. Sa
volonté et celle de son Père étaient une; mais, livré par son amour
aux faiblesses de l'humanité, il tremblait à l'aspect de la mort.
Je vis la caverne autour de lui
remplie de formes effrayantes ; je vis tous les péchés, toute la
méchanceté, tous les vices, tous les tourments, toutes les
ingratitudes qui l'accablaient : les épouvantements de la mort, la
terreur qu'il ressentait comme homme à l'aspect de ses souffrances
expiatoires le pressaient et l'assaillaient sous la forme de
spectres hideux. Il tombait çà et là, se tordait les mains, la sueur
le couvrait, il tremblait et frémissait. Il se releva ; ses genoux
chancelaient et le portaient à peine, il était tout à fait défait et
presque méconnaissable, ses lèvres étaient pâles, ses cheveux se
dressaient sur sa tête. Il était environ 10 h ½ lorsqu'il se leva,
puis, tout chancelant, tombant à chaque pas, baigné d'une sueur
froide, il se traîna jusque auprès des trois Apôtres. Il monta à
gauche de la caverne jusqu'à une plate-forme où ceux-ci s’étaient
endormis, couchés les uns à côté des autres, accablés qu'ils étaient
de fatigue, de tristesse et d'inquiétude, Jésus vint à eux,
semblable à un homme dans l'angoisse, que la terreur pousse vers ses
amis, et semblable encore à un bon pasteur qui, profondément
bouleversé lui-même, vient visiter son troupeau qu'il sait menacé
d'un péril prochain : car Il n'ignorait pas qu'eux aussi étaient
dans l'angoisse et la tentation. Les terribles visions
l'entouraient, même pendant ce court chemin. Lorsqu'il les trouva
dormants, il joignît les mains, tomba près d'eux plein de tristesse
et d'inquiétude, et dit : “Simon, dors-tu ?” Ils s'éveillèrent, le
relevèrent, et il leur dit dans son délaissement : “Ne pouviez-vous
veiller une heure avec moi ?” Lorsqu'ils le virent défait pâle,
chancelant, trempé de sueur, tremblant et frissonnant lorsqu'ils
entendirent sa voix altérée et presque éteinte, ils ne surent plus
ce qu'ils devaient penser, et s'il ne leur était pas apparu entouré
d'une lumière bien connue, ils n'auraient jamais retrouvé Jésus en
lui. Jean lui dit : “Maître, qu'avez-vous ? dois-je appeler les
autres disciples ! ou devons-nous fuir ?” Jésus répondit : “Si je
vivais, enseignais et guérissais encore trente-trois ans, cela ne
suffirait pas pour faire ce qui me reste à accomplir d'ici à demain.
N'appelle pas les huit ; je les ai laissés, parce ci qu'ils ne
pourraient me voir dans cette détresse sans se scandaliser : ils
tomberaient en tentation, oublieraient beaucoup et douteraient de
moi. Pour vous, qui avez vu le Fils de l'homme transfiguré, vous
pouvez le voir aussi dans son obscurcissement et son délaissement ;
mais veillez et priez pour ne pas tomber en tentation, l'esprit est
prompt, mais la chair est faible”.
Il parlait ainsi par rapport à eux
et à lui-même. Il voulait par là les engager à la persévérance et
leur faire connaître le combat de sa nature humaine contre la mort
et la cause de sa faiblesse. Il leur parla encore, toujours accablé
de tristesse, et resta près d'un quart d'heure avec eux. Il retourna
dans la grotte, son angoisse croissant toujours : pour eux, Ils
étendaient les mains vers lui, pleuraient, tombaient dans les bras
les uns des autres, se demandaient : “Qu'est-ce donc ? que lui
arrive-t-il ? il est dans un délaissement complet !” Ils se mirent à
prier, la tête couverte, pleins de trouble et de tristesse. Tout ce
qui vient d'être dit remplit à peu près une heure et demie depuis
que Jésus était entré dans le jardin des Oliviers. Il dit à la
vérité dans l’Écriture : “N'avez-vous pu veiller une heure avec
moi ?” mais cela ne doit point se prendre à la lettre, et d'après
notre manière de compter. Les trois Apôtres qui étaient avec Jésus
avaient d'abord prié, puis ils s'étaient endormis, car ils étaient
tombés en tentation par leur manque de confiance. Les huit autres.
qui étaient postés à l’entrée, ne dormaient pas : la tristesse oui
respirait dans les derniers discours de Jésus les avait laissés très
inquiets ; ils erraient sur la mont des Oliviers pour y chercher
quelque lieu de refuge en cas de danger.
Ce soir-là, il y avait peu de bruit
dans Jérusalem, les Juifs étaient dans leurs maisons, occupés des
préparatifs de la fête ; les campements des étrangers venus pour la
Pâque n'étaient pas dans le voisinage de la montagne des Oliviers.
En errant de côté et d'autre, je vis çà et là des amis et des
disciples de Jésus qui marchaient et s'entretenaient ensemble, ils
paraissaient inquiets et dans l'attente de quelque événement. La
mère du Seigneur, Madeleine, Marthe, Marie, fille de Cléophas, Marie
Salomé et Salomé étaient allées du Cénacle dans la maison de Marie,
mère de Marc ; puis Marie, effrayée des bruits qui couraient, avait
voulu venir devant la ville avec ses amies pour savoir des nouvelles
de Jésus. Lazare, Nicodème, Joseph d'Arimathie et quelques parents
d'Hébron vinrent la trouver et essayèrent de la tranquilliser ; car
ayant eu connaissance par eux-mêmes ou par les disciples des tristes
prédictions faites par Jésus dans le Cénacle, ils avaient été
prendre des informations chez des pharisiens de leur connaissance et
n'avaient point appris qu'on dût faire des tentatives prochaines
contre le Sauveur : ils disaient que le danger ne pouvait être
encore très grand, qu'on n'attaquerait pas le Seigneur si près de la
fête ; mais ils ne savaient rien encore de la trahison de Judas.
Marie leur parla du trouble de celui-ci dans les derniers jours, de
la manière dont il avait quitté le Cénacle ; Il était sûrement allé
trahir ; elle l'avait souvent averti qu'il était un fils de
perdition. Les saintes femmes retournèrent ensuite dans la maison de
Marie, mère de Marc.
Lorsque Jésus fut revenu dans la
grotte et toutes ses douleurs avec lui, il se prosterna sur le
visage, les bras étendus, et pria son Père céleste ; mais il y eut
dans son âme une nouvelle lutte qui dura trois quarts d'heure. Des
anges vinrent lui montrer dans des séries de visions tout ce qu'il
devait embrasser de douleurs afin d'expier le péché ; ils lui
montrèrent quelle était avant la chute la beauté de l’homme, image
de Dieu, et combien cette chute l'avait altéré et défiguré. Il vit
l'origine de tous les péchés dans le premier péché, la signification
et l'essence de la concupiscence, ses terribles effets sur les
forces de l’âme humaine ; et aussi l'essence et la signification de
toutes les peines correspondant à la concupiscence. Ils lui
montrèrent dans la satisfaction qu'il devait donner à la justice
divine, une souffrance du corps et de l'âme comprenant toutes les
peines dues à la concupiscence de l'humanité tout entière ; et
comment la dette du genre humain devait être payée par la seule
nature humaine exempte de péché, celle du fils de Dieu, lequel, afin
de prendre sur lui la dette et le châtiment de l'humanité tout
entière, devait aussi combattre et surmonter la répugnance humaine
pour la souffrance et la mort. Les anges lui montraient tout cela
sous des formes diverses, et j'avais la perception de ce qu'ils
disaient quoique sans entendre leurs voix. Aucune langue ne peut
exprimer quelle épouvante et quelle douleur vinrent fondre sur l'âme
de Jésus à la vue de ces terribles expiations ; l'horreur de cette
vision fut telle qu'une sueur de sang sortit de son corps.
Pendant que l'humanité du Christ
était écrasée sous cette effroyable masse de souffrances, j'aperçus
un mouvement de compassion dans les anges ; il y eut une petite il
me sembla qu'ils désiraient ardemment le consoler et qu'ils priaient
à cet effet devant le trône de Dieu. Il y eut comme un combat d'un
instant entre la miséricorde et la justice de Dieu, et l'amour qui
se sacrifiait. Une image de Dieu me fut montrée, non comme d'autres
fois sur un trône, mais dans une forme lumineuse ; je vis la nature
divine du Fils dans la personne de son Père, et comme retirée dans
son sein ; la personne du Saint-Esprit procédait du Père et du
Fils ; elle était comme entre eux, et tout cela n'était pourtant
qu'un seul Dieu ; mais ces choses sont inexprimables. J'eus moins
une vision avec des figures humaines qu'une perception intérieure où
il me fut montré par des images que la volonté divine du Christ se
retirait davantage dans le Père pour laisser peser sur son humanité
toutes ces souffrances que la volonté humaine de Jésus priait le
Père de détourner de lui. Je vis cela dans le moment de la
compassion des anges, lorsqu'ils désirèrent consoler Jésus, et en
effet il reçut en cet instant quelque soulagement. Alors tout
disparut, et les anges abandonnèrent le Seigneur dont l'âme allait
avoir à souffrir de nouvelles attaques.
Lorsque le Rédempteur, sur le mont
des Oliviers, s'abandonna, comme homme véritable et réel, à la
tentation de la répugnance humaine pour la douleur et la mort,
lorsqu'il voulut éprouver et surmonter cette répugnance à souffrir
qui fait Partie de toute souffrance, il fut permis au tentateur de
lui faire ce qu'il fait à tout homme qui veut se sacrifier pour une
cause sainte. Dans la première agonie, Satan montra à Notre-Seigneur
l'énormité de la dette du péché qu'il voulait acquitter, et poussa
l'audace jusqu'à chercher des fautes dans les œuvres du Rédempteur
lui-même. Dans la seconde agonie, Jésus vit dans toute son étendue
et son amertume la souffrance expiatoire nécessaire pour satisfaire
à la justice divine ; ceci lui fut présenté par les anges, car il
n'appartient pas à Satan de montrer que l'expiation est possible ;
le père du mensonge et du désespoir ne montre point les œuvres de la
miséricorde divine. Jésus ayant résisté victorieusement à tous ces
combats par son abandon complet à la volonté de son Père céleste, un
nouveau cercle d'effrayantes visions lui fut offert : le doute et
l'inquiétude qui précèdent le sacrifice dans l'homme qui se dévoue
s'éveillèrent dans l'âme du Seigneur ; il se fit cette terrible
question : “Quel sera le profit de ce sacrifice ?” et le tableau du
plus terrible avenir accabla son cœur aimant.
Lorsque Dieu eut créé le premier
Adam, il lui envoya le sommeil, ouvrit son côté, prit une de ses
côtes dont il fit Ève, sa femme, la mère de tous les vivants, puis
il la mena devant Adam, et celui-ci dit : “C'est la chair de ma
chair et l'os de mes os : l'homme quittera son père et sa mère pour
s'attacher à sa femme, et ils seront deux en une seule chair”. Ce
fut là le mariage dont il est écrit : “Ce sacrement est grand, je
dis en Jésus-Christ et en l'Église”. Le Christ, le nouvel Adam
voulait aussi laisser venir sur lui le sommeil, celui de la mort sur
la croix; il voulait aussi laisser ouvrir son côté, afin que la
nouvelle Ève, sa fiancée virginale, l'Église, mère de tous les
vivants, en fût faite ; il voulait lui donner le sang de la
rédemption, l'eau de la purification et son esprit, les trois qui
rendent témoignage sur la terre ; il voulait lui donner les saints
sacrements, afin qu'elle fût une fiancée pure, sainte, sans tache :
il voulait être sa tête, nous devions être ses membres soumis à la
tête, l'os de ses es, la chair de sa chair. En prenant la nature
humaine, afin de souffrir la mort pour nous, il avait quitté aussi
son père et sa mère et s'était attaché à sa fiancée, l'Église : il
est devenu une seule chair avec elle, en la nourrissant du sacrement
de l'autel où il s'unit à nous. Il voulait être sur la terre avec
l'Église, jusqu'à ce que nous fussions tous réunis en elle par lui,
et il a dit : Les portes de l'enfer ne prévaudront point contre
elle. Voulant exercer cet incommensurable amour pour les pécheurs,
le Seigneur était devenu homme et un frère de ces mêmes pécheurs
afin de prendre sur lui la punition due à tous leurs crimes. Il
avait vu avec une grande tristesse l'immensité de cette dette et
celle de la douleur qui devait y satisfaire, et s'était pourtant
abandonné avec joie comme victime expiatoire à la volonté de son
Père céleste ; mais à présent il voyait les douleurs. les combats et
les blessures à venir de sa fiancée céleste qu'il voulait racheter à
un si haut prix, au prix de son sang; il voyait l'ingratitude des
hommes.
Devant l'âme de Jésus parurent
toutes les souffrances futures de ses Apôtres, de ses disciples et
de ses amis ; il vit l'Église primitive si peu nombreuse, puis à
mesure qu'elle s'accroissait, les hérésies et les schismes y faisant
irruption et répétant la première chute de l'homme par l'orgueil et
la désobéissance. Il vit la tiédeur, la corruption et la malice d'un
nombre infini de chrétiens, le mensonge et la fourberie de tous les
docteurs orgueilleux, le lèges de tous les prêtres vicieux, les
suites funestes de tous ces actes, l'abomination de la désolation
dans le royaume de Dieu, dans le sanctuaire de cette ingrate
humanité qu'il voulait racheter de son sang au prix de souffrances
indicibles.
Je vis passer devant l'âme du pauvre
Jésus, dans une série de visions innombrables, les scandales de tous
les siècles jusqu'à notre temps et même jusqu'à la fin du monde.
C'étaient tour à tour toutes les formes de l'erreur, de la
fourberie, du fanatisme furieux, de l'opiniâtreté et de la malice ;
tous les apostats, les hérésiarques, les réformateurs à l'apparence
sainte, les corrupteurs et les corrompus l'outrageaient et le
tourmentaient, comme n'ayant pas été bien crucifié à leurs yeux,
n'ayant pas souffert de la manière que leur présomption orgueilleuse
l'entendait et l'imaginait, et tous déchiraient à l'envi la robe
sans couture de son Église : chacun voulait l'avoir pour Rédempteur
autrement qu'il ne s'était donné dans l'excès de son amour. Beaucoup
le maltraitaient, l'insultaient, le reniaient ; beaucoup haussaient
les épaules et secouaient la tête sur lui, évitaient les bras qu'il
leur tendait, et s'en allaient vers l’abîme où ils étaient
engloutis. Il en vit une infinité d'autres qui n'osaient pas le
renier hautement, mais qui s'éloignaient avec dégoût des plaies de
son Église, comme le lévite s'éloigna du pauvre assassiné par les
voleurs. Ils s'éloignaient de son épouse blessée comme des enfants
lâches et sans foi abandonnant leur mère au moment de la nuit, quand
viennent les voleurs et les meurtriers auxquels leur négligence ou
leur malice a ouvert la porte. Il les vit s'approprier le butin
qu'ils transportaient au désert, les vases d'or et les colliers
brisés. Il vit tous ces hommes tantôt séparés de la vraie vigne et
couchés parmi les raisins sauvages, tantôt comme des troupeaux
égarés, livrés en proie aux loups, conduits par des mercenaires dans
de mauvais pâturages, et refusant d'entrer dans le bercail du bon
pasteur qui donne sa vie pour ses brebis. Ils erraient sans patrie
dans le désert au milieu des sables agités par les vents, et Ils ne
voulaient pas voir sa ville placée sur la montagne qui ne peut
rester cachée, la maison de sa fiancée, son Église bâtie sur le roc
près de laquelle Il a promis d'être jusqu'à la fin des siècles et
contre laquelle les portes de l'enfer ne doivent pas prévaloir. Ils
refusaient d'entrer par la porte étroite pour n'avoir pas à se
courber. Il les vit suivre ceux qui s'étaient dirigés ailleurs que
vers la porte. Ils bâtissaient sur le sable des huttes qu'ils
refaisaient et défaisaient sans cesse, mais où il n'y avait ni
autel, ni sacrifice ; ils avaient des girouettes sur leurs toits, et
leurs doctrines changeaient avec le vent ; aussi étaient-ils en
contradiction les uns avec les autres. Ils ne pouvaient pas
s'entendre et n'avaient jamais de position fixe : souvent ils
détruisaient leurs cabanes et en lançaient les débris contre la
pierre angulaire de l'Église qui restait inébranlable. Plusieurs
d'entre eux, comme les ténèbres régnaient dans leurs demeures, ne
venaient pas vers la lumière placée sur le chandelier dans la maison
de l'épouse, mais erraient les yeux fermés autour des jardins de
l'Église, et ne vivant plus que des parfums qui s'en exhalaient ;
ils tendaient les bras vers des idoles nébuleuses, et suivaient les
astres errants qui les conduisaient à des puits sans eau : au bord
du précipice, ils ne voulaient pas écouter la voix de l'épouse qui
les appelait, et, dévorés par la faim, ils riaient avec une pitié
arrogante des serviteurs et des messagers qui les invitaient au
festin nuptial. Ils ne voulaient pas entrer dans le jardin, car ils
craignaient les épines de la haie : ivres d'eux-mêmes, ils n'avaient
ni froment pour leur faim, ni vin pour leur soif; et aveuglés par
leur propre lumière, Ils nommaient invisible l'Église du Verbe fait
chair. Jésus les vit tous ; il pleura sur eux ; il voulut souffrir
pour tous ceux qui ne le voient pas, qui ne veulent pas porter leur
croix avec lui dans sa ville bâtie sur la montagne qui ne peut
rester cachée, dans son Église fondée sur le roc, à laquelle il
s'est donné dans le Saint-Sacrement, et contre laquelle les portes
de l'enfer ne prévaudront pas.
Je voyais ces tableaux innombrables
de l'ingratitude des hommes et de l'abus fait de la mort expiatoire
de mon fiancé céleste, passer alternativement sous des formes
diverses ou douloureusement semblables devant l’âme contristée, du
Seigneur, et j'y voyais figurer Satan, qui arrachait violemment à
Jésus et étranglait une multitude d'hommes rachetés par son sang, et
même ayant reçu l'onction de son sacrement. Le Sauveur vit avec une
douleur amère toute l'ingratitude, toute la corruption des premiers
chrétiens, de ceux qui vinrent ensuite, de ceux du temps présent et
de ceux de l'avenir. Toutes ces apparitions, pendant lesquelles la
voix du tentateur répétait sans cesse : “Veux-tu donc souffrir pour
de pareils ingrats ?” fondaient sur Jésus avec tant d'impétuosité et
de fureur, qu'une angoisse indicible opprimait son humanité. Le
Christ, le Fils de l’homme, luttait et joignait les mains, il
tombait, comme accablé, sur ses genoux, tantôt d'un côté, tantôt
d'un autre, et sa volonté humaine livrait un si terrible combat
contre la répugnance à tant souffrir pour une race si ingrate, que
la sueur en larges gouttes de sang coulait de son corps jusqu'à
terre. Dans sa détresse, il regardait autour de lui comme cherchant
du secours, et semblait prendre le ciel, la terre et les astres du
firmament à témoin de ses souffrances. Il me semblait l'entendre
crier : “Est-il possible de supporter une telle ingratitude ? Je
vous prends à témoin de ce que j'endure !”
Ce fut alors comme si la lune et les
étoiles se rapprochaient; je sentis, en cet instant, qu'il faisait
plus clair. J'observai alors la lune, ce que je n'avais pas fait
jusqu'alors, et je la vis tout autre qu'à l'ordinaire. Elle n’était
pas encore tout à fait pleine et me parut pourtant plus grande que
chez nous. Au milieu je vis une tache obscure, semblable à un disque
placé devant elle, et au centre de laquelle était une ouverture par
laquelle la lumière rayonnait vers le côté où la lune n'était pas
encore pleine. Ce corps opaque était comme une montagne, et autour
de la lune je vis encore un cercle lumineux semblable à un
arc-en-ciel.
Jésus, dans sa détresse, éleva la
voix, et fit entendre quelques cris douloureux. Les trois Apôtres se
réveillèrent ; ils prêtèrent l'oreille, levant les mains avec
effroi, et voulaient aller le rejoindre ; mais Pierre retint Jacques
et Jean, et leur dit : “Restez, je vais aller vers lui”. Je le vis
courir et entrer dans la grotte : “Maître, dit-il, qu'avez-vous ?”
Et il se tenait là, tremblant à la vue de Jésus tout sanglant et
frappé de terreur. Jésus ne lui répondit pas et ne parut pas faire
attention à lui. Pierre revint vers les deux autres ; Il leur dit
que le Seigneur ne lui avait pas répondu, et qu'il ne faisait que
gémir et soupirer. Leur tristesse augmenta, ils voilèrent leur tète,
s'assirent et prièrent en pleurant.
Je retournai vers mon céleste fiancé
dans sa douloureuse agonie. Les images hideuses de l'ingratitude des
hommes futurs dont il prenait sur lui la dette envers la justice
divine, roulaient vers lui toujours plus terribles et plus
Impétueuses, et il continuait à lutter contre la répugnance de la
nature humaine à souffrir. Plusieurs fois, je l'entendis s'écrier :
“Mon Père, est-il possible de souffrir pour tous ces ingrats ? O mon
Père, si ce calice ne peut pas s'éloigner de moi, que votre volonté
soit faite !”
Au milieu de toutes ces apparitions,
je voyais Satan se mouvoir sous diverses formes hideuses, qui se
rapportaient aux diverses espèces de péchés. Tantôt Il apparaissait
comme un grand homme noir, tantôt sous la figure d'un tigre, tantôt
sous celles d'un renard, d'un loup, d'un dragon, d'un serpent. Ce
n'était pas la forme même de ces animaux, mais seulement le trait
saillant de leur nature, mêlé avec d'autres formes hideuses. Il n'y
avait là rien de semblable à une créature complète, c'était
seulement des symboles d'abomination, de discorde, de contradiction,
de péché, enfin des formes du démon. Ces figures diaboliques
poussaient, entraînaient, déchiraient aux yeux de Jésus des
multitudes d'hommes, pour la rédemption desquels il entrait dans le
douloureux chemin de la croix. Au commencement, je vis plus rarement
le serpent, mais ensuite je le vis apparaître avec une couronne sur
la tête ; sa taille était gigantesque, sa force semblait démesurée,
et il menait à l'assaut contre Jésus d'innombrables légions de tous
les temps et de toutes les races. Armées de toute espèce
d'instruments de destruction, elles combattaient quelquefois les
unes contre les autres, puis revenaient sur le Sauveur avec rage.
C'était un horrible spectacle ; car ils l'accablaient d'outrages, de
malédictions, le déchiraient, le frappaient, le perçaient. Leurs
armes, leurs glaives, leurs épieux, allaient et venaient
incessamment comme les fléaux des batteurs en grange dans une aire
immense, et tous faisaient rage contre le grain de froment céleste,
tombé sur la terre pour y mourir, afin de nourrir éternellement tous
les hommes du pain de vie.
Au milieu de ces cohortes furieuses,
dont quelques-unes me semblaient composées d'aveugles, Jésus était
ébranlé comme s'il eût réellement ressenti leurs coups. Je le vis
chanceler de côté et d'autre; tantôt il se redressait, tantôt il
s'abattait ; et le serpent, parmi ces multitudes qu'il ramenait sans
cesse contre Jésus, frappait çà et là de sa queue, et déchirait ou
engloutissait tous ceux qui étaient renversés par elle.
Il me fut dit que ces troupes
innombrables d'ennemis du Sauveur étaient ceux qui maltraitaient de
différentes manières Jésus-Christ, leur Rédempteur, réellement
présent dans le Saint-Sacrement sous les espèces du pain et du vin,
avec sa divinité et son humanité, son corps et son âme, sa chair et
son sang. Je reconnus parmi eux toutes les espèces de profanateurs
de la divine Eucharistie, ce gage vivant de sa présence personnelle
toujours subsistante dans l'Église catholique. Je vis avec horreur
tous ces outrages, depuis la négligence, l'irrévérence, l'omission,
jusqu'au mépris, à l'abus et au sacrilège la plus affreux ; depuis
la déviation vers les idoles du monde, les ténèbres et la fausse
science, jusqu'à l'erreur, l'incrédulité, le fanatisme, la haine et
la persécution. Je vis parmi ces ennemis du Sauveur toute espèce de
personnes, notamment des aveugles, des paralytiques, des sourds, des
muets, et même des enfants. Des aveugles qui ne voulaient pas voir
la vérité, des paralytiques qui ne voulaient pas marcher avec elle,
des sourds qui refusaient d'écouter ses avertissements et ses
menaces, des muets qui ne voulaient jamais combattre pour elle avec
le glaive de la parole, des enfants égarés à la suite de parents et
de maîtres mondains et oublieux de Dieu, nourris de convoitises
terrestres, enivrés d'une vaine sagesse et dégoûtés des choses
célestes, ou ayant dépéri loin d'elles et devenus à jamais
incapables de les goûter. Parmi ces derniers, dont l'aspect
m'affligea particulièrement parce que Jésus aimait les enfants, je
vis beaucoup d'enfants de chœur mal élevés, irrévérencieux, qui
n'honorent pas le Christ dans les saintes cérémonies auxquelles ils
prennent part. Leurs fautes retombaient en partie sur la négligence
de leurs maîtres et sur celle des administrateurs des églises. Je
vis avec épouvante que beaucoup de prêtres, quelques-uns même se
regardant comme pleins de foi et de piété, maltraitaient aussi Jésus
dans le Saint-Sacrement. Parmi le grand nombre de ceux que j'eus la
douleur de voir, je n’en mentionnerai qu'une catégorie. J'en vis
beaucoup qui croyaient et enseignaient la présence du Dieu vivant
dans le très Saint-Sacrement, mais ne la prenaient pas assez à
cœur ; car ils oubliaient et négligeaient le palais, le trône, la
tente, le siège, les ornements royaux du Roi du ciel et de la terre,
à savoir : l'église, l'autel, le tabernacle, le calice, l'ostensoir,
les vases, les ornements, en un mot. tout ce qui sert à l'usage et à
la parure de sa maison. Tout était abandonné, tout dépérissait dans
la poussière et dans la saleté, et le culte divin était, sinon
profané intérieurement, au mains déshonoré à l'extérieur. Tout cela
n'était pas le finit d'une pauvreté véritable, mais de
l'indifférence, de la paresse, de la préoccupation de vains Intérêts
terrestres, souvent aussi de l'égoïsme et de la mort intérieure ;
car je vis des négligences semblables dans des églises riches, ou du
moins aisées. J'en vis beaucoup d'autres où un luxe mondain, sans
goût et sans convenance, avait remplacé les ornements magnifiques
d'une époque plus pieuse, pour recouvrir comme d'un fard éclatant et
cacher sous des apparences menteuses la négligence, la malpropreté
et les dégâts. Ce que les riches faisaient par une vaine
ostentation, les pauvres l'imitaient bientôt sottement par manque de
simplicité. Je ne pus m’empêcher de penser à cette occasion à
l'église de notre pauvre couvent, où l'on avait recouvert le vieil
et bel autel de pierre artistement sculpté d'une grande construction
en bois avec un barbouillage imitant le marbre, ce qui me faisait
toujours beaucoup de peine. Je vis toutes ces offenses à Jésus dans
le Saint-Sacrement multipliées par un grand nombre de préposés aux
églises, lesquels ne sentaient pas qu'il eût été juste de partager
au moins ce qu'ils possédaient avec le Rédempteur présent sur
l'autel qui s'est livré tout entier a la mort pour eux, et qui pour
eux s'est laissé tout entier dans le Sacrement. Je vis que souvent
les plus pauvres étaient mieux entourés dans leurs cabanes que le
Maître du ciel et de la terre dans son église. Ah ! combien
l'inhospitalité des hommes contristait Jésus, qui s'était donné à
eux pour nourriture ! Certes, il n'y a pas besoin d'être riche pour
recevoir celui qui récompense au centuple le verre d'eau donné à
celui qui a soif ; mais lui, qui a si soif de nous, n'a-t-il pas
lieu de se plaindre quand le verre est impur et l'eau corrompue ?
Par suite de semblables négligences, je vis les faibles scandalisés,
la Sacrement profané, l'église abandonnée, les prêtres méprisés ;
l'impureté et la négligence s'étendaient jusque sur les âmes des
fidèles ; ils laissaient dans la saleté le tabernacle de leur cœur
lorsque Jésus devait y descendre, tout comme ils y laissaient le
tabernacle placé, sur l'autel. Je vis de ces insensés
administrateurs des églises qui pour complaire aux princes, aux
grands du monde, pour satisfaire des caprices et faire réussir des
projets ambitieux, travaillaient et s'empressaient avec une activité
sans pareille, tandis que le Roi du ciel et de la terre était couché
comme le pauvre Lazare devant la porte, et désirait en vain les
miettes de la charité que personne ne lui donnait. Il n'avait que
ses plaies qui sont l'œuvre de nos mains et qui étaient léchées par
les chiens, je veux dire par ces pécheurs qui retombent toujours
semblables au chien qui revient à son vomissement.
Quand je parlerais un an entier, je
ne pourrais dire tous les affronts faits à Jésus dans le
Saint-Sacrement que je connus de cette manière. J'en vis les auteurs
assaillir le Seigneur par troupes, et le frapper de diverses armes,
selon la diversité de leurs offenses. Je vis des clercs
irrévérencieux, des prêtres légers ou sacrilèges dans la célébration
du saint Sacrifice et la distribution de la sainte Eucharistie des
troupes de communiants tièdes et indignes. Je vis, en nombre infini,
des gens pour qui la source de toute bénédiction, le mystère du Dieu
vivant, était devenue une imprécation, une formule de malédiction,
des guerriers furieux profanant les vases sacrés, des serviteurs du
démon employant la sainte Eucharistie aux mystères d'un effroyable
culte infernal. A côté de ces insultes brutales et violentes, je vis
une foule d'impiétés moins grossières qui paraissaient tout aussi
abominables. Je vis beaucoup de personnes séduites par de mauvais
exemples ou des enseignements perfides perdre la foi à la présence
réelle de Jésus dans le Saint-Sacrement et ne plus y adorer
humblement le Sauveur. Je vis dans ces troupes un grand nombre de
docteurs que leurs péchés avaient rendu hérésiarques ; ils se
disputaient entre eux au commencement puis ils s’unissaient pour
attaquer Jésus avec fureur dans le Saint-Sacrement de son église. Je
vis une troupe nombreuse de ces apostats, chefs de secte, insulter
le sacerdoce catholique, combattre la présence réelle de Jésus dans
l'Eucharistie, nier qu'il ait donné ce sacrement à son Église et
qu'elle l'ait fidèlement conservé, et arracher de son cœur, par
leurs séductions, une multitude d'hommes pour lesquels il a répandu
son sang. Ah ! c'était un affreux spectacle, car je voyais l'Église
comme le corps de Jésus dont il avait réuni ensemble, par sa
douloureuse Passion, les membres isoles et dispersés, et toutes ces
masses d'hommes, qui se séparaient de l'Église, déchiraient et
arrachaient comme des morceaux entiers de sa chair vivante. Hélas !
il jetait sur eux des regards touchants, et gémissait de les voir se
perdre. Lui, qui s'était donné à nous pour nourriture dans le
Saint-Sacrement, afin de rassembler en un seul corps celui de
l'Église, son épouse, les hommes séparés et divisés à l’infini, il
se voyait déchiré dans ce corps même, car la table de la communion,
de l'union dans le Saint-Sacrement, ce chef-d’œuvre de son amour,
dans lequel il avait voulu rester à jamais parmi les hommes, était
devenue, par la malice des faux docteurs, la borne de séparation, en
sorte que là où il est par-dessus tout juste et salutaire que
beaucoup ne fusent plus qu'un, à cette sainte table où le Dieu
vivant lui-même est l'aliment qu'on reçoit, ses enfants devaient se
séparer des incroyants et des hérétiques pour ne pas se rendre
complices du péché d'autrui. Je vis, de cette manière, des peuples
entiers arrachés de son sein, et privés de la participation au
trésor des grâces laissées à l'Église. C'était un spectacle affreux
de les voir se séparer d'abord en petit nombre, puis, devenus des
peuples entiers, se diviser sur les choses les plus saintes, et se
poser en ennemis les uns vis-à-vis des autres. A la fin, je vis tous
ceux qui s'étaient séparés de l'Église plongés dans l'incrédulité,
la superstition, l'hérésie, la fausse Philosophie mondaine : pleins
d'une fureur sauvage, ils se réunissaient en grandes troupes pour
assaillir l'Église, excités par le serpent homicide qui s'agitait au
milieu d'eux. Hélas ! c'était comme si Jésus s'était senti déchirer
lui-même en mille lambeaux. Le seigneur, livré à ces angoisses, vit
et sentit tout l'arbre empoisonné de la division avec toutes ses
branches et ses fruits qui se subdivisaient sans cesse jusqu'à la
fin des temps où le froment sera recueilli dans les greniers et la
paille jetée au feu.
J'étais tellement saisie d'horreur
et d'effroi qu'une apparition de mon fiancé céleste me plaça
miséricordieusement la main sur le cœur, avec ces paroles :
“Personne n'a encore vu cela, et ton cœur se briserait de douleur si
je ne le soutenais”.
Je vis le sang rouler en larges
gouttes sur le pâle visage du Sauveur ; ses cheveux étaient collés
ensemble et dressés sur sa tête, sa barbe sanglante et en désordre
comme si on eût voulu l'arracher. Après la vision dont je viens de
parler, il s'enfuit en quelque sorte hors de la caverne, et revint
vers ses disciples. Mais sa démarche était comme celle d'un homme
couvert de blessures et courbé sous un lourd fardeau, qui
trébucherait à chaque pas. Lorsqu'il vint vers les trois Apôtres,
ils ne s'étaient pas couchés pour dormir comme la première fois ;
Ils avaient la tête voilée et affaissée sur leurs genoux, dans une
position où je vois souvent les gens de ce pays-là lorsqu'ils sont
dans le deuil ou qu'ils veulent prier. Ils s'étaient assoupis,
vaincus par la tristesse et la fatigue. Jésus, tremblant et
gémissant, s’approcha d'eux, et ils se réveillèrent. Mais, lorsqu'à
la clarté de la lune ils le virent debout devant eux, avec son
visage pâle et sanglant et sa chevelure en désordre, leurs yeux
fatigué ne le reconnurent pas d'abord tout de suite, car il était
indiciblement défiguré. Comme il joignait les mains, ils se
levèrent, le prirent sous les bras, le soutinrent avec amour, et il
leur dit avec tristesse qu'on le ferait mourir le lendemain, qu'on
s'emparerait de lui dans une heure, qu'on le mènerait devant un
tribunal, qu'il serait maltraité, outragé, flagellé, et enfin livré
à la mort la plus cruelle. Il les pria de consoler sa mère, et aussi
de consoler Madeleine. Il leur parla ainsi pendant quelques minutes;
pour eux, ils ne lui répondirent pas, car ils ne savaient que dire,
tant son aspect et ces discours les avaient troublés ; ils croyaient
même qu'il était en délire. Mais lorsqu'il voulut retourner à la
grotte, il n'eut pas la force de marcher. Je vis Jean et Jacques le
conduire, et revenir lorsqu'il fut entré dans la grotte. Il était à
peu près onze heures et un quart.
Pendant cette agonie de Jésus, je
vis la sainte Vierge accablée aussi de tristesse et d'angoisses dans
la maison de Marie, mère de Marc. Elle se tenait avec Madeleine et
Marie dans le jardin de la maison ; elle était là, courbée en deux
sur une pierre et affaissée sur ses genoux. Plusieurs fois elle
perdit connaissance, car elle vit intérieurement plusieurs choses de
l'agonie de Jésus. Elle avait déjà envoyé des messagers pour avoir
de ses nouvelles ; mais, ne pouvant pas attendre leur retour, elle
s'en fut, toute inquiète, avec Madeleine et Salomé, jusqu'à la
vallée de Josaphat. Elle marchait voilée, et étendait souvent les
bras vers le mont des Oliviers ; car elle voyait en esprit Jésus
baigné d'une sueur de sang, et il semblait qu'elle voulût de ses
mains étendues essuyer le visage de son fils. Je vis ces élans de
son âme aller jusqu'à Jésus, qui pensa à elle et regarda de son côté
comme pour y chercher du secours. Je vis cette communication entre
eux sous forme de rayons qui allaient de l'un à l'autre. Le Seigneur
pensa aussi à Madeleine, et fut touché de sa douleur; c'est pourquoi
il recommanda aux disciples de la consoler ; car il savait que son
amour était le plus grand après celui de sa mère, et il avait vu
qu'elle souffrirait encore beaucoup pour lui, et qu’elle ne
l'offenserait plus jamais.
Vers ce moment, à onze heures un
quart à peu près, les huit Apôtres revinrent dans la cabane de
feuillage de Gethsémani ; ils s'y entretinrent et finirent par
s'endormir. Ils étaient très ébranlés, très découragés, et
violemment assaillis par la tentation. Chacun avait cherché un lieu
où il pût se réfugier, et ils se demandaient avec inquiétude : “Que
ferons-nous lorsqu'on l'aura fait mourir ? Nous avons tout quitté
pour le suivre; nous sommes pauvres et le rebut de ce monde, nous
nous sommes entièrement abandonnés à lui, et le voilà maintenant si
languissant, si abattu, qu'on ne peut trouver en lui aucune
consolation”. Les autres disciples avaient d'abord erré de côté et
d'autre; puis, ayant appris quelque chose des effrayantes prophéties
de Jésus, ils s'étaient retirés pour la plupart à Bethphagé.
Je vis Jésus priant encore dans la
grotte et luttant contre la répugnance de la nature humaine à
souffrir. Il était épuisé de fatigue et abattu, et il disait : “Mon
père, si c'est votre volonté, éloignez de moi ce calice. Cependant,
que votre volonté se fasse et non pas la mienne”. Mais alors l'abîme
s'ouvrit devant lui, et les premiers degrés des Limbes lui
apparurent comme à l'extrémité d'une vole lumineuse. Il vit Adam et
Ève, les patriarches. les prophètes, les justes, les parents de sa
mère et Jean-Baptiste attendant son arrivée dans le monde inférieur
avec un désir si violent, que cette vue fortifia et ranima son cœur
plein d'amour. Sa mort devait ouvrir le ciel à ces captifs ; elle
devait les tirer de la prison où ils languissaient dans l'attente.
Lorsque Jésus eut regardé avec une profonde émotion ces saints de
l'ancien monde, les anges lui présentèrent toutes les cohortes des
bienheureux à venir qui, joignant leurs combats aux mérites de sa
passion, devaient s'unir par lui au Père céleste. C'était une vision
inexprimablement belle et consolante. Tous rangés, suivant leur
date, leur classe et leur dignité, passèrent devant la Seigneur,
parés de leurs souffrances et de leurs oeuvres. Il vit le salut et
la sanctification sortant à flots intarissables de la source de
rédemption ouverte par sa mort. Les Apôtres, les disciples, les
vierges et les saintes femmes, tous les martyrs, les confesseurs et
les ermites. les papes et les évêques, des troupes nombreuses de
religieux, en un mot l'armée entière des bienheureux s'offrit à sa
vue. Tous portaient sur la tête des couronnes triomphales, et les
fleurs de leurs couronnes différaient de forme, de couleur, de
parfum et de vertu suivant la différence des souffrances, des
combats et des victoires qui leur avaient valu la gloire éternelle.
Toute leur vie et tous leurs actes, tous leurs mérites et toute leur
force, ainsi que toute la gloire de leur triomphe, venaient
uniquement de leur union aux mérites de Jésus-Christ.
L'action et l'influence réciproque
que tous ces saints exerçaient les uns sur les autres, la manière
dont ils puisaient à une source unique, au Saint-Sacrement et à la
passion du Seigneur, offraient un spectacle singulièrement touchant
et merveilleux. Rien ne paraissait fortuit en eux ; leurs oeuvres,
leur martyre, leurs victoires, leur apparence et leur vêtement, tout
cela, quoi que bien divers, se fondait dans une harmonie et une
unité infinies ; et cette unité dans la diversité était produite par
les rayons d'un soleil unique, par la passion du Seigneur, du Verbe
fait chair, en qui la vie était la lumière des hommes qui lait dans
les ténèbres et que les ténèbres n'ont pas comprise.
C'était la communauté des Saints
futurs qui passait devant l’âme du Sauveur, lequel se trouvait placé
entre le désir des patriarches et le cortège triomphal des
bienheureux à venir ; ces deux troupes s’unissant et se complétant
en quelque sorte l'une l'autre, entouraient le cœur aimant du
Rédempteur comme d'une couronne de victoire. Cette vue
inexprimablement touchante donna à l'âme de Jésus un peu de
consolation et de force. Ah ! il aimait tellement ses frères et ses
créatures, qu'il aurait accepté avec joie toutes les souffrances
auxquelles il se dévouait pour la rédemption d'une seule âme. Comme
ces visions se rapportaient à l'avenir, elles planaient à une
certaine hauteur.
Mais ces images consolantes
s'évanouirent, et les anges lui montrèrent sa Passion tout près de
terre, parce qu'elle était proche. Ces anges étaient en grand
nombre. Je vis toutes les scènes s’en présenter très distinctement
devant lui, depuis le baiser de Judas jusqu’aux dernières paroles
sur la croix : je vis là tout ce que je vois dans mes méditations de
la Passion, la trahison de Judas, la fuite des disciples, les
insultes devant Anne et Caïphe, le reniement de Pierre, le tribunal
de Pilate, les dérisions d'Hérode, la flagellation et le
couronnement d'épines, la condamnation à mort, le portement de la
croix, la rencontre de la Sainte Vierge, son évanouissement, les
insultes que les bourreaux lui prodiguaient, le suaire de Véronique,
le crucifiement, les outrages des Pharisiens, les douleurs de Marie,
de Madeleine et de Jean, le coup de lance dans le côté : en un mot,
tout lui fut présenté avec les plus petites circonstances. Je vis
comment le Seigneur, dans son angoisse, voyait tous les gestes,
entendait toutes les paroles, percevait tout ce qui se passait dans
les âmes. Il accepta tout volontairement, il se soumit à tout par
amour pour les hommes. Ce qui le contrista le plus douloureusement
fut de se voir attaché a la croix dans un état de nudité complète,
pour expier l'impudicité des hommes : il pria instamment pour que
cela lui fût épargné et qu'il lui fût au moins accordé d'avoir une
ceinture autour des reins : je vis qu'il serait assisté en cela, non
par ses bourreaux, mais par un homme compatissant. Il vit et
ressentit aussi la douleur actuelle de sa mère que l’union à ses
souffrances avait fait tomber sans connaissance dans les bras de ses
deux amies.
A la fin des visions de la Passion,
Jésus tomba sur le visage, comme un mourant : les Anges disparurent,
la sueur de sang coula plus abondante, et je la vis traverser son
vêtement. La plus profonde obscurité régnait dans la caverne. Je vis
alors un ange descendre vers Jésus : il était plus grand, plus
distinct et plus semblable à un homme que ceux que j'avais vus
auparavant. Il était revêtu comme un prêtre d'une longue robe
flottante, ornée de franges, et portait dans ses mains devant lui,
un petit vase de la forme du calice de la sainte Cène. A l'ouverture
de ce calice, se montrait un petit corps ovale, de la grosseur d'une
fève, et qui répandait une lumière rougeâtre. L’ange, sans se poser
à terre, étendit la main droite vers Jésus, qui se releva ; Il lui
mit dans la bouche cet aliment mystérieux, et le fit boire du petit
calice lumineux. Ensuite il disparut.
Jésus, ayant accepté librement le
calice de ses souffrances il reçu une nouvelle force, resta encore
quelques minutes dans la grotte, plongé dans une méditation
tranquille et rendant grâces à son Père céleste. Il était encore
affligé mais réconforté surnaturellement, au point de pouvoir aller
vers les disciples sans chanceler et sans plier sous le poids de sa
douleur. Il était toujours pâle et défait mais son pas était ferme
et décidé. Il avait essuyé son visage avec un suaire, et remis en
ordre ses cheveux qui pendaient sur ses épaules, humides de sang et
de sueur et colles ensemble.
Quand il sortit de la grotte, je vis
la lune comme auparavant, avec la tache singulière qui en occupait
le centre et le cercle qui l'entourait, mais sa clarté et celle des
étoiles étaient autres que précédemment, lors des grandes angoisses
du Seigneur. La lumière maintenant était plus naturelle. Lorsque
Jésus vint vers ses disciples, ils étaient couchés, comme la
première fois, contre le mur de la terrasse ; ils avaient la tète
voilée et dormaient. Le Seigneur leur dit que ce n’était pas le
temps de dormir, qu'ils devaient se réveiller et prier. “Voici
l'heure où le Fils de l'homme sera livré dans les mains des
pécheurs, dit-il, levez-vous et marchons : le traître est proche :
mieux vaudrait pour lui qu’il ne fût jamais né”. Les Apôtres se
relevèrent tout effrayés, et autour d'eux avec inquiétude.
Lorsqu'ils se furent un peu remis, Pierre lui dit avec chaleur :
“Maître, je vais appeler les autres, afin que nous vous défendions”.
Mais Jésus à quelque distance dans la vallée, de l’autre côté du
torrent de Cédron, une troupe d’hommes armés, qui s'approchaient
avec des flambeaux, et il leur dit qu’un d’entre eux l'avait trahi.
Les Apôtres regardaient la chose comme impossible. Il leur parla
encore avec calme, leur recommanda de nouveau de consoler sa mère,
et dit : “Allons au-devant d'eux, je nie livrerai sans résistance
entre les mains de mes ennemis”. Il sortit alors du jardin des
Oliviers avec les trois Apôtres, et vint au-devant des archers sur
le chemin qui était entre ce jardin et celui de Gethsémani.
Lorsque la sainte Vierge reprit
connaissance entre les bras de Madeleine et de Salomé, quelques
disciples, qui avaient vu les soldats s'approcher, vinrent à elle et
la ramenèrent dans la maison de Marie, mère de Marc. Les archers
prirent un chemin plus court que celui qu'avait suivi Jésus en
venant du Cénacle.
La grotte dans laquelle Jésus avait
prié aujourd'hui n'était pas celle où il avait coutume de prier sur
le mont des Oliviers. Il allait ordinairement dans une caverne plus
éloignée où, un jour, après avoir maudit le figuier stérile, il
avait prié dans uns grande affliction, les bras étendus et appuyé
contre un rocher.
Les traces de son
corps et de ses mains restèrent imprimées sur la pierre et furent
honorées plus tard ; mais on ne savait plus à quelle occasion ce
prodige avait eu lieu. J'ai vu plusieurs fois de semblables
empreintes laissées sur la pierre, soit par les prophètes de
l'Ancien Testament, soit par Jésus, Marie, ou quelques-uns des
apôtres : j'ai vu aussi celles du corps de sainte Catherine
d'Alexandrie sur le mont Sinaï. Ces empreintes ne paraissaient pas
profondes, mais semblables à celles qu'on laisserait en appuyant la
main sur une pâte épaisse
.
È
Judas ne s'attendait pas à ce que sa
trahison eut les conséquences dont elle fut suivie. Il voulait
mériter la récompense promise et se rendre agréable aux Pharisiens
en leur livrant Jésus ; mais il ne pensait pas au résultat qui
devait être la condamnation et le crucifiement du Sauveur. ses vues
n'allaient pas jusque-là. L'argent seul préoccupait son esprit, et
depuis longtemps il s'était mis en relation avec quelques Pharisiens
et quelques Sadducéens rusés qui l'excitaient a la trahison en le
flattant. Il était las de la vie fatigante, errante et persécutée
que menaient les apôtres. Dans les derniers mois il n’avait cessé de
voler les aumônes dont il était dépositaire, et sa cupidité, irritée
par la libéralité de Madeleine lorsqu'elle versa des parfums sur
Jésus, le poussa au dernier des crimes. Il avait toujours espéré un
royaume temporel de Jésus et un emploi brillant et lucratif dans ce
royaume, ne le voyant pas paraître, il cherchait à amasser une
fortune. Il voyait les peines et les persécutions s'accroître, et il
pensait à se mettre bien avec les puissants ennemis du Sauveur avant
l'approche du danger ; car il voyait que Jésus ne devenait pas roi,
tandis que la dignité du grand prêtre et l’importance de ses affidés
faisaient une vive impression sur lui. Il se rapprochait de plus en
plus de leurs agents qui le flattaient sans cesse et lui disaient
d'un ton très assuré que, dans tous les cas, on en finirait bientôt
avec Jésus. Récemment encore, ils étaient venus le trouver plusieurs
fois à Béthanie. Il s’enfonça de plus en plus dans ses pensées
criminelles, et il avait multiplié ses courses, dans les derniers
jours, pour décider les princes des prêtres à agir. Ceux-ci ne
voulaient pas encore commencer, et ils le traitèrent avec mépris.
Ils disaient qu'il n'y avait pas assez de temps avant la tète, que
cela y mettrait du désordre et du trouble. Le sanhédrin seul donna
quelque attention aux propositions de Judas. Après la réception
sacrilège du Sacrement, Satan s’empara tout à fait de lui et il
partit pour achever son crime. Il chercha d’abord les négociateurs
qui l’avaient toujours flatté jusque-là, et qui l’accueillirent
encore avec une amitié feinte. Il en vint d'autres, parmi lesquels
Caïphe et Anne, ce dernier, toutefois, prit avec lui un ton hautain
et moqueur. On était irrésolu, et on ne comptait pas sur le succès,
parce qu'on ne se fiait pas à Judas.
Je vis l’empire infernal divisé :
Satan voulait le crime des Juifs, il désirait la mort de Jésus, le
convertisseur, le saint docteur, le juste qu’il haïssait ; mais il
éprouvait aussi je ne sais quelle crainte intérieure de la mort de
cette innocente victime qui ne voulait pas se dérober à ses
persécuteurs ; il lui portait envie de souffrir sans l'avoir mérité.
Je le vis donc, d'un côté, exciter la haine et la fureur des ennemis
de Jésus, et, d’un autre côté, insinuer à quelques-uns d'entre eux
que Judas était un coquin, un misérable, qu'on ne pourrait pas
rendre le jugement avant la fête, ni réunir un nombre suffisant de
témoins contre Jésus.
Chacun mettait en avant une
proposition différente ; et entre autres choses, ils demandèrent à
Judas : “Pourrons nous le prendre ? n’a-t-il pas des hommes armés
avec lui ?” Et le traître répondit : “non, il est seul avec onze
disciples ; lui-même est tout découragé et les onze sont des hommes
peureux”. Il leur dit aussi qu'il fallait s'emparer de Jésus
maintenant ou jamais, qu'une autre fois il ne pourrait plus le leur
livrer, qu’il ne retournerait peut-être plus près de lui. que depuis
quelques jours les autres disciples et Jésus lui-même avaient
évidemment des soupçons sur lui, qu'ils semblaient se douter de ses
menées, et qu'ils le tueraient sans doute s'il revenait à eux. Il
leur dit encore que s'ils ne prenaient pas Jésus actuellement, il
s'échapperait et reviendrait avec une armée de ses partisans pour se
faire proclamer roi. Ces menaces de Judas firent effet. On revint à
son avis, et il reçut le prix de sa trahison, les trente pièces
d'argent Ces pièces avaient la forme d'une langue, elles étaient
percées du côté arrondi et enflées au moyen d'anneaux dans une
espèce de chaîne elles portaient certaines empreintes.
Judas, frappé du mépris et de la
défiance qui perçaient dans leurs manières, fut poussé par l'orgueil
à leur remettre cet argent pour l'offrir dans le Temple, afin de
passer a leurs yeux pour un homme juste et désintéressé. Mais ils
s’y refusèrent, parce que G était le prix du sang qui ne pouvait
être offert dans le Temple. Judas vit combien ils le méprisaient, et
il en éprouva un profond ressentiment il ne s'était pas attendu à
goûter les fruits amers de sa trahison avant même qu'elle fût
accomplie ; mais il s'était tellement engagé avec ces hommes qu’il
était entre leurs mains et ne pouvait plus s'en délivrer. Ils
l’observaient de très près et ne le laissèrent point partir qu'il
n'eût exposé la marche a suivre pour s'emparer de Jésus. Trois
Pharisiens l’accompagnèrent lorsqu'il descendit dans une salle où se
trouvaient des soldats du Temple, qui n'étaient pas seulement des
Juifs mais des hommes de toute nation. Lorsque tout fut arrange et
qu'on eût rassemblé le nombre de soldats nécessaire, Judas courut
d'abord au Cénacle, accompagné d'un serviteur des Pharisiens, afin
de leur faire savoir si Jésus y était encore, à cause de la facilité
de le prendre là en s’emparant des portes. Il devait le leur faire
dire par un messager.
Un peu auparavant, lorsque Judas eut
reçu le prix de sa trahison, un Pharisien était sorti et avait
envoyé sept esclaves chercher du bois pour préparer la croix du
Christ, dans le cas où il serait juge, parce que le lendemain on
n'aurait pas eu assez de temps à cause du commencement de la Pâque.
Ils prirent ce bois à un quart de lieue de là, prés d'un grand mur
où il y avait beaucoup d'autre bois appartenant au service du
Temple, et le traînèrent sur une place derrière le tribunal de
Caïphe, pour le façonner. La pièce principale de la croix avait été
autrefois un arbre de la vallée de Josaphat, planté près du torrent
de Cédron ; plus tard, étant tombé en travers, on en avait fait une
espèce de pont. Lorsque Néhémie cacha le feu sacré et les saints
vases dans l'étang de Bethsaïde, on le jeta par-dessus avec d'autres
pièces de bois, plus tard, on l'en avait tiré et laissé de côté. La
croix fut préparée d'une façon qui n'était pas ordinaire, soit parce
qu'on voulait se moquer de la royauté de Jésus, soit par un hasard
apparent, mais qui était dans les desseins de Dieu. Elle fut faite
de cinq pièces de bois sans compter l'inscription. J'ai vu bien
d'autres choses relatives à la croix, et j'ai su la signification
des différentes circonstances, mais j'ai oublié tout cela.
Judas revint et dit que Jésus
n'était plus dans le Cénacle, mais qu'il devait être certainement
sur le mont des Oliviers, au lieu où il avait coutume de prier. Il
demanda qu'on n’envoyât avec lui qu'une petite troupe, de peur que
les disciples qui étaient aux aguets ne s'aperçussent de quelque
chose et n'excitassent une sédition, Trois cents hommes devaient
occuper les portes et les rues d'Ophel, partie de la ville située au
sud du Temple, et la vallée de Millo jusqu'à la maison d'Anne, au
haut de Sion, afin d'envoyer des renforts si cela était nécessaire,
car, disait-il, tout le petit peuple d'Ophel était partisan de
Jésus. Le traître leur dit encore qu'ils devient prendre garde qu'il
ne leur échappât, lui qui, par des moyens mystérieux, s'était
souvent dérobé dans la montagne et rendu tout à coup invisible à
ceux qui l’accompagnaient. Il leur conseilla aussi de l'attacher
avec une chaîne, et de se servir de certains moyens magiques pour
l'empêcher de la briser. Les Juifs reçurent tous ces avis avec
dédain et lui dirent : “Tu ne nous en imposeras pas ; si nous le
tenons une fois, nous ne le laisserons pas s’échapper”.
Judas prit ses mesures avec ceux qui
devaient l'accompagner : il voulait entrer dans le jardin avant eux,
embrasser et saluer Jésus comme s'il revenait à lui en ami et en
disciple après avoir fait ce dont il était chargé : alors les
soldats accourraient et s'empareraient de Jésus. Il désirait qu'on
crût qu'ils étaient venus là par hasard ; à leur vue il se serait
enfui comme les autres disciples et on n'aurait plus entendu parler
de lui. Il pensait aussi qu’il y aurait peut être du tumulte, que
les apôtres se défendraient et que Jésus se déroberait comme il
l'avait fait souvent, cette pensée lui venait par intervalles quand
il se sentait blessé par les dédains des ennemis de Jésus, mais il
ne se repentait pas, car il s'était donné tout entier à Satan. Il ne
voulait pas non plus que ceux qui viendraient derrière lui
portassent des liens et des cordes : on eut l’air de lui accorder ce
qu'il désirait, mais on en agit avec lui comme on fait avec un
traître auquel on ne se fie pas, et qu'on repousse quand on s'en est
servi. Les soldats avaient ordre de surveiller Judas de très près,
et de ne pas le laisser aller qu'on ne se fût emparé de Jésus, car
il avait reçu sa récompense. On pouvait craindre qu'il ne s’enfuit
avec l'argent, et qu’on ne prit pas Jésus ou qu'on en prit un autre
à sa place, ce qui n'aurait amené, pour tout résultat, que du
désordre et des troubles pendant les fêtes de Pâques. La troupe
choisie pour accompagner Judas était de vingt soldats pris dans la
garde du Temple et dans ceux qui étaient aux ordres d’Anne et de
Caïphe. Ils étaient costumés à peu prés comme les soldats romains,
ils portaient des morions et avaient comme eux des courroies
pendantes autour des cuisses : ils s’en distinguaient principalement
par la barbe, car les Romains a Jérusalem n’en portaient que sur les
joues et avaient le menton et la lèvre rasés. Tous les vingt avaient
des épées, quelques-uns étaient en outre armés de piques, ils
portaient des bâtons avec des lanternes et des torches, mais
lorsqu'ils partirent, ils n'en allumèrent qu'une seule. On avait
d'abord voulu donner à Judas une escorte plus nombreuse, mais il fit
observer qu'elle serait trop facile à apercevoir, parce que du mont
des Oliviers on avait vue sur la vallée. La plus grande partie resta
donc à Ophel, et l'on plaça des postes de tous côtés pour comprimer
tout soulèvement et toute tentative en faveur de Jésus. Judas partit
avec les vingt soldats, mais il fut suivi à quelque distance par
quatre archers, records de la dernière classe, qui portaient des
cordes et des chaînes ; quelques pas derrière ceux-ci venaient ces
six agents avec lesquels Judas s'était mis en rapport depuis quelque
temps. C'était un prêtre, confident d'Anne, un affidé de Caïphe,
deux employés pharisiens et deux employés sadducéens qui étaient
aussi Hérodiens. Ces hommes étaient des flatteurs d'Anne et de
Caïphe, ils leur servaient d’espions, et Jésus n'avait pas d'ennemis
plus acharnés.
Les soldats
restèrent d'accord avec Judas jusqu'à l'endroit où le chemin sépare
le jardin des Oliviers de celui de Gethsémani ; là ils ne voulurent
pas le laisser aller seul en avant, ils prirent un autre ton avec
lui et le traitèrent durement et insolemment
.
È
Jésus se trouvant avec les trois
apôtres sur le chemin entre Gethsémani et le jardin des Oliviers,
Judas et sa troupe parurent à vingt pas de là, à l'entrée de ce
chemin : il y eut contestation entre eux, parce que Judas voulait se
séparer des soldats et aborder Jésus seul et en ami, de manière à ne
pas paraître d'intelligence avec eux ; mais ceux-ci l'arrêtèrent et
lui dirent : “Non pas ainsi, camarade, tu ne nous échapperas pas que
nous n'ayons le Galiléen”. Et comme ils virent les huit apôtres qui
accouraient au bruit, ils appelèrent à eux les quatre archers qui
étaient à quelque distance. Judas ne voulait pas que ceux-ci
intervinssent alors et, à cette occasion, il se disputa vivement
avec eux. Lorsque Jésus et les trois apôtres reconnurent, à la lueur
de la torche, cette troupe de gens armés, Pierre voulut le,
repousser par la force : ”Seigneur, dit-il, les huit sont tout près
d'ici, attaquons les archers”. Mais Jésus lui dit de rester
tranquille, et il fit quelques pas en arrière sur un endroit couvert
de gazon, de l'autre côté du chemin. Quatre disciples étaient sortis
du jardin de Gethsémani et demandaient ce qui arrivait : Judas
voulait entrer en conversation avec eux et leur faire des mensonges,
mais les gardés l'en empêchèrent. Ces quatre disciples étaient
Jacques le Mineur, Philippe, Thomas et Nathanaël : ce dernier, un
fils du vieux Siméon et quelques autres, étaient venus vers les huit
apôtres à Gethsémani, soit envoyés pour avoir des nouvelles par les
amis de Jésus, soit poussés par l'inquiétude et la curiosité. Les
autres disciples erraient ça et là dans l'éloignement, se tenant aux
aguets et prêts à s'enfuir.
Jésus fit quelques pas pour
s'approcher de la troupe et dit à hauts et intelligible voix : “Qui
cherchez-vous ?” Les chefs des soldats répondirent : “Jésus de
Nazareth”. “C'est moi”, réplique Jésus. A peine avait-il prononcé
ces mots qu'ils reculèrent et tombèrent par terre comme frappés
d'apoplexie. Judas qui était à côté d'eux fut encore plus déconcerté
dans ses projets, et comme il semblait vouloir s'approcher de Jésus,
le Seigneur étendit la main et dit : “Mon ami ! qu'es-tu venu faire
ici ?” Et Judas balbutia quelques paroles sur une affaire dont il
avait été chargé. Jésus lui répondit en peu de mots dont le sens
était : “il voudrait mieux pour toi n'être jamais né !” Je ne m'en
souviens pas très distinctement. Pendant ce temps, les soldats
s'étaient relevés et s'étaient rapprochés du Seigneur, attendant le
signe de reconnaissance du traître, le baiser qu'il devait donner à
Jésus. Pierre et les autres disciples entourèrent Judas et
l'appelèrent voleur et traître ; il chercha à se débarrasser d'eux
en leur faisant des mensonges, mais il ne put y réussir, parce que
les archers cherchaient à le défendre contre les apôtres et par là
même témoignaient contre lui.
Jésus dit encore une fois : “Qui
cherchez-vous ?” Ils répondirent encore : “Jésus de Nazareth”.
“C'est moi, dit-il, je vous l'ai déjà dit, si c'est moi que vous
cherchez laissez aller ceux-ci”. A ces paroles, les soldats
tombèrent une seconde fois avec des contorsions semblables à celles
de l'épilepsie, et Judas fut de nouveau entouré par les apôtres qui
étaient exaspérés contre lui. Jésus dit aux soldats : “Levez-vous !”
Ils se relevèrent pleins de terreur ; mais comme les apôtres
serraient Judas de près, les gardes le délivrèrent de leurs mains et
le sommèrent avec menaces de leur donner le signal convenu, car ils
avaient ordre de se saisir seulement de celui qu'il embrasserait.
Alors Judas vint à Jésus et lui donna un baiser avec ces paroles :
“Maître, je vous salue”. Jésus dit : “Judas tu trahis le Fils de
l'homme par un baiser”. Alors les soldats entourèrent Jésus, et les
archers qui s'étaient approchés mirent la main sur lui. Judas voulut
s'enfuir, mais les apôtres le retinrent : ils s'élancèrent sur les
soldats en criant : “Maître ! devons-nous frapper avec l'épée ?”
Pierre, plus ardent, saisit l'épée, frappa Malchus, valet du grand
prêtre, qui voulait repousser les apôtres, et le blessa à
l'oreille : celui-ci tomba par terre et le tumulte fut alors à son
comble.
Cependant Jésus avait été saisi par
les archers, qui voulaient le lier : les soldats l'entouraient d'un
peu plus loin, et c'était parmi eux que Pierre avait frappé Malchus.
D'autres soldats étaient occupés à repousser ceux des disciples qui
s'approchaient ou à poursuivre ceux qui fuyaient. Quatre disciples
erraient aux environs et se montraient ça et là dans l'éloignement,
les soldats n'étaient pas remis de la frayeur de leur chute, et
d'ailleurs ils n'osaient guère s'écarter pour ne pas affaiblir la
troupe qui entourait Jésus. Judas qui s'était enfui après avoir
donné le baiser du traître fut arrêté à peu de distance par
quelques-uns des disciples qui l'accablèrent d'injures ; mais les
six employés pharisiens qui arrivèrent en ce moment le délivrèrent
encore, et les quatre archers s'occupèrent d'entraîner le Seigneur
qui était entre leurs mains.
Tel était l'état des choses lorsque
Pierre renversa Malchus, et Jésus lui avait dit aussitôt : “Pierre,
remets ton épée dans le fourreau, car celui qui tire l'épée périra
par l'épée, crois-tu que Je ne puisse pas prier mon père de
m'envoyer plus de douze légions d'anges ? Ne dois-je pas vider le
calice que mon père m'a donne à boire ? Comment l'Écriture
s'accomplirait-elle, si ces choses ne se faisaient pas”. Il dit
encore : “Laisse-moi guérir cet homme !. Puis il s'approcha de
Malchus, toucha son oreille, pria, et la guérit. Les soldats étaient
autour de lui, ainsi que les archers et les six Pharisiens, et
ceux-ci l'insultaient, disant à la troupe : “C'est un suppôt du
diable, l'oreille a paru blessée par suite de ses enchantements, et
c'est par ces mêmes enchantements qu'elle est guérie”.
Alors Jésus leur dit : “Vous êtes
venus me prendre comme un assassin avec des pieux et des bâtons :
j'ai enseigné tous les jours, parmi vous, dans le Temple, et vous
n'avez pas mis la main sur moi : mais votre heure, l'heure de la
puissance des ténèbres est venue”. Ils ordonnèrent de l'attacher et
ils l'insultèrent, disant : “Tu n'as pas pu nous renverser avec tes
sortilèges”. Les recors lui dirent de leur côté : “Nous saurons bien
mettre fin à tes pratiques”. Jésus fit une réponse dont je ne
souviens pas bien, et les disciples s'enfuirent dans toutes les
directions. Les quatre archers et les six Pharisiens n'étaient pas
tombés. et, par conséquent, ne s'étaient pas relevés. C'était, ainsi
qu'il me fut révélé, parce qu'ils étaient entièrement dans les liens
de Satan aussi bien que Judas qui ne tomba pas. quoiqu'il tôt à côté
des soldats. Tous ceux qui tombèrent et se relevèrent se
convertirent depuis et devinrent chrétiens ; ç'avait été la figure
de leur conversion. Ces soldats avaient seulement entouré Jésus.
mais ils n'avaient pas mis la main sur lui : Malchus se convertit
aussitôt après sa guérison, si bien qu'il ne continua son service
que pour maintenir l'ordre, et que, pendant les heures qui
suivirent, il servit souvent de messager à Marie et aux autres amis
du Sauveur pour leur rapporter ce qui se passait.
Pendant que les Pharisiens
prodiguaient à Jésus les insultes et les railleries. Les archers le
garrottèrent avec une grande dureté et une brutalité de bourreaux.
ces hommes étaient des païens de la plus basse extraction. Ils
avaient le cou, les bras et les jambes nus ; ils portaient une bande
d'étoffe autour des reins et des jaquettes sans manches ; ils
étaient petits, robustes, très agiles ; leur teint était d'un brun
rougeâtre, et il ressemblaient a des esclaves égyptiens.
Ils garrottèrent les mains de Jésus
devant sa poitrine, et cela de la manière la plus cruelle, car ils
lui attachèrent le poignet droit au-dessous du coude du bras gauche
et le poignet gauche au-dessous du coude du bras droit avec des
cordes neuves, très dures et très serrées. Ils lui mirent autour du
corps une espèce de large ceinture où étaient des pointes de fer et
y assujettirent ses mains avec des liens d'osier. Ils lui passèrent
autour du cou une sorte de collier où étaient encore des piquants ou
d'autres corps propres à blesser, et d'où partaient deux courroies
se croisant sur sa poitrine comme une étole et fortement attachées à
la ceinture. A cette ceinture aboutissaient quatre longues cordes au
moyen desquelles ils tiraient ça et là le Seigneur selon leurs
caprices inhumains. Toutes ces cordes étaient neuves et paraissaient
avoir été préparées tout exprès, depuis qu'on avait formé le projet
de d'emparer de Jésus.
On se mit en marche après avoir
allumé un plus grand nombre de torches. Dix hommes de la garde
marchaient en avant, puis venaient les archers, qui traînaient Jésus
avec leurs cordes, puis les Pharisiens qui l'accablaient d'injures,
les dix autres soldats fermaient la marche. Les disciples erraient à
quelque distance, poussant des sanglots et comme hors d'eux-mêmes ;
Jean suivait d'un peu plus prés les soldats qui étaient en arrière,
et les Pharisiens leur ordonnèrent d'arrêter cet homme. Quelques-uns
se retournèrent en effet et coururent sur lui, mais il s'enfuit,
laissant entre leurs mains son suaire par lequel ils l'avaient
saisi. Il avait quitté son manteau et ne portait qu'un vêtement de
dessous court et. sans manches afin de pouvoir s'échapper plus
facilement. Il avait roulé autour de son cou, de sa tête et de ses
bras, cette longue bande d'étoffe que les Juifs portent
ordinairement. Les archers tiraient et maltraitaient Jésus de la
Manière la plus cruelle : ils inventaient mille manières de le
tourmenter, ce qu'ils faisaient surtout pour flatter bassement les
six Pharisiens qui étaient pleins de haine et de rage contre le
Sauveur. Ils le menaient par les chemins les plus rudes, sur les
pierres, dans la boue, en cherchant pour eux-mêmes des sentiers
commodes, et tendaient les cordes de toutes leurs forces ; ils
tenaient d'autres cordes à nœuds avec lesquelles ils le frappaient,
comme un boucher frappe les bestiaux qu'il mène à la boucherie, et
ils accompagnaient toutes ces cruautés d'insultes tellement ignobles
que la décence ne permettrait pas de répéter leurs discours. Jésus
était pieds nus ; il avait, outre le vêtement qui couvrait la peau,
une tunique de laine sans couture et un autre vêtement par-dessus.
Les disciples, comme, du reste, les Juifs en général, portaient
immédiatement sur la peau un scapulaire composé de deux pièces
d'étoffes qui se réunissaient sur les épaules, avec des ouvertures
sur les côtés. Le bas du corps était recouvert d'une ceinture d'où
pendaient quatre morceaux d'étoffe qui enveloppaient les reins et
formaient une espèce de caleçon. Je dois ajouter que, lors de
l'arrestation du Sauveur, je ne vis pas qu'on lui présentât aucun
ordre, aucune écriture : on le traita comme s'il eût été hors la
loi.
