
TABLE DES MATIÈRES
HOMÉLIE SUR CES PAROLES
DE L'ÉVANGILE: Je détruirai mes greniers et j’en construirai de plus
grands; et contre l'avarice. Luc. 12. 18.
DISCOURS ADRESSÉ AUX JEUNES
GENS, SUR L'UTILITÉ QU'ILS PEUVENT RETIRER DE LA LECTURE DES LIVRES
PROFANES.
HOMÉLIE PRONONCÉE DANS UN TEMPS DE FAMINE ET DE SÉCHERESSE.
HOMÉLIE SUR LA COLÈRE.
HOMÉLIE SUR L’ENVIE.
HOMÉLIE SUR LE
MÉPRIS DES CHOSES DE CE MONDE.
HOMÉLIE SUR CE SUJET : Que Dieu n'est pas auteur du mal.
HOMÉLIE SUR LE CONSEIL QUE DONNE SAINT PAUL DE SE RÉJOUIR TOUJOURS.
HOMÉLIE SUR L'HUMILITÉ.
HOMÉLIE CONTRE L'IVROGNERIE.
HOMÉLIE SUR LE JEÛNE.
HOMÉLIE SUR CES PAROLES DE MOÏSE : Prenez garde à vous.
HOMÉLIE CONTRE LES RICHES.
PANÉGYRIQUE DES QUARANTE
MARTYRS.
PANÉGYRIQUE DU MARTYR GORDIUS. |
HOMÉLIE SUR CES PAROLES
DE L'ÉVANGILE
"Je détruirai mes greniers et j’en
construirai de plus grands" ;
ET CONTRE L'AVARICE. Luc. 12. 18.
SOMMAIRE.
CETTE Homélie est
une des plus belles de saint Basile par la vivacité des mouvements, le
pathétique des sentiments, la beauté des pensées, la richesse des
expressions. Il n'a pas suivi de plan marqué, suivant son usage. Il
attaque avec force, dans la personne du riche de l'Évangile, la folie et
le crime de l'homme avare et cupide, à qui ses richesses ne causent que
des soucis et des inquiétudes; qui n'use de ses biens que pour
satisfaire sa sensualité; qui, au lieu de rendre grâces à un Dieu
bienfaisant, l'irrite par de honteuses débauches; qui, malgré
l'incertitude d'une vie aussi courte, se prépare de longues jouissances;
qui, loin de soulager les misérables, trafique de leurs misères; qui
prétend jouir seul de ce qui lui a été donné pour le partager avec les
autres; que ni le plaisir de soulager les malheureux, ni lei récompenses
promises aux Oeuvres de miséricorde, ni les peines réservées à la dureté
du riche impitoyable, ne peuvent rendre sensible aux infortunes d'autrui
; dont toute la conduite enfin tend à lui attirer, dans les jours de la
justice, les malédictions du souverain Juge. On voit dans ce discours,
le plus touchant tableau d'un père infortuné, qui, pressé par le besoin,
se détermine à vendre un de ses fils.
IL est parmi nous
deux sortes d'épreuves. Nous sommes attaqués dans ce monde, ou par
l’affliction, qui, comme l'or dans le creuset, éprouve notre aie et fait
connaître sa force en exerçant sa patience, ou par la prospérité même,
qui est un autre genre d'épreuve. Car il est également difficile, et de
ne pas nous laisser abattre dans les peines de la vie, et de ne pas nous
laisser emporter par l'orgueil dans l'excès du bonheur. Job nous fournit
un exemple de la première sorte d'épreuve. Cet athlète généreux et
invincible, qui, lorsque le démon venait fondre sur lui comme un torrent
impétueux, a soutenu tous ses efforts avec un coeur ferme et
inébranlable, s'est montré d'autant plus grand, d'autant plus élevé
au-dessus des disgrâces, que son ennemi lui livrait des combats plus
rudes et plus cruels. Le riche de l'évangile qu'on vient de lire, nous
offre un exemple, entre mille autres, de l'épreuve dans les heureux
succès ; ce riche qui possédait déjà de grandes richesses, et qui en
espérait de nouvelles, parce qu'un Dieu bon n'avait point puni d'abord
son ingratitude, mais qu'il ajoutait tous les jours à ses biens, pour
essayer si en rassasiant son coeur, il pourrait le tourner vers la
sensibilité et la bienfaisance.
Les terres d’un
homme riche, dit l'Évangile, lui ayant rapporté des fruits en abondance,
il se disait à lui-même : Que ferai-je ? Je détruirai mes greniers et
j'en construirai de plus grands (Lc. 12. 16 et suiv.). Pourquoi donc
gratifier de cette abondance de fruits, un homme qui n'en devait faire
aucun bon usage ? c'est pour qu'on vît se manifester avec plus d'éclat
l'immense bonté de Dieu, qui s'étend jusque sur de pareils hommes ; qui
fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes, et lever son soleil
sur les méchants et sur les bons (Mt. 5. 45). Mais ce Dieu bon et
patient amasse de plus grands supplices contre les criminels qu'il
diffère de punir. Il a envoyé des pluies sur une terre cultivée par des
mains avares, il a ordonné au soleil d'échauffer les semences et de les
multiplier au centuple. Un terrain fertile, une température favorable,
des semences abondantes, des animaux robustes, compagnons des travaux,
et les autres avantages qui font prospérer la culture : voilà les
bienfaits dont Dieu a comblé le riche de l'Évangile. Et que voyons-nous
dans ce riche ? des mains fermées à toute largesse, un coeur dur,
insensible aux besoins et aux souffrances d'autrui. Voilà comme il a
reconnu les dons multipliés de son bienfaiteur. Il ne s'est pas rappelé
que les autres hommes sont ses semblables, il n'a pas songé à faire part
aux indigents de son superflu, il n'a tenu aucun compte de ces
préceptes: Ne cessez pas de faire du bien au pauvre ; que la foi et une
charité bienfaisante ne vous abandonnent jamais ; rompez votre pain avec
celui qui a faim (Pr. 3. 3 et 27. — ls. 58. 7). Les leçons, les cris de
tous les prophètes et de tous les docteurs ont été pour lui inutiles.
Ses greniers trop étroits et trop faibles, rompaient sous la multitude
des fruits dont ils étaient chargés; son âme avide n'était pas encore
satisfaite. Ajoutant sans cesse à ce qu'il avoir déjà, grossissant
toujours ses biens par les productions de chaque année, il tomba enfin
dans un embarras et des perplexités dont il avait peine à sortir. Son
avarice ne lui permettait pas d'abandonner les anciennes récoltes ; il
ne pouvait renfermer les nouvelles, vu leur abondance ; il était donc
embarrassé, il ne savait à quoi se résoudre.
Qui n'aurait pas eu
pitié de ce riche, malheureux par sa propre richesse, misérable par les
biens qu'il possédait, plus misérable encore par ceux qu'il attendait ?
Ce sont moins des revenus que lui produisent ses terres, que des
gémissements. Ce ne sont pas des fruits qu'il amasse, mais des peines
d'esprit, des inquiétudes et des embarras cruels. Il se lamente comme le
pauvre. Celui qui est pressé par l'indigence fait entendre ces plaintes:
Que ferai-je ? d'où tirerai-je ma nourriture et mes vêtements ? Que
ferai-je? dit aussi ce riche. Son âme est oppressée et agitée par les
soins et les soucis. Ce qui réjouit les autres inquiète l'avare.
L'abondance qui règne dans sa maison ne le satisfait pas ; ses celliers
qui regorgent de biens lui causent une peine intérieure ; il appréhende
que venant par hasard à jeter les yeux sur les objets qui l'environnent,
il ne trouve une occasion de soulager les indigents. Il me paraît être
une parfaite image de ces gourmands insatiables, qui aiment mieux
charger leur estomac outre mesure et se nuire à eux-mêmes, que
d'abandonner leurs restes à celui qui est dans le besoin.
Reconnaissez, ô
riche, celui dont vous tenez vos richesses ; rappelez-vous qui vous
êtes, quels sont les biens que vous administrez, quel est celui dont
vous les avez reçus, et pourquoi il vous a préféré à tant d’autres. Vous
êtes le dispensateur d'un Dieu bon, l'intendant et l'économe de vos
semblables. Ne croyez pas que les productions abondantes de vos champs
soient destinées uniquement à satisfaire votre avidité. Ne regardez pas
comme étant à vous les biens que vous avez entre les mains ; ces biens
qui, après vous avoir réjoui quelques instants, ne tarderont guère à
être dissipés; ces biens dont on vous demandera un compte rigoureux.
Vous doublez les portes et les serrures pour les enfermer tous, vous les
scellez et les enchaînez de toutes parts ; craintif et inquiet, vous
veillez à leur garde, et délibérant avec vous-même, prenant l'avis d'un
mauvais conseiller, vous vous demandez : Que ferai-je ? La réponse était
prête et toute simple: Je soulagerai la faim du pauvre, j'ouvrirai mes
greniers, et j'appellerai tous les indigents. A l'exemple de Joseph, je
ferai retentir ces paroles aussi pleines de grandeur que d'humanité : O
vous tous qui manquez de pain, accourez à moi, recevez chacun votre
subsistance de la bonté de Dieu, prenez votre part des biens qui coulent
comme d'une fontaine publique (Gn. 47). Mais vous êtes bien loin, oui,
vous êtes bien loin de ressembler à Joseph, vous qui enviez aux autres
hommes la jouissance de vos possessions ; vous qui, tenant conseil
au-dedans de vous-même, et prenant un parti funeste aux pauvres, pensez
non à soulager les besoins de chacun, mais à garder pour vous seul ce
que vous recueillez, et à priver tons les autres de l'avantage qu'ils
pouvaient tirer de vos richesses. On était près de redemander l'âme du
riche de l'Évangile (Lc. 12. 20), et il songeait à manger les fruits de
ses terres ; on devait la lui redemander cette nuit même, et il
imaginait des jouissances pour plusieurs années. On lui a permis de
consulter à loisir, et de manifester ses sentiments, afin de lui faire
subir la sentence digne de sa résolution criminelle. Craignez de tomber
dans la même faute. L'Écriture nous offre son exemple, afin que nous
évitions son erreur. Imitez la terre, produisez comme elle, et ne vous
montrez pas inférieur à un être inanimé. Observez cependant que ce n'est
point pour sa propre jouissance, mais pour votre usage, que la terre
fait éclore ses fruits ; tandis que vous, vous amassez pour vous-même
les fruits de bienfaisance que vous faites paraître au-dehors : car tout
l'avantage des bonnes oeuvres re-tourne à celui qui les fait. Vous avez
nourri l'indigent ; ce que vous lui avez donné vous revient avec usure.
