BIENHEUREUSE
ANNE CATHERINE EMMERICH
religieuse et visionnaire
(
1774-1824)

LA DERNIÈRE CÈNE DE JÉSUS

Texte tiré de la
LA DOULOUREUSE PASSION
DE
N. S. JÉSUS CHRIST

D'APRÈS LES MÉDITATIONS
D'ANNE CATHERINE EMMERICH
Religieuse Augustine du Couvent d'Agnetenberg à Dulmen
Morte en 1824

Traduction Par M. l'Abbé de CAZALES

 

AVANT-PROPOS
DE LA VINGTIEME EDITION
de la “Douloureuse Passion”

Près de trente ans se sont écoulés depuis que la traduction de la Douloureuse Passion a été publiée pour la première fois. Il fallait alors quelque hardiesse pour mettre un pareil livre sous les yeux des lecteurs français, car, à cette époque, les bons chrétiens eux-mêmes, pour la plupart, n'admettaient que fort difficilement l'ordre de phénomènes surnaturels auquel se rattachent les visions d'Anne Catherine Emmerich, parce que les saints contemplatifs, si nombreux de tout temps dans l'Église catholique, ne leur étaient guère connus que par des biographies sèches et écourtées, où le côté miraculeux était presque entièrement laissé dans l'ombre. Il résultait de là que beaucoup de fidèles rejetaient à peu près, en lait de surnaturel, tout ce qui n'était pas article de foi, se faisant presque rationalistes, à force de vouloir être raisonnables. Les choses ont bien changé depuis, grâce à Dieu, et le présent livre a peut-être eu sa petite part dans ce changement, car, accueilli, dés le début, avec une bienveillance inespérée, il ne tarda pas à devenir très populaire parmi les personnes de piété. Le traducteur qui, à raison des dispositions signalées plus haut, ne s'attendait guère à rencontrer chez ses lecteurs une faveur si marquée, s'était attaché à choquer le moins possible les susceptibilités de l'esprit français : c'est pourquoi, dans la première édition, il avait omis un assez grand nombre de passages qui lui semblaient devoir nuire à l'impression totale du livre. Il avait, en outre, abrégé quelques descriptions ou quelques récits, de peur qu'ils ne parussent trop longs ou trop surcharges de détails oiseux. Le succès lui ayant montré qu'il n'y avait pas lieu d'être si timoré, il avait rétabli, dans les éditions suivantes, la plupart des passages retranchés : toutefois, il avait laissé subsister encore quelques suppressions, dont deux ou trois seulement avaient quelque importance et dépassaient un petit nombre de lignes. Quoique la traduction ainsi amendée ait eu un succès plus qu'ordinaire, comme le prouvent les nombreuses éditions qui en ont été laites, quelques personnes ont exprime le regret qu'elle ne reproduisait pas littéralement tout ce qui se trouve dans l'œuvre du pieux secrétaire d'Anne Catherine Emmerich, et qu'on pût lut contester encore le titre de traduction intégrale Bien qu'il lui manquât peu de chose pour mériter ce nom, et que les omissions, comme on l'a déjà vu, ne fussent ni nombreuses ni importantes, le traducteur, sensible à ce reproche, a voulu y faire droit et il a revu son travail de la première à la dernière ligne Cette fois du moins, on ne pourra l'accuser d'avoir rien retranché ni rien omis : ceux qui prendront la peine de comparer sa version au texte original, pourront se convaincre que celui-ci y est reproduit aussi exactement que possible, et que s'il s'y rencontre encore des infidélités, ce sont de celles dont la meilleure volonté du monde ne préserve pas à elle toute seule Quoi qu'il en soit, le traducteur n'a épargné ni le temps ni la peine pour mener son oeuvre à bien, et, s'il n'a pas mieux fait, c'est qu'il n'était pas capable de mieux faire.

PRÉFACE DU TRADUCTEUR

Celui qui écrit ceci parcourait l'Allemagne. Ce livre lui tomba sous la main ; il le trouva beau et édifiant. Nulle étrangeté de forme ou de pensée ; aucune trace de nouveauté ; rien qui ne fut simple de cœur et de langage, et qui ne respirât la soumission la plus entière à l'Église. Et en même temps Jamais paraphrase des récits évangéliques ne fut à la fois plus vive et plus saisissante. On a cru qu'un livre ayant ces qualités méritait d'être connu de ce côté du Rhin, et qu'il n'était pas impossible de le goûter tel qu'il est, sans s'inquiéter de la singularité de son origine.

Le traducteur toutefois ne s'est point dissimulé que cette publication s'adresse avant tout à des chrétiens, c'est-à-dire à des hommes qui ont le droit de se montrer rigoureux, exigeants même sur ce qui touche d'aussi prés des laits qui sont de foi pour eux. Il sait que saint Bonaventure et beaucoup d'autres, en paraphrasant l'histoire évangélique, ont mêlé des détails purement traditionnels à ceux qui sont consignés dans le teste sacré ; mais il n'a point été pleinement rassuré par ces exemples. Saint Bonaventure n'a prétendu être que paraphraste : il y a ici, ce me semble, quelque chose de plus[1].

Bien que la pieuse fille ait elle-même donné le nom de rêves à tout ceci ; bien que celui qui a rédigé ses récits repousse comme un blasphème l'idée de donner en quelque sorte l'équivalent d'un cinquième Évangile. Il est clair que les confesseurs qui ont exhorté la sœur Emmerich à raconter ce qu'elle voyait, que le poète célèbre qui a passé quatre ans prés d'elle, assidu à recueillir ses paroles, que les évêques allemands qui ont encouragé la publication de son livre, ont vu là autre chose qu'une paraphrase. Quelques explications sont nécessaires à cet égard.

Beaucoup d'ouvrages de Saints nous font entrer dans un monde très extraordinaire, et, si je l'ose dire, tout miraculeux. Il y a eu de tout temps des révélations sur le passé, le présent, l'avenir, ou même sur les choses tout à fait inaccessibles à la pensée humaine. On incline dans ce siècle à expliquer tout cela par un état maladif, par des hallucinations. L'Église, elle, au témoignage de ses docteurs les plus approuvés, reconnaît trois extases : l'une purement naturelle, dont une certains affection physique et une certaine disposition de l'imagination font tous les frais ; l'autre divins ou angélique, venant de communications méritées avec le monde supérieur ; une troisième, enfin, produite par l'action infernale [2]. Pour ne pas faire un livre au lieu d'une préface, nous ne nous livrerons à aucun développement sur cette doctrine, qui nous parait très philosophique, et sans laquelle on ne peut donner d'explications satisfaisantes sur l'âme humaine et ses diverses modifications.

L'Église, au reste, indique les moyens de reconnaître quel est l'esprit qui produit ces extases, conformément au mot de saint Jean : Probate spiritus, si ex Deo sunt. Les faits examinés suivant certaines règles, il y a eu de tout temps un triage fait par elle. Nombre de personnes ayant été habituellement dans l'état d'extase ont été canonisées, et leurs livres approuvés.

Mais cette approbation s'est bornée, en général, à déclarer que ces livres n'avaient rien de contraire à la foi et qu'ils étaient propres à nourrir la piété. Car l'Église n'est fondée que sur la parole de Jésus-Christ, sur la révélation faite aux apôtres Tout ce qui a pu être révélé depuis à des Saints n'a qu'une valeur contingente contestable même, l'Église ayant cela d'admirable qu'avec son inflexible unité dans le dogme, elle laisse à l'esprit, en tout le reste, une grande liberté. Ainsi, l'on peut croire aux révélations particulières, surtout lorsque ceux qui en ont été favorisés ont été élevés par l'Église au rang des Saints qu'elle vénère par un culte public ; mais on peut aussi tout contester, même en ce cas, sans sortir des limites de l'orthodoxie. C'est alors à la raison à discuter et à choisir.

Quant à la règle de discernement entre le bon esprit et l'esprit mauvais, elle n'est autre selon tous les théologiens que celle de l'Évangile : A fructibus eorum cognoscetiseos. Il tant éprouver d'abord si la personne qui dit avoir des révélations se défie de ce qui se passe en elle ; si elle préféra une voie plus commune ; si, loin de se vanter des grâces extraordinaires qu'elle reçoit, elle s'applique à les cacher et ne les fait connaître que par obéissance ; si elle va toujours croissant en humilité, en mortification, en charité. Puis, allant au fond des révélations elles-mêmes, il faut voir si elles n'ont rien de contraire à la foi ; si elles sont conformes à l'Écriture et aux traditions apostoliques, si elles sont racontées dans un esprit particulier ou dans l'esprit de soumission à l'Église. La lecture de la vie d'Anne Catherine Emmerich et celle de son livre prouveront qu'elle est parfaitement en règle à tous égards.

Ce livre a beaucoup de rapports avec ceux d'un nombre considérable de Saintes ; il en est de même de la vie d'Anne Catherine, qui présente avec leur vie la plus frappante ressemblance. On n'a qu'à lire, pour s'en convaincre, ce qui est raconté de saint François d'Assise, de saint Bernard, de sainte Brigitte, de sainte Hildegarde, des deux saintes Catherine de Gênes et de Sienne. de saint Ignace, de saint Jean de la Croix, de sainte Thérèse, d'une infinité d'autres moins connus. Nous pouvons renvoyer également aux écrits de ces saints personnages. Cela posé, il est bien évident qu'en regardant la sœur Emmerich comme animée du bon esprit. On n'attribue pas à son livre plus de valeur que l'Église n'en accorde à ceux de ce genre. Ils sont édifiants et peuvent exciter la piété : c'est là leur objet. Il ne tant point exagérer leur importance en tenant pour avéré qu'ils viennent de communications proprement divines, laveur si haute qu'on ne doit y croire qu'avec la circonspection la plus scrupuleuse.

A ne parler que de l'écrit que nous publions, nous avouerons sans détour qu'il y a un argument contre la complète identité de ce qu'on va lire avec ce qu'a pu dire la pieuse fille : c'est la supériorité d'esprit de celui qui a tenu la plume à sa place. Certes nous croyons à la bonne foi parfaite de M. Clément Brentano, parce que nous le connaissons et que nous l'aimons. D'ailleurs sa piété exemplaire, sa vie séparée du monde où il ne tiendrait qu'à lui d'être entouré d'hommages, sont une garantie pour tout esprit impartial. Tel poème qu'il pourrait publier, s'il le voulait, le placerait définitivement à la tête des poètes de l'Allemagne, tandis que la position de secrétaire d'une pauvre visionnaire ne lui a guère valu que des railleries. Nous n'entendons point affirmer néanmoins qu'en mettant aux entretiens de la sœur Emmerich l'ordre et la suite qui n'y étaient pas, qu'en y ajoutant son style, il n'ait pu, comme à son insu, arranger, expliquer, embellir. Il n'y aurait rien là qui altérât le fond du récit original ; rien qui inculpât la sincérité de la religieuse, ni celle de l'écrivain.

Le traducteur fait profession d'être de ceux qui ne comprennent pas qu'on écrive pour écrire et sans se demander compte des résultats ultérieurs. Le livre, tel qu'il est, lui a paru tout ensemble un bon livre d'édification et un beau livre de poésie. Ce n'est pas de la littérature, on le sent assez. La fille illettrée dont on donne ici les visions, et le chrétien si vrai qui les a recueillies avec le désintéressement littéraire le plus absolu, n'en ont jamais eu la pensée. Et pourtant bien peu d'œuvres d'art, nous le croyons, peuvent produire un effet comparable à celui de cette lecture. Nous espérons que les gens du monde en seront frappés, au moins sous ce rapport, et que la vive impression que plusieurs en auront reçue sera un acheminement à de, sentiments meilleurs et peut-être à des résultats durables.