Le cortège marchait assez vite.
Lorsqu'il eut quitté le chemin qui est entre le Jardin des Oliviers
et celui de Gethsémani, il tourna a droite et arriva bientôt à un
pont jeté sur le torrent de Cédron. Jésus, allant au jardin des
Olivier, avec les apôtres, n'avait point passé sur ce pont ; il
avait pris un chemin détourné par la vallée de Josaphat qui l'avait
conduit à un autre pont placé plus au sud. Celui où on le traînait
actuellement était très long, parce qu'il s'étendait plus loin que
le lit du Cédron, par-dessus quelques inégalités du terrain. Avant
qu'on n'y arrivât, je vis deux fois Jésus renversé à terre par les
violentes secousses que lui donnaient les archers. Mais lorsqu'ils
furent arrivés sur le milieu du pont, ils ne mirent pas de bornes à
leurs cruautés : ils poussèrent brutalement Jésus enchaîné et le
jetèrent de toute sa hauteur dans le torrent, lui disant de s'y
désaltérer. Sans une assistance divine cela eut suffi pour le tuer.
Il tomba sur les genoux, puis sur son visage, qui eut été grièvement
blessé contre des rochers à peine couverts d'un peu d'eau, sil ne
l'avait pas garanti avec ses mains liées ensemble. Elles s'étaient
détachées de la ceinture, soit par une assistance d'en haut, soit
parce que les archers les avaient déliées. Ses genoux, ses pieds,
ses coudes et ses doigts s'imprimèrent miraculeusement sur le rocher
où il tomba, et cette empreinte fut plus tard l'objet d'un culte. On
ne croit plus à ces sortes de choses : mais j'ai vu souvent dans des
visions historiques des empreintes de ce genre laissées dans la
pierre par les pieds, les genoux et les mains des patriarches, des
prophètes, de Jésus, de la sainte Vierge et de divers saints. Les
rochers étaient moins durs et plus croyants que le cœur des hommes,
et rendaient témoignage, dans ces terribles moments, de l'impression
que la vérité faisait sur eux.
Je n'avais pas vu Jésus se
désaltérer, malgré la terrible soif que suivit son agonie au jardin
des Oliviers ; je le vis boire de l'eau du Cédron lorsqu'on l'y eut
poussé, et j'appris que c'était l'accomplissement d'un passage
prophétique des Psaumes, où il est dit qu'il boira dans le chemin
l'eau du torrent (Ps. 109). Les archers tenaient toujours Jésus
attaché au bout de leurs longues cordes. Mais ne pouvant lui faire
traverser le torrent, à cause d'un ouvrage en maçonnerie qui était
de l'autre côté, ils revinrent sur leurs pas, le traînant avec leurs
cordes à travers le Cédron, puis., ils descendirent et le firent
remonter sur le bord. Alors ces misérables le poussèrent sur le
pont, l'accablant d'injures, de malédictions et de coups. Son long
vêtement de laine, tout imbibé d'eau se collait sur ses membres. Il
pouvait à peine marcher, et de l'autre coté du pont, il tomba encore
par terre. Ils le relevèrent violemment, le frappant avec leurs
cordes, et rattachèrent à sa ceinture les bords de sa robe humide,
au milieu des insultes les plus ignobles ; faisant allusion, par
exemple, à la manière dont on relève ses habits pour manger l'agneau
pascal. Il n'était pas encore minuit lorsque je vis Jésus de l'autre
côté du Cédron, traîné inhumainement par les quatre archers sur un
étroit sentier, parmi les pierres, les fragments de rochers, les
chardons et les épines. Les six méchants Pharisiens se tenaient
aussi près de lui que le chemin le permettait, et, avec des bâtons
de formes différentes, ils le poussaient, le piquaient ou le
frappaient quand les pieds nus et saignants de Jésus étaient
déchirés par les pierres et les épines, ils l'insultaient avec une
réelle ironie. Á son précurseur, Jean-Baptiste, disaient-ils ne lui
a pas préparé ici un bon chemin” ; ou bien : “Le mot de Malachie :
J'envoie devant toi mon ange pour te préparer le chemin, ne
s'applique pas ici”, ou bien encore : “Pourquoi ne ressuscite-t-il
pas Jean d'entre les morts pour lui préparer la voie”. Et chaque
moquerie de ces hommes, accompagnée d'un rire insolent, était comme
un aiguillon pour les archers, qui redoublaient leurs mauvais
traitements envers le pauvre Jésus.
Bientôt cependant ils remarquèrent
que plusieurs personnes se montraient Si et là dans l'éloignement ;
car, le bruit s'était répandu que Jésus était arrêté, plusieurs
disciples arrivaient de Bethphagé et d'autres endroits où ils
s'étaient cachés, voulant savoir ce qui allait advenir de leur
Maître. Les ennemis de Jésus, craignant quelque attaque, donnèrent
avec leurs cris, dans la direction d'Ophel, le signal de leur
envoyer du renfort. Ils étaient encore à quelques minutes d'une
porte située au midi du Temple, et qui conduit, à travers un petit
faubourg nommé Ophel, sur la montagne de Sion où demeuraient Anne et
Caïphe. Je vis sortir de cette porte une troupe de cinquante
soldats. Ils étaient divisés en trois groupes, le premier de dix, le
dernier de quinze, car je les ai bien comptés ; celui du milieu
était donc de vingt-cinq hommes. Ils avaient plusieurs torches avec
eux ; ils étaient insolents, bruyants, et poussaient des cris pour
annoncer leur approche et féliciter ceux qui arrivaient de leur
victoire. Lorsque le premier groupe se fut joint à l'escorte de
Jésus, je vis Malchus et quelques autres profiter du désordre excité
par cette réunion pour quitter l'arrière-garde et s'enfuir vers le
mont des Oliviers.
Quand cette nouvelle troupe sortit
d'Ophel, je vis les disciples qui s'étaient montrés à quelque
distance se disperser. La sainte Vierge et neuf des saintes femmes
avaient été poussées de nouveau par leur inquiétude dans la vallée
de Josaphat. C'étaient Marthe, Madeleine, .Marie de Cléophas, Marie
Salomé. Marie, mère de Marc, Suzanne, Jeanne Chusa, Véronique et
Salomé. Elles se trouvaient plus au midi que Gethsémani, en face de
cet endroit de la montagne des Oliviers où est une autre grotte dans
laquelle Jésus allait quelquefois prier. Lazare, Jean-Marc, le fils
de Véronique et celui de Siméon étaient avec elles. Le dernier
s'était trouvé à Gethsémani avec Nathanaël et les huit apôtres, et
il s'était enfui à travers les soldats. Ils apportaient des
nouvelles aux saintes femmes. Dans le même moment, on entendait les
cris et on voyait les torches des deux troupes qui se réunissaient.
La sainte Vierge perdit connaissance et tomba dans les bras de ses
compagnes. Celles-ci se retirèrent avec elle pour la ramener dans la
maison de Marie, mère de Marc.
Les cinquante
soldats étaient détachés d'une troupe de trois cents hommes qui
avaient occupé à l'improviste les portes et les rues d'Ophel ; car
le traître Judas avait fait observer aux princes des prêtres que les
habitants d'Ophel pauvres journaliers pour la plupart, porteurs
d'eau et de bois pour le Temple, étaient les partisans les plus
déterminés de Jésus, et qu'on pouvait craindre qu'ils ne tentassent
de le délivrer. Le traître savait bien que Jésus avait consolé,
enseigné, secouru ou guéri un grand nombre de ces pauvres ouvriers.
C'était aussi à Ophel que le Seigneur s'était arrêté lors de son
voyage de Béthanie à Hébron après le meurtre de Jean-Baptiste, et
qu'il avait guéri beaucoup de. maçons blessés par la chute du grand
bâtiment et de la tour de Siloé : la plupart de ces pauvres gens,
après la Pentecôte se réunirent à la première communauté chrétienne.
Lorsque les chrétiens se séparèrent des Juifs, et qu'on établit des
demeures pour la communauté, des tentes et des cabanes furent
tendues depuis ici jusqu'au mont des Oliviers, à travers la vallée.
C'était aussi là qu'alors s'était établi saint Étienne. Ophel couvre
une colline entourée de murs et située au midi du Temple. Ce bourg
ne me semble guère plus petit que Dulmen
.
Les bons habitants d'Ophel furent
réveillés par les cris des soldats. Ils sortirent de leurs maisons
et coururent dans les rues et aux portes pour savoir ce qui
arrivait. Mais les soldats les repoussèrent brutalement dans leurs
demeures. “Jésus, le malfaiteur, votre faux prophète, leur
disaient-ils, va être amené prisonnier. Le grand prêtre ne peut plus
le laisser continuer le métier qu'il fait : il sera mis en croix”. A
cette nouvelle, on n'entendit que gémissements et sanglots. Ces
pauvres gens, hommes et femmes, couraient çà et là en pleurant, ou
se jetaient à genoux, les lu as étendus, et criaient vers le ciel en
rappelant les bienfaits de Jésus. Mais les soldats les poussaient,
las frappaient. les faisaient rentrer de force dans leurs maisons,
et se répandaient en injures contre Jésus, disant : “Voici bien la
preuve que c'est un agitateur du peuple”. Ils ne voulaient pourtant
pas exercer de trop grandes violences contre les habitants d'Ophel,
de peur de les pousser à une résistance ouverte, et ils cherchaient
seulement à les écarter du chemin que Jésus devait parcourir.
Pendant ce temps,
la troupe inhumaine qui amenait le Sauveur s'approchait de la porte
d'Ophel. Jésus était de nouveau tombé par terre, et il ne paraissait
pas pouvoir aller plus loin. Alors un soldat compatissant profita de
cette occasion pour dire aux autres : “Vous voyez que ce malheureux
homme ne peut plus marcher. Si nous devons l'amener vivant aux
princes des Prêtres, desserrez un peu les cordes qui lui lient les
mains afin qu'il puisse s'appuyer quand il tombera”. La troupe
s'étant arrêtée un instant et les archers ayant relâché ses liens,
un autre soldat miséricordieux lui apporta de l'eau d'une fontaine
située dans le voisinage
.
Il puisa cette eau dans un cornet d'écorce roulée, tel que les
soldats et les voyageurs en portent sur eux dans ce pays. Jésus lui
adressa quelques paroles de remerciement, et cita, à cette occasion,
un passage des prophètes où il est question de sources d'eau vive,
ce qui lui attira beaucoup d'injures et de moqueries de la part des
Pharisiens. Ils l'accusaient de forfanterie et de blasphème, lui
disant de laisser là ces vains discours et qu'il ne donnerait plus à
boire, même à un animal, bien loin de désaltérer les hommes. Je vis
ces deux hommes, celui qui avait lait relâcher les liens de Jésus et
celui qui lui avait donné à boire, favorisés d'une illumination
intérieure de la grâce. Ils se convertirent avant la mort de Jésus,
et se réunirent ensuite à ses disciples. J'ai su leurs noms actuels,
ceux qu'ils portèrent plus tard comme disciples et toutes les
circonstances de leur conversion ; mais on ne peut pas retenir tout
cela, il y a trop de choses.
Le cortège se remit en marche au
milieu des mauvais traitements prodigués à Jésus, et arriva à la
porte d'Ophel, où il fut accueilli par les cris douloureux des
habitants, que la reconnaissance attachait à Jésus. Les soldats
avaient beau. coup de peine à retenir les hommes et les femme ; qui
se pressaient de tous les côtés. Ils joignaient les mains, se
jetaient à genoux, et criaient : “Délivrez-nous cet homme !
délivrez-nous cet homme ! Qui nous aidera, qui nous consolera et
nous guérira ? Rendez-nous cet homme !” C'était un spectacle
déchirant de voir Jésus pâle. défait, meurtri, avec sa chevelure en
désordre, sa robe humide et souillée, traîné avec des cordes et
poussé avec des bâtons comme un pauvre animal qu'on mène au
sacrificateur, conduit par d'ignobles archers demi nus et des
soldats grossiers et insolents, à travers la foule affligée des
habitants d'Ophel qui tendaient vers lui des mains qu'il avait
guéries de la paralysie, faisaient entendre en suppliant ses
bourreaux la voix qu'il leur avait rendue, le suivaient de leurs
yeux pleins de larmes qui lui devaient la lumière.
Déjà, dans la vallée du Cédron,
beaucoup de gens de la dernière classe du peuple, et poussés par les
ennemis de Jésus, s'étaient joints à l'escorte, maudissant et
injuriant le Seigneur. Ils concouraient actuellement à repousser et
à insulter les bons habitants d'Ophel. Ophel est bâti sur une
colline ; sur le point le plus élevé est une place, où je vis
beaucoup de bois de construction entassé. Le cortège alla ensuite en
descendant, et passa par une porte pratiquée dans une muraille.
Quand il eut traversé Ophel, on empêcha le peuple de le suivre. Ils
descendirent encore un peu, laissant à droite un grand édifice,
reste des ouvrages de Salomon, si je ne me trompe, et à gauche
l'étang de Bethsaïde ; puis ils allèrent encore au couchant, suivant
une rue en pente appelée Millo. Alors ils tournèrent un peu au midi
en montant vers Sion par de grands escaliers, et ils arrivèrent à la
maison d'Anne. Sur toute cette route, on ne cessa de maltraiter
Notre Seigneur ; la canaille qui venait de la ville et qui
grossissait sans cesse était pour les bourreaux de Jésus l'occasion
d'un redoublement d'insultes. Depuis le mont des Oliviers jusqu'à la
maison d'Anne, Jésus tomba sept fois.
Les habitants d'Ophel étaient encore
remplis d'effroi et d'affliction lorsqu'un nouvel incident vint
exciter leur pitié. La Mère de Jésus fut ramenée par les saintes
femmes, à travers Ophel, vers la maison de Marie, mère de Marc, qui
était au pied de la montagne de Sion. Lorsqu'ils la reconnurent, ils
donnèrent de nouvelles marques de douleur et de compassion, et ils
se pressèrent tellement autour de Marie, qu'elle était presque
portée par la foule. Marie était muette de douleur. Arrivée chez
Marie, mère de Marc, elle ne parla qu'à l'arrivée de Jean, qui lui
raconta tout ce qu'il avait vu depuis la sortie du Cénacle. Plus
tard on conduisit la sainte Vierge dans la maison de Marthe, qui
était dans la partie occidentale de la ville, près du château de
Lazare. On lui fit faire plusieurs détours, en évitant les chemins
par lesquels Jésus avait été conduit, pour ne pas trop augmenter son
chagrin. Pierre et Jean, qui avaient suivi Jésus de loin, coururent
chez quelques serviteurs des princes et prêtres que Jean
connaissait, afin de pouvoir entrer dans les salles du tribunal où
Leur maître était conduit. Ces hommes de la connaissance de Jean
étaient des espèces de messagers de chancellerie, lesquels devaient
actuellement courir toute la ville pour réveiller les anciens du
peuple et plusieurs autres personnes convoquées pour le jugement ils
désiraient rendre service aux deux apôtres, mais ils ne trouvèrent
pas d'autre moyen que de revêtir Pierre et Jean d'un manteau
semblable aux leurs, et de se faire aider par eux à porter des
convocations, afin qu'ils pussent ensuite rentrer, si la faveur de
leur costume, dans le tribunal de Caïphe, où se trouvaient
rassemblés des soldats et des faux témoins, et d'ou on faisait
sortir toute autre personne.
Nicomède, Joseph d'Arimathie, et
d'autres gens bien intentionnés étant membres du conseil, les
apôtres se chargèrent de les avertir, et ils firent venir ainsi
quelques amis de leur maître que peut-être les Pharisiens auraient
volontairement oubliés de convoquer, pendant ce temps-là, Judas
errait comme un criminel fou de désespoir que le démon obsède au
pied des escarpements qui terminent Jérusalem au midi parmi les
décombres et les immondices entassés en ce lieu.
È
Anne et Caïphe avaient été avertis
immédiatement de l'arrestation de Jésus, et tout était en mouvement
autour d'eux. Les salles étaient éclairées et les avenues gardées ;
les messagers couraient la ville pour convoquer les membres du
conseil, les scribes et tous ceux qui devaient prendre part du
jugement. Plusieurs étaient restés on permanence chez Caïphe, depuis
la trahison de Judas, pour attendre l'événement. Les anciens de
trois classes de la bourgeoisie furent aussi rassembles. Comme les
Pharisiens, les Sadducéens et les Hérodiens de toutes les parties du
pays étaient venus. Jérusalem pour la tête, et que l'entreprise
tentée contre Jésus avait été concertée de longue main entre eux et
le grand conseil, ceux qui avaient la plus de haine contre le
Sauveur furent convoqués, avec l'ordre de rassembler et d'apporter,
au moment du témoignage, tout ce qu'ils pourraient trouver de
preuves et de témoignages contre Jésus. Tous les Pharisiens, les
Sadducéens, et beaucoup d'autres hommes méchants et orgueilleux de
Nazareth, de Capharnaüm, de Thirza, de Gabara, de Jotapat, de Siloh
et d'ailleurs, auxquels Jésus avait dit si souvent la vérité, les
couvrant de confusion en face du peuple, se trouvaient rassemblés à
Jérusalem. Ils étaient pleins de haine et de rage, et chacun d'eux
cherchait, parmi les gens de son pays que la fête avait attirés,
quelques misérables qui voulussent à prix d'argent se porter
accusateurs de Jésus. Mais tous, outre quelques mensonges palpables,
se bornaient à répéter ces griefs rebattus à l'occasion desquels
Jésus les avait si souvent réduits au silence dans leurs synagogues.
Toute la masse des ennemis de Jésus
se rendait donc au tribunal de Caïphe, guidés par les orgueilleux
Pharisiens, les Scribes et leurs affidés de Jérusalem, parmi
lesquels se trouvaient bien des marchands chassés du Temple par le
Sauveur, bien des docteurs vaniteux auxquels il avait fermé la
bouche devant le peuple, peut-être même quelques-uns qui ne
pouvaient lui pardonner de les avoir convaincus d'erreur et couverts
de contusion, lorsqu'à l'âge de douze ans il avait fait sa première
instruction au Temple. Parmi cette foule d'ennemis sa trouvaient
encore des pécheurs impénitents qu'il n'avait pas voulu guérir ; des
pécheurs retombés qui étaient redevenus malades ; des jeunes gens
vaniteux dont il n'avait pas voulu pour disciples ; des chercheurs
de successions, furieux de ce qu'il avait fait donner aux pauvres
des biens sur lesquels ils comptaient ou de ce qu'il avait guéri
ceux dont ils voulaient hériter ; des débauchés dont il avait
converti les camarades ; des adultères dont il avait ramené les
complices à la vertu ; beaucoup de gens flatteurs de tous ceux-là,
beaucoup d'autres instruments de Satan tout pleins de rage
intérieure contré toute sainteté et par conséquent contre la Saint
des saints Cette lie du peuple juif, dont une si grande partie se
trouvait rassemblée pour la fête de Pâques, s'était mise en
mouvement, excitée par quelques-uns des principaux ennemis de Jésus,
et elle refluait de tous côtés vers le palais de Caïphe, pour
accuser faussement de tous les crimes le véritable Agneau sans tache
qui porte les péchés du monde, et le souiller de leurs œuvres, qu'il
a en effet prises sur lui portées et expiées.
Pendant que cette foule impure
s'agitait, beaucoup de gens pieux et d'amis de Jésus, tristes et
troublés, car ils ne savaient pas quel mystère allait s'accomplir,
erraient çà et là, écoutaient, gémissaient. s'ils parlaient, on les
chassait : s'ils se taisaient, on les regardait de travers. D'autres
personnes bien intentionnées, mais faibles et indécises, se
scandalisaient, tombaient en tentation et chancelaient dans leur
conviction. Le nombre de ceux qui persévéraient était petit. Il
arrivait alors ce qui arrive aujourd'hui, où l'on veut bien être bon
chrétien quand cela ne déplaît pas aux hommes mais où l'on rougit de
la croix quand le monde la voit de mauvais œil. Néanmoins il y en
eut plusieurs qui, dès le commencement de cette procédure inique,
injustifiable, et que les vils outrages dont elle était accompagnée
rendaient révoltante, eurent le cœur touché de la patience résignée
du Sauveur et se retirèrent silencieux et tristes.
La grande et populeuse ville et les
tentes des étrangers venus pour la Pâque étaient plongées dans le
repos et le sommeil, succédant à beaucoup de prières et de
cérémonies publiques et privées par lesquelles on s'était préparé à
la fête, lorsque la nouvelle de l'arrestation de Jésus réveilla tous
ses ennemis et ses amis ; et sur tous les points de. la ville on vit
se mettre en mouvement les personnes convoquées par les messagers
des Princes des prêtres. Ils allaient et clair de lune ou à la lueur
de leurs torches, le long des rues, sombres et désertes à cette
heure, car la plupart des maisons avaient leurs fenêtres et leurs
sorties sur des cours intérieures. Tous montent vers Sion d'où leur
arrive un bruit tumultueux et où ils voient briller la lueur des
torches. On entend ça et là frapper aux portes pour éveiller ceux
qui dorment ; le bruit et le tumulte renaissent en divers endroits ;
on ouvre à ceux qui frappent, on les interrogea, on se rend à la
convocation. Des curieux et des serviteurs vont voir ce qui se passe
pour raconter à ceux qui restent ; on entend verrouiller et
barricader plusieurs portes, car quelques personnes s'inquiètent et
craignent une émeute. Parfois des gens se montrent aux portes et
demandent des nouvelles à des passants de leur connaissance, ou
ceux-ci échangent rapidement quelques paroles avec eux. On entend
mille propos dictés par une joie maligne, ainsi qu'il arrive aussi
de nos jours dans de semblables occasions. Ainsi l'on entend dire,
par exemple : “Lazare et ses sœurs vont voir à qui ils se sont
livrés ; Jeanne, femme de Chusa, Suzanne et Salomé se repentiront
trop tard de leur imprudence ; Séraphia, la femme de Sirach, sera
obligée de s'humilier devant son mari qui lui a si souvent reproché
sa partialité pour le Galiléen. Tous les partisans de cet agitateur,
de ce fanatique, semblaient prendre en pitié ceux qui pensaient
autrement qu'eux, et maintenant plus d'un ne saura où se cacher. Il
n'y a plus là personne pour jeter sous les pieds de sa monture des
vêtements et des branches de palmier. Ces hypocrites, qui veulent
toujours être meilleurs que les autres, vont avoir ce qu'ils
méritent, car ils sont tous impliqués dans les affaires de ce
Galiléen. La chose est plus grave qu'on ne le croyait. Je voudrais
savoir comment Nicodème et Joseph d'Arimathie s'en tireront : il y a
longtemps qu'on se méfie d'eux. Ils sont d'accord avec Lazare ; mais
ils sont adroits. Tout va s'éclaircir maintenant, etc., etc.”.
C'est ainsi qu'on entend parler
beaucoup de gens qui sont irrités contre quelques familles dévouées
à Jésus, et surtout contre les saintes femmes qui se sont attachées
à Jésus et qui lui ont publiquement rendu témoignage. En d'autres
lieux, la nouvelle est reçue d'une manière plus convenable :
quelques-uns sont terrifiés, d'autres gémissent secrètement, ou
cherchent quelque ami dont les sentiments soient conformes aux leurs
pour s'épancher avec lui. Il en est peu qui osent exprimer hautement
l'intérêt qu'ils prennent à Jésus.
Tout n'est pourtant pas réveillé
dans la ville, mais on l'est seulement là où les messagers portent
les invitations du grand-prêtre, où les Pharisiens vont chercher
leurs faux moins et où les rues aboutissent au chemin qui conduit
vers Sion. Il semble qu'on voie en différents points de Jérusalem
jaillir des étincelles de haine et de fureur qui, parcourant les
rues, en rencontrent d'autres auxquelles elles se joignent, et
croissant et grossissant toujours, montent vers Sion, et vont
aboutir au tribunal de Caïphe comme un sombre fleuve de feu. Les
soldats romains ne prennent aucune part à ce qui se fait. Mais leurs
postes sont renforcés et leurs cohortes rassemblées ; ils observent
avec soin tout ce qui se passe. Ils sont toujours ainsi en
observation au temps des fêtes de Pâques, à cause de la grande
affluence d'étrangers. Les Juifs évitent les environs de leurs corps
de garde, parce que les Pharisiens souffrent d'être obliges de
répondre à leur appel. Les Princes des prêtres n'ont pas manqué de
faire savoir à Pilate pourquoi ils ont occupé avec des soldats Ophel
et une partie de Sion. Mais il y a entre eux défiance réciproque.
Pilate ne dort pas, il reçoit des rapports et donne des ordres. Sa
femme est couchée ; son sommeil est profond, mais elle soupire et
pleure comme si elle avait des songes pénibles. Elle dort, et
cependant elle apprend bien des choses, plus de choses que son mari.
En aucun lieu de la ville on ne
prend une part plus touchante aux maux de Jésus qu'à Ophel, parmi
les pauvres serviteurs du temple et les journaliers qui habitent
cette colline. Ils ont été réveillés subitement, au sein d'une nuit
tranquille, pour voir, comme dans une horrible vision nocturne, leur
maître, Leur bienfaiteur, celui qui les a guéris et consolés,
accablé d'injures et de mauvais traitements. Puis ils ont vu passer
au milieu d'eux la douloureuse Mère de Jésus, et leur affliction a
redoublé à son aspect. Ah ! c'est un spectacle déchirant de voir,
dans leur douleur poignante, la mère et les amies de Jésus, obligées
de courir les rues tremblantes et inquiètes, à cette heure de
minuit, si indue pour de si saintes femmes, afin d'aller d'une
maison d'ami à une autre. Tantôt elles sont obligées de se cacher à
l'approche d'une troupe grossière et insolente, tantôt on les
injurie comme des femmes de mauvaise vie ; souvent elles entendent
des discours pleins d'une joie cruelle qui leur déchirent le cœur,
plus rarement une parole de compassion sur Jésus. Enfin, arrivées à
leur asile, eues tombent accablées, pleurant et joignant les mains,
elles se soutiennent et s'embrassent, ou s'affaissent sur leurs
genoux, la tête cachée sous un long voile. On frappe doucement et
timidement : ce n'est pas un ennemi qui frappe ainsi ; elles ouvrent
en tremblant : c'est un ami ou le serviteur d'un ami de leur maître.
Elles se pressent autour de lui, en le questionnant, et ses réponses
sont de nouvelles douleurs. Elles ne peuvent rester en repos, se
hasardent de nouveau dans les rues, et reviennent toujours avec un
redoublement de tristesse.
La plupart des apôtres et des
disciples errent effrayés dans les vallées qui entourent Jérusalem,
et se cachent dans les cavernes du mont des Oliviers. Ils tremblent
quand ils se rencontrent, se demandent des nouvelles à voix basse,
et le moindre bruit interrompt leurs timides communications. Ils
changent sans cesse de place, et cherchent à se rapprocher de la
ville. Quelques-uns se glissent dans les campements des étrangers où
ils ont reconnu des gens de leur pays venus pour la fête, et ils y
cherchent des nouvelles ou envoient à la ville des messagers qui
puissent en rapporter. Plusieurs montent sur le mont des Oliviers ;
ils regardent avec inquiétude les torches qui se remuent à Sion,
écoutent les bruits lointains, se livrent à mille conjectures
différentes, puis redescendent dans la vallée, dans l'espoir d'y
trouver des nouvelles positives.
Le bruit augmente de plus en plus
autour du tribunal de Caïphe. Cette partie de la ville brille de
l'éclat des torches et des falots. Autour de Jérusalem, on entend
crier les animaux que tant d'étrangers ont amenés pour les
sacrifier. Il y a quelque chose de singulièrement touchant dans le
bêlement des innombrables agneaux qui doivent être immolés dans le
Temple le lendemain. Un seul est sacrifié parce qu'il l'a voulu, et
il n'ouvre pas la bouche ; semblable à la brebis qu'on mène à la
boucherie, à l'agneau qui se tait devant le tondeur : celui-là,
c'est l'agneau de Dieu, pur et sans tache, c'est Jésus-Christ.
Sur toutes ces scènes s'étend un
ciel sinistre où se montrent des signes extraordinaires ; la lune y
monte menaçante et troublée de taches étranges, car c'est en ce
moment que Jésus mourra. Pendant ce temps, au midi de la ville,
Judas Iscariote, le traître, aiguillonné par le diable, erre dans la
sauvage vallée d'Hinnom : le remords le pousse par des sentiers
impraticables à des endroits maudits, marécageux, pleins de fange et
l'immondices. Seul, sans compagnons, il fuit devant son ombre. Des
milliers de mauvais esprits sont répandus partout, troublant la
raison des hommes et les poussant au mal. L'enfer est déchaîné : il
excite partout au péché ; le fardeau de l'Agneau s'accroît : Satan,
redouble de rage et sème partout le désordre et la contusion.
L'Agneau prend sur lui tout ce fardeau, mais Satan veut le péché,
et, si ce juste ne pèche point, si la tentation est impuissante à le
faire tomber, il faut au moins que ses ennemis meurent dans leur
péché. Les Anges sont entre la douleur et la joie, ils voudraient
prier devant le trône de Dieu, et pouvoir porter secours à Jésus ;
mais ils ne peuvent qu'adorer dans leur étonnement le miracle de la
justice et de la miséricorde divine, qui était dans le ciel de toute
éternité et qui commence à s'accomplir dans le temps ; car les Anges
aussi croient en Dieu le Père tout-puissant créateur du ciel et de
la terre ; et en Jésus-Christ, son Fus unique Notre Seigneur, qui a
été conçu du Saint Esprit, est né de la Vierge Marie, qui commence
cette nuit à souffrir sous Ponce Pilate, qui demain sera crucifié,
mourra et sera enseveli : qui descendra aux enfers et ressuscitera
le troisième jour : qui montera au ciel où il est assis à la droite
de Dieu le Père tout-puissant ; d'où il viendra juger les vivants et
les morts : eux aussi croient au Saint Esprit, à la sainte Église
catholique, à la communion des Saints, à la rémission des péchés, à
la résurrection de la chair et à la vie éternelle. Ainsi soit-il.
Tout cela n'est qu'une faible partie
des impressions qui nécessairement remplissaient d'angoisses, de
repentir de consolation et de compassion, jusqu'au point de le
briser, un pauvre cœur tout souillé de péchés, quand la
contemplation, comme pour implorer du secours, se détournait des
souffrances du Sauveur, cruellement traîné par ses bourreaux, et
s'élevait au-dessus de Jérusalem à cette heure de minuit, la plus
solennelle des siècles, où la justice infinie et l'infinie
miséricorde de Dieu, se rencontrant, s'embrassant et se pénétrant,
commencèrent la plus sainte œuvre de la charité envers Dieu et les
hommes, pour châtier sur l'Homme-Dieu et expier par l'Homme-Dieu les
péchés de l'humanité.
Tel était l'état des choses lorsque
notre cher Sauveur fut conduit devant Anne.
È
Vers
minuit, Jésus fut introduit dans le palais d'Anne, et on le
conduisit à travers une cour éclairée, dans une salle qui avait les
dimensions d'une petite église. Vis-à-vis l'entrée, siégeait Anne,
entouré de vingt-huit conseillers, sur une terrasse élevée
au-dessous de laquelle était un passage où l'on entrait par un des
côtés. Sur le devant un escalier, interrompu par des bancs de
distance en distance, conduisait à ce siège d'Anne ; lui-même y
arrivait par une entrée communiquant avec l'intérieur du bâtiment.
Jésus, encore entouré d'une partie des soldats qui l'avaient arrêté,
fut traîné par les archers sur les premières marches de l'extrade.
Le reste de la salle était rempli de soldats, de gens de la
populace, de juifs qui insultaient Jésus, de domestiques d'Anne, et
d'une partie des faux témoins qu'Anne avait rassemblés et qui se
rendirent plus tard chez Caïphe. Anne attendait impatiemment
l'arrivée du Sauveur. Il était plein de haine et de ruse, et une
joie cruelle l'animait. Il était à la tête d'un certain tribunal
chargé de veiller à la pureté de la doctrine et d'accuser devant les
Princes des prêtres ceux qui y portaient atteinte, et il siégeait
ici avec les membres du tribunal. Jésus était debout devant Anne,
pâle, défait, silencieux et la tête baissée. Son vêtement était
humide et couvert de bons. Les archers tenaient toujours le bout des
cordes qui serraient ses mains. Anne, vieillard maigre et sec, à la
barbe peu fournie, plein d'insolence et d'orgueil, s'assit avec un
sourire ironique, feignant de ne rien savoir et de s'étonner
grandement que Jésus fût le prisonnier qu'on lui avait annoncé.
Voici ce qu'il dit à Jésus, ou du moins le sens de ses paroles :
“Comment, Jésus de Nazareth ? c'est toi ! Où sont donc tes
disciples, où sont tes nombreux adhérents ? Où est ton royaume ? il
me semble que les choses n'ont pas tourné comme tu le croyais ? On a
trouvé que c'était assez d'insultes à Dieu et aux prêtres, assez de
violations du Sabbat. Qui sont tes disciples, Où sont-ils ? Tu te
tais ! Parle donc, agitateur, séducteur ! N'as-tu pas mangé l'agneau
pascal d'une manière inaccoutumée, en un temps et dans un lieu où tu
ne devais pas le faire ? Tu veux introduire une nouvelle doctrine ?
Qui t'a donné le droit d'enseigner ? Où as-tu étudié ? Parle, quelle
est ta doctrine qui met le trouble partout ? allons, parle, quelle
est ta doctrine ?”
Alors
Jésus releva sa tête fatiguée, regarda Anne, et dit : “J'ai parlé en
public devant tout le monde ; j'ai toujours enseigné dans le temple
et dans les synagogues où tous les Juifs se rassemblent. Je n'ai
rien dit en secret. Pourquoi m'interroges-tu ? Demande à ceux qui
m'ont entendu ce que je leur ai dit. Regarde autour de toi ! ils
savent ce que j'ai dit”.
Le
visage d'Anne, à ces paroles de Jésus, exprima le ressentiment et la
fureur. Un infâme archer, vil flatteur du Pontife, qui se trouvait
près de Jésus, sen aperçut et ce misérable frappa de sa main
couverte d'un gantelet de fer la bouche et les joues du Seigneur,
lui disant : “est-ce ainsi que tu réponds au grand-prêtre ?” Jésus,
ébranlé par la violence du coup, poussé d'ailleurs et brutalement
secoué par les sergents, tomba de coté sur les marches, et le sang
coula de son visage. La salle retentit de murmures, de rires et
d'injures. Ils relevèrent Jésus en le maltraitant et le Seigneur dit
tranquillement : “Si j'ai mal parlé, montre-moi en quoi. Mais si
j'ai bien parlé, pourquoi me frappez vous ?”
Anne,
poussé à bout par le calme de Jésus, invita tous ceux qui étaient
présents à exposer, ainsi qu'il le désirait lui-même, ce qu'ils lui
avaient entendu dire. Alors ce fut une explosion de clameurs
confuses et de grossières imprécations. “Il a dit qu'il était roi,
que Dieu était son père, que les Pharisiens étaient des adultères.
Il soulève le peuple, il guérit au nom du diable le jour du Sabbat
les gens d'Ophel l'ont entouré comme des furieux, l'ont appelé leur
sauveur et leur prophète. Il se laisse nommer le Fils de Dieu ; il
se dit l'envoyé de Dieu : il crie malheur à Jérusalem, prédit la
destruction de la ville, n'observe pas les jeûnes, parcourt le pays
avec une suite nombreuse, mange avec les impurs, les païens, les
publicains et les pécheurs, fait société avec des femmes de mauvaise
vie. Il a encore dit tout à l'heure, devant la porte d'Ophel, à un
homme qui lui donnait à boire, qu'il lui donnerait l'eau de la vie
éternelle après laquelle il n'aurait plus jamais soif. Il séduit le
peuple par des paroles à double sens : il dissipe le bien d'autrui,
débits toute sorte de mensonges sur son royaume, etc., etc.”
Tous
ces reproches lui étaient faits à la fois : les accusateurs venaient
les lui adresser en face, en y mêlant les injures les plus
grossières, et les archers le poussaient, le frappaient, en lui
disant de répondre. Anne et ses conseillers ajoutaient leurs
railleries à ces outrages, et lui disaient : “C'est donc là ta
doctrine ! belle doctrine en vérité ! Qu'as-tu à répondre ? C'est
donc là ton enseignement public ! Le pays en est plein. N'as-tu rien
à dire ici ? Roi, donne tes ordres ; envoyé de Dieu, montre ta
mission”. Chacune de ces exclamations était accompagnée d'insultes
et de coups de la part des archers et de leurs voisins, qui, tous,
auraient volontiers imité celui qui l'avait frappé au visage. Jésus
chancelait de côté et d'autre, et Anne reprit avec une froide
insolence : “Qui es-tu ? qui t'a envoyé ? Es-tu le fils d'un obscur
charpentier, ou bien es-tu Élie qui a été enlevé sur un char de
feu ? On dit qu'il vit encore, et que toi, tu peux à volonté te
rendre invisible. Au moins est-il vrai que tu nous as souvent
échappé. N'es-tu pas plutôt Malachie dont tu empruntes souvent les
paroles pour t'en prévaloir ? On a prétendu que ce prophète n'avait
pas eu de père, que ç'avait été un ange, qu'il n'était pas mort.
Belle occasion pour un fourbe de se faire passer pour lui. Quelle
espèce de roi es-tu donc ? Tu as dit que tu étais plus que Salomon.
Sois tranquille, je ne te refuserai pas plus longtemps le titre de
ta royauté”.
Alors
Anne se fit donner une espèce d'écriteau long de près d'une aune et
large de trois doigts ; il le posa sur une table qu'on plaça devant
lui et y écrivit une série de grandes lettres, dont chacune
indiquait un chef d'accusation contre le Seigneur. Puis il le roula,
et le plaça dans une petite calebasse creuse, qu'il boucha
soigneusement et assujettit ensuite au bout d'un roseau. Il présenta
ce roseau à Jésus, lui disant avec une froide ironie : “Voilà le
sceptre de ton royaume : là sont renfermés tes titres, tes dignités
et tes droits. Porte-les au grand-prêtre, pour qu'il reconnaisse ta
mission et te traite suivant ta dignité Qu'on lie les mains à ce
roi, et qu'on le mène devant le grand-prêtre”.
On
attacha de nouveau, en les croisant sur la poitrine les mains de
Jésus qui avaient été déliées ; on y assujettit le simulacre de
sceptre qui portait les accusations d'Anne, et on conduisit Jésus
chez Caïphe, au milieu des rires, des injures et des mauvais
traitements de la foule.
En
conduisant Jésus chez Anne, on avait dépassé, en la laissant de
côté, la maison de Caïphe : il fallut maintenant décrire un angle
pour l'y ramener. La maison d'Anne n'était guère qu'à trois cents
pas de celle de Caïphe. Le chemin qui passait le long de murs et de
petits bâtiments dépendant du tribunal du grand-prêtre, était
éclairé avec des lanternes placées sur des perches, et couvert de
Juifs qui vociféraient et s'agitaient. Les soldats pouvaient à peine
ouvrir un passage à travers la foule. Ceux qui avaient outragé Jésus
chez Anne répétaient leurs outrages devant le peuple, et le Sauveur
fut encore injurié et maltraité tout le long du chemin. Je vis des
hommes armés, et attachés au service du tribunal, repousser quelques
groupes qui semblaient compatir aux souffrances du Sauveur, donner
de l'argent à ceux qui sa distinguaient par leur brutalité et leur
dureté envers Jésus, et les faire entrer dans la cour de Caïphe
.
Pour arriver au tribunal de Caïphe, on
passe par une première cour extérieure, et de là on entre dans une
autre cour, que nous appellerons intérieure, et qui entoure tout le
bâtiment. La maison est deux fois plus longue que large.
Sur le devant se trouve uns espèce de
vestibule à ciel ouvert, qu'on appelle atrium, entouré de trois
côtés de colonnes formant des galeries couvertes avec des entrées de
ces trois côtés. L'entrée principale est sur le côté le plus long de
l'édifice : en entrant par là, on trouve à gauche une fosse revêtue
en maçonnerie où l'on entretient du feu : si l'on tourne à droite,
on voit, derrière des colonnes plus hautes, formant le quatrième
côté de la maison et plus élevée de deux marches, une salle à moitié
grande comme le vestibule, où se trouvent les sièges des membres du
conseil, sur une extrade en fer à cheval élevée de plusieurs
marches. Le siège du grand-prêtre occupe vers le milieu la place la
plus éminente. L'accusé se tient au centre du demi-cercle, entouré
de gardes. Des deux côtés et derrière lui est la place des témoins
et des accusateurs. Derrière les sièges des juges sont trois portes
communiquant à une autre salle ronde, entourée aussi de sièges, et
où se tiennent les délibérations secrètes. Quand on vient du
tribunal dans cette salle, on voit, à droite et à gauche, des portes
donnant dans la cour intérieurs, dont l'enceinte est ici de forme
ronde, comme le derrière de l'édifice. En sortant de la salle par la
porte à droite, on aperçoit dans la cour, à sa gauche, l'entrée
d'une prison souterraine qui règne sous cette dernière salle. Il y a
là plusieurs cachots : Pierre et Jean restèrent toute une nuit dans
l'un d'eux, lorsqu'ils eurent guéri le boiteux du Temple, après la
Pentecôte.
Dans le bâtiment et à l'entour, tout
était rempli de torches et de lampes, il faisait clair comme en
plein jour. Au milieu du vestibule brillait en outre le feu allumé
dans la fosse qui était comme un bassin creusé dans le sol et où
l'on jetait de temps en temps des combustibles, du charbon de terre,
si je ne me trompe : des deux côtés s'élevaient, à hauteur d'homme,
des conduits pour la fumée. Des soldats, des employés subalternes,
des témoins de bas étage gagnés à prix d'argent se pressaient autour
du feu. Il y avait aussi des femmes parmi eux ; elles versaient aux
soldats d'une liqueur rouge, et leur faisaient cuire des gâteaux
pour de l'argent. C'était un mouvement comme celui d'une soirée de
mardi gras. La plupart des juges siégeaient déjà autour de Caïphe.
Les autres arrivèrent successivement. Les accusateurs et les faux
témoins remplissaient à peu près le vestibule. Il y avait une grande
foule qu'il fallait contenir par la force.
Un peu avant l'arrivée de Jésus, Pierre
et Jean, encore revêtus du costume de messagers, entrèrent dans la
cour extérieure. Jean, avec l'aide d'un employé du tribunal qu'il
connaissait, put même pénétrer jusque dans la seconde cour dont on
ferma pourtant la porte derrière lui, à cause de la foule. Pierre,
qui était resté un peu en arrière, arriva devant cette porte fermée,
et la portière refusa de lui ouvrir. Il ne serait pas allé plus
loin, malgré les efforts de Jean, si Nicodème et Joseph d'Arimathie,
qui arrivaient en ce moment, ne l'eussent fait entrer avec eux. Les
deux apôtres, ayant rendu les manteaux qu'on leur avait prêtés, se
placèrent au milieu de la foule qui encombrait le vestibule, en un
lieu d'où l'on pouvait voir les juges. Caïphe était déjà assis sur
son siège au milieu de l'extrade semi-circulaire. Autour de lui
siégeaient environ soixante-dix membres du grand conseil. Des deux
côtés se tenaient des fonctionnaires publics, des anciens, des
scribes, et derrière eux des faux témoins. Des soldats étaient
rangés depuis le pied de l'extrade jusqu'à la porte du vestibule par
où Jésus devait être introduit. Ce n'était pas la porte placée en
face du siège des juges, elle était située, par rapport au tribunal,
sur le côté gauche de l'atrium.
Caïphe était un homme d'apparence
grave ; son visage était enflammé et menaçant. Il portait un long
manteau d'un rouge sombre, orné de fleurs et de franges d'or,
attaché à la poitrine et aux épaules et couvert sur le devant de
plusieurs plaques d'un métal brillant. Sa coiffure ressemblait un
peu par le haut à une mitre d'évêque ; sur les côtés étaient des
ouvertures par où pendaient quelques morceaux d'étoffe qui tombaient
d'un côté jusque sur l'épaule. Caïphe était là depuis quelque temps
avec ses adhérents du grand conseil, dont plusieurs étaient restés
réunis depuis que Judas était sorti avec les soldats et les archers.
Son impatience et sa rage étaient telles, qu'il descendit de son
siège en grand costume, courut dans le vestibule, et demanda avec
colère si Jésus n'arrivait pas. Comme le cortège approchait, il
retourna à sa place.
È
Jésus
fut conduit dans le vestibule, au milieu des clameurs, des injures
et des coups ; mais bientôt les cris tumultueux cessèrent et l'on
n'entendit plus que le sourd murmure et les chuchotements d'une rage
contenue. On l'amena devant les juges, et comme il passait près de
Pierre et de Jean, il les regarda, mais sans tourner la tête vers
eux, afin de ne pas les trahir. A peine fut-il devant le conseil,
que Caïphe s'écria : “Te voilà, ennemi de Dieu, qui troubles pour
nous cette sainte nuit”. La calebasse où se trouvaient les
accusations d'Anne fut détachée du sceptre dérisoire mis aux mains
de Jésus. Lorsqu'elles eurent été lues, Caïphe se répandit en
invectives contre le Sauveur ; les archers se frappèrent et le
poussèrent avec des petits bâtons ferrés à l'extrémité desquels
étaient des espèces de pommeaux terminés en pointe, et ils lui
dirent : “Réponds donc ! Ouvre la bouche ! Ne sais-tu pas parler ?”
Caïphe, avec plus d'emportement encore qu'Anne n'en avait montré,
adressait une foule de questions à Jésus. qui restait là calme,
patient, les yeux baissés à terre. Les archers voulaient le forcer à
parler : ils le frappaient à la nuque et dans les côtés, ils lui
donnaient des coups sur les mains, et le piquaient avec des
instruments pointus. Il y eut même un méchant enfant qui lui
appliqua fortement le pouce sur la bouche, en lui disant de mordre.
Bientôt
commença l'audition des témoins. Tantôt la populace excitée poussait
des clameurs tumultueuses, tantôt on écoutait parler les plus grands
ennemis de Jésus parmi les Pharisiens et les Sadducéens convoques à
Jérusalem de tous les points du pays. On répétait toutes les
accusations auxquelles il avait mille fois répondu : qu'il
guérissait les maladies et chassait les démons par le démon, qu'il
violait le sabbat, qu'il soulevait le peuple, qu'il appelait les
Pharisiens race de vipères et adultères, qu'il prédisait la
destruction de Jérusalem, qu'il hantait les publicains, les pêcheurs
et les femmes de mauvaise vie, qu'il parcourait le pays avec une
suite nombreuse, qu'il se faisait appeler roi, prophète et fils de
Dieu, qu'il parlait toujours de son royaume, qu'il rejetait le
divorce, qu'il avait crié malheur sur Jérusalem, qu'il se nommait le
pain de vie, qu'il enseignait des choses inouïes, disant que
quiconque ne mangerait pas sa chair et ne boirait pas son sang, ne
pouvait être sauve, etc. C'était ainsi que ses paroles, ses
instructions et ses paraboles étaient défigurées, entremêlées
d'injures et présentées comme des crimes. Mais tous se
contredisaient et s'embarrassaient dans leurs discours. L'un
disait : “Il se donne comme roi”. L'autre : “Non, il se laisse
seulement appeler de ce nom, et quand on a voulu le proclamer tel,
il s'est enfui”. Un troisième : “Il dit qu'il est le fils de Dieu”.
Un quatrième : “Non, il ne se nomme le fils que parce qu'il
accomplit la volonté du Père”. Quelques-uns disaient qu'il les avait
guéris, mais qu'ils étaient retombés malades, que ces guérisons
n'étaient que de la sorcellerie. n'y avait beaucoup d'accusations et
de témoignages sur ce chef de la sorcellerie ; on débitait aussi
toute sorte de mensonges et d'assertions contradictoires sur la
guérison de l'homme de la piscine de Bethsaïda. Les Pharisiens de
Sephoris avec lesquels il avait dispute une fois sur le divorce,
l'accusaient de fausse doctrine, et ce jeune homme de Nazareth qu'il
n'avait pas voulu prendre parmi ses disciples avait la bassesse de
témoigner contre lui. On lui reprochait aussi, entre autres choses,
d'avoir absous la femme adultère dans le Temple et incriminé à ce
sujet les Pharisiens.
Toutefois on ne pouvait présenter aucune accusation solidement
établie. Les témoins comparaissaient plutôt pour lui dire des
injures en face que pour rapporter des faits. Ils ne faisaient que
se disputer violemment entre eux, et pendant ce temps Caïphe et
quelques membres du conseil ne cessaient d'invectiver Jésus : “Quel
roi es-tu ? Montre ton pouvoir, fais venir les légions d'anges dont
tu as parlé au jardin des Oliviers ! Où as-tu mis l'argent des
veuves et des fous que tu as séduits ? tu as dissipé des fortunes
entières ; réponds, parle devant le juge ! es-tu muet ? tu aurais
mieux fait de te taire devant la populace et les troupeaux de femmes
que tu endoctrinais. Là, tu parlais beaucoup trop”.
Tous
ces discours étaient accompagnés de mauvais traitements de la part
des employés subalternes du tribunal. Ce ne fut que par miracle
qu'il put résister à tout cela. Quelques misérables disaient qu'il
était bâtard : mais d'autres disaient au contraire que c'était faux,
que sa mère avait été une vierge pieuse dans le Temple et qu'ils
l'avaient vue fiancer avec un homme craignant Dieu. On reprocha à
Jésus et à ses disciples de ne point sacrifier dans le Temple. En
effet, je n'ai jamais vu que Jésus ou les apôtres aient amené de
victimes dans le Temple, si ce n'est les agneaux de la Pâque.
Toutefois Joseph et Anne, pendant qu'ils vivaient, sacrifiaient
souvent pour Jésus. Cette accusation était sans valeur, car lés
Esséniens ne faisaient point sacrifier, et ils n'étaient passibles
d'aucune peine pour cela. On représentait sans cesse le reproche de
sorcellerie, et Caïphe assura plusieurs fois que la contusion qui
régnait dans les dires des témoins était un effet de ses maléfices.
Quelques-uns dirent qu'il avait mangé la Pâque la veille ce qui
était contraire à la loi, et que l'année précédente il avait déjà
apporté des changements dans la célébration de cette cérémonie ; ce
fut l'occasion de nouveaux cris et de nouvelles insultes. Mais les
témoins s'étaient encore tellement contredits que Caïphe et les
siens étaient honteux : et irrités de ce qu'ils ne pouvaient rien
avancer qui eût quelque consistance. Nicodème et Joseph d'Arimathie
furent sommés de s'expliquer sur ce qu'il avait mangé la Pâque dans
une salle appartenant à l'un d'eux, et ils prouvèrent d'après
d'anciens écrits que de temps immémorial les Galiléens avaient la
permission de manger la Pâque un jour plus tôt. Ils ajoutèrent que
du reste la cérémonie avait eu lieu conformément à la loi, puisque
des gens du Temple y avaient aidé. Ceci embarrassa beaucoup les
témoins, mais Nicodème surtout irrita vivement les ennemis de Jésus
lorsqu'il montra dans les archives le droit des Galiléens. Ce droit
leur avait été accordé, entre autres motifs dont je ne me souviens
plus, parce qu'autrefois il y avait une telle affluence dans le
Temple qu'on n'aurait pu avoir fini pour le jour du sabbat s'il
avait tout fallu faire dans la même journée. Quoique les Galiléens
n'eussent pas fait constamment usage de ce droit, il fut pourtant
parfaitement établi par les textes que cita Nicodème ; et la fureur
des Pharisiens contre celui-ci s'accrut encore, lorsqu'il représenta
combien le conseil devait se sentir oiiens6 par les choquantes
contradictions de tous ces témoins dans une affaire entreprise avec
tant de précipitation, la nuit d'avant la plus solennelle des fêtes,
sous l'empire de préventions les plus opiniâtres. Ils lancèrent des
regards furieux contre Nicodème, et firent continuer leur audition
de témoins avec un redoublement de précipitation et d'impudence.
Après un grand nombre de dépositions ignobles, absurdes,
calomnieuses, il en vint enfin deux qui dirent : “Jésus a dit : Je
renverserai le Temple qui a été bâti par les hommes et j'en
relèverai en trois jours un nouveau qui ne sera pas fait de main
d'homme”. Mais ceux-ci encore n'étaient pas d'accord. L'un disait
qu'il voulait construire un nouveau Temple ; qu'il avait mangé une
nouvelle Pâque dans un autre édifice parce qu'il voulait abolir
l'ancien Temple. Mais l'autre disait que cet édifice était bâti de
main d'homme, que par conséquent il n'avait pas pu vouloir parler de
celui-là.
Caïphe
était plein de colère, car les cruautés exercées envers Jésus, les
contradictions des témoins et l'ineffable patience du Sauveur
faisaient une vive impression sur beaucoup d'assistants. Quelquefois
les témoins étaient presque hués. Le silence de Jésus rendait
quelques consciences inquiètes, et dix soldats se sentirent
tellement touchés qu'ils se retirèrent sous prétexte de maladie.
Comme ils passaient près de Pierre et de Jean, ils leur dirent : “Ce
silence de Jésus le Galiléen au milieu de tant de mauvais
traitements déchire le cœur. Mais, dites-nous, où devons-nous
aller ?” Les deux apôtres, peut-être parce qu'ils ne se fiaient pas
à eux et qu'ils craignaient, soit d'être dénoncés par eux comme
disciples de Jésus, soit d'être reconnus pour tels par quelqu'un de
l'assistance, leur répondirent avec un regard mélancolique et en
termes généreux : “Si la vérité vous appelle, laissez-vous conduire
par elle : le reste se fera tout seul”. Alors ces hommes quittèrent
la salle et sortirent de la ville. Ils en rencontrèrent d'autres qui
les conduisirent de l'autre côté de la montagne de Sion, dans les
cavernes au midi de Jérusalem, et ils y trouvèrent plusieurs apôtres
cachés qui d'abord eurent peur d'eux ; ils leur annoncèrent ce qui
arrivait à Jésus et leur dirent qu'eux aussi étaient menacés ; sur
quoi ceux-ci se dispersèrent et cherchèrent d'autres asiles.
Caïphe,
poussé à bout par les discours contradictoires des deux derniers
témoins, se leva de son siège, descendit deux marches et dit à
Jésus : “Ne réponds-tu rien à ce témoignage ?” Il était très irrité
de ce que Jésus ne le regardait pas. Alors les archers le saisissant
par les cheveux, lui rejetèrent la tête en arrière et lui donnèrent
des coups de poing sous le menton ; mais ses yeux ne se relevèrent
pas. Caïphe alors éleva vivement ses mains et dit avec une voix
courroucée : “Je t'adjure par le Dieu vivant de nous dire si tu es
le Christ, le Messie, le Fils de Dieu ?” Il se fit un grand silence,
et Jésus, fortifié par son Père, répondit avec une voix pleine de
majesté inexprimable, avec la voix du Verbe éternel : “Je le suis,
tu l'as dit ! et je vous dis que vous verrez le Fils de l'Homme
assis à la droite de la Majesté divine et venant sur les nuées du
ciel !” Pendant que Jésus disait ces paroles, je le vis
resplendissant : le ciel était ouvert au-dessus de lui, et je vis
d'une intuition que je ne saurais exprimer, Dieu, le Père
tout-puissant : je vis aussi les Anges et la prière des justes qui
montait jusqu'à son trône comme suppliant en faveur de Jésus. Je vis
alors comme si la divinité de Jésus disait, au nom du Père et de
Jésus à la fois : “Si je pouvais souffrir, je souffrirais, mais
parce que je suis miséricordieux, j'ai pris chair dans le fils, afin
que le fils de l'homme souffre, car je suis juste, et voici qu'il
porte les péchés de tous ceux-ci, les péchés du monde entier”.
Au-dessous de Caïphe, au contraire, je vis l'enfer comme une sphère
d'un feu sombre pleine d'horribles figures : il se tenait au-dessus
et ne semblait en être séparé que par une mince gaze Je vis que
toute la rage des démons était entrée en lui. Toute la maison me
parut comme un enfer sortant de terre. Lorsque le Seigneur déclara
solennellement qu'il était le Christ, Fils de Dieu, l'enfer sembla
tressaillir devant lui, puis tout à coup vomir toutes ses fureurs
dans cette maison. Tout ce que je vois m'est montré avec des formes
et des figures ; ce langage est pour moi plus exact, plus bref et
plus frappant que tout autre, parce que les hommes aussi sont des
formes qui tombent sous les sens et ne sont pas purement des mots et
des abstractions. Je vis donc l'angoisse ou la fureur des enfers se
manifester sous mille formes horribles qui semblaient surgir en
divers endroits. Je me souviens entre autres choses d'une troupe de
petites figures noires semblables à des chiens qui couraient sur
leurs pieds de derrière et armées de longues griffes : je ne saurais
plus dire quelle espèce de mal me fut montrée sous cette forme. Je
vis beaucoup de spectres effroyables entrer dans la plupart des
assistants : quelquefois ils s'asseyaient sur leur tête ou sur leurs
épaules. L'assemblée en était pleine et la rage des méchants allait
toujours croissante. Je vis aussi dans ce moment d'horribles figures
sortir des tombeaux de l'autre côté de Sion. Je crois que c'étaient
de mauvais esprits. Je vis beaucoup d'autres apparitions dans le
voisinage du Temple et parmi celles-ci beaucoup de figures qui
semblaient traîner des chaînes comme des captifs. Je ne sais pas si
ces dernières étaient aussi des démons ou des âmes condamnées à
habiter certains endroits sur la terre et qui peut-être maintenant
se rendaient aux Limbes que le Sauveur leur ouvrait par sa
condamnation à mort. On ne peut pas exprimer complètement de
semblables choses : on ne voudrait pas scandaliser ceux qui les
ignorent ; mais on les sent quand on les voit, et les cheveux se
dressent sur la tête. Ce moment eut quelque chose d'horrible. Je
crois que Jean vit tout cela, au moins en partie ; car je l'entendis
en parler plus tard. Tous ceux qui n'étaient pas entièrement
réprouvés ressentirent avec une terreur profonde tout ce qu'il y eut
d'horrible en cet instant, et les méchants l'éprouvèrent par un
redoublement de haine et de fureur.
Caïphe,
inspiré par l'enfer, prit le bord de son manteau, le fendit avec son
couteau et le déchira avec bruit, criant à haute voix : “Il a
blasphémé ! Qu'est-il encore besoin de témoins ? vous avez entendu
le blasphème, quelle est votre sentence ?” Alors tous les assistants
se levèrent et s'écrièrent d'une voix terrible : “Il est digne de
mort ! il est digne de mort !”
Pendant
ces cris, les fureurs de l'enter étaient à leur comble. Les ennemis
de Jésus étaient comme enivrés par Satan, et il en était de même de
leurs flatteurs et de leurs agents. C'était comme si les ténèbres
eussent célébré leur triomphe sur la lumière. Tous les assistants
chez lesquels il restait une étincelle de bien furent pénétrés d'une
telle horreur que plusieurs se voilèrent la tête et se retirèrent.
Les plus distingués parmi les témoins quittèrent avec une conscience
troublée l'audience où ils n'étaient plus nécessaires. Les autres se
pressèrent autour du feu dans le vestibule, où on leur donna de
l'argent et où ils mangèrent et burent. Le grand-prêtre dit aux
archers : “Je vous livre ce roi ; rendez au blasphémateur les
honneurs qu'il mérite”. Puis il se retira avec les membres du
conseil dans la salle ronde située derrière le tribunal, et ou l'on
ne pouvait pas être vu du vestibule.
Jean,
dans sa profonde affliction, pensa à la pauvre mère de Jésus. Il
craignait que la terrible nouvelle ne lui arrivât d'une manière plus
douloureuse, peut-être, par la bouche d'un ennemi : il regarda
encore le Seigneur, disant en lui-même : “Maître, vous savez
pourquoi je m'en vais”, et se rendit en hâte près de la sainte
Vierge comme s'il y eût été envoyé par Jésus même. Pierre, accablé
d'inquiétude et de douleur, et ressentant plus vivement à cause de
sa fatigue la fraîcheur pénétrante du matin, dissimula son désespoir
du mieux qu'il put et s'approcha timidement du foyer où se chauffait
beaucoup de canaille. Il ne savait que faire, mais il ne pouvait pas
s'éloigner de son maître.
Lorsque
Caïphe quitta la salle du tribunal avec les membres du conseil, une
foule de misérables se précipita comme un essaim de guêpes irritées
sur Notre Seigneur toujours attaché par des cordes que tenaient deux
des quatre premiers archers. Les deux autres s'étaient éloignés
avant le jugement pour se faire remplacer par d'autres. Déjà,
pendant l'audition des témoins, les archers et quelques autres
misérables avaient arraché des boucles entières de la chevelure et
de la barbe de Jésus. Des gens de bien ramassèrent en secret
quelques-unes de ces mèches de cheveux et se retirèrent en les
emportant ; mais plus tard ils ne les retrouvèrent plus. En outre
toute cette canaille l'avait couvert de crachats, frappé à coups de
poing, poussé avec des bâtons pointus et piqué avec des aiguilles.
Maintenant ils se livrèrent sans contrainte à leur rage insensée.
Ils lui plaçaient sur la tête des couronnes de paille et d'écorce
d'arbre, qu'ils lui ôtaient ensuite en l'injuriant. Ils disaient :
“Voici le fils de David avec la couronne de son père. Voici plus que
Salomon. C'est le roi qui fait un repas de noces pour son fils”.
C'est ainsi qu'ils se raillaient des vérités éternelles, présentées
par lui en paraboles aux hommes qu'il venait sauver ; et ils ne
cessaient, en disant ces choses, de le frapper avec leurs poings et
leurs bâtons, et de lui cracher à la figure. Ils tressèrent de
nouveau une couronne de grosse paille de froment qu'ils lui mirent
sur la tête par-dessus une espèce de bonnet assez semblable à la
mitre de nos évêques, après lui avoir ôté sa robe. Il ne lui restait
plus que le linge qu'il avait autour des reins avec un scapulaire
qui lui couvrait le des et la poitrine. Ils lui arrachèrent encore
ce scapulaire qui ne lui fut plus rendu, et jetèrent sur ses épaules
un vieux manteau en lambeaux dont le devant lui venait à peine aux
genoux. Ils lui mirent autour du cou une longue chaîne de fer, qui
lui descendait comme une étole, des épaules sur la poitrine et
pendait jusqu'aux genoux. Elle était terminée par deux lourds
anneaux avec des pointes qui lui ensanglantaient les genoux quand il
marchait et quand il tombait. Ils lui lièrent de nouveau les mains
sur la poitrine, y placèrent un roseau, et couvrirent son divin
visage de leurs crachats. Ils avaient versé toute espèce
d'immondices sur sa chevelure, ils en avaient souillé sa poitrine et
la partie supérieure de son manteau de dérision. Ils lui bandèrent
les yeux avec un dégoûtant lambeau d'étoffe, et ils le frappèrent,
lui disant : “Grand prophète, dis-nous qui t'a frappé ?” Pour lui,
il ne parlait pas, priait intérieurement pour eux et soupirait.
L'ayant mis en cet état, ils le traînèrent avec la chaîne dans la
salle où le conseil s'était retiré. “En avant le roi de paille”,
s'écrièrent-ils en lui donnant des coups de pied et en le frappant
de leurs bâtons noueux ; “il doit se montrer au conseil avec les
marques de respect qu'il a reçues de nous”. Quand ils entrèrent, ce
fut un redoublement d'ignobles railleries et d'allusions sacrilèges
aux choses les plus saintes. Ainsi, quand ils crachaient sur lui et
lui jetaient de la boue : “Voilà ton onction de roi, ton onction de
prophète”, disaient-ils, tournant en ridicule l'onction de Madeleine
et le baptême, et encore : “Comment peux-tu te montrer en pareil
état devant le grand conseil ? Tu veux toujours purifier les autres
et tu n'es pas pur toi-même : mais nous allons te nettoyer”. Alors
ils prirent un vase plein d'eau sale et infecte dans laquelle se
trouvait un affreux torchon, puis, avec des coups, des huées et des
injures entremêlées de compliments et de salutations dérisoires, les
uns lui tirant la langue, d'autres lui tournant le dos dans des
postures indécentes, ils lui promenèrent ce torchon sur je visage et
sur les épaules, faisant semblant de l'essuyer et le souillant plus
ignominieusement qu'auparavant. Ils finirent par lui verser sur la
figure toutes les immondices contenues dans le bassin, lui disant
d'un ton moqueur : “Voici ton onction précieuse, ton eau de nard du
prix de trente deniers : c'est ton baptême de la piscine de Bethsaïda”.
Cette
dernière moquerie indiquait, sans qu'ils en eussent l'intention, la
ressemblance de Jésus avec l'Agneau pascal ; car les victimes
d'aujourd'hui étaient d'abord lavées dans l'étang voisin de la porte
des Brebis ; puis on les menait à la piscine de Bethsaïda où elles
recevraient une aspersion cérémonielle avant d'être sacrifiées dans
le Temple. Pour eux, ils faisaient allusion au malade de trente-huit
ans guéri par Jésus près de la piscine de Bethsaïda ; car je vis cet
homme lavé ou baptisé en ce lieu : je dis lavé ou baptisé, parce que
cette circonstance n'est pas bien présente à mon esprit.
Après
cela, sans cesser de le frapper et de l'insulter, ils traînèrent
Jésus autour de la salle devant les membres du conseil qui lui
prodiguaient de leur côté les sarcasmes et les insultes. Je vis que
tout était plein de figures diaboliques, c'était quelque chose de
ténébreux, de désordonné, d'effrayant. Mais je vis souvent une lueur
resplendir autour de Jésus depuis qu'il avait dit qu'il était le
Fils de Dieu. Plusieurs des assistants semblaient en avoir une
perception, plus ou moins confuse ; du moins ils sentaient avec
inquiétude que toutes les ignominies, toutes les insultes ne
pouvaient lui faire perdre son inexprimable majesté. La lumière qui
environnait Jésus ne paraissait avoir d'autre effet sur ses aveugles
ennemis que de redoubler leur rage. Quant à moi, sa gloire m'apparut
si éclatante que je ne pu, m'empêcher de penser que, s'ils lui
avaient voilé le visage, c'était uniquement parce que le grand
prêtre ne pouvait plus supporter le regard de Jésus, depuis qu'il
avait dit : “Je le suis”.
È
Lorsque Jésus eut dit : “Je le suis” ;
lorsque Caïphe déchira ses habits et que le cri: “il est digne de
mort !” se fit entendre au milieu du plus horrible tumulte, lorsque
le ciel se fut ouvert au-dessus de Jésus, que l'enfer eut déchaîné
sa rage et les tombeaux rendu les esprits qui y étaient emprisonnés,
lorsque tout fut rempli d'angoisses et de terreur, Pierre et Jean,
qui avaient cruellement souffert de l'affreux spectacle qu'il leur
avait fallu contempler dans le silence et l'inaction, sans même
proférer une plainte, n'eurent pas la force de rester là plus
longtemps. Jean alla rejoindre la mère de Jésus, qui se trouvait
avec les saintes femmes dans la demeure de Marthe, non loin de la
porte de l'Angle, où Lazare possédait une grande et belle maison.
Pierre aimait trop Jésus pour le quitter. Il pouvait à peine se
contenir et pleurait amèrement, s'efforçant de cacher ses larmes :
ne voulant pas rester dans la salle du tribunal où il se serait
trahi, il vint dans le vestibule auprès du feu, où des soldats et
des gens du peuple se pressaient, tenant d'horribles et dégoûtants
propos sur Jésus et racontant les scènes auxquelles ils venaient de
prendre part. Pierre gardait le silence, mais ce silence même et son
air de tristesse le rendaient suspect. La portière s'approcha du feu
: comme on parlait de Jésus et de ses disciples, elle regarda Pierre
d'un air effronté et lui dit : “Tu es aussi un des disciples du
Gali1éen”. Pierre, troublé, inquiet, craignant d'être maltraité par
ces gens grossiers, répondit : “Femme, je ne le connais pas ; je ne
sais ce que tu veux dire”. Alors il se leva, et, cherchant à se
délivrer de cette compagnie. Il sortit du vestibule ; c'était le
moment où le coq chantait devant la ville. Je ne me souviens pas de
l'avoir entendu mais j'en eux le sentiment. Comme il sortait, une
autre servante le regarda, et dit à ceux qui étaient prés d'elle :
“Celui-ci était aussi avec Jésus de Nazareth !” ; et les assistants
dirent également: “N'étais-tu pas un de ses disciples ?” Pierre,
effrayé, fit des protestations et s'écria: “En vérité, je n'étais
pas son disciple ; je ne connais pas cet homme”.
Il traversa la première cour et vint dans la
cour extérieure, parce qu'il voyait des personnes de sa connaissance
qui regardaient par-dessus le mur et qu'il voulait avertir. Il
pleurait, et son anxiété et sa tristesse au sujet de Jésus étaient
si grandes, qu'il se souvenait à peine de ce qu'il venait de dire.
Il y avait beaucoup de gens dans la cour extérieure, parmi lesquels
des amis de Jésus. On ne les laissa pas entrer, mais on laissa
sortir Pierre. Quelques-uns grimpaient sur les murs pour entendre ce
qui se disait. Pierre trouva là un certain nombre de disciples de
Jésus que l'inquiétude avait chassés hors des cavernes du mont
Hinnom. Ils vinrent vers Pierre et lui firent des questions, mais il
était si troublé, qu'il leur conseilla en peu de mots de se retirer,
parce qu'il y avait du danger pour eux. Il s éloigna d'eux aussitôt,
errant tristement de côté et d'autre et ils sortirent pour regagner
leurs retraites. Ils étaient environ seize, parmi lesquels
Barthélémy, Nathanael, Saturnin, Judas Barsabas, Siméon, qui devint
évêque de Jérusalem, Zachée et Manahem, le jeune homme prophétique,
l'aveugle-né guéri par Jésus
.