Et comme la semence qui tombe sur la terre, profite à celui qui la
jette ; de même le pain jeté dans le sein du pauvre, est du plus grand
rapport pour celui qui le donne. Ayez pour fin dans vos cultures de
recueillir la semence céleste. Semez, dit un prophète, semez pour
vous-même dans la justice (Os. 10. 12). Pourquoi vous tourmenter ?
pourquoi vous fatiguer ? pourquoi cet empressement à enfermer vos biens
dans des murs de boue et de briques ? Une bonne réputation vaut mieux
que de grandes richesses (Pr. 22. 1). Si vous les estimez, ces
richesses, pour les honneurs qu'elles procurent, considérez combien il
importe plus à votre gloire d'être appelé le père d'un millier de
pauvres, que de compter dans votre bourse mille pièces de monnaie. Vous
laisserez vos biens sur la terre malgré vous ; mais l'honneur qui vous
reviendra de vos bonnes oeuvres, vous le transporterez dans le ciel,
lorsque tout le peuple, environnant le tribunal du souverain Juge, vous
appellera son père nourricier, son bienfaiteur, et vous donnera les
autres noms que vous aura mérités votre bienfaisance. Vous voyez des
hommes, jaloux de donner des spectacles de baladins et d'athlètes,
spectacles qu'on doit avoir en horreur, vous les voyez prodiguer l'or
pour repaître leur vanité d'un honneur frivole, pour entendre les cris
et les applaudissements du peuple : et vous, vous épargnez la dépense
lorsque vous devez obtenir une gloire que rien n'égale. Un Dieu qui
reçoit vos présents, les anges qui applaudissent à votre libéralité, les
hommes de tous les siècles qui envient votre bonheur, une gloire
éternelle, une couronne incorruptible, le royaume des cieux ; telle est
la récompense dont sera payée la distribution que vous aurez faite de
quelques matières périssables. Vous ne pensez à aucun de ces avantages,
et votre amour pour les biens présents vous fait oublier les biens
futurs.
Distribuez ici-bas
vos richesses pour les besoins du pauvre, et soyez jaloux de vous
distinguer dans ces pieuses dépenses. Qu'il soit dit de vous : Il a
répandu ses biens dans le sein des indigents, sa justice subsistera dans
tous les siècles (Ps. III. 9). N'aggravez pas les nécessités des
misérables, en faisant augmenter le prix de leur subsistance. N'attendez
pas la disette pour ouvrir vos greniers. Le monopoleur est maudit du
peuple (Pr. II. 26). Que la soif de l'or ne vous fasse pas épier la
famine ; que la passion de vous enrichir ne vous fasse point profiter de
la misère commune, et craignez de trafiquer des calamités de vos
semblables. Que la colère divine ne soit pas pour vous une occasion de
grossir vos trésors, n'aigrissez pas les plaies des malheureux
qu'affligent de cruels fléaux. Mais vous ne considérez que l'or, et
jamais votre frère. Vous connaissez les marques de la monnaie, vous
savez distinguer celle qui est bonne de celle qui est fausse ; et vous
affectez de méconnaître votre frère dans le besoin. L'éclat de l'or vous
réjouit ; et vous ne faites aucune attention au pauvre qui voudrait vous
faire entendre ses gémissements.
Comment vous
mettrai-je sous les yeux sa situation déplorable ? Après avoir examiné
autour de lui quelles peuvent être ses ressources, il ne se voit ni
argent, ni espérance d'en acquérir. Un petit nombre d'habits et de
meubles, qui tous ensemble valent à peine quelques oboles, voilà tout ce
que possède son indigence. Il finit par tourner ses regards vers ses
enfants; il songe à les conduire an marché
,
pour suspendre la mort qui le menace. Imaginez-vous un combat entre la
faim qui le presse et l'affection paternelle. La faim lui présente la
mort la plus triste, la nature le retient et lui persuade de mourir avec
ses enfants. Souvent poussé, souvent arrêté, enfin il cède, forcé et
vaincu par une nécessité impérieuse et un besoin pressant. Entrons dans
le coeur d'un père pour y voir les réflexions qui l'agitent, Qui
vendrai-je le premier ? qui d'entre eux un dur marchand de grains
verra-t-il avec plus de plaisir ? Choisirai-je l'aîné ? mais je respecte
son aînesse. Irai-je au plus jeune ? mais j'ai pitié de son âge tendre
qui ne sent pas encore son malheur. Celui-ci est la plus parfaite image
de ses parents : cet autre est propre aux sciences. Quel cruel embarras
! que devenir? que faire ? qui de ces infortunés dois-je attaquer ? me
dépouillerai-je des sentiments humains ? prendrai-je ceux d'une bête
féroce ? Si je veux conserver tous mes enfants, je les verrai tous périr
de faim. devant moi. Si j'en abandonne un seul, de quel oeil verrai-je
ceux qui resteront, auxquels je ne serai devenu que trop suspect ?
comment habiterai-je ma maison, après m'être privé moi-même de mes
enfants ? comment me présenterai-je à une table où sera servi un pain
acheté à un tel prix ? Il part donc en versant un torrent de larmes,
pour aller vendre le plus cher de ses enfants. Son affliction ne vous
touche pas, vous ne pensez pas qu'il est homme comme vous. La faim
presse ce malheureux père ; et vous marchandez avec lui, vous le
retenez, vous prolongez les douleurs qui le déchirent. Il vous offre ses
propres entrailles pour vous payer sa nourriture ; et, loin que votre
main tremble en recevant de son infortune ce qu'elle vous vend. de plus
précieux, vous disputez avec lui, vous craignez d'acheter trop cher,
vous cherchez à recevoir beaucoup en donnant peu, aggravant ainsi de
toutes parts les disgrâces de cet infortuné. Insensible à ses pleurs et
à ses gémissements, votre coeur dur et cruel est fermé à la
commisération. Vous ne voyez que l'or, vous n'imaginez que l'or. L'est
la pensée qui vous occupe pendant votre sommeil, c'est la pensée qui
vous occupe encore à votre réveil. Et comme les personnes dont la tête
est dérangée par la folie, ne voient pas les objets mêmes, mais ceux quo
leur présente une imagination malade ; de même votre âme, vivement
frappée de l'amour des richesses, ne voit que l'or, ne voit que
l'argent. Vous préféreriez la vue de l'or à la vue même du soleil. Vous
souhaitez que tout se convertisse en or sous vos mains, et vous faites
tout ce qui est en votre pouvoir pour que votre voeu s'accomplisse. Que
de moyens n'employez-vous pas pour avoir de l'or ? pour vous le blé
devient or, le vin se durcit en or, la laine se transforme en or. Tous
vos commerces, tous vos projets, vous apportent de l'or ; enfin l'or
même, multiplié par l'usure, vous produit de l'or.
Les désirs de
l'avarice ne peuvent être rassasiés ni satisfaits. Nous laissons
quelquefois des enfants gourmands se gorger à leur volonté de ce qu'ils
aiment davantage, et nous parvenons à les dégoûter en les rassasiant. Il
n'en est pas ainsi de l'avare. Plus il se remplit d'or, plus il en
désire. Si les richesses abondent chez vous, n'y attachez pas votre
cœur, vous dit le roi Prophète (Ps. 1). Mais vous les retenez
lorsqu'elles débordent, et vous fermez exactement tous les passages.
Enfermées et retenues de force dans la maison du riche, que font-elles ?
elles rompent toutes les digues, se répandent malgré lui, et faisant
violence comme un ennemi qui vient fondre tout à coup, elles renversent
et détruisent ses magasins et ses greniers. Il en construira de plus
grands, dira-t-on. Mais qui est-ce qui l'assure qu'il ne les laissera
pas à son héritier, avant qu'il les ait rétablis ? car il pourra être
enlevé du milieu des vivants, avant qu'il ait pu relever, selon ses
désirs avares, les édifices où il renferme ses récoltes. Le riche de
l'Évangile a trouvé une fin digne de ses résolutions iniques. O vous qui
m'écoutez, suivez mes conseils : ouvrez toutes les portes de vos
greniers et de vos maisons ; donnez de toutes parts à vos richesses de
libres issues. Comme on pratique des milliers de canaux pour que les
eaux d'un grand fleuve se distribuent également dans une terre qu'elles
fertilisent; de même ouvrez à vos richesses divers passages, pour
qu'elles se répandent dans la maison des pauvres. Les eaux des puits
n'en deviennent que plus belles et plus abondantes lorsqu'on y puise
souvent ; trop longtemps reposées, elles croupissent. L'or arrêté dans
les coffres n'est qu'un fonds mort et stérile ; mis en mouvement par la
circulation, il devient fructueux et se divise pour l'utilité commune.
Quels éloges ne mérite-t-il pas à celui qui le répand pour le bien de
ses frères? ne dédaignez point ces éloges. Quelle récompense ne lui
obtient-il pas du juste Juge ? regardez cette récompense comme assurée.
Que l'exemple du
riche condamné dans l'Évangile, se présente sans cesse à vous. Attentif
à garder les biens dont il jouit déjà, inquiet pour ceux qu'il s'attend
de recueillir, sans savoir s'il vivra le lendemain, il prévient ce
lendemain par les fautes qu'il commet dès aujourd'hui. Le pauvre n'est
pas encore venu le supplier, et il manifeste déjà la dureté de son coeur
; il n'a pas recueilli ses fruits, et il donne déjà des marques de son
avarice. La terre officieuse et libérale lui offrait toutes ses
productions ; elle lui montrait dans ses champs des moissons épaisses;
dans ses vignes, les ceps chargés de raisins; dans ses divers plants,
les oliviers et les autres arbres, dont les branches courbées sous les
fruits, lui annonçaient une pleine abondance. Pour lui, il était déjà
dur et. resserré ; il enviait déjà à l'indigent ce qu'il n'avait pas
encore. Toutefois, de quels périls ne sont pas menaces les fruits avant
leur récolte ! souvent la grêle les brise et les écrase, une sécheresse
mortelle nous les arrache des mains, des pluies excessives qui fondent
des nues, les noient et les submergent.
Que n'adressez-vous
donc vos prières au Souverain des cieux, pour qu’il accomplisse ses
faveurs ? Mais vous vous rendez d'avance indigne des biens qu'il vous
destine. Vous parlez en secret au-dedans de vous-même; et le Ciel a jugé
vos paroles, et il vous vient d’en haut des réponses terribles. Mais que
se dit à lui-même l'avare ? Mon âme, tu as beaucoup de biens en réserve
; bois, mange, réjouis-toi tous les jours (Lc. 12, 19). Quelle étrange
folie ! Si vous aviez l’âme d'une bête immonde, quel autre plaisir lui
prépareriez-vous ? Vous êtes si courbé vers la terre, vous comprenez si
peu les biens spirituels, que vous offrez à votre âme de grossières
nourritures, et que vous lui destinez, ce que les entrailles mêmes
rejettent. Si votre âme était décorée de vertus, pleine de bonnes
oeuvres et amie de Dieu, elle serait comblée de biens, elle goûterait
une volupté légitime et pure. Mais puisque vous n'avez que des idées
terrestres, que vous vous faites un dieu de votre ventre, que vous êtes
tout charnel, entièrement asservi à vos passions, écoutez la réponse qui
vous convient ; ce n'est pas un homme, c'est le Seigneur qui vous la
fait lui-même. Insensé, on vous redemandera cette nuit votre âme, et ce
que vous avez mis en réserve, à qui reviendra-t-il (Luc 12. 20) ?
La conduite du
riche de l'Évangile est plus extravagante que le supplice éternel n'est
rigoureux. Il va être enlevé de ce monde, et quel est le projet qu'il
inédite ? Je détruirai mes greniers et j'en construirai de plus grands.
Je détruirai mes greniers ! Vous ferez bien, pourrais-je lui dire. Les
magasins d'iniquité ne méritent chue trop d'être détruits. Renversez de
vos propres mains ce que vous avez élevé criminellement. Ruinez ces
celliers dont personne ne se retira jamais soulagé. Faites disparaître
toute votre maison, l'asile et le refuge de votre avarice. Enlevez les
toits, abattez les murs, montrez au soleil le blé que vous laissez
pourrir : tirez de leurs prisons les richesses qui y sont enchaînées :
exposez aux yeux du public ces cachots ténébreux où vous tenez vos
trésors. Je détruirai mes greniers et j'en construirai de plus grands.