Puis nous ne sommes pas fâché d'appeler un peu d'attention sur tout un ordre de phénomènes qui a précédé la fondation de l'Église, qui s'est perpétue depuis presque sans interruption, et qu'un trop grand nombre de chrétiens est prêt à rejeter absolument, soit par ignorance et par irréflexion, soit par pur respect humain. Il y a là tout un côté de l'homme à explorer du point de vue historique, psychologique et physiologique, et il serait temps que les esprits sérieux y portassent des regards attentifs et consciencieux.

Aux lecteurs tout à fait chrétiens, nous devons faire savoir que l'approbation ecclésiastique n'a point manqué à cette publication. Elle a été préparée sous les yeux des deux derniers évêques de Ratisbonne, Sailer et Wittmann. Ces noms sont peu connus en France ; mais, en Allemagne, ils signifient science, piété fervente, ardente charité, vie dévouée au maintien et à la propagation de l'orthodoxie catholique. Bien des ecclésiastiques français ont pensé que la traduction d'un pareil livre ne pourrait qu'aviver la piété, sans favoriser cette faiblesse d'esprit qui incline à donner aux révélations particulières plus d'importance en quelque sorte qu'à la révélation générale, et par suite à mettre des croyances libres à la place des croyances obligées.

Nous avons la confiance que personne ne sera blessé de certains détails sur les outrages soufferts par Jésus-Christ durant sa Passion. On se rappellera le mot du Prophète Vermis et non homo... opprobrium hominum et abjectio plebis ; et celui de l'Apôtre : Tentatum per omnia pro similitudine, absque peccato. Si nous avions besoin d'un exemple, nous prierions qu'on voulût bien se souvenir de la crudité de langage avec laquelle Bossuet retrace les mêmes scènes dans le plus admirable de ses quatre sermons sur la Passion du Sauveur. Il y a d'ailleurs dans les livres publiés depuis quelques années tant de belles phrases platoniciennes ou rhétoriciennes sur cette entité abstraite à laquelle on veut bien donner le nom chrétien de Verbe ou de Logos, qu'il n'y a pas de mal à montrer l'Homme-Dieu, le Verbe fait chair dans toute la réalité de sa vie terrestre, de ses humiliations et de ses souffrances. La vérité, ce semble, n'y perd rien, et l'édification moins encore.


LA DERNIÈRE CÈNE DE N.-S. JÉSUS-CHRIST

AVANT PROPOS

Celui qui comparera les Méditations suivantes avec le court récit de la sainte Cène dans l’Évangile, sera peut-être frappé de quelques légères différences qui s'y trouvent. Une explication doit être donnée à ce sujet, bien que cet écrit, on ne le dira jamais trop, n'ait point la prétention d'ajouter quoi que ce soit à l'Écriture Sainte, telle qu'elle a été interprétée par l'Église.

La sœur Emmerich a vu dans l'ordre suivant les circonstances de la Cène : l'agneau pascal est immolé et préparé dans le Cénacle ; le Seigneur tient un discours à cette occasion ; les convives mettent des habits de voyage ; ils mangent debout, à la hâte, l'agneau et les autres mets prescrits par la loi ; on présente deux fois au Seigneur une coupe de vin, il n'en boit pas la seconde fois, mais il la distribue à ses apôtres, en disant : “Je ne boirai plus désormais de ce fruit de la vigne, etc.” Ils se mettent à table, Jésus parle du traître ; Pierre craint que ce ne soit lui, Judas reçoit du Seigneur le morceau de pain qui le désigne ; on s’apprête pour le lavement des pieds ; dispute entre les apôtres sur la prééminence : reproches que leur fait Jésus, lavement des pieds ; Pierre ne veut pas que ses pieds soient lavés ; les pieds de Judas aussi sont lavés ; institution de l'Eucharistie, Judas communie et quitte la salle ; consécration des huiles et instruction à ce sujet, ordination de Pierre et des autres apôtres ; dernier discours du Seigneur ; protestations de Pierre ; fin de la Cène. En adoptant cet ordre, il semble d'abord que l'on sa mette en contradiction avec les passages de saint Matthieu (XXVI, 29), et de saint Marc (XIV, 20) où ces paroles : “Je ne boirai pas avec vous, etc.”, se trouvent après la consécration, mais dans saint Luc elles sont auparavant. Au contraire, les paroles relatives au traître Judas sont ici comme dans saint Matthieu et dans saint Marc, avant la consécration dans saint Luc elles ne viennent qu'après. Saint Jean qui ne raconte pas l'institution de l'Eucharistie, fait entendre que Judas sortit tout de suite après que Jésus lui eut présenté le pain ; mais il est très vraisemblable, d'après le texte des autres Évangélistes, que Judas reçut la sainte communion sous les deux espèces, et plusieurs des Pères, saint Augustin, saint Grégoire le Grand, saint Léon le Grand, le disent expressément ainsi que la tradition de l'Église catholique. (Voir dom Ménard, sur le Sacrementaire de Saint Grégoire, note 266.) D'ailleurs le récit de saint Jean, si l'on prenait à la lettre l'ordre dans lequel les faits sont présentés, le mettrait en contradiction non seulement avec saint Matthieu et saint Marc, mais avec lui-même, car il résulte du verset 10, c. XIII, que Judas aussi eut les pieds lavés. Or, le lavement des pieds eut lieu, selon lui, après qu'on eût mangé l'agneau pascal, et ce fut nécessairement pendant qu'on le mangeait que Jésus présenta le pain au traître. Il est clair que les Évangélistes, ici comme en d'autres endroits, préoccupés de l'essentiel, ne se sont point astreints à raconter les détails dans un ordre rigoureux, ce qui explique suffisamment les contradictions apparentes qui existent entre eux. Les contemplations suivantes paraîtront, à qui les lira avec attention, plutôt une concordance simple et naturelle des Évangiles, qu'un récit différent en quoi que ce soit d'essentiel de celui de l'Écriture sainte. Quant à ce qui concerne Melchisédech, il ne faut pas confondre les passages où il est présenté comme un ange, avec une ancienne hérésie d'après laquelle il est le Christ lui-même ou le Saint Esprit ou un Éon. Les termes de l'Épître aux Hébreux semblent désigner un ange, et si la plupart des théologiens, depuis saint Jérôme, ne les ont pas interprétés dans ce sens, c'est uniquement pour ne pas donner un prétexte, même éloigné, à cette hérésie.


I. PRÉPARATIFS DE LA PÂQUE

Le jeudi saint, 13 nisan (29 mars).

Jésus étant âgé de trente-trois ans dix-huit semaines moins un jour.

C'est hier soir qu'eut lieu le dernier grand repas du Seigneur et de ses amis, dans la maison de Simon le lépreux, à Béthanie, où Marie-Madeleine répandit pour la dernière fois des parfums sur Jésus : Judas se scandalisa à cette occasion ; il courut à Jérusalem, et complota encore avec les princes des prêtres pour leur livrer Jésus. Après le repas, Jésus revint dans la maison de Lazare, et une partie des apôtres se dirigea vers l'auberge située en avant de Béthanie. Dans la nuit, Nicodème vint encore chez Lazare, et s'entretint longtemps avec le Seigneur ; il retourna à Jérusalem avant le jour, et Lazare l'accompagna une partie du chemin.

Les disciples avaient déjà demandé à Jésus où il voulait manger la Pâque. Aujourd'hui, avant l'aurore, le Seigneur fit venir Pierre, Jacques et Jean : il leur parla beaucoup de tout ce qu'ils avaient à préparer et à ordonner à Jérusalem, et leur dit que, lorsqu'ils monteraient à la montagne de Sion, ils trouveraient l'homme à la cruche d'eau ils connaissaient déjà cet homme, car, à la dernière Pâque, à Béthanie, c'était lui qui avait préparé le repas de Jésus ; voilà pourquoi saint Matthieu dit : un certain homme. Ils devaient le suivre jusqu'à sa maison, et lui dire : “Le maître vous fait savoir que son temps est proche, et qu'il veut faire la Pâque chez vous”. Ils devaient ensuite se faire montrer le Cénacle qui était déjà préparé, et y faire toutes les dispositions nécessaires.

Je vis les deux apôtres monter à Jérusalem en suivant un ravin au midi du Temple, vers le côté septentrional de Sion. Sur le flanc méridional de la montagne du temple il y avait des rangées de maisons : ils marchaient vis-à-vis ces maisons an remontant un torrent qui les en séparait Lorsqu'ils eurent atteint les hauteurs de Sion qui dépassent la montagne du Temple, ils se dirigèrent vers le midi, st rencontrèrent, au commencement d'une petite montée, dans le voisinage d'un vieux bâtiment à plusieurs cours, l'homme qui leur avait été désigné : ils le suivirent et lui dirent ce que Jésus leur avait ordonné. Il se réjouit fort à cette nouvelle, et leur répondit qu'un repas avait déjà été commandé chez lui (probablement par Nicodème), qu'il ne savait pas pour qui, et qu'il était charmé d'apprendre que c'était pour Jésus. Cet homme était Héli, beau-frère de Zacharie d'Hébron, dans la maison duquel Jésus, l'année précédente, avait annoncé la mort de Jean-Baptiste. Il n'avait qu'un fils, lequel était lévite, et lié d'amitié avec Luc, avant que celui-ci ne fût venu au Seigneur, et en outre, cinq filles non mariées. Il allait tous les ans à la fête de Pâques avec ses serviteurs, louait une salle et préparait la Pâque pour des personnes qui n'avaient pas d'hôte dans la ville [3].

Cette année, il avait loué un Cénacle, qui appartenait à Nicodème et à Joseph d'Arimathie. Il en montra aux deux apôtres la situation et la distribution intérieure.

II. LE CÉNACLE

Sur le côté méridional de la montagne de Sion, non loin du château ruiné de David et du marché qui monte vers ce château du côté du levant, se trouve un ancien et solide bâtiment entre des rangées d'arbres touffus, au milieu d'une cour spacieuse environnée de bons murs. A droite et à gauche de l'entrée, on voit dans cette cour d'autres bâtisses attenant au mur, notamment à droite, la demeure du majordome, et tout auprès, celle où la sainte Vierge et les saintes femmes se tinrent le plus souvent après la mort de Jésus. Le Cénacle, autrefois plus spacieux, avait alors servi d'habitation aux hardis capitaines de David, et ils s'y exerçaient au maniement des armes. Avant la fondation du Temple, l'arche d'alliance y avait été déposée assez longtemps, et il y a encore des traces de son séjour dans un lieu souterrain. J'ai vu aussi le prophète Malachie caché sous ces mêmes voûtes : il y écrivait ses prophéties sur le saint Sacrement et le sacrifice de la Nouvelle Alliance. Salomon honora cette maison, et il y faisait quelque chose de symbolique et de figuratif que j'ai oublié. Lorsqu'une grande partie de Jérusalem fut détruite par les Babyloniens, cette maison fut épargnée. J'ai vu bien d'autres choses à son sujet, mais je n'en ai retenu que ce que je viens de dire.