Pierre ne pouvait trouver de repos, et son
amour pour Jésus le poussa de nouveau dans la cour intérieure qui
entourait la maison. On l'y laissa rentrer parce que Joseph
d'Arimathie et Nicodème l'y avaient introduit au commencement. Il ne
revint pas dans le vestibule, mais il tourna a droite et s'en vint a
l'entrée de la salle ronde placée derrière le tribunal, où la
canaille promenait Jésus au milieu des huées. Pierre s'approcha
timidement, et quoiqu'il vit bien qu'on l'observait comme un homme
suspect, son inquiétude le poussa au milieu de la foule qui se
pressait à la porte pour regarder. On traînait alors Jésus avec sa
couronne de paille sur la tête; il jeta sur Pierre un regard triste
et presque sévère, et Pierre fut pénétré de douleur. Mais comme il
n'avait pas surmonté sa frayeur, et qu'il entendait dire à
quelques-uns des assistants : “Qu'est-ce que cet homme ?” il revint
dans la cour, marchant d'un pas mal assuré, tant il était accablé de
tristesse et d'inquiétude ; puis, comme on l'observait encore dans
le vestibule, il s'approcha du feu et resta assis là quelque temps.
Mais quelques personnes qui avaient remarqué son trouble se mirent à
lui parler de Jésus en termes injurieux. L'une d'elles lui dit :
“Vraiment tu es aussi de ses partisans ; tu es Galiléen et ton
accent te fait reconnaître”. Comme Pierre voulait se retirer, un
frère de Malchus vint à lui et lui dit : “N'est-ce pas toi que j'ai
vu avec eux dans le jardin des Oliviers, et qui as blessé mon frère
à l'oreille ?”
Pierre, alors dans son anxiété, perdit presque
l'usage de sa raison ; il se mit, avec la vivacité qui lui était
propre, à taire des serments exécrables et à jurer qu'il ne
connaissait pas cet homme ; puis il courut hors du vestibule dans la
cour qui entourait la maison. Alors le coq chanta de nouveau, et
Jésus, qu'on conduisait de la salle ronde à la prison à travers
cette cour, se tourna vers Pierre, et lui adressa un regard plein de
douleur et de compassion. Les paroles de Jésus : “Avant que le coq
ne chante deux fois, tu me renieras trois fois”, lui revinrent au
cœur avec une force terrible. Il avait oublié la promesse faite à
son maître de mourir plutôt que de le renier et le menaçant
avertissement qu'elle lui avait attiré ; mais lorsque Jésus le
regarda, il sentit combien sa faute était énorme et son cœur en fut
déchiré. Il avait renié son maître au moment où celui-ci était
couvert d'outrages, livré à des juges iniques, patient et silencieux
au milieu des tourments : pénétré de repentir et comme hors de lui,
il vint dans la cour extérieure, la tête voilée et pleurant
amèrement. Il ne craignait plus qu'on l'interpellât : maintenant il
aurait dit à tout le monde qui il était et combien il était
coupable.
Qui oserait dire qu'au milieu de pareils
dangers, en proie à de telles angoisses et à un tel trouble, livré à
une lutte si violente entre l'amour et la crainte, accablé de
fatigues inouïes et d'une douleur capable de faire perdre la raison,
avec la nature ardente et naïve de Pierre il eut été plus fort que
lui ? Le Seigneur l'abandonna à sa propre force, et il fut faible
comme sont tous ceux qui oublient cette parole : “Veillez et priez
pour ne pas tomber en tentation”.
La sainte Vierge était constamment en
rapport spirituel avec Jésus, elle savait tout ce qui lui arrivait
et souffrait avec lui. Elle était comme lui en prière continuelle
pour ses bourreaux. Mais son cœur maternel criait aussi vers Dieu
pour qu'il ne laissât pas ce crime s'achever, pour qu'il voulût
détourner ces douleurs de son très saint Fils, et elle avait un
désir irrésistible de se rapprocher de Jésus. Lorsque Jean, après
avoir entendu l'horrible cri : “Il est digne de mort”, fut venu la
trouver dans la maison de Lazare, située près de la porte de
l'Angle, et lui eut raconté l'horrible spectacle auquel il avait
assisté, elle demanda ainsi que Madeleine et quelques-unes des
saintes femmes, a être menée prés du lieu où Jésus souffrait. Jean,
qui n'avait quitté son divin maître que pour consoler celle qui
était le plus près de son cœur après lui, conduisit les saintes
femmes à travers les rues éclairées par la lune, et où l'on voyait
beaucoup de gens qui retournaient chez eux. Elles marchaient
voilées, mais leurs sanglots qu'elles ne pouvaient étouffer
attirèrent sur elles l'attention de plusieurs groupes, et elles
eurent à entendre bien des paroles injurieuses contre le Sauveur. La
mère de Jésus contemplait intérieurement le supplice de son Fils et
conservait cela dans son cœur comme tout le reste, elle souffrait en
silence comme lui, et plus d'une fois elle tomba évanouie. Comme
elle était ainsi sans connaissance dans les bras des saintes femmes,
sous une des portes de la ville intérieure, quelques gens bien
intentionnés qui revenaient de chez Caïphe la reconnurent, et
s'arrêtant un instant avec une compassion sincère, la saluèrent de
ces paroles : “O malheureuse Mère, ô déplorable Mère, ô Mère riche
en douleurs du Saint d'Israël !” Marie revint à elle et les remercia
cordialement : puis elle continua son triste chemin.
Comme elles approchaient de la maison
de Caïphe, elles passèrent du côté opposé à l'entrée où il n'y a
qu'un seul mur, tandis que du côté de l'entrée, on traverse deux
cours et elles rencontrèrent là une nouvelle douleur, car il leur
fallut passer par un endroit où l'on travaillait à la croix du
Christ sous une tente éclairée par des torches. Les ennemis de Jésus
avaient ordonné de préparer une croix pour lui dés qu'on se serait
emparé de sa personne, afin d'exécuter le jugement aussitôt qu'il
aurait été rendu par Pilate ; car ils voulaient mener le Sauveur
devant celui-ci de très bonne heure, et ne prévoyaient pas que cela
dût durer si longtemps. Les Romains avaient déjà préparé les croix
des deux larrons. Les ouvriers maudissaient Jésus pour qui il leur
fallait travailler la nuit ; et leurs paroles allèrent percer le
cœur de sa mère déjà perce de mille douleurs. Elle pria toutefois
pour ces aveugles qui préparaient avec des malédictions l'instrument
de leur rédemption et du supplice de son Fils.
Arrivée dans la cour extérieure, après
avoir fait le tour de la maison, Marie, accompagnée des saintes
femmes et de Jean, traversa cette cour et s'arrêta à l'entrée de la
cour suivante : mais son âme, livrée à des douleurs indicibles était
auprès de Jésus. Elle désirait vivement que la porté lui fût
ouverte, car elle sentait que cette porte seule la séparait de son
Fils, lequel, au second chant du coq, avait été conduit dans le
cachot placé sous la maison. La porte s'ouvrit, et Pierre, précédant
plusieurs autres personnes qui sortaient, se précipita au dehors les
mains étendues en avant, la tête voilée, et pleurant amèrement. Il
reconnut Jean et la sainte Vierge à la lueur des torches et de la
lune : ce fut comme si sa conscience réveillée par le regard du fils
se présentait maintenant à lui dans la personne de la mère. Marie
lui dit : “Simon, que devient Jésus mon fils ?” Et ces paroles
retentirent jusqu'au fond de son âme. Il ne put supporter son regard
et se détourna en tordant ses mains : mais Marie alla à lui et lui
dit avec une profonde tristesse : “Simon, fils de Jean, tu ne me
réponds pas ?” Alors Pierre s'écria en gémissant : “O mère, ne me
parlez pas ; ils l'ont condamné à mort, et je l'ai honteusement
renié trois fois”. Jean s'approcha pour lui parler ; mais Pierre,
comme hors de lui-même, s'enfuit de la cour, et gagna cette caverne
du mont des Oliviers ou les mains de Jésus priant s'étaient
imprimées dans la pierre. Je crois que c'est dans cette même caverne
qu'alla pleurer notre père Adam, lorsqu'il vint sur la terre chargée
de la malédiction divine.
La sainte Vierge, le cœur déchiré de
cette nouvelle douleur de son fils renié par le disciple même qui
l'avait reconnu le premier comme fils du Dieu vivant, tomba prés de
la porte sur la pierre où elle se tenait, et les traces de sa main
ou de son pied s'y imprimèrent. Cette pierre existe encore, mais je
ne me rappelle plus où. Je l'ai vue quelque part. Or les portes des
cours restaient ouvertes à cause de la foule qui se retirait après
l'emprisonnement de Jésus, et quand la sainte Vierge fut revenue à
elle, elle désira se rapprocher de son fils bien-aimé. Jean la
conduisit ainsi que les saintes femmes devant le lieu ou le Seigneur
était renfermé. Elle était en esprit avec Jésus, et Jésus était avec
elle ; mais cette tendre mère voulait entendre de ses oreilles les
soupirs de son fils : elle les entendit et aussi les injures de ceux
qui l'entouraient. Les saintes femmes ne pouvaient s'arrêter
longtemps là sans être remarquée : Madeleine montrait un désespoir
trop extérieur et trop violent, et quoique la sainte Vierge au plus
fort de la douleur conservât une dignité et une décence
merveilleuses, elle eut pourtant à entendre ces cruelles paroles :
“N'est-ce pas la mère du Galiléen ? son fils sera certainement
crucifié mais pas avant la fête, à moins que ce ne soit le plus
grand des scélérats”. Elle s'éloigna alors et, poussée par une
inspiration intérieure, alla jusqu'au foyer, dans le vestibule où se
trouvait encore un reste de populace. Les saintes femmes la
suivaient dans un même silence. A l'endroit où Jésus avait dit qu'il
était le Fils de Dieu et où les fils de Satan avaient crié : “Il est
digne de mort”, elle perdit encore connaissance, et Jean et les
saintes femmes l'emportèrent plus semblable à une morte qu'à une
vivante. La populace ne dit rien et resta dans le silence et
l'étonnement : c'était comme si un esprit céleste eût traversé
l'enfer.
On repassa à l'endroit où se préparait
la croix. Les ouvriers ne pouvaient pas plus la terminer que les
juges ne pouvaient s'accorder sur la sentence. Il leur fallait sans
cosse apporter d'autre bois, parce que telle ou telle pièce n'allait
pas ou se fendait, jusqu'à ce que les différentes espèces de bois
fussent combinées de la manière que Dieu voulait. J'eus diverses
visions à ce sujet. Je vis que les anges les forçaient à recommencer
jusqu'à ce que la chose fût faite selon ce qui était marqué ; mais
je n'ai pas un souvenir très distinct de cette vision.
Jésus était enferme dans un petit
cachot voûté dont une partie subsiste encore. Deux des quatre
archers seulement restèrent prés de lui, mais ils se firent bientôt
remplacer par d'autres. On ne lui avait pas encore rendu ses
habits : il était vêtu seulement du vieux manteau couvert de
crachats qu'on lui avait mis par dérision : ses mains avaient été
liées de nouveau.
Lorsque le Sauveur entra dans la
prison, il pria son Père céleste de vouloir bien accepter tous les
mauvais traitements qu'il avait eux à souffrir et qu'il allait
souffrir encore, comme un sacrifice expiatoire pour ses bourreaux et
pour tous les hommes qui, livrés à des tourments du même genre, se
rendraient coupables d'impatience et de colère. Du reste ses
bourreaux ne lui laissèrent pas même ici un instant de repos. Ils
l'attachèrent au milieu de la prison à un piller et ne lui permirent
pas de s'appuyer, de sorte qu'il avait peine à se tenir sur ses
pieds fatigués, meurtris et gonflés. Ils ne cessèrent pas de
l'insulter et de le tourmenter, et quand les deux archers charges de
le garder étaient las, ils étaient remplacés par deux autres qui
imaginaient de nouvelles cruautés.
Je ne puis raconter tout ce que ces
méchants hommes firent souffrir au Saint des saints : je suis trop
malade, et j'étais presque mourante à cette vue. Ah ! combien il est
honteux pour nous que notre mollesse ne puisse dire ou entendre sans
dégoût et sans répugnance le récit des innombrables outrages que le
Rédempteur a souffert patiemment pour notre salut. Nous sommes
saisis d'une horreur comparable à celle du meurtrier forcé de poser
la main sur les blessures de sa victime. Jésus souffrit tout sans
ouvrir la bouche ; et c'étaient les hommes, les pécheurs qui
exerçaient leur rage sur leur frère, leur Rédempteur, leur Dieu. Je
suis aussi une pauvre pécheresse, et c'est à cause de moi aussi que
tout cela s'est fait. Au jour du jugement où tout sera manifesté,
nous verrons tous quelle part nous avons prise au supplice du Fils
de Dieu par les péchés que nous ne cessons de commettre et qui sont
une sorte de consentement et de participation aux mauvais
traitements que ces misérables firent éprouver à Jésus. Ah ! si nous
réfléchissions, nous répéterions bien plus sérieusement ces paroles
qui se trouvent dans bien des livres de prières : “Seigneur,
faites-moi mourir plutôt que de permettre que je vous offense encore
par le péché”.
Jésus dans sa prison priait
incessamment pour ses bourreaux ; et comme à la fin, accablés de
fatigue, ils lui laissèrent un instant de repos, je le vis appuyé au
piller et tout entouré de lumière. Le jour commençait à poindre, le
jour de sa Passion, le jour de notre rédemption, et un rayon
arrivait en tremblant, par le soupirait du cachot, jusque sur notre
saint Agneau pascal tout meurtri qui a pris sur lui tous les péchés
du monde. Jésus leva ses mains enchaînées vers la lumière naissante,
et pria son Père à haute voix, le remerciant de la manière la plus
touchante pour le don de ce jour que les patriarches avaient tant
désiré, après lequel lui-même avait soupiré avec tant d'ardeur,
depuis son arrivée sur la terre, qu'il avait dit à ses disciples :
“Je dois être baptisé d'un autre baptême et je suis dans
l'impatience jusqu'à ce qu'il s'accomplisse”. Combien étaient
touchantes ses actions de grâces pour l'arrivée de ce jour qui
devait procurer notre salut, le but de sa vie, ouvrir le ciel,
vaincre l'enfer, faire jaillir sur les hommes la source des
bénédictions et accomplir la volonté de son Père. J'ai prié avec
lui, mais je ne puis rendre sa prière, tant j'étais accablée et
malade : lorsqu'il remerciait pour ces horribles souffrances qu'il
subissait aussi pour moi, je ne pouvais que dire et redire : “Ah !
donnez-moi vos douleurs ; elles m'appartiennent, elles sont le prix
de mes péchés”. Il saluait le jour avec une action de grâce si
touchante que j'étais comme anéantie d'amour et de pitié, et que je
répétais chacune de ses paroles comme un enfant. C'était un
spectacle indiciblement triste, attendrissant et imposant de voir
Jésus, entouré de lumière, accueillir ainsi le premier rayon du
grand jour de son sacrifice. On eut dit que ce rayon venait à lui
comme un juge qui vient visiter un condamné dans sa prison pour se
réconcilier avec lui avant l'exécution. Les archers qui semblaient
s'être assoupis un instant se réveillèrent et le regardèrent avec
surprise, mais ils ne le troublèrent pas. Ils avaient l'air étonné
et effrayé. Jésus resta un peu plus d'une heure dans cette prison.
Pendant que Jésus était dans le cachot,
Judas qui jusque-là avait erré comme un désespéré dans la vallée de Hinnom, se rapprocha du tribunal de Caïphe. Il se glissa près de cet
édifice, ayant encore pendues à sa ceinture les trente pièces
d'argent, prix de sa trahison. Tout était rentré dans le silence, et
il demanda aux gardes de la maison, sans se taire connaître d'eux,
ce qui adviendrait du Galiléen. “Il a été condamné à mort”,
dirent-ils, “et il sera crucifié” il entendit d'autres personnes
parler entre elles des cruautés exercées sur Jésus, de sa patience,
du jugement solennel qui devait avoir lieu au point du jour devant
le grand conseil. Pendant que le traître recueillait çà et la ces
nouvelles, le jour parut, et on commença à faire divers préparatifs
dans le tribunal. Judas se retira derrière le bâtiment pour ne pas
être vu : car il fuyait les hommes comme Caïn, et le désespoir
s'emparait de plus en plus de son âme. Mais quel spectacle s'offrit
à sa vue. L'endroit où il s'était réfugié était celui où l'on avait
travaillé à la croix : les différentes pièces dont elle devait se
composer étaient rangées en ordre, et les ouvriers dormaient à côté.
Le ciel blanchissait au-dessus de la montagne des Oliviers : il
semblait voir avec terreur l'instrument de notre rédemption. Judas
tressaillit et s'enfuit : il avait vu le gibet auquel il avait vendu
le Seigneur. Il se cacha dans les environs, attendant la conclusion
du jugement du matin.
Au
point du jour, Caïphe, Anne. les Anciens et les Scribes se
rassemblèrent de nouveau dans la grande salle du tribunal pour
rendre un jugement tout à fait régulier : car il n'était pas
conforme à la loi qu'on jugeât la nuit, et il pouvait y avoir
seulement une instruction préparatoire, à cause de l'urgence. La
plupart des membres avaient passé le reste de la nuit dans la maison
de Caïphe, où on leur avait préparé des lits de repos. Plusieurs,
comme Nicodème et Joseph d'Arimathie, vinrent au point du jour.
L'assemblée était nombreuse et il y avait dans toutes ses allures
beaucoup de précipitation. Comme on voulait condamner Jésus à mort.
Nicodème, Joseph et quelques autres tinrent tête à ses ennemis, et
demandèrent qu'on différât le jugement jusque après la fête, de peur
qu'il ne survint des troubles à cette occasion ; ils ajoutèrent
qu'on ne pouvait point asseoir un jugement sur les griefs portés
devant le tribunal, puisque tous les témoins s'étaient contredits.
Les Princes des prêtres et leurs adhérents s'irritèrent et firent
entendre clairement à ceux qui les contrariaient qu'étant soupçonnés
eux-mêmes d'être favorables à la doctrine du Galiléen. Ce jugement
ne leur déplaisait tant que parce qu'il les atteignait aussi. Ils
allèrent jusqu'à vouloir exclure du conseil tous ceux qui étaient
favorables à Jésus ; ceux-ci de leur côté protestèrent qu'ils ne
prenaient aucune part à tout ce qui pourrait être décidé, quittèrent
la salle et se retirèrent dans le Temple.
Caïphe
ordonna d'amener Jésus devant ses juges et de se préparer à le
conduire vers Pilate immédiatement après le jugement. Les archers se
précipitèrent en tumulte dans la prison, délièrent les mains de
Jésus en l'accablant d'injures, lui arrachèrent le vieux manteau
dont ils l'avaient revêtu, le forcèrent à coups de poing à remettre
sa longue robe encore toute couverte des ordures qu'ils y avaient
jetées, lui attachèrent de nouveau des cordes au milieu du corps et
le conduisirent hors de la prison. Tout cela se fit précipitamment
et avec une horrible brutalité. Jésus fut conduit à travers les
soldats déjà rassemblés devant la maison, et quand il parut à leurs
yeux, semblable à une victime qu'on mène au sacrifice, horriblement
défiguré par les mauvais traitements, vêtu seulement de sa robe
toute souillée, le dégoût leur inspira de nouvelles cruautés ; car
la pitié ne trouvait point de place dans ces Juifs au cœur dur.
Caïphe,
plein de rage contre Jésus qui se présentait devant lui dans un état
si déplorable, lui dit : “Si tu es l'oint du Seigneur, le Messie,
dis-le-nous”. Jésus leva la tête et dit avec une sainte patience et
une gravité solennelle : “Si je vous le dis, vous ne me croirez
pas ; et si je vous interroge, vous ne me répondrez pas, ni ne me
laisserez aller ; mais désormais le Fils de l'homme sera assis à la
droite de la puissance de Dieu”. Ils se regardèrent entre eux et
dirent à Jésus avec un rire dédaigneux : “Tu es donc le Fils de
Dieu ?” Et Jésus répondit avec la voix de la vérité éternelle :
“Vous le dites, je le suis”. A cette parole, ils crièrent tous :
“Qu'avons-nous besoin de preuves ? Nous venons de l'entendre de sa
propre bouche”.
En même
temps il prodiguaient les termes de mépris à Jésus, ce misérable, ce
vagabond, ce mendiant de basse extraction qui voulait être leur
Messie et s'asseoir à la droite de Dieu. Ils ordonnèrent aux archers
de le lier de nouveau, et lui firent mettre une chaîne autour du
cou, ainsi qu'on le faisait aux condamnés à mort, afin de le
conduire à Pilate. Ils avaient déjà envoyé un messager à celui pour
le prier de se tenir prêt à juger un criminel, parce qu'ils devaient
se hâter à cause de leur fête. Ils parlaient entre eux avec dépit de
ce qu'il leur fallait aller d'abord vers le gouverneur romain ; car,
quand il s'agissait de quelque chose de plus que de leurs lois
religieuses et de la police du Temple, ils ne pouvaient rendre
exécutoire une sentence de mort sans son concours. Or, pour donner à
la condamnation de Jésus une plus grande apparence de justice, ils
voulaient le faire juger aussi comme coupable envers l'empereur, et
c'est sous ce rapport que la chose était principalement du ressort
de Pilate. Les soldats étaient déjà rangés devant la maison ; il y
avait en outre beaucoup d'ennemis de Jésus et de populace. Les
Princes des prêtres et une partie du conseil allaient en avant, puis
venait le Sauveur mené par les archers et entouré de soldats ; la
populace fermait la marche. C'est dans cet ordre qu'ils descendirent
de Sion dans la partie inférieure de la ville, se dirigeant vers le
palais de Pilate. Une partie des prêtres qui avaient assisté au
conseil se rendit au Temple, où us avaient à s'occuper des
cérémonies du jour.
Pendant
qu'on conduisait Jésus à Pilate, le traître Judas qui ne s'était pas
beaucoup éloigné, entendait ce qui se disait dans la foule, et son
oreille était frappée de paroles semblables à celles-ci : “On le
conduit à Pilate ; le grand Conseil a condamné le Galiléen à mort,
il doit être crucifié, on ne le laissera pas en vie, on l'a déjà
terriblement maltraité, il est d'une patience qui confond ; il ne
répond rien, il a dit seulement qu'il était le Messie et qu'il
siégerait à la droite de Dieu ; c'est pourquoi on le crucifiera :
s'il n'avait pas dit cela, on n'aurait pas pu le condamner a mort.
Le coquin qui l'a vendu était son disciple, et avait, peu de temps
avant, mangé l'agneau pascal avec lui : je ne voudrais pas avoir
pris part à cette action ; que le Galiléen soit ce qu'il voudra, au
moins n'a-t-il pas livré son ami à la mort pour de l'argent ;
vraiment ce misérable mériterait aussi la potence”. Alors
l'angoisse, le remords trop tardif et le désespoir luttaient dans
l'âme de Judas. Satan le poussa à s'enfuir en courant. Le faisceau
des trente pièces d'argent, suspendu à sa ceinture, était pour lui
comme un éperon de l'enfer, il le prit dans sa main pour l'empêcher
de le frapper ainsi dans sa course, il courait en toute hâte, non
pas après le cortège pour se jeter aux pieds de Jésus et demander
son pardon au Rédempteur miséricordieux, non pour mourir avec lui,
non pour confesser, plein de repentir, sa faute devant Dieu, mais
pour rejeter loin de lui, en face des hommes, son crime et le prix
de sa trahison. Il courut comme un insensé jusque dans le Temple où
plusieurs membres du conseil s'étaient rendus après le jugement de
Jésus. Ils se regardèrent avec étonnement ; puis, avec un sourire de
mépris, ils fixèrent leurs regards hautains sur Judas qui tout hors
de lui, arracha de sa ceinture les trente pièces d'argent, et, les
leur présentant de la main droite, dit dans un violent désespoir :
“Reprenez votre argent avec lequel vous m'avez entraîné à vous
livrer le juste : reprenez votre argent, délivrez Jésus, je romps
notre pacte : j'ai péché grièvement, car j'ai livré le sang
innocent”. Mais les prêtres lui témoignèrent tout leur mépris : ils
retirèrent leurs mains de l'argent qu'il leur tendait, comme pour ne
pas se souille : en touchant la récompense du traître, et lui
dirent : “Que nous importe que tu aies péché ! si tu crois avoir
vendu le sang innocent, c'est ton affaire : nous savons ce que nous
avons acheté, et nous l'avons trouvé digne de mort. Tu as ton
argent : nous ne voulons plus en entendre parler, etc.”. Ils lui
tinrent ces discours du ton qu'on prend quand on veut se débarrasser
d'un importun, et ils éloignèrent de lui. A ces paroles, Judas fut
saisi dune telle rage et d'un tel désespoir qu'il était comme hors
de lui : ses cheveux se dressaient sur sa tête : il déchira à deux
mains la ceinture où étaient les pièces d'argent, les jeta dans le
Temple et s'enfuit hors de la ville.
Je le
vis de nouveau courir comme un insensé dans la vallée d'Hinnom :
Satan sous une forme horrible était à ses côtés, et lui soufflait à
l'oreille, pour le porter au désespoir, toutes les malédictions des
prophètes sur cette vallée où les Juifs autrefois avaient sacrifie
leurs enfants aux idoles. Il semblait que toutes ces paroles le
montrassent au doigt, comme par exemple : “Ils sortiront et verront
le cadavre de ceux qui ont péché envers moi, dont le ver ne mourra
point, dont le feu ne s'éteindra pas”. Puis il répétait à ses
oreilles : “Caïn, où est Abel, ton frère ? Qu'as-tu fait ? son sang
crie vers moi, tu es maintenant maudit sur la terre, errant et
fugitif”. Lorsqu'il arriva au torrent de Cédron, et vit le mont des
Oliviers, il frissonna, détourna les veux, et entendit de nouveau
ces paroles : “Mon ami, qu'es-tu veut faire ? Judas, tu trahis le
Fils de l'homme par un baiser !” Il fut pénétré d'horreur jusqu'au
fond de l'âme, sa raison commença à s'égarer, et l'ennemi lui
souffla à l'oreille : “C'est ici que David a passé le Cédron, fuyant
devant Absalon : Absalon mourut pendu à un arbre ; David a parlé de
toi lorsqu'il a dit : “Ils m'ont rendu le mal pour le bien, la haine
pour l'amour. Que Satan soit toujours à sa droite ; lorsqu'on le
jugera, qu'il soit condamné : que ses jours soient abrégés, et qu'un
autre reçoive son épiscopat. Le Seigneur se souviendra de l'iniquité
de ses pères et le péché de sa mère ne sera pas effacé, parce qu'il
a poursuivi le pauvre sans miséricorde, qu'il a livré à la mort
l'affligé. Il a aimé la malédiction : elle viendra sur lui ; il
s'est revêtu de la malédiction comme d'un vêtement elle a pénétré
comme l'eau dans ses entrailles, comme l'huile dans ses os ; elle
est autour de lui comme un vêtement, comme une ceinture dont il est
toujours ceint”. Judas, livré à ces terribles pensées, arriva au
sud-est de Jérusalem, au pied de la montagne des Scandales, en un
lieu marécageux, plein de décombres et d'immondices, où personne ne
pouvait le voir : le bruit de la ville arrivait de temps en temps
jusqu'à lui avec plus de force, et Satan lui disait : “Maintenant on
le mène à la mort, tu l'as vendu, sais-tu ce qu'il y a dans la loi :
Celui qui aura vendu une âme parmi ses frères les enfants d'Israël,
et qui en aura reçu le prix, doit mourir de mort. Finis-en,
misérable, finis-en !” Alors Judas, désespéré, prit sa ceinture et
se pendit à un arbre qui croissait là dans un creux. sortant de la
terre en plusieurs tiges
: lors qu'il
fut pendu, son corps creva et ses entrailles se répandirent sur la
terre.
On
conduisit le Sauveur à Pilate à travers la partie la plus fréquentée
de la ville, laquelle en ce moment fourmillait de Juifs venus de
toutes les parties du pays pour les fêtes de Pâques, sans parler
d'une multitude d'étrangers. Le cortège descendit la montagne de
Sion par le côté du nord, traversa une rue étroite située au bas,
puis se dirigea par le quartier d'Acra, le long de la partie
occidentale du Temple, vis-à-vis du grand forum ou marché. Caïphe,
Anne et beaucoup de membres du grand conseil marchaient devant en
habits de fêtes et on portait derrière eux des rouleaux
d'écritures ; ils étaient suivi d'un grand nombre de Scribes et de
plusieurs autres Juifs, parmi lesquels se trouvaient tous les faux
témoins et les méchants Pharisiens qui s'étaient donné le plus de
mouvement lors de la mise en accusation de Jésus. A une petite
distance venait le Sauveur entouré d'une troupe de soldats et de ces
six agents qui avaient assisté à son arrestation ; les archers le
conduisaient avec des cordes. La populace affluait de tous les
côtés, et se joignait au cortège avec des cris et des imprécations ;
des groupes se pressaient sur tout le chemin.
Jésus
n'était couvert que de sa robe de dessous toute souillée
d'immondices ; la longue chaîne passée autour de son cou frappait
contre ses genoux lorsqu'il marchait, ses mains étaient liées comme
la veille, et les archers le traînaient encore avec des cordes
attachées à sa ceinture. Il allait chancelant, défiguré par les
outrages de la nuit, pâle défait, je visage enflé et meurtri, la
barbe et les cheveux en désordre ; et les injures et les mauvais
traitements continuaient sans relâche. On avait ameuté beaucoup de
populace, pour parodier en quelque sorte son entrée royale du
Dimanche des Rameaux. On lui donnait par dérision plusieurs des
titres qu'on donne aux rois ; on jetait sous ses pieds des pierres,
des morceaux de bois, de sales haillons ; on se raillait de mille
façons de cette entrée triomphale. Les bourreaux le traînaient avec
leurs cordes par-dessous tous ces objets qui encombraient la voie,
le secouant, le poussant et le maltraitant sans relâche.
Non
loin de la maison de Caïphe attendait la sainte mère de Jésus,
serrée dans l'angle d'un bâtiment, avec Jean et Madeleine. Son âme
était toujours avec Jésus ; toutefois, quand elle pouvait
l'approcher corporellement, l'amour ne lui laissait pas de repos, et
la poussait sur les traces de son Fils. Après sa visite nocturne au
tribunal de Caïphe, elle était restée quelque temps au Cénacle,
plongée dans une douleur muette ; puis, lorsque Jésus fut tiré de sa
prison pour être de nouveau amené devant ses juges, elle se leva,
mit son voile et son manteau, et sortant la première, elle dit à
Madeleine et à Jean : “Suivons mon Fils chez Pilate ; je veux le
voir de mes yeux”. Ils se rendirent par un chemin détourné à un
endroit où devait passer le cortège, et où ils attendirent. La mère
de Jésus savait bien ce que souffrait son Fils, elle l'avait
toujours présent à l'esprit ; toutefois son oeil intérieur ne
pouvait le voir aussi défait et aussi meurtri qu'il l'était par la
méchanceté des hommes, parce que ses douleurs lui apparaissaient
adoucies dans un auréole de sainteté, d'amour et de patience. Mais
voici que l'ignominieuse, la terrible réalité s'offrit à sa vue.
C'étaient d'abord les orgueilleux ennemis de Jésus, les prêtres du
vrai Dieu, revêtus de leurs habits de fête, avec leurs projets
déicides et leur âme pleine de malice, de mensonge et de fourberie.
Horrible spectacle ! Les prêtres de Dieu étaient devenus les prêtres
de Satan. A leur suite venaient les faux témoins, les accusateurs
sans foi, la populace avec ses clameurs, puis enfin Jésus, le Fils
de Dieu, le Fils de l'homme, le Fils de Marie, horriblement défiguré
et meurtri, enchaîne, frappé, poussé, se traînant plus qu'il ne
marchait, perdu dans un nuage d'injures et de malédictions. Ah !
s'il n'eût pas été le plus misérable, le plus délaissé, le seul
priant et aimant dans cette tempête de l'enfer déchaîné, sa mère ne
l'eût jamais reconnu dans cet état. Quand il s'approcha, elle
s'écria en sanglotant : “Hélas ! est-ce là mon fils ? Ah ! c'est mon
fils ; ô Jésus, mon Jésus !” Le cortège passa près d'elle, le
Sauveur lui jeta un regard touchant, et elle perdit connaissance.
Jean et Madeleine l'emportèrent ; mais à peine se fut-elle remise un
peu, qu'elle se fit conduire par Jean au palais de Pilate.
Jésus
devait éprouver sur ce chemin comment les amis nous abandonnent dans
le malheur ; car les habitants d'Ophel étaient tous rassemblés sur
son passage, et quand ils virent Jésus si humilié et si défigure, au
milieu des bourreau : qui l'injuriaient et le maltraitaient, ils
furent ébranlés dans leur foi, ne pouvant se représenter ainsi le
roi, le prophète, le Messie, le Fils de Dieu. Les Pharisiens se
moquaient d'eux à cause de leur attachement à Jésus.
“Voilà
votre roi, disaient-ils ; saluez-le. N'avez-vous rien à lui dire,
maintenant qu'il va à son couronnement, avant de monter sur son
trône ? Ses miracles sont finis : le grand-prêtre a mis fin à ses
sortilèges” et autres discours de cette sorte. Ces pauvres gens, qui
avaient reçu tant de grâces et de bienfaits de Jésus, furent
ébranlés par le terrible spectacle que leur donnaient les
personnages les plus révérés du pays, les Princes des Prêtres et le
Sanhédrin. Les meilleurs se retirèrent en doutant, les pires se
joignirent au cortège autant qu'il leur fut possible ; car les
Pharisiens avaient mis des gardes çà et là pour maintenir la route
libre et empêcher tout mouvement tumultueux.
Au pied
de l'angle nord-ouest de la montagne du Temple
est situé le
palais du gouverneur romain Pilate. Il est assez élevé, car on y
arrive par plusieurs degrés de marbre, et il domine une place
spacieuse entourée de galeries où se tiennent des marchands : un
corps de garde et quatre entrées, au couchant au nord, au levant et
au midi où se trouve le palais de Pilate, interrompent cette
enceinte du marché qui s'appelle le forum et qui, vers le couchant
s'étend encore au delà de l'angle nord-ouest de la montagne du
Temple.
De ce
point du forum on peut voir la montagne de Sion. Il est plus élevé
que les rues qui y aboutissent ; dans certains endroits les maisons
des rues voisines s'appuient au coté extérieur de son enceinte. Le
palais de Pilate n'y est pas attenant, mais il en est séparé par une
cour spacieuse. Cette cour a pour porte, vers l'orient, une grande
arcade donnant sur une rue qui mène à la porte des Brebis et ensuite
au mont des Oliviers, au couchant est une autre arcade par où l'on
va à Sion, à travers le quartier d'Acra. De l'escalier de Pilate, on
a vue, au nord, par-dessus la cour, jusque sur le forum, à l'entrée
duquel sont des colonnes et quelques sièges de pierre tournés vers
le palais. Les prêtres juifs n'allèrent pas plus loin que ces
sièges, afin de ne pas se souiller en entrant dans le tribunal de
Pilate. La limite qu'ils ne devaient pas franchir était marquée par
une ligne tracée sur le pavé de la cour. Prés de la porte
occidentale de la cour était bâti. dans l'enceinte du marché, un
grand corps de garde, se joignant au nord avec le forum et le
prétoire. On appelait prétoire la partie du palais où Pilate rendait
ses jugements. Ce corps de garde était entouré de colonnes : au
centre se trouvait un espace à ciel ouvert, et au-dessous régnaient
des prisons où les deux larrons étaient enfermés. Il y avait là
beaucoup de soldats romains. Non loin de ce corps de garde, près des
galeries qui l'entouraient. s'élevait sur le forum même la colonne
où Jésus fut flagellé ; il y en a plusieurs autres dans l'enceinte
de la place, les plus proches servent à infliger les punitions
corporelles, les plus éloignées à attacher des bestiaux mis en
vente. Vis-à-vis le corps de garde s'élève, au-dessus du forum, une
terrasse où se trouvent des bancs de pierre ; c'est comme un
tribunal. De ce lieu, appelé Gabbatha, Pilate prononce ses jugements
solennels. L'escalier de marbre qui monte au palais conduit à une
terrasse découverte, d'où Pilate parle aux accusateurs assis sur les
bancs de pierre à l'entrée du forum. Ils peuvent s'entretenir en
parlant haut et distinctement.
Derrière le palais de Pilate sont d'autres terrasses plus élevées,
avec des jardins et une maison de plaisance. Ces jardins unissent le
palais du gouverneur avec la demeure de sa femme, qui s'appelle
Claudia Procle. Derrière ces bâtiments est encore un fossé
qui les
sépare de la montagne du Temple. Il y a aussi de ce côté des maisons
habitées par des serviteurs du Temple. Attenant la partie orientale
du palais de Pilate, se trouve ce tribunal du vieil Hérode, où les
saints Innocents furent égorgés dans une cour intérieure. Il y a eu
quelque chose de changé dans les distributions, l'entrée est placée
aujourd'hui vers l'orient : il y en a cependant aussi une pour
Pilate au palais duquel elle touche. De ce coté de la ville courent
quatre rues dans la direction de l'ouest ; trois conduisent au
palais de Pilate et au forum, la quatrième passe au nord du forum et
mène à la porte par laquelle on va à Bethsur. Près de cette porte et
dans cette rue est la belle maison que possède Lazare à Jérusalem,
et où Marthe a aussi une demeure à elle. Celle de ces quatre rues
qui est la plus voisine du Temple vient de la porte des Brebis, près
de laquelle se trouve, à droite en entrant, la piscine des Brebis.
Cette piscine est adossée à la muraille dans laquelle sont pratiqués
des arcades formant une voûte au-dessus de ses eaux. Celles-ci ont
en avant du mur un écoulement dans la vallée de Josaphat, ce qui
fait qu'il y a, en cet endroit, une espèce de bourbier devant la
porte. La piscine est entourée de quelques bâtiments. C'est là qu'on
lave d'abord les agneaux avant de les conduire au Temple ; ils sont
lavés une seconde fois solennellement dans la piscine de Bethsaïda,
au midi du Temple. Dans la seconde rue est une maison qui a
appartenu à sainte Anne mère de Marie, où sa famille et elle se
tenaient et préparaient leurs victimes lorsqu'ils venaient à
Jérusalem pour les fêtes. C'est aussi dans cette maison, si je ne me
trompe, que fut célébré le mariage de Joseph et de Marie.
Le
forum, comme je l'ai dit, est plus élevé que les rues adjacentes, et
il y a dans celles-ci des conduits d'eau qui aboutissent à la
piscine des Brebis. Il y a un forum semblable sur la montagne de
Sion, devant l'ancien château de David. Le Cénacle est au sud-est,
dans le voisinage, et au nord se trouvent le tribunal d'Anne et
celui de Caïphe. Le château de David est une forteresse abandonnée,
avec des cours, des salles et des écuries vides qu'on loue à des
caravanes et à des étrangers pour eux et leurs bêtes de somme. Cet
édifice est depuis longtemps désert, je le vis déjà dans cet état à
l'époque de la naissance de Jésus-Christ. Le cortège des trois rois
avec ses nombreuses bêtes de somme y fut conduit alors, dès leur
entrée dans la ville.
Lorsque
je vois dans les temps anciens des palais et des temples descendre
ainsi aux usages les plus vils, je pense toujours à ce qui arrive
aussi de notre temps, où tant de beaux ouvrages de la foi d de la
piété d'une autre époque, tant d'églises et de couvents magnifiques
sont détruits et ravagés, ou employés à des usages mondains, si ce
n'est criminels. La petite église de mon couvent, qui était pour moi
le ciel sur la terre, et où le roi du ciel et de la terre aimait
tant à habiter parmi nous, pauvres pécheresses, dans le Très
Saint-Sacrement, est maintenant sans toiture et sans fenêtres ; on a
enlevé toutes les pierres tombales qui s'y trouvaient. Notre pauvre
cloître, où j'étais plus heureuse dans ma cellule, avec ma chaise
brisée, qu'un roi ne peut l'être sur son trône, car je pouvais voir
la partie de l'église où se trouvait le Saint-Sacrement, où
sera-t-il dans quelque temps ? Bientôt on saura à peine en quel lieu
tant d'âmes consacrées à Dieu ont prié pendant une longue suite
d'années pour le monde entier et pour toutes les pauvres âmes
délaissées. Mais Dieu le saura, car il n'y a point d'oubli chez
lui ; le passé et l'avenir lui sont présents ; et de même qu'il me
fait voir, présents près de lui, tous les anciens événements, de
même tout le bien fait en des lieux oubliés, tout le mal fait en des
lieux souillés et profanés, se conservent près de lui pour le jour
où il faudra lui rendre compte, et où tout sera rigoureusement payé.
Il n'y a point devant Dieu d'acception de lieux et de personnes ; il
tient compte même de la vigne de Naboth. J'ai souvent entendu dire
que notre couvent a été fondé par deux pauvres religieuses, avec une
cruche d'huile et un sac de fèves. Tous les intérêts bien gagnés de
ce capital, comme de tous les capitaux, seront comptés au jour du
jugement. On dit souvent qu'une pauvre âme reste en peine à cause de
deux pièces de monnaie injustement acquises et non restituées ; que
Dieu remette leur dette à tous ceux qui se sont jamais emparés du
bien des pauvres et de l'Église et leur donne le repos éternel
.
Il
était à peu près six heures du matin. selon notre manière de
compter, lorsque la troupe qui conduisait le Sauveur si horriblement
maltraité arriva devant le palais de Pilate. Anne, Caïphe et les
membres du conseil venus avec eux s'arrêtèrent aux sièges placés
entre le marché et l'entrée du tribunal. Jésus fut traîné par les
archers ; quelques pas plus avant, jusqu'à l'escalier de Pilate.
Pilate était sur la terrasse qui faisait saillie, couché sur une
espèce de lit de repos, et ayant devant lui une petite table trois
pieds sur laquelle se trouvaient quelques attributs de sa dignité et
d'autres objets dont je ne me souviens pas. A ses côtés étaient des
officiers et des soldats : on tenait élevés prés de lui les insignes
de la puissance romaine. Les Princes des Prêtres et les Juifs se
tenaient loin du tribunal parce qu'autrement ils auraient contracté
une souillure légale : il y avait une limite tracée qu'ils ne
franchirent pas.
Lorsqu'il vit arriver Jésus au milieu d'un si grand tumulte, il se
leva, et parla aux Juifs d'un ton aussi méprisant que pourrait le
faire un orgueilleux général français aux envoyés d'une pauvre
petite ville allemande. “Que venez-vous faire de si bonne heure ?
Comment avez-vous mis cet homme dans un tel état ? Commencez-vous
sitôt à écorcher et à immoler vos victimes ?” Pour eux ils crièrent
aux bourreaux : “En avant ! menez-le au tribunal !” Puis ils
répondirent à Pilate : “Écoutez nos griefs contre ce scélérat ; nous
ne pouvons pas entrer dans le tribunal, pour ne pas nous rendre
impurs”. Lorsqu'ils eurent proféré ces paroles à haute voix, un
homme de grande taille et d'un aspect vénérable s'écria, au milieu
du peuple qui se pressait derrière eux dans le forum : “Non, vous ne
devez pas entrer dans ce tribunal, car il est sanctifié par le sang
innocent ; lui seul peut y entrer, lui seul parmi les Juifs est pur
comme les innocents qui ont été massacrés là”. Après avoir ainsi
parlé avec beaucoup d'énergie, il se perdit dans la foule. Il
s'appelait Sadoch. C'était un homme riche, cousin d'Obed, le mari de
Séraphia, appelée depuis Véronique ; deux de ses enfants étaient au
nombre des saints Innocents égorges par l'ordre d'Hérode dans la
cour du tribunal. Depuis ce temps, il avait renoncé au monde, et sa
femme et lui avaient vécu dans la continence, comme faisaient les
Esséniens. Il avait vu et entendu une fois Jésus chez Lazare.
Lorsqu'il le vit traîné si misérablement au pied de l'escalier de
Pilate, un vif souvenir de ses enfants immolés se réveilla dans son
cœur, et il rendit ce témoignage éclatant de l'innocence du Sauveur.
Les accusateurs de Jésus avaient trop à faire avec Pilate et ils
étaient trop irrités de ses procédés envers eux et de l'humble
position qu'il leur fallait garder devant lui pour pouvoir s'occuper
de l'exclamation de Sadoch.
Les
archets firent monter à Jésus les degrés de marbre, et le menèrent
ainsi sur le derrière de la terrasse d'où Pilate parlait aux prêtres
juifs. Celui-ci avait beaucoup entendu parler de Jésus. Lorsqu'il le
vit si horriblement défiguré par les mauvais traitements, et
conservant toutefois une expression de dignité que rien ne pouvait
effacer, il éprouva un sentiment de dégoût et de mépris pour les
Princes les Prêtres, lesquels l'avaient fait prévenir d'avance
qu'ils amenaient à son tribunal Jésus de Nazareth, coupable de
crimes capitaux, et il leur fit sentir qu'il n'était pas disposé à
le condamner sans preuves, il leur dit d'un ton de maître : “De quoi
accusez-vous cet homme ? Si ce n'était pas un malfaiteur,
répondirent-ils avec humeur, nous ne vous l'aurions pas livré.
Prenez-le, répliqua Pilate et jugez-le selon votre loi. Vous savez,
dirent les Juifs, que nous n'avons qu'un droit restreint lorsqu'il
s'agit de la peine capitale”. Les ennemis de Jésus étaient pleins de
violence et de précipitation ; ils étaient pressés d'en finir avec
Jésus avant le temps légal de la fête, afin de pouvoir sacrifier
l'agneau pascal. Ils ne savaient pas que le véritable agneau pascal
était celui qu'ils avaient amené au tribunal du juge idolâtre, au
seuil duquel ils ne voulaient pas se souiller, afin de pouvoir ce
jour même célébrer leur Pâque.
Lorsque
le gouverneur romain leur enjoignit de faire connaître leurs griefs,
ils présentèrent trois chefs d'accusation principaux, dont chacun
était prouvé par dix témoins ; ils s'efforcèrent surtout de
présenter Jésus à Pilate comme criminel de lèse-majesté, devant par
conséquent être condamné par le gouverneur romain, car dans les
causes qui n'intéressaient que leur loi religieuse et leur temple,
ils avaient le droit de décider eux-mêmes. Ils accusèrent d'abord
Jésus d'être un séducteur du peuple qui troublait la paix publique
et incitait à la révolte, et ils produisirent quelques témoignages à
ce sujet. Ils dirent ensuite qu'il a semblait de grandes réunions
d'hommes, qu'il violait le Sabbat, qu'il guérissait le jour du
Sabbat. Ici Pilate les interrogea sur un ton de moquerie : “Vous
n'êtes pas malades apparemment, dit-il, autrement ces guérisons ne
vous mettraient pas tellement en colère”. Ils ajoutèrent qu'il
séduisait le peuple par d'horribles enseignements, qu'il disait
qu'on devait manger sa chair et boire son sang pour avoir la vie
éternelle. Pilate fut choqué de l'emportement furieux avec lequel
ils présentaient cette accusation ; il regarda ses officiers en
souriant, et adressa aux Juifs des paroles piquantes, comme
celles-ci : “On croirait presque que vous voulez suivre sa doctrine
et obtenir la vie éternelle ; car vous semblez vouloir manger sa
chair et boire son sang”.
Leur
deuxième accusation était que Jésus excitait le peuple à ne pas
payer l'impôt à l'empereur. Ici Pilate, en colère, les interrompit
du ton d'un homme chargé spécialement de veiller à ces sortes
d'objets. “C'est un gros mensonge, leur dit-il : je dois savoir cela
mieux que vous”. Les Juifs alors mirent en avant le troisième grief.
“Cet homme obscur, d'extraction basse et équivoque, s'est fait un
grand parti, et a dit malheur à Jérusalem ; il répand en outre parmi
le peuple des paraboles à double sens sur un roi qui prépare les
noces de son fils. Un jour la multitude, rassemblée par lui sur une
montagne, voulu le faire roi, mais il a trouvé que c'était trop tôt
et s'est caché. Dans les derniers jours il s'est produit davantage,
il s'est fait préparer une entrée tumultueuse à Jérusalem et il a
fait crier : Hosanna au fils de David ! Béni soit l'empire de notre
père David qui arrive ! il s'est fait rendre les honneurs royaux,
car il a enseigné qu'il était le Christ, l'oint du Seigneur, le
Messie, le roi promis aux Juifs, et il se fait ainsi appeler”. Ces
allégations furent encore appuyées par dix témoins.
Lorsqu'il fut dit que Jésus se faisait appeler le Christ, le Roi des
Juifs, Pilate sembla pensif. Il alla de la terrasse dans la salle du
tribunal qui y était attenante, jeta en passant un regard attentif
sur Jésus, et ordonna aux gardes de le lui amener dans la salle.
Pilate était un païen superstitieux, d'un esprit mobile et facile à
troubler ; il avait ouï parler vaguement des enfants de ses dieux
qui avaient vécu sur la terré ; il n'ignorait pas non plus que les
prophètes des Juifs leur avaient annoncé depuis longtemps un oint du
Seigneur, un Roi libérateur et Rédempteur, et que beaucoup de Juifs
l'attendaient. Il savait aussi que des rois de l'Orient étaient
venus vers le vieil Hérode, pour rendre hommage à un roi nouveau-né
des Juifs, et qu'Hérode, à cette occasion, avait fait égorger un
grand nombre d'enfants. Il avait bien ouï parler de ces traditions
sur un Messie et un Roi des Juifs ; mais il n'y croyait pas, en
païen qu'il était, et, s'il avait cherché à s'en rendre compte, il
se serait figuré, comme les Juifs instruits d'alors et les
Hérodiens, un roi puissant et victorieux. Il lui parut d'autant plus
ridicule qu'on accusât cet homme qui paraissait devant lui dans un
tel état d'abaissement et de souffrance, de s'être donné pour ce
Messie et ce Roi. Mais les ennemis de Jésus avant présenté ceci
comme une attaque aux droits de l'empereur, il fit amener le Sauveur
devant lui pour l'interroger.
Pilate
regarda Jésus avec étonnement, et lui dit : “Tu es donc le Roi des
Juifs ?” et Jésus répondit : “Dis-tu cela de toi-même, ou est-ce que
d'autres te l'ont dit de moi ?” Pilate choqué que Jésus pût le
croire assez extravagant pour adresser de lui-même une semblable
question à un pauvre homme dans un état si misérable. lui dit avec
quelque dédain : “Suis-je un Juif pour m'occuper de pareilles
misères ? Ton peuple et ses prêtres t'ont livré à moi comme ayant
mérité la mort pour cela. Dis-moi ce que tu as fait”. Jésus lui dit
avec majesté : “Mon royaume n'est pas de ce monde. Si mon royaume
était de ce monde, j'aurais des serviteurs qui combattraient pour
m'empêcher de tomber entre les mains des Juifs : mais mon royaume
n'est pas de ce monde”. Pilate fut quelque peu troublé à ces graves
paroles, et lui dit d'un ton plus sérieux : “Es-tu donc roi ?” Jésus
répondit : “Comme tu le dis, je suis Roi. Je suis né et je suis venu
dans ce monde pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque est de
la vérité entend ma voix”. Pilate le regarda, et dit en se levant :
“La vérité ! Qu'est-ce que la vérité ?” Il y eut encore quelques
paroles, dont je ne me souviens pas bien.
Pilate
revint sur la terrasse. Il ne pouvait pas comprendre Jésus ; mais il
voyait bien que ce n'était pas un roi qui pût nuire à l'empereur,
puisqu'il ne prétendait à aucun royaume dans ce monde. Or,
l'empereur s'inquiétait peu des royaumes de l'autre monde. Il cria
donc aux Princes des Prêtres, du haut ce la terrasse : “Je ne trouve
aucun crime en cet homme”. Les ennemis de Jésus s'irritèrent, et ce
fut un torrent d'accusations contre lui. Mais le Sauveur restait
silencieux, et priait pour les pauvres hommes : et lorsque Pilate,
se tournant vers lui, lui dit : “N'as-tu rien à répondre à ces
accusations ?” Jésus ne répondit pas un mot au point que Pilate,
surpris, lui dit encore : “Je vois bien qu'ils font des mensonges
contre toi”. (au lieu du mot mensonges, il se servit d'un autre
terme que j'ai oublié.)
Mais
les accusateurs continuèrent à parler avec fureur, et dirent :
“Comment ! vous ne trouvez pas de crime en lui ? N'est-ce point un
crime que de soulever le peuple, de répandre sa doctrine dans tout
le pays depuis la Galilée jusqu'ici ?”
Lorsque
Pilate entendit ce mot de Galilée, il réfléchit un instant, et dit :
“Cet homme est-il Galiléen et sujet d'Hérode ? — “Oui, répondit-on ;
ses parents ont demeuré à Nazareth, et son séjour actuel est
Capharnaüm”. — “Puisqu'il est sujet d'Hérode, répliqua Pilate,
menez-le devant lui : il est ici pour la fête, et peut le juger”.
Alors il fit reconduire Jésus hors du tribunal, et envoya un
officier à Hérode, afin de lui faire savoir qu'on amenait devant lui
Jésus de Nazareth, son sujet. Pilate était bien aise de se dérober
ainsi à l'obligation de juger Jésus, car cette affaire lui était
désagréable. Il désirait aussi faire une politesse à Hérode avec
lequel il était brouillé, et qui avait toujours été très curieux de
voir Jésus.
Les
ennemis du Sauveur, furieux d'être ainsi renvoyés par Pilate en face
de tout le peuple et obligés d'aller devant Hérode, firent tomber
toute leur colère sur Jésus. On le lia de nouveau, et on le traîna,
en l'accablant d'insultes et de coups, à travers la toute qui
remplissait le forum, jusqu'au palais d'Hérode qui n'était pas très
éloigné. Des soldats romains s'étaient joints au cortège.
Pendant
le dernier entretien, Claudia Procle, la femme de Pilate, lui avait
fait dire par un domestique qu'elle désirait vivement lui parler,
et, pendant qu'on conduisait Jésus à Hérode, elle se tenait
secrètement sur une haute galerie, et regardait le cortège avec
beaucoup de trouble et d'angoisse.
Pendant
tout ce débat, la mère de Jésus, Madeleine et. Jean s'étaient tenus
dans un coin du forum, regardant et écoutant avec une douleur
profonde. Lorsque Jésus fut mené à Hérode, Jean conduisit la sainte
Vierge et Madeleine sur tout le chemin qu'avait suivi Jésus. Ils
revinrent ainsi chez Caïphe, chez Anne, dans Ophel, à Gethsémani,
dans le jardin des Oliviers ; et dans tous les endroits où le
Sauveur était tombé, où il avait souffert, ils s'arrêtaient en
silence, pleuraient et souffraient avec lui. La sainte Vierge se
prosterna plus d'une fois, et baisa la terre aux places où son fils
était tombé. Madeleine se tordait les mains, et Jean pleurait, les
consolait, les relevait, les conduisait plus loin. Ce fut là le
commencement du saint chemin de la Croix et des honneurs rendus à la
Passion de Jésus, avant même qu'elle ne fût accomplie. Ce fut dans
la plus sainte fleur de l'humanité, dans la mère virginale du Fils
de l'homme, que commença la méditation de l'Église sur les douleurs
de son rédempteur. Dès ce moment, quand il n'était encore qu'à la
moitié de sa voie douloureuse, la mère pleine de grâce arrosait de
ses pleurs et révérait les traces des pas de son fils et de son
Dieu. O quelle compassion ! Avec quelle force le glaive tranchant et
perçant ne s'enfonça-t-il pas dans son cœur ! Elle, dont le corps
bienheureux l'avait porté, dont le sein bienheureux l'avait allaité,
cette bienheureuse qui avait entendu réellement et substantiellement
le Verbe de Dieu, Dieu lui-même dès le commencement, qui l'avait
conçu et gardé neuf mois sous son cœur plein de grâce, qui l'avait
porté et senti vivre en elle avant que les hommes ne reçussent de
lui la bénédiction, la doctrine et le salut, partageait toutes les
souffrances de Jésus, y compris son violent désir de racheter les
hommes par ses douleurs et sa mort. C'est ainsi que la Vierge pure
et sans tâche inaugura pour l'Église le Chemin de la Croix, pour y
ramasser à toutes les places, comme des pierres précieuses, les
inépuisables mérites de Jésus-Christ, pour les cueillir comme des
fleurs sur la route, et les offrir à son Père céleste pour ceux qui
ont la foi. Tout ce qu'il y a jamais eu, et tout ce qu'il y aura
jamais de saint dans l'humanité, tous ceux qui ont soupiré après la
rédemption, tous ceux qui ont jamais célébré avec une compassion
respectueuse l'amour et les souffrances du Sauveur, faisaient ce
chemin avec Marie, s'affligeaient, priaient, s'offraient en
sacrifice dans le cœur de la mère de Jésus qui est aussi une tendre
Mère pour tous ses frères réunis par la foi dans le sein de
l'Église.
Madeleine était comme hors d'elle-même à force de douleur. Elle
avait un immense et saint amour pour Jésus ; mais lorsqu'elle aurait
voulu verser son âme à ses pieds, comme l'huile de nard sur sa tête,
un horrible abîme s'ouvrait entre elle et son bien-aimé. Son
repentir et sa reconnaissance étaient sans bornes, et quand elle
voulait élever vers lui son cœur, comme le parfum de l'encens, elle
voyait Jésus maltraite, conduit à la mort à cause de ses fautes dont
il s'était chargé. Alors ces fautes pour lesquelles Jésus avait tant
à souffrir, la pénétraient d'horreur ; elle se précipitait dans
l'abîme du repentir, sans pouvoir l'épuiser ni le combler ; elle se
sentait de nouveau entraînée par son amour vers son Seigneur et
Maître. et elle le voyait livré aux plus horribles traitements.
Ainsi son âme était cruellement déchirée et ballottée entre l'amour,
le repentir, la reconnaissance, l'aspect de l'ingratitude de son
peuple, et tous ces sentiments s'exprimaient dans sa démarche, dans
ses paroles, dans ses mouvements.
Jean
aimait et souffrait. Il conduisait pour la première rois la Mère de
son Maître et de son Dieu, qui l'aimait aussi et souffrait aussi
pour lui, sur ces traces du chemin de la Croix où l'Église devait la
suivre, et l'avenir lui apparaissait.
Pendant
qu'on conduisait Jésus à Hérode et que là encore on l'injuriait et
on le raillait, je vis Pilate aller vers sa femme, Claudia Procle
ils se rendirent ensemble dans une petite maison située sur une
terrasse du jardin, derrière le palais. Claudia était troublée et
vivement émue. C'était une grande et belle femme, mais pâle. Elle
avait un voile qui pendait derrière elle ; cependant on voyait ses
cheveux rassemblés autour de sa tête et entremêlés de quelques
ornements ; elle avait aussi des pendants d'oreilles, un collier, et
sur la poitrine une espèce d'agrafe qui maintenait son long
vêtement. Elle s'entretint longtemps avec Pilate ; elle le conjura
par tout ce qui lui était sacré de ne point faire de mal à Jésus, le
Prophète, le Saint des Saints, et elle lui raconta quelque chose des
visions merveilleuses qu'elle avait eues au sujet de Jésus la nuit
précédente.
Pendant
quelle parlait, je vis la plupart de ces visions ; mais je ne me
souviens pas bien de la manière dont elles se suivaient. Je me
rappelle toutefois qu'elle vit les principaux moments de la vie de
Jésus : l'Annonciation de Marie la Nativité, l'adoration des bergers
et celle des rois, la prophétie de Siméon et d'Anne, la fuite en
Égypte, la tentation dans le désert, etc. Elle vit un ensemble de
tableaux de sa vie publique, si sainte et si bienfaisante. Il lui
apparut toujours environné de lumière, et elle vit la malice et la
cruauté de ses ennemis sous les formes les plus horribles ; elle vit
ses souffrances infinies, sa patience et son amour inépuisables, la
sainteté et les douleurs de sa mère. Ces visions lui donnèrent
beaucoup d'inquiétude et de tristesse, car tous ces objets étaient
nouveaux pour elle, elle en était saisie et pénétrée, et elle voyait
plusieurs de ces choses, le massacre des enfants par exemple et la
prophétie de Siméon, se passer dans le voisinage de sa maison. Pour
moi, je sais bien à quel point un cœur compatissant peut être
déchiré par ces visions, car l'on comprend bien ce que doivent
éprouver les autres lorsqu'on l'a ressenti soi-même.
Elle
avait souffert toute la nuit, et aperçu plus ou moins clairement
bien des vérités merveilleuses, lorsqu'elle fut réveillée par le
bruit de la troupe qui conduisait Jésus. Lorsqu'elle jeta les yeux
de ce côté, elle vit le Seigneur, l'objet de tous ces miracles qui
lui avaient été montrés, défiguré, meurtri, maltraité par ses
ennemis, et traîné par eux à travers le forum pour être conduit chez
Hérode. Son cœur fut bouleversé à cette vue, et elle envoya aussitôt
chercher Pilate, auquel elle raconta dans son trouble ce qui venait
de lui arriver. Elle ne comprenait pas tout, et surtout ne pouvait
pas bien l'exprimer ; mais elle priait, suppliait et adressait à son
mari les instances les plus touchantes.
Pilate
était étonné et troublé ; il rapprochait ce que lui disait sa femme
de tout ce qu'il avait recueilli çà et là sur Jésus, se rappelait la
fureur des Juifs, le silence de Jésus, et ses merveilleuses réponses
à ses questions. Il était agité et inquiet ; il céda aux prières de
sa femme, et lui dit : “J'ai déclaré que je ne trouvais aucun crime
en cet homme. Je ne le condamnerai pas, j'ai reconnu toute la malice
des Juifs”. Il parla aussi de ce qui lui avait dit Jésus ; il promit
à sa femme de ne pas condamner Jésus, et lui donna un gage comme
garantie de sa promesse. Je ne sais si c'était un joyau, un anneau
ou un cachet. C'est ainsi qu'ils se séparèrent.
Pilate
était un homme corrompu, indécis, plein d'orgueil et de bassesse à
la fois : il ne reculait pas devant les actions les plus honteuses
lorsqu'il y trouvait son profit, et en même temps il se livrait
lâchement aux superstitions les plus ridicules lorsqu'il était dans
une position difficile. Cette fois, il était très embarrassé, et il
était sans cesse auprès de ses dieux, auxquels il offrait de
l'encens dans un lieu secret de sa maison, et auxquels il demandait
des signes. Une de ses pratiques superstitieuses était de regarder
des poulets manger. Mais toutes ces choses me paraissaient si
horribles, si ténébreuses et si infernales, que j'en détournais la
vue avec dégoût et que je ne puis les redire exactement. Ses pensées
étaient confuses, et Satan lui soufflait tantôt un projet, tantôt un
autre. Il songeait d'abord a délivrer Jésus comme innocent, puis il
craignit que ses dieux ne se vengeassent sur lui, Pilate, s'il
sauvait Jésus, qui semblait être une sorte de demi dieu, et qui
pouvait leur faire tort. “Peut-être, se disait-il, c'est une espèce
de dieu des Juifs ; il y a tant de prophéties d'un roi des Juifs qui
doit régner partout, c'est un Roi semblable que les mages de
l'Orient sont venus chercher ici ; il pourrait peut-être s'élever
au-dessus des mes dieux et de mon empereur, et j'aurais une grande
responsabilité s'il ne mourait pas. Peut-être sa mort sera-t-elle le
triomphe de mes dieux”. Puis les songes merveilleux de sa femme lui
revenaient à l'esprit, et jetaient un grand poids dans la balance en
faveur de la délivrance de Jésus. Il finit par se décider tout à
fait dans ce sens. Il voulait être juste, mais il ne le pouvait pas,
car il avait demandé : “Qu'est-ce que la vérité ?” et il n'avait pas
attendu la réponse : “La vérité, c'est Jésus de Nazareth, le roi des
Juifs”. La plus grande confusion régnait dans ses pensées ; je n'y
pouvais rien comprendre et lui-même ne savait pas ce qu'il voulait,
autrement il n'aurait pas consulté ses poulets.
Le
peuple se rassemblait en foule toujours croissante sur le marche, et
dans le voisinage de la rue par laquelle on conduisait Jésus à
Hérode. Les groupes se formaient dans un certain ordre, d'après les
lieux d'où chacun était venue à la fête, et les Pharisiens les plus
haineux de tous les endroits où Jésus avait enseigne étaient prés de
leurs compatriotes, travaillant et excitant contre le Sauveur les
gens indécis. Les soldats romains étaient en grand nombre dans le
corps de garde voisin du palais de Pilate ; tous les postes
importants de la ville étaient aussi occupés par eux.
Le
palais du Tétrarque Hérode était situé au nord du forum, dans la
nouvelle ville : il n'était pas éloigné de celui de Pilate. Une
escorte de soldats romains, dont la plupart venaient des pays situés
entre la Suisse et l'Italie, s'était jointe au cortège ; et les
ennemis de Jésus, furieux de toutes les courses qu'on leur faisait
faire, ne cessaient d'outrager le Sauveur et de le faire maltraiter
par les, archers. Hérode, averti par l'envoyé de Pilate, attendait
le cortège dans une grande salle où il était assis sur des coussins
formant une espèce de trône. Beaucoup de courtisans et de gens de
guerre se tenaient autour de lui. Les Princes des Prêtres entrèrent
par le péristyle et se placèrent des deux côtés ; Jésus resta sur le
seuil. Hérode était très flatté de ce que Pilate lui reconnaissait,
en présence des prêtres juifs, le droit de juger un Galiléen. Il se
réjouissait aussi de voir devant lui, dans cet état d'abaissement,
ce Jésus qui avait toujours dédaigné de se montrer à lui. Jean avait
parlé de Jésus en termes si magnifiques et Hérode lui-même avait
reçu tant de rapports à son sujet des Hérodiens et de tous ses
espions, que sa curiosité était vivement excitée. Il se préparait à
lui faire subir devant ses courtisans et les Princes des Prêtres un
interrogatoire prolixe dans lequel il voulait montrer combien il
était habile et bien informé. Pilate lui avait fait savoir qu'il
n'avait trouvé aucun crime dans cet homme, et l'hypocrite avait vu
là un avertissement de traiter froidement les accusateurs, ce qui
redoublait la fureur de ceux-ci. Ils présentèrent tumultueusement
leurs griefs aussitôt qu'ils furent entrés ; mais Hérode regarda
Jésus avec curiosité, et quand il le vit si défait, si meurtri, avec
sa chevelure en désordre, son visage sanglant, son vêtement souillé,
ce prince voluptueux et mou ressentit une pitié mêlée de dégoût. Il
proféra un des noms de Dieu (cela ressemblait à Jéhovah),
détourna son visage avec répugnance, et dit aux prêtres :
“Emmenez-le, nettoyez-le ; comment pouvez-vous mettre en ma présence
un homme si sale et si meurtri ?” Les archers emmenèrent Jésus dans
le vestibule : on apporta de l'eau dans un bassin et on le nettoya
sans cesser de le maltraiter : car son visage était couvert de
plaies qu'on frotta rudement et brutalement.
Hérode
reprocha aux prêtres leur cruauté ; il semblait qu'il voulût imiter
la manière d'agir de Pilate, car il leur dit aussi : “On voit bien
qu'il est tombe entre les mains des bouchers, vous commencez les
immolations avant le temps”, : sur quoi les Princes des Prêtres
reproduisirent avec insistance Leurs plaintes et leurs accusations.
Lorsqu'on ramena Jésus devant lui, Hérode voulut feindre la
bienveillance, et lui fit apporter un verre de vin pour réparer ses
forces, mais Jésus secoua la tête et ne but pas. Hérode parla avec
beaucoup d'emphase et longuement ; il répéta à Jésus tout ce qu'il
savait de lui, il lui fit beaucoup de questions et lui demanda même
de faire un prodige ; mais Jésus ne répondait pas un mot et restait
devant lui les veux baissés, ce qui irrita et déconcerta Hérode. Il
ne voulut pourtant pas le laisser voir et continua ses questions.
D'abord il chercha à le flatter : “Je suis peiné de voir peser sur
toi des accusations aussi graves ; J'ai beaucoup entendu parler de
toi : sais-tu que tu m'as offensé à Thirza lorsque tu as délivré,
sans ma permission, des prisonniers que j'avais fait mettre là ;
mais tu l'as peut-être fait avec une bonne intention. Maintenant que
le gouverneur romain t'envoie à moi pour te juger, qu'as-tu à
répondre à toutes ces accusations ? “Tu gardes le silence ? On m'a
beaucoup parlé de la sagesse de tes discours et de tes doctrines, je
voudrais t'entendre répondre à tes accusateurs. Que dis-tu ? est-il
vrai que tu es le roi des Juifs ? Es-tu le Fils de Dieu ? Qui
es-tu ? On dit que tu as fait de grands miracles : fais-en quelqu'un
devant moi ; il dépend de moi de te faire relâcher. Est-il vrai que
tu as rendu la vue à des aveugles-nés, ressuscite Lazare d'entre les
morts ; nourri des milliers d'hommes avec quelques pains ? Pourquoi
ne réponds-tu pas ? Crois-moi, fais un de tes prodiges, cela te sera
utile”. Comme Jésus continuait à se taire, Hérode parla avec
beaucoup de volubilité : “Qui es-tu ? disait-il. Qui t'a donné cette
puissance ? Pourquoi ne la possèdes-tu plus ? Es-tu celui dont la
naissance est racontée d'une manière merveilleuse ? Des rois de
l'Orient sont venus vers mon père pour voir un roi des Juifs
nouveau-né ; est-il vrai, comme on le dit, que cet enfant c'était
toi ? As-tu échappé à la mort qui a été donnée à tant d'enfants ?