Mais si vous remplissez encore ceux-ci, quel parti prendrez-vous ? les
détruirez-vous de nouveau, et en construirez-vous d'autres ? Eh ! quoi
de plus insensé que de se tourmenter sans lin, que de construire et de
détruire sans cesse avec la même ardeur ? Vous avez, si vous voulez, des
greniers, les maisons des pauvres. Amassez-vous des trésors dans le ciel
(Mt. 5. 20) : ce que vous y mettrez en réserve ne sera ni mangé par les
vers, ni rongé par la rouille, ni pillé par les voleurs. Je donnerai aux
pauvres, direz-vous, lorsque j'aurai construit de nouveaux greniers.
Vous fixez un long terme à votre vie. Prenez garde que la mort ne se
presse et ne devance ce terme. Promettre de faire du bien annonce plutôt
un coeur dur qu'une âme bienfaisante. Vous promettez, non pour donner
par la suite, mais pour vous débarrasser dans le moment. Car enfin, qui
vous empêche de donner dès aujourd'hui le pauvre n'est-il pas à votre
porte? vos greniers ne sont-ils pas pleins ? la récompense n'est-elle
pas prête ? le précepte n'est-il pas clair ? L'indigent périt de faim,
le pauvre nu tremble de froid, l’infortuné débiteur est traîné en prison
; et vous remettez l'aumône au lendemain ! Écoutez Salomon : Ne dites
pas à celui qui vous demande: Revenez, et je vous donnerai demain; car
vous ignorez ce qui arrivera le jour suivant (Pr. 3. 28.- 27. 1). Quels
préceptes vous méprisez, parce que l'avarice vous bouche les oreilles!
Vous devriez rendre grâces à votre bienfaiteur, être joyeux et content,
vous applaudir de n'être pas obligé vous-même d'aller assiéger les
portes d’autrui, mais de voir les malheureux se tenir à la Vôtre: et
vous êtes triste, abattu, d'un abord difficile, évitant d'être
rencontré, de peur que le moindre don ne vous échappe des mains malgré
vous. Vous ne connaissez que cette parole : Je n'ai rien, je ne donnerai
pas, je suis pauvre moi-même. Oui, vous êtes réellement pauvre et dénué
de tout bien spirituel. Vous êtes pauvre de charité, pauvre de
bienfaisance, pauvre de confiance en Dieu, pauvre d'espérance éternelle.
Ah! partagez vos récoltes avec vos frères ; donnez à celui qui a faim un
blé qui demain sera pourri. C'est le genre d'avarice le plus cruel de
tous, de ne pas faire part aux indigents, même des choses qui se
corrompent.
Quel tort fais-je,
direz-vous peut-être, de garder ce qui est à moi ? Comment à vous ? où
l'avez-vous pris ? d'où l'avez-vous apporté dans ce monde ? C'est comme
si quelqu'un, s'étant emparé d'une place dans les spectacles publics,
voulait empêcher les autres d'entrer, et jouir seul, comme lui étant
propre, d'un plaisir qui doit être commun. Tels sont les riches. Des
biens qui sont communs, ils les regardent comme leur étant propres,
parce qu'ils s'en sont emparés les premiers. Que si chacun, après avoir
pris sur ses richesses de quoi satisfaire ses besoins personnels,
abandonnait son superflu à celui qui manque du nécessaire, il n'y aurait
ni riche ni pauvre. N'êtes-vous pas sorti nu du sein de votre mère ? ne
retournerez-vous pas nu dans le sein de la terre Et d'où vous viennent
les biens dont vous êtes possesseur ?
Si vous croyez les
tenir du hasard, vous êtes un impie; vous méconnaissez celui qui vous a
créé; vous ne rendez pas grâces à celui qui vous les a donnés. Si vous
avouez qu'ils vous viennent de Dieu, dites-vous pourquoi vous les avez
reçus de ce Maître commun? Dieu ne serait-il pas injuste d'avoir fait un
partage aussi inégal des biens de ce monde? Pourquoi êtes-vous riche, et
votre frère est-il pauvre ? n'est-ce pas afin que vous receviez le prix
de votre bienfaisance et d'une administration fidèle, et que lui, il
soit abondamment récompensé de sa résignation et de sa patience? Vous
qui engloutissez tout dans le gouffre d'une insatiable avarice, vous
croyez ne faire tort à personne, lorsque vous privez du nécessaire tant
de misérables. Quel est l'homme injustement avide? n'est-ce point celui
qui n'est pas satisfait lorsqu'il a suffisamment? Quel est le voleur
public? n'est-ce pas celui qui prend pour lui seul ce qui est à chacun ?
N'êtes-vous pas un homme injustement avide, un voleur public, vous qui
vous appropriez seul ce que vous avez reçu pour le dispenser aux autres
? On appelle brigand celui qui dépouille les voyageurs habillés : mais
celui qui ne revêt pas l'indigent nu, mérite-t-il un autre nom ? le pain
que vous enfermez est à celui qui a faim ; l'habit que vous tenez dans
vos coffres est à celui qui est nu ; la chaussure qui se gâte chez vous
est à celui qui n'en a pas ; l'or que vous enfouissez est à celui qui
est dans le besoin. Ainsi vous faites tort à tous ceux dont vous pouviez
soulager l'indigence.
Voilà de beaux
discours, direz-vous ; mais l'or est plus beau. Ainsi, lorsqu'on parle
de sagesse à ceux qui vivent dans le désordre, le mal qu'on leur dit de
la femme avec laquelle ils ont un commerce criminel, ne fait, que
réveiller le souvenir de leur passion et les enflammer davantage. Que ne
puis-je donc vous mettre sous les yeux toute la misère du pauvre, afin
que vous sentiez de quels gémissements et de quelles larmes vous
composer votre trésor ! De quel prix ne vous paraîtront pas au jour du
jugement ces paroles ! Venez, les bénis de mon Père, possédez le royaume
qui vous a été pi épuré depuis la constitution du monde : car j'ai eu
faire, et vous m'avez donné à manger ; j'ai eu soif, et vous m'avez
donné à boire ; j'étais nu, et vous m'avez revêtu (Mt. 25. 34 et suiv.).
Combien ne frémirez-vous pas au contraire, quel sera votre terreur et
votre tremblement, quand vous entendrez cette condamnation !
Retirez-vous de moi, maudits, allez dans les ténèbres extérieures qui
étoffent préparées au démon et à ses anges : car j'ai eu faim, et vous
ne m'avez pas donné à manger ; j'ai eu soif, et vous ne m'avez pas donné
à boire ; j'étais nu, et vous ne m'avez pas revêtu (Mt. 25. 41 et
suiv.). Ce n'est point celui qui a pris, que l'Évangile condamne, mais
celui qui n'a pas donné.
Je vous ai parlé
pour vos vrais intérêts : si vous suivez mes conseils, vous êtes assurés
des biens qui vous sont destinés et promis ; si vous refusez de
m'écouter, vous savez quelles sont les menaces de l'Écriture : je
souhaite que vous ne les connaissiez point par expérience, et que vous
preniez de meilleurs sentiments, afin que vos richesses deviennent pour
vous la rançon de vos péchés, et que vous puissiez parvenir aux biens
célestes qui vous sont préparés, par la grâce de celui qui nous a
appelés tous à son royaume, à qui appartient la gloire et l'empire dans
tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
DISCOURS ADRESSÉ AUX JEUNES
GENS
SUR L'UTILITÉ QU'ILS PEUVENT RETIRER DE LA
LECTURE DES LIVRES PROFANES.
SOMMAIRE.
LE but et le sujet
de ce Discours sont d'apprendre aux jeunes gens l'utilité qu'ils peuvent
retirer de la lecture des livres profanes; ceux qu'ils doivent rejeter
comme nuisibles, ceux qu'ils doivent lire comme utiles ; les excellents
préceptes de morale et les exemples de vertu que leur offrent ces
derniers, exemples et préceptes conformes à l'Évangile, auquel ces
livres les préparent ou dans lequel ils les confirment. Ce discours est
un modèle et un chef-d'oeuvre dans son genre. On y voit une érudition
sage qui instruit sans ennuyer, une grande sévérité de principes
assaisonnée de tous les charmes du style ; ce sont les Grâces, pour
ainsi dire, mais graves et austères, qui dictent les leçons de la
Sagesse.
MES CHERS ENFANTS,
BIEN des motifs
m'engagent à vous donner les conseils que je crois les meilleurs pour
vous et les plus salutaires. A l'âge où je suis, le grand nombre
d’événements par où j'ai passé, les révolutions diverses que j'ai
éprouvées, ces révolutions si propres à instruire, m'ayant donné de
l'expérience, je dois être en état de montrer le chemin le plus sûr à
des jeunes gens qui commencent leur carrière. D'ailleurs, après vos
parents, personne ne vous touche de plus près que moi, de sorte que j'ai
pour vous une tendresse vraiment paternelle ; et, si je ne m'abuse sur
vos sentiments, je me flatte aussi que vous me regardez comme tenant la
place des auteurs de vos jours. Si donc vous êtes dociles à mes
préceptes, vous serez dans le second ordre de ceux que loue Hésiode :
sinon, sans vous rien dire d'offensant, je me contenterai de vous
rappeler les vers de ce poète, dans lesquels il dit, que le premier
mérite est de voir par soi-même ce qu'il y a de mieux à faire ; le
second, de pouvoir suivre les avis utiles qu'un autre vous donne ; mais
que celui-là n'est bon à rien, qui ne sait ni agir par soi-même, ni
profiter des conseils d'autrui
.
Ne soyez pas étonnés si, lorsque vous avez des maîtres dont vous allez
tous les jours recevoir les leçons, lorsque vous conversez avec les plus
illustres des anciens écrivains, par les livres qu'ils nous ont laissés,
je prétends avoir trouvé quelque chose de meilleur à vous dire. Je viens
vous avertir de ne pas suivre aveuglément des docteurs profanes, de ne
pas vous livrer à eux sans réserve, mais de prendre chez eux ce qu'il y
a de bon et de savoir ce qu'il faut rejeter. Confinent donc
pourrons-nous faire ce choix ? c'est ce que e veux vous apprendre, et
c'est par où. je vais commencer.
Nous croyons, mes
chers enfants, que la vie présente n'est rien ; tout ce qui se borne à
l'utilité de cette vie n'est pas un bien à nos yeux. La naissance, la
force, la beauté, la bonne mine, les honneurs, l'empire même, tout ce
qu'il y a de plus grand dans le monde, nous paraît peu désirable : suais
envier le bonheur de ceux gui possèdent ces avantages, nous portons plus
loin nos espérances; et, dans tout ce que nous faisons, nous nous
proposons pour terme une vie future. Tout ce qui peut nous y conduire,
nous disons qu'il faut l'aimer et le rechercher de toutes ses forces,
mais qu'on doit mépriser tout ce qui ne saurait nous aider à l'obtenir.
Pour vous expliquer quelle est cette vie, quelle en sera la nature et le
séjour, il faudrait vous entretenir plus longtemps que je n'ai résolu,
et sur des objets qui passeraient votre capacité. Il me suffira de vous
dire qu'en rassemblant toute la prospérité dont les hommes ont joui
depuis qu'il en existe, on ne trouvera rien qui approche du bonheur
d'une autre vie ; on verra que toute la somme des biens présents est
aussi inférieure au moindre des biens futurs, que l'ombre et le songe
soin au-dessous de la réalité : ou plutôt, pour nie servir d'un exemple
plus propre, autant l'unie est plus précieuse que le corps, autant la
vie future l'emporte sur la vie présente. Les saintes Écritures nous
apprennent ces vérités, en nous instruisant par des dogmes mystérieux.