Cet édifice était en très mauvais état lorsqu'il devint la propriété de Nicodème et de Joseph d'Arimathie : ils avaient disposé très commodément le bâtiment principal, qu’ils louaient pour servir de Cénacle aux étrangers que les fêtes de Pâques attiraient à Jérusalem. C'est ainsi que le Seigneur s'en était servi à la dernière Pâque. En outre, la maison et ses dépendances leur servaient, pendant toute l'année, de magasin pour des pierres tumulaires et autres, et d'atelier pour leurs ouvriers : car Joseph d'Arimathie possédait d'excellentes carrières dans sa patrie, et il en faisait venir des blocs de pierre, dont on faisait sous sa direction des tombes, des ornements d'architecture et des colonnes qu'on vendait ensuite. Nicodème prenait part à ce commerce, et lui-même aimait à sculpter dans ses moments de loisir. Il travaillait dans la salle ou dans un souterrain qui était au-dessous, excepté à l'époque des fêtes : ce genre d'occupation l'avait mis en rapport avec Joseph d’Arimathie ; ils étaient devenus amis et s'étaient souvent associés dans leurs entreprises.

Ce matin, pendant que Pierre et Jean, envoyés de Béthanie par Jésus, s'entretenaient avec l'homme qui avait loué le Cénacle pour cette année, Je vis Nicodème aller et venir dans les bâtiments à gauche de la cour où l'on avait transporté beaucoup de pierres qui obstruaient les abords de la salle à manger. Huit jours auparavant, j'avais vu plusieurs personnes occupées à mettre des pierres de côté, à nettoyer la cour et à préparer le Cénacle pour la célébration de la Pâque ; je pense même qu'il y avait parmi elles des disciples, peut-être Aram et Themeni, les cousins de Joseph d'Arimathie.

Le Cénacle proprement dit est à peu près au milieu de la cour, un peu dans le fond ; c'est un carré long, entouré d'un rang de colonnes peu élevées, qui, si l'on dégage les intervalles entre les piliers, peut être réuni à la grande salle intérieure, car tout l'édifice est comme à jour et repose sur des colonnes et des piliers ; seulement, dans les temps ordinaires, les passages sont fermés par des entre-deux. La lumière entre par des ouvertures au haut des murs. Sur le devant, on trouve d'abord un vestibule, où conduisent trois entrées ; puis on arrive dans la grande salle intérieure, au plafond de laquelle pendent plusieurs lampes : les murs sont ornés pour la fête, jusqu'à moitié de Leur hauteur, de belles nattes ou de tapis, et on a pratique dans le haut une ouverture, où l'on a étendu comme une gaze bleue transparente.

Le derrière de cette salle est séparé du reste par un rideau du même genre. Cette division en trois parties donne au Cénacle une ressemblance avec le Temple ; on y trouve aussi le parvis, le Saint et le Saint des Saints. C'est dans cette dernière partie que sont déposés, à droite et à gauche, les vêtements et les objets nécessaires à la célébration de la fête. Au milieu est une espèce d'autel. Hors du mur sort un banc de pierre élevé sur trois marches ; sa forme est celle d'un triangle rectangle dont la pointe est tronquée ; ce doit être la partie supérieure du fourneau où l'on fait rôtir l'agneau pascal, car aujourd'hui, pendant le repas, les marches qui sont autour étaient tout à fait chaudes. Il y a sur le coté une sortie conduisant dans la salle qui est derrière cette pierre saillante. C’est là qu'on descend à l'endroit où l'on allume le feu : on arrive aussi par là à d'autres caveaux voûtés, situés au-dessous de la salle. L'autel ou la pierre saillante renferme divers compartiments, comme des caisses ou des tiroirs à coulisse. Il y a aussi en haut des ouvertures, une espèce de grille en fer, une place pour faire le feu, une autre pour l'éteindre.

Je ne puis pas décrire textuellement tout ce qui se trouve là : cela semble être une espèce de foyer pour faire cuire des pains azymes et d'autres gâteaux pour la Pâque, ou encore pour brûler des parfums et certains restes du repas après la fête : c'est comme une cuisine pascale. Au-dessus de ce foyer ou de cet autel se détache de la muraille une sorte de niche en bois : plus haut se trouve une ouverture avec une soupape, probablement pour laisser sortir la fumée. Devant cette niche ou au-dessus je vis l'image d'un agneau pascal : il avait un couteau dans la gorge et il semblait que son sang coulât goutte à goutte sur l'autel ; Je ne me souviens plus bien comment cela était fait. Dans la niche de la muraille, sont trois armoires de diverses couleurs qu'on fait tourner comme nos tabernacles pour les ouvrir ou les fermer ; j'y vis toutes espèces de vases pour la Pâque et des écuelles rondes ; plus tard, le saint Sacrement y reposa.

Dans les salles latérales du Cénacle sont des espèces de couches en maçonnerie disposées en plan incliné, où se trouvent d'épaisses couvertures roulées ensemble, et où l'on peut passer la nuit. Sous tout l'édifice se trouvent de belles caves. L'Arche d'alliance fut déposée autrefois au-dessous de l'endroit même où le foyer a été depuis construit. Sous la maison se trouvent cinq rigoles, qui conduisent les immondices et les eaux sur la pente de la montagne car la maison est située sur un point élevé. J'ai vu précédemment Jésus y guérir et y enseigner : les disciples aussi passaient souvent la nuit dans les salles latérales.

III. DISPOSITIONS POUR LE REPAS PASCAL

Lorsque les apôtres eurent parlé à Héli d'Hébron, celui-ci rentra dans la maison par la cour : pour eux, ils tournèrent à droite et descendirent au nord à travers Sion. Ils passèrent un pont et gagnèrent, par un sentier couvert de broussailles, l'autre côté du ravin qui est en avant du Temple et la rangée de maisons qui se trouve au sud de cet édifice.

Là était la maison du vieux Siméon, mort dans le Temple après la présentation du Christ ; et ses fils, dont quelques-uns étaient secrètement disciples de Jésus, y logeaient actuellement. Les apôtres parlèrent à l'un d'eux, qui avait un emploi dans le Temple ; c'était un homme grand et très brun. Ils allèrent avec lui à l'est du Temple, à travers cette partie d'Ophel par où Jésus était entré dans Jérusalem, le jour des Rameaux, et gagnèrent le marché aux bestiaux, situé dans la partie de la ville qui est au nord du Temple. Je vis dans la partie méridionale de ce marché de petits enclos où de beaux agneaux sautaient sur le gazon comme dans de petits jardins. C'étaient les agneaux de la Pâque qu'on achetait là. Je vis le fils de Siméon entrer dans l'un de ces enclos : les agneaux sautaient après lui et le poussaient avec leurs têtes comme s'ils l'eussent connu. Il en choisit quatre, qui furent portés au Cénacle. Je le vis dans l’après-midi s'occuper, au Cénacle, de la préparation de l’agneau pascal.

Je vis Pierre et Jean aller encore dans différents endroits de la ville et commander divers objets. Je les vis aussi devant une porte, au nord de la montagne du Calvaire, dans une maison où logeaient la plupart du temps les disciples de Jésus, et qui appartenait à Séraphia (tel était le nom de celle qui fut appelée depuis Véronique). Pierre et Jean envoyèrent de là quelques disciples au Cénacle et les chargèrent de quelques commissions que j'ai oubliées.

Ils entrèrent aussi dans la maison de Séraphia, où ils avaient plusieurs arrangements à prendre. Son mari, membre du conseil, était la plupart du temps hors de chez lui pour ses affaires, et même lorsqu'il était à la maison, elle le voyait peu. C'était une femme à peu prés de l'âge de la sainte Vierge, et depuis longtemps en relation avec la sainte Famille ; car lorsque Jésus enfant resta à Jérusalem après la fête, c'était par elle qu'il était nourri. Les deux apôtres prirent là divers objets, qui furent ensuite portés au Cénacle par des disciples, dans des paniers couverts. C'est là aussi qu'on leur donna le calice dont le Seigneur se servit pour l'institution de la sainte Eucharistie.

IV. DU CALICE DE LA SAINTE CÈNE

Le calice que les apôtres emportèrent de chez Véronique est un vase merveilleux et mystérieux. Il était resté longtemps dans le Temple, parmi d'autres objets précieux d'une haute antiquité dont on avait oublié l'usage et l'origine. Quelque chose de semblable est arrivé dans l'Église chrétienne, où bien des objets sacrés, précieux par leur beauté et leur antiquité, sont tombés dans l'oubli avec le temps. On avait souvent mis au rebut, vendu, ou fait remettre à neuf de vieux vases et de vieux bijoux enfouis dans la poussière du Temple. C'est ainsi que, par la permission de Dieu, ce saint vase, qu'on n'avait jamais pu fondre à cause de sa matière inconnue, avait été trouvé par les prêtres modernes dans le trésor du Temple parmi d'autres objets hors d'usage, puis vendu à des amateurs d'antiquité. Ce calice, acheté par Séraphia avec tout ce qui s'y rattachait, avait déjà servi plusieurs fois à Jésus pour la célébration des fêtes et à dater de ce jour, il devint la propriété constante de la sainte communauté chrétienne. Ce vase n'avait pas toujours été dans son état actuel : je ne me souviens plus quand on avait mis ensemble les diverses pièces dont il se composait maintenant, ni si c'était par l'ordre du Seigneur. Quoi qu'il en soit, on y avait joint une collection portative d'objets accessoires, qui devaient servir pour l’Institution de la sainte Eucharistie. Le grand calice était posé sur un plateau dont on pouvait tirer encore une sorte de tablette, et autour de lui étaient six petits verres. Je ne me souviens plus si la tablette contenait des choses saintes. Dans ce grand calice se trouvait un autre petit vase ; au-dessus un petit plat, puis un couvercle bombé. Dans la pied du calice était assujettie une cuillère qu'on en tirait facilement. Tous ces vases étaient recouverts de beaux linges et renfermés dans une enveloppe en cuir, si je ne me trompe : celle-ci était surmontée d'un bouton. Le grand calice se compose de la coupe et du pied qui doit avoir été ajouté plus tard, car ces deux parties sont d'une matière différente. La coupe présente une masse brunâtre et polie en forme de poire ; elle est revêtue d'or, et il y a deux petites anses par où on peut la prendre, car elle est assez pesante. Le pied est d'or vierge artistement travaillé ; il est orné dans le bas d'un serpent et d'une petite grappe de raisin, et enrichi de pierres précieuses.

Le grand calice est resté dans l'église de Jérusalem, auprès de saint Jacques le Mineur, et je le vois maintenant encore conservé quelque part dans cette ville ; il reparaîtra au jour, comme il y est reparu cette fois. D'autres églises se sont partagé les petites coupes qui l'entourent ; l'une d'elles est allée à Antioche, une autre à Éphèse : chacune des sept églises a eu la sienne. Elles appartenaient aux patriarches qui y buvaient un breuvage mystérieux, lorsqu'ils recevaient et donnaient la bénédiction, ainsi que je l'ai vu plusieurs fois.

Le grand calice était déjà chez Abraham : Melchisédech l'apporta avec lui du pays de Sémiramis dans la terre de Chanaan, lorsqu'il commença quelques établissements au lieu où lut plus tard Jérusalem ; il s'en servit lors du sacrifice où il offrit le pain et le vin en présence d'Abraham, et il le laissa à ce patriarche. Ce vase avait été aussi dans l'arche de Noé [4].