Comment cela s'est-il fait ? Comment est-on resté si longtemps sans
parler de toi ? Ou bien ne rattachent-on a toi cet événement que
pour faire de toi un roi ? Réponds donc ? Quelle espèce de roi
es-tu ? En vérité, je ne vois rien de royal en toi ! On dit qu'on
t'a récemment conduit en triomphe jusqu'au Temple, qu'est-ce que
cela signifie ? Parle donc ! Réponds-moi ! D'où vient que les choses
ont pris une telle tournure !”
Tout ce
flux de paroles n'obtint aucune réponse de la part le Jésus. Il me
fut expliqué aujourd'hui, comme cela m'avait été déjà dit
précédemment, que Jésus ne lui parla pas, parce qu'il se trouvait
excommunié à raison de son mariage adultère avec Hérodiade et du
meurtre de Jean-Baptiste. Anne et Caïphe profitèrent du
mécontentement que lui causait le silence de Jésus et recommencèrent
leurs accusations : ils ajoutèrent qu'il avait traite Hérode de
renard, qu'il avait travaillé depuis longtemps à l'abaissement de la
puissance de sa famille, qu'il avait voulu établir une nouvelle
religion et célébré la Pâque la veille. Hérode, quoique irrité
contre Jésus, n'en resta pas moins fidèle à ses vues politiques. Il
ne voulait pas condamner Jésus, car il éprouvait devant lui une
terreur secrète, et il avait souvent des remords du meurtre de Jean,
puis il détestait les Princes des Prêtres qui n'avaient pas voulu
excuser son adultère et l'avaient exclu des sacrifices à cause de ce
crime.
Sur
toute chose on ne voulait pas condamner celui que Pilate avait
déclaré innocent, et il convenait à sa politique de se montrer
obséquieux envers le gouverneur en présence des Princes des Prêtres.
Il accabla Jésus de paroles méprisantes, et dit à ses serviteurs et
à ses gardes, dont il y avait bien deux cents dans son palais :
“Prenez cet insensé, et rendez à ce roi risible les honneurs qui lui
sont dus ; c'est plutôt un fou qu'un criminel”.
Ils
conduisirent donc le Sauveur dans une grande cour où ils lui
prodiguèrent les mauvais traitements et les moqueries. Cette cour
était comprise entre les ailes du palais, et Hérode les regarda
pendant quelque temps du haut d'un toit en terrasse. Anne et Caïphe,
qui étaient toujours derrière lui, essayèrent encore par tous les
moyens imaginables de le pousser à condamner Jésus ; mais Hérode
leur dit, de manière à être entendu des Romains : “Ce serait un
crime à moi de le juger”, il voulait dire sans doute : “un crime
contre le jugement de Pilate qui a eu la politesse de l'envoyer
devant moi”.
Les
Princes des Prêtres et les ennemis de Jésus voyant qu'Hérode ne
voulait pas entrer dans leurs vues, envoyèrent quelques-uns des
leurs dans le quartier d'Acra pour dire à plusieurs Pharisiens qui
s'y trouvaient de se rendre avec leurs adhérents dans les environs
du palais de Pilate : ils tirent aussi distribuer de l'argent dans
la multitude pour la porter à demander tumultueusement la mort de
Jésus. D'autres furent chargés de menacer le peuple du courroux
céleste si on n'obtenait pas la mort de ce blasphémateur sacrilège.
Ils devaient ajouter que si Jésus ne mourait pas, il s'unirait aux
Romains pour anéantir les Juifs, et que c'était là l'empire dont il
avait toujours parlé. Ailleurs ils répandaient le bruit qu'Hérode
l'avait condamné, mais ils ajoutaient que le peuple devait exprimer
sa volonté ; qu'on craignait les partisans de Jésus ; que s'il était
délivré, la fête serait troublée par eux et par les Romains, avec
l'aide desquels ils exerceraient une cruelle vengeance. Ils
répandirent ainsi les bruits les plus contradictoires et les plus
propres à inquiéter, afin d'irriter et de soulever le peuple :
quelques-uns d'entre eux, pendant ce temps, donnaient de l'argent
aux soldats d'Hérode, afin qu'ils maltraitassent Jésus jusqu'à le
faire mourir, car ils désiraient qu'il perdit la vie avant que
Pilate pût le mettre en liberté.
Pendant
que les Pharisiens complotaient ainsi, Notre Seigneur avait à
souffrir les brutalités d'une soldatesque grossière à laquelle
Hérode l'avait livré. Ils le poussèrent dans la cour, et l'un d'eux
apporta un grand sac blanc qui se trouvait dans la chambre du
portier et où il y avait eu autrefois du coton. On y fit un trou à
coups d'épée et on le jeta avec de bruyants éclats de rire sur la
tête de Jésus. Un autre de ces soldats apporta un lambeau d'étoffe
rouge qu'on lui passa autour du cou ; le sac lui tombait sur les
pieds. Alors ils s'inclinèrent devant lui, le poussant, l'injuriant,
crachant sur lui, le frappant au visage, parce qu'il n'avait pas
voulu répondre à leur roi, lui rendant mille hommages dérisoires,
lui jetant de la boue, le tirant comme pour le faire danser ; puis,
l'ayant jeté par terre, ils le traînèrent dans une rigole qui
faisait le tour de la cour de sorte que sa tête sacrée frappait
contre les colonnes et les angles des murailles : ils le relevèrent
ensuite et recommencèrent leurs insultes.
Il y
avait là environ deux cents soldats et serviteurs d'Hérode
appartenant à différents pays, et chacun d'eux se faisait gloire
d'imaginer quelque nouvel outrage pour Jésus. Ils faisaient tout
cela précipitamment, en se poussant les uns les autres et au milieu
des huées. Quelques-uns étaient gagnés par les ennemis du Sauveur
pour assener des coups de bâton sur sa tête sacrée. Jésus les
regardait avec un sentiment de compassion. La douleur lui arrachait
des soupirs et des gémissements, mais ils en prenaient occasion pour
le railler en contrefaisant sa voix ; à chaque nouvel outrage, ils
éclataient de rire, et aucun n'avait pitié de lui. Su tête était
tout ensanglantée et je le vis tomber trois fois sous leurs bâtons ;
mais je vis aussi au-dessus de lui des anges en pleurs qui lui
oignaient la tête, et il me fut révélé que sans cette assistance
d'en haut, les coups qui lui étaient portés auraient été mortels.
Les Philistins qui tourmentèrent Samson aveugle dans la carrière de
Gaza étaient moins violents et moins cruels que ces hommes.
Le
temps pressait ; les Princes des Prêtres devaient bientôt se rendre
au Temple. et lorsqu'ils surent que tout était disposé suivant leurs
instructions, ils prièrent encore une fois Hérode de condamner
Jésus. Mais celui-ci qui avait ses vues relativement à Pilate lui
renvoya Jésus revêtu de son vêtement de dérision.
Ce fut
avec un redoublement de fureur que les ennemis de Jésus le
ramenèrent d'Hérode à Pilate. Ils étaient honteux de revenir sans
l'avoir fait condamner au lieu ou il avait déjà été déclaré
innocent. Aussi prirent-ils un autre chemin deux fois plus long,
pour le montrer dans son humiliation à une autre partie de la ville,
pour pouvoir le maltraiter d'autant plus longtemps, et aussi pour
laisser à leurs agents le temps de travailler les masses selon leurs
vues. Ce chemin était plus rude et plus inégal, et tant qu'il dura,
les archers maltraitèrent Jésus. Le long vêtement qu'on lui avait
mis l'empêchait de marcher, il tomba plusieurs fois dans la boue, et
fut relevé à coups de pied et à coups de bâton sur la tête ; il eut
à subir des outrages infinis, tant de la part de ceux qui le
conduisaient que de la part du peuple rassemblé sur la route. Pour
lui, il demandait à Dieu de ne pas en mourir, afin d'accomplir sa
Passion et notre Rédemption.
Il
était environ huit heures un quart lorsque le cortège arriva au
palais de Pilate par un autre côté (probablement le côté oriental),
en traversant le forum. La foule était très nombreuse ; tous étaient
groupés selon les pays auxquels ils appartenaient ; les Pharisiens
couraient parmi le peuple et l'excitaient. Pilate, se souvenant de
la sédition des zélateurs Galiléens à la dernière Pâque, avait
rassemblé à peu près un millier d'hommes, qui occupaient le
prétoire, le corps de garde, les entrées du forum et celles de son
palais.
La
sainte Vierge, sa sœur aînée Marie, fille d'Héli, Marie, fille de
Cléophas Madeleine, et plusieurs autres des saintes femmes
, au nombre de
vingt, se tenaient dans un lieu où elles pouvaient tout entendre.
Jean s'y trouvait aussi au commencement. Jésus, couvert de son
manteau de dérision, était conduit à travers les huées de la
populace : car les Pharisiens avaient rassemblé sur son passage tout
ce qu'il y avait de plus vil et de plus pervers dans le peuple et
ils lui donnaient l'exemple de l'insulte et de l'outrage. Un
serviteur d'Hérode était déjà venu dire à Pilate que son maître
était très reconnaissant de sa déférence : mais, ajoutait-il,
n'ayant vu qu'un fou stupide dans le célèbre Galiléen, il l'avait
traité comme tel, et le lui renvoyait. Pilate fut satisfait de ce
qu'Hérode avait fait comme lui, et n'avait pas condamné Jésus. Il
lui fit faire de nouveau ses compliments et ils devinrent amis,
d'ennemis qu'ils étaient depuis que l'aqueduc s'était écroulé
.
La sœur
vit la nouvelle de cet événement portée par des disciples à
Thimnath-Serah. dans la Samarie, où Jésus enseignait. ce même 8
janvier (26 Thébet). Lorsque Jésus se rendit de la à Hébron pour
consoler la famille de Jean, elle le vit le 13 Janvier (25 Thébet)
guérir à Ophel beaucoup d'ouvriers blessés par cet écroulement. Il a
été question plus haut de la reconnaissance de ces pauvres gens.
L'inimitié d'Hérode contre Pilate s'accrut encore à l'occasion de la
vengeance que celui-ci tira des partisans d'Hérode à l'occasion de
cette trahison de ses architectes. Nous tirerons quelques
renseignements à ce sujet des communications de la sœur. Le 25 mars
(7 Nisan) de la seconde année de la prédication, Lazare avertit le
Sauveur et les siens, dans un lieu voisin de Béthulie, que Judas de
Gaulon va exciter une Insurrection contre Pilate. Le 28 mars (10
Nisan), Pilate proclame à Jérusalem un Impôt sur le Temple, en
partie pour couvrir les frais des bâtisses écroulées, et il s'élève
une sédition parmi les partisans galiléens de Judas de Gaulon,
zélateur de liberté, qui, sans le savoir, était, ainsi que tous les
siens, un instrument des Hérodiens. Les hérodiens étaient une
société semblable à ce que sont aujourd'hui les francs-maçons. Le 30
mars (12 Nisan), Jésus est dans le Temple de Jérusalem avec les
apôtres et trente disciples ; il enseigne vers dix heures du matin,
revêtu d'une robe brune galiléenne. Ce même jour a lieu
l'insurrection de Judas de Gaulon contre Pilate ; les séditieux
délivrent cinquante de leurs adhérents emprisonnés l'avant-veille,
et tuent plusieurs Romains. Le 6 avril (19 Nisan), Pilate fait
attaquer et égorger, dans le Temple, par des Romains déguisés un
grand nombre de Galiléens au moment où ils présentaient leurs
offrandes ; Judas de Gaulon est tué. Pilate se vengea ainsi sur
Hérode, dans la personne de ses sujets et de ses partisans ; mais
leur inimité prit fin lorsque Pilate envoya Jésus à Hérode, pour
être jugé par lui.
Jésus
fut conduit de nouveau devant la maison de Pilate. Les archers lui
firent monter l'escalier avec leur brutalité accoutumée ; mais il
s'embarrassa dans son vêtement, et tomba sur les degrés de marbre
blanc qui se teignirent du sang de sa tête sacrée. Les ennemis de
Jésus qui avaient repris leurs places à l'entrée du forum, rirent de
sa chute ainsi que la populace, et les archers le frappèrent à coups
de pied pour qu'il se relevât. Pilate était appuyé Sur Son siège,
qui ressemblait à un petit lit de repos ; la petite table était
devant lui ; comme précédemment il était entouré d'officiers et
d'hommes tenant des écritures. Il s'avança sur la terrasse, et dit
aux accusateurs de Jésus : “Vous m'avez livré cet homme comme un
agitateur du peuple ; je l'ai interrogé devant vous, et je ne l'ai
point trouvé coupable de ce que vous lui imputiez. Hérode ne l'a
point trouvé criminel non plus, car je vous ai envoyés à lui, et je
vois qu'il n'a point porté de sentence de mort. Je vais donc le
faire fouetter et le renvoyer”. De violents murmures s'élevèrent
parmi les Pharisiens et les distributions d'argent parmi le peuple
se firent avec une nouvelle activité. Pilate accueillit ces
démonstrations avec un grand mépris, et y répondit par des paroles
piquantes. Il leur demanda, entre autres choses, s'ils ne verraient
pas aujourd'hui verser assez de sang innocent dans leurs immolations
d'agneaux.
Or,
c'était le temps où le peuple venait devant lui, avant la
célébration de la fête, pour lui demander, d'après une ancienne
coutume, la délivrance d'un prisonnier. Les Pharisiens avaient
envoyé d'avance leurs agents pour exciter la foule à ne pas demander
la délivrance de Jésus, mais son supplice. Pilate espérait qu'on lui
demanderait de rechercher Jésus, et il imagina de donner le choix
entre lui et un affreux scélérat, nommé Barabbas, que tout le peuple
avait en horreur et qui était déjà condamné à mort. Il avait commis
un meurtre dans une sédition. et je l'ai vu se rendre coupable de
bien, autres crimes ; il s'était livré à des sortilèges, et avait
arraché à des femmes enceintes le fruit qui était encore dans leurs
entrailles. J'ai oublié le reste. Il y eut un mouvement parmi le
peuple sur le forum : un groupe s'avança ayant en tête ses orateurs,
qui crièrent à Pilate : “Faites ce que vous avez toujours fait pour
la fête”. Pilate leur dit : “C'est la coutume que je vous délivre un
criminel à la Pâque. Qui voulez-vous que Je vous délivre : Barabbas,
ou Jésus, le Roi des Juifs, Jésus, qu'on dit être l'oint du
Seigneur ?”
Pilate,
toujours indécis, appelait Jésus roi des Juifs, parce que cet
orgueilleux Romain voulait leur témoigner son mépris en leur
attribuant un si pauvre roi qu'il mettait en concurrence avec un
assassin ; mais il lui donnait aussi ce nom par une sorte de
persuasion que Jésus pouvait être en effet le Roi miraculeux, le
Messie promis aux Juifs, puis il cédait à ce pressentiment qu'il
avait de la vérité, parce qu'il sentait bien que les Princes des
Prêtres étaient pleins d'envie contre Jésus qu'il considérait comme
innocent. A cette demande de Pilate, il y eut quelque hésitation
dans la multitude, et quelques voix seulement crièrent :
“Barabbas !” Pilate ayant été appelé par un serviteur de sa femme,
quitta un instant la terrasse, et le serviteur lui montra le gage
qu'il avait donné, en lui disant : “Claudia Procle vous rappelle
votre promesse de ce matin”. Pendant ce temps, les Pharisiens et les
Princes des Prêtres étaient dans une grande agitation ; ils se
rapprochaient du peuple, menaçaient et ordonnaient ; mais ils
avaient peu à faire pour l'exciter. Marie, Madeleine, Jean et les
saintes femmes se tenaient dans un coin du forum, tremblant et
pleurant. Quoique la mère de Jésus sût bien que sa mort était le
seul moyen de salut pour les hommes, elle était pleine d'angoisse et
de désir de l'arracher au supplice ; de même que Jésus, devenu homme
et destiné au supplice de la croix par sa libre volonté, n'en
souffrait pas moins comme un homme ordinaire toutes les peines et
les tortures d'un innocent conduit à la mort et horriblement
maltraité, de même Marie souffrait toutes les douleurs que peut
ressentir une mère à la vue d'un fils vertueux et saint, ainsi
traité par un peuple ingrat et cruel. Elle et ses compagnes
tremblaient, se désolaient, espéraient, et Jean s'éloignait souvent
d'elles pour voir s'il n'aurait pas quelque bonne nouvelle à leur
rapporter. Marie priait pour qu'un si grand crime ne s'achevât pas.
Elle disait comme Jésus au jardin des Oliviers : “Si cela est
possible, que ce calice s'éloigne”.
Elle
espérait encore un peu parce que le bruit courait dans le peuple que
Pilate voulait délivrer Jésus. Non loin d'elle étaient des groupes
de gens de Capharnaüm que Jésus avait guéris et enseignés, ils
faisaient semblant de ne pas la connaître, et regardaient à la
dérobée les malheureuses femmes cachées sous leurs voiles. Mais
Marie pensait, et tous pensaient comme elle, que ceux-ci, du moins,
repousseraient certainement Barabbas, pour avoir leur bienfaiteur et
leur sauveur. Il n'en fut pourtant pas ainsi.
Pilate
avait renvoyé son gage à sa femme pour lui indiquer qu'il voulait
tenir sa promesse. Il s'avança de nouveau sur la terrasse, et
s'assit auprès de la petite table. Les Princes des Prêtres avaient
aussi repris leurs sièges, et Pilate cria de nouveau : “Lequel des
deux dois-je vous délivrer ?” Ici s'éleva un cri général dans tout
le forum : “Nous ne voulons point celui-ci ; donnez-nous Barabbas !”
Pilate dit encore : “Que dois-je donc faire de Jésus, qui est appelé
le Christ, le Roi des Juifs ?” Tous crièrent tumultueusement :
“Qu'il soit crucifié ! Qu'il soit crucifié !” Pilate demanda pour la
troisième fois : “Mais qu'a-t-il fait de mal ? Je ne trouve point en
lui de crime qui mérite la mort. Je vais le faire fouetter et le
laisser aller”. Mais le cri : “Crucifiez-le ! Crucifiez-le !” éclata
partout comme une tempête infernale ; les Princes des Prêtres et les
Pharisiens s'agitaient et criaient comme des furieux. Alors le
faible Pilate délivra le malfaiteur Barabbas, et condamna Jésus à la
flagellation.
Pilate,
ce juge lâche et irrésolu, avait fait entendre plusieurs fois ces
paroles pleines de déraison : “Je ne trouve point de crime en lui :
c'est pourquoi je vais le faire flageller et ensuite le mettre en
liberté”. Les Juifs, de leur côté, continuaient de crier :
“Crucifiez-le ! Crucifiez-le !” Toutefois Pilate voulut encore
essayer de faire prévaloir sa volonté, et il ordonna de flageller
Jésus à la manière des Romains. Alors les archers, frappant et
poussant Jésus avec leurs bâtons, le conduisirent sur le forum à
travers les flots tumultueux d'une populace furieuse. Au nord du
palais de Pilate, à peu de distance du corps de garde, se trouvait,
en avant d'une des halles qui entouraient le marché, une colonne où
se faisaient les flagellations. Les exécuteurs vinrent avec des
fouets, des verges et des cordes, qu'ils jetèrent au pied de la
colonne. C'étaient six hommes bruns, plus petits que Jésus, aux
cheveux crépus et hérissés, à la barbe courte et peu fournie. Ils
portaient pour tout vêtement une ceinture autour du corps, de
méchantes sandales et une pièce de cuir, ou de je ne sais quelle
mauvaise étoffe ouverte sur les côtés comme un scapulaire et
couvrant la poitrine et le des ; ils avaient les bras nus. C'étaient
des malfaiteurs des frontières de l'Égypte, condamnés pour leurs
crimes à travailler aux canaux et aux édifices publics, et dont les
plus méchants et les plus il nobles remplissaient les fonctions
d'exécuteurs dans le prétoire. Ces hommes cruels avaient déjà
attaché à cette même colonne et fouetté jusqu'à la mort de pauvres
condamnés. Ils ressemblaient à des bêtes sauvages ou à des démons,
et paraissaient à moitié ivres. Ils frappèrent le Sauveur à coups de
poing, le traînèrent avec leurs cordes, quoiqu'il se laissât
conduire sans résistance, et l'attachèrent brutalement à la colonne.
Cette colonne était tout à fait isolée et ne servait de support à
aucun édifice. Elle n'était pas très élevée, car un homme de haute
taille aurait pu' en étendant le bras, en atteindre la partie
supérieure qui était arrondie et pourvue d'un anneau de fer. Par
derrière. A la moitié de sa hauteur se trouvaient encore des anneaux
ou des crochets. On ne saurait exprimer avec quelle barbarie ces
chiens furieux traitèrent Jésus en le conduisant là ; ils lui
arrachèrent le manteau dérisoire d'Hérode, et le jetèrent presque
par terre. Jésus tremblait et frissonnait devant la colonne. Quoique
se soutenant à peine, il se hâta d'ôter lui-même ses habits avec ses
mains enflées et sanglantes. Pendant qu'ils le frappaient et le
poussaient, il pria de la manière la plus touchante, et tourna la
tête un instant vers sa mère, qui se tenait, navrée de douleur, dans
le coin d'une des salles du marché, et, comme il lui fallut ôter
jusqu'au linge qui ceignait ses reins, il dit en se tournant vers la
colonne pour cacher sa nudité : “Détournez vos yeux de moi”. Je ne
sais s'il prononça ces paroles ou s'il les dit intérieurement, mais
je vis que Marie l'entendit : car, au même instant, elle tomba sans
connaissance dans les bras des saintes femmes qui l'entouraient.
Jésus embrassa la colonne ; les archers lièrent ses mains élevées en
l'air derrière l'anneau de fer qui y était figé, et tendirent
tellement ses bras en haut, que ses pieds, attachés fortement au bas
de la colonne, touchaient à peine la terre. Le Saint des Saints,
dans sa nudité humaine fut ainsi étendu avec violence sur la colonne
des malfaiteurs, et deux de ces furieux, altérés de son sang.
commencèrent à flageller son corps sacré de la tête aux pieds. Les
premières verges dont ils se servirent semblaient de bois blanc très
dur ; peut-être aussi étaient ce des nerfs de bœuf ou de fortes
lanières de cuir blanc.
Notre
Sauveur, le Fils de Dieu, vrai Dieu et vrai homme, frémissait et se
tordait comme un ver sous les coups de ces misérables ; ses
gémissements doux et clairs se faisaient entendre comme une prière
affectueuse sous la bruit des verges de ses bourreaux. De temps en
temps, le cri du peuple et des Pharisiens venait comme une sombra
nuée d'orage étouffer et emporter ces plaintes douloureuses et
pleines de bénédictions ; on criait : “Faites-le mourir !
Crucifiez-le !” Car Pilate était encore en pourparlers avec le
peuple ; et quand il voulait faire entendre quelques paroles au
milieu du tumulte populaire, une trompette sonnait pour demander un
instant de silence. Alors on entendait de nouveau le bruit des
rouets, les sanglots de Jésus, les imprécations des archers et le
bêlement des agneaux de Pâques, qu'on lavait à peu de distance, dans
la piscine des Brebis. Quand ils étaient lavés, on les portait, la
bouche enveloppée, jusqu'au chemin qui menait au Temple, afin qu'ils
ne se salissent pas de nouveau, puis on les conduisait à l'extérieur
vers la partie occidental où ils étaient encore soumis à une
ablution rituelle. Ce bêlement avait quelque chose de singulièrement
touchant. C'étaient les seules voix à s'unir aux gémissements du
Sauveur.
Le
peuple juif se tenait à quelque distance du lieu de la flagellation.
Les soldats romains étaient postés en différents endroits et surtout
du côté du corps de garde. Beaucoup de gens de la populace allaient
et venaient, silencieux ou l'insulte à la bouche ; quelques-uns se
sentirent touchés, et il semblait qu'un rayon partant de Jésus les
frappait. Je vis d'infâmes jeunes gens presque nus, qui préparaient
des verges fraîches près du corps de garde, d'autres allaient
chercher des branches d'épine. Quelques archers des Princes des
Prêtres s'étaient mis en rapport avec les bourreaux, et leur
donnaient de l'argent. On leur apporta aussi une cruche pleine d'un
épais breuvage rouge, dont ils burent jusqu'à s'enivrer. Au bout
d'un quart d'heure, les deux bourreaux qui flagellaient Jésus furent
remplacés par deux autres. Le corps du Sauveur était couvert de
taches noires, bleues et rouges, et son sang coulait par terre ; il
tremblait et son corps était agité de mouvements convulsifs. Les
injures et les moqueries se faisaient entendre de tous côtés.
Il
avait fait froid cette nuit ; depuis le matin jusqu'à présent, le
ciel était resté couvert : par intervalles, il tombait un peu de
grêle, au grand étonnement du peuple. Vers midi, le ciel s'éclaircit
et le soleil brilla.
Le
second couple de bourreaux tomba avec une nouvelle rage sur Jésus ;
ils avaient une autre espèce de baguettes ; s'étaient comme des
bâtons d'épines avec des nœuds et des pointes. Leurs coups
déchirèrent tout le corps de Jésus ; son sang jaillit à quelque
distance, et leurs bras en étaient arrosés. Jésus gémissait, priait
et tremblait. Plusieurs étrangers passèrent dans le forum sur des
chameaux, et regardèrent avec effroi et avec tristesse, lorsque le
peuple leur expliqua ce qui se passait. C'étaient des voyageurs,
dont quelques-uns avaient reçu le baptême de Jean ou entendu les
sermons de Jésus sur la montagne. Le tumulte et les cris ne
cessaient pas près de la maison de Pilate.
De
nouveaux bourreaux frappèrent Jésus avec des fouets : c'étaient des
lanières, au bout desquelles étaient des crochets de fer qui
enlevaient des morceaux de chair à chaque coup. Hélas ! qui pourrait
rendre ce terrible et douloureux spectacle ? Leur rage n'était
pourtant pas encore satisfaite : ils délièrent Jésus et
l'attachèrent de nouveau, le des tourné à la colonne. Comme il ne
pouvait plus se soutenir, ils lui passèrent des cordes sur la
poitrine, sous les bras et au-dessous des genoux, et attachèrent
aussi ses mains derrière la colonne. Tout son corps se contractait
douloureusement : il était couvert de sang et de plaies. Alors ils
fondirent de nouveau sur lui comme des chiens furieux. L'un d'eux
tenait une verge plus déliée, dont il frappait son visage. Le corps
du Sauveur n'était plus qu'une plaie ; il regardait ses bourreaux
avec ses yeux pleins de sang, et semblait demander merci ; mais leur
rage redoublait, et les gémissements de Jésus devenaient de plus en
plus faibles.
L'horrible flagellation avait duré près de trois quarts d'heure,
lorsqu'un étranger de la classe inférieure, parent de l'aveugle
Ctésiphon guéri par Jésus, se précipita vers le derrière de la
colonne avec un couteau en forme de faucille ; il cria d'une voir
indignée : “Arrêtez ! ne frappez pas cet innocent jusqu'à le faire
mourir !” Les bourreaux, qui étaient ivres, s'arrêtèrent, étonnes ;
il coupa rapidement les cordes assujetties derrière la colonne qui
retenaient Jésus, puis il s'enfuit et se perdit dans la foule. Jésus
tomba presque sans connaissance au pied de la colonne sur la terre
toute baignée de son sang. Les exécuteurs le laissèrent là, s'en
allèrent boire, et appelèrent des valets de bourreau, qui étaient
occupés dans le corps de garde à tresser la couronne d'épines.
Comme
Jésus, couvert de plaies saignantes, s'agitait convulsivement au
pied de la colonne, je vis quelques filles perdues, à l'air
effronté, s'approcher de lui en se tenant par les mains. Elles
s'arrêtèrent un moment et le regardèrent avec dégoût. Dans ce
moment, la douleur de ses blessures redoubla et il leva vers elles
sa face meurtrie. Elles s'éloignèrent, et les soldats et les archers
leur adressèrent en riant des paroles indécentes.
Je vis
à plusieurs reprises, pendant la flagellation, des anges en pleurs
entourer Jésus, et j'entendis sa prière pour nos péchés, qui montait
constamment vers son Père au milieu de la grêle de coups qui tombait
sur lui. Pendant qu'il était étendu dans son sang au pied de la
colonne, je vis un ange lui présenter quelque chose de lumineux qui
lui rendit des forces. Les archers revinrent et le frappèrent avec
leurs pieds et Leurs bâtons, lui disant de se relever parce qu'ils
n'en avaient pas fini avec ce roi. Jésus voulut prendre sa ceinture
qui était à quelque distance : alors ces misérables le poussèrent
avec le pied de côté et d'autre, en sorte que le pauvre Jésus fut
obligé de se traîner péniblement sur le sol, dans sa nudité
sanglante, comme un ver à moitié écrasé, pour pouvoir atteindre sa
ceinture et en couvrir ses reins déchirés. Quand ils l'eurent remis
sur ses jambes tremblantes, ils ne lui laissèrent pas le temps de
remettre sa robe, qu'ils jetèrent seulement sur ses épaules nues, et
avec laquelle il essuya le sang qui coulait sur son visage, pendant
qu'ils le conduisaient en hâte au corps de garde, en lui faisait
faire un détour. Ils auraient pu s'y rendre plus directement parce
que les halles et le bâtiment qui était en face du forum étaient
ouverts, en sorte qu'on pouvait voir le passage sous lequel les deux
larrons et Barabbas étaient emprisonnés ; mais ils le conduisirent
devant le lieu où siégeaient les Princes des Prêtres qui
s'écrièrent : “Qu'on le fasse mourir ! Qu'on le fasse mourir !” et
ce détournèrent avec dégoût. Puis ils le menèrent dans la cour
intérieure du corps de garde. Lorsque Jésus entra, il n'y avait pas
de soldats, mais des esclaves, des archers, des goujats, enfin le
rebut de la population.
Comme
le peuple était dans une grande agitation, Pilate avait fait venir
un renfort de garnison romaine de la citadelle Antonia. Ces troupes,
rangées en bon ordre entouraient le corps de garde. Elles pouvaient
parler, rire et se moquer de Jésus ; mais il leur était interdit de
quitter leurs rangs. Pilate voulait par là tenir le peuple en
respect. Il y avait bien un millier d'hommes.
Je vis
la sainte Vierge en extase continuelle pendant la flagellation de
notre divin Rédempteur ; elle vit et souffrit intérieurement avec un
amour et une douleur indicibles tout ce que souffrait son fils.
Souvent de faibles gémissements sortaient de sa bouche ; ses yeux
étaient rouges de larmes. Elle était voilée et étendue dans les bras
de Marie d'Héli, sa sœur aînée
, qui était
déjà vieille et ressemblait beaucoup à Anne, leur Mère. Marie de
Cléophas, fille de Marie d'Héli était aussi la et se tenait presque
toujours au bras de sa mère. Les saintes amies de Marie et de Jésus
étaient voilées, tremblantes de douleur et d'inquiétude, serrées
autour de la sainte Vierge, et poussant de faibles gémissements
comme si elles eussent attendu leur propre sentence de mort. Marie
avait une longue robe blanche et par-dessus un grand manteau de
laine blanche avec un voile d'un blanc approchant du jaune.
Madeleine était bouleversée et terrassé par la douleur, ses cheveux
étaient épars sous son voile.
Lorsque
Jésus, après la Flagellation, tomba au pied de la colonne, je vis
Claudia Procle, la femme de Pilate, envoyer à la mère de Dieu de
grandes pièces de toile. Je ne sais si elle croyait que Jésus serait
délivré et que cette toile serait nécessaire à sa mère pour panser
ses blessures, ou si la païenne compatissante savait l'usage auquel
la sainte Vierge emploierait son présent. Marie, revenue à elle, vit
son fils tout déchiré conduit par les archers : il essuya ses yeux
pleins de sang pour regarder sa mère. Elle étendit les mains vers
lui et suivit des yeux la trace sanglante de ses pieds. Je vis
bientôt Marie et Madeleine, comme le peuple se portait d'un autre
côté, s'approcher de la place où Jésus avait été flagellé : cachées
par les autres saintes femmes et par quelques personnes bien
intentionnées qui les entouraient elles se prosternèrent à terre
près de la colonne, et essuyèrent partout le sang sacré de Jésus
avec les linges qu'avait envoyés Claudia Procle. Jean n'était pas en
ce moment près des saintes femmes, qui étaient à peu près au nombre
de vingt. Le fils de Siméon, celui de Véronique, celui d'Obed, Aram
et Themni, neveu d'Arimathie, étaient occupés dans le Temple, pleins
de tristesse et d'angoisse. Il était environ neuf heures du matin
lorsque finit la flagellation.
La sœur
Emmerich vit jour par jour cette suite de tableaux, depuis le 18
février jusqu'au 8 mars, veille du quatrième dimanche de carême, et
pendant ce temps elle souffrit d'inexprimables douleurs du corps et
de l'âme. Plongée dans ces contemplations, fermée à toutes les
sensations extérieures, elle pleurait et gémissait comme un enfant
livré aux bourreaux ; elle tremblait, tressaillait et se tordait sur
sa couche en gémissant ; son visage ressemblait à celui d'un homme
mourant dans les supplices, et une sœur de sang ruisselait souvent
sur sa poitrine et sur ses épaules. En général, sa sœur était si
abondante, que tout ce qui était prés d'elle en était trempé et que
son lit en était pénétré. Elle souffrait aussi de la soit au point
qu'on eût dit d'un homme altéré, perdu dans un désert sans eau. Sa
bouche était desséchée le matin. et sa langue retirée et contractée,
en sorte qu'elle ne pouvait demander qu'on la soulageât qu'avec des
sons inarticulés et des signes d'une fièvre continuelle accompagnait
toutes ses souffrances ou en était la suite, et en outre ses
douleurs habituelles et celles dont elle se chargeait au profit
d'autrui continuaient sans relâche. Ce n'était qu'après avoir repris
quelque force à grand peine qu'elle pouvait raconter les tableaux de
la Passion : encore ne les racontait-elle pas tous les jours et
d'une haleine, mais en s'y prenant à plusieurs reprises.
Le
samedi 8 mars 1823, elle avait raconté avec une souffrance infinie
la flagellation de Jésus-Christ, qui avait été la vision de la nuit
précédente, et qui sembla lui être encore présente pendant une
partie de la journée : mais vers la fin du jour il y eut une
interruption dans la série, jusque-là régulière, de ses visions de
la Passion. Nous en rendons compte ici, comme faisant mieux
connaître la vie intérieure d'une personne aussi extraordinaire, et
aussi comme un point de repos pour le lecteur de ce livre. Car nous
avons éprouvé nous-mêmes qu'il y a pour les faibles une certaine
fatigue dans la représentation de la Passion du Sauveur, bien quelle
se soit accomplie pour leur salut.
La vie
spirituelle et corporelle de la Sœur était en union continuelle avec
la vie journalière de l'Église dans le temps. C'était un rapport
plus impérieux peut-être que celui qui met notre vie dans la
dépendance des saisons, des heures du jour, du soleil et de la lune,
du climat et de la température, et par suite duquel elle rendait un
témoignage perpétuel de l'existence et de la signification de tous
les mystères Et de toutes les solennités célébrées par l'Église dans
le temps. Elle les suivait si fidèlement, qu'au moment où commençait
l'office de chaque fête, c'est-à-dire la veille au soir, tout son
état intérieur et extérieur, spirituel et corporel, éprouvait un
changement. Quand le soleil spirituel d'un des jours de l'Église
s'était couche, elle se tournait à l'instant vers celui du jour
suivant pour pénétrer toutes ses prières, tous ses travaux, toutes
ses souffrances de la grâce spéciale attachée à cette nouvelle
journée, de même qu'une plante se baigne dans la rosée, se joue dans
la lumière et la chaleur de l'aurore naissante.
Il se
faisait une révolution dans tout son être, non pas précisément quand
la cloche du soir tintait l'Angélus, lequel peut être sonné trop tôt
ou trop tard, à cause de l'ignorance ou de la paresse de ceux qui en
sont chargés, mais quand ce moment d'une nouvelle reproduction de
l'ordre éternel dans le temps arrivait réellement, à une heure dont
les autres humains ne pouvaient être avertis par leurs sens.
Si
l'Église célébrait une fête douloureuse, on la voyait accablée,
languissante et comme flétrie : mais au moment où commençait une
fête de réjouissance, son corps et son âme se relevaient
soudainement comme ranimés par la rosée d'une grâce nouvelle, et
elle restait jusqu'au soir suivant calme, sérieuse, joyeuse, comme
si un voile eût été jeté sur ses douleurs, rendant par là témoignage
à la vérité intime et éternelle de cette fête. Or, tout cela se
passait en elle sans la participation de sa volonté, au moins n'en
avait-elle pas plus la conscience réfléchie que l'abeille, lorsque
avec le suc des fleurs, elle construit artistement des rayons de
miel : mais comme elle avait eu dès sa plus tendre enfance le désir
sincère d'être toujours obéissante envers Jésus et l'Église, elle
avait trouvé grâce devant Dieu, qui pour récompenser sa bonne
volonté, avait transformé sa nature de manière à ce qu'elle se
tournât spontanément et irrésistiblement vers l'Eg1ise comme une
plante vers la lumière, même quand on l'entoure d'une nuit
artificielle.
Le
samedi 8 mars 1823, après le coucher du soleil, comme elle venait de
raconter, non sans beaucoup de peine, les scènes de la flagellation
de Notre-Seigneur, elle se fut tout à coup, et celui qui écrit ces
pages croyait que son âme était déjà passée à la contemplation du
couronnement d'épines. Mais après quelques minutes de repos, son
visage, altéré et défait comme celui d'une agonisante, brilla d'une
douce et aimable sérénité, et elle prononça quelques paroles de ce
ton affectueux avec lequel une personne innocente parle à des
enfants : “Ah ! l'aimable petit garçon ! disait-elle. Qui est-il
donc ? Attendez, je vais le lui demander. Il s'appelle le petit
Joseph. Il vient à moi en courant à travers la foule. Le pauvre
enfant ! il est si aimable, il sourit ; il ne sait rien de ce qui se
passe. Il me fait pitié ; il est presque nu ; j'ai peur qu'il n'ait
froid. L'air est si frais ce matin. Attends, je vais te couvrir un
peu”. Après ces paroles, prononcées avec tant de vérité qu'on eût pu
regarder autour de soi si l'enfant n'y était pas, elle prit des
linges qui étaient prés d'elle, et fit tous les gestes d'une
personne compatissante qui veut préserver du froid un petit enfant.
Son ami l'observa attentivement et soupçonna que ces gestes
indiquaient une prière et un acte intérieur comme il l'avait souvent
remarqué déjà.
Cependant il ne put avoir alors l'explication de ce qui avait motivé
ses paroles ; car il y eut un changement subit dans son état. Une
personne qui la soignait fit entendre le mot d'obéissance : ce mot
était le nom d'un des vœux par lesquels elle s'était consacrée au
Seigneur, et à l'instant elle recueillit ses esprits comme un enfant
docile que sa mère appelle à elle, en le réveillant d'un profond
sommeil. Elle saisit vivement son rosaire et le petit crucifix
qu'elle avait toujours sur elle, ajusta ses vêtements, se frotta les
yeux, et se mit sur son séant ; puis on la porta de son lit sur une
chaise, incapable qu'elle était de se tenir debout ou de marcher :
c'était le temps où l'on faisait son lit. Son ami la quitta pour
mettre par écrit ce qu'il avait recueilli dans la journée.
Le
dimanche 9 mars, il demanda à la personne qui la soignait : “Que
voulait dire la malade hier soir, lorsqu'elle parlait d'un enfant
appelé Joseph ?” Et cette personne répondit : “Elle a été encore
longtemps occupée du petit Joseph, c'est le fils d'une de mes
cousines qu'elle aime beaucoup. J'ai peur que cela ne présage d'une
maladie a cet enfant ; car elle a dit plusieurs fois qu'il était
presque nu, qu'elle craignait qu'il n'eût froid”. Son ami se
ressouvint alors d'avoir vu, en effet, ce petit Joseph jouer
plusieurs fois sur le lit de la malade, et il crut seulement qu'elle
avait rêvé la veille à cet enfant. Lorsque plus tard il la visita,
pour se faire raconter par elle la suite des scènes de la Passion,
il la trouva, contre son attente, plus sereine et en meilleur état
que les jours précédents. Elle lui dit qu'elle n'avait plus rien vu
après la flagellation et lorsqu'il la questionna au sujet de ce
petit Joseph dont elle avait tant parlé, elle ne se souvint plus
d'avoir pensé cet enfant. Il lui demanda ce qui faisait qu'elle
était en ce jour beaucoup plus calme, plus sereine et mieux
portante, et elle répondit qu'il en était toujours ainsi au milieu
du Carême, que l'Église chantait avec Isaïe à l'introït du saint
sacrifice de la messe : “Réjouis-toi, Jérusalem ! Rassemblez-vous,
vous tous qui l'aimez ; réjouissez-vous, vous qui étiez tristes ;
soyez dans la joie, et rassasiez-vous des mamelles de votre
consolation” ; que c'était donc un jour d'allégresse ; que
d'ailleurs, dans l'Évangile du jour, le Seigneur avait nourri cinq
mille hommes avec cinq pains et deux poissons, dont il était reste
douze corbeilles, qu'il fallait donc se réjouir. Elle ajouta qu'il
l'avait aussi nourrie le matin avec la sainte communion, et qu'en ce
jour de Carême, elle s'était sentie fortifiée corporellement et
spirituellement. Son ami jeta les yeux sur l'almanach de Munster, et
il y vit qu'outre le dimanche de Lætare, on célébrait encore, dans
ce diocèse, la fête de saint Joseph, ce qu'il ignorait, parce
qu'ailleurs cette fête tombe le 19 mars. Il le lui rit remarquer, et
lui demanda si ce n'était pas là ce qui l'avait fait parler de
Joseph, et elle lui dit qu'elle savait bien que c'était la fête du
père nourricier de Jésus ; mais qu'elle n'avait point pensé à cet
enfant qui portait son nom et qu'on amenait quelquefois près d'elle.
Au milieu de cette conversation, elle se souvint tout à coup de ce
qui avait été l'objet de sa vision de la veille. C'était, en effet,
une joyeuse image de saint Joseph, qui, à l'occasion de sa fête et
du dimanche de Lætare, s'était introduite tout d'un coup au milieu
des visions de la Passion.
Nous
avons souvent reconnu que celui qui lui parlait lui envoyait souvent
ses messagers sous une forme enfantine, et que cela arrivait
toujours dans des cas où l'art humain aussi aurait pu se servir
d'une figure d'enfant pour interpréter sa pensée. Si, par exemple,
une de ses visions de l'histoire sainte lui représentait une
prophétie accomplie, elle voyait courir près du tableau qui se
déroulait sous ses yeux un enfant qui, dans sa pose, dans son
vêtement. dans la manière dont il portait à la main ou faisait
flotter en l'air au bout d'un bâton un écrit prophétique
reproduisait les traits caractéristiques de tel ou tel prophète.
Avait-elle de grandes douleurs à souffrir, il venait vers elle un
petit enfant doux et silencieux, habillé de vert ; il s'asseyait,
d'un air résigné, dans une position très incommode, sur le bord
étroit et dur de son lit, se laissait porter d'un bras à l'autre, ou
poser à terre sans rien dire. Il la regardait constamment d'un air
affectueux, et lui donnait des consolations : c'était la patience.
Si, dans un moment de fatigue ou de souffrance extraordinaire prise
pour soulager autrui, elle entrait en rapport avec un saint, soit
par la célébration de sa fête, soit par l'intermédiaire d'une
relique, elle ne voyait que des scènes de l'enfance de ce saint,
tandis que, dans d'autres cas, elle voyait son martyre, avec les
plus terribles circonstances. Dans ses plus grandes souffrances,
lorsqu'elle était totalement épuisée, la consolation, souvent même
l'instruction et l'avertissement lui venaient par des figures
d'enfants. Il arrivait souvent aussi que, dans certaines peines,
dans certaines angoisses auxquelles elle ne savait pas résister,
elle s'endormait, et se trouvait reportée à quelque danger couru
pendant son enfance. Elle croyait, comme le montraient ses paroles
et ses gestes pendant son sommeil, être redevenue une pauvre petite
paysanne de cinq ans, qui, en voulant traverser une haie, restait
prise dans les épines et pleurait. C'étaient toujours des scènes
réelles de son enfance qui se reproduisaient alors, et l'application
en était souvent faite par des paroles comme celles-ci : “Pourquoi
cries-tu ? Je ne te tirerai pas de la haie tant que tu n'attendras
pas mon secours patiemment, en me priant avec amour”. Elle avait
obéi à cet ordre étant enfant, lorsqu'elle se trouvait dans la haie,
et elle le suivait dans sa vieillesse, lors de ses plus terribles
épreuves, puis, quand elle était réveillée, elle parlait en riant de
la haie où elle avait été emprisonnée, de ce moyen de la patience et
de la prière qui lui avait été donné comme une clef pour en sortir,
qu'eue avait reçu dans son enfance et qu'elle avait souvent négligé,
mais auquel elle recourait de nouveau avec une confiance qui n'était
jamais trompée. Ce rapport symbolique de certaines circonstances de
son enfance avec les événements de sa vie postérieure, montrait
qu'il y a dans la vie de l'individu, comme dans cette de l'humanité,
des types prophétiques. Mais à l'individu, comme au genre humain, un
type divin a été donné dans la personne du Rédempteur, afin que l'un
et l'autre, s'élançant sur ses traces, et dépassant avec son aide
les bornes de la nature, arrivent à la pleine liberté de l'esprit, à
l'âge de la plénitude du Christ ; en sorte qua la volonté de Dieu se
fasse sur la terre comme dans le ciel et que son règne nous arrive.
Elle
raconta les fragments suivants des visions qui, la veille, avaient
interrompu les scènes de la Passion, au moment des premières vêpres
de la fête de saint Joseph.
Au
milieu de ces terribles événements, j'étais à Jérusalem, tantôt dans
un lieu, tantôt dans un autre, et je pliais sous le poids de
l'affliction et d'une souffrance aussi amère que la mort. Pendant
qu'ils fouettaient mon adorable fiancé, j'étais assise tout auprès,
dans un endroit où aucun Juif n'osait venir de peur de se souiller.
Pour moi, ce n'était pas ce que je craignais ; je désirais au
contraire qu'une seule goutte de son sang jaillit sur moi pour me
purifier. J'avais le cœur si déchiré, qu'il me semblait que j'allais
mourir, car je ne pouvais secourir Jésus : je ne pouvais rien
empêcher et j'en souffrais à tel point que j'étais près d'expirer.
Je gémissais, je sanglotais à chaque coup qu'on lui portait, et
m'étonnais seulement de ce qu'on ne me chassait pas. Hélas ! quel
affreux spectacle de voir mon fiancé chéri tout déchiré, étendu au
pied de la colonne sur le sol tout couvert de son sang précieux !
combien étaient révoltantes ces misérables filles de joie qui le
raillaient et se détournaient avec dégoût en passant prés de lui !
avec quel regard touchant il semble leur dire : “C'est vous qui
m'avez ainsi déchiré et vous vous raillez de moi !” Avec quelle
inhumanité les bourreaux le poussaient à coups de pied pour le faire
avancer pendant qu'il se traînait tout couvert de plaies saignantes
pour reprendre ses vêtements ! Et à peine s'en était-il recouvert de
ses mains tremblantes, qu'ils le poussaient et le traînaient à de
nouveaux supplices en présence de sa pauvre mère. Où ! comme elle
tordait ses mains en regardant la trace sanglante de ses pas !
Pendant ce temps, j'entendais, à travers le corps de garde ouvert du
côté du marché, les plaisanteries grossières des ignobles valets de
bourreau qui, de leurs mains protégées par des gants, tressaient la
couronne d'épines et en essayaient les pointes aiguës. Je
frissonnais, je tremblais et voulais courir, dans mon angoisse, pour
voir mon pauvre fiancé livré à son nouveau martyre. Ce fut alors que
la mère de Jésus, avec l'aide des saintes femmes et de quelques
hommes compatissants qui l'entouraient et la cachaient, s'approcha
furtivement et essuya à la dérobée le sang de son fils au pied de la
colonne et ailleurs. Le peuple et les ennemis de Jésus poussaient
des cris tumultueux pendant qu'on le conduisait. J'étais malade de
douleur et d'angoisse ; je ne pouvais plus pleurer et je voulais
pourtant me traîner jusqu'au lieu où Jésus allait être couronné
d'épines.
C'est
alors que je vis arriver tout à coup un merveilleux enfant, aux
cheveux blonds, n'ayant qu'une ceinture autour des reins. Il se
glissait au milieu des longs voiles des saintes femmes, passait
lestement entre les jambes des hommes, et vint à moi en courant. Il
était tout joyeux, tout aimable, me prenait la tête pour la tourner
d'un autre côté, me bouchait tantôt les yeux, tantôt les oreilles et
cherchait avec ses caresses enfantines à m'empêcher de regarder les
tristes spectacles qui étaient sous mes yeux. Cet enfant me dit :
“Ne me connais-tu pas ? Je m'appelle Joseph, et je suis de
Bethléem”. Puis il se mit à me parler de la crèche, de la naissance
du Christ, des bergers, des trois rois, et il racontait combien tout
cela avait été beau et merveilleux. Je craignais toujours qu'il
n'eût froid, parce qu'il était si peu vêtu, et qu'il tombait un peu
de grêle, mais il mit ses petites mains contre mes joues, et me
dit : “Vois comme j'ai chaud ; là où je suis on ne sent pas le
froid”. Je pleurais toujours à cause de la couronne d'épines que je
voyais tresser, mais il me consola et me dit une belle parabole pour
m'expliquer comment la joie sortirait de toutes ces souffrances. Il
y avait dans cette parabole beaucoup d'explications du sens mystique
des souffrances du Christ. Il me montra les champs où étaient venues
les épines dont on tressait la couronne de Jésus, m'enseigna ce que
signifiaient ces épines, me dit comment ces champs se couvriraient
de magnifiques moissons, et comment les épines formeraient autour
d'eux une haie protectrice tout ornée de belles roses
. Il savait
tout expliquer d'une manière si affectueuse et si riante, que toutes
les épines semblèrent devenir des roses, avec lesquelles nous nous
mimes à jouer. Tout ce qu'il disait était plein d'intérêt ; mais
j'en ai malheureusement oublié la plus grande partie. Il y avait un
long et touchant tableau de la naissance et du développement de
l'Église, avec de charmantes comparaisons enfantines. L'aimable
enfant ne me laissa plus regarder la Passion de Jésus, et m'entraîna
dans d'autres scènes tout à fait différentes. J'étais moi-même un
enfant ; je ne m'en étonnais pas, et je courais avec Joseph enfant à
Bethléem. Il me montrait les lieux où s'était passée son enfance ;
nous priions ensemble dans la grotte qui fut plus tard celle de la
crèche et où il se réfugiait pendant son enfance quand ses frères le
tourmentaient à cause de sa piété précoce. Il me semblait voir sa
famille vivant encore dans l'ancienne maison qu'avait habitée
autrefois le père David, et qui, à l'époque de la naissance de
Jésus-Christ, était tombée en des mains étrangères car il y avait là
alors des employés romains auxquels Joseph devait payer l'impôt.
Nous étions joyeux comme des enfants, et c'était comme si Jésus et
sa mère n'étaient pas encore nés. C'est ainsi que la veille de la
Saint Joseph je passai des scènes douloureuses de la Passion a une
vision riante et consolante.
Le jour
de Saint Joseph, elle ne vit rien des tableaux de la Passion, mais
dit seulement ce qui suit au sujet de la contenance de Marie et de
celle de Madeleine.
Les
joues de la sainte Vierge sont pâles et tirées ; ses yeux sont
rouges de larmes. Je ne saurais exprimer combien elle m'apparaît
pleine de naturel et de simplicité. Elle n'a cessé depuis hier
d'errer, dans son angoisse, à travers la vallée de Josaphat et les
rues de Jérusalem, et pourtant il n'y a ni dérangement ni désordre
dans ses vêtements, il n'y a pas un pli de ses habits qui ne respire
sa sainteté : tout en elle est simple, digne, plein de pureté et
d'innocence. Elle regarde majestueusement autour d'elle, et les plis
de son voile, quand elle tourne un peu la tête, ont une beauté
singulière. Ses mouvements sont sans violence, et au milieu de la
plus poignante douleur, toute son allure est simple et calme. Sa
robe est humectée de la rosée de la nuit et des pleurs abondants
qu'elle a versés ; mais tout reste propre et bien ordonné dans son
costume. Elle est belle d'une beauté inexprimable et tout à fait
surnaturelle ; cette beauté n'est que pureté ineffable, simplicité,
majesté et sainteté.
Madeleine a un tout autre aspect. Elle est plus grande et plus
forte ; il y a quelque chose de plus prononcé dans sa personne et
dans ses mouvements. Mais les passions, le repentir, son énergique
douleur ont détruit toute sa beauté ; elle est effrayante à voir,
tant elle est défigurée par la violence sans bornes de son
désespoir. Ses vêtements mouillés et tachés de boue sont en désordre
et déchirés ; ses longs cheveux pendent déliés sous son voile humide
et presque en lambeaux. Elle est toute bouleversée ; elle ne pense à
rien qu'à sa douleur, et ressemble presque à une folle. Il y a là
beaucoup de gens de Magdalum et des environs qui l'ont vue autrefois
mener uns vie d'abord si élégante, puis si scandaleuse. Comme elle a
vécu longtemps cachée, ils la montrent aujourd'hui au doigt, et la
poursuivent de leurs injures ; même des hommes de la populace de
Magdalum lui jettent de la boue. Mais elle ne s'aperçoit de rien,
tant elle est absorbée dans sa douleur !
Lorsque
la Sœur rentra dans ses visions sur la Passion, elle ressentit une
fièvre très forte et une soif tellement brûlante que sa langue était
contractée convulsivement et comme desséchée. Elle était si épuisée
et si souffrante, le lundi d'après le dimanche de Lætare, qu'elle ne
fit les récits qui suivent qu'avec beaucoup de peine et sans
beaucoup d'ordre. Elle ajouta qu'il lui était impossible, dans
l'état où elle se trouvait, de raconter tous les mauvais traitements
qui avaient accompagné le couronnement d'épines de Jésus, parce que
cela faisait revenir sous ses yeux toutes ces scènes, etc.
Pendant
la flagellation de Jésus, Pilate parla encore plusieurs fois au
peuple, qui une fois fit entendre ce cri : “Il faut qu'il meure,
quand nous devrions tous mourir aussi !” Quand Jésus fut conduit au
corps de garde, ils crièrent encore : “Qu'on le tue ! qu'on le
tue !” Car il arrivait sans cesse de nouvelles troupes de Juifs que
les Commissaires des Princes des Prêtres excitaient à crier ainsi.
Il y eut ensuite une pause. Pilate donna des ordres à ses soldats ;
les Princes des Princes et leurs conseillers, qui se tenaient sous
des arbres et sous des toiles tendues, assis sur des bancs placés
des deux côtés de la rue devant la terrasse de Pilate, se firent
apporter a manger et à boire par leurs serviteurs. Pilate, l'esprit
troublé par ses superstitions, se retira quelques instants pour
consulter ses dieux et leur offrir de l'encens.
La
sainte Vierge et ses amis se retirèrent du forum après avoir
recueilli le sang de Jésus. Je les vis entrer avec Leurs linges
sanglants dans une petite maison peu éloignée bâtie contre un mur.
Je ne sais plus à qui elle appartenait. Je ne me souviens pas
d'avoir vu Jean pendant la flagellation.
Le
couronnement d'épines eut lieu dans la cour intérieure du corps de
Barde situé contre le forum, au-dessus des prisons. Elle était
entourée de colonnes et les portes étaient ouvertes. Il y avait là
environ cinquante misérables, valets de geôliers, archers, esclaves
et autres gens de même espèce qui prirent une part active aux
mauvais traitements qu'eut à subir Jésus. La foule se pressait
d'abord autour de l'édifice ; mais il fut bientôt entouré d'un
millier de soldats romains, rangés en bon ordre, dont les rires et
les plaisanteries excitaient l'ardeur des bourreaux de Jésus comme
les applaudissements du public excitent les comédiens.
Au
milieu de la cour ils roulèrent la base d'une colonne où se trouvait
un trou qui avait dû servir pour assujettir le fût. Ils placèrent
dessus un escabeau très bas, qu'ils couvrirent par méchanceté de
cailloux pointus et de tessons de pot. Ils arrachèrent les vêtements
de Jésus de dessus son corps couvert de plaies, et lui mirent un
vieux manteau rouge de soldat qui ne lui allait pas aux genoux et où
pendaient des restes de houppes jaunes. Ce manteau se trouvait dans
un coin de la chambre : on en revêtait ordinairement les criminels
après leur flagellation, soit pour étancher leur sang, soit pour les
tourner en dérision. Ils traînèrent ensuite Jésus au siège qu'ils
lui avaient préparé et l'y firent asseoir brutalement. C'est alors
qu'ils lui mirent la couronne d'épines. Elle était haute de deux
largeurs de main, très épaisse et artistement tressée. Le bord
supérieur était saillant. Ils la lui placèrent autour du front en
manière de bandeau, et la lièrent fortement par derrière. Elle était
faite de trois branches d'épines d'un doigt d'épaisseur, artistement
entrelacées, et la plupart des pointes étaient à dessein tournées en
dedans. Elles appartenaient à trois espèces d'arbustes épineux,
ayant quelques rapports avec ce que sont chez nous le nerprun, le
prunellier et l'épine blanche. Ils avaient ajouté un bord supérieur
saillant d'une épine semblable à nos ronces : c'était par là qu'ils
saisissaient la couronne et la secouaient violemment. J'ai vu
l'endroit où us avaient été chercher ces épines. Quand ils l'eurent
attachée sur la tête de Jésus, ils lui mirent un épais roseau dans
la main. Ils firent tout cela avec une gravité dérisoire, comme
s'ils l'eussent réellement couronné Toi. Ils lui prirent le roseau
des mains, et frappèrent si violemment sur la couronne d'épines que
les yeux du Sauveur étaient inondés de sang. Ils s'agenouillèrent
devant lui, lui firent des grimaces, lui crachèrent au visage et le
souffletèrent en criant : “Salut, Roi des Juifs !” Puis ils le
renversèrent avec son siège en riant aux éclats, et l'y replacèrent
de nouveau avec violence.
Je ne
saurais répéter tous les outrages qu'imaginaient ces hommes. Jésus
souffrait horriblement de la soif, car les blessures faites par sa
barbare flagellation lui avaient donné la fièvre
, et il
frissonnait ; sa chair était déchirée jusqu'aux os, sa langue était
retirée, et le sang sacré qui coulait de sa tête rafraîchissait seul
sa bouche brûlante et entrouverte. Jésus fut ainsi maltraité pendant
environ une demi heure, aux rires et aux cris de joie de la cohorte
rangée autour du prétoire.
Jésus
recouvert du manteau rouge, la couronne d'épines sur la tête, le
sceptre de roseau entre ses mains garrottées, fut reconduit dans le
palais de Pilate. Il était méconnaissable à cause du sang qui
remplissait ses yeux, sa bouche et sa barbe. Son corps n'était
qu'une plaie ; il ressemblait à un linge trempé dans du sang.
On lui
versa, non sans peine, un peu d'eau dans la bouche, mais elle ne put
reprendre ses récits qu'après un long intervalle de repos. La
personne qui avait veillé près d'elle raconta que, pendant la nuit,
elle l'avait vue souvent se tordre en gémissant sur sa couche.
Il
marchait courbé et chancelant ; le manteau était si court qu'il lui
fallait se plier en deux pour cacher sa nudité : car lors du
couronnement d'épines, ils lui avaient de nouveau arraché tous ses
vêtements. Quand il arriva devant Pilate, cet homme cruel ils put
s'empêcher de frémir d'horreur et de pitié ; il s'appuya sur un de
ses officiers et tandis que le peuple et les prêtres insultaient et
raillaient, il s'écria : “Si le diable des Juifs est aussi cruel
qu'eux, il ne fait pas bon être en enfer auprès de lui”. Lorsque
Jésus eut été traîné péniblement au haut de l'escalier, Pilate
s'avança sur la terrasse et on sonna de la trompette pour annoncer
que le gouverneur voulait parler : il s'adressa aux Princes des
Prêtres et à tous les assistants, et leur dit : “Je le fais amener
encore une fois devant vous, afin que vous sachiez que je ne le
trouve coupable d'aucun crime”.
Jésus
fut alors conduit prés de Pilate par les archers, de sorte que tout
le peuple rassemblé sur le forum pouvait le voir. C'était un
spectacle terrible et déchirant, accueilli d'abord par une horreur
muette, que cette apparition du fils de Dieu tout sanglant sous sa
couronne d'épines, abaissant ses yeux éteints sur les flots du
peuple, pendant que Pilate le montrait du doigt et criait aux
Juifs : “Voilà l'homme”.
Pendant
que Jésus, le corps déchiré, couvert de son manteau de dérision,
baissant sa tête inondée de sang et transpercée par les épines,
tenant le sceptre de roseau dans ses mains garrottées, courbé en
deux pour cacher sa nudité, navré de douleur et de tristesse et
pourtant ne respirant qu'amour et mansuétude, était exposé comme un
fantôme sanglant, devant le palais de Pilate, en face des prêtres et
du peuple qui poussaient des cris de fureur, des troupes d'étrangers
court vêtus, hommes et femmes, traversaient le forum pour descendre
à la piscine des Brebis, afin de prendre part à l'ablution des
agneaux de Pâque, dont les bêlements plaintifs se mêlaient sans
cesse aux clameurs sanguinaires de la multitude, comme s'ils eussent
voulu rendre témoignage en faveur de la vérité qui se taisait.
Cependant le véritable Agneau pascal de Dieu, le mystère révélé,
mais inconnu de ce saint jour, accomplissait les prophéties et se
courbait en silence sur le billot où il devait être immolé.
Les
Princes des Prêtres et leurs adhérents furent saisis de rage à
l'aspect de Jésus, et ils crièrent : “Qu'on le fasse mourir ! qu'on
le crucifie ! N'en avez-vous pas assez ? dit Pilate ; il a été
traité de manière à ne plus avoir le désir d'être roi” . Mais ces
forcenés criaient toujours plus fort, et tout le peuple faisait
entendre ces terribles paroles : “Qu'on le fasse mourir ! qu'on le
crucifie !” Pilate fit encore sonner de la trompette, et dit :
“Alors prenez-le et crucifiez-le, car je ne le trouve coupable
d'aucun crime”. Ici, quelques-uns des prêtres s'écrièrent : “Nous
avons une loi selon laquelle il doit mourir, car il s'est dit le
fils de Dieu !” Sur quoi Pilate répondit : “Si vous avez des lois
d'après lesquelles celui-ci doit mourir, je ne me soucie point
d'être Juif”. Toutefois cette parole “il s'est dit le fils de Dieu”,
réveilla les craintes superstitieuses de Pilate : il fit conduire
Jésus ailleurs, alla à lui et lui demanda d'où il était. Mais Jésus
ne répondit pas, et Pilate lui dit : “Tu ne me réponds pas ! Ne
sais-tu pas que j'ai le pouvoir de te faire crucifier et celui de te
remettre en liberté ?” Et Jésus répondit : “Tu n'aurais aucun
pouvoir sur moi s'il ne t'avait été donné d'en haut : c'est pourquoi
celui qui m'a livré à toi a commis un plus grand péché”.
Claudia
Procle, que les hésitations de son mari inquiétaient, lui envoya de
nouveau son gage pour lui rappeler sa promesse, mais celui-ci lui
fit faire une réponse vague et superstitieuse dont le sens était
qu'il s'en rapportait à ses dieux. Les ennemis du Sauveur apprirent
les démarches de Claudia en sa faveur, et ils firent répandre parmi
le peuple que les partisans de Jésus avaient séduit la femme de
Pilate ; que, s'il était mis en liberté, il s'unirait aux Romains et
que tous les Juifs seraient exterminés.
Pilate
dans son irrésolution était comme un homme ivre sa raison ne savait
plus où se prendre. Il dit encore une fois aux ennemis de Jésus
qu'il ne trouvait en lui rien de criminel, et comme ceux-ci
demandèrent sa mort avec plus de violence que jamais, Pilate,
troublé, jeté dans l'indécision, tant par la contusion de ses
propres pensées que par les songes de sa femme et les graves paroles
de Jésus. voulut obtenir du Sauveur une réponse qui le tirât de ce
pénible état ; il revint vers lui dans le prétoire et resta seul
avec lui. “Serait-ce donc là un Dieu ?”, se dit-il à lui-même en
regardant Jésus sanglant et défiguré ; puis tout à coup il l'adjura
de lui tirs s'il était Dieu, s'il était ce roi promis aux Juifs,
jusqu'où s'étendait son empire et de quel ordre était sa divinité ;
lui promettant de lui rendre la liberté, s'il lui disait tout cela.
Je ne puis répéter que le sens de la réponse que lui fit Jésus. Le
Sauveur lui parla avec une sévérité effrayante ; il lui fit voir en
quoi consistait sa royauté et son empire, il lui montra ce que
c'était que la vérité, car il lui dit la vérité. Il lui dévoila tout
ce que lui, Pilate, avait commis de crimes secrets, lui prédit le
sort qui l'attendait, l'exil, la misère et une fin terrible, puis il
lui annonça que le Fils de l'homme viendrait un jour prononcer sur
lui un juste jugement.
Pilate
à moitié effrayé, à moitié irrité des paroles de Jésus, revint sur
la terrasse et dit encore qu'il voulait délivrer Jésus : alors on
lui cria : “Si tu le délivres, tu n'es pas l'ami de César, car celui
qui veut se faire roi est l'ennemi de César”. D'autres disaient
qu'ils l'accuseraient devant l'empereur d'avoir troublé leur fête ;
qu'il fallait en finir parce qu'ils étaient obligés d'être à dix
heures au Temple. Le cri : “Qu'il soit crucifié !” se faisait
entendre de tous les côtes, il retentissait jusque sur les toits
plats du forum ou beaucoup de gens étaient montés. Pilate vit que
ses efforts auprès de ces furieux étaient inutiles. Le tumulte et
les cris avaient quelque chose d'effrayant, et la masse entière du
peuple était dans un tel état d'agitation qu'une insurrection était
à craindre. Pilate se fit apporter de l'eau ; un de ses serviteurs
la lui versa sur les mains devant le peuple, et il cria au haut de
la terrasse : “Je suis innocent du sang de ce juste, ce sera à vous
à en répondre”. Alors s'éleva un cri horriblement unanime de tout le
peuple parmi lequel se trouvaient des gens de toutes les parties de
la Palestine : “Que son sang soit sur nous et sur nos enfants”.
Toutes
les fois qu'en méditant sur la douloureuse Passion de
Notre-Seigneur, j'entends cet effroyable cri des Juifs : “Que son
sang soit sur nous et sur nos enfants !“ L'effet de cette
malédiction solennelle m'est montré et rendu sensible par de
merveilleuses et terribles images. Il me semble voir au-dessus du
peuple qui ri, un ciel sombre, couvert de nuages sanglants, d'où
partent comme des verges et des glaives de feu. C'est comme si cette
malédiction pénétrait jusqu'à la moelle de leurs os et atteignait
jusqu'aux enfants dans le sein de leur Mère. Tout le peuple me
parait enveloppé de ténèbres : leur cri sort de leur bouche comme un
trait de feu sombre qui revient sur eux, rentre profondément dans
quelques-uns et voltige seulement sur quelques autres.
Ceux-ci
sont ceux qui se convertirent après la mort de Jésus : leur nombre
fut assez considérable, car, pendant toutes ces horribles
souffrances, Jésus et Marie ne cessèrent pas de prier pour le salut
des bourreaux, et tous ces affreux traitements ne leur causèrent pas
un instant d'irritation. Pendant tout le cours de la Passion du
Sauveur, au milieu des tortures les plus cruelles, des injures les
plus insolentes et les plus ignobles, de la rage et de l'acharnement
sanguinaire de ses ennemis et de leurs suppôts, de l'ingratitude et
de la défection de plusieurs de ses adhérents, toutes choses qui
concourent à en faire le dernier degré de la souffrance physique et
morale, je vois Jésus toujours priant, toujours aimant ses ennemis,
toujours implorant leur conversion jusqu'à son dernier soupir ; mais
je vois aussi toute cette patience et cette charité enflammer
davantage la fureur de ses bourreaux et pousser à bout leur rage
parce que tous leurs mauvais traitements ne peuvent arracher à sa
bouche ni une plainte, ni un reproche qui puisse excuser leur
méchanceté. A la fête d'aujourd'hui ils immolent l'agneau pascal et
ils ne savent pas qu'ils immolent le véritable agneau.
Lorsque, pendant des visions de ce genre, je tourne mes pensées vers
les âmes des ennemis de Jésus et sur celles du Sauveur et de sa
sainte Mère, tout ce qui s'y passe m'est montré sous diverses
figures que les gens d'alors ne voyaient pas, quoiqu'ils
ressentissent l'impression de ce qu'elles représentent. Je vois une
infinité de démons s'agiter parmi la multitude : je les vois
exciter, pousser les Juifs, leur parler à l'oreille, leur entrer
dans la bouche, les animer contre Jésus et trembler pourtant à la
vue de son amour et de sa patience inaltérable. Mais dans tout ce
qu'ils font, il y a quelque chose de désespéré, de confus, de
contradictoire : c'est un tiraillement désordonné et insensé dans
tous les sens. Autour de Jésus, de Marie, et du petit nombre de
saints qui sont là, beaucoup d'anges sont rassemblés ; leur figure
et leurs vêtements différent selon leurs fonctions ; leurs actions
représentent la consolation, la prière, l'onction ou quelqu'une des
oeuvres de miséricorde.