Mais comme votre jeunesse ne vous permet pas encore de pénétrer dans
leur profondeur, nous exerçons les yeux de votre esprit a regarder dans
des livres qui ne leur sont pas opposés, comme dans des ombres et dans
des miroirs. C'est ainsi qu'on occupe les soldats de divers exercices
qui paraissent des amusements, mais qui leur servent pour des combats
sérieux. Imaginez-vous qu'on nous propose un combat de la plus grande
importance, et qu'il faut nous y préparer avec tout le soin dont nous
sommes capables, nous occuper de la lecture des poètes, des orateurs,
tous les écrivains qui peuvent nous servir à perfectionner notre tune.
Comme donc les ouvriers en teinture préparent avec de certaines drogues
les étoiles qu'ils veulent teindre en couleur de pourpre, ou en toute
autre couleur que ce soit. ; de même, si nous voulons empreindre en nous
l'idée du beau assez fortement pour qu'elle soit ineffaçable, nous
devons nous initier dans les sciences profanes, avant que de vouloir
entrer dans les secrets des sciences sacrées. Par-là, nous nous
accoutumerons à ces vives lumières, comme on s'accoutume à regarder le
soleil en voyant son image dans l'eau.
Si les sciences
profanes ont quelque rapport avec les sciences sacrées, il nous sera
avantageux de les connaître ; sinon, nous en connaîtrons la différence
en les rapprochant l'une de l'autre, et cela ne contribuera pas peu à
nous affermir dans la connaissance de la vérité. Par quelle comparaison
pourra-t-on mieux se représenter l'une et l'autre doctrine . Les arbres
ont une vertu naturelle pour se charger de fruits dans leur saison, mais
ils produisent aussi des feuilles qui sont cairn-me l'ornement des
rameaux que le vent agite avec elles : c'est ainsi que les âmes
produisent la vérité, qui est comme le fruit et la production principale
; nais c'est un avantage que ces mêmes âmes soient environnées des
sciences profanes, comme de feuilles qui ombragent le fruit et qui
l’embellissent. On dit que Moïse, dont la sagesse est si vantée, s'était
exercé dans les sciences des Égyptiens (Ac. 7. 22), lesquelles lui
servirent de degrés pour parvenir à la contemplation du grand Être. On
dit aussi que, dans les siècles suivants, Daniel fut instruit dans la
sagesse des Chaldéens, avant que de s'appliquer aux sciences sacrées
(Dn. 1. 4) ; je vous ai montré suffisamment que les sciences profanes ne
sont pas inutiles ; il faut maintenant vous apprendre dans quelles
sources vous devez les puiser. Pour commencer par les poètes dont les
discours sont plus variés, nous ne devons pas nous attacher à tout ce
qu'ils disent. Nous recueillerons les actions et les paroles des grands
hommes dont ils nous parlent ; nous les admirerons, et nous tâcherons de
les imiter. Mais quand ils nous présenteront d'infâmes personnages, nous
nous boucherons les oreilles pour nous garantir de pareils exemples,
comme fit Ulysse, suivant leur rapport, pour éviter le chant des sirènes
(Odyssée. l. 12. v, 173). On s'accoutume aux mauvaises actions, en
écoutant de mauvais discours. Nous devons clone garder soigneusement
notre âme, de peur que des maximes perverses ne s'insinuent par
l'agrément des paroles, et que nous n'avalions le poison avec le miel.
D’après cela nous ne ferons aucune estime des poètes médisants et
satiriques, ni de ceux qui représentent des hommes livrés à l'amour et
au vin. Nous ne les écouterons pas, lorsqu'ils mettent la félicité à
jouir d'une table somptueuse qui retentit de chansons dissolues ; et
encore moins lorsqu'ils parlent de la pluralité des dieux et de leurs
querelles indécentes. Le frère, chez les poètes, est en discorde avec
son frère; les parents et les enfants se font une guerre implacable. Ils
attribuent à leurs dieux des adultères, des amours et des commerces
infâmes, et surtout à ce Jupiter qu'ils annoncent comme la divinité
suprême. Abandonnons au théâtre ces horreurs qu'on rougirait d’attribuer
à des brutes. Je puis raisonner de même sur les écrivains en prose, qui
ne cherchent qu'à corrompre l'esprit de ceux qui les lisent. Nous
n’imiterons point ces orateurs qui ne se servent de leur art que pour
tromper. Des chrétiens qui ont choisi la voie droite et véritable, à qui
l’Évangile défend même les procès, ne peuvent s'accommoder du mensonge,
ni dans les affaires judiciaires, ni dans aucune autre. Nous étudierons
ceux de leurs écrits où ils ont loué la vertu et blâmé le vice. Dans les
fleurs, on se contente d'en regarder la couleur et d'en respirer l'odeur
; mais les abeilles en expriment. un suc dont elles composent leur miel.
C'est ainsi que ceux qui, dans leurs lectures, ne se proposent pas
l'agrément et le plaisir, en tirent des maximes utiles qu'ils déposent
dans leur esprit. Et, afin de suivre la comparaison des abeilles, nous
devons imiter en tout leur exemple. Sans s'arrêter indifféremment à
toutes les fleurs, sans entreprendre de tirer tout le suc de celles sur
lesquelles elles reposent, elles n'en prennent que ce qui est utile pour
leur travail et laissent le reste. Nous de même, si nous sommes sages,
après avoir pris dans les livres ce qui est propre et conforme à la
vérité, nous passerons ce qui ne conduit pas à ce terme. Et comme en
cueillant les roses nous évitons les épines, ainsi en lisant les livres
profanes, nous recueillerons ce qu'ils ont de bon, avec autant de soin
que nous éviterons ce qui serait capable de nuire. Nous devons donc
examiner, avant tout, les sciences que nous voulons étudier, et les
diriger à une fin convenable.
Comme la vertu est
le chemin de la vie bienheureuse à laquelle nous tendons, et que les
poètes, ainsi que les autres écrivains, et surtout les philosophes, ont
célébré la vertu dans plusieurs de leurs ouvrages, il faut nous
appliquer principalement à ceux de leurs écrits où ils la recommandent.
Ce n'est pas, non, ce n'est pas un médiocre avantage que l'esprit des
jeunes gens s'accoutume et s'habitue à ce qui est honnête. Ces premières
traces s'impriment dans leurs âmes encore tendres assez fortement pour
qu'elles ne puissent jamais s'en effacer. Croyons-nous qu’Hésiode ait eu
d'autre motif que d'exciter les jeunes gens à être vertueux, en écrivant
ces vers qui sont dans la bouche de tout le monde, et dont voici le
sens? Le chemin qui conduit à la vertu semble, au premier coup d'œil,
rude, difficile, escarpé, n'offrant que des sueurs et de la fatigue :
aussi n'est-il pas donné à tout le monde d'en approcher à cause de sa
roideur, ou d'arriver jusqu’au sommet. Mais quand une fois on y est
arrivé, alors on voit que ce même chemin est beau, uni, doux, facile,
plus agréable qu'un autre qui conduit au vice, qu'on peut prendre suer
le champ, comme dit le même poète, parce qu'il en est voisin. Pour moi,
il me semble qu'en parlant ainsi, Hésiode ne s'est proposé autre chose
que de nous exhorter tous et de nous inviter à être vertueux, et à ne
pas nous laisser décourager par la peine avant que d'être arrivés au
but. Si nous trouvons d'autres écrivains chez qui la vertu soit
également célébrée, remplissons-nous de leurs préceptes comme conduisant
au même terme.
Un homme habile à
expliquer le sens des poètes, me disait que toute la poésie d'Homère est
l'éloge de la vertu; que tout ce qui n’est pas pour l'ornement tend à
cette fin, et qu'on en voit un bel exemple dans le chef des Céphalalgies
qui sort nu d'un naufrage : que dans cet état, n'étant couvert que de sa
vertu, préférable aux plus beaux vêtements, loin d'encourir de la honte,
il inspira d'abord du respect à une jeune princesse; qu'ensuite les
autres Phéaciens eurent tant de vénération pour lui, que, sans penser à
leur luxe et à leur opulence, ils ne regardaient, ils n'admiraient
qu'Ulysse, ils ne souhaitaient rien davantage que d'être cet Ulysse
sorti des flots dans un état si misérable. L'interprète d'Homère
ajoutait que par-là le poète semblait s'écrier : O hommes, recherchez la
vertu, laquelle nous fait triompher du naufrage, et rend un homme qui
sort nu des Îlots, plus respectable que les opulents Phéaciens. Oui,
sans doute, les autres biens n'appartiennent guère plus à leurs
possesseurs qu'il ceux qui en sont privés, parce qu'ils passent d'une
main à une autre comme dans les jeux de hasard : mais la vertu est la
seule possession qu'on ne peut nous enlever, la seule qui nous reste
pendant la vie et à la mort. C'est-là pourquoi Solon, à ce qu'il me
semble, disait aux riches: Nous ne chanterons jamais pour vos richesses
la vertu, parce que celle-ci nous reste toujours, au lieu que les biens
passent d'un homme à un autre homme
.
Théognis pense à peu près de même, lorsqu'il dit que Dieu (quel que soit
le Dieu dont il parle ) fait pencher la balance tantôt d'un côté, tantôt
d'un autre; que celui qui était riche tombe souvent dans la dernière
indigence.
Prodicus, sophiste
de Chio, raisonne à peu près de même, dans un de ses ouvrages, sur la
vertu et sur le vice. Ce n'est pas un homme méprisable que ce Prodicus,
et il mérite d'être lu avec attention. Quoique j'aie oublié ses propres
paroles, et que je sache uniquement qu'il a écrit en prose, j'ai retenu
son idée qu'il exprime à peu près de la sorte. Il dit qu'Hercule, encore
très jeune et dans l'âge à peu près où vous êtes, délibérant sur la
route qu'il devait choisir, s'il prendrait celle qui conduit à la vertu
par la peine, ou une autre plus facile, il se présenta à lui deux
femmes, dont l'une était la vertu, et l'autre le vice, qu'il reconnut à
leur extérieur, avant qu'elles eussent ouvert la bouche. L'une avait
relevé sa beauté par un excès de parure, elle semblait nager dans les
délices et traînait à sa suite tout l'essaim des plaisirs : elle
cherchait à entraîner Hercule en lui montrant tout son cortége et lui
promettant plus encore. L'autre, quoique maigre et desséchée, avait un
regard ferme : elle lui tenait un autre langage; loin de lui promettre
une vie douce et tranquille, elle lui annonçait mille fatigues, mille
travaux, mille périls sur terre et sur mer, mais dont la récompense
serait d'être placé au rang des dieux. Prodicus ajoute qu'Hercule suivit
jusqu'à sa mort cette dernière route qu'on lui indiquait.