Voici des hommes, de beaux hommes qui viennent d'une superbe ville : elle est bâtie à l'antique ; on y adore ce qu'on veut, on y adore même des poissons. Le vieux Noé, avec un pieu sur l'épaule, se tient dans le côté de l'arche ; le bois de construction est rangé tout autour de lui. Non, ce ne sont pas des hommes : ce doit être quelque chose de plus relevé, tant ils sont beaux et sereins ; ils apportent à Noé le calice qui, sans doute, a été égaré quelque part. Je ne sais pas comment s'appelle cet endroit. Il y a dans le calice une espèce de grain de blé, mais plus gros que les nôtres ; c'est comme une graine de tournesol ; et il y a aussi une petite branche de vigne. Ils parlent à Noé de sa grande célébrité ; ils lui disent de prendre ce calice avec lui, qu'il y a là quelque chose de mystérieux. voyez, il met le grain de blé et la petite branche de vigne dans une pomme jeune qu'il place dans la coupe. Il n'y a point de couvercle au-dessus, car ce qu'il y a mis doit toujours croître en dehors. Le calice est fait d'après un modèle qui, je crois, est sorti de terre quelque part, d'une façon merveilleuse. Il y a là un mystère, mais il est lait sur ce modèle. Ce calice est celui que j'ai vu figurer dans la grande parabole, à l'endroit où était le buisson ardent. Le grain de froment s’est développé jusqu'à l'époque de Jésus-Christ.

La Sœur raconta tout ce qu’il vient d'être dit du calice dans un état d'intuition tranquille et voyant devant elle tout ce qu'elle décrivait. Souvent elle semblait lutter contre ce qui se présentait à elle et poussait des exclamations mouvantes. Pendant son récit relatif à Noé, elle était tout absorbée dans sa vision. A la fin, elle poussa un cri d’effroi, regarda autour d'elle et dit : "Ah ! j'ai peur d'être obligée d'entrer dans l'arche ; je vois Noé, et je croyais que les grandes eaux arrivaient". Plus tard, étant tout à fait revenue à son état naturel, elle dit : "Ceux qui ont apporté le calice à Noé portaient de longs vêtements blancs et ressemblaient aux trois hommes qui vinrent chez Abraham et lui promirent que Sara enfanterait. Il m'a semblé qu'ils enlevaient de la ville quelque chose de saint qui ne devait pas être détruit avec elle et qu'ils le donnaient à Noé. La ville même périt dans le déluge avec tout ce qu'elle contenait. Le calice fut à Babylone, chez des descendants de Noé restés fidèles au vrai Dieu, ils étaient tenus en esclavage par Sémiramis. Melchisédech les conduisit dans la terre de Chanaan et emporta le calice. Je vis qu'il avait une tente près de Babylone, et qu'avant de les emmener, il y bénit le pain et le leur distribua, sans quoi ils n'auraient pas eu force de le suivre. Ces gens avaient un nom comme Samanéens. Il se servit d'eux et de quelques Chananéens habitant des cavernes, lorsqu'il commença à bâtir sur les collines sauvages où fut depuis Jérusalem".

Il fit des fondations profondes à la place où furent ensuite le Cénacle et le Temple et aussi vers le Calvaire. Il y planta le blé et la vigne. "Après le sacrifice de Melchisédec, le Calice resta chez Abraham. Il alla aussi en Égypte, et Moise en fut possesseur. Il était fait d'une matière singulière, compacte, comme celle d'une cloche, et qui ne semblait pas avoir été travaillée comme les métaux, mais être le produit d'une sorte de végétation. J'ai vu à travers [5]. Jésus seul savait ce que c'était”.

V. JÉSUS VA A JÉRUSALEM

Le matin, pendant que les deux apôtres s'occupaient, à Jérusalem, des préparatifs de la Pâque, Jésus, qui était resté à Béthanie, fit des adieux touchants aux saintes femmes, à Lazare et à sa mère, et leur donna encore quelques instructions. Je vis le Seigneur s'entretenir seul avec sa mère ; il lui dit, entre autres choses, qu'il avait envoyé Pierre, qui représentait la foi, et Jean, qui représentait l’amour, pour préparer la Pâque à Jérusalem. Il dit de Madeleine, dont la douleur la jetait dans une sorte d'égarement, que son amour était grand, mais encore un peu selon la chair, et qu'à cause de cela, la douleur la mettait hors d'elle-même. Il parla aussi des projets du traître Judas, et la sainte Vierge pria pour lui.

Judas était encore allé de Béthanie à Jérusalem, sous prétexte de faire des payements et divers arrangements. Le matin, Jésus s'enquit de lui auprès des neuf apôtres, quoiqu'il sût très bien ce qu'il faisait. Il courut toute la journée chez des Pharisiens, et arrangea tout avec eux. On lui fit même voir les soldats chargés de s'emparer du Sauveur. Il calcula toutes ses allées et venues de manière à pouvoir expliquer son absence. Il ne revint vers le Seigneur que peu de temps avant la Cène.

J'ai vu tous ses complots et toutes ses pensées. Lorsque Jésus parla de lui à Marie, je vis beaucoup de choses touchant son caractère. Il était actif et serviable, mais plein d'avarice, d'ambition et d'envie, et il ne luttait pas contre ses passions. Il avait fait de' miracles et guéri des malades en l'absence de Jésus. Lorsque le Seigneur annonça à la sainte Vierge ce qui allait arriver, elle le pria, de la manière la plus touchante, de la laisser mourir avec lui. Mais il lui recommanda d'être plus calme dans sa douleur que les autres femmes ; il lui dit aussi qu'il ressusciterait, et lui indiqua le lieu où il lui apparaîtrait. Elle ne pleura pas beaucoup, mais elle était profondément triste et plongée dans un recueillement qui avait quelque chose d'effrayant. Le Seigneur la remercia, comme un fils pieux, de tout l'amour qu'elle lui avait porté, et la serra contre son cœur. Il lui dit aussi qu'il ferait spirituellement la Cène avec elle, et lui désigna l'heure où elle la recevrait. Il fit encore à tous de touchants adieux et donna des enseignements sur plusieurs objets.

Jésus et les neuf apôtres allèrent, vers midi, de Béthanie à Jérusalem ; ils étaient suivis de sept disciples qui, à l'exception de Nathanael et de Silas, étaient de Jérusalem et des environs. Parmi eux étaient Jean Marc et le fils de la pauvre veuve qui le jeudi précédent, avait offert son denier dans le Temple, pendant que Jésus y enseignait. Jésus l'avait pris avec lui depuis peu de jours. Les saintes femmes partirent plus tard.

Jésus et sa suite erraient ça et là autour du mont des Oliviers, dans la vallée de Josaphat et jusqu'au Calvaire. Tout en marchant, il ne cessait de les instruire. Il dit, entre autres choses, aux apôtres que jusqu'à présent il leur avait donné son pain et son vin, mais qu’aujourd’hui il voulait leur donner sa chair et son sang, qu'il leur laisserait tout ce qu'il avait. En disant cela, le Seigneur avait une expression si touchante que toute son âme semblait se répandre au dehors, et qu'il paraissait languir d'amour dans l'attente du moment où il se donnerait aux hommes. Ses disciples ne le comprirent pas : ils crurent qu'il s'agissait de l'agneau pascal. On ne saurait exprimer tout ce qu'il y avait d'amour et de résignation dans les derniers discours qu'il tint à Béthanie et ici. Les saintes femmes se rendirent plus tard dans la maison de Marie, mère de Marc.

Les sept disciples qui avaient suivi le Seigneur à Jérusalem ne firent point ce chemin avec lui : ils portèrent au Cénacle les habits de cérémonie pour la Pâque, les déposèrent et revinrent dans la maison de Marie, mère de Marc. Lorsque Pierre et Jean vinrent de la maison de Séraphia au Cénacle avec le calice, tous les habits de cérémonie étaient déjà dans le vestibule, où ces disciples et quelques autres les avaient apportés. Ils avaient aussi couvert de tentures les murailles nues de la salle, dégagé les ouvertures en haut, et apprêté trois lampes suspendues. Pierre et Jean gagnèrent ensuite la vallée de Josaphat, et appelèrent le Seigneur et les neuf apôtres. Les disciples et les amis qui devaient faire aussi la Pâque dans le Cénacle vinrent plus tard.

VI. DERNIÈRE PÂQUE

Jésus et les siens mangèrent l'agneau pascal dans le Cénacle, divisés en trois troupes de douze, dont chacun, était présidée par l'un d'eux, faisant office de père de famille. Jésus prit son repas avec les douze apôtres dans la salle du Cénacle. Nathanaël le prit avec douze autres disciples dans l’une des salles latérales, douze autres avaient à leur tête Eliacim, fils de Cléophas et de Marie d’Héli, et frère de Marie de Cléophas : il avait été disciple de Jean Baptiste.

Trois agneaux furent immolés pour eux dans le Temple avec les cérémonies habituelles. Mais il y avait un quatrième agneau, qui fut immolé dans le Cénacle ; c'est celui-là que Jésus manges avec les apôtres. Judas ignora cette circonstance, parce qu'il était occupé de ses complots et n'était pas revenu lors de l'immolation de l'agneau : il vint très peu d'instants avant le repas. L’immolation de l'agneau destiné à Jésus et aux apôtres fut singulièrement touchante : elle eut lieu dans le vestibule du Cénacle avec le concours d'un fils de Siméon, qui était Lévite. Les apôtres et les disciples étaient là, chantant les. psaumes. Jésus parla d'une nouvelle époque qui commençait ; il dit que le sacrifice de Moïse et la figure de l'agneau pascal allaient trouver leur accomplissement : mais que, pour cette raison, l’agneau devait être immolé comme il l’avait été autrefois en Égypte, et qu'ils allaient sortir réellement de la maison de servitude.

Les vases et les instruments nécessaires furent apprêtés, an amena un beau petit agneau, orné d'une couronne qui fut envoyée à la sainte Vierge dans le lieu où elle se tenait avec les saintes femmes. L’agneau était attaché le des contre une planche par le milieu du corps, et il me rappela Jésus lié à la colonne et flagellé. Le fils de Siméon tenait la tête de l'agneau : Jésus le piqua au cou avec la pointe d’un couteau qu'il donna au fils de Siméon pour achever l'agneau. Jésus paraissait éprouver de la répugnance à le blesser ; il le fit rapidement, mais avec beaucoup de gravité. Le sang fut recueilli dans un bassin et on apporta une branche d’hysope, que Jésus trempa dans le sang. Ensuite il alla à la porte de la salle, en peignit de sang les deux poteaux et la serrure, et fixa au-dessus de la porte la branche teinte de sang. Il lit ensuite une instruction, et dit, entre autres choses, que l'ange exterminateur passerait outre, qu’ils devaient adorer en ce lieu sans crainte et sans inquiétude lorsqu'il aurait été immolé, lui, le véritable agneau pascal ; qu'un nouveau temps et un nouveau sacrifice allaient commencer, qui dureraient jusqu'à la fin du monde.