Je vois
également des voix consolantes ou menaçantes sortir de la bouche de
ces diverses apparitions comme des rayons diversement lumineux ou
colorés ; si ce sont des messages, je les vois dans leurs mains sous
forme d'écriteaux. Je vois aussi souvent, lorsque je dois en être
instruite, les mouvements de l'âme, les souffrances intérieures, en
un mot tous les sentiments se montrer à travers la poitrine et tout
le corps sous mille formes lumineuses ou ténébreuses, suivant des
directions différentes avec divers degrés de lenteur ou de vitesse.
Je comprends alors tout cela, mais c'est impossible à expliquer
parce qu'il y a infiniment trop de choses ; d'ailleurs je suis si
malade et si accablée par la douleur que me causent mes péchés et
ceux de tous les hommes, je suis si déchirée par les souffrances de
Notre-Seigneur que je ne sais comment je puis mettre le moindre
ordre dans ce que je raconte. Beaucoup de ces choses, spécialement
les apparitions de démons et d'anges, racontées par d'autres
personnes qui ont eu des visions de la Passion de Jésus-Christ, sous
des fragments d'intuitions intérieures et symboliques de ce genre,
qui varient selon l'état de l'âme du spectateur et qui sont en
liaison avec le récit. De là des contradictions nombreuses, parce
qu'on oublie ou qu'on omet beaucoup de choses. Tout ce qui est mal a
coopéré au supplice de Jésus-Christ, tout ce qui est amour et
charité a souffert en lui ; en sa qualité d'agneau de Dieu, il a
pris sur lui tous les péchés du monde : il y a donc là à voir et à
raconter des choses infinies en fait d'abomination et de sainteté.
Du reste, si les visions et les contemplations de plusieurs
personnes pieuses ne concordent pas parfaitement, cela vient de ce
qu'elles n'ont pas eu le même degré de grâce pour voir, comprendre
et raconter.
La
malade parlait souvent d'objets de cette nature, soit pendant ses
visions de la Passion, soit auparavant. Elle refusait le plus
souvent d'en parler pour ne pas mettre la confusion dans ses
tableaux. On voit combien il devait lui être difficile, au milieu de
toutes ces apparitions, de conserver parfaitement dans sa mémoire le
fit de la narration. Qui pourrait, dés lors, ne pas excuser une
personne si violemment remuée par la compassion, s'il se trouve dans
le cours de ses récits quelques lacunes ou un peu de désordre ?
Pilate
qui ne cherchait pas la vérité, mais un moyen de sortir d'embarras,
était plus incertain que jamais : sa conscience disait : Jésus est
innocent, sa femme disait : “Jésus est saint” ; sa superstition
disait : “Il est l'ennemi de tes dieux” ; sa lâcheté disait : “Il
est un Dieu lui-même et se vengera”. Il interrogea encore Jésus d'un
ton inquiet et solennel, et Jésus lui parla de ses crimes les plus
secrets, de la misérable destinée qui l'attendait et lui annonça que
lui-même, au dernier jour, viendrait, assis sur les nuées du ciel,
prononcer sur lui un juste jugement : cela jeta dans la fausse
balance An ça justice un nouveau poids contre la mise en liberté de
Jésus. Il était furieux de se trouver là, dans toute la nudité de
son ignominie intérieure, en face de Jésus qu'il ne pouvait
s'expliquer : il s'indignait que cet homme qu'il avait fait
fouetter, qu'il pouvait faire crucifier, lui prédit une fin
misérable ; que cette bouche qui n'avait jamais été accusé de
mensonge, cette bouche qui n'avait pas prononcé une parole pour se
justifier, osât, dans de telles circonstances, le citer au dernier
jour devant son tribunal : tout cela blessait profondément son
orgueil. Toutefois, comme aucun sentiment ne pouvait prendre
absolument le dessus dans ce misérable indécis, il était en même
temps terrifié des menaces du Seigneur et il fit un dernier effort
pour le sauver ; mais la peur que lui firent les Juifs, en le
menaçant de se plaindre de lui à l'empereur, le poussa à une
nouvelle lâcheté. La peur de l'empereur terrestre l'emporta en lui
sur la crainte du roi dont le royaume n'est pas de ce monde. Le
lâche scélérat se dit à soi-même : “S'il meurt, ce qu'il sait de moi
et ce qu'il m'a prédit meurt avec lui”. La menace d'être dénoncé à
l'empereur le détermina à faire leur volonté contrairement à la
justice, à sa propre conviction et a la parole qu'il avait donnée à
sa femme. Il livra aux Juifs le sang de Jésus, et il n'eut plus pour
laver sa conscience que l'eau qu'il fit verser sur ses mains, en
disant : “Je suis innocent du sang de ce juste, c'est à vous à en
répondre”. Non, Pilate, tu en répondras aussi, car tu l'appelles
juste et tu répands son sang ; tu es un juge infâme et sans
conscience. Ce sang dont Pilate voulait purifier ses mains les Juifs
le réclamaient, appelant la malédiction sur eux-mêmes et sur Leurs
enfants ; ils demandèrent que ce sang rédempteur qui crie
miséricorde pour nous, criât vengeance contre eux : ils crièrent :
“Que son sang soit sur nous et sur nos enfants !”
Au
bruit de ces cris sanguinaires, Pilate fit tout préparer pour
prononcer sa sentence. Il se fit apporter des vêtements de
cérémonie, il mit sur sa tête une espèce de diadème où brillait une
pierre précieuse, et se revêtit d'un autre manteau : on porta aussi
un bâton devant lui. Il était entouré de soldats, précédé
d'officiers du tribunal, et suivi de scribes avec des rouleaux et
des tablettes. Il y avait en avant un homme qui sonnait de la
trompette. C'est ainsi qu'il se rendit de son palais sur le forum où
se trouvait, en face de la colonne de la flagellation, un siège
élevé pour le prononcé des jugements. Ce tribunal s'appelait
Gabbatha : c'était comme une terrasse ronde où conduisaient des
marches de plusieurs côtés : il y avait en haut un siège pour Pilate
et, derrière ce siège, un banc pour des assesseurs ; un grand nombre
de soldats entouraient cette terrasse et plusieurs se tenaient sur
les degrés. Plusieurs des Pharisiens s'étaient déjà rendus au
Temple. Il n'y eut qu'Anne, Caïphe et vingt-huit autres qui vinrent
vers le tribunal lorsque Pilate mit ses vêtements de cérémonie. Les
deux larrons avaient déjà été conduits devant le tribunal lorsque
Jésus eût été montré au peuple. Le siège de Pilate était recouvert
d'une draperie rouge sur laquelle était un coussin bleu avec des
galons jaunes.
Le
Sauveur, portant toujours son manteau rouge et sa couronne d'épines,
fut alors amené par les archers devant le tribunal, à travers la
foule qui le huait, et placé entre les deux malfaiteurs. Lorsque
Pilate se fut assis sur son siège, il dit encore aux ennemis de
Jésus : “Voilà votre roi ! Crucifiez-le !” répondirent-ils. “Dois-je
crucifier votre roi ?” dit encore Pilate. “Nous n'avons pas d'autre
roi que César”, crièrent les Princes des Prêtres. Pilate ne dit plus
rien et commença à prononcer le jugement. Les deux voleurs avaient
été condamnés antérieurement au supplice de la croix, mais les
Princes des Prêtres avaient demandé qu'on sursît à leur exécution,
parce qu'ils voulaient faire un affront de plus à Jésus, en
l'associant dans son supplice à des malfaiteurs de la dernière
classe. Les croix des deux larrons étaient auprès d'eux : celle du
Sauveur n'était pas encore là, parce que sa sentence de mort n'avait
pas été prononcée.
La
sainte Vierge, qui s'était retirée après la flagellation, se jeta de
nouveau dans la foule pour entendre la sentence de mort de son fils
et de son Dieu. Jésus se tenait debout au milieu des archers, au bas
des marches du tribunal. La trompette se fit entendre pour demander
du silence, et Pilate prononça son jugement sur le Sauveur avec le
courroux d'un lâche. Je me sentis tout accablée par tant de bassesse
et de duplicité. La vue de ce misérable, tout enflé de son
importance, le triomphe et la soif de sang des Princes des Prêtres,
à détresse et la douleur profonde du Sauveur, les inexprimables
angoisses de Marie et des saintes femmes, atroce avidité avec
laquelle les Juifs guettaient leur proie. La contenance froidement
insolente des soldats, enfin l'aspect de tant d'horribles figures de
démons que je voyais mêlés à la foule, tout cela m'avait anéantie.
Hélas ! je sentais que j'aurais dû être où était Jésus, mon fiancé
chéri, car alors le jugement aurait été juste ; mais j'étais si
déchirée par mes souffrances que je ne me rappelle plus exactement
dans quel ordre les choses se passèrent. Je dirai à peu prés ce dont
je me souviens.
Pilate
commença par un long préambule où les noms les plus pompeux étaient
prodigués à l'empereur Tibère ; puis il exposa l'accusation Intentée
contre Jésus, que les Princes des Prêtres avaient condamné à mort
pour avoir trouble la paix publique et violé leur loi, en se faisant
appeler Fils de Dieu et roi des Juifs, et dont le peuple avait
demandé la mort sur la croix d'une voix unanime. Lorsqu'il ajouta
qu'il avait trouvé ce jugement conforme à la justice, lui qui
n'avait cessé de proclamer l'innocence de Jésus, je perdis presque
connaissance à la vue de cette infâme duplicité puis il dit en
terminant : “Je condamne Jésus de Nazareth, roi des Juifs, à être
crucifié”, et il ordonna aux archers d'apporter la croix. Je crois
me rappeler qu'il brisa un long bâton et en jeta les morceaux aux
pieds de Jésus.
La mère
de Jésus tomba sans connaissance à ces mots, comme si la vie l'eût
abandonnée ; maintenant il n'y avait plus de doute, la mort de son
fils bien-aimé était certaine, la mort la plus cruelle et la plus
ignominieuse. Jean et les saintes femmes l'emportèrent, afin que les
hommes aveuglés qui l'entouraient ne missent pas le comble à leurs
crimes en insultant à ses douleurs ; mais elle ne fut pas plus tôt
revenue à elle qu'elle voulut parcourir les lieux témoins des
souffrances de Jésus, et il fallut que ses compagnes la
conduisissent de place en place, car le désir de s'associer à la
Passion de Jésus par un culte mystique la poussait à offrir le
sacrifice de ses larmes partout où le Rédempteur né de son sein
avait souffert pour les péchés des hommes, ses frères. C'est ainsi
que la mère du Sauveur consacra par ses larmes et prit possession de
ces lieux sanctifiés pour l'Église, notre mère à tous, de même que
Jacob, dressa comme un monument, et consacra, en l'oignant d'huile,
la pierre près de laquelle il avait reçu la promesse.
Pilate
écrivit le jugement sur son tribunal, et ceux qui se tenaient
derrière lui le copièrent jusqu'à trois fois. On envoya aussi des
messagers, car il y avait quelque chose qui devait être signé par
d'autres personnes ; je ne sais pas si cela se rapportait au
jugement ou si c'étaient d'autres ordres. Toutefois quelques-unes de
ces pièces furent envoyées dans des endroits éloignés. Pilate
écrivit touchant Jésus un jugement qui prouvait sa duplicité, car il
était tout différent de celui qu'il avait prononcé de vive vois. Je
vis que, pendant ce temps, son esprit était plein de trouble, et
qu'il écrivait en quelque sorte contre sa volonté ; on eût dit qu'un
ange de colère guidait sa plume ; le sens de cet écrit, dont je ne
me souviens qu'en général, était à peu prés celui-ci : “Forcé par
les Princes des Prêtres, le Sanhédrin et le peuple près de se
soulever, qui demandaient la mort de Jésus de Nazareth, comme
coupable d'avoir troublé la paix publique, blasphémé et violé leur
loi, je le leur ai livré pour être crucifié, quoique leurs
inculpations ne me parussent pas claires, afin de n'être pas accusé
devant l'empereur d'avoir favorisé l'insurrection et mécontenté les
Juifs par un déni de justice. Je le leur ai livré avec deux autres
criminels déjà condamnés, dont leurs menées avaient fait retarder
l'exécution, parce qu'ils voulaient que Jésus fût exécuté avec eux”.
Ici le misérable écrivit encore tout autre chose que ce qu'il
voulait. Puis il écrivit l'inscription de la croix en trois lignes
sur une tablette de couleur foncée. Le jugement où Pilate s'excusait
fut transcrit plusieurs fois et envoyé en différents lieux. Mais les
Princes des Prêtres eurent encore des contestations avec lui : ce
jugement ne les satisfaisait pas ; ils se plaignaient notamment de
ce qu'il avait écrit qu'ils avaient fait retarder l'exécution des
larrons pour que Jésus fût crucifié avec eux ; ils s'élevèrent aussi
contre l'inscription, et demandèrent qu'on ne mît pas “Roi des
Juifs”, mais “Qui s'est dit roi des Juifs”. Pilate s'impatienta, se
moqua d'eux et leur répondit avec colère : “Ce que j'ai écrit est
écrit”. Ils voulaient aussi que la croix du Christ ne s'élevât pas
plus au-dessus de sa tête que celle des deux larrons ; cependant il
fallait la faire plus haute, car, par la faute des ouvriers, il y
avait réellement trop peu de place pour mettre l'inscription de
Pilate ; ils cherchèrent à profiter de cette circonstance afin de
faire supprimer l'inscription qui leur semblait injurieuse pour eux.
Mais Pilate ne voulut pas y consentir, et il fallut allonger la
croix en y ajoutant un nouveau morceau de bois. Ces différentes
circonstances concoururent à donner à la croix cette forme
significative que j'ai souvent vue ; ainsi ses deux bras allaient en
s'élevant comme les branches d'un arbre en s'écartant du tronc, et
elle ressemblait à un Y dont le trait inférieur serait prolongé
entre les deux autres ; les bras étaient plus minces que le tronc ;
chacun d'eux y avait été ajusté séparément, et on avait enfoncé un
coin de chaque côté au point de jonction pour en assurer la
solidité. Or, comme la pièce du milieu, par suite de mesures mal
prises, ne dépassait pas assez la tête pour que l'écriteau de Pilate
pût y être placé convenablement, on y ajouta un appendice à cet cil
et on assujettit un morceau de bois à la place des pieds pour les
maintenir.
Pendant
que Pilate prononçait son jugement inique, je vis que Claudia
Procle, sa femme, lui renvoyait son gage et renonçait à lui ; le
soir de ce jour elle quitta secrètement le palais pour se réfugier
près des amis de Jésus, et on la tint cachée dans un souterrain sous
la maison de Lazare, à Jérusalem. Ce même jour, ou quelque temps
après, je vis aussi un ami du Sauveur graver sur une pierre
verdâtre, derrière la terrasse de Gabbatha, deux lignes où se
trouvaient les mots de Judex injustus, et le nom de Claudia Procle :
je me souviens qu'un groupe nombreux de personnes qui
s'entretenaient se trouvait en ce moment sur le forum, pendant que
cet homme, caché derrière elles, gravait ces lignes sans qu'on pût
le remarquer. Je vis enfin que cette pierre se trouve encore, sans
qu'on le sache, dans les fondements d'une maison ou d'une église à
Jérusalem au lieu où se trouvait Gabbatha. Claudia Procle se fit
chrétienne, suivit saint Paul et devint son amie particulière.
Lorsque
la sentence eut été prononcée, pendant que Pilate écrivait et se
querellait avec les Princes des Prêtres, Jésus fut livré aux archers
comme une proie ; jusque-là ces hommes abominables avaient gardé
quelque retenue en présence du tribunal ; maintenant il était à leur
discrétion. On apporta ses habits qui lui avaient été ôtés chez
Caïphe ; ils avaient été mis de côté, et je pense que des hommes
compatissants les avaient lavés, car ils étaient propres. C'était
aussi, je crois, la coutume chez les Romains de remettre leurs
vêtements à ceux qu'on conduisait au supplice. Les méchants hommes
qui entouraient Jésus le mirent de nouveau à nu et lui délièrent les
mains afin de pouvoir l'habiller, ils arrachèrent de son corps
couvert de plaies le manteau de laine rouge qu'ils lui avaient mis
par dérision, et rouvrirent par là beaucoup de ses blessures ; il
mit lui-même en tremblant son vêtement de dessous, et ils lui
jetèrent son scapulaire sur les épaules. Comme la couronne d'épines
était trop large et empêchait qu'on pût passer la robe brune sans
couture que lui avait faite sa mère, on la lui arracha de la tête,
et toutes ses blessures saignèrent de nouveau avec des douleurs
indicibles. Ils lui mirent encore son vêtement de laine blanche, sa
large ceinture, et enfin son manteau ; puis ils lui attachèrent de
nouveau, au milieu du corps, le cercle à pointes de fer auquel
étaient liées les cordes avec lesquelles ils le traînaient ; tout
cela se fit avec leur brutalité et leur cruauté ordinaires.
Les
deux larrons étaient à droite et à gauche de Jésus ; ils avaient les
mains liées, et, comme Jésus devant le tribunal, une chaîne autour
du cou. Ils n'avaient, pour tout vêtement, qu'un linge autour des
reins, un scapulaire d'étoffe grossière, ouvert sur le côté et sans
manches, et sur la tête un bonnet de paille tressée, assez semblable
à un bourrelet d'enfant ; leur peau était d'un brun sale et couverte
de meurtrissures livides, provenant de leur flagellation de la
veille. Celui qui se convertit par la suite était dés lors calme et
pensif ; l'autre était grossier et insolent ; il s'unissait aux
archers pour maudire et insulter Jésus, qui regardait ses deux
compagnons avec amour et offrait pour leur salut toutes ses
souffrances. Les archers rassemblaient tous les instruments du
supplice et préparaient tout pour cette terrible et douloureuse
marche dans laquelle le Sauveur, plein d'amour et accablé de
douleur, voulait porter le poids des péchés de l'ingrate humanité et
répandre, pour les expier, son sang précieux coulant, comme d'un
calice, de son corps percé de part en part par les plus vils des
hommes. Anne et Caïphe avaient enfin terminé leurs discussions avec
Pilate ; ils tenaient deux longues bandes de parchemin où étaient
des copies du jugement, et se dirigeaient en hâte vers le Temple,
craignant d'y arriver trop tard. C'est ici que les Princes des
Prêtres se séparèrent du véritable Agneau pascal. Ils allaient au
Temple de pierre pour immoler et manger le symbole, et laissaient
d'ignobles bourreaux conduire à l'autel de la croix l'agneau de Dieu
dont l'autre n'était que la figure. C'est ici que se séparaient les
deux routes, dont l'une conduisait au symbole du sacrifice, l'autre
à son accomplissement : ils abandonnèrent des bourreaux impurs et
inhumains l'Agneau pascal pur et rédempteur, le véritable Agneau de
Dieu qu'ils avaient défiguré extérieurement par toutes leurs
abominations et qu'ils s'étaient efforcés de souiller, et ils se
rendaient en toute hâte au Temple de pierre pour immoler des
agneaux, purifiés, lavés et bénis. Ils avaient bien pris toutes
leurs précautions pour ne pas contracter d'impuretés extérieures et
leur âme était toute souillée par la colère, la haine et l'envie.
“Que son sang soit sur nous et sur nos enfants !” avaient-ils dit,
et par ces paroles ils avaient accompli la cérémonie, mis la main du
sacrificateur sur la tête de la victime. Ici se séparaient les deux
routes qui menaient à l'autel de la loi et à l'autel de la grâce :
Pilate, le païen orgueilleux et irrésolu, tremblant devant Dieu et
adorant les idoles, le courtisan du monde, l'esclave de la mort,
triomphant dans le temps jusqu'à ce qu'arrive le terme de la mort
éternelle, Pilate prit entre les deux et s'en revint dans son
palais, entouré de ses officiers et de ses gardes, précédé d'une
trompette. Le jugement inique fut rendu vers dis heures du matin,
suivant notre manière de compter.
Lorsque
Pilate eut quitté son tribunal, une partie des soldats le suivit et
se rangea devant le palais pour former le cortège ; une petits
escorte resta près des condamnés.
Vingt-huit Pharisiens armés, parmi lesquels les six ennemis acharnés
de Jésus qui avaient pris part à son arrestation sur le mont des
Oliviers, vinrent à cheval sur le forum pour l'accompagner au
supplice. Les archers conduisirent le Sauveur au milieu de la place,
et plusieurs esclaves entrèrent par la porte occidentale, portant le
bois de la croix qu'ils jetèrent à ses pieds avec fracas. Les deux
bras étaient provisoirement attachés à la pièce principale avec des
cordes. Les coins, le morceau de bois destiné à soutenir les pieds,
l'appendice qui devait recevoir l'écriteau et divers autres objets
furent apportés par des valets du bourreau. Jésus s'agenouilla par
terre, prés de la croix, l'entoura de ses bras et la baisa trois
fois, en adressant à voix basse à son Père un touchant remerciement
pour la rédemption du genre humain qui commençait. Comme les
prêtres, chez les païens, embrassaient un nouvel autel, le Seigneur
embrassait sa croix, cet autel éternel du sacrifice sanglant et
expiatoire. Les archers relevèrent Jésus sur ses genoux, et il lui
fallut à grand peine charger ce lourd fardeau sur son épaule droite.
Je vis des anges invisibles l'aider, sans quoi il n'aurait pas même
pu le soulever. Il resta à genoux, courbé sous son fardeau. Pendant
que Jésus priait, des exécuteurs firent prendre aux deux larrons les
pièces transversales de leurs croix, ils les leur placèrent sur le
cou et y lièrent leurs mains : les grandes pièces étaient portées
par des esclaves. Les pièces transversales n'étaient pas droites,
mais un peu courbées. On les attacha, lors du crucifiement, à
l'extrémité supérieure du tronc principal. La trompette de la
cavalerie de Pilate se fit entendre, et un des Pharisiens à cheval
s'approcha de Jésus agenouillé sous son fardeau, et lui dit : “Le
temps des beaux discours est passé ; qu'on nous débarrasse de lui. ì
En avant, en avant !” On le releva violemment, et il sentit tomber
sur ses épaules tout le poids que nous devons porter après lui,
suivant ses saintes et véridiques paroles.
Alors
commença la marche triomphale du Roi des rois, si ignominieuse sur
la terre, si glorieuse dans le ciel.
On
avait attaché deux cordes au bout de l'arbre de la croix, et deux
archers la maintenaient en l'air avec des cordes, pour qu'elle ne
tombât pas par terre ; quatre autres tenaient des cordes attachées à
la ceinture de Jésus ; son manteau, relevé, était attaché autour de
sa poitrine. Le Sauveur, sous le fardeau de ces pièces de bois liées
ensemble, me rappela vivement Isaac portant vers la montagne le bois
destiné au sacrifice où lui-même devait être immole. Le trompette de
Pilate donna le signal du départ, parce que le gouverneur lui-même
voulait se mettre à la tête d'un détachement pour prévenir toute
espèce de mouvement tumultueux dans la ville. Il était à cheval,
revêtu de son armure, et entouré de ses officiers et d'une troupe de
cavaliers. Ensuite venait un détachement d'environ trois cents
soldats d'infanterie, tous venus des frontières de l'Italie et de la
Suisse. En avant du cortège allait un joueur de trompette, qui en
sonnait à tous les coins de rue et proclamait la sentence. Quelques
pas en arrière marchait une troupe d'hommes et d'enfants qui
portaient des cordes, des clous, des coins et des paniers où étaient
différents objets ; d'autres, plus robustes, portaient des porches,
des échelles et les pièces principales des croix des deux larrons ;
puis venaient quelques-uns des Pharisiens à cheval ; et un jeune
garçon qui portait devant sa poitrine l'inscription que Pilate avait
faite pour la croix ; il portait aussi, au haut d'une perche, la
couronne d'épines de Jésus, qu'on avait jugé ne pouvoir lui laisser
sur la tête pendant le portement de la croix. Ce jeune homme n'était
pas très méchant. Enfin s'avançait Notre Seigneur, les pieds nus et
sanglants, courbé sous le pesant fardeau de la croix, chancelant,
déchiré, meurtri, n'ayant ni mangé, ni bu, ni dormi depuis la Cène
de la veille, épuisé par la perte de son sang, dévoré de fièvre, de
soif, de souffrances intérieures infinies ; sa main droite soutenait
la croix sur l'épaule droite ; sa gauche, fatiguée, faisait par
moments un effort pour relever sa longue robe, où ses pieds mal
assurés s'embarrassaient. Quatre archers tenaient à une grande
distance le bout des cordes attachées à sa ceinture ; les deux
archers de devant le tiraient à eux, les deux qui suivaient le
poussaient en avant, en sorte qu'il ne pouvait assurer aucun de ses
pas et que les cordes l'empêchaient de relever sa robe. Ses mains
étaient blessées et gonflées par suite de la brutalité avec laquelle
elles avaient été garrottées, précédemment, son visage était
sanglant et enflé, sa chevelure et sa barbe souillée de sang ; son
fardeau et ses chaînes pressaient sur son corps son vêtement de
laine, qui se collait à ses plaies et les rouvrait. Autour de lui,
ce n'était que dérision et cruauté : mais ses souffrances et ses
tortures indicibles ne pouvaient surmonter son amour ; sa bouche
priait, et son regard éteint pardonnait. Les deux archers placés
derrière lui qui maintenaient en l'air l'extrémité de l'arbre de la
croix, l'aide des cordes qui y étaient attachées augmentaient les
souffrances de Jésus en déplaçant le fardeau qu'ils s'élevaient et
faisaient tomber tour à tour. Le long du cortège marchaient
plusieurs soldats armés de lances ; derrière Jésus venaient les deux
larrons, conduits aussi avec des cordes chacun par deux bourreaux ;
ils portaient sur la nuque les pièces transversales de leurs croix,
séparées du tronc principal, et leurs bras étendus étaient attachés
aux deux bouts. Ils n'avaient que des tabliers : la partie
supérieure de Leur corps était couverte d'une espèce de scapulaire
sans manches et ouvert des deux côtés ; leur tête était coiffée d'un
bonnet de paille. Ils étaient un peu enivrés par suite d'un breuvage
qu'on leur avait fait prendre. Cependant le bon larron était très
calme ; le mauvais, au contraire, était insolent, furieux et
vomissait des imprécations les archers étaient des hommes bruns,
petits, mais robustes avec des cheveux noirs, courts et hérissés ;
ils avaient la barbe rare et peu fournie, ils n'avaient pas la
physionomie juive : c'étaient des ouvriers du canal appartenant à
une tribu d'esclaves égyptiens. Ils portaient des jaquettes courtes
et des espèces de scapulaires de cuir sans manches : ils
ressemblaient à des bêtes sauvages. La moitié des Pharisiens à
cheval fermait la marche ; quelques-uns de ces cavaliers couraient
ça et là pour maintenir l'ordre. Parmi les gens qui allaient en
avant, portant divers objets, se trouvaient quelques enfants juifs
de basse condition, qui s'y étaient joints de leur propre mouvement.
A une assez grande distance était le cortège de Pilate ; le
gouverneur romain était en habit de guerre, au milieu de ses
officiers, précédé d'un escadron de cavalerie et suivi de trois
cents soldats à pied : il traversa le forum, puis entra dans une rue
assez large. Il parcourait la ville afin de prévenir tout mouvement
populaire.
Jésus
rut conduit par une rue excessivement étroite et longeant le
derrière des maisons, afin de laisser place au peuple qui se rendait
au Temple, et aussi pour ne pas gêner Pilate et sa troupe. La plus
grande partie du peuple s'était mise en mouvement aussitôt après la
condamnation, La plupart des Juifs se rendirent dans leurs maisons
ou dans le Temple, afin de terminer à la hâte leurs préparatifs pour
l'immolation de l'agneau pascal ; toutefois, la foule, composée d'un
mélange de toute sorte de gens, étrangers, esclaves, ouvriers,
femmes et enfants, était encore grande, et on se précipitait en
avant de tous les côtés pour voir passer le triste cortège ;
l'escorte des soldats romains empêchait qu'on ne s'y joignit, et les
curieux étaient obligés de prendre des rues détournées et de courir
en avant : la plupart allèrent jusqu'au Calvaire, La rue par
laquelle on conduisit Jésus était à peine large de deux pas ; elle
passait derrière des maisons, et il y avait beaucoup d'immondices.
Il y eut beaucoup à souffrir : les archers se trouvaient tout prés
de lui, la populace aux fenêtres l'injuriait, des esclaves lui
jetaient de la boue et des ordures, de méchants garnements versaient
sur lui des vases pleins d'un liquide noir et infect, des enfants
même, excités par ses ennemis, ramassaient des pierres dans leurs
petites robes, et couraient à travers le cortège pour les jeter sous
ses pieds en l'injuriant. C'était ainsi que les enfants le
traitaient, lui qui avait aime les enfants, qui les avait bénis et
déclarés bienheureux.
La rue, peu avant sa fin, se dirige à
gauche, devient plus large et monte un peu ; il y passe un aqueduc
souterrain venant de la montagne de Sion ; je crois qu'il longe le
forum où courent aussi sous terre des rigoles revêtues en
maçonnerie, et qu'il aboutit à la piscine Probatique, près de la
porte des Brebis. J'ai entendu le bruit de l'eau coulant dans les
conduits. On trouve avant la montée une espèce d'enfoncement où il y
a souvent de l'eau et de la boue quand il a plu, et où l'on a placé
une grosse pierre pour faciliter le passage, ce qui se voit souvent
dans les rues de Jérusalem, lesquelles sont très inégales en
plusieurs endroits. Lorsque Jésus arriva là, il n'avait plus la
force de marcher ; comme les archers le tiraient et le poussaient
sans miséricorde, il tomba de tout son long contre cette pierre, et
la croix tomba prés de lui. Les bourreaux s'arrêtèrent en le
chargeant d'imprécations et en le frappant à grands coups de pied ;
le cortège s'arrêta un moment en désordre : c'était en vain qu'il
tendait la main pour qu'on l'aidât : “Ah ! dit-il, ce sera bientôt
fini”, et il pria pour ses bourreaux ; mais les Pharisiens
crièrent : “Relèves-le ; sans cela il mourra dans nos mains”. Des
deux côtés du chemin on voyait ça et là des femmes qui pleuraient et
des enfants, qui s'effrayaient. Soutenu par un secours surnaturel
Jésus releva la tête, et ces hommes abominables, au lieu d'alléger
ses souffrances, lui remirent ici la couronne d'épines. Lorsqu'ils
l'eurent remis sur ses pieds en le maltraitant, ils replacèrent la
croix sur son dos, et il lui fallut pencher de côté, avec des
souffrances inouïes, sa tête déchirée par les épines, afin de faire
place sur son épaule au fardeau dont il était chargé. C'est avec ce
nouvel accroissement à ses tortures qu'il gravit en chancelant la
montée que présentait ici la rue devenue plus large.
La mère
de Jésus, toute navrée de douleur, avait quitté le Forum prés d'une
heure auparavant, après le prononcé du jugement inique qui
condamnait son fils, elle était accompagnée de Jean et de quelques
femmes. Elle avait visité plusieurs endroits sanctifiés par les
souffrances du Seigneur, mais lorsque le son de la trompette,
l'empressement du peuple et la mise en mouvement du cortège de
Pilate annoncèrent le départ pour le Calvaire, elle ne put résister
au désir de voir encore son divin fils, et elle pria Jean de la
conduire à un des endroits où Jésus devait passer. Ils venaient du
quartier de Sion ; ils longèrent un des cotés de la place que Jésus
venait de quitter, et passèrent par des portes et des allées
ordinairement fermées, mais qu'on avait laissées ouvertes parce que
la foule se précipitait dans toutes les directions. Ils passèrent
ensuite par le côté occidental d'un palais dont une porte s'ouvrait
sur la rue où entra le cortège après la première chute de Jésus. Je
ne sais plus bien si ce bâtiment n'était pas une dépendance du
palais de Pilate, avec lequel il semblait communiquer par des cours
et des allées ; mais d'après mes souvenirs d'aujourd'hui, je crois
plutôt que c'était la demeure du grand-prêtre Caïphe, car son
tribunal seul était à Sion. Jean obtint d'un domestique ou d'un
portier compatissant la permission d'aller gagner la porte en
question avec Marie et ceux qui l'accompagnaient. Un des neveux de
Joseph d'Arimathie était avec eux : Suzanne, Jeanne Chusa et Salomé
de Jérusalem accompagnaient la sainte Vierge. Quand je vis la mère
de Dieu pâle, les yeux rouges de pleurs, tremblante et se soutenant
à peine, traverser cette maison, enveloppée de la tête aux pieds
dans un manteau d'un gris bleuâtre, je me sentis le cœur tout
déchiré. On entendait déjà le bruit du cortège qui s'approchait, le
son de la trompette et la voix du héraut criant le jugement au coin
des rues. La porte fut ouverte par le domestique ; le bruit devint
plus distinct et plus effrayant. Marie pria et dit à Jean : “Dois-je
voir ce spectacle ? dois-je m'enfuir ? comment pourrai-je le
supporter ?” “Si vous ne restiez pas”, répondit Jean, “vous vous le
reprocheriez amèrement plus tard”. Ils passèrent alors la porte ;
elle s'arrêta et regarda à droite sur le chemin qui montait un peu
et redevenait uni à l'endroit où était Marie. Hélas ! comme le son
de la trompette lui perça le cœur ! Le cortège était encore à
quatre-vingts pas de là ; il n'y avait pas de peuple en avant, mais
des deux côtés et derrière quelques groupes. Beaucoup de gens de la
populace qui avaient quitte le forum les derniers couraient çà et là
par des rues détournées pour trouver des places d'où ils pussent
voir le cortège. Lorsque les gens qui portaient les instruments du
supplice s'approchèrent d'un air insolent et triomphant, la mère de
Jésus se prit à trembler et à gémir, elle joignit ses mains, et un
de ces misérables demanda : “Quelle est cette femme qui se
lamente ?” Un autre répond : “C'est la mère du Galiléen”. Quand ces
scélérats entendirent ces paroles, ils accablèrent de leurs
moqueries cette douloureuse mère ; ils la montrèrent au doigt, et
l'un d'eux prit dans sa main les clous qui devaient attacher Jésus à
la croix, et les présenta à la sainte Vierge d'un air moqueur. Elle
regarda Jésus en joignant les mains, et, brisée par la douleur,
s'appuya pour ne pas tomber contre la porte, pâle comme un cadavre
et les lèvres bleues. Les Pharisiens passèrent sur leurs chevaux,
puis l'enfant qui portait l'inscription, puis enfin, à deux pas
derrière lui, le fils de Dieu son fils, le très saint, le
rédempteur, son bien-aimé Jésus, chancelant, courbé sous son lourd
fardeau, détournant douloureusement sa tête couronnée d'épines de la
lourde croix qui pesait sur son épaule. Les archers le tiraient en
avant avec des cordes ; son visage était livide, sanglant et
meurtris : sa barbe inondée d'un sang à moitié figé qui en collait
tous les poils ensemble. Ses yeux éteints et ensanglantés, sous
l'horrible tresse de la couronne d'épines, jetèrent sur sa
douloureuse mère un regard triste et compatissant, et trébuchant
sous son fardeau, il tomba pour la seconde fois sur ses genoux et
sur ses mains. Marie, sous la violence de sa douleur, ne vit plus ni
soldats ni bourreaux elle ne vit que son fils bien-aimé réduit à ce
misérable état ; elle se précipita de la porte de la maison au
milieu des archers qui maltraitaient Jésus, tomba à genoux près de
lui et le serra dans ses bras. J'entendis les mots : “Mon fils ! Ma
mère !” mais je ne sais s'ils furent prononcés réellement ou
seulement en esprit.
Il y
eut un moment de désordre : Jean et les saintes femmes voulaient
relever Marie. Les archers l'injurièrent ; l'un d'eux lui dit :
“Femme, que viens-tu faire ici ? Si tu l'avais mieux élevé il ne
serait pas entre nos mains !” Quelques soldats furent émus.
Cependant ils repoussèrent la sainte Vierge en arrière, mais aucun
archer ne la toucha. Jean et les femmes l'entourèrent, et elle tomba
comme morte sur ses genoux contre la pierre angulaire de la porte, à
laquelle le mur s'appuyait. Elle tournait le des au cortège ; sa
mains touchèrent à une certaine hauteur la pierre contre laquelle
elle s'affaissa C'était une pierre veinés de vert. Ses genoux y
laissèrent des cavités ; ses mains, à l'endroit où elle les avait
appuyées, des marques moins profondes. C'étaient des empreintes un
peu confuses, semblables à celles que la main laisse sur une pâte
épaisse en frappant dessus. Je vis cette pierre, qui était fort
dure, transportée dans la première église catholique établie prés de
la piscine de Bethsaïda, sous l'épiscopat de saint Jacques le
mineur. J'ai déjà dit, et je le répète ici, que j'ai vu plusieurs
fois de semblables empreintes produites sur la pierre par le contact
de saints personnages, à l'occasion de grands événements. C'est
aussi vrai que ce mot : “Les pierres en seraient émues” ; que cet
autre mot : “Cela fait impression”. L'éternelle vérité, dans son
infinie miséricorde, n'a jamais eu besoin de l'imprimerie pour
transmettre à la postérité des témoignages touchant les choses
saintes. Les deux disciples qui étaient avec la mère de Jésus
l'emportèrent dans l'intérieur de la maison dont la porte fut
fermée. Pendant ce temps, les archers avaient relevé Jésus et lui
avaient remis d'une autre manière la croix sur les épaules. Les bras
de la croix s'étaient détachés : l'un des deux avait glissé et
s'était pris dans les cordes. Ce fut celui-ci que Jésus embrassa, de
sorte que par derrière la pièce principale penchait davantage vers
la terre. Je vis, çà et là, parmi la populace qui suivait le cortège
en proférant des malédictions et des injures, quelques figures de
femmes voilées et versant des larmes.
Le
cortège arriva à la porte d'un vieux mur intérieur de la ville.
Devant cette porte est une place où aboutissent trois rues. Là,
Jésus, ayant à passer encore par-dessus une grosse pierre, trébucha
et s'affaissa ; la crois roula à terre près de lui ; lui-même,
cherchant à s'appuyer sur la pierre, tomba misérablement tout de son
long et il ne put plus se relever. Des gens bien vêtus qui se
rendaient au Temple passèrent par là et s'écrièrent avec
compassion : “Hélas ! le pauvre homme se meurt !” Il y eut quelque
tumulte on ne pouvait plus remettre Jésus sur ses pieds, et les
Pharisiens, qui conduisaient la marche, dirent aux soldats : “Nous
ne pourrons pas l'amener vivant, si vous ne trouvez quelqu'un pour
porter sa croix”. Ils virent à peu de distance un païen, nommé Simon
de Cyrène, accompagné de ses trois enfants, et portant sous le bras
un paquet de menues branches, car il était jardinier et venait de
travailler dans les jardins situés près du mur oriental de la ville.
Chaque année, il venait à Jérusalem pour la fête, avec sa femme et
ses enfants, et s'employait à tailler des haies comme d'autres gens
de sa profession. Il se trouvait au milieu de la foule dont il ne
pouvait se dégager, et quand les soldats reconnurent à son habit que
c'était un païen et un ouvrier de la classe inférieure, ils
s'emparèrent de lui et lui dirent d'aider le Galiléen à porter sa
croix. Il s'en défendit d'abord et montra une grande répugnance,
mais il fallut céder à la force. Ses enfants criaient et pleuraient,
et quelques femmes qui le connaissaient les prirent avec elles.
Simon ressentait beaucoup de dégoût et de répugnance à cause du
triste état où se trouvait Jésus et de ses habits tout souillés de
boue ; mais Jésus pleurait et le regardait de l'air le plus touchant
Simon l'aida à se relever, et aussitôt les archers attachèrent
beaucoup plus en arrière l'un des bras de la croix qu'ils
assujettirent sur l'épaule de Simon. Il suivait immédiatement Jésus,
dont le fardeau était ainsi allégé. Les archers placèrent aussi
autrement la couronne d'épines. Cela fait, le cortège se remit en
marche. Simon était un homme robuste, âgé de quarante ans ; il avait
la tête nue : son vêtement de dessus était court : il avait autour
des reins des morceaux d'étoffe : ses sandales, assujetties autour
des jambes par des courroies, se terminaient en pointe : ses fils
portaient des robes bariolées. Deux étaient déjà grands ; ils
s'appelaient Rufus et Alexandre, et se réunirent plus tard aux
disciples. Le troisième était plus petit, et je l'ai vu encore
enfant prés de saint Étienne. Simon ne porta pas longtemps la croix
derrière Jésus sans se sentir profondément touché.
Le
cortège entra dans une longue rue qui déviait un peu à gauche et où
aboutissaient plusieurs rues transversales. Beaucoup de gens bien
vêtus se rendaient au Temple et plusieurs s'éloignaient à la vue de
Jésus par une crainte pharisaïque de se souiller, tandis que
d'autres marquaient quelque pitié. On avait fait environ deux cents
pas depuis que Simon était venu porter la croix avec le Seigneur,
lorsqu'une femme de grande taille et d'un aspect imposant, tenant
une jeune fille par la main, sortit d'une belle maison située à
gauche et précédée d'une avant-cour fermée par une belle grille, à
laquelle on arrivait par une terrasse avec des degrés. Elle se jeta
au-devant du cortège. C'était Séraphia, femme de Sirach, membre du
conseil du Temple, qui fut appelée Véronique, de vera icon (vrai
portrait), à cause de ce qu'elle fit en ce jour.
Séraphia avait préparé chez elle d'excellent vin aromatisé, avec le
pieux désir de le faire boire au Seigneur sur son chemin de douleur.
Elle était déjà allée une fois au-devant du cortège : je l'avais
vue, tenant par la main une jeune fille qu'elle avait adoptée,
courir à côté des soldats, lorsque Jésus rencontra sa sainte mère.
Mais il ne lui avait pas été possible de se faire jour à travers la
foule et elle était retournée près de sa maison pour y attendre
Jésus. Elle s'avança voilée dans la rue : un linge était suspendu
sur ses épaules : la petite fille, âgée d'environ neuf ans, se
tenait près d'elle et cacha, à l'approche du cortège, le vase plein
de vin. Ceux qui marchaient en avant voulurent la repousser, mais,
exaltée par l'amour et la compassion, elle se fraya un passage avec
l'enfant qui se tenait à sa robe, travers la populace, les soldats
et les archers, parvint à Jésus, tomba à genoux et lui présenta le
linge qu'elle déploya devant lui en disant : “Permettez-moi
d'essuyer la face de mon Seigneur”. Jésus prit le linge de la main
gauche, l'appliqua contre son visage ensanglanté, puis le
rapprochant de la main droite qui tenait le bout de la croix, il
pressa ce linge entre ses deux mains et le rendit avec un
remerciement. Séraphia le mit sous son manteau après l'avoir baisé
et se releva. La jeune fille leva timidement le vase de vin vers
Jésus, mais les soldats et les archers ne souffrirent pas qu'il s'y
désaltérât. La hardiesse et la promptitude de cette action avaient
excité un mouvement dans le peuple, ce qui avait arrêté le cortège
pendant près de deux minutes et avait permis à Véronique de
présenter le suaire. Les Pharisiens et les archers, irrités de cette
pause, et surtout de cet hommage publie rendu au Sauveur, se mirent
à frapper et à maltraiter Jésus, pendant que Véronique rentrait en
hâte dans sa maison.
A peine
était-elle rentrée dans sa chambre, qu'elle étendit le suaire sur la
table placée devant elle et tomba sans connaissance : la petite
fille s'agenouilla près d'elle en sanglotant. Un ami qui venait la
voir, la trouva ainsi près du linge déployé où la face ensanglantée
de Jésus s'était empreinte d'une façon merveilleuse, mais
effrayante. Il fut très frappé de ce spectacle, la fit revenir à
elle et lui montra le suaire devant lequel elle se mit à genoux en
pleurant et en s'écriant : “Maintenant, je veux tout quitter car le
Seigneur m'a donné un souvenir”. Ce suaire était de laine fine,
trois fois plus long que large ; on le portait habituellement autour
du cou : quelquefois on en avait un second qui pendait sur l'épaule.
C'était l'usage d'aller avec un pareil suaire au-devant des gens
affligés, fatigués ou malades, et de leur en essuyer je visage en
signe de deuil et de compassion. Véronique garda toujours le suaire
pendu au chevet de son lit. Après sa mort, il revint par les saintes
femmes à la sainte Vierge, puis à l'Église par les apôtres.
Séraphia était cousine de Jean-Baptiste, car son père et Zacharie
étaient fils des deux frères. Elle était née à Jérusalem. Lorsque
Marie, à l'âge de quatre ans, fut amenée dans cette ville pour faire
partie des vierges du Temple je vis Joachim, Anne et d'autres
personnes qui les accompagnaient, aller dans la maison paternelle de
Zacharie, qui était pas loin du marché aux poissons. Il s'y trouvait
un vieux parent de celui-ci, qui était, je crois, son oncle et le
grand-père de Séraphia. Elle avait au moins cinq ans de plus que la
sainte Vierge et assista à son mariage avec saint Joseph. Elle était
aussi parente du vieux Siméon qui prophétisa lors de la présentation
de Jésus au Temple, et liée avec ses fils dés sa jeunesse. Ceux-ci
tenaient de leur père un vif désir de la venue du Messie
qu'éprouvait aussi Séraphia. Cette attente du salut était alors dans
le cœur de bien des personnes pieuses comme une aspiration secrète
et ardente : les autres ne pressentaient rien de semblable pour
l'époque où ils vivaient. Lorsque Jésus, âgé de douze ans, resta à
Jérusalem et enseigna dans le Temple, Séraphia, qui n'était pas
encore mariée, lui envoyait sa nourriture dans une petite auberge,
située à un quart de lieue de Jérusalem où il restait quand il
n'était pas dans le Temple, et où Marie, peu après la nativité,
venant de Bethléem pour présenter Jésus au Temple, s'était arrêtée
un jour et deux nuits chez deux vieillards. C'étaient des Esséniens
qui connaissaient la sainte Famille. La femme était parente de
Jeanne Chusa. Cette auberge était une fondation pour les pauvres :
Jésus et les disciples venaient souvent y loger. Dans les derniers
temps de sa vie, lorsqu'il enseigna dans le Temple, je vis souvent
Séraphia y envoyer des aliments. Mais alors elle n'était pas tenue
par les mêmes personnes.
Séraphia se maria tard : son mari, Sirach, descendait de la chaste
Suzanne ; il était membre du conseil du Temple. Comme dans le
commencement il était très opposé à Jésus, sa femme eut beaucoup à
souffrir de lui à cause de son attachement pour le Sauveur.
Quelquefois même il l'enfermait pendant assez longtemps dans un
caveau. Joseph d'Arimathie et Nicodème le ramenèrent à de meilleurs
sentiments, et il permit à Séraphia de suivre Jésus. Lors du
jugement chez Caïphe. Il se déclara pour Jésus avec Joseph et
Nicodème, et se sépara comme eux du Sanhédrin. Séraphia est une
grande femme encore belle : elle doit pourtant avoir plus de
cinquante ans ; lors de l'entrée triomphale du dimanche des Rameaux,
je la vis détacher son voile et l'étendre sur le chemin où passait
le Sauveur. Ce fut ce même voile qu'elle apporta à Jésus pendant
cette marche plus triste, mais plus triomphale encore, pour effacer
les traces de ses souffrances, ce voile qui donna à celle qui le
possédait un nouveau nom, le nom glorieux de Véronique
et qui reçoit
encore aujourd'hui les hommages publics de l'Église.
Le
cortège était encore à quelque distance de la porte qui est située
dans la direction du sud-ouest. On arrive par un chemin un peu en
pente à Cette porte qui est fortifiée. On passe d'abord sous une
arcade voûtée, puis sur un pont, puis sous une autre arcade. A la
sortie, les murs de la ville vont quelque temps au midi, puis au
couchant, puis encore au midi, pour entourer la montagne de Sion. A
droite de la porte, la muraille va dans la direction du nord,
jusqu'à la porte de l'angle, puis elle tourne vers le levant, en
longeant la partie septentrionale de Jérusalem. Lorsque le cortège
approcha de la porte, les archers accélérèrent leur marche. Le
chemin était très inégal et, immédiatement avant la porte, il y
avait un grand bourbier. Les archers tirèrent violemment Jésus en
avant et on se pressa les uns contre les autres. Simon de Cyrène
voulut passer à côté, ce qui fit dévier la croix, et Jésus tombant
pour la quatrième fois sous son fardeau, fut rudement précipité dans
le bourbier, en sorte que Simon put à peine retenir la croix. Il dit
alors d'une voix affaiblie et pourtant distincte : “Hélas ! hélas !
Jérusalem, combien je t'ai aimée ! j'ai voulu rassembler tes enfants
comme la poule rassemble ses petits sous ses ailes, et tu me chasses
si cruellement hors de tes portes !” Le Seigneur parla ainsi avec
une tristesse profonde, mais les Pharisiens ayant entendu ces
Paroles, l'insultèrent de nouveau, disant : “Ce perturbateur n'en a
pas fini : il tient encore de mauvais propos” ; puis ils le
frappèrent et le traînèrent en avant pour le retirer du bourbier,
Simon de Cyrène fut si indigné des cruautés exercées envers Jésus,
qu'il s'écria : “Si vous ne mettez pas fin à vos infamies je jette
là la croix, quand même vous voudriez me tuer aussi”. Au sortir de
la porte on voit un chemin étroit et rocailleux, qui se dirige
quelque temps au nord et conduit au Calvaire. La grande route d'où
ce chemin s'écarte se partage en trois embranchements à quelque
distance de là : l'un tourne à gauche vers le sud-ouest, et conduit
à Bethléem par la vallée de Bibon : l'autre se dirige au couchant,
vers Emmaüs et Joppe ; le troisième tourne au nord-ouest autour du
Calvaire, et aboutit à la pointe de l'angle qui conduit à Bethsur.
De la porte par laquelle Jésus sortit, on peut voir à gauche, vers
le sud-ouest, celle de Bethléem. Ces deux portes sont, parmi les
portes de Jérusalem, les plus rapprochées l'une de l'autre. Au
milieu de la route, devant la Porte, à l'endroit où commence le
chemin du Calvaire, on avait placé sur un poteau un écriteau
annonçant la condamnation à mort de Jésus et des deux larrons. Les
caractères étaient blancs et en relief, comme si on les y eût
collés. Non loin de là, à l'angle de ce chemin, était une troupe de
femmes qui pleuraient et gémissaient. C'étaient pour la plupart des
vierges et de pauvres femmes de Jérusalem avec leurs enfants, qui
étaient allées en avant du cortège ; d'autres étaient venues pour la
Pâque de Bethléem, d'Hébron et des lieux circonvoisins. Jésus tomba
presque en défaillance mais il n'alla pas tout à fait à terre, parce
que Simon fit reposer la croix sur le sol, s'approcha de lui et le
soutint. C'est la cinquième chute de Jésus sous la croix. A la vue
de son visage si défait et si meurtri, les femmes poussèrent des
cris de douleur, et, suivant la coutume juive, présentèrent à Jésus
des linges pour essuyer sa face. Le Sauveur se tourna vers elles, et
dit : “Filles de Jérusalem, ne pleurez pas sur moi : pleurez sur
vous-mêmes et sur vos enfants, car il viendra bientôt un temps où
l'on dira : Heureuses les stériles et les entrailles qui n'ont point
engendré et les seins qui n'ont point allaité ! Alors on commencera
à dire aux montagnes : Tombez sur nous ! et aux collines :
Couvrez-nous ! Car si on traie ainsi le bois vert, que sera ce de
celui qui est sec ? Il leur adressa d'autres belles paroles que j'ai
oubliées : je me souviens seulement qu'il leur dit que leurs larmes
seraient récompensées, qu'elles marcheraient dorénavant sur d'autres
chemins, etc. Il y eut une pause en cet endroit : les gens qui
portaient les instruments du supplice se rendirent à la montagne du
Calvaire suivis de cent soldats romains de l'escorte de Pilate,
lequel avait accompagné de loin le cortège ; arrivé à la porte, il
rebroussa chemin vers l'intérieur de la ville.
On se
remit en marche, Jésus pliant sous son fardeau et sous les coups,
monta péniblement entre les murs de la ville et le Calvaire. A
l'endroit où le sentier tortueux se détourne et monte vers le midi.
il tomba pour la sixième fois, et cette chute fat très douloureuse.
On le poussa, on le frappa brutalement qua jamais, et il arriva au
rocher du Calvaire, où il tomba sous la croix pour la septième fois.
Simon de Cyrène, maltraité et fatigué lui-même, était plein
d'indignation et de pitié : il aurait voulu soulager encore Jésus,
mais les archers le chassèrent en l'injuriant. Il se réunit bientôt
après aux disciples. On renvoya aussi tous les enfants et les
manœuvres qui avaient fait partie du cortège et dont on n'avait plus
besoin. Les Pharisiens à cheval étaient arrivés par des chemins
commodes situés du côté occidental du Calvaire. On pouvait voir de
là pardessus les murs de la ville. Le plateau supérieur, le lieu du
supplice, est de forme circulaire; son étendue est à peu près celle
d'un manège de moyenne grandeur : tout autour est un terrassement
que coupent cinq chemins. Ces cinq chemins se retrouvent en beaucoup
d'endroits du pays ; ainsi, aux lieux où l'on prend les eaux, où
l'on baptise, à la piscine de Bethsaïda : plusieurs villes ont aussi
cinq portes. C'est une disposition ordinaire dans les établissements
des temps antiques ; elle s'est conservée parfois dans ceux des
temps plus récents, quand une bonne inspiration y a présidé. Il y a
là, comme partout dans la Terre Sainte, un sens profond et comme une
prophétie accomplie aujourd'hui par l'ouverture des cinq voies de
salut dans les cinq plaies sacrées du Sauveur. Les Pharisiens à
cheval s'arrêtèrent devant le plateau, du côté du couchant où la
pente de la montagne est douce : le côté par où l'on amène les
condamnés est sauvage et escarpé. Une centaine de soldats romains,
originaires des frontières de la Suisse, étaient postés de coté et
d'autre. Quelques-uns étaient prés des deux larrons, qu'on n'avait
pas conduits tout à fait en haut pour laisser la place libre, mais
qu'on avait couchés sur le des un peu plus bas, à l'endroit où le
chemin se détourne vers le midi, en leur laissant les bras attachés
aux pièces transversales de leur croix. Beaucoup de gens, la plupart
de la basse classe, des étrangers, des esclaves, beaucoup de femmes,
toutes personnes qui n'avaient point à craindre de se souiller, se
tenaient autour de la plate-forme. Leur nombre allait toujours
croissant sur les hauteurs environnantes, où s'arrêtaient beaucoup
de gens qui se rendaient à la ville. Vers le couchant, au penchant
de la montagne de Gihon, il y avait tout un camp d'étrangers venus
pour la fête. Beaucoup d'entre eux regardaient de loin, d'autres
s'approchaient successivement.
Il
était à peu prés onze heures trois quarts lors de la dernière chute
de Jésus et du renvoi de Simon. Les archers tirèrent Jésus avec les
cordes pour le relever, délièrent les morceaux de la Croix et les
mirent par terre les uns sur les autres. Hélas ! quel douloureux
spectacle se présenta : le Sauveur debout sur le lieu de son
supplice, si triste, si pâle, si déchiré, si sanglant ! Les archers
le jetèrent à terre en l'insultant : “Roi des juifs, lui dirent-ils,
nous allons arranger ton trône”. Mais lui-même se coucha sur la
croix de son propre mouvement ; si le triste état où il se trouvait
lui eût permis de le faire plus promptement, ils n'auraient pas eu
besoin de le jeter par terre. Ils l'étendirent sur la croix pour
prendre la mesure de ses membres, pendant que les Pharisiens qui se
trouvaient là l'insultaient ; puis ils le relevèrent et le
conduisirent à soixante-dix pas au nord, à une espèce de fosse
creusés dans le roc, qui ressemblait à une cave ou à une citerne :
ils l'y poussèrent si rudement, qu'il se serait brisé les genoux
contre la pierre sans un secours miraculeux. Ils en fermèrent
l'entrée et laissèrent là des gardes J'entendis distinctement ses
gémissements plaintifs. Je crois aussi avoir vu au-dessus de lui des
anges qui l'empêchaient de se briser les genoux ; cependant il gémit
d'une façon qui déchirait le cœur. La pierre s'amollit sous ses
genoux, Ce fut alors que les archers commencèrent leurs préparatifs.
Au milieu de la plate-forme circulaire trouvait le point le plus
élevé du rocher du Calvaire ; c'était une éminence ronde d'environ
deux pieds de hauteur, à laquelle on arrivait par quelques degrés.
Ils creusèrent là les trous où les trois croix devaient être
plantées, et dressèrent à droite et à gauche les croix des voleurs,
qui étaient grossièrement préparées et plus basses que selles de
Jésus. Les pièces transversales, contre lesquelles ceux-ci avaient
toujours les mains liées, furent fixées plus tard au-dessous du bout
supérieur de la pièce principale. Ils placèrent la croix du Christ
au lieu où ils devaient la clouer, de manière à pouvoir la lever
sans peine et la faire tomber dans le trou qui lui était destiné.
Ils assujettirent les deux bras, clouèrent le morceau de bois où
devaient reposer les pieds, percèrent des trous pour les clous et
pour l'inscription, enfoncèrent des coins au-dessous de chacun des
bras, et tirent ça et là quelques entailles, soit pour la couronne
d'épines, soit pour les reins du Sauveur, afin que son corps fût
soutenu, non suspendu, et que tout le poids ne portât pas sur les
mains, qui auraient pu être arrachées des clous. Ils plantèrent des
pieux en terre derrière l'6minence où devait s'élever la crois, et y
fixèrent une poutre destinée à servir de point d'appui aux cordes
avec lesquelles ils soulèveraient la croix ; enfin ils firent
d'autres préparatifs du même genre.
Lorsque
la sainte Vierge, après sa rencontre douloureuse avec Jésus portant
sa croix, fut tombée sans connaissance, Jeanne Chusa, Suzanne et
Salomé de Jérusalem, avec l'aide de Jean et du neveu de Joseph
d'Arimathie, la ramenèrent, chassés par les soldats, dans la maison
d'où elle était sortie et la porte se ferma entre elle et son fils
bien-aimé, chargé de son pesant fardeau et accablé de mauvais
traitements, l'amour, le désir ardent d'être prés de son fils, de
tout souffrir avec lui et de ne pas l'abandonner, lui rendirent
bientôt une force surnaturelle. Elle se rendit avec ses compagnes
dans la maison de Lazare, près de la porte de l'angle, où se
trouvaient les autres saintes femmes, pleurant et gémissant avec
Marthe et Madeleine : il y avait quelques enfants auprès d'elles.
Elles partirent de là au nombre de dix-sept pour suivre le chemin de
la Passion. Je les vis, pleines de gravité et de résolution,
indifférentes aux injures de la populace et commandant le respect
par leur douleur traverser le forum, couvertes de leurs voiles,
baiser la terre au lieu où Jésus s'était chargé de la croix, puis
suivre le chemin qu'il avait suivi. Marie et celles qui étaient le
plus éclairées d'en haut cherchaient les traces de ses pieds ; la
sainte Vierge, sentant et voyant tout à l'aide d'une lumière
intérieure, les guidait sur cette voie douloureuse et tous les
endroits s'imprimaient vivement dans son âme ; elle comptait tous
les pas et indiquait à ses compagnes les places consacrées par
quelque douloureuse circonstance C'est de cette manière que la plus
touchante dévotion de l'Église fut pour la première fois écrite dans
le cœur maternel de Marie avec le glaive prédit par le vieux
Siméon : elle passa de sa très sainte bouche à ses compagnes, et de
celles-ci jusqu'à nous comme un don sacré, transmis de Dieu au cœur
de la mère et de celui-ci au cœur des enfants. Ainsi se perpétue la
tradition de l'Église. Quand on voit les choses comme je les vois,
une transmission de ce genre apparaît plus vivante et plus sainte
qu'aucune autre. De tout temps les Juifs ont vénéré les lieux
consacrés par quelque action sainte ou quelque événement dont la
mémoire leur est chère : ils y dressent des pierres, y vont en
pèlerinage et y prient. C'est ainsi que le culte du chemin sacré de
la Croix prit naissance du fond même de la nature humaine et par
suite des vues de Dieu sur son peuple, non en vertu d'un dessein
formé après coup. Il fut inauguré pour ainsi dire, sous les pieds
mêmes de Jésus qui y a marché le premier, par l'amour de la plue
tendre des mères.
Cette
sainte troupe vint à la maison de Véronique et y entra parce que
Pilate revenait par cette rue avec ses cavaliers. Les saintes femmes
regardèrent en pleurant je visage de Jésus empreint sur le suaire et
admirèrent la grâce qu'il avait faite à sa fidèle amie. Elles
prirent le vase de vin aromatisé qu'on n'avait pas permis à
Véronique de taire boire à Jésus, et se dirigèrent toutes ensemble
vers la porte de Golgotha. Leur troupe s'était grossie de beaucoup
de gens bien intentionnés, parmi lesquels un certain nombre d'hommes
et je fus singulièrement touchée de les voir passer en bon ordre le
long des rues. C'était presque un cortège plus nombreux que le
cortège de Jésus, si l'on ne tient pas compte de la foule de peuple
qui suivait celui-ci. On ne peut exprimer les souffrances et la
douleur déchirante de Marie à la vue du lieu du supplice et à
l'arrivée sur la hauteur : c'étaient les souffrances de Jésus
ressenties intérieurement avec le douloureux sentiment d'être
obligée de lui survivre. Madeleine, navrée jusqu'au fond de l'âme et
comme ivre de douleur ne marchait qu'en chancelant ; elle passait,
pour ainsi dire, d'une émotion à l'autre, du silence aux
gémissements, de la stupeur au désespoir, des lamentations aux
menaces : ses compagnes étaient obligées sans cesse de la soutenir,
de la protéger, de l'exhorter, de la cacher aux regards. Elles
montèrent au Calvaire par le côté du couchant, où la pente est plus
douce ; elles se tinrent en trois groupes, à des distances inégales
de la plate-forme circulaire. La mère de Jésus, sa nièce Marie,
fille de Cléophas, Salomé et Jean s'avancèrent jusqu'à cette
plate-forme. Marthe, Marie Héli, Véronique, Jeanne Chusa, Suzanne et
Marie, mère de Mô tinrent à quelque distance autour de Madeleine qui
était C0mmé hors d'elle-même. Plus loin étaient sept autres d'entre
elles et quelques gens compatissants qui établissaient des
communications d'un groupe à l'autre. Les Pharisiens à cheval se
tenaient ça et là autour de la plate-forme, et des soldats romains
étaient placés aux cinq entrées. Quel spectacle pour Marie que ce
lieu de supplice, cette terrible croix, ces marteaux, cas cordes,
ces clous effrayants, ces hideux bourreaux demi nus, à peu prés
ivres, faisant leur affreux travail avec des imprécations !
L'absence de Jésus prolongeait le martyre de sa mère : elle savait
qu'il était encore vivant, elle désirait le voir et elle tremblait à
la pensée des tourments sans nom auxquels elle le verrait livré.
Depuis
le matin jusqu'à dix heures, moment où la sentence fut prononcée, il
y eut de la grêle par intervalles : puis, pendant qu'on conduisait
Jésus au supplice, le ciel s'éclaircit ; mais vers midi, un
brouillard rougeâtre voila le soleil.
Quatre
archers se rendirent au cachot souterrain, situé au nord, à
soixante-dix pas : ils y descendirent et en arrachèrent Jésus qui,
tout le temps, avait prié Dieu de le fortifier et s'était encore
offert en sacrifice pour les péchés de ses ennemis. Ils lui
prodiguèrent encore les coups et les outrages pendant ces derniers
pas qui lui restaient à faire. Le peuple regardait et insultait ;
les soldats, froidement hautains, maintenaient l'ordre en se donnant
des airs d'importance ; les archers, pleins de rage, traînaient
violemment Jésus sur la plate-forme. Quand les saintes femmes le
virent, elles donnèrent de l'argent à un homme pour qu'il achetât
des archers la permission de faire boire à Jésus le vin aromatisé de
Véronique. Nais ces misérables ne le lui donnèrent pas et le burent
eux-mêmes. Ils avaient avec eux deux rases de couleur brune, dont
l'un contenait du vinaigre et du fiel, l'autre une boisson qui
semblait du vin mêlé de myrrhe et d'absinthe : ils présentèrent au
Sauveur un verre de ce dernier breuvage : Jésus y ayant posé ses
lèvres, n'en but pas.
Il y
avait dix-huit archers sur la plate-forme : les six qui avaient
flagellé Jésus, les quatre qui l'avaient conduit, deux qui avaient
tenu les cordes attachées à la croix, et six qui devaient le
crucifier. Ils étaient occupés, soit près du Sauveur soit près des
deux larrons, travaillant et buvant tour à tour : c'étaient des
hommes petits et robustes, avec des figures étrangères et des
cheveux hérissés, ressemblant à des bêtes farouches : ils servaient
les Romains et les Juifs pour de l'argent.
L'aspect de tout cela était d'autant plus effrayant pour moi que je
voyais sous diverses formes les puissances du mal invisibles aux
autres. C'étaient les figures hideuses de démons qui semblaient
aider ces hommes cruels, et une infinité d'horribles visions sous
formes de crapauds, de serpents, de dragons, d'insectes venimeux de
toute espèce qui obscurcissaient l'air. Ils entraient dans la bouche
et dans le cœur des assistants ou se posaient sur leurs épaules, et
ceux-ci se sentaient l'âme pleine de pensées abominables ou
proféraient d'affreuses imprécations. Je voyais souvent au-dessus du
Sauveur de grandes figures d'anges pleurant et des gloires où je ne
distinguais que de petites têtes. Je voyais aussi de ces anges
compatissants et consolateurs au-dessus de la sainte Vierge et de
tous les amis de Jésus.
Les
archers ôtèrent à notre Seigneur son manteau qui enveloppait la
partie supérieure du corps, la ceinture à l'aide de laquelle ils
l'avaient traîné et sa propre ceinture. Ils lui enlevèrent ensuite,
en la faisant passer par-dessus sa tête, sa robe de dessus en laine
blanche qui était ouverte sur la poitrine, puis la longue bandelette
jetée autour du cou sur les épaules ; enfin comme ils ne pouvaient
pas lui tirer la tunique sans couture que sa mère lui avait faite, à
cause de la couronne d'épines, ils arrachèrent violemment cette
couronne de sa tête, rouvrant par là toutes ses blessures ; puis,
retroussant la tunique, ils la lui ôtèrent, avec force injures et
imprécations, en la faisant passer pardessus sa tête ensanglantée et
couverte de plaies.
Le fils
de l'homme était là tremblant, couvert de sang, de contusions, de
plaies fermées ou encore saignantes, de taches livides et de
meurtrissures. Il n'avait plus que son court scapulaire de laine sur
le haut du corps et un linge autour des reins. La laine du
scapulaire en se desséchant s'était attachée à ses plaies et s'était
surtout collée à la nouvelle et profonde blessure que le fardeau de
la croix lui avait faite à l'épaule et qui lui causait une
souffrance indicible. Ses bourreaux impitoyables lui arrachèrent
violemment le scapulaire de la poitrine. Son corps mis à nu était
horriblement enflé et sillonné de blessures : ses épaules et son dos
étaient déchirés jusqu'aux os : dans quelques endroits la laine
blanche du scapulaire était restée collée aux plaies de sa poitrine
dont le sang s'était desséché. Ils lui arrachèrent alors des reins
sa dernière ceinture ; resté nu, il se courbait, et se détournait
tout plein de confusion ; comme il était près de s'affaisser sur
lui-même, ils le firent asseoir sur une pierre, lui remirent sur la
tête la couronne d'épines et lui présentèrent le second vase plein
de fiel et de vinaigre, mais il détourna la tête en silence.
Au
moment où les archers lui saisirent les bras dont il se servait pour
recouvrir sa nudité et le redressèrent pour le coucher sur la croix,
des murmures d'indignation et des cris de douleur s'élevèrent parmi
ses amis, à la pensée de cette dernière ignominie. Sa mère priait
avec ardeur, elle pensait à arracher son voile, à se précipiter dans
l'enceinte, et à le lui donner pour s'en couvrir, mais Dieu l'avait
exaucée : car au même instant un homme qui, depuis la porte, s'était
frayé un chemin à travers le peuple, arriva, tout hors d'haleine, se
jeta au milieu des archers, et présenta un linge à Jésus qui le prit
en remerciant et l'attacha autour de ses reins.
Ce
bienfaiteur de son Rédempteur que Dieu envoyait à la prière de la
sainte Vierge avait dans son impétuosité quelque chose d'impérieux :
il montra le poing aux archers en leur disant seulement :
“Gardez-vous d'empêcher ce pauvre homme de se couvrir”, puis, sans
adresser la parole à personne, il se retira aussi précipitamment
qu'il était venu. C'était Jonadab, neveu de saint Joseph, fils de ce
frère qui habitait le territoire de Bethléem et auquel Joseph, après
la naissance du Sauveur, avait laissé en gage l'un de ses deux ânes.