En général, tous
ceux qui ont écrit de la sagesse ont loué la vertu dans leurs ouvrages,
chacun suivant leurs forces. Nous devons les écouter, et tâcher
d'exprimer leurs maximes dans notre conduite. Car celui-là seul est sage
qui confirme sa philosophie par des actions; ceux qui ne sont
philosophes qu'en paroles ne méritent aucun égard. Le vrai sage rue
paraît ressembler à un peintre qui, représentant les plus belles figures
d'hommes, serait tel lui-même que ceux qu'il peint sur la toile. Louer
publiquement la vertu en termes magnifiques, débiter à ce sujet de longs
discours, mais en particulier préférer le plaisir à la tempérance, la
cupidité à la justice, c'est jouer le rôle de comédiens, qui
représentent souvent les personnages de rois et de princes, quoiqu'ils
ne soient ni rois ni princes, et que quelquefois ils ne soient pas même
libres. Ln musicien ne voudrait pas prendre une lyre mal accordée ; un
chef de choeur de musique ne voudrait pas d'un choeur qui ne chantât
avec la plus parfaite harmonie : et un homme sera en discorde avec
lui-même, il ne présentera pas une vie conforme à ses discours ; il
dira, comme dans Euripide: Ma bouche a prononcé un serment auquel mon
esprit n'a eu aucune part ; il sera plus jaloux de paraître vertueux,
que de l'être réellement ! Mais, si l'on en doit croire Platon, le
dernier terme de la perversité, c'est de paraître juste quoiqu'on ne le
soit pas.
Il faut donc aimer
les discours qui renferment de bonnes maximes. Mais comme une tradition.
venue jusqu'à nous, ou les poètes et autres écrivains dans leurs livres
nous ont conservé les belles. actions des anciens personnages, nous ne
devons: pas négliger le fruit que nous pouvons tirer de ces grands
modèles. Par exemple, un misérable accablait Périclès d'injures, sans
que celui-ci fit aucune attention. Ils persistèrent tout le jour, l'un à
recommencer sans relâche ses invectives, l'autre à n'y paraître
aucunement sensible. L'insolent se retirant enfin sur le soir, Périclès
le fit reconduire aveu. un flambeau pour que rien ne manquât à sa vertu.
Un homme irrite; contre Euclide de Mégare, avait juré qu'il lui
arracherait la vie: Euclide lui répondit, en jurant de son côté, qu'il
parviendrait à l'adoucir et à le rendre son ami. Il est à propos de nous
rappeler ces exemples, lorsque la colère s'empare de nous. N'écoutons
pas cette sentence d'un poète tragique: La colère arme nos mains contre
nos ennemis; mais plutôt fermons absolument nos coeurs à la colère : ou
si cela n'est pas facile, que la raison du moins tienne la bride a la
passion pour l'empêcher d'aller au-delà des bornes. Mais voyons de
nouveaux exemples d'actions vertueuses. Un homme frappait violemment et
à plusieurs reprises sur le visage, Socrate, fils de Sophronisque.
Celui-ci, loin de faire résistance, laissa ce furieux assouvir sa
colère, jusqu'à ce qu'il sortît de ses mains le visage enflé et meurtri
de coups. Quand l'homme eut cessé de frapper, Socrate se contenta
d'écrire sur son front ; un tel m'a traité de la sorte
,
ainsi qu'un sculpteur qui met son nom sur sa statue. Comme ces actes de
patience s'accordent avec nos maximes, il est bon d'imiter ceux qui nous
en donnent l'exemple. L'action de Socrate a beaucoup de rapport aveu le
précepte qui, loin de nous permettre de nous venger lorsqu'on nous
frappe à la joue, nous ordonne de présenter l'autre. L'action de
Périclès et celle d'Euclide sont dans les principes de l’Évangile, oit
il nous est ordonné de supporter ceux qui nous persécutent, de souffrir
avec douceur leur colère, de souhaiter du bien à nos ennemis, de ne
jamais faire contre eux d'imprécation. Instruit par de tels exemples, on
ne regardera plus comme impossibles les préceptes du christianisme. Je
ne passerai point sous silence la modération d'Alexandre, qui ne voulut
pas même voir les filles de Darius, ses captives, quoiqu'elles eussent
la réputation d'être les plus belles princesses du monde. Il aurait cru
déshonorer sa victoire, en cédant aux attraits des femmes après avoir
triomphé des hommes. Cette tempérance revient à cette maxime de
l'Évangile, que celui qui regarde une femme avec un mauvais désir,
quoiqu'il ne commette pas réellement l'adultère, n'est pas exempt de
crime, parce qu'il admet la concupiscence dans son âme (Mt. 5.28). J'ai
assez de peine à me persuader que ce soit par hasard, et non par un
dessein formé, que Clinias, un des disciples de Pythagore, ait observé
fidèlement un de nos préceptes. Qu'a-t-il donc fait ? Il aurait pu, en
prêtant serment, éviter de perdre une somme de trois talents ; il aima
mieux payer ce qu'on lui demandait, que de prêter un serment même
conforme à la vérité. Il avait, à ce qu'il me semble, entendu la défense
qui nous est faite de jurer par quoi que ce soit (Mt. 5. 4 et suiv.).
Mais je reviens à
ce que je disais d'abord. Nous devons choisir ce qui est utile, et non
prendre tout sans distinction. Parmi les aliments, nous avons soin de
rejeter ceux qui sont nuisibles et nous ne ferions aucun choix des
sciences qui nourrissent notre anse ! nous serions comme un torrent gui
entraîne dans sa course tout ce qu'il rencontre ! Un pilote n'abandonne
pas son vaisseau au caprice des vents, il le conduit au port selon les
principes de son art. Des artisans en fer oit en bois vont à leurs fins
par des règles certaines; et nous serions inférieurs à de simples
ouvriers pour l'intelligence de nos plus grands intérêts !
Dans les ouvrages
des mains on aurait un but pour se diriger dans le travail ; et on ne
s'en proposerait aucun pour la vie humaine, pour un objet que doit avoir
en vue, dans tous ses discours et dans toutes ses actions, quiconque ne
veut pas absolument ressembler aux brutes ! Si nous n'agissons pour une
fin, notre esprit, comme un vaisseau sans gouvernail et sans lest,
flottera à l'aventure. Dans les combats de la lutte et de la musique, on
se livre à des exercices préparatoires, pour obtenir la couronne
promise. Celui qui s'est exercé à lutter ne se présentera point pour
jouer de la flûte ou toucher de la lyre. Le fameux Polydamas, avant de
paraître aux jeux olympiques, arrêtait des chars dans leur course, et
par-là augmentait ses forces. Milon
,
se tenant sur un bouclier frotté d'huile, ne pouvait être arraché de sa
place ; et quelque effort qu'on employât, il restait inébranlable comme
une colonne fixée avec du plomb. En un mot, les exercices de ces hommes
étaient des préparations pour le combat. Si, négligeant les exercices de
la lutte, ils se fussent occupés des talents de Marsyas ou d'Olympe
,
loin d'acquérir de la gloire et des couronnes, ne se seraient-ils pas
rendus ridicules ? Timothée non plus n'a pas abandonné la musique pour
ivre dans les palestres ;
il n'aurait pas alors effacé tous les musiciens de son siècle. Il était,
dit-on, si habile dans son art, duit son gré il excitait l'indignation
par des tons graves et austères, et que bientôt il l'apaisait par des
sons plus doux. On dit que chantant devant Alexandre selon le mode
phrygien, il l'anima jusqu'à lui faire prendre les armes au milieu du
repas ; et qu'ensuite, adoucissant peu à peu son ton, il le ramena à des
sentiments de bienveillance pour les convives : tant il est vrai que
l'exercice est nécessaire pour parvenir à la perfection dans la musique
et dans la lutte.
Puisque nous avons
parlé de couronnes et d'athlètes, poursuivons nos idées. C'est après
s'être épuisés dans les gymnases, de peines, de travaux, de fatigues
pour augmenter leurs forces; après avoir reçu bien des coups dans des
combats particuliers ; après s'être laissé imposer le régime le plus
sévère; enfin, pour ne pas entrer dans les détails, c'est après avoir
mené une vie qui est une longue préparation pour les combats, que les
athlètes entrent en lice, et qu'alors ils essuient de plus rudes
travaux, ils s'exposent à de plus grands périls, pour obtenir une
couronne d'ache, d'olivier, ou autre semblable, pour être proclamés
vainqueurs par un héraut: et nous, à qui on propose des prix si
admirables qu'il est impossible d'en exprimer la grandeur et l'étendue,
nous obtiendrions ces prix en ne nous donnant aucune peine, en vivant
sans attention et avec toute licence! Une vie bielle mériterait donc des
éloges, et il faudrait regarder comme le plus heureux des hommes
Sardanapale
,
ou ce Margitès qu'Homère, supposé qu'il soit auteur de ce poème, nous
représente comme ne sachant ni labourer, ni fouir, incapable de
s'occuper d'aucun des travaux nécessaires à la vie. N'est-il pas plus
vrai de dire avec Pittacus, que les biens ne viennent pas sans peine? En
effet, après avoir beaucoup travaillé. c'est tout ce que nous pourrons
faire que d'obtenir ce bonheur auquel il n'y a rien de comparable dans
le monde. fous ne des uns donc pas nous livrer à la paresse, ni
sacrifier à la satisfaction d'un moment de grandes espérances, en nous
exposant à des peines et à des confusions éternelles, non seulement
devant les hommes (ce qui serait déjà à considérer pour une personne
raisonnable), mais dans les lieux où le souverain juge exerce sa
justice, soit sous terre, soit ailleurs. li pourra traiter favorablement
celui qui aura péché par imprudence ou par faiblesse; mais celui qui
aura fait par malice un mauvais choix, subira, sans aucune pitié, des
supplices beaucoup plus rigoureux.
Que faut-il donc
faire? dira-t-on. Il faut négliger tout le reste pour avoir soin de
notre âme. Il ne faut s'embarrasser du corps qu'autant que la nécessité
le demande. L'âme doit être la mieux partagée. elle est renfermée dans
le corps comme dans une prison; la philosophie doit l'en délivrer autant
qu’il est possible, et affranchir le corps lui-même des affections qui
asservissent l’âme. Il ne faut manger que pour apaiser la faim, et non
pour satisfaire la sensualité. Ceux qui ne pensent qu'à imaginer des
mets exquis, qui parcourent les terres et les mers comme pour porter un
tribu à un maître fâcheux et difficile sont misérables par ces soins là
même, et souffrent dès ici bas comme dans les enfers occupés tristement
à couper la flamme, à mettre de l'eau dans un crible, à remplir un
tonneau percé, sans trouvez aucune fin de leurs peines. Avoir un soin
excessif de sa chevelure et de ses habits, c'est un malheur. suivant
Diogène, ou un crime
.
Oui. être curieux de parure, est aussi honteux que d'être impudique ou
adultère. Eh! qu'importe à un homme de sens d'être revêtu d'habits
somptueux ou de n'avoir qu'un vêtement simple, pourvu que ce dernier
puisse le garantir du froid et du chaud? Il faut donc éviter dans tout
le reste le superflu, et ne travailler pour le corps qu'autant que c'est
le bien de l’âme. Un homme vraiment digne de ce nom, ne doit pas moins
rougir d'aimer trop la parure et son corps, que de s'abandonner
lâchement à tout autre vice. Ce n'est pas se connaître que d'avoir des
soins trop empressés pour son corps: ce n'est pas comprendre la sage
maxime qui nous dit que ce qu'on voit de l'homme n'est pas l'Homme ;
qu'on a besoin d'une sagesse supérieure pour se connaître soi-même;
qu'il est plus difficile d'y parvenir lorsque l'oeil de l'entendement
n'est point pur, que de regarder le soleil lorsque les yeux du corps
sont malades. On purifie son esprit, pour le dire suffisamment quoiqu'en
peu de mots, en dédaignant les plaisirs des sens, en ne repaissant pas
ses yeux de vains spectacles qui leur font illusion, ou de la vue de
personnes qui allument le feu de la concupiscence; en n'admettant pas
dans l’âme, par les oreilles, des sons qui la corrompent. Une musique
efféminée fait naître les vices les plus honteux et les plus bas. Nous
devons en rechercher une autre, qui soit plus utile et qui ne nous
inspire que des sentiments de vertu. Telle était celle dont David, ce
dis in auteur des chants sacrés, se servait, dit-on pour calmer les
emportements de Saül (I Rois 16. 3). On dit que Pythagore
,
ayant rencontré dus hommes ivres qui revenaient d'un repas de débauche,
ordonna au musicien de changer de ton, et de chanter selon le mode
dorien. Ce chant, dit-on, les fit tellement revenir à eux-mêmes, qu'ils
jetèrent lettes couronnes et s'en retournèrent chez eux tout confus. On
en voit d'autres qui s'agitent au son des tintes comme des Corybantes
ou des Bacchantes : tant il y a de différence à entendre une musique
honnête ou licencieuse. On doit donc éviter celle de nos jours aussi
soigneusement que ce qu'il y a de plus honteux au monde. J'ai honte
d'avertir de ne point répandre dans l'air des parfums de toute espèce
pour flatter l'odorat, et encore moins de se parfumer soi-même. Que
dirai-je des plaisirs du toucher et du goût, sinon que ceux qui les
recherchent sont esclaves, comme les bêtes, de leur ventre et des plus
grossiers appétits ?