Ils se rendirent ensuite au bout de la salle, près du foyer où avait été autrefois l'arche d'alliance : il y avait déjà du feu. Jésus versa le sang sur ce foyer et le consacra comme autel. Le reste du sang et la graisse furent jetés dans le feu sous l’autel. Jésus, suivi de ses apôtres, fit ensuite le tour du Cénacle en chantant des psaumes, et consacra en lui un nouveau Temple. Toutes les portes étaient fermées pendant ce temps.

Cependant le fils de Siméon avait entièrement préparé l’agneau. Il l'avait passé dans un pieu : les jambes de devant étaient sur un morceau de bois placé en travers : celles de derrière étaient étendues le long du pieu. Hélas ! il ressemblait a Jésus sur la croix, et il fut mis dans le fourneau pour être rôti avec les trois autres agneaux apportés du temple.

Les agneaux de Pâque des Juifs étaient tous immolés dans le vestibule du Temple, et cela en trois endroits : pour les personnes de distinction, pour les petites gens et pour les étrangers. L'agneau pascal de Jésus ne fut pas immole dans le Temple : tout le reste fut rigoureusement conforme a la loi. Jésus tint plus tard un discours à ce sujet, il dit que l'agneau était simplement une figure, que lui-même devait être, le lendemain, l'agneau pascal, et d'autres choses que j'ai oubliées.

Lorsque Jésus eut ainsi enseigné sur l'agneau pascal et sa signification, le temps étant venu et Judas étant de retour, on prépara les tables. Les convives mirent les habits de voyage qui se trouvaient dans le vestibule, d'autres chaussures, une robe blanche semblable à une chemise, et un manteau, court par devant et plus long par derrière ; ils relevèrent leurs habits jusqu'à la ceinture, et ils avaient aussi de larges manches retroussées. Chaque troupe alla à la table qui lui était réservée : les deux troupes de disciples dans les salles latérales, le Seigneur et les apôtres dans la salle du Cénacle. Ils prirent des bâtons à la main et ils se rendirent deux par deux à la table, où ils se tinrent debout à leurs places, appuyant les bâtons à leurs bras et les mains élevées en l'air. Mais Jésus, qui se tenait au milieu de la table, avait reçu du majordome deux petits bâtons un peu recourbés par en haut, semblables à de courtes houlettes de berger. Il y avait à l'un des côtés un appendice formant une fourche, comme une branche coupée. Le Seigneur les mit dans sa ceinture de manière à ce qu'ils se croisassent sur sa poitrine, et en priant il appuya ses bras étendus en haut sur l'appendice fourchu. Dans cette attitude, ses mouvements avaient quelque chose de singulièrement touchant : il semblait que la croix dont il voulait bientôt prendre le poids sur ses épaules dût auparavant leur servir d'appui. Ils chantèrent ainsi : "Béni soit le Seigneur, le Dieu d'Israël !” ou "Loué soit le Seigneur", etc. Quand la prière fut finie, Jésus donna un des bâtons à Pierre et l'autre à Jean. Ils les mirent de côté ou les firent passer de main en main parmi les saints apôtres. Je ils m'en souviens plus très exactement.

La table était étroite et assez haute pour dépasser d'un demi pied les genoux d'un homme debout ; sa forme était celle d'un fer à cheval ; vis-à-vis de Jésus, à l'intérieur du demi cercle, était une place libre pour servir les mets. Autant que je puis m'en souvenir, à la droite de Jésus étaient Jean, Jacques le Majeur et Jacques le Mineur ; au bout de la table, à droite, Barthélémy ; puis, en revenant à l'intérieur, Thomas et Judas Iscariote. A la gauche, Simon, et prés de celui-ci, en revenant, Matthieu et Philippe.

Au milieu de la table était l'agneau pascal, dans un plat. Sa tête reposait sur les pieds de devant, mis en croix ; les pieds de derrière étaient étendus, le bord du plat était couvert d'ail. A côté se trouvait un plat avec le rôti de Pâque, puis une assiette avec des légumes verts serrés debout les uns contre les autres, et une seconds assiette, où se trouvaient de petits faisceaux d'herbes amères, semblables à des herbes aromatiques ; puis, encore devant Jésus, un plat avec d'autres herbes d'un vert jaunâtre, et un autre avec une sauce ou breuvage de couleur brune. Les convives avaient devant eux des pains ronds en guise d'assiettes ; ils se servaient de couteaux d'ivoire.

Après la prière, le majordome plaça devant Jésus, sur la table, le couteau pour découper l'agneau. Il mit une coupe de vin devant le Seigneur, et remplit six coupes, dont chacune se trouvait entre les deux apôtres. Jésus bénit le vin et le but ; les apôtres buvaient deux dans la même coupe. Le Seigneur découpa l'agneau ; les apôtres présentèrent tour à tour leurs gâteaux ronds et reçurent chacun leur part. Ils la mangèrent très vite, en détachant la chair des os au moyen de leurs couteaux d'ivoire ; les ossements furent ensuite brûlés. Ils mangèrent très vite aussi de l’ail et des herbes vertes qu'ils trempaient dans la sauce. Ils firent tout cela debout, s'appuyant seulement un peu sur le dossier de leurs sièges. Jésus rompit un des pains azymes et en recouvrit une partie : il distribua le reste. Ils mangèrent ensuite aussi leurs gâteaux. On apporta encore une coupe de vin mais Jésus n'en but point : Prenez ce vin, dit-il, et partagez-le entre nous ; car je ne boirai plu, de vin jusqu’à ce que vienne le royaume de Dieu. Lorsqu'ils eurent bu, ils chantèrent, puis Jésus pria ou enseigna, et on se lava encore les mains. Alors ils se placèrent sur leurs sièges. Tout ce qui précède s'était fait très vite, les convives restant debout. Seulement vers la fin ils s'étaient un peu appuyés sur les sièges.

Le Seigneur découpa encore un agneau, qui fut porté aux saintes femmes dans l'un des bâtiments de la cour où elles prenaient leur repas. Les apôtres mangèrent encore des légumes et de la laitue avec la sauce. Jésus était extraordinairement recueilli et serein : je ne l'avais jamais vu ainsi. Il dit aux apôtres d'oublier tout ce qu'ils pouvaient avoir de soucis. La sainte Vierge aussi, à la table des femmes, était pleine de sérénité. Lorsque les autres femmes venaient à elle et la tiraient par son voile pour lui parler, elle se retournait avec une simplicité qui me touchait profondément.

Au commencement, Jésus s'entretint très affectueusement avec ses apôtres, puis il devint sérieux et mélancolique. “Un de vous me trahira. dit-il, un de vous dont la main est avec moi à cette table”. Or, Jésus servait de la laitue, dont il n'y avait qu'un plat, à ceux qui étaient de son côté, et il avait chargé Judas, qui était à peu près en face de lui, de la distribuer de l'autre côté. Lorsque Jésus parla d'un traître, ce qui effraya beaucoup les apôtres, et dit : “un homme dont la main est à la même table ou au même plat que moi”, cela signifiait : “un des douze qui mangent et qui boivent avec moi, un de ceux avec lesquels je partage mon pain”. Il ne désigna donc pas clairement Judas aux autres, car mettre la main au même plat était une expression indiquant les relations les plus amicales et les plus intimes. Il voulait pourtant donner un avertissement à Judas, qui, en ce moment même, mettait réellement la main dans le même plat que le Sauveur, pour distribuer de la laitue. Jésus dit encore : “Le Fis de l'homme s’en va, comme il est écrit de lui ; mais malheur à l'homme par qui le Fils de l'homme sera livré : il vaudrait mieux pour lui n'être jamais né”.

Les apôtres étaient tout troublés et lui demandaient tour à tour : “Seigneur, est-ce moi” ? car tous savaient bien qu'ils ne comprenaient pas entièrement ses paroles. Pierre se pencha vers Jean par derrière Jésus, et lui fit signe de demander au Seigneur qui c'était ; car, ayant reçu souvent des reproches de Jésus, il tremblait qu'il n'eût voulu le désigner. Or, Jean était à la droits de Jésus et comme tous, s'appuyant sur le bras gauche, mangeaient de la main droite, sa tête était prés de la poitrine de Jésus. Il se pencha donc sur son sein et lui dit : “Seigneur, qui est-ce ?” Alors il fut averti que Jean avait Judas en vue. Je ne vis pas Jésus prononcer ces mots : “Celui auquel je donne le morceau de pain que j'ai trempé” ; je ne sais pas s'il le dit tout bas, mais Jean en eut connaissance lorsque Jésus trempa le morceau de pain entouré de laitue, et le présenta affectueusement à Judas, qui demanda aussi : “Seigneur, est-ce moi ?” Jésus le regarda avec amour et lui fit une réponse conçue en termes généraux. C'était, chez les Juifs, un signe d'amitié et de confiance. Jésus le fit avec une affection cordiale, pour avertir Judas sans le dénoncer aux autres. Mais celui-ci était intérieurement plein de rage. Je vis, pendant tout le repas, une petite figure hideuse assise à ses pieds, et qui montait quelquefois jusqu'à son cœur. Je ne vis pas Jean redire à Pierre ce qu’on avait appris de Jésus ; mais il le tranquillisa d'un regard.

VII. LE LAVEMENT DES PIEDS

Ils se levèrent de table, et pendant qu'ils arrangeaient leurs vêtements, comme us avaient coutume de le faire pour la prière solennelle, le majordome entra avec deux serviteurs pour desservir, enlever la table du milieu des sièges qui l'environnaient et la mettre de côté. Quand cela fut fait, il reçut de Jésus l'ordre de faire porter de l'eau dans le vestibule, et il sortit de la salle avec les serviteurs. Alors Jésus, debout au milieu des apôtres, leur parla quelque temps d'un ton solennel. Mais j'ai vu et entendu tant de choses jusqu'à ce moment, qu'il ne m'est pas possible de rapporter avec certitude le contenu de son discours ; je me souviens qu'il parla de son royaume, de son retour vers son père, ajoutant qu'auparavant il leur laisserait tout ce qu'il possédait, etc. Il enseigna aussi sur la pénitence, l'examen et la confession des fautes, le repentir et la justification. Je sentis que cette instruction se rapportait au lavement des pieds, et je vis aussi que tous reconnaissaient leurs péchés e. s'en repentaient, à l'exception de Judas. Ce discours fut long et solennel. Lorsqu'il fut terminé, Jésus envoya Jean et Jacques le Mineur chercher l'eau préparée dans le vestibule, et dit aux apôtres de ranger les sièges en demi cercle. Il alla lui-même dans le vestibule, déposa son manteau, se ceignit et mit un linge autour de son corps. Pendant ce temps, les apôtres échangèrent quelques paroles, se demandant quel serait le premier parmi eux ; car le Seigneur leur avait annoncé expressément qu'il allait les quitter et que son royaume était proche, et l'opinion se fortifiait de nouveau chez eux qu'il avait une arrière-pensée secrète, et qu'il voulait parler d'un triomphe terrestre qui éclaterait au dernier moment.

Jésus étant dans le vestibule, fit prendre à Jean un bassin et à Jacques une outre pleine d'eau ; puis, le Seigneur ayant versé de l'eau de cette outre dans le bassin, ordonna aux disciples de le suivre dans la salle où le majordome avait placé un autre bassin vide plus grand que le premier.