Ce n'était point un partisan déclaré de Jésus ; aujourd'hui même, il
s'était tenu à l'écart, et s'était borne à observer de loin ce qui
se passait. Déjà en entendant raconter comment Jésus avait été
dépouillé de ses vêtement, avant la flagellation, il avait été très
indigné ; plus tard quand le moment du crucifiement approcha, il
ressenti, dans le Temple une anxiété extraordinaire. Pendant que la
mère de Jésus criait vers Dieu sur le Golgotha, Jonadab fut poussé
tout à coup par un mouvement irrésistible qui le fit sortir du
Temple et courir en toute hâte au Calvaire pour couvrir la nudité du
Seigneur. Il lui vint dans l'âme un vif sentiment d'indignation
contre l'action honteuse de Cham qui avait tourné en dérision la
nudité de Noé enivré par le vin et il se hâta d'aller, comme un
autre Sem, couvrir la nudité de celui qui foulait le pressoir. Les
bourreaux étaient de la race de Cham, et Jésus foulait le pressoir
sanglant du vin nouveau de la rédemption lorsque Jonadab vint à son
aide Cette action fut l'accomplissement d'une figure prophétique de
l'Ancien Testament, et elle fut récompensée plus tard, comme je l'ai
vu et comme je le raconterai.
Jésus,
image vivante de la douleur, fut étendu par les a ;chers sur la
croix où il était allé se placer de lui-même. Ils le renversèrent
sur le des, et, ayant tiré son bras droit sur le bras droit de la
croix, ils le lièrent fortement, puis un d'eux mit le genou sur sa
poitrine sacrée ; un autre tint ouverte sa main qui se contractait ;
un troisième appuya sur cette main pleine de bénédiction un gros et
long clou et frappa dessus à coups redoublés avec un marteau de fer.
Un gémissement doux et clair sortit de la bouche du Sauveur : son
sang jaillit sur les bras des archers. Les liens qui retenaient la
main furent déchirés et s'enfoncèrent avec le clou triangulaire dans
l'étroite ouverture. J'ai compté les coups de marteau, mais j'en ai
oublié le nombre. La sainte Vierge gémissait faiblement et semblait
avoir perdu connaissance : Madeleine était hors d'elle-même.
Les
vilebrequins étaient de grands morceaux de fer de la forme d'un T :
il n'y entrait pas de bois. Les grands marteaux aussi étaient en fer
et tout d'une pièce avec leurs manches : ils avaient à peu près la
forme qu'ont les maillets avec lesquels nos menuisiers frappent sur
leurs ciseaux. Les clous, dont l'aspect avait fait frissonner Jésus,
étaient d'une telle longueur que, si on les tenait en fermant le
poignet, ils le dépassaient d'un pouce de chaque côté, ils avaient
une tête plate de la largeur d'un écu. Ces clous étaient à trois
tranchants et gros comme le pouce à leur partie supérieure ; plus
bas ils n'avaient que la grosseur du petit doigt ; leur pointe était
limée, et je vis que quand on les eût enfoncés, ils ressortaient un
peu derrière la croix.
Lorsque
les bourreaux eurent cloué la main droite du Sauveur, ils
s'aperçurent que sa main gauche, qui avait été aussi attachés au
bras de la croix, n'arrivait pas jusqu'au trou qu'ils avaient fait
et qu'il y avait encore un intervalle de deux pouces entre ce trou
et l'extrémité de ses doigts : alors ils attachèrent une corde à son
bras gauche et le tirèrent de toutes leurs forces, en appuyant les
pieds contre la croix, jusqu'à ce que la main atteignit la place du
clou. Jésus poussa des gémissements touchants : car ils lui
disloquaient entièrement les bras. Ses épaules violemment tendues se
creusaient, on voyait aux coudes les jointures des os. Son sein se
soulevait et ses genoux se retiraient vers son corps. Ils
s'agenouillèrent sur ses bras et sur sa poitrine, lui garrottèrent
les bras, et enfoncèrent le second clou dans sa main gauche d'où le
sang jaillit, pendant que les gémissements du Sauveur se faisaient
entendre à travers le bruit des coups de marteau. Les bras de Jésus
se trouvaient maintenant étendus horizontalement, en sorte qu'ils ne
couvraient plus les bras de la croix qui montaient en ligne
oblique : il y avait un espace vide entre ceux-ci et ses aisselles.
La sainte Vierge ressentait toutes les douleurs de Jésus ; elle
était pâle comme un cadavre et des sanglots entrecoupés
s'échappaient de sa bouche. Les Pharisiens adressaient des insultes
et des moqueries du côté où elle se trouvait, et on la conduisit à
quelque distance près des autres saintes femmes. Madeleine était
comme folle : elle se déchirait je visage, ses yeux et ses joues
étaient en sang.
On
avait cloué, au tiers à peu prés de la hauteur de la croix, un
morceau de bois destiné à soutenir les pieds de Jésus, afin qu'il
fût plutôt debout que suspendu ; autrement les mains se seraient
déchirées et on n'aurait pas pu clouer les pieds sans briser les os.
Dans ce morceau de bois, on avait pratiqué d'avance un trou pour le
clou qui devait percer les pieds. On y avait aussi creusé une cavité
pour les talons, de même qu'il y avait d'autres cavités en divers
endroits de la croix afin que le corps pût y rester plus longtemps
suspendu et ne se détachât pas, entraîné par son propre poids. Tout
le corps du Sauveur avait été attiré vers le haut de la croix par la
violente tension de ses bras et ses genoux s'étaient redressés. Les
bourreaux les étendirent et les attachèrent en les tirant avec des
cordes : mais il se trouva que les pieds n'atteignaient pas jusqu'au
morceau de bois placé pour les soutenir. Alors les archers se mirent
en fureur ; quelques-uns d'entre eux voulaient qu'on fit des trous
plus rapprochés pour les clous qui perçaient ses mains, car il était
difficile de placer le morceau de bois plus haut ; d'autres
vomissaient des imprécations contre Jésus : “Il ne veut pas
s'allonger, disaient-ils, nous allons l'aider”. Alors ils
attachèrent des cordes à sa jambe droite et la tendirent violemment
jusqu'à ce que le pied atteignit le morceau de bois. Il y eut une
dislocation si horrible, qu'on entendit craquer la poitrine de
Jésus, et qu'il s'écria à haute voix : “O mon Dieu ! O mon Dieu !”
Ce fut une épouvantable souffrance. Ils avaient lié sa poitrine et
ses bras pour ne pas arracher les mains de leurs clous. Ils
attachèrent ensuite fortement le pied gauche sur le pied droit, et
le percèrent d'abord au cou-de-pied avec une espèce de pointe à tête
plate, parce qu'il n'était pas assez solidement posé sur l'arbre
pour qu'on pût les clouer ensemble. Cela fait, ils prirent un clou
beaucoup plus long que ceux des mains, le plus horrible qu'ils
eussent, l'enfoncèrent à travers la blessure faite au pied gauche,
puis à travers le pied droit jusque dans le morceau de bois et
jusque dans l'arbre de la croix. Placée de côté, j'ai vu ce clou
percer les deux pieds. Cette opération fut plus douloureuse que tout
le reste à cause de la distension du corps. Je comptai jusqu'à
trente-six coups de marteau au milieu desquels j'entendais
distinctement les gémissements doux et pénétrants du Sauveur : les
voix qui proféraient autour de lui l'injure et l'imprécation me
paraissaient sourdes et sinistres.
La
Sainte Vierge était revenue au lieu du supplice : la dislocation des
membres de son fils, le bruit des coups de marteau et les
gémissements de Jésus pendant qu'on lui clouaient les pieds
excitèrent en elle une douleur si violente qu'elle tomba de nouveau
sans connaissance entre les bras de ses compagnes. Il y eut alors de
l'agitation. Les Pharisiens à cheval s'approchèrent et lui
adressèrent des injures : mais ses amis l'emportèrent à quelque
distance. Pendant le crucifiement et l'érection de la croix qui
suivit, il s'éleva, surtout parmi les saintes femmes, des cris
d'horreur : “Pourquoi, disaient-elles, la terre n'engloutit-elle pas
ces misérables ? Pourquoi le feu du ciel ne les consume-t-il pas ?”
Et à ces accents de l'amour, les bourreaux répondaient par des
invectives et des insultes.
Les
gémissements que la douleur arrachait à Jésus se mêlaient à une
prière continuelle, remplie de passages des psaumes et des prophètes
dont il accomplissait les prédictions : il n'avait cessé de prier
ainsi sur le chemin de la croix. et il le fit jusqu'à sa mort. J'ai
entendu et répété avec lui tous ces passages, et ils me sont revenus
quelquefois en récitant les psaumes ; mais je suis si accablée de
douleur que je ne saurais pas les mettre ensemble. Pendant cet
horrible supplice, je vis apparaître au-dessus de Jésus des figures
d'anges en pleurs.
Le chef
des troupes romaines avait déjà fait attacher au haut de la croix
l'inscription de Pilate. Comme les Romains riaient de ce titre de
roi des Juifs, quelques-uns des Pharisiens revinrent à la ville pour
demander à Pilate une autre inscription dont ils prirent d'avance la
mesure. Pendant qu'on crucifiait Jésus, on élargissait le trou où la
croix devait être plantée, car il était trop étroit et le rocher
était extrêmement dur. Quelques archers, au lieu de donner à Jésus
le vin aromatisé apporté par les saintes femmes l'avaient bu
eux-mêmes et il les avait enivrés : il leur brûlait et leur
déchirait les entrailles à tel point qu'ils étaient comme hors
d'eux-mêmes. De injurièrent Jésus qu'ils traitèrent de magicien,
entrèrent en fureur à la vue de sa patience et coururent à plusieurs
reprises au bas du Calvaire pour boire du lait d'ânesse. Il y avait
prés de là des femmes appartenant à un campement voisin d'étrangers
venus pour la Pâque, lesquelles avaient avec elles des ânesses dont
elles vendaient le lait. Il était environ midi un quart lorsque
Jésus fut crucifié, et au moment où l'on élevait la croix, le Temple
retentissait du bruit des trompettes. C'était le moment de
l'immolation de l'agneau pascal.
Lorsque
les bourreaux eurent crucifié Notre Seigneur, ils attachèrent des
cordes à la partie supérieure de la croix, et faisant passer ces
cordes autour d'une poutre transversale, fixée du côté opposé, ils
s'en servirent pour élever la croix, tandis que quelques-uns d'entre
eux la soutenaient et que d'autres en poussaient le pied jusqu'au
trou, qu'on avait creusé pour elle, et où elle s'enfonça de tout son
poids avec une terrible secousse. Jésus poussa un cri de douleur,
tout le poids de son corps pesa verticalement, ses blessures
s'élargirent, son sang coula abondamment et ses os disloqués
s'entrechoquèrent. Les archers, pour affermir la croix, la
secouèrent encore et enfoncèrent cinq coins tout autour.
Rien ne
fut plus terrible et plus touchant à la fois que de voir, au milieu
des cris insultants des archers, des Pharisiens et de la populace
qui regardait de loin, la croix chanceler un instant sur sa base et
s'enfoncer en tremblant dans la terre ; mais il s'éleva aussi vers
elle des voix pieuses et gémissantes. Les plus saintes voix du
monde, celle de Marie, celle de Jean, celles des saintes femmes et
de tous ceux qui avaient le cœur pur, saluèrent avec un accent
douloureux le Verbe fait chair élevé sur la croix : leurs mains
tremblantes se levèrent comme pour le secourir, lorsque le saint des
saints, le fiancé de toutes les âmes, cloué vivant sur la croix,
s'éleva, balancé en l'air par les mains des pécheurs en furie, mais
quand la croix s'enfonça avec bruit dans le creux du rocher, il y
eut un moment de silence solennel, tout le monde semblait affecté
d'une sensation toute nouvelle et non encore éprouvée jusqu'alors.
L'enfer même ressentit avec terreur le choc de la croix qui
s'enfonçait, et redoubla la fureur de ses suppôts contre elle : les
âmes renfermées dans les limbes l'entendirent avec une joie pleine
d'espérance : c'était pour elles comme le bruit du triomphateur qui
s'approchait des portes de la rédemption. La sainte croix était
dressée pour la première fois au milieu de la terre comme un autre
arbre de vie dans le paradis, et des blessures de Jésus coulaient
sur la terre quatre fleuves sacrés pour effacer la malédiction qui
pesais sur elle, pour la fertiliser et en faire le paradis du nouvel
Adam. Lorsque notre Sauveur fut élevé en croix, les cris et les
injures furent interrompus quelques moments par le silence de la
stupeur. Alors on entendit du côté du Temple le bruit des clairons
et des trompettes qui annonçait l'immolation de l'agneau pascal, de
la figure prophétique, et interrompait d'une manière solennelle et
significative les cris de colère et de douleur autour du véritable
agneau de Dieu. Bien des cœurs endurcis furent ébranlés et pensèrent
à cette parole de Jean-Baptiste : “Voici l'Agneau de Dieu qui a pris
sur lui les péchés du monde”.
Le lien
où la croix était plantée était élevée d'un peu plus de deux pieds
au-dessus du terrain environnant. Lorsque la croix fut enfoncée en
terre, les pieds de Jésus se trouvaient assez bas pour que ses amis
pussent les embrasser et les baiser. L'éminence était en talus. Le
visage du Sauveur était tourné vers le nord-ouest.
Pendant
qu'on crucifiait Jésus, les deux larrons, ayant toujours les mains
attachées aux pièces transversales de leurs croix, qu'on leur avait
placées sur la nuque, étaient couchés sur le des, près du chemin, au
côté oriental du Calvaire, et des gardes veillaient sur eux. Accusés
d'avoir assassiné une femme juive et ses enfants qui allaient de
Jérusalem à Joppé, on les avait arrêtés dans un château où Pilate
habitait quelquefois lorsqu'il exerçait ses troupes, et où ils
s'étaient donnés pour de riches marchands. Ils étaient restés
longtemps en prison avant leur jugement et leur condamnation. J'ai
oublié les détails. Le larron de gauche était plus âgé : c'était un
grand scélérat, le maître et le corrupteur de l'autre. On les
appelle ordinairement Dismas et Gesmas ; j'ai oublié leurs noms
véritables : j'appellerai donc le bon, Dismas, et le mauvais,
Gesmas. Ils faisaient partie l'un et l'autre de cette troupe de
voleurs établis sur les frontières d'Égypte qui avaient donné
l'hospitalité, pour une nuit à la sainte Famille, lors de sa fuite
avec l'enfant Jésus. Dismas était cet enfant lépreux que sa mère,
sur l'invitation de Marie, lava dans l'eau où s'était baigné
l'enfant Jésus, et qui fut guéri à l'instant. Les soins de sa mère
envers la sainte Famille furent récompensés par cette purification,
symbole de celle que le sang du Sauveur allait accomplir pour lui
sur la croix. Dismas était tombé très bas ; il ne connaissait pas
Jésus, mais comme son cœur n'était pas méchant, tant de patience
l'avait touché. Couché par terre comme il l'était, il parlait sans
cesse de Jésus à son compagnon : “Ils maltraitaient horriblement le
Galiléen, disait-il ; ce qu'il a fait en prêchant sa nouvelle loi
doit être quelque chose de pire que ce que nous avons fait
nous-mêmes, mais il a une grande patience et un grand pouvoir sur
tous les hommes”, ce à quoi Gesmas répondit : “Quel pouvoir a-t-il
donc ? s'il est aussi puissant qu'on le dit, il pourrait nous venir
en aide ?” C'est ainsi qu'ils parlaient entre eux. Lorsque la croix
du Sauveur fut dressée, les archers vinrent leur dire que c'était
leur tour, et les dégagèrent en toute hâte des pièces transversales,
car le soleil s'obscurcissait déjà, et il y avait un mouvement dans
la nature comme à l'approche d'un orage. Les archers appliquèrent
des échelles aux deux croix déjà plantées, et y ajustèrent les
pièces transversales. Après leur avoir lait boire du vinaigre mêlé
de myrrhe, on leur ôta leurs méchants justaucorps, puis on leur
passa des cordes sous les bras et on les hissa en l'air à l'aide de
petits échelons où ils posaient leurs pieds. On lia leurs bras aux
branches de la croix avec des cordes d'écorce d'arbre ; on attacha
de même leurs poignets, leurs coudes, leurs genoux et leurs pieds,
et on serra si fort les cordes, que leurs jointures craquèrent et
que le sang en jaillit. Ils poussèrent des cris affreux, et le bon
larron dit au moment où on le hissait : “Si vous nous aviez traités
comme le pauvre Galiléen, vous n'auriez pas eu la peine de nous
élever ainsi en l'air”.
Pendant
ce temps, les exécuteurs avaient fait plusieurs lots des habits de
Jésus afin de les diviser entre eux. Le manteau était plus large
d'en bas que d'en haut et il avait plusieurs plis ; il était doublé
à la poitrine et formait ainsi des poches. Ils le déchirèrent en
plusieurs pièces, aussi bien que sa longue robe blanche, laquelle
était ouverte sur la poitrine et se fermait avec des cordons. Ils
firent aussi des parts du morceau d'étoffe qu'il portait autour du
cou, de sa ceinture, de son scapulaire, et du linge qui avait
enveloppé ses reins, tous ces vêtements étaient imbibés de son sang.
Ne pouvant tomber d'accord pour savoir qui aurait sa robe sans
couture, dont les morceaux n'auraient pu servir à rien, ils prirent
une table où étaient des chiffres, et y jetant des dés en forme de
fèves, ils la tirèrent ainsi au sort. Mais un messager de Nicodème
et de Joseph d'Arimathie vint à eux en courant et leur dit qu'ils
trouveraient au bas de la montagne des acheteurs pour les habits de
Jésus, alors ils mirent tous ensemble et les vendirent en masse, ce
qui conserva aux chrétiens ces précieuses dépouilles.
Le choc
terrible de la croix, qui s'enfonçait en terre, ébranla violemment
la tête couronnée d'épines de Jésus et en fit jaillir une grande
abondance de sang, ainsi que de ses pieds et de ses mains. Les
archers appliquèrent leurs échelles à la croix, et délièrent les
cordes avec lesquelles ils avaient attaché le corps du Sauveur pour
que la secousse ne le fit pas tomber. Le sang, dont la circulation
avait été gênée par la position horizontale et la compression des
cordes, se porta avec impétuosité à ses blessures : toutes ses
douleurs se renouvelèrent jusqu'à lui causer un violent
étourdissement. Il pencha la tête sur sa poitrine et resta comme
mort pendant près de sept minutes. Il y eut alors une pause d'un
moment : les bourreaux étaient occupés à se partager les habits de
Jésus, le son des trompettes du Temple se perdait dans les airs, et
tous les assistants étaient épuisés de rage ou de douleur. Je
regardais, pleine d'effroi et de pitié, Jésus, mon salut, le salut
du monde : je le voyais sans mouvement. presque sans vie, et
moi-même, il me semblait que j'allais mourir. Mon cœur était plein
d'amertume, d'amour et de douleur : ma tête était comme entourée
d'un réseau de poignantes épines et ma raison s'égarait ; mes mains
et mes pieds étaient comme des fournaises ardentes ; mes veines, mes
nerfs étaient sillonnés par mille souffrances indicibles qui, comme
autant de traits de feu, se rencontraient et se livraient combat
dans tous mes membres et tous mes organes intérieurs et extérieurs
pour y faire naître de nouveaux tourments. Et toutes ces horribles
souffrances n'étaient pourtant que du pur amour, et tout ce feu
pénétrant de la douleur produisait une nuit dans laquelle je ne
voyais plus rien que mon fiancé, le fiancé de toutes les âmes,
attaché à la croix, et je le regardais avec une grande tristesse et
une grande consolation. Son visage, avec l'horrible couronne avec le
sang qui remplissait ses yeux, sa bouche entrouverte, sa chevelure
et sa barbe, s'était affaissé vers sa poitrine, et plus tard il ne
put relever la tête qu'avec une peine extrême, à cause de la largeur
de la couronne. Son sein était tout déchiré ; ses épaules, ses
coudes, ses poignets tendus jusqu'à la dislocation ; le sang de ses
mains coulait sur ses bras. Sa poitrine remontait et laissait
au-dessous d'elle une cavité profonde ; le ventre était creux et
rentré. Ses cuisses et ses jambes étaient horriblement disloquées
comme ses bras ; ses membres, ses muscles, sa peau déchirée avaient
été si violemment distendus, qu'on pouvait compter tous ses os ; le
sang jaillissait autour du clou qui perçait ses pieds sacrés et
arrosait l'arbre de la croix ; son corps était tout couvert de
plaies, de meurtrissures, de taches noires, bleues et jaunes ; ses
blessures avaient été rouvertes par la violente distension des
membres et saignaient par endroits ; son sang, d'abord rouge, devint
plus tard pâle et aqueux, et son corps sacré toujours plus blanc :
il finit par ressembler à de la chair épuisé de sang. Toutefois,
quoique si cruellement défiguré, le corps de Notre Seigneur sur la
croix avait quelque chose de noble et de touchant qu'on ne saurait
exprimer : oui, le Fils de Dieu, l'amour éternel s'offrant en
sacrifice dans le temps, restait beau, pur et saint dans ce corps de
l'Agneau pascal mourant, tout brisé sous le poids des péchés du
genre humain.
Le
teint de la sainte Vierge, comme celui du Sauveur, était d'une belle
couleur jaunâtre où se fondait un rouge transparent. Les fatigues et
les voyages des dernières années lui avaient bruni les joues
au-dessous des yeux.
Jésus
avait une large poitrine ; elle n'était pas velue comme celle de
Jean-Baptiste qui était toute couverte d'un poil rougeâtre. Ses
épaules étaient larges, ses bras robustes, ses cuisses nerveuses,
ses genoux forts et endurcis comme ceux d'un homme qui a beaucoup
voyagé et s'est beaucoup agenouillé pour prier ; ses jambes étaient
longues et ses jarrets nerveux ; ses pieds étaient d'une belle forme
et fortement construits : la peau était devenue calleuse sous la
plante à cause des courses nombreuses qu'il avait faites, pieds nus,
sur des chemins cahoteux ; ses mains étaient belles, avec des doigts
longs et effilés, et, sans être délicates, elles ne ressemblaient
point à celles d'un homme qui les emploie à des travaux pénibles.
Son cou était plutôt long que court, mais robuste et nerveux, sa
tête d'une belle proportion et pas trop forte, son front haut et
large ; son visage formait un ovale très pur ; ses cheveux. d'un
brun cuivré, n'étaient pas très épais : ils étaient séparés sans art
du haut du front et tombaient sur ses épaules ; sa barbe n'était pas
longue, mais pointue et partagée au-dessous du menton. Maintenant sa
chevelure était arrachée en partie et souillée de sang ; son corps
n'était qu'une plaie, sa poitrine était comme brisée, ses membres
étaient disloqués, les os de ses côtés paraissaient par endroits à
travers sa peau déchirée ; enfin son corps était tellement aminci
par la tension violente à laquelle il avait été soumis, qu'il ne
courrait pas entièrement l'arbre le la croix.
La
croix était un peu arrondie par derrière, aplatie pal devant, et on
l'avait entaillée à certains endroits, sa largeur étalait à peu prés
son épaisseur. Les différentes pièces qui la composaient étaient de
bois de diverses couleurs, les unes brunes, les autres jaunâtres ;
le tronc était plus foncé, comme du bois qui est resté longtemps
dans l'eau.
Les
croix des deux larrons, plus grossièrement travaillées, s'élevaient
à droite et à gauche de celle de Jésus : il y avait entre elles
assez d'espace pour qu'un homme à cheval pût y passer ; elles
étaient placées un peu plus bas, et l'une à peu près en regard de
l'autre. L'un des larrons priait, l'autre insultait Jésus qui
dominait un peu Dismas en lui parlant. Ces hommes, sur leur croix,
présentaient un horrible spectacle, surtout celui de gauche, hideux
scélérat, à peu près ivre, qui avait toujours l'imprécation et
l'injure à la bouche. Leurs corps suspendus en l'air étaient
disloqués, gonflés et cruellement garrottés. Leur visage était
meurtri et livide : leurs lèvres noircies par le breuvage qu'on leur
avait fait prendre et par le sang qui s'y portait, leurs yeux rouges
et prêts à sortir de leur tête. La souffrance causée par les cordes
qui les serraient leur arrachait des cris et des hurlements
affreux ; Gesmas jurait et blasphémait. Les clous avec lesquels on
avait attaché les pièces transversales les forçaient de courber la
tête ; ils étaient agités de mouvements convulsifs, et, quoique
leurs jambes fussent fortement garrottées, l'un d'eux avait réussi à
dégager un peu son pied, en sorte que le genou était saillant.
Lorsque
les archers eurent mis les larrons en croix et partagé entre eux les
habits de Jésus, ils vomirent encore quelques injures contre le
Sauveur et se retirèrent. Les Pharisiens aussi passèrent à cheval
devant Jésus, lui adressèrent des paroles outrageantes et s'en
allèrent. Les cent soldats romains furent remplacés à leur poste par
une nouvelle troupe de cinquante hommes. Ceux-ci étaient commandés
par Abénadar, arabe de naissance, baptisé depuis sous le nom de
Ctésiphon ; le commandant en second s'appelait Cassius, et reçut
depuis le nom de Longin : il portait souvent les messages de Pilate.
Il vint encore douze Pharisiens, douze Sadducéens, douze Scribes et
quelques anciens. Parmi eux se trouvaient ceux qui avaient demandé
vainement à Pilate de changer l'inscription de la croix : il n'avait
pas même voulu les voir, et son refus avait redoublé leur rage. Ils
firent à cheval le tour de la plate-forme et chassèrent la sainte
Vierge, qu'ils appelèrent une mauvaise femme ; elle fut ramenée par
Jean vers les saintes femmes ; Marthe et Madeleine la reçurent dans
leurs bras Lorsqu'ils passèrent devant Jésus, ils secouèrent
dédaigneusement la tête en disant : “Eh bien ! imposteur, renverse
le Temple et rebâtis-le en trois jours ! Il a toujours voulu
secourir les autres et ne peut se sauver lui-même ! Si tu es le fils
de Dieu, descends de la croix ! S'il est le roi d'Israël, qu'il
descende de la croix, et nous croirons en lui ! Il a eu confiance en
Dieu, qu'il lui vienne maintenant en aide !” Les soldats aussi se
moquaient de lui, disant : “Si tu es le roi des Juifs sauve toi
maintenant toi-même”.
Lorsque
Jésus tomba en faiblesse, Gesmas, le voleur de gauche, dit : “Son
démon l'a abandonné”. Alors, un soldat mit au bout d'un bâton une
éponge avec du vinaigre et la présenta aux lèvres de Jésus qui
sembla y goûter : on ne cessait pas de le tourner en dérision. “Si
tu es le roi des Juifs, dit le soldat, sauve-toi toi-même”. Tout
ceci se passa pendant que la première troupe faisait place à celle
d'Abénadar. Jésus leva un peu la tête et dit : “Mon père,
pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font”. Puis il continua
à prier en silence. Gesmas lui cria : “Si tu es le Christ, sauve-toi
et sauve-nous !” Les insultes ne cessaient pas, mais Dismas, le bon
larron, fut profondément touché lorsque Jésus pria pour ses ennemis.
Quand Marie entendit la voix de son fils, rien ne put la retenir
elle se précipita vers la croix, suivie de Jean, de Salomé et de
Marie de Cléophas. Le centurion ne les repoussa pas Dismas, le bon
larron, obtint par la prière de Jésus. Au moment où la sainte Vierge
s'approcha, une illumination intérieure : il reconnut que Jésus et
sa mère l'avaient guéri dans son enfance, et dit d'une vois forte et
distincte : “Comment pouvez-vous l'injurier quand il prie pour
vous ?” Il s'est tu ; il a souffert patiemment tous vos affronts, et
il prie pour vous ; c'est un prophète, c'est notre roi, c'est le
fils de Dieu”. A ce reproche inattendu sorti de la bouche d'un
misérable assassin sur le gibet, il s'éleva un grand tumulte parmi
les assistants ; ils ramassèrent des pierres et voulaient le lapider
sur la croix : mais le centurion Abénadar ne le souffrit pas ; il
les fit disperser et rétablit l'ordre. Pendant ce temps, la sainte
Vierge se sentit fortifiée par la prière de Jésus, et Dismas dit à
son compagnon qui injuriait Jésus : “N'as-tu donc pas crainte de
Dieu, toi qui es condamné au même supplice ! Quant à nous, c'est
avec justice ; nous subissons la peine que nos crimes ont méritée,
mais celui-ci n'a rien fait de mal. Songe à ta dernière heure et
convertis-toi”. Il était éclairé et touché : il confessa ses fautes
à Jésus, disant : “Seigneur, si vous me condamnez, ce sera avec
Justice, mais ayez pitié de moi”. Jésus lui dit : “Tu éprouveras ma
miséricorde”. Dismas reçut pendant un quart d'heure la grâce d'un
profond repentir. Tout ce qui vient d'être raconté se passa entre
midi et midi et demi, quelques minutes après l'exaltation de la
croix ; mais il y eut bientôt de grands changements dans l'âme des
spectateurs, car, pendant que le bon larron parlait, il y eut dans
la nature des signes extraordinaires qui les remplirent tous
d'épouvante.
Jusque
vers dix heures, moment où le jugement de Pilate fut prononcé, il
tomba un peu de grêle, puis le ciel fut clair jusqu'à midi, après
quoi il vint un épais brouillard rougeâtre devant le soleil. Vers la
sixième heure, selon la manière de compter des Juifs, ce qui
correspond à peu près à midi et demi, il y eut une éclipse
miraculeuse de soleil. Je vis comment cela avait lieu, mais
malheureusement je ne l'ai pas bien retenu, et je n'ai pas de
paroles pour l'exprimer. Je fus d'abord transportée comme hors de la
terre : je voyais les divisions du ciel et les routes des astres se
croisant d'une manière merveilleuse. Je vis la lune à l'un des côtés
de la terre : elle fuyait rapidement semblable à un globe de feu. Je
me retrouvai ensuite à Jérusalem, et je vis de nouveau la lune
apparaître pleine et pâle sur le mont des Oliviers : elle vint de
l'Orient avec une grande vitesse se placer devant le soleil déjà
voilé par la brume. Je vis au côte occidental du soleil un corps
obscur qui faisait l'effet d'une montagne et qui le couvrit bientôt
tout entier. Le disque de ce corps était d'un jaune sombre : un
cercle rouge, semblable à un anneau de fer rougi au feu,
l'entourait. Le ciel s'obscurcit et les étoiles se montrèrent,
jetant une lueur sanglante. Une terreur générale s'empara des hommes
et des animaux : les bestiaux beuglaient et s'enfuyaient ; les
oiseaux cherchaient des coins où s'abriter et s'abattaient en foule
sur les collines qui entouraient le Calvaire ; on pouvait les
prendre avec la main. Ceux qui injuriaient Jésus baissèrent le ton.
Les Pharisiens essayaient encore de tout expliquer par des causes
naturelles, mais cela leur réussissait mal, et eux aussi furent
intérieurement saisis de terreur ; tout le monde avait les yeux
levés vers le ciel. Plusieurs personnes frappaient leur poitrine et
se tordaient les mains en criant : “Que son sang retombe sur ses
meurtriers !” Beaucoup de près et de loin, se jetèrent à genoux,
implorant leur pardon, et Jésus, dans ses douleurs, tourna les yeux
vers eux. Comme les ténèbres s'accroissaient et que la croix était
abandonnée de tous, excepté de Marie et des plus chers amis du
Sauveur, Dismas, qui était plongé dans un profond repentir, leva la
tête vers Jésus avec une humble espérance et lui dit : “Seigneur,
pensez à moi quand vous serez dans votre royaume”. Jésus lui
répondit : “En vérité, Je te le dis, tu seras aujourd'hui avec moi
dans le paradis”.
La mère
de Jésus, Madeleine, Marie de Cléophas et Jean se tenaient entre la
croix du Sauveur et celles des larrons et regardaient Jésus. La
sainte Vierge, dans son amour de mère, priait intérieurement pour
que Jésus la laissât mourir avec lui. Alors le Sauveur la regarda
avec une ineffable tendresse, puis tourna les yeux vers Jean, et dit
à Marie : “Femme, voilà votre fils. Il sera votre fils plus que si
vous l'aviez enfanté”. Il fit encore l'éloge de Jean et dit : “Il a
toujours eu une foi inébranlable et ne s'est jamais scandalisé. si
ce n'est quand sa mère a voulu qu'il fût élevé au-dessus des
autres”. Puis il dit à Jean : “Voilà la mère”. Jean embrassa
respectueusement, sous la croix du Rédempteur mourant, la mère de
Jésus, devenue maintenant la sienne. La sainte Vierge fut tellement
accablée de douleur à ces dernières dispositions de son fils, quelle
tomba sans connaissance dans les bras des saintes femmes qui
l'emportèrent à quelque distance, la firent asseoir un moment sur le
terrassement en face de la croix, puis la conduisirent hors de la
plate-forme, auprès de ses amies.
Je ne
sais pas si Jésus prononça expressément toutes ces paroles ; mais je
sentis intérieurement qu'il donnait Marie pour mère à Jean et Jean
pour fils à Marie. Dans de semblables visions, on perçoit bien des
choses qui ne sont pas écrites, et il y en a très peu qu'on puisse
rendre clairement avec le langage humain, quoiqu'en les voyant on
croie qu'elles s'entendent d'elles-mêmes. Ainsi, on ne s'étonne pas
que Jésus s'adressant à la sainte Vierge ne l'appelle pas “ma mère”,
mais “femme” ; car elle apparaît comme la femme par excellence, qui
doit écraser la tête du serpent, surtout en cet instant où cette
promesse s'accomplit par la mort de son fils. On ne s'étonne pas non
plus qu'il donne Jean pour fils à celle que l'ange salua en
l'appelant “pleine de grâce”, parce que le nom de Jean est un nom
qui signifie la grâce, car tous sont ici ce que leur nom signifie :
Jean était devenu un enfant de Dieu, et le Christ vivait en lui. On
sent aussi que Jésus en la donnant pour mère à Jean la donne pour
mère à tous ceux qui croient en son nom, qui deviennent enfants de
Dieu, qui ne sont pas nés de la chair et du sang ni de la volonté de
l'homme, mais de Dieu. On sent encore que la plus pure, la plus
humble, la plus obéissante des femmes qui, après avoir dit à
l'Ange : “Voici la servante du Seigneur, qu'il me soit fait selon
votre parole”, devint mère du Verbe fait chair. Apprenant
aujourd'hui de son fils mourant qu'elle doit devenir la mère
spirituelle d'un autre fils, a répété ces mêmes paroles avec une
humble obéissance, dans son cœur déchiré par les angoisses de la
séparation, et qu'elle a adopté pour enfants tous les enfants de
Dieu, tous les frères de Jésus-Christ, Tout cela est plus facile à
ressentir par la grâce de Dieu qu'à exprimer avec des paroles, et je
pense alors à ce que me dit une fois mon fiancé céleste : “Tout est
écrit dans les enfants de l'Église qui croient, qui espèrent, qui
aiment”
.
Il
était à peu près une heure et demie : je fus transportée dans la
ville pour voir ce qui s'y passait. Je la trouvai pleine de trouble
et d'inquiétude : les rues étaient dans le brouillard et les
ténèbres, les hommes erraient çà et là à tâtons : plusieurs
restaient étendus par terre, la tête couverte et se frappant la
poitrine ; d'autres montaient sur les toits de leurs maisons,
regardaient le ciel et se lamentaient. Les animaux hurlaient et se
cachaient ; les oiseaux volaient bas et tombaient. Je vis Pilate
visiter Hérode : ils étaient très troublés l'un et l'autre et
regardaient le ciel du haut de la terrasse même d'où Hérode, le
matin, avait vu Jésus livré aux outrages du peuple. “Cela n'est pas
naturel, disaient-ils ; on a certainement été trop loin contre
Jésus”. Je les vis ensuite aller au palais en traversant la place
publique : ils étaient très épouvantés l'un et l'autre ; ils
marchaient vite et entourés de gardes. Pilate ne tourna pas les yeux
du côté de Gabbatha où il avait condamné Jésus La place était vide :
quelques personnes rentraient à la hâte dans leurs maisons, d'autres
couraient en sanglotant. On voyait aussi ça et là se former des
groupes sur les places publiques. Pilate fit appeler dans son palais
les plus vieux d'entre les Juifs, et il leur demanda ce que
signifiaient ces ténèbres : il leur dit qu'il les regardait comme un
signe effrayant, que leur Dieu paraissait courroucé contre eux de ce
qu'ils avaient poursuivi la mort du Galiléen qui était certainement
leur prophète et leur roi ; que pour lui, il s'était lavé les mains,
qu'il était innocent de ce meurtre, etc., etc. ; mais ils
persistèrent dans leur endurcissement, attribuèrent tout ce qui se
passait à des causes qui n'avaient rien de surnaturel et ne se
convertirent pas. Toutefois, bien des gens se convertirent et
notamment tous les soldats qui, lors de l'arrestation de Jésus sur
le mont des Oliviers, avaient été renversés et s'étaient relevés.
La
foule se rassemblait devant la demeure de Pilate et là où elle avait
crié le matin : “Faites-le mourir ! crucifiez-le !”, elle criait
maintenant : “À bas le juge inique ! que son sang retombe sur ses
meurtriers !” Pilate fut obligé de se faire garder par des soldats :
ce même Sadoch qui. le matin, lorsque Jésus entrait au prétoire,
avait proclamé hautement son innocence, s'agita et parla si
violemment devant le palais, que Pilate fut au moment de le faire
arrêter. Ce misérable sans âme rejetait tout sur les Juifs : il
n'était pour rien là-dedans, disait-il : Jésus était “leur prophète
et non le sien : c'étaient eux qui avaient voulu sa mort”. La
terreur et l'angoisse étaient au comble dans le Temple : on
s'occupait de l'immolation de l'agneau pascal, lorsque la nuit
survint tout à coup : le trouble se mit partout et la peur éclatait
ça et là par des cris douloureux. Les Princes des Prêtres
s'efforcèrent de maintenir l'ordre et la tranquillité : on alluma
toutes les lampes, quoique en plein jour, mais le désordre
augmentait de plus en plus. Je vis Anne frappé de terreur : il
courait d'un coin à un autre pour se cacher. Lorsque je m'acheminais
pour sortir de la ville, les grilles des fenêtres tremblaient, et
cependant il n'y avait pas d'orage. Les ténèbres allaient toujours
croissant. Je vis aussi, à l'extrémité de la ville, du côté du
nord-ouest, dans un endroit voisin du mur d'enceinte où il y avait
beaucoup de jardins et des sépultures, quelques entrées de tombeaux
s'effondrer comme si la terre eût tremblé.
Sur le
Golgotha, les ténèbres produisirent une terrible impression. Au
commencement, les cris, les imprécations, l'activité des hommes
occupés à dresser les croix ! les hurlements des deux larrons
lorsqu'on les attacha, les insultes des Pharisiens à cheval, les
allées et venues des soldats, le départ tumultueux des bourreaux
ivres en avaient affaibli l'effet : puis vinrent les reproches du
bon larron aux Pharisiens et leur rage contre lui. Mais à mesure que
les ténèbres augmentaient, les assistants devenaient plus pensifs et
s'éloignaient de la croix. Ce fut alors que Jésus recommanda sa mère
à Jean, et que Marie fut emportée évanouie à quelque distance. Il y
eut un moment de silence solennel : le peuple s'effrayait de
l'obscurité ; la plupart regardaient le ciel ; la conscience se
réveillait dans plusieurs qui tournaient vers la crois des yeux
pleins de repentir et se frappaient la poitrine ; ceux qui étaient
dans ces sentiments se groupaient ensemble ; les Pharisiens, frappés
d'une terreur secrète, cherchaient encore à expliquer tout par des
raisons naturelles, mais ils baissaient le ton de plus en plus et
finirent à peu près par se taire ; s'ils hasardaient encore par
moments quelque parole insolente, c'était avec un effort visible. Le
disque du soleil était d'un jaune sombre comme les montagnes vues au
clair de la lune : un cercle rougeâtre l'entourait ; les étoiles
paraissaient et jetaient une lumière sanglante ; les oiseaux
tombaient sur le Calvaire et dans les vignes voisines, et on pouvait
les prendre avec la main. Les animaux hurlaient et tremblaient ; les
chevaux et les ânes des Pharisiens se serraient les uns contre les
autres et baissaient la tête entre leurs jambes. Le brouillard
enveloppait tout.
Le
calme régnait autour de la croix d'où tout le monde s'était éloigné
Le Sauveur était absorbé dans le sentiment de son profond
délaissement : se tournant vers son Père céleste, il priait avec
amour pour ses ennemis. Il priait, comme pendant toute sa Passion,
en répétant des passages de psaumes qui trouvaient maintenant en lui
leur accomplissement. Je vis des anges autour de lui. Lorsque
l'obscurité s'accrut et que l'inquiétude, remuant toutes les
consciences, répandit sur le peuple un sombre silence, je vis Jésus
seul et sans consolateur. Il souffrait tout ce que souffre un homme
affligé, plein d'angoisses, délaissé de toute consolation divine et
humaine, quand la foi, l'espérance et la charité toutes seules,
privées de toute lumière et de toute assistance sensible, se
tiennent vides et dépouillées dans le désert de la tentation, et
vivent d'elles-mêmes au sein d'une souffrance infinie. Cette douleur
ne saurait s'exprimer. Ce fut alors que Jésus nous obtint la force
de résister aux plus extrêmes terreurs du délaissement, quand tous
les liens se brisent, quand tous nos rapports avec ce monde, avec
cette terre, avec l'existence d'ici-bas vont cesser, et qu'en même
temps les perspectives que cette vie nous ouvre sur une autre vie se
dérobent à nos regards : nous ne pouvons sortir victorieux de cette
épreuve qu'en unissant notre délaissement aux mérites de son
délaissement sur la croix. Il conquit pour nous les mérites de la
persévérance dans la lutte suprême du délaissement absolu. Il offrit
pour nous sa misère, sa pauvreté, sa souffrance, son abandon : aussi
l'homme uni à Jésus dans le sein de l'Église, ne doit-il jamais
désespérer à l'heure suprême, quand tout s'obscurcit, que toute
lumière et toute consolation disparaissent. Nous n'avons plus à
descendre seuls et sans protection dans ce désert de la nuit
intérieure. Jésus a jeté dans cet abîme du délaissement son propre
délaissement intérieur et extérieur sur la croix et ainsi il n'a pas
laissé les chrétiens isolés dans le délaissement de la mort, dans
l'obscurcissement de toute consolation. Il n'y a plus pour les
chrétiens de solitude, d'abandon, de désespoir dans les approches de
la mort, car Jésus, qui est la lumière, la voie et la vérité, a
descendu ça sombre chemin, y répandant les bénédictions, et il a
planté sa croix dans ce désert pour en surmonter les terreurs.
Jésus
laissé sans secours, réduit au dernier degré de l'abandon et de la
pauvreté, s'offrit lui-même comme fait l'amour : il fit de son
délaissement même un riche trésor ; car il s'offrit lui et toute sa
vie, avec ses travaux, son amour ses souffrances et le douloureux
sentiment de notre ingratitude. Il fit son testament devant Dieu, et
donna tous ses mérites à l'Église et aux pécheurs. Il n'en oublia
aucun ; il fut avec tous dans son abandon : il pria aussi pour ces
hérétiques qui prétendent que, comme Dieu, il n'a pas ressenti les
douleurs de sa Passion, et qu'il n'a pas souffert ce qu'eût souffert
un homme dans la même position. En m'unissant à sa prière, en
prenant ma part de ses angoisses, il me sembla l'entendre dire qu'il
fallait enseigner le contraire, c'est-à-dire qu'il avait ressenti
cette souffrance du délaissement plus cruellement que n'aurait pu le
faire un homme ordinaire, parce qu'il était intimement uni à la
divinité, parce qu'il était vrai Dieu et vrai homme, et que dans le
sentiment de l'humanité abandonnée de Dieu, il vida, comme homme
Dieu, dans toute sa plénitude, ce calice amer du délaissement. Dans
sa douleur, il témoigna son délaissement par un cri, et permit ainsi
à tous les affligés qui reconnaissent Dieu pour leur père une
plainte confiante et filiale. Vers trois heures, il s'écria à haute
voix : “Eli, Eli, lamma sabachtani !” ce qui veut dire : “Mon Dieu,
mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné ?”.
Lorsque
le cri de Notre Seigneur interrompit le sombre silence qui régnait
autour de la croix, les insulteurs se tournèrent de nouveau vers lui
et l'un d'eux dit : “Il appelle Élie”. Un autre : “Voyons si Élie
viendra le secourir”. Mais lorsque Marie entendit la voix de son
fils, rien ne put la retenir : elle revint au pied de la croix,
suivie de Jean, de Marie, fille de Cléophas, de Madeleine et de
Salomé. Pendant que le peuple tremblait et gémissait, une troupe
d'environ trente hommes considérables de la Judée et des environs de Joppé, étaient passés par là à cheval, se rendant à la fête :
lorsqu'ils virent Jésus en croix si horriblement maltraité et les
signes menaçants qui se montraient dans la nature, ils exprimèrent
vivement leur horreur et s'écrièrent : “Malheur à cette ville ! si
le temple de Dieu ne s'y trouvait pas, on devrait la brûler pour
avoir pris sur soi une telle iniquité”. Les discours de ces hommes
furent comme un point d'appui pour le peuple : il y eut une
explosion de murmures et de gémissements, et ceux qui étaient
affectés de même se groupèrent ensemble. Tous les assistants se
divisèrent en deux partis : les uns pleuraient et murmuraient ; les
autres faisaient entendre des injures et des imprécations ;
toutefois les Pharisiens devinrent moins arrogants ; comme ils
craignaient une insurrection populaire et qu'un grand trouble
régnait à Jérusalem, ils s'abouchèrent avec le centurion Abénadar :
des ordres furent envoyés à la porte la plus voisine de la ville
pour qu'on la fermât et qu'on interrompit toute communication. En
même temps un messager fut expédié vers Pilate et Hérode pour
demander au premier cinq cents hommes, au second ses gardes, à
l'effet de prévenir une émeute. Pendant ce temps le centurion
Abénadar maintenait l'ordre et empêchait les insultes à Jésus pour
ne pas irriter le peuple.
Peu
après trois heures la lumière revint un peu, la lune commença à
s'éloigner du soleil dans une direction opposée. Le soleil parut
dépouillé de ses rayons, entouré de vapeurs rougeâtres et la lune
s'abaissa rapidement du côté opposé : on eut dit qu'elle tombait.
Peu à peu le soleil recommença a rayonner et l'on ne vit plus les
étoiles : cependant le ciel était encore sombre. Les ennemis de
Jésus reprirent tour arrogance à mesure que la lumière revenait,
c'est alors qu'ils dirent : “Il appelle Élie”. Mais Abénadar
enjoignit a tous de se tenir tranquilles.
Lorsque
la clarté revint, on vit le corps du Sauveur livide, épuisé et plus
blanc qu'auparavant à cause du sang qu'il avait perdu. Il dit
encore, je ne sais si ce fut intérieurement ou si sa bouche prononça
ces paroles : “Je suis pressé comme le raisin qui a été pressé ici
pour la première fois : je dois rendre tout mon sang jusqu'à ce q le
l'eau vienne et que l'enveloppe devienne blanche, mais on ne fera
plus de vin en ce lieu”. J'eus plus tard une vision relative à ces
paroles, où je vis comment Japhet fit du vin en cet endroit. Je la
raconterai plus tard.
Jésus
était en défaillance, sa langue était desséchée, et il dit : “J'ai
soif !” Comme ses amis le regardaient tristement, il dit : “Ne
pouviez-vous me donner une goutte d'eau ?” Faisant entendre que
pendant les ténèbres on ne les en aurait pas empêchés. Jean, tout
trouble, lui répondit : “O Seigneur, nous l'avons oublié”. Et Jésus
dit encore quelques paroles, dont le sens était : “Mes proches aussi
devaient m'oublier et ne pas me donner à boire, afin que ce qui est
écrit fût accompli”. Cet oubli l'avait douloureusement affecté. Ses
amis offrirent alors de l'argent aux soldats pour lui donner un peu
d'eau, ce qu'ils ne firent pas ; mais l'un d'eux trempa une éponge
en forme de poire dans du vinaigre qui se trouvait là dans un petit
baril d'écorce, et y répandit aussi du fiel. Mais le centurion Abénadar, qui avait déjà le cœur touché, prit l'éponge, la pressa et
y versa du vinaigre pur. Il adapta un bout de l'éponge à une tige
creuse d'hysope qui servait comme de chalumeau pour boire,
l'assujettit au bout de sa lance et l'éleva jusqu'à la hauteur du
visage de Jésus, de manière à ce que le roseau atteignit la bouche
du Sauveur, et qua celui-ci pût aspirer le vinaigre dont l'éponge
était imbibée. Je ne me souviens plus de quelques mots que
j'entendis encore prononcer au Seigneur pour servir d'avertissement
au peuple ; je me rappelle seulement qu'il dit : “Lorsque ma voix ne
se fera plus entendre, la bouche des morts parlera”. Sur quoi
quelques-uns s'écrièrent : “Il blasphème encore”. Mais Abénadar leur
ordonna de se tenir tranquilles. L'heure du Seigneur étant venu, il
lutta avec la mort, et une sueur froide jaillit de ses membres.
Jean se tenait au bas de la croix et essuyait les pieds de Jésus
avec son suaire. Madeleine, brisée de douleur, s'appuyait derrière
la croix. La sainte Vierge se tenait debout entre Jésus et le bon
larron, soutenue par Salomé et Marte de Cléophas, et elle regardait
mourir son Fils. Alors Jésus dit : “Tout est consommé !” Puis il
leva la tête et cria à haute voix : “Mon Père, je remets mon esprit
entre vos mains”. Ce fut un cri doux et fort qui pénétra le ciel et
la terre ; ensuite il pencha la tête et rendit l'esprit. Je vis son
âme comme une forme lumineuse entrer en terre au pied de la croix
pour descendre dans les limbes. Jean et les saintes femmes tombèrent
le front dans la poussière.
Le
centurion Abénadar, arabe de naissance, baptisé plus tard sous le
nom de Ctésiphon, depuis qu'il avait présenté le vinaigre au
Seigneur, se tenait tout contre l'éminence où la croix était plantée
de façon que les pieds de devant de son cheval étaient posés plus
haut que les pieds de derrière. Profondément ébranlé et livré à des
réflexions sérieuses, il contemplait, sans détourner les yeux, la
face couronnée d'épines du Sauveur. Le cheval terrifié baissait la
tête, et Abénadar, dont l'orgueil était subjugué, laissait aller les
rênes. En ce moment le Seigneur prononça d'une voix forte ses
dernières paroles et mourut en poussant un cri qui pénétra la terre,
le ciel et l'enfer. La terre trembla et le rocher se fendit,
laissant une large ouverture entre la croix de Jésus et celle du
mauvais larron. Dieu se rendit témoignage par un avertissement
terrible qui ébranla jusque dans ses profondeurs la nature en deuil.
Tout était accompli : l'âme de Notre-Seigneur abandonna son corps et
le dernier cri du rédempteur mourant fit trembler tous ceux qui
l'entendirent, ainsi que la terre, qui reconnut son Sauveur en
tressaillant. Toutefois le cœur de ceux qui l'aimaient fut seulement
traversé par la douleur, comme par une épée. Ce fut alors que la
grâce vint sur Abénadar. Son cheval trembla : son âme fut ébranlée ;
son cœur, orgueilleux et dur, se brisa comme la roche du Calvaire ;
il jeta sa lance, frappa sa poitrine avec force, et cria avec
l'accent d'un homme nouveau : “Béni soit le Dieu tout-puissant, le
Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob ; celui-ci était un juste :
c'est vraiment le fils de Dieu”. Plusieurs soldats, frappés des
paroles de leur chef, firent comme lui. Abénadar, devenu un nouvel
homme, et ayant rendu hommage au Fils de Dieu, ne voulait plus
rester au service de ses ennemis. Il donna son cheval et sa lance à
Cassius, l'officier inférieur, appelé depuis Longin, qui prit le
commandement ; puis il adressa quelques paroles aux soldats et
quitta le Calvaire. Il s'en alla, par la vallée de Gihon, vers les
cavernes de la vallée d'Hinnom, où étaient cachés les disciples. Il
leur annonça la mort du Sauveur et s'en retourna vers Pilate dans la
ville.
Une
grande épouvante s'empara de tous les assistants, au dernier cri de
Jésus, lorsque la terre trembla et que la roche du Calvaire se
tendit. Ce fut une terreur qui se fit sentir dans toute la nature,
car ce fut alors aussi que le rideau du Temple se déchira en deux,
que beaucoup de morts sortirent de leurs tombeaux, que des murailles
s'affaissèrent dans le Temple et que des montagnes et des édifices
s'écroulèrent dans plusieurs contrées. Lorsque Abénadar rendit
témoignage de la divinité de Jésus, plusieurs soldats témoignèrent
avec lui ; un certain nombre de ceux qui étaient présents, et même
quelques Pharisiens venus en dernier lieu se convertirent. Beaucoup
de gens se frappaient la poitrine, pleuraient et retournaient chez
eux par la vallée ; d'autres déchiraient leurs vêtements et jetaient
de la poussière sur leur tête. Tout était plein de stupeur et
d'épouvante. Jean se releva ; quelques-unes des saintes femmes qui
s'étaient tenues éloignées, vinrent prendre la Sainte Vierge et
l'emmenèrent à quelque distance de la croix pour lui donner leurs
soins.
Lorsque
le Sauveur plein d'amour, le maître de la vie, paya pour les
pécheurs la dette de la mort, lorsqu'il recommanda son âme humaine à
son Dieu et à son Père, et abandonna son corps à la mort, ce saint
vase brisé prit la teinte pâle et froide de la mort. Le corps de
Jésus tressaillit dans une dernière convulsion, puis devint d'une
blancheur livide, et ses blessures où le sang s'était porté en
abondance se montrèrent plus distinctement comme de sombres taches ;
son visage se tira, ses joues s'affaissèrent, son nez s'allongea st
s'enfla, ses yeux pleins de sang restèrent à moitié ouverts. Il
souleva un instant sa tête couronnée d'épines, et la laissa retomber
sous le poids de ses douleurs ; ses lèvres livides et contractées
s'entrouvrirent, et laissèrent voir sa langue ensanglantée ; ses
mains, contractées d'abord autour des clous, se détendirent ainsi
que ses bras, son des se raidit le long de la croix, et tout le
poids du corps porta sur les pieds : ses genoux s'affaissèrent et
allèrent du même côté, et ses pieds tournèrent un peu autour du clou
qui les transperçait.
Alors
les mains de sa mère se raidirent, ses yeux se couvrirent d'un
nuage, elle devint pâle comme la mort, ses oreilles cessèrent
d'entendre, ses pieds chancelèrent et elle s'affaissa sur elle-même.
Jean et les autres tombèrent aussi, la face voilée et ne pouvant
plus résister à leur douleur. Lorsque la plus aimante, la plus
désolée des mères, relevés par ses amis, leva les yeux, elle vit le
corps de son fils conçu dans la pureté par l'opération du Saint
Esprit, la chair de sa chair, l'os de ses os, le cœur de son cœur,
ce vase sacré formé dans son sein lorsque le Très-Haut l'avait
couverte de son ombre, elle le vit privé de toute beauté, de toute
forme ; séparé de sa très sainte âme ; assujetti aux lois de la
nature dont il était l'auteur, mais dont l'homme avait abusé et
qu'il avait défigurée par le péché ; brisé, maltraité, défiguré, mis
à mort par les mains de ceux qu'il était venu relever et vivifier.
Hélas ! le vase contenant toute beauté, toute vérité, tout amour,
était là, vide, rejeté, méprisé, semblable à un lépreux, suspendu à
la croix entre deux voleurs. Qui pourrait peindre la douleur de la
mère de Jésus, de la reine de tous les martyrs ?
La
lumière du soleil était encore troublée et voilée : air fut lourd et
étouffant pendant le tremblement de terre : mais ensuite il franchit
sensiblement. Le corps de Notre-Seigneur mort sur la croix avait
quelque chose qui inspirait le respect et qui touchait
singulièrement. Les larrons, au contraire, étaient dans d'horribles
contorsions, comme des gens ivres. A la fin, ils se turent l'un et
l'autre : Dismas priait intérieurement.
Il
était un peu plus de trois heures lorsque Jésus rendit l'esprit.
Quand la première secousse du tremblement de terre fut passée,
plusieurs des Pharisiens reprirent leur audace : ils s'approchèrent
de la fente du rocher du calvaire, y jetèrent des pierres et
essayèrent d'en mesurer la profondeur avec des cordes. Comme ils ne
purent pas en trouver le fond, cela les rendit pensifs, ils
remarquèrent avec quelque inquiétude les gémissements du peuple et
quittèrent le Calvaire. Beaucoup de gens se sentaient intérieurement
changés ; la plupart des assistants s'en retournèrent à Jérusalem
frappés de terreur ; plusieurs étaient convertis. Une partie des
cinquante soldats romains qui se trouvaient là alla renforcer ceux
qui gardaient la porte de la ville, en attendant l'arrivée des cinq
cents autres qu'on avait demandés. La porte avait été fermée et
d'autres postes voisins furent occupés pour prévenir l'affluence du
peuple et toute espèce de mouvement tumultueux. Cassius et cinq
soldats environ restèrent autour de la plate-forme circulaire,
s'appuyant au terrassement qui la soutient. Les amis de Jésus
entouraient la croix, s'asseyaient vis-à-vis elle, et pleuraient.
Plusieurs des saintes femmes étaient revenues à la ville. Le silence
et le deuil régnaient autour du corps de Jésus. On voyait au loin,
dans la vallée et sur les hauteurs opposées, se montrer çà et là
quelques disciples, qui regardaient du côté de la croix avec une
curiosité inquiète et disparaissaient s'ils voyaient venir
quelqu'un.
Lorsque
Jésus, poussant un grand cri, remit son esprit entre les mains du
Père céleste, je vis son âme, semblable à une forme lumineuse,
entrer en terre au pied de la crois, et avec elle une troupe
brillante d'anges, parmi lesquels était Gabriel. Ces anges
chassaient de la terre dans l'abîme une multitude de mauvais
esprits. Jésus envoya plusieurs âmes des limbes dans leurs corps,
afin qu'elles effrayassent et avertissent les impénitents et
qu'elles rendissent témoignage de lui.
Le
tremblement de terre qui fendit la roche du Calvaire causa beaucoup
d'écroulements, surtout à Jérusalem et dans la Palestine. On avait à
peine repris courage au retour de la lumière dans la ville et dans
le Temple, que les secousses qui agitaient le sol et le fracas des
édifices qui s'écroulaient répandirent une terreur encore plus
grande. Cette terreur fut portée au plus haut degré quand les gens
qui fuyaient en pleurant rencontrèrent sur leur chemin des morts
ressuscités qui les avertissaient et les menaçaient.
Dans le
Temple, les Princes des Prêtres venaient de reprendre le sacrifice,
momentanément interrompu par la frayeur qu'avaient répandue les
ténèbres, et ils triomphaient du retour de la lumière lorsque tout à
coup le sol trembla, le bruit des murs qui s'écroulaient et du voile
du Temple qui se déchirait frappa la foule d'une terreur muette, à
laquelle succédèrent par endroits des cris lamentables. Mais il y
avait tant d'ordre partout, l'immense édifice était si plein, les
allées et venues des gens qui sacrifiaient si parfaitement réglées,
les cérémonies de l'immolation des agneaux et de l'aspersion de
l'autel avec Leur sang se développaient si régulièrement, à travers
les longues files des prêtres, au milieu du chant des cantiques et
du bruit des trompettes, tout cela occupait tellement les yeux et
les oreilles, que la peur ne produisit pas tout d'abord un désordre
et une déroute générale. Les sacrifices se continuèrent donc
tranquillement. dans quelques endroits, tandis qu'ailleurs régnait
l'épouvante et qu'ailleurs encore la terreur était calmée par les
efforts des prêtres. Mais, à l'apparition des morts qui se
montrèrent dans le Temple, tout se dispersa, et le sacrifice fut
laissé la comme si le Temple eût été souille. Toutefois, cela ne se
lit encore que successivement ; et pendant qu'une partie des
assistants descendait précipitamment les degrés du Temple, d'autres
étaient maintenus par les prêtres, ou n'étaient pas encore atteints
par la frayeur universelle. Toutefois l'angoisse et l'épouvante se
manifestaient partout, à divers degrés, d'une façon qu'on ne saurait
décrire. On ne peut se faire une idée du ce qui se passait qu'en se
représentant une fourmilière sur laquelle on a jeté des pierres, ou
qu'on a remuée avec un bâton. Pendant que la confusion règne sur un
point, le travail continue sur un autre et même à l'endroit où ce
trouble a commencé, tout se remet promptement en ordre.
Le grand-prêtre Caïphe et les siens, dans leur audace désespérée,
conservèrent leur présence d'esprit. Semblables aux chefs habiles
d'une ville révoltée, ils conjurèrent le danger en menaçant, en
exhortant et en faisant jouer tous les ressorts. Grâce à leur
endurcissement diabolique et à la tranquillité apparente qu'ils
gardèrent, ils empêchèrent qu'il y eut une perturbation universelle
et firent si bien que la masse du peuple ne vit pas dans ces
terribles avertissements un témoignage rendu à l'innocence de Jésus.
La garnison romaine de la forteresse Antonia fit aussi de grands
efforts pour maintenir l'ordre, en sorte que, malgré la terreur et
la confusion générales, la célébration de la fête cessa sans qu'il y
eût de tumulte populaire ; la foule se dispersa peu à peu et
l'explosion qu'on pouvait craindre fut étouffée, tout se borna à
l'agitation pleine d'angoisse que chacun remporta chez soi, et que
l'habileté des Pharisiens comprima chez le plus grand nombre.
Telle
était la situation générale de la ville : voici maintenant les faits
particuliers dont je me souviens. Les deux grandes colonnes situées
à l'entrée du sanctuaire du Temple, et entre lesquelles était
suspendu un magnifique rideau s'écartèrent l'une de l'autre ; le
linteau qu'elles supportaient s'affaissa, le rideau se déchira avec
bruit dans toute sa longueur, et le sanctuaire fut ouvert à tous les
regards. Ce rideau était rouge, bleu, blanc et jaune. Plusieurs
cercles astronomiques y étaient représentés ainsi que diverses
figures comme colle du serpent d'airain. Près de la cellule où
priait habituellement le vieux Siméon, laquelle était à côté du
sanctuaire, dans les murs du nord, une grosse pierre tomba et la
voûte s'écroula. Dans quelques salles, le sol s'abaissa, les seuils
se déplacèrent et des colonnes s'écartèrent.
On vit
apparaître dans le sanctuaire le grand-prêtre Zacharie, tué entre le
Temple et l'autel, il fit entendre des paroles menaçantes, et parla
de la mort de l'autre Zacharie
, de celle de
Jean, et en général du meurtre des prophètes. Il sortit de
l'ouverture formée par la chute de la pierre qui était tombée près
de l'oratoire du vieux Siméon, et parla aux prêtres qui étaient dans
le sanctuaire. Deux fils du pieux grand-prêtre Simon le Juste, aïeul
de Siméon, qui avait prophétisé lors de la présentation de Jésus au
Temple, se montrèrent près de la grande chaire ; ils parlèrent aussi
de la mort des prophètes et du sacrifice qui allait cesser, et
exhortèrent tout le monde à embrasser la doctrine du Crucifié.
Jérémie parut près de l'autel, et proclama d'une voix menaçante la
fin de l'ancien sacrifice et le commencement du nouveau. Ces
apparitions ayant eu lieu en des endroits où les prêtres seuls en
avaient eu connaissance, furent niées ou tenues secrètes, il fut
défendu d'en parler sous une peine sévère. Mais un grand bruit se
fit entendre : les portes du sanctuaire s'ouvrirent, et une voix
cria : “Sortons d'ici”. Je vis alors des anges s'éloigner. L'autel
des parfums trembla : un encensoir tomba ; l'armoire qui contenait
les écritures se renversa, et tous les rouleaux furent jetés
pêle-mêle ; la confusion augmenta on ne savait plus où l'on en
était. Nicodème, Joseph d'Arimathie et plusieurs autres quittèrent
le Temple. Des morts ressuscités s'y montraient encore ou erraient
parmi le peuple qui se retirait du Temple. A la voix des anges qui
prononçaient des paroles menaçantes, ils rentrèrent dans leurs
tombeaux. La chaire qui était dans le vestibule s'écroula. Cependant
plusieurs des trente-deux Pharisiens qui étaient allés en dernier
lieu au Calvaire étaient retournés au Temple. S'étant déjà convertis
au pied de la croix, ils furent d'autant plus frappés de tous ces
signes, firent de vifs reproches à Anne et à Caïphe et se retirèrent
du Temple. Anne, le véritable chef des ennemis acharnés de Jésus,
qui depuis longtemps avait dirigé toutes les menées secrètes contre
lui et ses disciples, et qui avait fait leur leçon à ses
dénonciateurs. Anne était presque fou de terreur ; il s'enfuyait
d'un coin à l'autre dans les chambres les plus reculées du Temple.
Je le vis criant, gémissant et se tordant dans les convulsions : on
l'avait transporté dans une chambre secrète, et il était entouré de
plusieurs de ses adhérents. Caïphe l'avait serré dans ses bras pour
tâcher de relever son courage : mais il n'y avait pas réussi :
l'apparition des morts l'avait jeté dans la consternation. Caïphe,
quoique frappé de terreur, était tellement possédé du démon de
l'orgueil et de l'obstination, qu'il ne laissait rien voir de ce
qu'il éprouvait, et qu'il opposait un front d'airain aux signes
menaçants de la colère divine. Ne pouvant plus, malgré ses efforts,
faire continuer les cérémonies de la fête, il donna l'ordre de
cacher tous les prodiges et toutes les apparitions dont la multitude
n'avait pas eu connaissance. Il dit lui-même, et fit dire par
d'autres prêtres, que ces signes du courroux céleste avaient été
occasionnés par les partisans du Galiléen qui étaient venus dans le
Temple en état de souillure ; que les ennemis de cette loi sainte
que Jésus aussi avait voulu renverser, avaient seuls excité ces
terreurs, et qu'il y avait là beaucoup de choses provenant des
sortilèges de cet homme, qui, dans sa mort comme pendant sa vie,
avait troublé le repos du Temple. Il réussit à tranquilliser les uns
et à intimider les autres par des menaces ; cependant, plusieurs
furent profondément ébranlés et cachèrent leurs véritables
sentiments. La fête fut ajournée jusque après la purification du
Temple. Beaucoup d'agneaux ne furent pas immolés et le peuple se
dispersa peu à peu.
Le
tombeau de Zacharie qui était sous le mur du Temple s'écroula sur
lui-même, et plusieurs pierres se détachèrent du mur. Zacharie
sortit du tombeau, mais il n'y rentra pas ; j'ignore où il déposa de
nouveau sa dépouille mortelle. Les fils de Simon le Juste déposèrent
de nouveau leur corps dans le caveau qui est au pied de la montagne
du Temple, lorsqu'on fit les préparatifs de la sépulture de Jésus.
Pendant
que tout ceci se passait dans le Temple, la même épouvante régnait
en plusieurs lieux de Jérusalem. Un peu après trois heures, beaucoup
de tombes s'écroulèrent, surtout dans les jardins situés au
nord-ouest ; j'y vis des morts ensevelis, dans quelques-unes il n'y
avait que des lambeaux d'étoffe et des ossements ; il y en avait
d'autres d'où sortait une odeur infecte. Les marches du tribunal de
Caïphe, où Jésus avait été outragé s'écroulèrent, ainsi qu'une
partie du foyer où Pierre avait renié son maître. On y vit
apparaître le grand-prêtre Simon le Juste, aïeul de Siméon, qui
avait prophétisé lors de la présentation de Jésus au Temple. Il fit
entendre des paroles terribles sur le jugement inique qui avait été
rendu en ce lieu. Plusieurs membres du Sanhédrin s'y étaient
rassemblés. Les gens qui, la veille, avaient fait entrer Pierre et
Jean, se convertirent et s'enfuirent vers les disciples. Près du
palais de Pilate, la pierre se fendit et le sol s'affaissa au lieu
où Jésus avait été montré au peuple ; tout l'édifice fut ébranlé, et
la cour du tribunal voisin s'affaissa au lieu où les innocents,
égorgés par Hérode, avaient été enterrés. Dans plusieurs autres
endroits de la ville, des murs se fendirent ou s'écroulèrent ;
toutefois, aucun édifice ne fut entièrement détruit. Le
superstitieux Pilate était frappé de terreur, et incapable de donner
aucun ordre. Son palais s'ébranlait, le sol tremblait autour de lui,
et il fuyait d'une chambre dans l'autre. Les morts se montraient
dans la cour intérieure, et lui reprochaient son jugement inique. Il
crut que c'étaient les dieux du prophète Jésus, et se réfugia dans
le coin le plus retiré de sa maison, où il offrit de l'encens et fit
des veux à ses idoles pour qu'elles empêchassent les dieux du
Galiléen de lui nuire. Hérode était dans son palais, tout tremblant,
et il y avait fait tout fermer.
Il y
eut bien une centaine de morts de toutes les époques qui parurent
avec leurs corps à Jérusalem et dans les environs. Ils s'élevaient
hors des tombeaux écroulés, se dirigeaient, le plus souvent deux par
deux, vers certains endroits de la ville, se présentaient au peuple
qui fuyait dans toutes les directions et rendaient témoignage de
Jésus en prononçant quelques paroles sévères. La plupart des
tombeaux étaient situés isolément dans les vallées en dehors de la
ville, mais il y en avait aussi beaucoup dans les quartiers
nouvellement adjoints à Jérusalem, surtout dans le quartier des
jardins vers le nord-ouest, entre la porte de l'angle et celle du
crucifiement : il y avait aussi autour du Temple et au-dessous
plusieurs tombeaux cachés ou ignorés. Tous les cadavres qui furent
mis au jour lorsque les tombeaux s'ouvrirent, ne ressuscitèrent
pas ; il y en eut qui ne devinrent visibles que parce que les
sépultures étaient communes. Mais beaucoup dont l'âme fut envoyée
des limbes par Jésus se levèrent, découvrirent leurs visages et
errèrent dans les rues comme s'ils n'eussent pas touché la terre.