En un mot, il faut
mépriser le corps, à moins qu'on ne veuille se plonger dans les plaisirs
sensuels comme dans la fange ; ou il ne faut le ménager qu'autant que
son ministère peut être utile à la sagesse. C'est le sentiment de
Platon, conforme à celui de saint Paul, qui nous avertit de ne point
flatter notre corps, dans la crainte d’allumer en nous de mauvais désirs
(Rm. 13. 14). Avoir trop de soin du corps, et négliger comme n'étant
d’aucun prix l'âme dont il est le serviteur, c'est comme si on était
jaloux des outils d'un art, et qu'on ne se mît guère en peine de l'art
même dont ils sont les instruments. Il est donc à propos de châtier le
corps et de le dompter comme une bête féroce. Servons-nous de la raison
comme d'un frein, pour retenir les mouvements tumultueux qui s'élèvent
dans l’âme ; ne lâchons pas toutes les brides au plaisir, de peur que
l'esprit ne soit entraîné par les passions, comme m. cocher est emporté
par des chevaux indociles. Rappelons-nous ce mot de Pythagore, qui,
voyant un de ses disciples faire trop bonne chère et s'engraisser trop,
lui dit : Quand cesseras-tu de te préparer une rude prison ? Platon, qui
savoir combien le corps peut nuire à rame avait choisi exprès à Athènes
l'Académie, lieu malsain pour retrancher le trop d'embonpoint da corps
comme on retranche dans la vigne le luxe des feuilles. J'ai entendu dire
à un médecin qu'un excès de santé est souvent dangereux.
Ce serait donc une
folie manifeste de trop ménager le corps puisque ce ménagement nuit à
l'âme aussi bien qu'au corps. Si nous nous accoutumions à dédaigner
celui-ci, nous ne serons plus guère touchés des choses humaines. Quel
besoin aurons-nous des richesses, si nous dédaignons les plaisirs
corporels Pour moi, je ne le vois pas, à moins que, comme les dragons de
la fable, nous n'ayons du goût à garder des trésors enfouis. Ceux qui
auront appris à n'être pas esclaves des passions, seront bien éloignés
de rien faire ou du rien dire de bas pour acquérir des richesses. Tout
ce qui est superflu, quand ce seraient les sables de la Lydie, ou les
ouvrages de ces fourmis qui apportent l'or
,
ils le mépriseront d'autant plus qu'ils en sentiront moins le manque.
ils règleront l’usage des choses sur les besoins de la nature, et non
sur le plaisir. Quiconque ne suit pas cette règle, placé comme sur un
penchant, est entraîné par la pente sans pouvoir s'arrêter. Plus il
amasse, plus il veut amasser encore pour satisfaire ses désirs, suivant
cette sentence de Solon, fils d'Exécestide : Les mortels ne mettent
aucunes bornes au désir des richesses
.
Théognis peut aussi nous servir de maître ; il disait : Je n'aime ni ne
souhaite les richesses; je me contenterai de peu avec une vie exempte
de douleur. Pour moi, je ne puis me lasser d'admirer le mépris que
faisait Diogène de toutes les prospérités humaines. Il prétendait être
plus riche que le grand roi
,
parce qu'il avait besoin pour vivre de moins de choses que lui. Et nous,
à moins que nous n'ayons tout l'or, les terres et les troupeaux
innombrables du Mysien Pythius
,
nous ne sommes pas contents ! Toutefois, ne désirons pas es richesses,
si nous en manquons ; si nous en avons, applaudissons-nous plus de
savoir en user que de les posséder. C'est une belle parole de Socrate,
qui, voyant un riche fier de ses grands biens, dit qu'il ne
l'admirerait. pas avant que l'expérience lui eût appris comment il
savait user de sa fortune. Si Phidias et Polyclète, qui firent deux
statues admirables, l'un de Jupiter pour la ville d'Élée, l'autre de
Junon pour Argos, avaient plus estimé l'or et l'ivoire de leurs statues,
que leur art qui donnait tant de prix à l'ivoire et à l'or, ils se
seraient rendus ridicules en se glorifiant d'une richesse étrangère. Et
nous, qui croyons que la vertu humaine n'est pas assez décorée par
elle-même, nous nous imaginons être à l'abri de tout reproche !
Mais ce n'est point
assez de mépriser les richesses et de dédaigner les plaisirs des sens,
si nous recherchons la flatterie et les fausses louanges, si nous
imitons les finesses et les ruses du renard d'Archiloque
.
Un homme sage ne doit rien tant éviter que la vaine gloire et le désir
de plaire au peuple. Prenant en tout la raison pour guide, il faut qu'il
aille droit au but jugé le meilleur, sans être détourné par les
contradictions des hommes, par les affronts et par les périls. Celui qui
n'est point élans ces sentiments, ne ressemble-t-il pas à ce savant
égyptien qui se métamorphosait en plante, en bête, en feu, en eau, qui
prenait toutes les formes qu'il voulait ?
C'est ainsi qu'un flatteur change avec les circonstances et avec les
personnes. Il louera ce qui est juste devant des hommes qui aiment la
justice, il tiendra un autre langage devant d'autres qui ne pensent pas
de même. Il changera d'opinions au gré de ceux avec lesquels il vit,
comme le polype
prend la couleur de la terre qu'il touche.
Tout ce que je
viens de dire, nous l'apprendrons plus parfaitement dans nos livres ;
mais aidons-nous des instructions profanes pour tracer au moins une
première ébauche de vertu. Ceux qui rassemblent de tous côtés ce qui
peut leur être utile, sont comme les fleuves qui se grossissent des
ruisseaux qu'ils recueillent de toutes parts dans leur course. Suivant
Hésiode, les sciences s'acquièrent peu à peu, comme les trésors
s'accumulent en réunissant plusieurs sommes modiques. Bias répondit à
son fils qui partait pour l’Égypte, et qui lui demandait ce qu'il devait
faire pour lui plaire davantage : Vous me plairez, lui dit-il, si vous
amassez des provisions pour la vieillesse. Par ces provisions, il
entendait la vertu qu'il resserrait dans des limites fort étroites, en
bornant son utilité à la vie humaine. Pour moi, quand on compterait les
années de Tithon ou d’Arganthonius
,
qu'on y joindrait celles de Mathusalem (Gn. 5. 27), qui a vécu près de
mille ans ; quand on rassemblerait tous les âges des hommes depuis qu'il
en existe, je me rirais de tout cela comme d'une idée d'enfant, en le
comparant à la vie future, dont il n'est pas plus possible d'imaginer le
terme, que de supposer la fin de l'âme qui est immortelle. Je vous
exhorte à faire des provisions pour le grand voyage, et à ne rien
négliger de ce qui vous fera parvenir plus aisément à votre patrie
véritable. Si le chemin offre des difficultés et des fatigues, ne
perdons pas courage ; mais rappelons-nous celui qui nous engage à
choisir le meilleur plan de vie, et à croire que l’habitude nous
adoucira toutes les peines. Il est honteux de perdre le présent pour
avoir à regretter le passé, lorsque tous les regrets seront superflus.
Je viens de vous
dire les vérités dont j'ai cru que vous retireriez le plus de fruit, et
je ne cesserai jamais de vous donner les meilleurs conseils. Il est
trois sortes de malades ; prenez garde de ressembler aux plus
incurables, et que les infirmités de vos aines ne se rapprochent de
celles de leurs corps. Ceux qui ne sont que médiocrement malades vont
trouver eux-mêmes le médecin ; d'autres, dont les maladies sont plus
graves, le font venir dans leur maison ; mais ceux qui sont attaqués
d'une mélancolie noire qu'il est impossible de guérir, ne peuvent
souffrir le médecin qui vient les visiter. Craignez d'être aussi à
plaindre qu'eux, si vous rebutez les esprits les plus sages.
SOMMAIRE
Après avoir
rapporté des paroles du prophète Amos et excité ses auditeurs à
l'écouter avec attention, saint Basile fait une peinture frappante de
l'état déplorable où la sécheresse avait réduit les campagnes. Il
attribue cette calamité à leurs péchés, et surtout à la dureté envers
les pauvres. Il se plaint de leur indifférence dans les prières
adressées à Dieu pour le fléchir; il oppose à cette indifférence
l'ardeur et l'empressement des Ninivites à apaiser le courroux céleste.
Il s'élève avec force contre les avares usuriers, et leur demande à quoi
servira leur or, si la terre ne produit pas de fruits pour leur
subsistance. On ne doit pas murmurer contre Dieu parce qu'il châtie, on
ne doit pas croire qu'il ait cessé d'être bon. Il a prouvé sa bonté pour
les hommes par trop d'effets pour qu'on en puisse douter. Il faut
profiter des châtiments au lieu de se révolter contre la main qui
châtie. Les circonstances malheureuses où l'on se trouve doivent être
regardées comme un temps favorable où l'on peut exercer la miséricorde
et nourrir l'indigent qui manque de pain. Ici l'orateur fait un tableau
affreux de la faim; il invite ceux qui l'écoutent à exercer la charrie,
par des exemples pris dans l'Ancien et le Nouveau Testament : il les
exhorte à avoir soin de leur âme, par la vue des récompenses et des
peines éternelles.
LE lion rugira, qui
est-ce qui ne sera point saisi de crainte ? le Seigneur Dieu a parlé,
qui est-ce qui ne prophétisera point (Am. 3.8) ? Le prophète Amos nous
fournira le commencement de ce discours. Nous prendrons pour nous
diriger dans ce que nous avons à vous dire, cet homme inspiré, qui a
remédié aux mêmes maux que ceux que nous éprouvons : il nous servira de
guide pour vous exposer nos sentiments et vous donner nos avis. Ce
prophète s'apercevant que de tout temps les Juifs n'étaient que trop
accoutumés à s'éloigner de la piété de leurs pères, à fouler aux pieds
les lois divines, et à se porter au culte des idoles, se mit à prêcher
la pénitence, exhorta les prévaricateurs à se convertir, et les effraya
par la rigueur des punitions dont ils étaient menacés. Plût à Dieu que
j'eusse une partie du zèle dont l’histoire sainte nous représente ce
saint homme animé ! mais à Dieu ne plaise que nos péchas aient des
suites aussi funestes qu'eurent alors les péchés des Juifs! Ce peuple,
comme un cheval fougueux et indompté, qui mord son frein, négligea les
avis sages qu'on lui donnait; et s'écartant du droit chemin, refusant
d’écouter son conducteur, il courut au hasard et sans règle jusqu'à ce
que, tombé dans les abîmes et dans les précipices, il essuya une
destruction totale, juste châtiment de ses crimes. Puissiez-vous éviter
de pareils malheurs, vous, mes chers enfants, que j'ai engendrés par
l'Évangile, que j'ai comme enveloppés de langes par la bénédiction de
mes mains ! Écoutez-moi attentivement, avec un esprit docile et, un
désir sincère de profiter de mes paroles: recevez mes avis comme une
cire molle reçoit l’empreinte du cachet, afin que votre ardeur me fasse
recueillir le fruit agréable de mes travaux, et que vous aussi, vous
voyant affranchis des maux qui vous pressent, vous ayez à vous louer de
votre docilité.