Jésus, entrant d'une manière si humble, reprocha aux apôtres, en peu de mots, la discussion qui s'était élevée entre eux ; il leur dit, entre autres choses, qu'il était lui-même leur serviteur et qu'ils devaient s'asseoir pour qu'il leur lavât les pieds. Ils s’assirent donc dans le même ordre que celui où ils étaient placés à la table, les sièges étant ranges en demi cercle. Jésus allait de l'un à l'autre, et leur versait sur les pieds, avec la main, de l'eau du bassin que tenait Jean ; il prenait ensuite l'extrémité du linge qui le ceignait, et il les essuyait. Jean vidait chaque fois l'eau dont on s'était servi dans le bassin placé au milieu de la salle, et revenait près du Seigneur avec son bassin. Alors Jésus faisait, de nouveau, couler l'eau de l'outre que portait Jacques dans le bassin qui était sous les pieds des apôtres et les essuyait encore. Le Seigneur qui s'était montré singulièrement affectueux pendant tout le repas pascal s'acquitta aussi de ces humbles fonctions avec l’amour le plus touchant. Il ne fit pas cela comme une pure cérémonie, mais comme un acte par lequel s'exprimait la charité la plus cordiale.

Lorsqu'il vint à Pierre, celui-ci voulut l'arrêter par humilité et lui dit : “Quoi ! Seigneur, vous me laveriez les pieds !” Le Seigneur lui répondit : “Tu ne sais pas maintenant ce que je fais, mais tu le sauras par la suite”. Il me sembla qu'il lui disait en particulier : “Simon, tu as mérité d'apprendre de mon père qui je suis, d'où je viens et où je vais ; tu l'as seul expressément confessé : c'est pourquoi je bâtirai sur toi mon Église, et les portes de l'enfer ne prévaudront point contre elle. Ma force doit rester prés de tes successeurs jusqu'à la fin du monde”. Jésus le montra aux autres apôtres, et leur dit que lorsqu'il n'y serait plus, Pierre devait remplir sa place auprès d'eux. Pierre lui dit : “Vous ne me laverez jamais les pieds”. Le Seigneur lui répondit : “Si je ne te lave pas, tu n'auras point de part avec moi”. Alors Pierre lui dit : “Seigneur, lavez-moi non seulement les pieds, mais encore les mains et la tête”. Et Jésus lui répondit : “Celui qui a déjà été lavé n'a plus besoin que de se laver les pieds : il est pur dans tout le reste. Pour vous aussi vous êtes purs ; mais non pas tous”. Il désignait Judas par ces paroles. Il avait parlé du lavement des pieds comme d'une purification des fautes journalières, parce que les pieds, sans cesse en contact avec la terre, s'y salissent incessamment si l'on manque de vigilance. Ce lavement des pieds fut spirituel et comme une espèce d'absolution. Pierre, dans son zèle, n'y vit qu'un abaissement trop grand de son maître : il ne savait pas que Jésus, pour le sauver, s'abaisserait le lendemain jusqu'à la mort ignominieuse de la croix.

Lorsque Jésus lava les pieds à Judas, ce fut de la manière la plus touchante et la plus affectueuse : il approcha son visage de ses pieds ; il lui dit tout bas qu'il devait rentrer en lui-même, que depuis un an il était traître et infidèle. Judas semblait ne vouloir pas s'en apercevoir, et adressait la parole à Jean ; Pierre s'en irrita et lui dit : “Judas, le Maître te parle !” Alors Judas dit à Jésus quelque chose de vague, d’évasif, comme : “Seigneur, à Dieu ne plaise !” Les autres n'avaient point remarqué que Jésus s'entretint avec Judas, car il parlait assez bas pour n'être pas entendu d’eux : d’ailleurs ils étaient occupés à remettre leurs chaussures. Rien de toute la passion n'affligea aussi profondément le Sauveur que la trahison de Judas.

Jésus lava encore les pieds de Jean et de Jacques. Jacques s'assit et Pierre tint l'outre : puis Jean s'assit et Jacques tint le bassin. Il enseigna ensuite sur l'humilité : il leur dit que celui qui servait les autres était le plus grand de tous, et qu'ils devaient dorénavant se laver humblement les pieds les uns aux autres ; il dit encore, touchant leur discussion sur la prééminence, plusieurs choses qui se trouvent dans l’Évangile : après quoi il remit ses habits. Les apôtres déployèrent leurs vêtements qu'ils avaient relevés pour manger l'agneau pascal.

VIII. INSTITUTION DE LA SAINTE EUCHARISTIE

Sur l'ordre du Seigneur, le majordome avait de nouveau tressé la table, qu'il avait quelque peu exhaussée ; il la couvrit d'un tapis sur lequel il étendit une couverture rouge, et par-dessus celle-ci une couverture blanche ouvrée à jour. Ayant ensuite replacé la table au milieu de la salle, il mit dessous une urne pleine d'eau et une autre pleine de vin. Pierre et Jean allèrent dans la partie de la salle où se trouvait le foyer de l'agneau pascal pour y prendre le calice qu'ils avaient apporté de chez Séraphia, et qui était dans son enveloppe. Ils le portèrent entre eux deux comme s’ils eussent porté un tabernacle, et le placèrent sur la table devant Jésus. N’y avait là une assiette ovale avec trois pains azymes blancs et minces, qui étaient rayés de lignes régulières ; il y avait trois de ces lignes dans la largeur, et chaque pain était à peu près une fois plus long que large. Ces pains, où Jésus avait déjà fait de légères incisions pour les rompre plus facilement. turent placés sous un linge auprès au demi pain déjà mis de côté par Jésus lors du repas pascal : il y avait aussi un vase d'eau et de vin, et trots boites, l'une d'huile épaisse, l'autre d'huile liquide, et la troisième vide avec une cuiller à spatule.

Dès les temps anciens, on avait coutume de partager le pain et de boire au même calice à la fin du repas c'était un signe de fraternité et d'amour usité pour souhaiter la bienvenue et pour prendre congé ; je pense qu'il doit y avoir quelque chose à ce sujet dans l'Écriture sainte. Jésus, aujourd'hui, éleva à la dignité du plus saint des sacrements cet usage qui n'avait été jusqu'alors qu'un rite symbolique et figuratif. Ceci fut un des griefs portés devant Caïphe par suite de la trahison de Judas : Jésus fut accusé d'avoir ajouté aux cérémonies de la Pâque quelque chose de nouveau : mais Nicodème prouva par les Écritures que c'était un ancien usage.

Jésus était placé entre Pierre et Jean : les portes étaient fermées, tout se faisait avec mystère et solennité. Lorsque le calice fut tiré de son enveloppe, Jésus pria et parla très solennellement. Je vis Jésus leur expliquer la Cène et toute la cérémonie : cela me fit l'effet d'un prêtre qui enseignerait aux autres à dire la sainte Messe.

Il retira du plateau sur lequel se trouvaient les vases une tablette à coulisse, prit un linge blanc qui couvrait le calice et l'étendit sur le plateau et la tablette. Je le vis ensuite ôter de dessus le calice une plaque ronde qu'il plaça sur cette même tablette. Puis il retira les pains azymes de dessous le linge qui les couvrait, et les mit devant lui sur cette plaque ou patène. Ces pains, qui avaient la forme d'un carré oblong, dépassaient des deux cotés la patène, dont les bords cependant étaient visibles dans le sens de la largeur Ensuite il rapprocha de lui le calice, en retira un vase plus petit qui s'y trouvait, et plaça à droite et à gauche les six petits verres dont il était entouré. Alors il bénit le pain, et aussi les huiles, à ce que je crois : il éleva dans ses deux mains la patène avec les pains azymes, leva les yeux, pria, offrit, remit de nouveau la patène sur la table et la recouvrit. Il prit ensuite le calice, y fit verser le vin par Pierre, et l'eau qu'il bénit auparavant, par Jean, et y ajouta encore un peu d'eau qu'il versa dans une petite cuiller : alors il bénit le calice, l'éleva en pliant, en fit l'offrande et le replaça sur la table.

Jean et Pierre lui versèrent de l'eau sur les mains au-dessus de l'assiette où les pains azymes avaient été placés précédemment : il prit avec la cuiller, tirée du pied du calice, un peu de l'eau qui avait été versée sur ses mains, et qu'il répandit sur les leurs ; puis l'assiette passa autour de la table, et tous s'y lavèrent les mains. Je ne me souviens pas si tel fut l'ordre exact des cérémonies : ce que je sais, c'est que tout me rappela d'une manière frappante le saint sacrifice de la Messe et me toucha profondément.

Cependant Jésus devenait de plus en plus affectueux ; il leur dit qu'il allait leur donner tout ce qu'il avait, c’est-à-dire lui-même : c'était comme s'il se fût répandu tout entier dans l'amour. Je le vis devenir transparent ; il ressemblait à une ombre lumineuse se recueillant dans une ardente prière, il rompit le pain en plusieurs morceaux, qu'il entassa sur la patène en forme de pyramide ; puis, du bout des doigts, il prit un peu du premier morceau, qu'il laissa tomber dans le calice. Au moment où il faisait cela, il me sembla voir la sainte Vierge recevoir le sacrement d'une manière spirituelle, quoiqu’elle ne fût point présente là [6]. Je ne sais comment cela se fit, mais je crus la voir qui entrait sans toucher la terre, et venait en face du Seigneur recevoir la sainte Eucharistie, puis je ne la vis plus, Jésus lui avait dit le matin, à Béthanie, qu'il célébrerait la Pâque avec elle d'une manière spirituelle, et il lui avait indiqué l’heure où elle devait se mettre en prière pour la recevoir en esprit.

Il pria et enseigna encore : toutes ses paroles sortaient de sa bouche comme du feu et de la lumière, et entraient dans les apôtres, à l'exception de Judas. Il prit la patène avec les morceaux de pain – je ne sais plus bien s'il l'avait placée sur le calice, et dit : “Prenez et mangez, ceci est mon corps, qui est donné pour vous”. En même temps, il étendit sa main droite comme pour bénir, et, pendant qu'il faisait cela, une splendeur sortit de lui ; ses paroles étaient lumineuses : le pain l'était aussi et se précipitait dans la bouche des apôtres comme un corps brillant : c'était comme si lui-même fût entré en eux. Je les vis tous pénétrés de lumière.

Judas seul était ténébreux. Il présenta d'abord le pain à Pierre, puis à Jean [7]: ensuite il fit signe à Judas de s'approcher ; celui-ci fut le troisième auquel il présenta le sacrement, mais ce fut comme si la parole du Sauveur se détournait de la bouche du traître et revenait à lui. J'étais tellement troublée, que je ne puis rendre les sentiments que j'éprouvais. Jésus lui dit : “Fais vite ce que tu veux faire”. Il donna ensuite le sacrement au reste des apôtres, qui s'approchèrent deux à deux, tenant tour à tour l'un devant l'autre, un petit voile empesé et brodé sur les bords qui avait servi à recouvrir le calice.