Ils entrèrent dans les maisons de leurs descendants et rendirent
témoignage pour Jésus avec des paroles sévères contre ceux qui
avaient pris part à la mort du Sauveur. Je les voyais aller par les
rues, le plus souvent deux à deux : je ne voyais pas le mouvement de
leurs pieds sous leurs longs linceuls ; il semblaient qu'ils
planassent à fleur de terre. Leurs mains étaient enveloppées de
larges bandes de toile, ou cachées sous d'amples manches pendantes
attachées autour des bras. Les linges qui couvraient je visage
étaient relevés sur Leurs têtes. Leurs faces pâles, jaunes et
desséchées, se détachaient sur leurs longues barbes ; leur voix
avait un son étrange et insolite. Cette voix qu'ils firent entendre
et leur passage rapide d'un lieu à l'autre sans s'arrêter et sans
prendre garde à ce qui se trouvait sur leur chemin, fut leur unique
manifestation ; ils semblaient n'être rien que des voix. Ils étaient
ensevelis suivant l'usage qui régnait au moment de leur mort avec
quelques différences selon leur condition et leur âge. Aux endroits
où la sentence de mort de Jésus avait été proclamée avant qu'on se
mit en marche pour le Calvaire, ils s'arrêtèrent un moment et
crièrent : “Gloire à Jésus et malheur à ses meurtriers !” Le peuple
se tenait à une grande distance, écoutait, tremblait et s'enfuyait
lorsqu'ils s'avançaient. Sur le forum, devant le palais de Pilate,
je les entendis proférer des paroles menaçantes : je me souviens de
ces mots : “Juge sanguinaire”. La terreur était grande dans la
ville, et chacun se cachait dans les coins les plus obscurs de sa
maison. Les morts rentrèrent dans leurs tombeaux vers quatre heures.
Après la résurrection de Jésus, il y eut encore, en divers endroits,
plusieurs apparitions. Le sacrifice fut interrompu, la confusion se
mit partout et peu de personnes mangèrent le soir l'agneau pascal.
Je vis
aussi, à la même heure, dans d'autres parties de la terre sainte et
dans des pays éloignés, des bouleversements et des signes de toute
espèce dont je parlerai plus tard.
A peine
s'était-il rétabli un peu de tranquillité dans Jérusalem, que Pilate
fut assailli de tous les côtés par des rapports sur ce qui venait de
se passer, et que le grand conseil des Juifs, conformément à la
résolution qu'il avait prise dès le matin, envoya vers lui pour le
prier de faire rompre les jambes aux crucifiés et de les faire
achever afin qu'ils ne restassent pas en croix le jour du Sabbat.
Pilate envoya des archers à cet effet. Je vis aussitôt après Joseph
d'Arimathie venir trouver Pilate. Il avait appris la mort de Jésus,
et avait formé avec Nicodème le projet de l'ensevelir dans un
sépulcre neuf qu'il avait creusé dans son jardin à peu de distance
du Calvaire. Il me semble l'avoir déjà vu devant la porte de la
ville, où il observait tout ce qui se passait : du moins il y avait
déjà dans son jardin des gens à lui qui nettoyaient et achevaient
quelques arrangements dans l'intérieur du sépulcre. Nicodème, de son
côté, alla en divers endroits acheter des linges et des aromates
pour la sépulture ; après quoi il attendit Joseph. Celui-ci trouva
Pilate très inquiet et très troublé : il lui demanda nettement et
sans hésitation la permission de faire détacher de la croix le corps
de Jésus, le roi des Juifs, qu'il voulait enterrer dans son
sépulcre. Pilate fut encore plus troublé en voyant un homme aussi
considérable demander si instamment la permission de rendre les
derniers honneurs à celui qu'il avait fait crucifier si
ignominieusement. Sa conviction de l'innocence de Jésus s'en accrut
ainsi que ses remords, mais il dissimula et dit : “Est-il donc déjà
mort ?” car il n'y avait que quelques minutes qu'il avait envoyé les
archers pour achever les crucifiés en leur rompant les jambes. Il
fit appeler le centurion Abénadar, qui était revenu après s'être
entretenu avec les disciples cachés dans les cavernes et lui demanda
si le roi des Juifs était déjà mort. Abénadar lui raconta la mort du
Sauveur, ses dernières paroles et son dernier cri, le tremblement de
terre et la secousse qui avait fendu le rocher. Pilate sembla
s'étonner seulement de ce que Jésus était mort si tôt, parce
qu'ordinairement les crucifiés vivaient plus longtemps ; mais
intérieurement il était plein d'angoisse et de terreur, à cause de
la coïncidence de ces signes avec la mort de Jésus. Il voulut
peut-être faire pardonner à quelques égards sa cruauté en accordant
à Joseph d'Arimathie un ordre pour se faire délivrer le corps du
Sauveur. Il fut bien aise aussi de se jouer ainsi des Princes des
Prêtres, qui auraient vu avec plaisir Jésus enterré sans honneur
entre les deux larrons. Il envoya quelqu'un au Calvaire pour faire
exécuter ses ordres. Je pense que ce fut Abénadar, car je le vis
assister à la descente de croix.
Joseph
d'Arimathie, en quittant Pilate, alla trouver Nicodème qui
l'attendait chez une femme bien intentionnée, dont la maison était
située sur une large rue, près de cette ruelle où Notre Seigneur
avait été si cruellement outragé au commencement du chemin de la
croix. Cette femme vendait des herbes aromatiques, et Nicodème avait
acheté chez elle et fait acheter ailleurs par elle tout ce qui était
nécessaire pour embaumer le corps de Jésus. Elle fit de tout cela un
paquet qu'on pût porter commodément. Joseph alla de son côté acheter
un beau linceul de coton très fin, long de six aunes et plus large
encore que long. Leurs serviteurs prirent dans un hangar, près de la
maison de Nicodème, des échelles, des marteaux, des chevilles, des
outres pleines d'eau, des vases et des éponges, et placèrent les
plus petits de ces objets sur une civière semblable à celle où les
disciples de Jean-Baptiste placèrent son corps lorsqu'ils
l'enlevèrent de la forteresse de Machérunte
.
Pendant
ce temps, le silence et le deuil régnaient sur le Golgotha. Le
peuple, saisi de frayeur, s'était dispersé ; Marie, Jean, Madeleine,
Marie, fille de Cléophas, et Salomé, se tenaient debout ou assises
en face de la croix, la tête voilée et pleurant. Quelques soldats
s'appuyaient au terrassement qui entourait la plate-forme, Cassius,
à cheval, allait de côté et d'autre. Les soldats avaient enfonce
leurs lances dans la terre, et, du haut de la roche du Calvaire,
s'entretenaient avec d'autres soldats qui se tenaient à quelque
distance. Le ciel était sombre et la nature semblait en deuil.
Bientôt arrivèrent six archers avec des échelles, des bêches, des
cordes et de lourdes barres de fer pour rompre les jambes des
crucifiés. Lorsqu'ils s'approchèrent de la croix, les amis de Jésus
s'en éloignèrent un peu, et la sainte Vierge éprouva de nouvelles
angoisses à la pensée qu'ils allaient encore outrager le corps de
son Fils. Car ils appliquèrent leurs échelles sur la croix et
secouèrent le corps sacré de Jésus, assurant qu'il faisait semblant
d'être mort : mais ils virent bien qu'il était froid et raide, et
sur la demande que Jean leur fit, à la prière des saintes femmes,
ils le laissèrent un moment, quoique ne paraissant pas bien
convaincus qu'il fût mort, et montèrent aux croix des larrons. Deux
archers leur rompirent les bras au-dessus et au-dessous des coudes,
avec leurs massues tranchantes et un troisième leur brisa aussi les
cuisses et les jambes. Gesmas poussait des cris horribles, et us lui
assenèrent trois coups sur la poitrine pour l'achever. Dismas,
soumis à ce cruel supplice, gémit et mourut. Il fut le premier parmi
les mortels qui revit son Rédempteur. On détacha les cordes, on
laissa les deux corps tomber à terre, puis on les traîna dans
l'enfoncement qui se trouvait entre le Calvaire et les murs de la
ville, et on les enterra là.
Les
archers paraissaient encore douter de la mort de Jésus, et
l'horrible manière dont on avait brisé les membres des larrons,
avait encore augmenté chez les amis de Jésus la crainte que les
bourreaux ne revinssent à son corps ; cette crainte faisait trembler
les saintes femmes pour le corps du Sauveur. Mais l'officier
inférieur Cassius, appelé plus tard Longin, homme de vingt-cinq ans,
très actif et très empressé. dont la vue faible et les yeux louches
lorsqu'il se donnait un air affairé et important excitaient souvent
les moqueries de ses subordonnés, reçut une inspiration soudaine. La
férocité ignoble des archers, les angoisses des saintes femmes,
l'ardeur subite qu'excita en lui la grâce divine, lui firent
accomplir une prophétie. Il saisit sa lance et dirigea vivement son
cheval vers la petite élévation où se trouvait la croix. Je le vis
s'arrêter devant la fente du rocher, entre la croix du bon larron et
celle de Jésus. Alors, prenant sa lance a deux mains, il l'enfonça
avec tant de force dans le côté droit du Sauveur, que la pointe alla
traverser le cœur et ressortit un peu sous la mamelle à gauche.
Quand il la retira avec force, il sortit de la blessure du côté
droit une grande quantité de sang et d'eau, qui arrosa son visage
comme un fleuve de salut et de grâce. Il sauta à bas de son cheval,
s'agenouilla frappa sa poitrine et confessa hautement Jésus en
présence de tous les assistants.
La
sainte Vierge et ses amies dont les regards étaient toujours fixés
vers Jésus, virent avec angoisse l'action inopinée de cet homme, et,
lorsqu'il donna son coup de lance, se précipitèrent vers la croix en
poussant un cri. Marie tomba entre les bras des saintes femmes,
comme si la lance eût traversé son propre cœur, pendant que Cassius
louait Dieu à genoux, car les yeux de son corps comme ceux de son
âme étaient guéris et ouverts à la lumière. Mais en même temps tous
furent profondément émus à la vue du sang du Sauveur, qui avait
coulé, mêlé d'eau, dans un creux du rocher au pied de la croix.
Cassius, Marie les saintes femmes et Jean recueillirent le sang et
l'eau dans des fioles et essuyèrent la place avec des linges
.
Cassius
était comme métamorphosé : il avait recouvré toute la plénitude de
sa vue ; il était profondément ému et s'humiliait intérieurement.
Les soldats, frappés du miracle qui s'était opéré en lui. se
jetèrent à genoux, frappèrent leur poitrine et confessèrent Jésus.
L'eau et le sang coulèrent abondamment du côté du Sauveur et
s'arrêtèrent dans un creux du rocher, on les recueillit avec une
émotion indicible, et les larmes de Marie et de Madeleine s'y
mêlèrent. Les archers, qui, pendant ce temps, avaient reçu de Pilate
l'ordre de ne pas toucher au corps de Jésus, ne revinrent plus.
La
lance de Cassius se composait de plusieurs morceaux que l'on
ajustait les uns aux autres : quand ils n'étaient pas déployés, elle
avait l'air d'un fort bâton d'une longueur moyenne. Le fer qui
traversa le cœur de Jésus était aplati et avait la forme d'une
poire. On fixait une pointe à un bout et au-dessous deux crochets
tranchants, quand on voulait se servir de la lance.
Tout
ceci se passa près de la croix, un peu après quatre heures, pendant
que Joseph d'Arimathie et Nicodème étaient occupés à se procurer ce
qui était nécessaire pour la sépulture du Christ. Mais les
serviteurs de Joseph étant venus pour nettoyer le tombeau,
annoncèrent aux amis de Jésus que leur maître, avec la permission de
Pilate, allait enlever le corps et le déposer dans son sépulcre
neuf.
Alors
Jean retourna à la ville et se rendit à la montagne de Sion avec les
saintes femmes pour que Marie pût réparer un peu ses forces, et
aussi afin de prendre quelques objets nécessaires pour la mise au
tombeau. La sainte Vierge avait un petit logement dans les bâtiments
dépendant du cénacle. Ils ne rentrèrent pas par la porte la plus
voisine du Calvaire parce qu'elle était fermée et gardée à
l'intérieur par des soldats que les Pharisiens y avaient fait
placer, mais par la porte plus méridionale, qui conduit à Bethléem.
Souvent Anne Catherine, lorsqu'elle décrivait la situation le certains
lieux, entrait dans des détails si minutieux qu'il était presque
impossible de les bien saisir ; car, pendant que ses maladies la
retenaient couchée sur son lit, elle se tournait en esprit de côté
et d'autre vers les objets qu'elle contemplait. et on était très
exposé à confondre les directions à droite et à gauche qu'elle
indiquait de la main tout en racontant. Nous plaçons ici
quelques-unes de ces descriptions de lieux que nous avons
coordonnées d'après les détails donnés par la sœur à différentes
reprises et sans variation essentielle. Nous les faisons suivre de
celle du sépulcre et du jardin de Joseph d'Arimathie, afin de ne pas
trop interrompre le récit de la mise au tombeau de Notre-Seigneur.
La
première porte située à l'orient de Jérusalem, au midi de l'angle
sud-est du Temple. est celle qui conduit dans le faubourg d'Ophel.
La porte des Brebis est celle qui, au nord, est la plus rapprochée
de l'angle nord-est du Temple. Entre ce, deux portes on en a, assez
récemment, pratiqué une autre qui conduit à quelques rues situées à
l'orient du Temple, et habitées, pour la plupart, par des tailleurs
de pierre et d'autres ouvriers. Les maisons dont elles se composent
s'appuient aux fondations du Temple, et appartiennent presque toutes
à Nicodème, qui les a fait bâtir. Les ouvriers lui payent un loyer,
soit en argent, soit en travaillant pour lui : car ils sont en
rapport habituel avec lui et son ami Joseph d'Arimathie, lequel
possède dans son pays natal de grandes carrières de pierres qu'il
exploite. Nicodème a récemment fait faire une belle porte qui
conduit à ces rues, et qu'on appelle à présent porte de Moriah
venait d'être finie, et Jésus était entré par là le premier dans la
ville, le dimanche des Rameaux. Ainsi il entra par la porte neuve de
Nicodème, où personne n'avait passé, et fut enterré dans le sépulcre
neuf de Joseph d'Arimathie, où personne n'avait encore reposé. Cette
porte fut murée postérieurement, et il y avait une tradition portant
que les chrétiens devaient uns autre fois entrer par là dans la
ville. Maintenant encore, il y a de ce côté uns porte murée que les
Turcs appellent la porte d'Or.
Le
chemin qui irait directement de la ports des Brebis au couchant, si
l'on pouvait passer à travers tous les murs, aboutirait à peu près
entre le côté nord-ouest de la montagne de Sion et le Calvaire. De
cette porte au Calvaire il y a, en ligne droite, à peu près trois
quarts de lieue ; du palais de Pilate au Calvaire, toujours en ligne
droite, il y a environ cinq huitièmes de lieue. La forteresse
Antonia est située au nord-ouest de la montagne du Temple, sur un
rocher qui s'en détache. Quand on va au couchant, en sortant du
palais de Pilate par l'arcade de gauche, on a cette forteresse à
gauche : il y a sur un de ses murs une plate-forme qui domine le
forum. C'est de là que Pilate fait des proclamations au peuple, par
exemple quand il promulgue de nouvelles lois. Sur le chemin de la
croix, dans l'intérieur de la ville, Jésus avait souvent la montagne
du Calvaire à sa droite. Ce chemin, qui, par conséquent, devait être
en partie dans la direction du sud-ouest, conduisait à une porte
percée dans un mur intérieur de la ville qui court vers Sion,
quartier dont la situation est très élevée. Hors de ce mur est au
couchant une espèce de faubourg où il y a plus de jardins que de
maisons ; il y a aussi vers le mur extérieur de la ville de beaux
sépulcres avec des entrées en maçonnerie et taillées avec art dans
le roc, souvent ils sont entourés de jolis jardins. De ce côté est
une maison appartenant à Lazare, avec de beaux jardins s'étendant
vers la ports de l'angle qui est le lieu où le mur extérieur
occidental de Jérusalem tourne au midi. Je crois qu'à côté de la
grande porte de la ville, une petite porte particulière, percée dans
le mur d'enceinte et où Jésus et les siens passaient souvent avec
l'autorisation de Lazare, conduit dans ces jardins. La porte située
à l'angle nord-ouest de la ville conduit à Bethsur, qui est plus au
nord qu'Emmaüs et Joppé. Au nord de ce mur extérieur de la ville, il
y a plusieurs tombeaux de rois. Cette partie occidentale de
Jérusalem est la moins habitée et la moins élevée ; elle descend un
peu vers le mur d'enceinte et se relève avant d'y arriver : sur
cette pente sont des jardins et des vignes derrière lesquels circule
en dedans des murs, une large chaussée, où des chariots peuvent
passer en certains endroits et d'où partent des sentiers pour monter
aux murs et aux tours ; ces dernières n'ont, comme les nôtres des
escaliers intérieurs. De l'autre côté, à l'extérieur de là ville, le
terrain est en pente vers la vallée, de sorte que les murailles qui
entourent cette partie basse de la ville semblent bâties sur un
terrassement élevé. Sur la pente extérieure on trouve encore des
jardins et des vignes. Le chemin où Jésus porta sa croix ne passait
pas par cette partie de la ville où il y a tant de jardins :
lorsqu'il approcha du terme, il l'avait à sa droite, du côté du
nord. C'était de là que venait Simon le Cyrénéen. La porte par
laquelle sortit Jésus ne regarde pas tout à fait le couchant, mais
sa direction est au sud-ouest. Le mur de la ville à gauche en
sortant de la porte court un peu au sud, revient à l'ouest et se
dirige de nouveau au sud pour entourer la montagne de Sion. De ce
côté, à gauche en sortant, se trouve dans la direction de Sion, une
grosse tour semblable à une forteresse. La porte par où Jésus sortit
est voisine d'une autre porte plus au midi ; ce sont, je crois, les
deux portes de la ville les plus rapprochées l'une de l'autre. Cette
seconde porte conduit au couchant dans la vallée, et le chemin
tourne ensuite à gauche vers le midi dans la direction de Bethléem.
Peu après la porte où aboutit le chemin de la croix, la route tourne
à droite et se dirige au nord vers la montagne du Calvaire, qui est
très escarpée au levant, du côté de la ville, et en pente douce vers
le couchant. De ce côté, où l'on voit la route d'Emmaüs, est une
prairie voisine du chemin, dans laquelle je vis Luc cueillir
diverses plantes lorsque Cléophas et lui allèrent à Emmaüs après la
résurrection et rencontrèrent Jésus. Jésus sur la croix avait la
face tournée vers le nord-ouest. En tournant la tête à droite, il
pouvait voir quelque chose de la forteresse Antonia. Prés des murs,
au levant et au nord du Calvaire, il y a aussi des jardins, des
tombeaux et des vignobles. La croix fut enterrée au nord-est au pied
du Calvaire. Au delà de l'endroit où la croix fut retrouvée, il y a
encore, au nord-est, de beaux vignobles plantés en terrasse.
Lorsque, du lieu où était érigée la croix, on regarde vers le midi,
en voit la maison de Caïphe au-dessous du château de David.
Le
jardin de Joseph d'Arimathie
est situé
près de la porte de Bethléem, à sept minutes environ du Calvaire ;
c'est un beau jardin avec de grands arbres, des bancs, des massifs
qui donnent de l'ombre : il va en montant jusqu'aux murs de la
ville. Quand dans la vallée on vient de la farde septentrionale et
qu'on entre dans le jardin, le terrain monte à gauche vers le mur de
la ville ; puis on voit, à sa droite, au bout du jardin, un rocher
séparé où est le tombeau. Après être entré dans le jardin, on tourne
à droite pour arriver à la grotte sépulcrale qui s'ouvre vers le
levant, du côté où le terrain monte vers le mur de la ville. Au
sud-ouest et au nord-ouest du même rocher sont deux sépulcres plus
petits, également neufs, avec des entrées surbaissées. A l'ouest de
ce rocher passe un sentier qui eu lait le tour. Le terrain devant
l'entrée du sépulcre est plus élevé que cette entrée, et il y a des
marches pour y descendre.
On se
trouve alors comme dans un petit fossé devant la paroi orientale du
rocher. Cet abord extérieur est fermé par une barrière en
clayonnage. Le caveau est assez spacieux pour que quatre hommes à
droite et quatre hommes à gauche puissent se tenir adossés aux
parois, sans gêner les mouvements de ceux qui déposent le corps.
Vis-à-vis l'entrée se trouve une espèce de niche formée par la paroi
du rocher qui s'arrondit en voûte au-dessus de la couche sépulcrale,
laquelle est élevée d'environ deux pieds au-dessus du sol avec une
excavation destinée à recevoir un corps enveloppé dans ses linceuls.
Le tombeau ne tient au rocher que par un côté, comme un autel : deux
personnes peuvent se tenir à la tête et aux pieds, et il y a encore
place pour une personne en avant, quand même la porte de la niche où
est le tombeau serait fermée. Cette porte est en métal, peut-être en
cuivre ; elle s'ouvre à deux battants qui ont leur point d'attache
aux parois latérales ; elle n'est pas tout à fait perpendiculaire,
mais un peu inclinée en avant de la niche, et elle descend assez
prés du sol pour qu'une pierre mise devant puisse l'empêcher de
s'ouvrir. La pierre destinée à cet usage est encore devant l'entrée
du caveau : aussitôt après la mise au tombeau du Sauveur, on la
placera devant la porte. Cette pierre est fort grosse et un peu
arrondie du côté de la porte de la niche. parce que la paroi de
rocher où celle-ci s'ouvre n'est point coupée à angle droit. Pour
rouvrir les deux battants, il n'est pas nécessaire de rouler la
pierre hors du caveau, ce qui serait très difficile, à cause du peu
d'espace ; mais on fait passer une chaîne, qui descend de la voûte,
dans quelques anneaux fixés à la pierre ; on la soulève par ce
moyen, quoique toujours à force de bras, et on la met de côté contre
la paroi du caveau. Vis-à-vis l'entrée de la grotte, est un banc de
pierre ; on peut monter de là sur le rocher qui est couvert de gazon
et d'où l'on voit par-dessus lei murs de la ville les points les
plus élevés de Sion et quelques tours. On voit aussi de là la porte
de Bethléem et la fontaine de Gihon. Le rocher à l'intérieur est
blanc avec des veines rouges et bleues. Tout le travail de la grotte
est fait avec beaucoup de soin.
Pendant
que la croix était délaissée, entourés seulement de quelques gardes,
je vis cinq personnes qui étaient venues de Béthanie par la vallée,
s'approcher du Calvaire, lever les yeux vers la croix et s'éloigner
à pas furtifs : Je pense que c'étaient des disciples. Je rencontrai
trois fois, dans les environs, deux hommes examinant et délibérant ;
c'étaient Joseph d'Arimathie et Nicodème. Une fois, c'était dans le
voisinage et pendant le crucifiement (peut-être quand ils firent
racheter des soldats les habits de Jésus) ; une autre fois, ils
étaient là, regardant si le peuple s'écoulait, et ils allèrent au
tombeau pour préparer quelque chose : puis ils revinrent du tombeau
à la croix, regardant de tous côtés comme s'ils attendaient une
occasion favorable. Ils firent ensuite leur plan pour descendre de
la croix le corps du Sauveur, et ils s'en retournèrent à la ville.
Ils
s'occupèrent là de transporter les objets nécessaires pour embaumer
le corps ; leurs valets prirent avec eux quelques outils pour le
détacher de la croix, et en outre deux échelles qu'ils trouvèrent
dans une grange attenant à la maison de Nicodème. Chacune de ces
échelles consistait simplement en une perche traversée de distance
en distance par des morceaux de bois formant des échelons. Il y
avait des crochets que l'on pouvait suspendre plus haut ou plus bas
et qui servaient à fixer la position des échelles, et peut-être
aussi à suspendre ce dont on pouvait avoir besoin pendant le
travail.
La
pieuse femme chez laquelle ils avaient acheté leurs aromates avait
empaqueté proprement le tout ensemble. Nicodème en avait acheté cent
livres équivalant à trente-sept livres de notre poids, comme cela
m'a été clairement expliqué plusieurs fois. Ils portaient une partie
de ces aromates dans de petits barils d'écorce, suspendus au cou et
tombant sur la poitrine. Dans un de ces barils était une poudre. Ils
avaient quelques paquets d'herbes dans des sacs en parchemin ou en
cuir. Joseph portait aussi une boite d'onguent, de je ne sais quelle
substance, elle était rouge et entourée d'un cercle bleu ; enfin les
valets devaient transporter sur un brancard des vases, des outres,
des éponges, des outils. Ils prirent avec eux du feu dans une
lanterne fermée. Les serviteurs sortiront de la ville avant leur
maître, et par une autre porte, peut-être celle de Béthanie : puis
ils se dirigèrent vers le Calvaire. En traversant la ville, ils
passèrent devant la maison où la sainte Vierge et les autres femmes
étaient revenues avec Jean afin d'y prendre différentes choses pour
embaumer le corps de Jésus et d'où elles sortirent pour suivre les
serviteurs à quelque distance. Il y avait environ cinq femmes, dont
quelques-unes portaient, sous leurs manteaux. de gros paquets de
toile. C'était la coutume parmi les femmes juives, quand elles
sortaient le soir, ou pour vaquer en secret à quelque pieux devoir,
de s'envelopper soigneusement dans un long drap d'une bonne aune de
largeur. Elles commençaient par un bras et s'entortillaient le reste
du corps si étroitement qu'à peine si elles pouvaient marcher. Je
les ai vues ainsi enveloppées : ce drap revenait d'un bras à
l'autre, et de plus il voilait la tête : aujourd'hui il avait pour
moi quelque chose de frappant ; c'était un vêtement de deuil, Joseph
et Nicodème avaient aussi des habits de deuil, des manches noires et
une large ceinture. Leurs manteaux, qu'ils avaient tirés sur leurs
têtes, étaient larges longs et d'un gris commun : ils leur servaient
à cacher tout ce qu'ils emportaient avec eux. Ils se dirigèrent
ainsi vers la porte qui conduisait au Calvaire.
Les
rues étaient désertes et tranquilles : la terreur générale tenait
chacun renfermé dans sa maison ; la plupart commençaient à se
repentir, un petit nombre seulement observait les règles de la fête.
Quand Joseph et Nicodème furent à la porte, ils la trouvèrent
fermée, et tout autour le chemin et les rues garnis de soldats.
C'étaient les mêmes que les Pharisiens avaient demandés vers deux
heures, lorsqu'ils avaient craint une émeute, et qu'on n'avait pas
encore relevés.
Joseph
exhiba un ordre signé de Pilate de le laisser passer librement : les
soldats ne demandaient pas mieux, mais ils expliquèrent qu'ils
avaient déjà essayé plusieurs fois d'ouvrir la porte sans pouvoir en
venir à bout ; que vraisemblablement pendant le tremblement de
terre, la porte avait reçu une secousse et s'était forcée quelque
part, et qu'à cause de cela, les archers charges de briser les
jambes des crucifiés avaient été obligés de rentrer par une autre
porte. Mais quand Joseph et Nicodème saisirent le verrou, la porte
s'ouvrit comme d'elle-même, au grand étonnement de tous ceux qui
étaient là.
Le
temps était encore sombre et nébuleux quand ils arrivèrent au
Calvaire : ils y trouvèrent les serviteurs qu'ils avaient envoyés
devant eux, et les saintes femmes, qui pleuraient, assises vis-à-vis
la croix. Cassius et plusieurs soldats, qui s'étaient convertis, se
tenaient à une certaine distance, timides et respectueux. Joseph et
Nicodème racontèrent à la sainte Vierge et à Jean tout ce qu'ils
avaient fait pour sauver Jésus d'une mort ignominieuse, et ils
apprirent d'eux comment ils étaient parvenus non sans peine, à
empêcher que les os du Seigneur ne fussent rompus, et comment la
prophétie s'était ainsi accomplie. Ils parlèrent aussi du coup de
lance de Cassius. Aussitôt que le centurion Abénadar fut arrivé, ils
commencèrent, dans la tristesse et le recueillement l’œuvre pieuse
de la descente de croix et de l'embaumement du corps sacré du
Sauveur.
La
sainte Vierge et Madeleine étaient assises au pied de la croix, à
droite, entre la croix de Dismas et celle de Jésus : les autres
femmes étaient occupées à préparer le linge, les aromates, eau, les
éponges et les vases. Cassius s'approcha aussi et raconta à Abénadar
le miracle de la guérison de ses yeux. Tous étaient émus, pleins de
douleur et d'amour, mais en même temps silencieux et d'une gravité
solennelle. Seulement, autant que la promptitude, et l'attention
qu'exigeaient ces soins pieux pouvaient le permettre, on entendait
çà et là des plaintes étouffées, de sourds gémissements. Madeleine
surtout s'abandonnait tout entière à sa douleur, et rien ne pouvait
l'en distraire, ni la présence des assistants, ni aucune autre
considération.
Nicodème et Joseph placèrent les échelles derrière la croix, et
montèrent avec un grand drap auquel étaient attachées trois longues
courroies. Ils lièrent le corps de Jésus au-dessous des bras et des
genoux, à l'arbre de la croix, et ils attachèrent ses bras aux
branches transversales avec des linges placés au-dessous des mains.
Alors ils détachèrent les clous, en les chassant par derrière avec
des goupilles appuyées sur les pointes. Les mains de Jésus ne furent
pas trop ébranlées par les secousses, et les clous tombèrent
facilement des plaies, car celles-ci s'étaient agrandies par le
poids du corps, et le corps, maintenant suspendu au moyen des draps,
cessait de peser sur les clous. La partie inférieure du corps, qui,
à la mort du Sauveur, s'était affaissée sur les genoux, reposait
alors dans sa situation naturelle, soutenue par un drap qui était
attache, par en haut, aux bras de la croix. Tandis que Joseph
enlevait le clou gauche et laissait le bras gauche entouré de son
lien tomber doucement sur le corps, Nicodème lia le bras droit de
Jésus à celui de la croix, et aussi sa tête couronnée d'épines. qui
s'était affaissée sur l'épaule droite : alors il enleva le clou
droit, et, après avoir entouré de son lien le bras détaché, il le
laissa tomber doucement sur le corps. En même temps le centurion Abénadar détachait avec effort le grand clou qui traversait les
pieds. Cassius recueillit religieusement les clous et les déposa aux
pieds de la sainte Vierge.
Alors
Joseph et Nicodème placèrent des échelles sur le devant de la croix,
presque droites et très près du corps : ils délièrent la courroie
d'en haut, et la suspendirent à l'un des crochets qui étaient aux
échelles : ils firent de même avec les deux courroies, et, les
faisant passer de crochet en crochet, descendirent doucement le
saint corps jusque vis-à-vis le centurion, qui, monté sur un
escabeau, le reçut dans ses bras, au-dessous des genoux, et le
descendit avec lui, tandis que Joseph et Nicodème, soutenant le haut
du corps, descendaient doucement l'échelle, s'arrêtant à chaque
échelon, et prenant toute sorte de précautions, comme quand on porte
le corps d'un ami chéri, grièvement blesse. C'est ainsi que le corps
meurtri du Sauveur arriva jusqu'à terre.
C'était
un spectacle singulièrement touchant : ils prenaient les mêmes
ménagements, les mêmes précautions, que s'ils avaient craint de
causer quelque douleur à Jésus. Ils reportaient sur ce corps tout
l'amour, toute la vénération qu'ils avaient eux pour le saint des
saints durant sa vie. Tous les assistants avaient les yeux fixés sur
le corps du Seigneur et en suivaient tous les mouvements ; à chaque
instant ils levaient les bras au ciel, versaient des larmes, et
montraient par leurs gestes leur douleur et leur sollicitude.
Cependant tous restaient dans le plus grand calme, et ceux qui
travaillaient, saisis d'un respect involontaire, comme des gens qui
prennent part à une sainte cérémonie, ne rompaient le silence que
rarement et à demi voix pour s'avertir et s'entraider. Pendant que
les coups de marteau retentissaient, Marie, Madeleine et tous ceux
qui avaient été présents au crucifiement, se sentaient le cœur
déchiré. Le bruit de ces coups leur rappelait les souffrances de
Jésus : ils tremblaient d'entendre encore le cri pénétrant de sa
douleur, et, en même temps, ils s'affligeaient du silence de sa
bouche divine, preuve trop certaine de sa mort. Quand le corps fut
descendu, on l'enveloppa, depuis les genoux jusqu'aux hanches, et on
le déposa dans les bras de sa mère, qu'elle tendait vers lut pleine
de douleur et d'amour.
La
sainte Vierge s'assit sur une couverture étendue par terre : son
genou droit, un peu relevé, et son dos étaient appuyés contre des
manteaux roulés ensemble. On avait tout disposé pour rendre plus
facile à cette mère épuisée de douleur les tristes devoirs qu'elle
allait rendre au corps de son fils. La tête sacrée de Jésus était
appuyée sur le genou de Marie : son corps était étendu sur un drap.
La sainte Vierge était pénétrée de douleur et d'amour : elle tenait
une dernière fois dans ses bras le corps de ce fils bien-aimé,
auquel elle n'avait pu donner aucun témoignage d'amour pendant son
long martyre : elle voyait l'horrible manière dont on avait défiguré
ce très saint corps ; elle contemplait de prés ses blessure, elle
couvrait de baisers ses joues sanglantes, pendant que Madeleine
reposait son visage sur les pieds de Jésus.
Les
hommes se retirèrent dans un petit enfoncement situé au sud-ouest du
Calvaire, pour y préparer les objets nécessaires à l'embaumement.
Cassius, avec quelques soldats qui s'étaient convertis au Seigneur,
se tenait à une distance respectueuse. Tous les gens malintentionnés
étaient retournes à la ville, et les soldats présents formaient
seulement urne barde de sûreté pour empêcher qu'on ne vint troubler
les derniers honneurs rendus à Jésus. Quelques-uns même prêtaient
humblement et respectueusement leur assistance lorsqu'on la leur
demandait. Les saintes femmes donnaient les vases, les éponges, les
linges, les onguents et les aromates, là où il était nécessaire :
et, le reste du temps, se tenaient attentives à quelque distance.
Parmi elles se trouvaient Marie de Cléophas, Salomé et Véronique.
Madeleine était toujours occupée près du corps de Jésus : Quant à
Marie d'Héli, sœur aînée de la sainte Vierge, femme d'un âge avancé,
elle était assise sur le rebord de la plate-forme circulaire et
regardait. Jean aidait continuellement la sainte Vierge, il servait
de messager entre les hommes et les femmes, et prêtait assistance
aux uns et aux autres. On avait pourvu à tout. Les femmes avaient
prés d'elles des outres de cuir et un vase plein d'eau, placé sur un
feu de charbon. Elles présentaient à Marie et à Madeleine, selon que
celles-ci en avaient besoin, des vases pleins d'eau pure et des
éponges, qu'elles exprimaient ensuite dans les outres de cuir. Je
crois du moins que les objets ronds que je les vis ainsi presser
dans leurs mains étaient des éponges.
Le
vendredi saint, 30 mars 1820, comme la Sœur contemplait la descente
de croix, elle tomba tout à coup en défaillance en présence de celui
qui écrit ces lignes, au point qu'elle semblait morte. Revenue à
elle, elle s'expliqua ainsi, quoique ses souffrances n'eussent point
cessé :
“Comme
je contemplais le corps de Jésus étendu sur les genoux de la sainte
Vierge, je disais en moi-même : voyez comme elle est forte, elle n'a
pas même une défaillance ! Mon conducteur m'a reproché cette pensée,
où il y avait plus d'étonnement que de compassion, et il m'a dit :
Souffre donc ce qu'elle a souffert, et au même moment une douleur
poignante m'a traversée comme une épée, à tel point que j'ai cru en
mourir et que je continue à la ressentir”.
Elle
conserva longtemps cette douleur, et il en résulta une maladie qui
la mit presque à l'agonie.
La
sainte Vierge conservait un courage admirable dans son inexprimable
douleur. Elle ne pouvait pas laisser le corps son fils dans
l'horrible état où l'avait mis son supplice, et c'est pourquoi elle
commença avec une activité infatigable à le laver et à effacer la
trace des outrages qu'il avait soufferts Elle retira avec les plus
grandes précautions la couronne d'épines, en l'ouvrant par derrière
et en coupant une à une les épines enfoncées dans la tête de Jésus,
afin de ne pas élargir les plaies par le mouvement. On posa la
couronne prés des clous ; alors Marie retira les épines restées dans
les blessures avec un espèce de tenailles arrondies de couleur jaune
, et les
montra à ses amis avec tristesse. On plaça ces épines avec la
couronne : toutefois quelques-unes peuvent avoir été conservées à
part. On pouvait à peine reconnaître je visage du Seigneur tant il
était défiguré par les plaies et le sang dont il était couvert. La
barbe et les cheveux étaient collés ensemble. Marie lava la tête et
je visage, et passa des éponges mouillées sur la chevelure pour
enlever le sang desséché. A mesure qu'elle lavait, les horribles
cruautés exercées sur Jésus se montraient plus distinctement, et il
en naissait une compassion et une tendresse qui croissaient d'une
blessure à l'autre. Elle lava les plaies de la tête, le sang qui
remplissait les yeux, les narines et les oreilles avec une éponge et
un petit linge étendu sur les doigts de sa main droite ; elle
nettoya, de la même manière, sa bouche entrouverte, sa langue, ses
dents et ses lèvres. Elle partagea ce qui restait de la chevelure du
Sauveur en trois parties, une partie sur chaque temps, et l'autre
sur le derrière de la tête, et lorsqu'elle eut démêlé les cheveux de
devant, et qu'elle leur eut rendu leur poli, elle les fit passer
derrière les oreilles
.
Quand
la tête fut nettoyée, la sainte Vierge la voila, après avoir baisé
les joues de son fils. Elle s'occupa ensuite du cou, des épaules, de
la poitrine, du des, des bras et des mains déchirées. Ce fut alors
seulement qu'on put voir dans toute leur horreur les ravages opérés
par tant d'affreux supplices. Tous les os de la poitrine, toutes les
jointures des membres étaient disloqués et ne pouvaient plus se
plier. L'épaule sur laquelle avait porté le poids de la croix avait
été entamée par une affreuse blessure ; toute la partie supérieure
du corps était couverte de meurtrissures et labourées par les coups
de fouet. Prés de la mamelle gauche était une petite plaie par où
était ressortie la pointe de la lance de Cassius, et dans le côté
droit s'ouvrait la large blessure où était entrée cette lance qui
avait traversé le cœur de part en part.
Marie
lava et nettoya toutes ces plaies, et Madeleine, à genoux, l'aidait
de temps en temps, mais sans quitter les pieds de Jésus qu'elle
baignait, pour la dernière fois, de larmes abondantes et qu'elle
essuyait avec sa chevelure.
La
tête, la poitrine et les pieds du Sauveur étaient lavés : le saint
corps, d'un blanc bleuâtre, comme de la chair où il n'y a plus de
sang, parsemé de taches brunes et de places rouges aux endroits où
la peau avait été enlevée, reposait sur les genoux de Marie, qui
couvrit d'un voile les parties lavées, et s'occupa d'embaumer toutes
les blessures en commençant de nouveau par la tête. Les saintes
femmes s'agenouillant vis-à-vis d'elle, lui présentaient tour à tour
une boite où elle prenait entre le pouce et l'index de je ne sais
quel baume ou onguent précieux dont elles remplissait et enduisait
les blessures. Elle oignit aussi la chevelure : elle prit dans sa
main gauche les mains de Jésus, les baisa avec respect, puis remplit
de cet onguent ou de ces aromates les larges trous faits par les
clous. Elle en remplit aussi les oreilles, les narines et la plaie
du côté. Madeleine essuyait et embaumait les pieds du Seigneur :
puis elle les arrosait encore de ses larmes et y appuyait souvent
son visage.
On ne
jetait pas l'eau dont on s'était servi, mais on la versait dans les
outres de cuir où l'on exprimait les éponges. Je vis plusieurs fois
Cassius ou d'autres soldats aller puiser de nouvelle eau à la
fontaine de Gihon, qui était assez rapprochée pour qu'on pût la voir
du jardin ou était le tombeau. Lorsque la sainte Vierge eut enduit
d'onguent toutes les blessures, elle enveloppa la tête dans des
linges, mais elle ne couvrit pas encore je visage. Elle ferma les
yeux entrouverts de Jésus, et y laissa reposer quelque temps sa
main. Elle ferma aussi la bouche, puis embrassa le saint corps de
son fils, et laissa tomber son visage sur celui de Jésus. Madeleine,
par respect, ne toucha pas de son visage la face de Jésus : elle se
contenta de le faire reposer sur les pieds du Sauveur. Joseph et
Nicodème attendaient depuis quelque temps, lorsque Jean s'approcha
de la sainte Vierge, pour la prier de se séparer du corps de son
fils, afin qu'on pût achever de l'embaumer, parce que le sabbat
était proche. Marie embrassa encore une fois le corps et lui dit
adieu dans les termes les plus touchants. Alors les hommes
l'enlevèrent du sein de sa mère sur le drap où il était placé, et le
portèrent à quelque distance. Marie, rendue à sa douleur que ses
soins pieux avaient un instant soulagée, tomba, la tête voilée, dans
les bras des saintes femmes. Madeleine comme si on eût voulu lui
dérober son bien-aimé, se précipita quelques pas en avant, les bras
étendus, puis revint vers la sainte Vierge. On porte le corps en un
lieu plus bas que la cime du Golgotha ; il s'y trouvait dans un
enfoncement une belle pierre unie. Les hommes avaient disposé cet
endroit pour y embaumer le corps. Je vis d'abord un linge à mailles
d'un travail assez semblable à celui de la dentelle. et qui me
rappela le grand rideau brodé qu'on suspend entre le chœur et la nef
pendant le carême
. Lorsque dans
mon enfance, je voyais suspendre ce rideau, je croyais toujours que
c'était le drap que j'avais vu servir à l'ensevelissement du
Sauveur. Il était probablement ainsi travaille à jour afin de
laisser couler l'eau. Je vis encore un autre grand drap déployé. On
plaça le corps du Sauveur sur la pièce d'étoffe à jour, et
quelques-uns des hommes tinrent l'autre drap étendu au-dessus de
lui. Nicodème et Joseph s'agenouillèrent, et sous cette couverture,
enlevèrent le linge dont ils avaient entouré les reins du Sauveur
lors de la descente de croix ; après quoi ils ôtèrent la ceinture
que Jonadab, neveu de saint Joseph, avait apportée à Jésus avant le
crucifiement. Ils passèrent ensuite des éponges sous ce drap, et
lavèrent la partie inférieure du corps ainsi cachée à leurs
regards : après quoi ils le soulevèrent à l'aide des linges placés
en travers sous les reins et sous les genoux, et le lavèrent par
derrière sans le retourner et en ne laissant toujours couvert du
même drap. Ils le lavèrent ainsi jusqu'au moment où les éponges
pressées ne rendirent plus qu'une eau claire et limpide.
Ensuite, ils versèrent de l'eau de myrrhe sur tout le corps, et, le
maniant avec respect, lui firent reprendre toute sa longueur, car il
était resté dans la position où il était mort sur la croix, les
reins et les genoux courbés. Ils placèrent ensuite sous ses hanches
un drap d'une aune de large sur trois aunes de long, remplirent son
giron de paquets d'herbes telles que j'en vois souvent sur les
tables célestes, posées sur de petits plats d'or aux rebords bleus
, et ils
répandirent sur le tout une poudre que Nicodème avait apportée.
Alors ils enveloppèrent la partie inférieure du corps et attachèrent
fortement autour le drap qu'ils avaient placé au-dessus. Cela fait,
ils oignirent les blessures des hanches, les couvrirent d'aromates,
placèrent des paquets d'encens entre les jambes dans toute leur
longueur, et les enveloppèrent de bas en haut dans ces aromates.
Alors
Jean ramena près du corps la sainte Vierge et les autres saintes
femmes. Marie s'agenouilla près de la tête de Jésus. posa au-dessous
un linge très fin qu'elle avait reçu de la femme de Pilate, et
quelle portait autour de son cou, sous son manteau ; puis, aidée des
saintes femmes, elle plaça, des épaules aux joues, des paquets
d'herbes, des aromates et de la poudre odoriférante ; puis elle
attacha fortement ce linge autour de la tête et des épaules.
Madeleine versa en outre un flacon de baume dans la plaie du côté,
et les saintes femmes placèrent encore des herbes dans les mains et
autour des pieds.
Alors
les hommes remplirent encore d'aromates les aisselles et le creux de
l'estomac : ils entourèrent tout le reste du corps, croisèrent sur
son sein ses bras raidis, et serrèrent le grand drap blanc autour du
corps jusqu'à la poitrine, de même qu'on emmaillote un enfant. Puis,
ayant assujetti sous l'aisselle l'extrémité d'une large bandelette,
ils la roulèrent autour de la tête et autour de tout le corps qui
prit ainsi l'aspect d'une poupée emmaillotée. Enfin, ils placèrent
le Sauveur sur le grand drap de six aunes qu'avait acheté Joseph
d'Arimathie, et l'y enveloppèrent : il y était couché en diagonale ;
un coin du drap était relevé des pieds à la poitrine l'autre
revenait sur la tête et las épaules ; les deux antres étaient
repliés autour du corps.
Comme
tous entouraient le corps de Jésus et s'agenouillaient autour de lui
pour lui faire leurs adieux, un touchant miracle s'opéra à leurs
yeux ; le corps sacré de Jésus, avec toutes ses blessures, apparut,
représenté par une empreinte de couleur rouge et brune, sur le drap
qui le couvrait, comme s'il avait voulu récompenser leurs soins et
leur amour, et leur laisser son portrait à travers tous les voiles
dont il était enveloppé. Ils embrassèrent le corps en pleurant et
baisèrent avec respect sa merveilleuse empreinte. Leur étonnement
fut si grand qu'ils ouvrirent le drap, et il s'accrut encore
lorsqu'ils virent toutes les bandelettes qui liaient le corps
blanches comme auparavant, et le drap supérieur ayant seul reçu
cette miraculeuse image. Le côté du drap sur lequel le corps était
couché avait reçu l'empreinte de la partie postérieure, le côté qui
le recouvrait celle de la partie antérieure ; mais pour avoir cette
dernière dans son ensemble, il fallait réunir deux coins du drap qui
avaient été ramenés par-dessus le corps. Ce n'était pas l'empreinte
de blessures saignantes, puisque tout le corps était enveloppé et
couvert d'aromates ; c'était un portrait surnaturel, un témoignage
de la divinité créatrice résidant toujours dans le corps de Jésus.
J'ai vu beaucoup de choses relatives à l'histoire postérieure de ce
linge, mais je ne saurais pas les mettre en ordre. Après la
résurrection il resta avec les autres linges au pouvoir des amis de
Jésus. Une fois je vis qu'on l'arrachait à quelqu'un qui le portait
sous le bras ; il tomba deux fois aussi entre les mains des Juifs et
fut honoré plus tard en divers lieux. Il y eut une fois une
contestation à son sujet : pour y mettre fin, on le jeta dans le
feu ; mais il s'envola miraculeusement hors des flammes, et alla
tomber dans les mains d'un chrétien. Grâce à la prière de quelques
saints personnages, on a obtenu trois empreintes tant de la partie
postérieure que de la partie antérieure par la simple application
d'autres linges. Ces répétitions, avant reçu de ce contact une
consécration que l'Église entendait leur donner par là, ont opéré de
grands miracles. J'ai vu l'original, un peu endommagé et déchiré en
quelques endroits, honoré en Asie chez des chrétiens non
catholiques. J'ai oublié le nom de la ville, qui est située dans un
pays voisin de la patrie des trois rois. J'ai vu aussi, dans ces
visions, des choses concernant Turin, la France, le pape Clément 1er
l'empereur Tibère, qui mourut cinq ans après la mort du Sauveur :
mais j'ai oublié tout cela.
Les
hommes placèrent le corps sur une civière de cuir qu'ils
recouvrirent d'une couverture brune et à laquelle ils adaptèrent
deux longs bâtons. Cela me rappela l'arche d'alliance. Nicodème et
Joseph portaient sur leurs épaules les brancards antérieurs ; Abénadar et Jean, ceux de derrière. Ensuite venaient la sainte
Vierge, Marie d'Héli, sa sœur aînée, Madeleine et Marie de Cléophas,
puis les femmes qui s'étaient tenues assises à quelque distance,
Véronique, Jeanne Chusa, Marie mère de Marc, Salomé, femme de
Zébédée Marie Salomé, Salomé de Jérusalem, Suzanne et Anne, nièces
de saint Joseph. Cassius et les soldats fermaient la marche. Les
autres femmes, telles que Maroni de Naïm. Dina la Samaritaine et
Mara la Suphanite étaient à Béthanie, auprès de Marthe et de Lazare.
Deux soldats, avec des flambeaux, marchaient en avant ; car il
fallait éclairer l'intérieur de la grotte du sépulcre. Ils
marchèrent ainsi prés de sept minutes, se dirigeant à travers la
vallée vers le jardin de Joseph d'Arimathie et chantant des psaumes
sur un air doux et mélancolique. Je vis sur une hauteur, de l'autre
côté, Jacques le Majeur, frère de Jean, qui les regardait passer, et
qui retourna annoncer ce qu'il avait vu aux autres disciples cachés
dans les cavernes.
Le jardin est
de forme irrégulière. Le rocher où le sépulcre est taillé est
couvert de gazon et entouré d'une haie vive ; il y a encore devant
l'entrée une barrière de perches transversales attachées à des pieux
au moyen de chevilles de fer. Quelques palmiers s'élèvent devant
l'entrée du jardin et devant celle du tombeau, qui est située dans
l'angle à droite. La plupart des autres plantations consistent en
buissons, en fleurs et en arbustes aromatiques. Le cortège s'arrêta
à l'entrée du jardin ; on l'ouvrit en enlevant quelques pieux qui
servirent ensuite de leviers pour rouler dans le caveau la pierre
destinée à fermer le tombeau. Quand on fut devant le rocher, on
ouvrit la civière, et on enleva le saint corps sur une longue
planche, sous laquelle un drap était étendu transversalement.
Nicodème et Joseph portaient les deux bouts de la planche, Jean et
Abénadar ceux du drap. La grotte, qui était nouvellement creusée,
avait été récemment nettoyée par les serviteurs de Nicodème qui y
avaient brûlé des parfums ; l'intérieur en était propre et élégant ;
il y avait même un ornement sculpte au haut des parois. La couche
destinée à recevoir le corps était un peu plus large du côté de la
tête que du côté opposé ; on y avait tracé en creux la forme d'un
cadavre enveloppé de ses linceuls en laissant une petite élévation à
la tête et aux pieds. Les saintes femmes s'assirent vis-à-vis
l'entrée du caveau. Les quatre hommes y portèrent le corps du
Seigneur, remplirent encore d'aromates une partie de la couche
creusée pour le recevoir, et y étendirent un drap qui dépassait des
deux côtés la couche sépulcrale, et sur lequel ils placèrent le
corps. Ils lui témoignèrent encore leur amour par leurs larmes et
leurs embrassements et sortirent du caveau. Alors la sainte Vierge y
entra ; elle s'assit du coté de la tète, et se pencha en pleurant
sur le corps de son fils. Quand elle quitta la grotte, Madeleine s'y
précipita ; elle avait cueilli dans le jardin des fleurs et des
branches qu'elle jeta sur Jésus ; elle joignit les mains et embrassa
en sanglotant les pieds de Jésus ; mais les hommes l'ayant avertie
qu'ils voulaient fermer le tombeau. elle revint auprès des femmes.
Ils relevèrent au-dessus du saint corps les bords du drap où il
reposait, placèrent sur le tout la couverture de couleur brune, et
fermèrent les battants de la porte, qui était d'un métal brunâtre,
vraisemblablement en cuivre ou en bronze ; il y avait devant deux
bâtons, l'un vertical, l'autre horizontal ce qui faisait l'effet
d'une croix
.
La
grosse pierre destinée à fermer le tombeau, qui se trouvait encore
devant l'entrée du caveau, avait à peu près la forme d'un coffre
ou d'une
pierre tombale ; elle était assez grande pour qu'un homme pût s'y
étendre dans toute sa longueur ; elle était très pesante, et ce ne
fut qu'avec les pieux enlevés à l'entrée du jardin que les hommes
purent la rouler devant la porte du tombeau. La première entrée du
caveau était fermée avec une porte faite de branches entrelacées.
Tout ce qui fut fait dans l'intérieur de la grotte se fit à la lueur
des flambeaux, parce que la lumière du jour n'y pénétrait pas.
Pendant la mise au tombeau, je vis, dans le voisinage du jardin et
du Calvaire errer plusieurs hommes à l'air triste et craintif. Je
crois que c'étaient des disciples qui, sur le récit d'Abénadar,
étaient venus des cavernes par la vallée et qui y retournèrent
ensuite.
Le
sabbat allait commencer ; Nicodème et Joseph rentrèrent à Jérusalem
par une petite porte voisine du jardin, et qui était percée dans le
mur de la ville : c'était, je crois, par suite d'une faveur spéciale
accordée à Joseph. Ils dirent à la sainte Vierge, à Madeleine, à
Jean et à quelques-unes des femmes qui retournaient au Calvaire pour
y prier, que cette porte leur serait ouverte lorsqu'ils y
frapperaient, aussi bien que celle du Cénacle. La sœur aînée de la
sainte Vierge, Marie, fille d'Héli, revint à la ville avec Marie,
mère de Marc, et quelques autres femmes. Les serviteurs de Nicodème
et de Joseph se rendirent au Calvaire pour y prendre les objets qui
y avaient été laissés.
Les
soldats se joignirent à ceux qui gardaient la porte de la ville et
Cassius se rendit auprès de Pilate portant avec lui la lance ; il
lui raconta ce qu'il avait vu, et lui promit un rapport exact sur
tout ce qui arriverait ultérieurement, si on voulait lui confier le
commandement des gardes que les Juifs ne manqueraient pas de
demander pour le tombeau. Pilate écouta ses discours avec une
terreur secrète, cependant il le traita de rêveur fanatique, et
moitié par dégoût, moitié par superstition, il lui ordonna de
laisser devant la porte la lance qu'il avait apportée avec lui.
Comme
la sainte Vierge et ses amies revenaient du Calvaire où elles
avaient encore pleuré et prié, elles virent venir à elles une troupe
de soldats avec une torche et se retirèrent des deux côtés du chemin
jusqu'à ce qu'ils fussent passés. Ces hommes allaient au Calvaire,
vraisemblablement pour enlever les croix avant le sabbat et pour les
enfouir. Quand ils furent passés, les saintes femmes continuèrent
leur chemin vers la petite porte du jardin.
Joseph
et Nicodème rencontrèrent dans la ville Pierre, Jacques le Majeur et
Jacques le Mineur. Tous pleuraient ; Pierre surtout était en proie à
une violente douleur ; il les embrassa, s'accusa de n'avoir pas été
présent à la mort du Sauveur, et les remercia de lui avoir donné la
sépulture. Il fut convenu qu'on leur ouvrirait la porte du Cénacle
lorsqu'ils y frapperaient, et ils s'en allèrent chercher d'autres
disciples dispersés en divers lieux. Je vis plus tard la sainte
Vierge et ses compagnes frapper au Cénacle et y entrer, Abénadar y
fut aussi introduit, et peu à peu la plus grande partie des apôtres
et des disciples s'y réunirent. Les saintes femmes se retirèrent de
leur côté dans la partie où habitait la sainte Vierge. On prit un
peu de nourriture et on passa encore quelques minutes à pleurer
ensemble et à raconter ce qu'on avait vu. Les hommes mirent d'autres
habits, et je les vis se tenant sous une lampe et observant le
sabbat. Ensuite ils mangèrent encore des agneaux dans le Cénacle,
mais sans joindre à leur repas aucune cérémonie, car ils avaient
mangé, la veille, l'agneau pascal ; tous étaient pleins d'abattement
et de tristesse. Les saintes femmes prièrent aussi avec Marie sous
une lampe. Plus tard, lorsqu'il fit tout à fait nuit, Lazare, la
veuve de Naïm, Dina la Samaritaine et Mara la Suphanite
, vinrent de
Béthanie : on raconta de nouveau ce qui s'était passé, et on pleura
encore.
Joseph
d'Arimathie revint tard du Cénacle chez lui ; il suivait tristement
les rues de Sion, accompagné de quelques disciples et de quelques
femmes, lorsque tout à coup une troupe d'hommes armés, embusqués
dans le voisinage du tribunal de Caïphe, fondit sur eux et s'empara
de Joseph, pendant que ses compagnons s'enfuyaient en poussant des
cris d'effroi. Je vis qu'ils renfermèrent le bon Joseph dans une
tour attenante au mur de la ville, à peu de distance du tribunal.
Caïphe avait chargé de cette expédition des soldats païens qui
n'avaient pas de sabbat à observer. On avait, je crois, le projet de
le laisser mourir de faim et de ne rien dire de sa disparition.
Ici se
terminant les récits du jour de la Passion du Sauveur ; nous
ajouterons divers suppléments qui s'y rattachent, puis viendront les
visions relatives au Samedi saint, la descente aux enfers, à la
Résurrection et à quelques apparitions du Seigneur.
Jonadab, qui, poussé hors du temple par une angoisse intérieure,
était venu, au moment du crucifiement, donner son suaire à Jésus
pour couvrir sa nudité, était neveu de saint Joseph, le père
nourricier de Jésus, et il habitait dans les environs de Bethléem.
Il revint en hâte du Calvaire au temple, mais lorsque l'immolation
de l'agneau pascal y fut troublée par les ténèbres, le tremblement
de terre et l'apparition des morts, il se hâta de revenir dans son
pays, car sa mère et sa femme étaient malades et il avait des
enfants en bas âge. Je vis ce digne homme reprendre le chemin de sa
maison, le cœur tout change, car auparavant il était resté très
indiffèrent à l'enseignement et aux actes de Jésus, d'autant plus
que son père, qui était, je crois, demi frère de saint Joseph,
n'avait pas grande inclination pour le Sauveur. C'était ce frère qui
avait fait une visite assez tardive à Joseph dans la grotte de la
crèche, à Bethléem, et auquel Joseph avait engagé l'âne dont il ne
se servait pas en échange d'une somme d'argent destinée à faire
quelques achats pour la réception des rois mages dont la sainte
Vierge lui avait annoncé l'arrivée d'avance.
Je vis
qu'au grand étonnement de Jonadab, sa mère et sa femme avec ses
enfants vinrent à sa rencontre jusqu'à moitié chemin, tous en
parfaite santé. Il n'en croyait pas ses yeux, car il les avait
laissées très malades. Je les vis l'embrasser et lui raconter
comment elles avaient été miraculeusement guéries. Un peu après
midi, une femme d'un extérieur majestueux était entrée dans leur
maison, s'était approchée de leur couche et avait dit : “Levez-vous
et allez au-devant de Jonadab, il a couvert un homme nu”. Elles
s'étaient alors senties toutes pénétrées d'un sentiment de
bien-être, et s’étaient levées en parfaite santé pour remercier
cette femme merveilleuse et lui rendre leurs hommages. Mais
lorsqu'elles avaient voulu lui présenter quelques rafraîchissements,
elle avait disparu, laissant la maison pleine d'une odeur suave et
elles-mêmes complètement rassasiées. Aussitôt après, sur la parole
de cette femme, elles étaient parties pour venir à la rencontre de
Jonadab et elles le priaient de leur dire de qui il avait couvert la
nudité.
Alors Jonadab leur raconta avec des pleurs et des sanglots, le
crucifiement de Jésus, ce Jésus, fils de Joseph et de Marie, qui
était le Prophète, le Christ, le Saint d'Israël sur quoi tous
déchirèrent leurs habits, en signe de deuil versèrent des larmes,
tout en louant Dieu d'un si grand bienfait pour une oeuvre de
charité si simple, parlèrent des signes effrayants qui s'étaient
montrés en ce jour dans le ciel et sur la terre, et retournèrent
dans leur maison, émus jusqu'au fond de l'âme.
Or,
pendant que la femme de Jonadab racontait à son mari ce qui était
arrivé, j'ai vu moi-même, comme dans un tableau, cette apparition
dans leur maison. Je ne puis dire avec certitude qui c'était : j'ai
une idée confuse que c'était une apparition de la sainte Vierge.
J'ai vu aussi que plus tard Jonadab, après avoir mis ses affaires en
ordre, se réunit à la communauté chrétienne.
Lorsque
la sainte Vierge, dans son angoisse, fit à Dieu une ardente prière
pour qu'il épargnât à Jésus la honte d'être exposé nu sur la croix,
je vis cette prière exaucée, car mon regard fut dirigé vers son
neveu Jonadab, qui, dominé par une semblable angoisse, sortit du
temple et courut au Calvaire à travers la ville pour venir en aide à
Jésus. Lorsque ensuite la sainte Vierge, dans un sentiment de
profonde gratitude pour la compassion de Jonadab, implora sur lui et
sur sa maison la bénédiction de Dieu, Je vis de nouveau sa prière
exaucée : car je vis Jonadab éclairé par la foi en Notre Seigneur et
sa famille malade guérie miraculeusement par une apparition.
Des
grâces de ce genre nous sont très souvent accordées à nous-mêmes par
l'effet de nos prières ou de celles d'autrui, mais parce que nous ne
voyons pas des yeux du corps comment elles arrivent, nous n'en
sommes pas frappés ou nous n'y voyons rien de merveilleux. On voit
souvent de ces grâces et de ces effets de la prière se produire par
le ministère des saints anges ; c'est pourquoi des personnes
contemplatives qui méditent sur la vie de Jésus et de Marie disent
quelquefois que la sainte Vierge avait tel ou tel nombre d'anges
pour la protéger ou la servir ; elle envoyait des anges ici ou là,
pour remplir telle ou telle mission, etc. Cette manière de parler ne
parait étrange qu'à ceux qui ne sont pas dirigés dans cette voie
contemplative : quant aux contemplatifs, il leur semble tout aussi
naturel de voir la reine du ciel entourée d'anges qui la servent,
que de voir les grands de la terre entourés de gardes et de
serviteurs. Quand on regarde Dieu comme son père avec la simplicité
d'un enfant, on ne s'étonne pas de voir les serviteurs de ce Père
céleste et on ne craint pas de les charger de messages où il s'agit
de la gloire de Dieu. Il m'arrive souvent en priant pour autrui de
supplier instamment mon ange gardien, pour l'amour de Jésus-Christ,
d'aller dire telle et telle chose à l'ange d'une autre personne.
Pour moi, c'est absolument comme si j'envoyais un ami ou un homme de
confiance pour une affaire importante et je le vois de même aller et
s'acquitter de la commission. Je croyais, dans ma jeunesse, que tous
les chrétiens faisaient ainsi ; mais j'appris plus tard que la
plupart ne voyaient pas toutes ces choses, et je ne pensai pas pour
cela que je fusse plus favorisée que les autres, car je savais bien
qu'il a été dit : “Heureux ceux qui croient sans avoir vu”. Les
influences de la prière se font sentir de diverses manières à celui
sur lequel elles sont dirigées, suivant les vues secrètes de Dieu et
l'état de grâce de l'homme. Jonadab fut poussé au Calvaire par un
sentiment d'angoisse intérieure et par une compassion soudaine qui
s'éveilla chez lui pour Jésus. D'autres personnes touchées de la
grâce divine se voient averties par un ange de faire telle ou telle
chose. s'il eût été dans les desseins de Dieu que cela arrivât pour
Jonadab, il aurait vu la sainte Vierge lui apparaître et lui dire :
“Hâte-toi d'aller couvrir la nudité de mon fils”, de même qu'elle
apparut à sa famille lorsque Dieu exauça la prière qu'elle lui avait
adressée dans sa reconnaissance. C'est de la même manière que j'ai
vu autrefois la sainte Vierge apparaître debout sur une colonne
, devant
Saragosse, à l'apôtre saint Jacques le Majeur qui, dans un danger
pressant, implorait le secours de ses prières, et au même moment, je
la voyais dans sa chambre d'Éphèse, ravie en extase, prier pour
Jacques et voler vers lui en esprit. Si elle lui apparut sur une
colonne, c'est qu'il l'avait invoquée comme l'appui, comme le piller
de l'Église sur la terre et qu'elle s'était présentée en cette
qualité à sa pensée intérieure, car une colonne est une colonne et
apparaît sous l'image d'une colonne, etc.
En
méditant sur le nom de Golgotha, Calvaire, lieu du Crime, que porte
le rocher où Jésus a été crucifié et sur ce lieu une vision qui
embrassait toute la suite des temps depuis Adam jusqu'à
Jésus-Christ. Voici tout ce qu'il m'en reste.
Je vis
Adam, après son expulsion du Paradis, pleurer dans la grotte du mont
des Oliviers où Jésus eut sa sueur de sang. Je vis comment Seth fut
promis à Ève dans la grotte de la Crèche, à Bethléem, et comment
elle le mit au monde dans cette même grotte ; je vis aussi Ève
demeurer dans les cavernes où fut depuis le monastère essénien de
Maspha, prés d'Hébron.
La
contrée de Jérusalem m'apparut ensuite après le déluge, bouleversée,
noire, pierreuse, bien différente de ce qu'elle était auparavant. A
une grande profondeur au-dessous du rocher qui forme le Calvaire (lequel
avait été roulé en ces lieux par les eaux), j'aperçus le tombeau
d'Adam et d'Ève. Il manquait une tête et une cote à l'un de ces
squelettes, et la tête restante était placée dans ce même squelette,
auquel elle n'appartenait pas. J'ai vu souvent que les ossements
d'Adam et d'Ève n'étaient pas tous demeurés dans ce tombeau ; Noé en
avait plusieurs dans l'arche qui furent transmis de génération en
génération parmi les patriarches. J'ai vu que Noé, et Abraham après
lui, en offrant le sacrifice, plaçaient toujours quelques os d'Adam
sur l'autel pour rappeler à Dieu sa promesse. Quand Jacob remit à
Joseph sa robe bariolée, je vis qu'il lui donna aussi quelques
ossements dans le premier reliquaire que les enfants d'Israël
emportèrent d'Égypte.
J'ai vu
beaucoup de ces choses : mais j'ai oublié les unes, et le temps me
manque pour raconter les autres.
Quant à
l'origine du nom du Calvaire, voici ce qui m'a été montré. La
montagne qui porte ce nom m'est apparue au temps du prophète Élisée.
Elle n'était pas alors comme au temps de Jésus : c'était une colline
avec beaucoup de murailles et de cavernes semblables à des tombeaux.
Je vis le prophète Élisée descendre dans ces cavernes (je ne
saurais dire s'il le fit réellement, ou si c'était simplement une
vision). Je le vis tirer un crâne d'un sépulcre en pierre où
reposaient des ossements. Quelqu'un qui était près de lui, je crois
que c'était un ange lui dit : “C'est le crâne d'Adam”. Le prophète
voulut l'emporter, mais celui qui était près de lui ne le lui permit
pas. Je vis sur le crâne quelques cheveux blonds clairsemés.
J'appris aussi que ce prophète ayant raconte ce qui lui était
arrive, ce lieu avait reçu le nom de Calvaire. Enfin, je vis que la
croix de Jésus était placée verticalement sut le crâne d'Adam, et je
fus informée que cet endroit était précisément le milieu de la
terre ; en même temps on m'indiqua des nombres et des mesures
marquant la distance de ce lieu à toutes les contrées de la terre,
mais je les ai oubliés, aussi bien pour chacune en particulier que
pour la liaison de l'ensemble. J'ai pourtant vu ce milieu d'en haut,
et comme à vol d'oiseau. De là, on aperçoit bien plus clairement que
sur une carte de géographie, les différents pays, les montagnes, las
déserts, las mers et les fleuves, les villes et même les petits
endroits, les plus prochains comme les plus éloignés, etc., etc.
Comme
je songeais à cette parole ou à cette pensée de Jésus sur la croix :
“Je suis pressé comme le vin qui a été mis ici sous le pressoir pour
la première fois, je dois rendre tout mon sang jusqu'à ce que l'eau
vienne, mais on ne fera plus de vin ici” ; cela me fut expliqué par
une autre vision relative au Calvaire.
Je vis
à une époque postérieure au déluge cette contrée pierreuse moins
sauvage et moins stérile qu'elle ne le fut depuis. Il y avait des
vignobles et des prairies. Je vis ici et vers le couchant le
patriarche Japhet, un grand vieillard au teint brun, entouré de
troupeaux immenses et d'une nombreuse postérité ; ses enfants et lui
avaient des demeures creusées dans la terre et couvertes de toits de
gazon où croissaient des herbes et des fleurs. Tout autour étaient
des vignes, et l'on essayait sur le Calvaire, en présence de Japhet,
une nouvelle manière de faire le vin.