Quel est donc le
sujet que je me propose de traiter dans ce discours, sur lequel je vous
tiens en suspens, vous faisant attendre, et ne ions déclarant pas
aussitôt l'objet dont je veux vous entretenir ? Maintenant, mes frères,
le ciel est sans eaux et sans nuages, il est pur et serein; mais cette
pureté même et cette sérénité nous attristent, quoique nous les ayons si
ardemment désirées, lorsque les nuées qui enveloppaient le firmament,
obscurcissaient l'air et nous dérobaient les rayons du soleil : la terre
est horrible et affreuse de sécheresse, sans fruits et sans moissons ;
fendue et entrecoupée, elle reçoit jusque dans ses entrailles les rayons
ardents qui la brûlent. Les fontaines les plus vives et les plus
abondantes sont taries ; les plus grands fictives sont épuisés ; les
petits enfants passent les rivières à pied sec ; les femmes les
traversent avec leurs fardeaux ; la plupart de nous manquent de boissons
et des choses les plus nécessaires à la vie. De nouveaux israélites
désirent un nouveau Moïse et une baguette féconde en prodiges : ils
voudraient que les rochers frappés de nouveau apaisassent la soif d'un
peuple altéré, et que des nues merveilleuses se distillant en manne,
envoyassent encore aux mortels une nourriture extraordinaire. Nous avons
lieu de craindre que nos malheurs et la famine que nous souffrons ne
servent d'exemple à la postérité. J'ai considéré nos campagnes, et j’ai
poussé des gémissements; j'ai versé des torrents de larmes, en voyant
leur stérilité, en voyant que le ciel continue à nous refuser de la
pluie. Les graines se dessèchent avant de sortir de terre, et restent
telles quelles ont été couvertes par la charrue ; ou si, perçant la
superficie, elles fleurissent un moment, brûlées par le soleil, elles ne
tardent pas à se dessécher d’une manière pitoyable. Nous pouvons donc
nous écrier aujourd’hui, en renversant les paroles de l’Évangile : il y
a beaucoup d'ouvriers et point de moisson (Lc. 10. 2). Les laboureurs
assis dans les campagnes, les mains croisées sur leurs genoux pour
exprimer leur affliction, déplorent l’inutilité de leurs travaux et de
leurs peines ; ils regardent en gémissant leurs petits enfants; ils
fixent en pleurant leurs épouses ; ils touchent les tiges des blés
sèches et brûlées, et se lamentent comme des pères qui auraient perdu
leurs fils dans la première jeunesse. Le prophète dont nous venons de
parler au commencement de ce discours, peut nous adresser à nous-mêmes
ces paroles : J'empêcherai que la pluie ne se répande sur vous trois
mois avant la vendange; je ferai pleuvoir sur une ville, et empêcherai
qu'il ne pleuve sur une autre : une partie sera inondée ; l'autre partie
sur laquelle je ne ferai point pleuvoir sera desséchée. Deux ou trois
villes s'assembleront pour chercher de l'eau, et elles n'en trouveront
point, parce que vous ne vous êtes pas convertis à moi, dit le Seigneur
(Am. 4. 7). Apprenons de ces paroles que Dieu nous envoie ces plaies,
parce que nous nous éloignons de lui, et que nous négligeons de le
servir. Il ne cherche pas à nous détruire; il ne songe qu'à nous
corriger. Il nous traite comme un père raisonnable traite ses enfants
qui manquent à leur devoir. La colère de ce père et ses rigueurs n’ont
point pour but de faire du mal à ceux qu'il chérit, malgré leurs buttes,
mais de les ramener de leurs égarements et de les rappeler à une
meilleure conduite. Ce sont nos crimes multipliés qui ont changé la
nature des saisons et qui ont altéré leur utile température. L'hiver n'a
pas été, selon sa coutume, sec à la fois et humide ; mais enchaînant
toutes les eaux par la glace, il a tout desséché, et s'est écoulé tout
entier sans neiges et sans pluies.
Le printemps ne
nous a montré que la moitié de la température qui lui est propre, de la
chaleur sans humidité. Le chaud et le froid ont passé les bornes que la
nature semblait leur avoir prescrites, et conspirant pour notre perte,
ils nous ravissent les aliments qui soutiennent notre vie.
Quelle est la cause
de ce désordre et de cette triste confusion ? pourquoi les saisons
ont-elles changé à notre préjudice ? Examinons les choses en hommes
sensés et raisonnables. Est-ce qu'il n'y a point d'être pour régler cet
univers? est-ce que l'Administrateur suprême ne sait plus comment il
faut nous gouverner ? a-t-il perdu une partie de sa force et de sa
puissance ? ou, s'il a toujours le même pouvoir, est-il devenu dur et
sévère à l'excès ? son amour tendre et ses soins attentifs pour le genre
humain se sont-ils changés en haine pour les hommes ? Nulle personne
sage ne pourrait parler de la sorte : mais voici la véritable raison
pour laquelle Dieu change de conduite à notre égard. Nous sommes comblés
de ses biens; et nous n'en faisons point part aux autres. Nous louons la
bienfaisance; et nous ne soulageons point l'indigent. Nous avons été mis
en liberté quoique nous fussions esclaves; et nous n’avons nulle pitié
des compagnons de notre servitude. On nous fournit une nourriture
abondante ; et nous laissons périr le pauvre de faim. Dieu est prodigue
en notre faveur, ses trésors coulent sur nous sans cesse : et nous nous
conduisons envers les misérables avec une économie sordide. Nos
troupeaux sont féconds; et quelle foule de malheureux restent nus ! Nos
magasins regorgent, trop étroits pour contenir toutes nos provisions ;
et nous ne sommes pas touchés du sort de celui qui est dans la détresse.
C'est pour cela que le souverain Juge nous menace.
Dieu ne nous ouvre
plus sa main, parce que nous fermons les nôtres dans les besoins de nos
frères. Nos champs sont desséchés, parce que notre charité est
refroidie. Les prières que nous adressons à Dieu sont inutiles ; nos
cris s’évanouissent et se perdent dans l'air, parce que sans doute nous
ne daignons pas même écouter le pauvre. D'ailleurs, comment prions-nous
? Les hommes, si l'on en excepte quelques-uns, passent tout leur temps
livrés au négoce; les femmes secondent leurs époux, et ne sont occupées
qu'à amasser de l'argent. Je me trouve presque seul à l'exercice de la
prière ; le peu de fidèles qui m'y accompagnent donnent toutes les
marques extérieures d’ennui; ils attendent avec impatience le dernier
verset des psaumes, et sortent de l'église avec la même joie que s'ils
sortaient d'une prison. Peu touchées de la calamité publique; nos jaunes
étudiants laissent leurs livres et leurs écoles pour venir chanter avec
nous: ils se réjouissent de ce qui cause notre tristesse ; c'est pour
eux un temps de fête, parce qu’ils se voient délivrés d'un maître
incommode et d'études ennuyeuses. Une multitude d'hommes faits, un
peuple de coupables courent par la ville, sans inquiétude et avec une
sorte de satisfaction ; eux dont les péchés sont la cause des maux qui
nous accablent, eux dont les désordres et les vices ont attiré le fléau
qui nous désole. Des enfants innocents et qui n'ont point encore l'usage
de la raison, viennent en foule dans ce temple ; mais, outre que ce ne
sont pas eux qui ont causé nos malheurs, ils ne sont pas encore en état
de prier le Dieu qui nous châtie. O vous qui êtes chargé de crimes,
venez à l'église, prosternez-vous, pleurez, gémissez, laissez les
enfants faire ce qui convient à leur âge. Pourquoi vous cacher, puisque
vous êtes le criminel ? pourquoi présenter celui qui n'est pas coupable
? croyez-vous tromper notre juge en mettant à votre place une personne
supposée: Il est bon que les enfants viennent au temple, mais avec vous
et non pas seuls.
Voyez les Ninivites
: ils voulaient apaiser Dieu par la repentir ; ils pleuraient les péchés
contre lesquels Jonas, au sortir du sein de la baleine s'était élevé
avec force; ils ne se contentèrent pas d'obliger leurs enfants à faire
pénitence, tandis qu'ils vivaient dans les délices et dans les festins :
mais après avoir commencé eux-mêmes par s’imposer le jeûne le plus
austère et l'abstinence la plus rigoureuse, ils contraignirent leurs en
fans, comme par surcroît, à pleurer aussi, afin que la tristesse de la
pénitence s'étendit sur tous les âges depuis le plus tendre, et que tout
le Inonde sans distinction y participât, les uns de bonne volonté, les
autres par contrainte. Lorsque le Seigneur vit les Ninivites humiliés
s'infliger à eux-mêmes les peines les plus sévères, touché de
compassion, il révoqua la sentence prononcée contre eux, et fit succéder
la joie à une tristesse si raisonnable. O pénitence bien réfléchie, ô
affliction sage et prudente ! ils firent partager leur jeûne aux animaux
eux-mêmes, et trouvèrent un moyen pour les obliger de crier comme eux au
Seigneur. Le veau fut séparé de la génisse, l'agneau fut éloigné de la
brebis qui l'allaitait. Les mères et les enfants, renfermés dans des
étables particulières, se répondaient, les uns aux autres par des voix
lamentables. Les petits altérés redemandaient en criant les sources de
lait ou ils puisaient leur nourriture. Pénétrées d'une affection
naturelle, les mères appelaient par des cris pitoyables leur tendre
progéniture. Parmi les hommes pareillement, les enfants à la mamelle
étaient arrachés des bras de celles qui leur avaient donné le jour.
Pressés par la faim et par la soif, ils se tourmentaient et criaient
jusqu'à perdre haleine. Les mères sentaient leurs entrailles déchirées
par de vives douleurs. Voilà pourquoi la divine Écriture a consigné dans
ses livres la pénitence des Ninivites pour servir d'exemple à toute la
terre. Les vieillards se lamentaient et arrachaient leurs cheveux blancs
; les jeunes gens versaient des larmes amères ; les pauvres gémissaient
; les riches, oubliant leurs délices, se livraient à une affliction
méritoire: le prince lui-même changea en une humiliation utile toute sa
pompe et toute sa magnificence; il déposa la couronne et se couvrit la
tête de cendre; il quitta la pourpre et se revêtit d'un sac ; il
descendit du trône et se coucha par terre dans un extérieur misérable ;
il renonça aux délices, compagnes ordinaires de la royauté, et gémit
avec le peuple, comme un homme du commun, parce que le Seigneur de tous
les hommes était irrité.
Voilà comme se
conduisit un peuple sensé; voilà comme des pécheurs firent pénitence.