Jésus éleva le calice par ses deux anses jusqu'à la hauteur de son visage, et prononça les paroles de la consécration : pendant qu'il le faisait, il était tout transfiguré et comme' transparent ; il semblait qu'il passât tout entier dans ce qu'il allait leur donner. Il fit boire Pierre et Jean dans le calice qu'il tenait à le main, et le remit sur la table. Jean, à l'aide de la petite cuiller, versa le sang divin du calice dans les petits vases, et Pierre les présenta aux apôtres, qui burent deux dans la même coupe. Je crois, mais sans en être bien sure, que Judas prit aussi sa part du calice, il ne revint pas à sa place, mais sortit aussitôt du Cénacle les autres crurent, comme Jésus lui avait fait un signe, qu'il l'avait charge de quelque affaire. Il se retira sans prier et sans rendre grâces, et vous pouvez voir par là combien l'on a tort de se retirer sans actions de grâces après le pain quotidien et après le pain éternel. Pendant tout le repas, j'avais vu prés de Judas une hideuse petite figure rouge, qui avait un pied comme un os desséché, et qui quelquefois montait jusqu’à son cœur ; lorsqu'il fut devant la porte, je vis trois démons autour de lui : l'un entra dans sa bouche, l'autre le poussait, le troisième courait devant lui. Il était nuit, et on aurait cru qu'ils l'éclairaient ; pour lui, il courait comme un insensé.

Le Seigneur versa dans le petit vase dont J'ai déjà parlé un reste du sang divin qui se trouvait au fond du calice. puis il plaça ses doigts au-dessus du calice, et y fit verser encore de l'eau et du vin par Pierre et Jean. Cela fait, il les fit boire encore dans le calice, et le reste, versé dans les coupes, fut distribué aux autres apôtres. Ensuite Jésus essuya le calice, y mit le petit vase où était le reste du sang divin, plaça au-dessus la patène avec les fragments du pain consacré, puis remit le couvercle, enveloppa le calice et le replaça au milieu des six petites coupes. Je vis, après la résurrection, les apôtres communier avec le reste du saint Sacrement.

Je ne me souviens pas d'avoir vu que le Seigneur ait lui-même mangé et bu le pain et le vin consacrés, à moins qu'il ne l'ait fait sans que je m'en sois aperçue. En donnant l’Eucharistie, il se donna de telle sorte qu'il m'apparut comme sorti de lui-même et répandu au dehors dans une effusion d'amour miséricordieux. C'est quelque chose qui ne peut s'exprimer. Je n'ai pas vu non plus que Melchisédech lorsqu'il offrit le pain et le vin. y ait goûté lui-même. J'ai su pourquoi les prêtres y participent, quoique Jésus ne l'ait point fait. Pendant qu'elle parlait, elle regarda tout à coup autour d'elle comme si elle écoutait. Elle reçut une explication dont elle ne put communiquer que ceci : “Si les anges l'avaient distribué, ils n'y auraient point participé ; si les prêtres n'y participaient pas, l'Eucharistie se serait perdue : c'est par là qu'elle se conserve”.

Il y eut quelque chose de très régulier et de très solennel dans les cérémonies dont Jésus accompagna l'institution de la sainte Eucharistie, quoique ce fussent en même temps des enseignements et des leçons. Aussi je vis les apôtres noter ensuite certaines choses sur les petits rouleaux qu'ils portaient avec eux. Tous ses mouvements à droite et à Fauche étaient solennels comme toujours lorsqu'il priait. Tout montrait en germe le saint sacrifice de la Messe. Pendant la cérémonie, je vis les apôtres, à diverses reprises, s'incliner l'un devant l'autre, comme font nos prêtres.

IX. INSTRUCTIONS SECRÈTES
ET CONSPIRATIONS

Jésus fit encore une instruction secrète. Il leur dit comment ils devaient conserver le saint Sacrement en mémoire de lui jusqu'à la fin du monde ; il leur enseigna quelles étaient les formes essentielles pour en faire usage et le communiquer, et de quelle manière ils devaient, par degrés, enseigner et publier ce mystère, il leur apprit quand ils devaient manger le reste des espèces consacrées, quand ils devaient en donner à la sainte Vierge, et comment ils devaient consacrer eux-mêmes lorsqu'il leur aurait envoyé le Consolateur. Il leur parla ensuite du sacerdoce, de l'onction, de la préparation du saint Chrême et des saintes huiles. Il y avait là trois boites, dont deux contenaient un mélange d'huile et de baume, et qu'on pouvait mettre l'une sur l'autre, il y avait aussi du coton prés du calice. Il leur enseigna à ce sujet plusieurs mystères, leur dit comment il fallait préparer le saint Chrême, à quelles parties du corps il fallait l'appliquer, et dans quelles occasions. Je me souviens, entre autres choses, qu'il mentionna un cas où la sainte Eucharistie n'était plus applicable : peut-être cela se rapportait-il à l'Extrême Onction ; mes souvenirs sur ce point ne sont pas très clairs. Il parla de diverses onctions, notamment de celle des rois, et dit que les rois, même injustes, qui étaient sacrées, tiraient de là une force intérieure et mystérieuse qui n'était pas donnée aux autres. Il mit de l'onguent et de l'huile dans la boite vide, et en fit un mélange. Je ne sais pas positivement si c'est dans ce moment, ou lors de la consécration du pain, qu'il bénit l'huile.

Je vis ensuite Jésus oindre Pierre et Jean, sur les mains desquels il avait déjà, lors de l'institution du saint Sacrement, versé l'eau qui avait coule sur les siennes, et auxquels il avait donné à boire dans le calice. Puis, du milieu de la table, s'avançant un peu sur le côté, il leur imposa les mains, d'abord sur les épaules et ensuite sur la tête.

Note Ce n’est pas sans étonnement que l’éditeur, quelques années après ces communications, a lu dans l'édition latine du catéchisme romain (Mayence, chez Muller), à l’occasion du sacrement de la Confirmation, que, selon la tradition du saint pape Fabien Jésus-Christ a appris à ses apôtres la préparation du saint Chrême après l’Institution de l'Eucharistie. Ce pape dit notamment au 54é paragraphe de sa seconde épître aux évêques d'Orient : « Nos prédécesseurs ont reçu des apôtres et nous ont enseigné que Notre Seigneur Jésus-Christ, après avoir fait la Cène avec ses apôtres et leur avoir lavé les pieds, leur a appris à préparer le saint Chrême ».

Pour eux, ils joignirent leurs mains et mirent leurs pouces en croix, ils se courbèrent profondément devant lui, peut-être s'agenouillèrent-ils. Il leur oignit le pouce et l'index de chaque main, et leur fit une croix sur la tête avec le Chrême. Il dit aussi que cela leur resterait jusqu'à la fin du monde. Jacques le Mineur, André, Jacques le Majeur et Barthélemy reçurent aussi une consécration. Je vis aussi qu'il mit en croix, sur la poitrine de Pierre, une sorte d’étole qu'on portait autour du cou, tandis qu'il la passa en sautoir aux autres, de l'épaule droite au côté gauche. Je ne sais pas bien si ceci se fit lors de l'institution du saint Sacrement ou seulement lors de l'onction.

Je vis que Jésus leur communiquait par cette onction quelque chose d’essentiel et de surnaturel que je ne saurais exprimer. Il leur dit que, lorsqu’ils auraient reçu le Saint Esprit, ils consacreraient le pain et le vin et donneraient l'onction aux autres apôtres. Il me fut montré ici qu'au jour de la Pentecôte, avant le grand baptême, Pierre et Jean imposèrent les mains aux autres apôtres, et qu'ils les imposèrent à plusieurs disciples huit jours plus tard. Jean, après la résurrection, administra pour la première fois le saint Sacrement à la sainte Vierge. Cette circonstance fut fêtée parmi les apôtres. L'Église n'a plus cette fête ; mais je la vois célébrer dans l'Église triomphante. Les premiers jours qui suivirent la Pentecôte, je vis Pierre et Jean seuls consacrer la sainte Eucharistie ; plus tard, d'autres consacrèrent aussi.

Le Seigneur consacra encore du feu dans un vase d'airain ; il resta toujours allumé par la suite, même pendant de longues absences ; il lut conservé à côté de l'endroit où était déposé le saint Sacrement, dans une partie de l'ancien foyer pascal, et on l'y alla toujours prendre pour des usages spirituels. Tout ce que Jésus fit lors de l'institution de la sainte Eucharistie et de l'onction des apôtres se passa très secrètement, et ne fut aussi enseigné qu'en secret. L'Église en a conservé l'essentiel en le développant sous l'inspiration du Saint Esprit pour l'accommoder à ses besoins. Les apôtres assistèrent le Seigneur lors de la préparation et de la consécration du saint Chrême, et lorsque Jésus les oignit et leur imposa les mains, cela se fit d'une façon solennelle.

Pierre et Jean furent-ils consacrés tous deux comme évêques, ou seulement Pierre comme évêque et Jean comme prêtre ? [8] Quelle fut l'élévation en dignité des quatre autres ? C'est ce que je ne saurais dire. La manière différente dont le Seigneur plaça l'étole des apôtres semble se rapporter à des degrés différents de consécration.

Quand ces saintes cérémonies turent terminées, le calice prés duquel se trouvait aussi le saint Chrême fut recouvert et le saint Sacrement fut porta par Pierre et Jean dans la derrière de la salle, qui était séparé du reste par un rideau et qui fut désormais la sanctuaire. Le lieu où reposait le saint Sacrement n'était pas tort élevé au-dessus du fourneau pascal. Joseph d'Arimathie et Nicodème prisent soin du sanctuaire et du Cénacle pendant l'absence des Apôtres.

Jésus fit encore une longue instruction et pria plusieurs fois. Souvent il semblait converser avec son Père céleste : il était plein d'enthousiasme et d'amour. Les apôtres aussi étaient remplis d'allégresse et de zèle, et lui faisaient différentes questions auxquelles il répondait. Tout cela doit être en grande partie dans l'Écriture sainte. Il dit à Pierre et à Jean qui étaient assis la plus près de lui différentes choses qu'ils devaient communiquer plus tard, comme complément d'enseignements antérieurs, aux autres apôtres, et ceux-ci aux disciples et aux saintes femmes, selon la mesure de leur maturité pour de semblables connaissances. Il eut un entretien particulier avec Jean ; je me rappelle seulement qu'il lui dit que sa vie serait plus longue que celle des autres. Il lui parla aussi de sept Églises, de couronnes, d'anges et lui fit connaître plusieurs figures d'un sens profond et mystérieux qui désignaient, à ce que je crois, certaines époques. Les autres apôtres ressentirent, à l'occasion de cette confidence particulière, un léger mouvement de jalousie.

Il parla aussi de celui qui le trahissait. “Maintenant il fait ceci ou cela”, disait-il ; et je voyais, en effet, Judas faire ce qu'il disait. Comme Pierre assurait avec beaucoup de chaleur qu'il resterait toujours fidèlement auprès de lui, Jésus lui dit : “Simon, Simon, Satan vous a demandé pour vous cribler comme du froment ; mais j'ai prié pour toi, afin que la foi ne défaille point”.

Quand une fois tu seras converti, confirme tes frères. Comme il disait encore qu'ils ne pouvaient pas le suivre où il allait, Pierre dit qu'il le suivrait jusqu'à la mort, et Jésus répondit : “En vérité, avant que le coq n'ait chanté trois fois, tu me renieras trois fois". Comme il leur annonçait les temps difficiles qui allaient venir, il leur dit : “Quand je vous ai envoyés, sans sac, sans bourse, sans souliers, avez-vous manqué de quelque chose ?” “Non”, répondirent-ils. “Maintenant, reprit-il, ì que celui qui a un sac et une bourse les prenne. Que celui qui n'a rien vende sa robe pour acheter une épée, car on va voir l'accomplissement de cette prophétie : il a été mis au rang des malfaiteurs. Tout ce qui a  été écrit de moi va s'accomplir”. Les apôtres n'entendirent tout ceci que d'une façon charnelle, et Pierre lui montra deux épées, elles étaient courtes et larges comme des couperets. Jésus dit : “C'est assez, sortons d'ici”. Alors ils chantèrent le chant d'actions de grâces, la table fut mise de côté, et ils allèrent dans le vestibule.