Je vis
aussi las anciennes méthodes pour préparer le vin et en général
beaucoup de choses qui se rapportaient au vin ; je ne me souviens
que de ce qui suit D'abord on se contentait de manger le raisin ;
ensuite on le pressa avec des pilons dans des pierres creusées,
puis, dans de grandes rigoles de bois. Cette fois on avait imaginé
un nouveau pressoir qui ressemblait à la sainte croix : c'était un
trône d'arbre creusé et élevé verticalement ; un sac plein de raisin
était suspendu en haut ; sur ce sac appuyait un pilon au-dessus
duquel était un poids, et des deux côtés du tronc étaient des bras
aboutissant au sac par des ouvertures disposées à cet effet, et qui
écrasaient le raisin lorsqu'on las faisait mouvoir en abaissant les
extrémités. La jus coulait hors de l'arbre par cinq ouvertures, et
tombait dans une cuve de pierre ; de là, il arrivait par un conduit
d'écorce enduit de résine à cette espèce de citerne creusée dans le
roc où Jésus fut enfermé avant d'être crucifié. C'était à cette
époque une citerne très propre. Je vis le conduit entièrement
couvert de gazon et de pierres pour le Garantir. Au pied du
pressoir, dans la cuve de pierre, se trouvait une sorte de tamis
pour arrêter le marc qu'on mettait de cote. Lorsqu'ils eurent dresse
leur pressoir, ils remplirent le car de raisins, le clouèrent au
haut du tronc, y placèrent le pilon, et firent jouer les bras placés
des deux cotés pour faire couler le vin. Je vis aussi auprès du
pilon un homme qui appuyait sur le sac pour que les raisins qu'il
contenait n'en sortissent pas par en haut. Tout cela me rappela
vivement le crucifiement à cause de la ressemblance de ce pressoir
avec la croix. Ils avaient un long roseau avec un bout où se
trouvaient des pointes, ce qui le rendait semblable à une grosse
tête de chardon, et ils le faisaient passer à travers le conduit et
à travers le tronc d'arbre quand quelque partie s'obstruait. Cela me
rappela la lance et l'éponge. Il y avait des outres et des vases
d'écorce enduits de résine. Je vis plusieurs jeunes gens, ayant
seulement, comme Jésus, un linge autour des reins, travailler à ça
pressoir. Japhet était fort vieux : il avait une longue barbe et un
vêtement de peaux de bêtes ; il regardait avec joie le nouveau
pressoir. C'était une fête, et on sacrifia sur un autel de pierre
des animaux qui couraient dans la vigne, de jeunes ânes, des chèvres
et des brebis. Ce ne fut pas en ce lieu qu'Abraham vint sacrifier
Isaac : ce fut peut-être sur la montagne de Moriah. J'ai oublie
beaucoup d'instructions relatives au vin, au vinaigre, au marc, aux
différentes distributions à droite et à gauche : je le regrette, car
les moindres choses en cette matière ont une profonde signification
symbolique. Si Dieu veut que je les fasse connaître, il me les
montrera de nouveau.
Dans
une vision du dernier mois de la vie de Jésus, la sœur Emmerich vit
trois Chaldéens, d'un lieu dont le nom ressemblait à Sicdor et où
ces païens avaient une école de prêtres, visiter le Seigneur à
Béthanie, chez Lazare. Déjà, dans une autre occasion, le 17
décembre, elle avait raconté ce qui suit touchant leur religion et
leur temple :
“À peu
de distance de ce temple était sur une hauteur une pyramide avec des
galeries où ils observaient les autres. Ils prédisaient l'avenir
d'après la course des animaux, et interprétaient les songes. Ils
sacrifiaient les animaux, mais avec horreur du sang qu'ils
laissaient toujours couler à terre. Ils avaient un feu sacré et une
eau sacrée qui figuraient dans leurs cérémonies religieuses ainsi
que des petits pains bénits et le jus d'une plante qu'ils
regardaient comme sainte. Leur temple était de forme ovale et plein
d'images en métal artistement travaillées. Ils avaient le
pressentiment très marqué d'une mère de Dieu. L'objet principal dans
leur temple était un obélisque triangulaire. Sur l'un des côtés
était une figure avec plusieurs pieds d'animaux et plusieurs bras,
qui tenait entre ses mains une boule, un cerceau, un petit paquet
d'herbes, une grosse pomme à côtes attachée à sa tige, et d'autres
choses encore. Son visage était comme un soleil avec des rayons ;
elle avait plusieurs mamelles, et signifiait la production et la
conservation de la nature ; son nom était comme Miter ou Mitras. Sur
l'autre coté de la colonne était une figure d'animal avec une
corne : c'était une licorne, et elle s'appelait Asphas ou Aspax.
Elle combattait avec sa corne contre une méchante bête qui se
trouvait sur le troisième côté. Celle-ci avait une tête de hibou
avec un bec crochu, quatre pattes armées de griffes, deux ailes et
une queue qui se terminait comme celle d'un scorpion. J'ai oublié
son nom : d'ailleurs je ne retiens pas facilement ces noms
étrangers ; je confonds l'un avec l'autre, et je ils peux
qu'indiquer à peu près à quoi ils ressemblent. A l'angle de la
colonne, au-dessus des deux bêtes qui combattaient, était une statue
qui devait représenter la mère de tous les dieux. Son nom était
comme Aloa ou Aloas ; on l'appelait aussi une grange pleine de blé,
et il sortait de son corps une gerbe d'épis. Sa tête était courbée
en avant, car elle portait sur le cou un vase où il y avait du vin,
ou dans lequel le vin devait venir. Ils avaient une doctrine qui
disait : le blé doit devenir du pain, le raisin doit devenir du vin
pour nourrir toutes choses. Au-dessus de cette figure était une
espèce de couronne, et sur la colonne, deux lettres qui me faisaient
l'effet d'un O et d'un W (peut-être Alpha et Oméga).
Mais ce
qui m'émerveilla le plus dans ce temple, ce fut un autel d'airain
avec un petit jardin rond, recouvert d'un treillis d'or, et
au-dessus duquel on voyait la figure d'une vierge. Au milieu se
trouvait une fontaine composée de plusieurs bassins scellés l'un sur
l'autre, et devant elle un cep de vigne vert avec un beau raisin
rouge qui entrait dans un pressoir, dont la forme me rappela
vivement celle de la sainte Croix, mais ça n'était qu'un pressoir.
Au bout d'un tronc d'arbre creux était ajusté un large entonnoir
dont l'extrémité la plus étroits aboutissait à un sac de raisins :
contre ce sac jouaient deux bras mobiles comme des leviers qui
entraient dans l'arbre des deux côtés, et écrasaient les grappes,
dont le jus coulait par des ouvertures. Le petit jardin rond avait
cinq à six pas de diamètre il était plein de fleurs, d'arbrisseaux
et de fruits, tous, comme le cep de vigne, fort bien imités et ayant
une signification profonde.
Cette
représentation prophétique du salut futur avait été faite plusieurs
siècles auparavant par les prêtres de ce peuple, d'après ce que leur
avait appris l'observation des astres. Ils avaient aussi vu cette
image, autant que je m'en souviens, sur l'échelle de Jacob
. Ils avaient
encore d'autres pressentiments et figures prophétiques de la Mère de
Dieu, mais mêlés avec d'autres traditions et mal compris. Toutefois,
peu de temps auparavant, ils avaient été instruits de la
signification du jardin fermé et de la fontaine scellée : il leur
avait été révélé que Jésus était le cep de vigne dont le sang devait
régénérer le monde, le grain de blé qui, mis en terre, devait
ressusciter. Ils avaient appris qu'ils possédaient plusieurs
symboles et plusieurs annonces de la vérité, mais mêlés avec des
inventions de Satan qui les obscurcissaient. Ils avaient été
renvoyés pour acquérir de plus amples instructions aux trois rois,
qui, depuis leur retour de Bethléem, habitaient plus près de la
Terre promise qu'auparavant, savoir dans l'Arabie heureuse, et
n'étaient qu'à deux journées de chemin de ces Chaldéens.
Jésus
ne parla que brièvement et en passant à ces étrangers. Il les envoya
à Capharnaüm, vers le centurion Zorobabel dont il avait guéri le
serviteur, et qui, ayant été un païen comme eux, devait se charger
de les instruire. Je les vis se rendre chez lui. C'étaient des
hommes de grande taille, jeunes, beaux, sveltes : ils étaient
autrement conformés que les Juifs ; leurs pieds et leurs mains
étaient d'une petitesse remarquable.
Ici
peut se rapporter encore ce que dit la sœur une autre fois : “Quand
je vois des paraboles relatives a la vigne, ou quand je prie pour
des diocèses et des paroisses qui me sont montrés sous forme de
vignes, où il me semble que je dois faire des travaux pénibles, j'y
vois toujours le pressoir semblable à la croix, mais élevé au milieu
d'une cuve ou d'une fosse profonde. Les bras mobiles de ce pressoir
peuvent être mis en mouvement avec les pieds”.
Parmi
les morts ressuscités, dont on vit bien une centaine à Jérusalem, il
n'y avait pas de parents de Jésus. Les tombeaux situés dans la
partie nord-ouest de Jérusalem étaient autrefois hors de la ville :
ils y furent englobés par suite de l'agrandissement de l'enceinte.
J'ai vu, dans d'autres lieux de la Terre Sainte, divers morts
apparaître à leurs proches et rendre témoignage de la mission de
Jésus. Ainsi, je vis Sadoch un homme très pieux, qui avait donné
tout son bien aux pauvres et au Temple, et fondé une communauté
d'Esséniens, se montrer à beaucoup de gens dans les environs
d'Hébron.
Comme
le récit de la Passion ont été trop longtemps interrompu par celui
des apparitions qui eurent lieu la mort de Jésus, nous donnons ici
ce dernier ou plutôt les fragments que nous avons pu en recueillir
d'après les communications de la Sœur, dans un moment où elle était
réduite à la dernière faiblesse et toute brisée par la maladie et la
participation aux souffrances au Sauveur.
Ce
Sadoch avait vécu un siècle avant Jésus ; il avait été un des
derniers prophètes antérieurs à l'incarnation, avait désiré
ardemment la venue du Messie avec les ancêtres duquel il se trouvait
en relation, et avait eu plusieurs révélations à ce sujet. D'après
une vision précédente, il me semble que son âme avait été l'une des
premières qui se réunirent à leur corps et qui, après l'avoir déposé
de nouveau, parcoururent le pays à la suite de Jésus. Je vis
d'autres morts apparaître aux disciples cachés du Seigneur et leur
donner des avertissements.
La
terreur et la désolation se répandirent dans les parties les plus
éloignées de la Palestine, et ce ne fut pas seulement à Jérusalem
que la terre trembla et que la lumière du jour s'obscurcit. A
Thirza, les tours de la prison où avaient été renfermés ces captifs
que Jésus délivra, s'écroulèrent ainsi que d'autres bâtiments. Dans
le pays de Kaboul, beaucoup d'endroits eurent fort à souffrir. Dans
la Galilée, où Jésus avait tant voyagé, je vis tomber beaucoup
d'édifices, surtout les maisons des Pharisiens qui avaient le plus
ardemment persécuté le Sauveur, et qui tous étaient alors à la
fête ; ces maisons tombèrent sur leurs femmes et sur leurs enfants.
Il y eut beaucoup de désastres autour du lac de Génésareth. Beaucoup
d'édifices s'écroulèrent à Capharnaüm. Les habitations des esclaves
situées entre Tibériade et le jardin de Zorobabel, le centurion de
Capharnaüm, furent presque entièrement détruits ; le mur de rochers
qui était en avant de ce beau jardin se tendit. Le lac déborda dans
la vallée, et vint jusqu'à Capharnaüm, qui en était éloigné d'une
demi lieue. La maison de Pierre et l'habitation de la sainte Vierge
en avant de la ville restèrent debout. Le lac fut dans une grande
agitation : ses bords s'écroulèrent en différents endroits, sa forme
changea notablement et se rapprocha de celle qu'il a aujourd'hui. Il
y eut surtout de grands changements à l'extrémité sud-est, prés de
Tarichée, parce qu'il y avait là une longue chaussée de pierres
noires construite entre le lac et une espèce de marais, laquelle
donnait une direction constante au cours du Jourdain, à sa sortie du
lac. Toute cette chaussée fut détruite par le tremblement de terre.
Il y
eut beaucoup de désastres à l'est du lac, au lieu où les pourceaux
des habitants de Gergesa s'étaient précipités, et aussi à Gergesa, à
Gerasa et dans tout le district de Chorazin. La montagne où avait eu
lieu la seconde multiplication des pains fut ébranlée, et la pierre
où le prodige avait été opéré se tendit en deux. Dans la Décapole,
des villes entières s'écroulèrent ; en Asie, plusieurs lieux
souffrirent beaucoup, entre autres Nicée, mais surtout beaucoup
d'endroits à l'est et au nord-est de Paneas. Dans la Galilée
supérieure, bien des Pharisiens trouvèrent leurs maisons en ruines à
leur retour de la fête. Plusieurs d'entre eux en reçurent la
nouvelle à Jérusalem : c'est pour cela que les ennemis de Jésus
furent si peu entreprenants contre la communauté chrétienne à la
Pentecôte.
Une
partie du temple de Garizim s'écroula. Il y avait là une idole
au-dessus d'une fontaine, dans un petit temple dont le toit tomba
dans la fontaine avec l'idole. La moitié de la synagogue de
Nazareth, d'où l'on avait chassé Jésus, s'écroula, ainsi que la
partie de la montagne d'où l'on avait voulu le précipiter. Beaucoup
de montagnes, de vallées et de villes, furent dévastées. Il y eut
plusieurs perturbations dans le lit du Jourdain par suite de toutes
ces secousses, et son cours changea en beaucoup d'endroits. A
Machérunte et dans les autres villes d'Hérode, tout resta
tranquille : ce pays était hors de la sphère de la pénitence et de
la menace, semblable à ces hommes qui ne tombèrent pas au jardin des
Oliviers, et qui, par conséquent, ne se relevèrent pas.
En
divers endroits où se tenaient beaucoup de mauvais esprits, je vis
ceux-ci disparaître en grandes troupes au milieu des édifices et des
montagnes qui s'écroulaient. Les secousses de la terre me
rappelèrent les convulsions des possédés, quand l'ennemi sent qu'il
doit s'éloigner. A Gergesa, une partie de la montagne d'où les
démons s'étaient jetés dans un marais avec les pourceaux, roula dans
ce marais ; et je vis alors une multitude de mauvais esprits se
précipiter dans l'abîme, semblable à un nuage sombre.
C'est à
Nicée, si je ne me trompe, que je vis un événement singulier dont je
ne me souviens qu'imparfaitement. Il y avait là un port couvert de
vaisseaux, et, prés de ce port, une maison avec une tour élevée, où
je vis un païen qui était chargé de surveiller ces vaisseaux. Il
devait monter souvent à cette tour et regarder ce qui se passait en
mer. Ayant entendu un grand bruit au-dessus des vaisseaux du port,
il monta en hâte pour voir ce qui arrivait, et il vit planer sur le
port des figures sombres qui lui crièrent d'une voix plaintive : “Si
tu veux conserver les vaisseaux, fais-les sortir d'ici, car nous
devons rentrer dans l'abîme : le grand Pan est mort”. Voilà ce que
je me rappelle le plus distinctement des paroles que j'entendis
prononcer : mais on lui dit encore plusieurs choses, on lui
recommanda de faire connaître ce qu'il venait d'apprendre, lors d'un
voyage de mer qu'il devait faire prochainement, et de bien recevoir
les messagers qui viendraient annoncer la doctrine de celui qui
venait de mourir. Les mauvais esprits étaient ainsi forcés par la
puissance de Dieu d'avertir cet honnête homme et de le charger
d'annoncer leur défaite. Il fit mettre les navires en sûreté, et
alors un orage terrible éclata : les démons se précipitèrent en
hurlant dans la mer, et la moitié de la ville s'écroula. Sa maison
resta debout. Bientôt après il fit un grand voyage, et annonça la
mort du grand Pan, si c'est là le nom dont on avait appelé le
Sauveur. Il vint plus tard à Home, où l'on s'émerveilla beaucoup de
ce qu'il raconta. J'ai su, touchant cet homme, beaucoup d'autres
choses que j'ai oubliées : j'ai vu, par exemple, comment l'histoire
d'un de ses voyages s’était mêlée dans des récits postérieurs, à
celle de l'apparition que j'ai mentionnée et avait acquis une grande
notoriété, mais je ne sais plus bien comment tout cela se liait
ensemble. Son nom était, je crois, quelque chose comme Thamus ou
Thramus.
Dans la
nuit du vendredi au samedi, je vis Caïphe et les principaux d'entre
les Juifs se consulter sur ce qu'ils avaient à faire, eu égard aux
prodiges qui avaient eu lieu et à la disposition du peuple. A la
suite de cette délibération, ils se rendirent, dans la nuit, chez
Pilate, et lui dirent que, comme ce séducteur avait assuré qu'il
ressusciterait le troisième jour, il fallait faire garder le tombeau
pendant trois jours : sans cela, les disciples de Jésus pourraient
dérober son corps et répandre le bruit de sa résurrection, d'où il
résulterait une nouvelle déception pire que la première. Pilate ne
voulait plus se mêler de cette affaire, et il leur dit : “Vous avez
une garde, faites garder le tombeau comme vous l'entendrez”. Il leur
donna pourtant Cassius, qui devait tout observer et lui faire un
rapport exact de ce qu'il verrait. Je les vis sortir de la ville au
nombre de douze, avant le lever du soleil : les soldats qui les
accompagnaient n'étaient pas habillés à la romaine ; c'étaient des
soldats du Temple. Ils avaient des lanternes placées sur des
perches, afin de tout voir malgré la nuit, et de s'éclairer dans
l'obscurité du caveau sépulcral.
Aussitôt arrivés, ils s'assurèrent de la présence du corps de Jésus,
puis ils attachèrent une corde en travers, devant la porte du
tombeau, en firent passer une seconde sur la grosse pierre qui était
placée en avant, et scellèrent le tout avec un cachet demi
circulaire. Ils revinrent ensuite à la ville, et les gardes se
postèrent en lace de la porte extérieure. Il y avait là cinq a six
hommes à tour de rôle. Cassius ne quitta pas son poste ; il se
tenait ordinairement assis ou debout devant l'entrée du caveau, de
manière à voir le côté du tombeau où reposaient les pieds du
Sauveur. Il avait reçu de grandes grâces intérieures et
l'intelligence de beaucoup de mystères. N'étant pas accoutumé à se
trouver dans cet état d'illumination spirituelle, il resta presque
tout le temps dans une sorte d'enivrement et n'ayant pas la
conscience des objets extérieurs. Il fut entièrement transformé,
devint un nouvel homme, et passa toute la journée dans le repentir,
l'action de grâces et l'adoration.
Je vis
hier au soir environ vingt hommes rassemblés an Cénacle ; ils
avaient de longs habits blancs avec des ceintures, et célébraient le
sabbat, ainsi que je l'ai dit plus haut. Ils se séparèrent pour se
livrer au sommeil, et plusieurs regagnèrent leurs demeures
accoutumées. Aujourd'hui encore, je les vis rassemblés au Cénacle;
ils gardaient le silence la plupart du temps et se succédaient pour
faire la prière ou la lecture ; de nouveaux venus étaient introduits
de temps en temps.
Dans la
partie de la maison où se tenait la sainte Vierge il y avait une
grande salle où l'on avait pratiqué, au moyen de tapis et de
cloisons mobiles, quelques cellules séparées pour ceux qui voulaient
y passer la nuit. Lorsque les saintes femmes, revenues du tombeau,
eurent remis en place les objets dont elles s'étaient servies, une
d'elles alluma une lampe suspendue au milieu de cette salle, et sous
laquelle elles vinrent se placer autour de la sainte Vierge ; elles
prièrent à tour de rôle avec beaucoup de tristesse et de
recueillement et prirent ensuite une petite réfection. Bientôt
entrèrent Marthe, Maroni, Dina et Mara, lesquelles après le sabbat
étaient venues de Béthanie avec Lazare, celui-ci était allé trouver
les disciples dans le Cénacle. On leur raconta avec larmes la mort
et la sépulture du Sauveur ; puis, comme il était tard, quelques-uns
des hommes, parmi lesquels Joseph d'Arimathie, vinrent prendre
celles des saintes femmes qui voulaient retourner chez elles dans la
ville. Comme ils s'en revenaient ensemble, Joseph, ainsi que je l'ai
déjà dit, fut enlevé prés de Caïphe et renfermé dans une tour.
Les
femmes, restées au Cénacle, entrèrent dans les cellules disposées
autour de la salle, s'enveloppèrent la tête de longs voiles et
restèrent quelque temps silencieuses et tristes, assises par terre
et appuyées contre les couvertures qui étaient roulées prés du mur ;
puis elles se levèrent, déployèrent ces couvertures, ôtèrent leurs
souliers, leurs ceintures et une partie de leurs vêtements, se
voilèrent de la tête aux pieds, comme elles ont d'habitude de le
faire pour dormir, et se placèrent sur les couches pour prendra un
peu de sommeil. A minuit, elles se relevèrent, s'habillèrent,
roulèrent leurs couches et se rassemblèrent sous la lampe autour de
la sainte Vierge afin de prier encore.
Quand
la mère de Jésus et ses compagnes, quoique brisées par de si grandes
souffrances, eurent satisfait à ce devoir de la prière nocturne, que
je vois soigneusement rempli dans toute la suite des temps par les
fidèles enfants de Dieu et les âmes saintes qu'une grâce
particulière y excite, ou qui le font pour se conformer à des règles
prescrites par Dieu et son Église, Jean vint frapper à la porte de
leur salle avec quelques disciples, et aussitôt elles
s'enveloppèrent dans leurs manteaux et le suivirent au Temple avec
la sainte Vierge.
Vers
trois heures du matin, au moment à peu près où le tombeau fut
scelle, je vis la sainte Vierge se rendre au Temple, accompagnée des
autres saintes femmes, de Jean et de plusieurs autres disciples.
Beaucoup de Juifs avalant coutume de se rendre au Temple avant
l'aurore, le lendemain du jour où ils avaient mangé l'Agneau
pascal ; aussi le Temple était-il ouvert dés minuit, parce que les
sacrifices commençaient de très bonne heure. Mais la fête ayant été
troublée, et le Temple rendu impur par les prodiges de la veille, on
avait tout abandonné, et il me sembla que la sainte Vierge venait
seulement prendre congé du Temple où elle avait été élevée, et où
elle avait adora le Saint des saints, jusqu'à ce qu'elle-même portât
dans ses entrailles le Saint des saints lui-même, le véritable
Agneau pascal qui avait été si cruellement immolé la veille. Il
était ouvert selon l'usage ; les lampes étaient allumées, et le
parvis des prêtres accessible au peuple, ainsi que cela devait avoir
lieu ce jour-là ; mais le Temple était presque vide, à l'exception
de quelques gardiens et de quelques serviteurs ; tout y était encore
en désordre par suite des terribles incidents de la veille : il
avait été profané par les apparitions des morts, et je me demandais
toujours : “Comment pourra-t-on le purifier de nouveau ?”
Les
fils de Siméon et les neveux de Joseph d'Arimathie, que la nouvelle
de l'emprisonnement de leur oncle avait fort attristés, vinrent
joindre la sainte Vierge et ses compagnons, et les conduisirent
partout, car ils étaient surveillants dans le Temple ; tous
contemplèrent avec terreur les signes de la colère de Dieu, dont ils
adorèrent les desseins en silence ; seulement ceux qui conduisaient
la sainte Vierge racontaient de temps en temps, en peu de mots, les
événements de la veille. On n'avait encore réparé presque aucun des
dégâts causés par le tremblement de terre. Au lieu où le parvis et
le sanctuaire se réunissent, le mur s'était tellement écarté de part
et d'autre, qu'on pouvait passer dans l'ouverture ; tout menaçait
encore de s'écrouler. Le linteau qui était au-dessus du rideau placé
devant le sanctuaire s'était affaissé : les colonnes qui le
supportaient avaient fléchi et le rideau, déchire du haut au bas,
pendait des deux côtés. La chute de la grosse pierre qui s'était
détachée du cote septentrional du Temple, près de l'oratoire du
vieux Siméon, avait ouvert, à l'endroit où Zacharie était apparu,
une telle brèche dans le mur du parvis, que les saintes femmes
purent y passer sans obstacle, et, placées prés de la grande chaire
où Jésus, encore enfant, avait enseigné, voir dans l'intérieur du
Saint des saints à travers le rideau déchiré, ce qui, autrement, ne
leur eût pas été permis. Ce n'était partout que murs crevassés,
dalles enfoncées, colonnes ébranlées et penchées. La sainte Vierge
se rendit à tous les endroits que Jésus avait rendus sacrés pour
elle ; elle se prosterna pour les baiser, et exprima ses sentiments
par des larmes et par quelques paroles touchantes : ses compagnes
l'imitèrent.
Les
Juifs ont une grande vénération pour tous les lieux sanctifiés par
quelque manifestation de la puissance divine ; ils les touchent, les
baisent et s'y prosternent je visage contre terre. Je ne saurais
m'en étonner, car, sachant et croyant que le Dieu d'Abraham, d'Isaac
et de Jacob est un Dieu vivant, qu'il habitait parmi son peuple,
dans sa maison, le Temple de Jérusalem, il eût été bien plus
étonnant qu'ils ne lui donnassent pas ces marques de respect. Celui
qui croit à un Dieu vivant, père, rédempteur et sanctificateur des
hommes, ses enfants, ne s'étonne pas qu'il habite vivant parmi les
vivants et que ceux-ci lui témoignent, à lui et à tout ce qui le
touche, plus d'amour, de respect et d'adoration qu'à leurs parents,
amis, maîtres, magistrats et princes terrestres. Le Temple et les
lieux sanctifiés faisaient éprouver aux Juifs quelque chose de ce
que nous autres chrétiens éprouvons devant le Saint-Sacrement. Mais
il y avait, chez les Juifs, des aveugles et de soi-disant éclairés,
de même qu'il y en a chez nous, qui n'adorent pas le Dieu vivant et
présent, tandis qu'ils rendent un culte superstitieux aux idoles du
monde. Ils ne se souviennent pas des paroles de Jésus-Christ :
“Celui qui me renie devant les hommes, je le renierai devant mon
Père céleste”. Ces hommes qui mettent sans relâche au service de
l'esprit du monde et de ses mensonges, leurs pensées, leurs paroles
et leurs actions, qui rejettent tout culte extérieur envers Dieu,
disent bien, quand ils n'ont pas rejeté Dieu lui-même comme trop
extérieur, “qu'ils adorent Dieu en esprit et en vérité”, mais ils ne
savent pas que cela veut dire l'adorer dans le Saint-Esprit et dans
le Fils, “qui a pris chair de la Vierge !” Marie, qui a rendu
témoignage à la vérité, qui a vécu parmi nous, qui est mort pour
nous sur la terre et qui veut rester près de son Église, présent
dans le Saint-Sacrement, jusqu'à la consommation des siècles.
La
sainte Vierge, accompagnée de ses amies, visita plusieurs endroits
du Temple avec un respect religieux ; elle leur montra le lieu de sa
présentation lorsqu'elle était encore enfant, ceux où elle avait été
élevée, où elle avait épousé saint Joseph, où elle avait présenté
Jésus, où Siméon et Anne avaient prophétisé ; elle pleura amèrement
à ce souvenir, car la prophétie était accomplie, le glaive avait
traversé son âme. Elle montra aussi l'endroit où elle avait trouve
Jésus enseignant dans le Temple, et elle baisa respectueusement la
chaire. Elles s'arrêtèrent encore près du tronc où la veuve avait
jeté son denier et au lieu où le Seigneur avait pardonné à la femme
adultère. Quand elles eurent ainsi rendu l'hommage de leurs
souvenirs, de leurs larmes et de leurs prières, à toutes les places
sanctifiées par Jésus, elles retournèrent à Sion.
La
sainte Vierge se sépara du Temple avec une profonde tristesse et en
versant des larmes abondantes ; la désolation et la solitude qui y
régnaient en un jour si saint témoignaient des crimes de son
peuple ; elle se souvint que Jésus avait pleuré sur le Temple, et
qu'il avait dit : “Renversez ce Temple, et je le rebâtirai en trois
jours”. Elle pensa que les ennemis de Jésus avaient détruit le
temple de son corps, et désira ardemment voir luire le troisième
jour, où la parole de l'éternelle vérité devait s'accomplir.
De
retour au Cénacle au point du jour, Marie et ses compagnes se
retirèrent dans la partie des bâtiments située à droite. Jean et les
disciples se séparèrent d'elles à l'entrée et se joignirent aux
autres hommes, au nombre d'une vingtaine, qui, rassemblés dans la
grande salle, y passèrent dans le deuil toute la journée du sabbat,
priant alternativement sous la lampe. De temps en temps de nouveaux
venus s'introduisaient timidement, et l'on s'entretenait en
pleurant : tous éprouvaient un respect mêlé d'un peu de confusion
pour Jean qui avait assisté à la mort du Seigneur. Jean était
bienveillant et affectueux pour tous, et il avait la simplicité d'un
enfant dans ses rapports avec eux. le les vis manger une fois : du
reste le plus grand calme régnait dans la maison, et les portes
étaient fermées. On ne pouvait d'ailleurs les y inquiéter, car cette
maison appartenait à Nicodème et ils l'avaient louée pour le repas
pascal.
Je vis
de nouveau les saintes femmes rassemblées jusqu'au soir dans la
grande salle, éclairée seulement par la lumière d'une lampe, car les
portes étaient fermées et les fenêtres voilées. Tantôt elles
priaient autour de la sainte Vierge sous la lampe, tantôt elles se
retiraient à part, couvraient leur tête de leurs voiles de deuil, et
s'asseyaient sur des cendres en signe de douleur, ou priaient je
visage tourné vers la muraille. Toutes les fois qu'elles se
rassemblaient pour prier sous la lampe ; elles déposaient leurs
manteaux de deuil. Je vis que les plus faibles d'entre elles prirent
un peu de nourriture, les autres jeûnèrent.
Mon
regard se tourna plusieurs fois vers elles et je les vis toujours
prier ou marquer leur douleur de la manière que j'ai décrite. Quand
ma pensée s'unissait à celle de la sainte Vierge qui était toujours
occupée de son fils je voyais le saint Sépulcre et six ou sept
gardes assis à l'entrée : contre la porte du caveau se tenait
Cassius, plongé dans la méditation. Des portes du tombeau étaient
fermées, et la pierre était devant. Je vis pourtant encore à travers
les portes le corps du Seigneur, tel qu'on l'y avait déposé, entouré
de splendeur et de lumière, et deux anges en adoration. Mais ma
méditation s'étant dirigée vers la sainte âme du Rédempteur, je vis
un tableau si vaste et si compliqué de la descente aux enfers, que
je n'ai pu en retenir qu'une faible partie : je vais la raconter du
mieux que je pourrai.
Quand
le sabbat fut terminé, Jean vint trouver les saintes femmes, pleura
avec elles, et leur donna des consolations. Il les quitta au bout de
quelque temps : alors Pierre et Jacques le Majeur vinrent les voir
dans le même but, mais eux aussi ne restèrent pas longtemps avec
elles. Les saintes femmes se retirèrent encore à part, exprimèrent
encore leur douleur, en s'enveloppant dans leurs manteaux de deuil
et en s'asseyant sur des cendres.
Pendant
que la sainte Vierge priait intérieurement, pleine d'un ardent désir
de revoir Jésus, un ange vint à elle, et lui dit de se rendre à la
petite porte de Nicodème, parce que le Seigneur était proche. Le
cœur de Marie fut inondé de joie : elle s'enveloppa dans son
manteau, et quitta les saintes femmes, sans dire à personne où elle
allait. Je la vis aller en toute hâte à cette petite porte percée
dans le mur de la ville, par laquelle ses compagnons et elle étaient
rentrés en revenant du tombeau.
Il
pouvait être neuf heures du soir : la sainte Vierge approchait, à
pas pressés, de cette porte, lorsque je la vis s'arrêter tout à coup
en un lieu solitaire. Elle regarda avec un air de ravissement en
haut du mur de la ville, et je vis l'âme du Sauveur, toute lumineuse
et sans aucune marque de blessures, descendre jusqu'à Marie,
accompagnée d'une troupe nombreuse d'âmes des patriarches. Jésus, se
tournant vers eux, et montrant la sainte Vierge, prononça ces
paroles : “Marie, ma mère”, me sembla qu'il l'embrassait, puis il
disparut. La sainte Vierge tomba sur ses genoux, et baisa la terre à
la place où il avait apparu.
Ses
genoux et ses pieds restèrent empreints sur la pierre, et elle
revint, pleine d'une consolation ineffable, vers les saintes femmes
qu'elle trouva occupées à préparer des onguents et des aromates.
Elle ne leur dit pas ce qu'elle avait vu, mais ses forces étaient
renouvelées ; elle consola toutes les autres et les fortifia dans la
foi.
Lorsque
Marie revint, je vis les saintes femmes près d'une longue table dont
la couverture pendait jusqu'à terre. Il y avait là plusieurs paquets
d'herbes qu'elles arrangeaient et mêlaient ensemble ; elles avaient
aussi des flacons d'onguent et d'eau de nard, et en outre des fleurs
fraîches parmi lesquelles étaient, je crois, un iris rayé ou un us.
Elles enveloppaient le tout dans des linges. Pendant l'absence de
Marie, Madeleine, Marie, fille de Cléophas, Salomé, Jeanne, et Marie
Salomé, étaient allées acheter tout cela à la ville. Elles voulaient
le lendemain en couvrir le corps enseveli du Sauveur. Je vis les
disciples en prendre une partie chez la marchande et le remettre à
la porte de la maison où étaient les saintes femmes, sans y entrer
eux-mêmes.
Peu
après le retour de la sainte Vierge auprès de ses compagnes, je vis
Joseph d'Arimathie priant dans sa prison. Tout à coup le cachot fut
inondé de lumière, et j'entendis une voix qui l'appelait par son
nom. Le toit fut soulevé de manière à laisser une ouverture ; puis
je vis une forme lumineuse lui tendre un drap qui me rappela le
linceul où il avait enseveli Jésus et lui dire de s'en servir pour
monter. Joseph le saisit à deux mains, et, appuyant ses pieds sur
des pierres qui faisaient saillie, il s'éleva à la hauteur de dix ou
douze pieds, jusqu'à l'ouverture qui se referma derrière lui.
Lorsqu'il fut au haut de la tour, l'apparition s'évanouit. Je ne
sais si ce fut le Sauveur lui même, ou si ce fut un ange qui le
délivra.
Il
suivit quelque temps le mur de la ville jusque dans le voisinage du
Cénacle qui était près du mur méridional de Sion. Il descendit alors
et frappa au Cénacle. Les disciples rassemblés avaient fermé les
portes : ils avaient été très affligés de la disparition de Joseph,
et croyaient qu'on l'avait jeté dans un égout, parce que le bruit
s'en était répandu. Lorsqu'on lui ouvrit et qu'il entra, leur joie
fut grande, comme elle le fut plus tard lorsque saint Pierre fut
délivré de sa prison. Il raconta ce qui lui était arrivé : ils en
furent réjouis et consolés, lui donnèrent à manger et remercièrent
Dieu. Pour lui, il quitta Jérusalem dans la nuit, et s'enfuit à Arimathie, sa patrie ; il revint pourtant lorsqu'il sut qu'il n'y
avait plus de danger pour lui.
Je vis
aussi, vers la fin du sabbat, Caïphe et d'autres prêtres
s'entretenir avec Nicodème dans sa maison. Ils lui firent plusieurs
questions avec une bienveillance feinte ; je ne me souviens plus de
ce que c'était. Il resta ferme dans sa foi, défendit constamment
l'innocence de Jésus, et ils se retirèrent.
Bientôt
après je vis la tombeau du Seigneur ; tout était calme et tranquille
alentour : il y avait six à sept gardes, les uns assis, les autres
debout vis-à-vis et autour de la colline. Pendant toute la journée,
Cassius n'avait presque pas quitté sa place dans le fossé, à
l'entrée de la grotte. En ce moment il était encore là, dans la
contemplation et dans l'attente, car il avait reçu de grandes grâces
et de grandes lumières : il était éclairé et touché intérieurement.
Il faisait nuit, les lanternes placées devant la grotte jetaient
alentour une vive lueur. Je m'approchai alors en esprit du saint
corps pour l'adorer. Il était enveloppé dans son linceul et entouré
de lumière et reposait entre deux anges que j'avais vus constamment
en adoration à la tête et aux pieds du Sauveur, depuis la mise au
tombeau. Ces anges avaient l'air de prêtres ; leur posture et leurs
bras croisés sur la poitrine me firent souvenir des Chérubins de
l'arche d'alliance, mais je ne leur vis point d'ailes. Du reste, le
saint sépulcre tout entier me rappela souvent l'arche d'alliance à
différentes époques de son histoire. Peut-être cette lumière et la
présence des anges étaient-elles visibles pour Cassius, car il était
en contemplation prés de la porte du tombeau, comme quelqu'un qui
adore le Saint-Sacrement.
En
adorant le saint corps, je vis comme si l'âme du Seigneur, suivie
des âmes délivrées des patriarches, entrait dans le tombeau à
travers le rocher et leur montrait toutes les blessures de son corps
sacré. En ce moment, les voiles semblèrent enlevés : je vis le corps
tout couvert de plaies, c'était comme si la divinité qui y habitait
eut révélé à ces âmes d'une façon mystérieuse toute l'étendue de son
martyre. Il me parut transparent de manière que l'intérieur était
visible ; on pouvait reconnaître dans tous leurs détails les lésions
et les altérations que tant de souffrances y avaient produites, et
voir jusqu'au fond de ses blessures. Les âmes étaient pénétrées d'un
respect indicible mêlé de criante et de compassion.
J'eus
ensuite une vision mystérieuse que je ne puis pas bien expliquer ni
raconter clairement. Il me sembla que l'âme de Jésus, sans avoir
encore rendu la vie à son corps par une complète union, sortait
pourtant du sépulcre en lui et avec lui : je crus voir les deux
anges qui adoraient aux extrémités du tombeau enlever ce corps
sacre, nu, meurtri, couvert de blessures, et monter ainsi jusqu'au
ciel à travers les rochers qui s'ébranlaient ; Jésus semblai
présenter son corps supplicié devant le trône de son Père céleste,
au milieu de chœurs innombrables d'anges prosternés : ce fut
peut-être de cette manière que les âmes de plusieurs prophètes
reprirent momentanément leurs corps après la mort de Jésus et les
conduisirent au temple, sans pourtant revenir à la vie réelle, car
elles s'en séparèrent de nouveau sans le moindre effort. Je ne vis
pas cette fois les âmes des patriarches accompagner le corps du
Seigneur. Je ne me souviens pas non plus où elles restèrent jusqu'au
moment où je les vis de nouveau rassemblées autour de l'âme du
Seigneur.
Pendant
cette vision, je remarquai une secousse dans le rocher : quatre des
gardes étaient allés chercher quelque chose à la ville, les trois
autres tombèrent presque sans connaissance. Ils attribuèrent cela à
un tremblement de terre et en méconnurent la véritable cause. Mais
Cassius fut très ému : car il voyait quelque chose de ce qui se
passait, quoique cela ne fût pas très clair pour lui. Toutefois, il
resta à sa place, attendant dans un grand recueillement ce qui
allait arriver. Pendant ce temps les soldats absents revinrent.
Ma
contemplation se tourna de nouveau vers les saintes femmes : elles
avaient fini de préparer et d'empaqueter leurs aromates et s'étaient
retirées dans leurs cellules. Toutefois elles ne s'étaient pas
couchées pour dormir, mais s'appuyaient seulement sur les
couvertures roulées. Eues voulaient se rendre au tombeau avant le
jour. Elles avaient manifesté plusieurs fois leur inquiétude, car
elles craignaient que les ennemis de Jésus ne leur tendissent des
embûches lorsqu'elles sortiraient, mais la sainte Vierge, pleine
d'un nouveau courage depuis que son fils lui était apparu, les
tranquillisa et leur dit qu'elles pouvaient prendre quelque repos et
se rendre sans crainte au tombeau, qu'il ne leur arriverait point de
mal. Alors elles se reposèrent un peu.
Il
était à peu près onze heures de la nuit lorsque la Sainte Vierge,
poussée par l'amour et par un désir irrésistible, se leva,
s'enveloppa dans un manteau gris, et quitta seule la maison. Je me
demandais avec inquiétude comment on laissait cette sainte mère, si
épuisée, si affligée, se risquer seule ainsi au milieu de tant de
dangers. Elle alla, plongée dans la tristesse, à la maison de
Caïphe, puis au palais de Pilate, ce qui l'obligeait à traverser une
grande partie de la ville, et elle parcourut ainsi tout le chemin de
la croix à travers les rues désertes, s'arrêtant à tous les endroits
où le Sauveur avait eu quelque chose à souffrir ou quelque outrage à
essuyer. Elle semblait chercher un objet perdu ; souvent elle se
prosternait par terre et promenait sa main sur les pierres : après
quoi elle la portait à sa bouche, comme si elle eût touche quelque
chose de saint, le sang sacré du Sauveur qu'elle vénérait en y
appliquant ses lèvres. L'amour produisait en elle quelque chose de
surhumain, car toutes les places sanctifiées lui apparaissaient
lumineuses. Elle était absorbée dans l'amour et l'adoration. Je
l'accompagnai pendant tout le chemin et je ressentis et fis tout ce
qu'elle ressentit et fit elle-même, selon la faible mesure de mes
forces.
Elle
alla ainsi jusqu'au Calvaire, et comme elle en approchait, elle
s'arrêta tout d'un coup. Je vis Jésus avec son corps sacré
apparaître devant la sainte Vierge, précédé d'un ange, ayant à ses
côtés les deux anges du tombeau, et suivi d'une troupe nombreuse
d'âmes délivrées. Il ne faisait aucun mouvement et semblait planer
dans la lumière qui l'entourait ; mais il en sortit une vois qui
annonça à sa mère ce qu'il avait fait dans les limbes, et qui lui
dit qu'il allait ressusciter et venir à elle avec son corps
transfiguré ; qu'elle devait l'attendre près de la pierre où il
était tombé au Calvaire. L'apparition parut se diriger du côté de la
ville, st la sainte Vierge, enveloppée dans son manteau, alla
s'agenouiller en priant à la place qui lui avait été, désignée. Il
pouvait bien être minuit passé, car Marie était restée assez
longtemps sur le chemin de la croix. Je vis alors le cortège du
Sauveur suivre ce même chemin, tout le supplice de Jésus fut montré
aux âmes avec ses moindres circonstances : les anges recueillaient,
d'une manière mystérieuse, toutes les portions de sa substance
sacrée qui avaient été arrachées de son corps. Je vis que le
crucifiement, l'érection de la crois, l'ouverture du côté, la
déposition et l'ensevelissement leur furent aussi montrés. La sainte
Vierge de son côté contemplait tout cela en esprit et adorait,
pleine d'amour.
Il me
sembla ensuite que le corps du Seigneur reposait de nouveau dans le
tombeau, et que les anges y rejoignaient, d'uns façon mystérieuse,
tout ce que les bourreaux et leurs instruments de supplice en
avaient enlevé. Je le vis de nouveau resplendissant dans son
linceul, avec les deux anges en adoration à la tête et aux pieds. Je
ne puis exprimer comment je vis tout cela. Il y a là tant de choses,
des choses si diverses et si inexprimables, qua notre raison dans
son état ordinaire n'y peut rien comprendre. D'ailleurs, ce qui est
clair et intelligible quand la le vois, devient plus tard
complètement obscur et je ne puis le rendre avec des paroles.
Lorsque
le ciel commença à blanchir à l'orient, je vis Madeleine, Marie,
fille de Cléophas, Jeanne Chusa et Salomé quitter le Cénacle,
enveloppées dans leurs manteaux. Elles portaient des aromates
empaquetés, et l'une d'elles avait une lumière allumée, mais cachée
sous ses vêtements. Les aromates consistaient en fleurs fraîches qui
devaient être jetées sur le corps, en sucs extraits de diverses
plantes, en essences et en huiles dont elles voulaient l'arroser. Je
les vis se diriger timidement vers la petite porte de Nicodème.
Je vis
apparaître l'âme de Jésus comme une gloire resplendissante entre
deux anges en habits de guerre (des deux anges que j'avais vus
précédemment étaient en habits sacerdotaux) ; une multitude de
figures lumineuses l'environnait. Pénétrant à travers le rocher,
elle vint se reposer sur son corps très saint : elle sembla se
pencher sur lui et se confondit tout d'un coup avec lui. Je vis
alors les membres se remuer dans leurs enveloppes, et le corps
vivant et resplendissant du Seigneur uni à son âme et à sa divinité,
se dégager du linceul par le côté, comme s'il sortait de la plaie
faite par la lance : cette vue me rappela Ève sortant du côté
d'Adam. Tout était éblouissant de lumière.
Il me
sembla au même moment qu'une forme monstrueuse sortait de terre
au-dessous du tombeau. Elle avait une queue de serpent et une tête
de dragon qu'elle levait contre Jésus ! Je crois me souvenir qu'elle
avait en outre une tête humaine. Mais je vis à la main du Sauveur
ressuscité un beau bâton blanc au haut duquel était un étendard
flottant : il marcha sur la tête du dragon et frappa rois fois avec
le bâton sur sa queue ; à chaque coup, je vis le monstre se replier
davantage sur lui-même, diminuer de grosseur et disparaître : la
tête du dragon était rentrée sous terre, la tête humaine paraissait
encore. J'ai souvent eu cette vision lors de la résurrection, et
j'ai vu un serpent pareil qui semblait en embuscade lors de la
conception du Christ. Il me rappela celui du Paradis ; seulement il
était encore plus horrible. Je pense que ceci se rapporte à la
prophétie : “La semence de la femme écrasera la tête du serpent”.
Tout cela me parut seulement un symbole de la victoire remportée sur
la mort, car lorsque je vis le Sauveur écraser la tête du dragon, je
ne vis plus de tombeau.
Je vis
bientôt Jésus resplendissant s'élever à travers le rocher. La terre
trembla ; un ange, semblable à un guerrier, se précipita comme un
éclair du ciel dans le tombeau, mit la pierre à droite et s'assit
dessus. La secousse fut telle que les lanternes s'agitèrent
violemment et que la flamme jaillit de tous les côtés. A cette vue,
les gardes tombèrent comme atteints de paralysie ; ils restèrent
étendus par terre, les membres contournés et ne donnant plus signe
de vie. Cassius, ébloui d'abord par l'éclat de la lumière, revint
promptement à lui et s'approcha du tombeau : il entrouvrit la porte,
toucha les linges vides, et se retira dans le dessein d'annoncer à
Pilate ce qui était arrivé. Toutefois il attendit encore un peu,
dans l'espoir de voir quelque chose de plus ; car il avait senti le
tremblement de terre, il avait vu la pierre jetée de côté, l'ange
assis dessus et le tombeau vide, mais il n'avait pas aperçu Jésus.
Ces premiers événements furent racontés aux disciples soit par
Cassius, soit par les gardes.
Au
moment où l'ange entra dans le tombeau et où la terre trembla. je
vis le Sauveur ressuscité apparaître à sa Mère près du Calvaire. Il
était merveilleusement beau et radieux. Son vêtement, semblable à un
manteau, flottait derrière lui, et semblait d'un blanc bleuâtre,
comme la fumée vue au soleil. Ses blessures étaient larges et
resplendissantes ; on pouvait passer le doigt dans celles des mains.
Des rayons allaient du milieu des mains au bout des doigts. Les âmes
des patriarches s'inclinèrent devant la Mère de Jésus à laquelle le
Sauveur adressa quelques mots que j'ai oubliés pour lui dire qu'elle
le reverrait. Il lui montra ses blessures, et, comme elle se
prosternait à terre pour baiser ses pieds, il la prit par la main,
la releva et disparut. Les lanternes brillaient prés du tombeau dans
le lointain, et l'horizon blanchissait à l'orient au-dessus de
Jérusalem.
Les
saintes femmes étaient près de la petite porte de Nicodème, lorsque
Notre-Seigneur ressuscita ; mais elles ne virent rien des prodiges
qui eurent lieu au tombeau. Elles ne savaient pas qu'on y avait mis
des gardes, car elles n'y étaient pas allées la veille, à cause du
sabbat. Elles se demandaient avec inquiétude : “Qui nous ôtera la
pierre de devant la porte ?” Car dans leur empressement à honorer le
corps du Seigneur, elles n'avaient pas pensé à cette pierre. Leur
dessein était de verser de l'eau de nard et de l'huile odorante sur
le corps de Jésus, et d'y répandre des aromates et des fleurs.
N'ayant contribué en rien aux dépenses de l'embaumement de la veille
dont Nicodème seul s'était chargé, elles voulaient maintenant offrir
au Seigneur ce qu'elles avaient pu trouver de plus précieux, et
honorer ainsi sa sépulture. Celle qui avait apporté le plus de
choses était Salomé. Ce n'était pas la mère de Jean, mais une femme
riche de Jérusalem, parente de saint Joseph. Elles résolurent de
placer leurs aromates sur la pierre qui fermait le tombeau et
d'attendre là que quelque disciple vint leur en ouvrir l'entrée.
Les
gardes étaient étendus par terre comme frappés d'apoplexie ; la
pierre était rejetée à droite, de sorte qu'on pouvait ouvrir la
porte sans peine. Je vis à travers la porte, sur la couche
sépulcrale, les linges dans lesquels le corps de Jésus avait été
enveloppé. Le grand linceul était à sa place, mais retombé sur
lui-même et ne contenant plus que les aromates ; la bande de toile
avec laquelle on l'avait serré autour du corps n'avait pas été
dépliée ; et elle était déposée sur le bord antérieur du tombeau.
Quant au linge dont Marie avait recouvert la tête de son fils, il
était à part au lieu même où cette tête sacrée avait reposé :
seulement la partie qui avait voilé la face était relevée.
Je vis
les saintes femmes approcher du jardin ; lorsqu'elles virent les
lanternes des gardes et les soldats couches autour du tombeau, elles
eurent peur et se retournèrent un peu du coté du Golgotha. Mais
Madeleine, sans penser au danger, entra précipitamment dans le
jardin, et Salomé la suivit à quelque distance, c'étaient elles deux
qui s'étaient principalement occupées de préparer les onguents. Les
deux autres femmes furent moins hardies, et s'arrêtèrent à l'entrée.
Je vis Madeleine, lorsqu'elle fut près des gardes, revenir un peu
effrayée vers Salomé ; puis toutes deux ensemble, passant, non sans
quelque crainte, au milieu des soldats étendus par terre, entrèrent
dans la grotte du sépulcre. Elles virent la pierre déplacée, mais
les portes avaient été refermées, probablement par Cassius.
Madeleine les ouvrit, pleine d'émotion, fixa les yeux sur la couche
sépulcrale, et vit les linges où le Seigneur avait été enseveli
vides, repliés et mis de côté. Le tombeau était resplendissant, et
un ange était assis à droite sur la pierre. Madeleine fut toute
troublée ; je ne sais pas si elle entendit les paroles de l'ange,
mais je la vis sortir rapidement du jardin et courir dans la ville
vers les apôtres assemblés. Je ne sais non plus si l'ange parla à
Marie Salomé, qui était restée à l'entrée du sépulcre ; je la vis,
tout effrayée, sortir du jardin en grande hâte aussitôt après
Madeleine, rejoindre les deux autres femmes et leur annoncer ce qui
venait de se passer. Tout cela se fit précipitamment et avec un
sentiment d'épouvante comme en présence d'une apparition. Le récit
de Salomé troubla et réjouit à la fois les autres femmes, lesquelles
hésitèrent un peu avant d'entrer dans le jardin. Mais Cassius, qui
avait attendu et cherché quelque temps dans les environs, espérant
peut-être voir Jésus, se rendit en ce moment même vers Pilate pour
lui faire son rapport. En passant près des saintes femmes, il leur
dit très brièvement ce qu'il avait vu et les exhorta à s'en assurer
par leurs propres yeux. Elles prirent courage et entrèrent dans le
jardin. Comme elles étaient à l'entrée du sépulcre, elles virent les
deux anges du tombeau en habits sacerdotaux d'une blancheur
éclatante. Elles lurent saisies de frayeur se serrèrent l'une contre
l'autre, et, mettant les mains devant leurs yeux, se courbèrent
jusqu'à terre. Mais un des anges leur dit de n'avoir pas peur,
qu'elles ne devaient plus chercher là le Crucifié, qu'il était
ressuscité et plein de vie. Il leur montra la place vide, et leur
ordonna de dire aux disciples ce qu'elles avaient vu et entendu. Il
ajouta que Jésus les précéderait en Galilée, et qu'elles devaient se
ressouvenir de ce qu'il leur avait dit : “Le Fils de l'homme sera
livré entre les mains des pécheurs ; on le crucifiera, et il
ressuscitera le troisième jour”. Alors les anges disparurent. Les
saintes femmes, tremblantes, mais pleines de joie, regardèrent en
pleurant le tombeau et les linges, et s'en revinrent vers la ville.
Mais elles étaient encore tout émues ; elles ne se pressaient pas,
et s'arrêtaient de temps en temps pour voir si elle n'apercevraient
pas le Seigneur, ou si Madeleine ne revenait pas.
Pendant
ce temps, je vis Madeleine arriver au Cénacle ; elle était comme
hors d'elle-même et frappa fortement à la porte. Plusieurs disciples
étaient encore couchés le long des murs, et dormaient ; quelques-uns
étaient levés et s'entretenaient ensemble. Pierre et Jean lui
ouvrirent. Madeleine leur dit seulement du dehors : “On a enlevé le
Seigneur du tombeau ; nous ne savons pas où on l'a mis”. Et après
ces paroles, elle s'en retourna en grande hâte vers le jardin.
Pierre et Jean rentrèrent dans la maison et dirent quelques mots aux
autres disciples ; puis ils la suivirent en courant, Jean toutefois
plus vite que Pierre. Je vis Madeleine rentrer dans le jardin et se
diriger vers le tombeau, tout émue de sa course et de sa douleur.
Elle était couverte de rosée ; son manteau était tombé de sa tête
sur ses épaules, et ses longs cheveux dénoués et flottants. Comme
elle était seule, elle n'osa pas d'abord descendre dans la grotte,
mais elle s'arrêta un instant devant l'entrée ; elle s'agenouilla
pour regarder jusque dans le tombeau à travers les portes, et comme
elle rejetait en arrière ses longs cheveux qui tombaient sur son
visage, elle vit deux anges en vêtements sacerdotaux d'une blancheur
éclatante, assis aux deux extrémités du tombeau, et entendit la voix
de l'un d'eux qui lui disait : “Femme, pourquoi pleures-tu ?” Elle
s'écria dans sa douleur (car elle ne voyait qu'une chose, n'avait
qu'une pensée, à savoir que le corps de Jésus n'était plus là) :
“Ils ont enlevé mon Seigneur, et je ne sais pas où ils l'ont mis”.
Après ces paroles, ne voyant que le linceul vide, elle quitta le
tombeau et se mit à chercher ça et là. Il lui semblait qu'elle
allait trouver Jésus : elle pressentait confusément qu'il était près
d'elle, et l'apparition même des anges ne pouvait la distraire, elle
ils paraissait pas s'apercevoir que c'étaient des anges ; elle ne
pouvait penser qu'à Jésus. “Jésus n'est pas là ! Où est Jésus ?” Je
la vis errer de côte et d'autre comme une personne qui aurait perdu
son chemin. Sa chevelure tombait à droite et à gauche sur son
visage. Une fois, elle prit tous ses cheveux à deux mains, puis elle
les partagea en deux et les rejeta en arrière. C'est alors qu'en
regardant autour d'elle, elle vit, à dix pas du tombeau, vers
l'orient au lieu où le jardin monte vers la ville, une grande figure
habillée de blanc apparaître entre les buissons, derrière un
palmier, à la lueur du crépuscule, et comme elle courait de ce côté,
elle entendit ces paroles : “Femme, pourquoi pleures-tu ? Qui
cherches-tu ?” Elle crut que c'était le jardinier et, en effet,
celui qui lui parlait avait une bêche à la main, et sur la tête un
large chapeau qui semblait fait d'écorce d'arbre. J'avais vu sous
cette forme le jardinier de la parabole que Jésus avait racontée aux
saintes femmes, à Béthanie, peu de temps avant sa passion. Il
n'était pas resplendissant de lumière, mais semblable à un homme
habillé de blanc qu'on verrait à la lueur du crépuscule. A ces
paroles : “Qui cherches-tu ?” elle répondit aussitôt : “Si c'est
vous qui l'avez enlevé, dites-moi où il est, et j'irai le prendre”.
Et elle se mit tout de suite à regarder de nouveau autour d'elle.
C'est alors que Jésus lui dit avec son accent de voix ordinaire :
“Marie !” Elle reconnut sa voix, et aussitôt, oubliant le
crucifiement, la mort et la sépulture, elle se retourna rapidement,
et lui dit comme autrefois : “Rabboni !” (Maître !) Elle tomba à
genoux et étendit ses bras vers les pieds de Jésus. Mais le Sauveur
l'arrêta d'un geste, et lui dit : “Ne me touche pas ! car je ne suis
pas encore monté vers mon Père, mais va trouver mes frères, et
dis-leur que je monte vers mon Père et leur Père, vers mon Dieu et
leur Dieu”. Alors il disparut. Il me fut expliqué pourquoi Jésus
avait dit : “Ne me touche pas !” mais je n'en ai plus un souvenir
bien distinct. Je pense qu'il parla ainsi à cause de l'impétuosité
de Madeleine, trop absorbée dans le sentiment qu'il vivait de la
même vie qu'auparavant, et que tout était comme autrefois. Quant aux
paroles de Jésus : “Je ne suis pas encore monté vers mon Père”, il
me fut expliqué qu'il ne s'était pas encore présenté à son Père
céleste après sa résurrection, et qu'il ne l'avait pas encore
remercié pour sa victoire sur la mort et pour l'œuvre accomplie de
la Rédemption. C'était comme s'il eût dit que les prémices de la
joie appartenaient à Dieu, qu'elle devait d'abord se recueillir et
remercier Dieu pour l'accomplissement du mystère de la Rédemption :
car elle avait voulu embrasser ses pieds comme autrefois ; elle
n'avait pense à rien qu'à son maître bien-aimé, et elle avait
oublié, dans l'emportement de son amour, le miracle qui était sous
ses yeux. Je vis Madeleine, après la disparition du Seigneur, se
relever promptement, et, comme si elle avait fait un rêve, courir de
nouveau au sépulcre. Là, elle vit les deux anges assis : ils lui
dirent ce qu'ils avaient dit aux deux autres femmes touchant la
résurrection de Jésus. Alors, sûrs du miracle et de ce qu'elle avait
vu, elle se hâta de chercher ses compagnes, et elle les trouva sur
le chemin qui menait au Calvaire ; elles y erraient de côté et
d'autre, toutes craintives, attendant le retour de Madeleine et
ayant une vague espérance de voir quelque part le Seigneur.
Toute
cette scène ne dura guère que deux minutes ; il pouvait être trois
heures et demie du matin quand le Seigneur lui apparut, et elle
était à peine sortie du jardin que Jean y entra, et Pierre un
instant après lui. Jean s'arrêta à l'entrée du caveau ; se penchant
en avant, il regarda par la porte entrouverte du tombeau et vit le
linceul vide. Pierre arriva alors et descendit dans la grotte,
jusque devant le tombeau : il y vit les linges repliés des deux
côtés vers le milieu : les aromates y étaient enveloppées et la
bande de toile roulée autour : le linge qui avait couvert la face
était également plié et déposé à droite contre la paroi. Jean alors
suivit de Pierre, vit tout cela et crut à la résurrection. Ce que
Jésus leur avait dit, ce qui était dans les Écritures devenait clair
pour eux maintenant, et jusqu'alors ils ne l'avaient pas compris.
Pierre prit les linges sous son manteau, et ils s'en revinrent en
courant par la petite porte de Nicodème, Jean courut encore en avant
de Pierre.
J'ai vu
le sépulcre avec eux et avec Madeleine, et chaque fois j'ai vu les
deux anges assis à la tête et aux pieds, comme aussi tout le temps
que le corps de Jésus fut dans le tombeau. Il me sembla que Pierre
ne les vit pas. J'entendis plus tard Jean dire aux disciples
d'Emmaüs que, regardant d'en haut, il avait aperçu un ange.
Peut-être l'effroi que lui causa cette vue fut-il cause qu'il se
laissa devancer par Pierre, et peut-être aussi n'en parle-t-il pas
dans son Évangile par humilité, pour ne pas dire qu'il a vu plus que
Pierre.
Je vis
en ce moment seulement les gardes étendus par terre se relever et
reprendre leurs piques et leurs lanternes. Ces dernières, placées
sur des perches à l'entrée de la grotte, avaient quelque peu éclairé
l'intérieur. Les gardes, frappés de stupeur, sortirent en hâte du
jardin et gagnèrent la porte de la ville. Pendant ce temps,
Madeleine avait rejoint les saintes femmes, et leur racontait
qu'elle avait vu la Seigneur dans le jardin, et ensuite les anges.
Ses compagnes lui répondirent qu'elles avaient aussi vu les anges.
Madeleine courut alors à Jérusalem, et les saintes femmes
retournèrent du côté du jardin où elles croyaient peut-être trouver
les deux apôtres. Je vis les gardes passer devant elles et leur
adresser quelques paroles. Comme elles approchaient du jardin, Jésus
leur apparut revêtu d'une longue robe blanche qui couvrait jusqu'à
ses mains, et leur dit : “Je vous salue”. Elles tressaillirent,
tombèrent à ses pieds et semblèrent vouloir les embrasser ;
toutefois je ne me rappelle pas bien distinctement cette dernière
circonstance. Je vis que le Seigneur leur adressa quelques paroles,
sembla leur indiquer quelque chose avec la main, et disparut.
Alors
elles coururent en hâte au Cénacle, et rapportèrent aux disciples
qu'elles avaient vu le Seigneur et ce qu'il leur avait dit. Ceux-ci
d'abord ne voulaient croire ni elles, ni Madeleine, et traitèrent
tout ce qu'elles leur dirent d'imaginations de femmes jusqu'au
retour de Pierre et de Jean.
Comme
Jean et Pierre que l'étonnement avaient rendus tout pensifs s'en
revenaient, ils rencontrèrent Jacques le Mineur et Thaddée qui
avaient voulu les suivre au tombeau, et qui étaient aussi très émus,
car le Seigneur leur était apparu prés du Cénacle. l'avais aussi vu
Jésus passer devant Pierre et Jean, et Pierre me parut l'avoir
aperçu, car il sembla saisi d'une terreur subite. Je ne sais pas si
Jean le reconnut.
Dans
ces visions relatives à la Résurrection, ou d'autres apparitions, je
vis souvent, soit à Jérusalem, soit ailleurs, le Seigneur Jésus en
présence de diverses personnes, sans remarquer que celles-ci le
voient aussi. Quelquefois je vois les uns frappés d'un effroi
soudain et saisis d'étonnement, tandis que les autres restent
indifférents. Il me semble que je vois toujours le Seigneur, mais je
remarque en même temps que les hommes ne le voyaient alors qu'à
certains moments. Je vis de même continuellement les deux anges en
habits sacerdotaux se tenir dans l'intérieur du sépulcre, à partir
du moment où le Seigneur y fut déposé ; je vis aussi que les saintes
femmes, tantôt ne les voyaient pas, quelquefois n'en voyaient qu'un,
tantôt les voyaient tons doux. Les anges qui parlèrent aux femmes
étaient les anges du tombeau. Un seul d'entre eux leur parla, et
comme la porte n'était qu'entrouverte, elles ne virent pas l'autre.
L'ange qui descendit comme un éclair, rejeta la pierre du tombeau et
s'assit dessus, parut sous la figure d'un guerrier. Cassius et les
gardes le virent au commencement assis sur la pierre. Les anges qui
parlèrent ensuite étaient les anges du tombeau ou l'un d'eux. Je ne
me souviens plus pour quelle raison tout cela se fit ainsi : quand
je le vis, je n'en fus pas surprise, car alors ces choses paraissent
toutes simples et rien ne semble étrange.
Cassius
était venu trouver Pilate environ une heure après la résurrection.
Le gouverneur romain était encore couché, et on fit entrer Cassius
prés de lui. Il lui raconta tout ce qu'il avait vu avec une grande
émotion, lui parla du rocher ébranlé, de la pierre repoussés par un
ange, des linceuls restés vides : il ajouta que Jésus était
certainement le Messie et le Fils de Dieu, qu'il était ressuscité et
qu'il n'était plus là. Il parla encore de diverses autres choses
qu'il avait vues. Pilate écouta ce récit avec une terreur secrète,
mais il n'en laissa rien voir, et dit à Cassius : “Tu es un
superstitieux, tu as follement agit en allant te mettre près du
tombeau du Galiléen ; ses dieux ont pris avantage sur toi, et t'ont
fait voir toutes ces visions fantastiques ; je te conseille de ne
pas raconter cela aux Princes des prêtres, car ils te feraient un
mauvais parti”. Il fit aussi semblant de croire que le corps de
Jésus avait été dérobé par ses disciples et que les gardes
racontaient la chose autrement, soit pour s'excuser et cacher leur
négligence, soit pares qu'ils avaient été trompés par des
sortilèges. Quand il eût parlé quelque temps sur ce ton, Cassius le
quitta, et Pilate alla sacrifier à ses dieux.
Quatre
soldats vinrent bientôt faire le même récit à Pilate ; mais il ne
s'expliqua pas avec eux et les renvoya à Caïphe. Je vis une partie
de la garde dans une grande cour voisine du Temple où étaient
rassemblés beaucoup de vieux Juifs. Après quelques délibérations, on
prit les soldats un à un, et, à force d'argent et de menaces, on les
poussa à dire que les disciples avaient enlevé le corps de Jésus
pendant leur sommeil. Ils objectèrent d'abord que leurs compagnons
qui étaient allés chez Pilate les contrediraient, et les Pharisiens
leur promirent d'arranger la chose avec le gouverneur. Mais lorsque
les quatre gardes arrivèrent, ils ne voulurent pas dire autrement
qu'ils n'avaient fait chez Pilate. Le bruit s'était déjà répandu que
Joseph d'Arimathie était sorti miraculeusement de sa prison, et
comme les Pharisiens donnaient à entendre que ces soldats avaient
été subornés pour laisser enlever le corps de Jésus et leur
faisaient de grandes menaces, s'ils ne le représentaient pas,
ceux-ci répondirent qu'il ne pouvaient pas plus représenter ce
corps, que les gardes de la prison ne pouvaient représenter Joseph
d'Arimathie. Ils persévérèrent dans leurs dires et parlèrent si
librement du jugement inique de l'avant veille, et de la manière
dont la Pâque avait été interrompue. qu'on les arrêta et qu'on les
mit en prison. Les autres répandirent le bruit que Jésus avait été
enlevé par ses disciples et ce mensonge fut propagé par les
Pharisiens, les Sadducéens et les Hérodiens : il eut cours dans
toutes les synagogues où on l'accompagna d'injures contre Jésus.
Toutefois cette imposture ne réussit pas généralement, car après la
résurrection de Jésus, beaucoup de justes de l'ancienne loi
apparurent de nouveau à plusieurs de leurs descendants qui étaient
encore capables de recevoir la grâce, et les poussèrent à se
convertir à Jésus. Plusieurs disciples qui s'étaient dispersés dans
le pays et dont le courage était abattu, virent aussi des
apparitions semblables qui les consolèrent et les confirmèrent dans
la foi.
L'apparition des morts qui sortirent de leurs tombeaux après la mort
de Jésus ne ressemblait en rien à la résurrection du Seigneur. Jésus
ressuscita avec son corps renouvelé et glorifié, qui n'était plus
sujet à la mort et avec lequel il monta au ciel sous les yeux de ses
amis. Mais ces corps sortis du tombeau n'étaient que des cadavres
sans mouvement, donnés un instant pour vêtement aux âmes qui les
avait habités, et qu'elles replacèrent dans le sein de la terre,
d'où ils ne ressusciteront comme nous tous qu'au jugement dernier.
Ils étaient moins ressuscités d'entre les morts que Lazare qui vécut
réellement et dut mourir une seconde fois.
“Le
dimanche suivant
, si je ne me
trompe, je vis les Juifs laver et purifier le Temple. Ils y jetèrent
des herbes et des cendres d'os de morts, offrirent des sacrifices
expiatoires, enlevèrent les décombres, cachèrent les traces du
tremblement de terre avec des planches et des tapis, et reprirent
celles des cérémonies de la Pâque qui n'avaient pas pu être
accomplies le jour même.
Ils
s'efforcèrent de mettre un terme à tous les propos et à tous les
murmures, en déclarant que l'interruption de la fête et les dégâts
opérés dans le Temple, avaient été le résultat du tremblement de
terre et de l'assistance au sacrifice de personnes impures. Ils
appliquèrent, je ne sais pas bien comment, à ce qui s'était passé,
une vision d'Ézéchiel sur la résurrection des morts. Ils obtinrent
ainsi le silence d'autant plus aisément qu'un grand nombre de gens
avaient été complices du crime. Du reste, ils menacèrent de peines
graves ceux qui parleraient ou murmureraient : toutefois, ils ne
calmèrent que la portion du peuple la plus grossière et la moins
morale : les meilleurs se convertirent d'abord en silence, puis
ouvertement après la Pentecôte, ou plus tard, revenus chez eux,
lorsque les apôtres vinrent y prêcher. Les Princes des prêtres
devinrent de moins en moins arrogants à la vue de la rapide
propagation de la doctrine de Jésus. Au temps du diaconat d'Étienne, Ophel tout entier et la partie orientale de Sion ne pouvaient plus
contenir la communauté chrétienne, dont une partie dut occuper sous
des baraques et des tentes l'espace qui s'étend de la ville à
Béthanie. Je vis, en ces jours-là, Anne comme possédé du démon on
l'enferma et il ne reparut plus. Caïphe était comme un fou furieux,
tant la rage secrète qui l'animait était violente”.
Le
jeudi après Pâques, elle dit :
“J'ai
vu aujourd'hui Pilate faire chercher inutilement sa femme. Je vis
ensuite qu'elle était cachée dans la maison de Lazare, à Jérusalem.
On ne pouvait le deviner, car il n'y avait point de femmes logées
là ; c'était Étienne, encore peu connu comme disciple, qui allait
quelquefois la visiter : il lui apportait sa nourriture et des
nouvelles du dehors, et la préparait à la connaissance de
l'Évangile. Étienne était cousin de Paul : ils étaient fils des deux
frères. Simon de Cyrène vint trouver les apôtres après le sabbat,
demandant à être baptisé et admis dans la communauté chrétienne”.
Ici se
termine le récit de ces visions, qui dura depuis 18 février jusqu'au
6 avril 1823, jeudi de la semaine après Pâques.
È