Là, Jésus rencontra sa mère Marie, fille de Cléophas et Madeleine, qui le supplièrent instamment de ne pas aller sur le mont des Oliviers ; car le bruit s'était répandu qu'on voulait s'emparer de lui. Mais Jésus les consola en peu de paroles et passa rapidement : il pouvait être 9 heures. Ils redescendirent à grands pas le chemin par où Pierre et Jean étaient venus au Cénacle, et se dirigèrent vers le mont des Oliviers.

J'ai toujours vu ainsi la Pâque et l'institution de la sainte Eucharistie. Mais mon émotion était autrefois si grande que mes perceptions ne pouvaient être bien distinctes : maintenant je l'ai vue avec plus de netteté. C'est une fatigue et une peine que rien ne peut rendre. On aperçoit l'intérieur des cœurs, on voit l'amour sincère et cordial du Sauveur, et l'on sait tout ce qui va arriver. Comment serait-il possible alors d'observer exactement tout ce qui n'est qu’extérieur : on est plein d'admiration, de reconnaissance et d'amour : on ne peut comprendre l'aveuglement des hommes ; on pense avec douleur à l'ingratitude du monde entier et à ses propres péchés. Le repas pascal de Jésus se fit rapidement, et tout y fut conforme aux prescriptions légales. Les Pharisiens y ajoutaient ça et là quelques observances minutieuses.

X. COUP D'ŒIL SUR MELCHISÉDECH

Lorsque Notre-Seigneur Jésus-Christ prit le calice lors de l'institution de la sainte Eucharistie, j’eus uns autre vision qui se rapportait à l'Ancien Testament. Je vis Abraham agenouille devant un autel ; dans le lointain étaient des guerriers avec des bêtes de somme et des chameaux : un homme majestueux s'avança prés d'Abraham et plaça sur l'autel le même calice dont Jésus se servit plus tard. Je vis que cet homme avait comme des ailes aux épaules ; il ne les avait pas réellement ; mais c'était un signe pour m'indiquer qu'un ange était devant mes yeux. C'est la première fois que j'ai vu des ailes à un ange. Ce personnage était Melchisédech Derrière l'autel d'Abraham, montaient trois nuages de fumée : celui du milieu s'élevait assez haut ; les autres étaient plus bas.

Je vis ensuite deux rangs de figures se terminant à Jésus. David et Salomon s'y trouvaient. (Était-ce la suite des possesseurs du calice, des sacrificateurs, ou des ancêtres de Jésus ? la Sœur a oublié de le dire.) Je vis des noms au-dessus de Melchisédech, d'Abraham et de quelques rois. Puis je revins à Jésus et au calice.

Le 3 avril 1821, elle dit, étant en extase : “Le sacrifice de Melchisédech eut lieu dans la vallée de Josaphat, sur une hauteur [9]. Je ne puis maintenant retrouver l'endroit”.

Melchisédech avait déjà le calice. Je vis qu'Abraham devait savoir d'avance qu'il viendrait sacrifier ; car il avait élevé un bel autel, au-dessus duquel était comme une tente de feuillage. Il y avait aussi une sorte de tabernacle où Melchisédech plaça le calice. Les vases où l'on buvait semblaient être de pierres précieuses. Il y avait un trou sur l'autel, probablement pour le sacrifice. Abraham avait amené un superbe troupeau. Lorsque ce patriarche avait reçu le mystère de la promesse, il lui avait été révélé que le prêtre du Très-Haut célébrerait devant lui le sacrifice qui devait être institué par le Messie et durer éternellement. C'est pourquoi, lorsque Melchisédech fit annoncer son arrivée par deux coureurs dont il se servait souvent, Abraham l'attendit avec une crainte respectueuse, et éleva l’autel et la tente de feuillage.

Je vis qu'Abraham plaça sur l'autel, comme il le faisait toujours en sacrifiant, quelques ossements d'Adam ; Noé les avait gardés dans l'arche. L'un et l'autre priaient Dieu d'accomplir la promesse qu'il avait faite à ces os, et qui n'était autre que le Messie. Abraham désirait vivement la bénédiction de Melchisédech.

La plaine était couverte d'hommes, de bêtes de somme et de bagages. Le roi de Sodome était avec Abraham sous la tante. Melchisédech vint d'un lieu qui fut depuis Jérusalem ; il y avait abattu une forêt et jeté les fondements de quelques édifices ; un bâtiment semi-circulaire était à moitié achevé et un palais était commencé. Il vint avec une bête de somme grise, ce n'était pas un chameau, ce n'était pas non plus notre âne ; cet animal avait le cou large et court. Il était très léger à la course, il portait d'un côté un grand vaisseau plein de vin et de l'autre une caisse où se trouvaient des pains aplatis et différents vases. Les vases, en forme de petits tonneaux, étaient transparents comme des pierres précieuses. Abraham vint à la rencontre de Melchisédech. Je vis celui-ci entrer dans la tente derrière l'autel, offrir le pain et le vin en les élevant dans ses mains, les bénir et les distribuer : il y avait dans cette cérémonie quelque chose de la sainte Messe. Abraham reçut un pain plus blanc que les autres, et but du calice qui servit ensuite à la Cène de Jésus, et qui n'avait pas encore de pied. Les plus distingués d'entre les assistants distribuèrent ensuite au peuple qui les entourait du vin et des morceaux de pain.

Il n'y eut pas de consécration : les anges ne peuvent pas consacrer. Mais les oblations furent bénies, et je les vis reluire. Tous ceux qui en mangèrent furent fortifiés et élevés vers Dieu, Abraham fut aussi béni par Melchisédech : je vis que c'était une figure de l'ordination des prêtres. Abraham avait déjà reçu la promesse que le Messie sortirait de sa chair et de son sang. Il me fut enseigné. plusieurs fois que Melchisédech lui avait lait connaître ces paroles prophétiques sur le Messie et son sacrifice : “Le Seigneur a dit à mon Seigneur, asseyez-vous à ma droite [10] jusqu'à ce que je réduise vos ennemis à vous servir de marchepied. Le Seigneur l'a juré et ne s'en repentira pas. Vous êtes prêtre dans l'éternité selon l'ordre de Melchisédech”. Je vis aussi que David. Lorsqu'il écrivit ces paroles, eut une vision de la bénédiction donnée par Melchisédech à Abraham. Abraham, ayant reçu le pain et le vin, prophétisa et parla par avance de Moise, des lévites, et de ce que le premier donna à ceux-ci en partage.

Je ne sais pas si Abraham offrit aussi lui-même ce sacrifice. Je le vis ensuite donner la dîme de ses troupeaux et de ses trésors ; j'ignore ce que Melchisédech en fit ; je crois qu'il la distribua. Melchisédech ne paraissait pas vieux ; il était svelte, grand, plein d'une douce majesté ; il avait un long vêtement, plus blanc qu'aucun vêtement que j'aie jamais vu : le vêtement blanc d'Abraham paraissait terne à côté. Lors du sacrifice. Il mit une ceinture où étaient brodés quelques caractères, et une coiffure blanche semblable à celle que portèrent plus tard les prêtres. Sa longue chevelure était d'un blond clair et brillanta comme de la soie ; il avait une barbe blanche, courte et pointue, son visage était resplendissant. Tout le monde le traitait avec respect ; sa présence répandait partout la vénération et un calme majestueux. Il me fut dit que c'était un ange sacerdotal et un messager de Dieu. Il était envoyé pour établir diverses institutions religieuses. Il conduisait les peuples, déplaçait les races, fondait les villes. Je l'ai vu en divers lieux avant le temps d'Abraham. Ensuite je ne l'ai plus revu.


NOTES

[1] Cette préface est celle de la première édition, publiée en 1835.

[2] Voyez à ce sujet l'ouvrage du cardinal Bona, De Discretione spirituum.

[3] Elle voit le jour de la naissance historique de J.-C. au 30 novembre.

[4] Ceci se rapporte à une grande parabole symbolique touchant la réparation du genre humain dès le commencement que malheureusement elle ne raconta pas entièrement et qu’elle oublia ensuite. Dans cette occasion même elle ne parla pas du buisson ardent : toutefois le buisson ardent de Moïse avait dans d’autres visions une forme semblable à celle du calice.

[5] Il est difficile de savoir si elle voulait dire par là que le calice était transparent ou qu'elle a vu à travers, d'une façon surnaturelle.

[6] Dans une autre occasion, Anne Catherine vit la présente spirituelle de la sainte Vierge d'une manière si vive qu’elle en parla comme d'une présence corporelle.

[7] Elle n’était pas très certaine que la chose se fût faite dans cet, ordre ; une autre fois elle avait vu Jean recevoir de sacrement le dernier.

[8] Après la Pentecôte, elle vit saint Jean, lui aussi Imposer les mains : la première supposition parait donc plus probable.

[9] Le 5 Juillet 1821 elle dit : “Cela eut lieu dans une vallée non loin de la vallée des Raisins, qui se prolonge dans la direction de Gaza”. Or, Bachiene Hammelsteld et d'autres regardent une vallée de cette contrée comme étant la vallée de Josaphat, parce que les ennemis de Josaphat s'y détruisirent eux-mêmes par un Jugement de Dieu (Il, Paralip., 20), et que Josaphat veut dire : Dieu jugera. La vallée où Josaphat rendit grâces pour sa victoire, s'appelait la Vallée de bénédiction. Un Jour où Anne-Catherine désignait divers chemins que devait suivre le Seigneur, le 13 octobre de la troisième année de sa prédication, elle dit : “il passera là à l’endroit où Melchisédech offrit te pain et le vin : il y a encore une espèce de chapelle construite en pierres brutes, Je crois qu'on y célèbre quelquefois le service divin.” Or, le chemin suivi alors par Jésus se rapprochait de la contrée de Gaza.

[10] A propos de ces mots : “Asseyez-vous à ma droite” elle s’exprima ainsi : “Le côté droit a une grande et mystérieuse signification. La génération éternelle du Fils m'est quelquefois montrée dans des figures de la Sainte Trinité que le langage ne saurait rendre, et alors Je vois le Fils dans le coté droit du Père Je vois ensuite la figure que vit Moïse dans le buisson ardent, elle m'apparaît dans un triangle lumineux, au sommet n duquel est le Saint Esprit. Ceci ils peut s'exprimer d'une manière précise mais dans ces figures, mises à la portée d'une pauvre créature humaine, le Fils est toujours à la droite. Ève fut tirée du côté droit d'Adam : sans la chute les hommes seraient sortis du côté droit : c'est dans le coté droit que les patriarches portaient la bénédiction de la promesse, et ils plaçaient leurs enfants à droite lorsqu’ils les bénissaient le côté droit du Christ fut ouvert par la lance du soldat. Dans les visions, on volt l’Église sortir de cette blessure. En entrant dans cette Église, on entre dans le côté droit du Sauveur et on arrive par lui et en lui jusqu'au Père”.

SOURCE: http://www.jesusmarie.free.fr