Pour nous, nous sommes aussi faciles et aussi ardents à commettre le
péché, que lâches et négligents à en faire pénitence. Qui de nous en
priant verse des larmes, afin d'obtenir une pluie salutaire? qui est-ce
qui, pour effacer ses péchés, arrose son lit de ses pleurs, à l'exemple
der bienheureux David (Ps. 6. 7) ? Qui est-ce qui lave les pieds des
étrangers et essuie la poussière qu'ils ont amassée dans le voyage, afin
d’apaiser à propos un Dieu qui nous châtie par une sécheresse désolante
? qui est-ce qui nourrit le pauvre orphelin, afin que Dieu nourrisse le
blé altéré et desséché par l’intempérie de l'air ? qui est-ce qui
secourt les veuves dans leur détresse, afin de recevoir du Ciel les
aliments dont il a besoin Déchirez toute obligation injuste, afin
d'effacer par-là vos fléchés. Détruisez ces contrats qui enfantent de
funestes usures, afin que la terre produise ses fruits accoutumés. C'est
parce que l'or et l'airain, stériles par leur nature, deviennent féconds
entre vos mains, que la terre, naturellement féconde, est condamnée à la
stérilité pour punir ses coupables habitants. Que ces hommes qui
honorent la cupidité et l'avarice, qui grossissent sans fin leurs
richesses, nous montrent le pouvoir et l'utilité de leurs trésors, si le
Seigneur irrité prolonge plus longtemps le fléau dont il nous châtie.
Non, ils ne tarderont pas à devenir plus pâles que cet or qu'ils
accumulent, s'ils viennent a manquer de ce pain qu'ils méprisent
aujourd'hui, parce qu'ils l'ont en abondance. Qu'il n'y ait plus de blés
dans les magasins, qu'il n'y ait plus personne pour en. vendre, à quoi
vous servira, dites-moi, d'avoir vos bourses pleines ? ne serez-vous pas
enterré avec cet or qui n'est proprement que de la terre une boue
inutile ne reposera-t-elle pas auprès de votre corps qui n'est que de la
boue ? Vous avez tout d’
ailleurs, et la
seule chose nécessaire vous manque, la faculté de vous nourrir
vous-même. Avec toutes vos richesses formez une seule nuée, faites
descendre quelques gouttes de pluie, obligez la terre à vous donner ses
productions, étalez votre faste insolent pour faire cesser la calamité
publique. Peut-être implorerez-vous quelque homme de bien, afin que par
ses prières il arpète le cours de nos malheurs ; un homme qui, comme le
prophète Élie (3. Rois. 18), soit pauvre, rendu pâle par la faim, sans
maison, sans lit, sans chaussure, sans ressource, vêtu d'un seul habit
et d'un seul manteau n'ayant pour compagnon et pour associé que la
prière et le jeûne. Si en priant un tel homme vous eu obtenez quelques
secours, ne dédaignerez-vous pas ces possessions, sources d'inquiétudes
? ne mépriserez-vous pas l’or ne jetterez-vous pas comme un vil fumier
cet argent que vous regardiez comme le plus puissant mobile, comme le
meilleur ami, et que vous reconnaîtrez être d'un bien faible secours
dans de tels besoins. C'est à cause de vous que Dieu nous envoie une
calamité funeste; c'est parce qu'étant riche vous ne donnez rien aux
pauvres; c'est parce que vous négligez de nourrir ceux qui ont faim, de
consoler ceux qui sont affligés; c'est parce que vous n'avez nulle
compassion du malheureux prosterné à vos genoux. Les crimes de quelques
particuliers entraînent souvent les maux de tout un peuple qui expie la
faute d'un seul homme. Toute une armée fut punie pour le sacrifice
d'Achan (Jos. 17). Zambri se prostitue à une Madianite, et tout Israël
en porte la peine (Nb. 25).
Ainsi tous
examinons nos consciences en particulier et en public. que la sécheresse
soit pour chacun de nous un maître qui l'avertisse de ses fautes.
Prononçons cette parole pleine de sens du bienheureux Job: c'est la maux
du Seigneur qui ma frappé (Jb. 19. 21). Croyons avant tout que nos
péchés sont la cause de la calamité présente. On peut ajouter encore que
de pareilles afflictions sont quelquefois envoyées aux hommes pour les
éprouver, soit qu'ils soient pauvres, soit qu'ils soient riches, afin
que la patience les fasse connaître parfaitement tels qu'ils sont. C'est
surtout dans la conjoncture présente que l'on voit si les uns sont
charitables et amis de leurs frères, si les autres sont disposés à
remercier Dieu loin du s'en plaindre, s'ils ne changent pas de
sentiments dans les diverses révolutions de la vie. J'en ai connu
plusieurs qui, lorsqu'ils étaient dans l'abondance, et qu'ils avaient,
comme on dit, tout à souhait, rendaient grâces à un Dieu. bienfaiteur,
et lui témoignaient une reconnaissance, sinon parfaite, du moins
louable: mais si les choses venaient à changer de face, s'ils perdaient
leurs richesses, leur santé, leur réputation; s'ils devenaient pauvres,
malades et décriés, ils se plaignaient de Dieu, éclataient contre lui en
murmures, dédaignaient de le prier, le regardaient comme un débiteur qui
différait de s'acquitter entiers eux, et non comme un maître qui leur
faisait sentir son courroux. Mais bannissez de votre esprit des pensées
si injustes; et lorsque vous voyez Dieu nous refuser ses bienfaits
ordinaires, dites en vous-mêmes : Dieu manque-t-il donc de puissance
pour nous fournir notre nourriture? et comment en manquerait-il, lui qui
est le maître du ciel, de la terre, et de toutes les beautés qu'ils
renferment; lui dont la sagesse gouverne l'univers, règle les saisons,
les fait succéder les unes aux autres avec une harmonie admirable, afin
que leur diversité nous serve dans nos différents besoins, afin que le
chaud et le froid, le sec et l'humide se remplacent mutuellement, et
soient répandus dans l'année avec un heureux mélange ? C'est donc une
chose certaine et reconnue, que Dieu ne manque point de pouvoir.
Manquerait-il de bonté? on ne peut pas non plus le dire. Car s’il
n'était pas un être bon, quelle force aurait pu le contraindre dans
l'origine à créer l'homme ? qui est-ce qui aurait pu l’obliger malgré
lui à prendre de la terre, pour faire avec du limon un si bel ouvrage ?
qui est-ce qui l'a amené par nécessité à former l'homme à sa
ressemblance, à lui donner la raison, et par-là à le rendre capable de
s'instruire dans les arts, et de raisonner soir les matières les plus
sublimes auxquelles ses sens ne peuvent atteindre? Ces réflexions
doivent vous convaincre que la bonté est naturelle à Dieu, et: qu'elle
se fait sentir même dans ce temps de calamité. Et pourquoi, je vous le
demande, la sécheresse actuelle n'est-elle pas un embrasement général ?
pourquoi le soleil, s'écartant un peu de sa route ordinaire, ne
s'approche-t-il pas des corps terrestres, et ne brûle-t-il pas en un
moment tout ce que nous voyons ? ou pourquoi ne tombe-t-il pas du ciel
une pluie de feu comme il en tombait jadis pour punir des mortels
coupables. Rentrez donc en vous-mêmes, ô hommes, et faites de sages
réflexions. N'imitez pas ces enfants sans raison, qui, lorsqu'ils sont
châtiés par leurs maîtres, s'en prennent dans le dépit à leurs livres;
qui arrachent l'habit de leur père, parce que, pour leur bien il défend
de leur donner à manger; qui déchirent avec leurs ongles le visage de
leur mère. La tempête fait connaître le pilote, la lice l'athlète, le
combat le capitaine, la calamité l'homme magnanime ; les malheurs sont
l'épreuve du chrétien. Lame est éprouvée par l'adversité, comme l'or par
le feu. Vous êtes pauvre! ne vous laissez pas abattre. L'excès de la
tristesse jette dans le péché, parce que l’âme noyée d'ennuis tombe
aisément dans le désespoir, et que le désespoir porte à l'ingratitude.
Ayez une ferme espérance dans la bonté de Dieu. Il regarde votre
détresse: il tient dans ses mains votre nourriture, et il ne diffère à
vous la donner que pour éprouver votre constance, que pour voir si vous
ressemblez à ces ingrats parasites, qui, lorsqu'ils sont assis à la
table d'un riche, le louent, le flattent, l'admirent; et qui, aussitôt
qu'ils en sont exclus, déchirent par de sanglantes médisances celui que
les délices de ses repas leur faisaient honorer peu auparavant à l'égal
d'un dieu.
Parcourez l'Ancien
et le Nouveau Testament: vous y verrez des marques de cette divine
providence qui a nourri ses serviteurs par des voies extraordinaires. Le
prophète Élie s'était retiré au Carmel, montagne élevée et déserte,
n'ayant pour toute possession que sa grande âme, pour toute nourriture
que l'espérance en Dieu. Cependant il ne périt pas de faim: les plus
rapaces et les plus .aides des oiseaux étaient chargés de le nourrir (3.
Rois. 17). Ils devinrent les ministres et les officiers de l'homme juste
; et tout portés qu'ils sont à enlever les vivres d'autrui, ils lurent,
par l'ordre de Dieu, les gardiens fidèles de la subsistance du prophète.
Nous savons par les Livres saints que des corbeaux lui apportaient à
manger. La fosse de Babylone (Dan. 14) renfermai un jeune Israélite,
prisonnier par le malheur des circonstances, mais libre par la grandeur
de ses sentiments. Qu'arriva-t-il ? les lions s'abstinrent de le
dévorer, malgré leur férocité naturelle; Abacuc, chargé de le nourrir,
fut porté dans les airs par un ange avec des vivres; et pour que le
juste ne mourût pas de faim, le prophète fit en un moment le trajet de
Judée à Babylone. Et le peuple que Moise conduisait dans le désert,
comment vécut-il durant l'espace de quarante ans ? Il n'y avait là ni
laboureur jetant la semence, ni boeuf traînant la charrue, ni grange, m
pressoir, ni cellier, ni grenier. Les Israélites, sans labourer ni
semer, trouvaient leur nourriture : un rocher leur fournissait une eau
qu'il ne contenait pas auparavant, mais qu'il faisait jaillir pour leurs
besoins.
Je n'entre pas dans
le détail des prodiges qu'a opérés un Dieu attentif, ou plutôt un père
tendre, pour témoigner l'amour qu'il porte aux hommes; mais je vous
exhorte à supporter patiemment la calamité présente. Imitez le courage
de Job, ne vous laissez pas abattre par la tempête; ne perdez rien des
vertus que vous portez avec vous; conservez, comme le plus précieux des
trésors, cette disposition de l’âme qui nous fait rendre grâces à Dieu,
laquelle vous vaudra plus que toutes les délices. Souvenez-vous de cette
parole de l'apôtre: Rendez grâces à Dieu en toute chose (Thess. 5. 18).
Vous êtes pauvre ! un autre est plus pauvre que vous. Vous avez du pain
pour dix jours, il n'en a que pour un jour. Faites part libéralement de
votre superflu à celui qui ira rien. Ne sacrifiez pas le salut de tons à
votre intérêt personnel. Toute votre subsistance se réduit-elle à un
pain si un pauvre se présente à votre porte, tirez de votre garde-manger
ce pain unique, et levant les mains au ciel, adressez à Dieu ce discours
aussi touchant que raisonnable : Je n'ai que ce pain que vous voyez,
Seigneur, le péril est évident; mais je sacrifie tout à votre précepte,
et je donne du peu que j'ai à mon frère qui a faim : assistez vous-même
votre serviteur qui est en péril. Je connais votre bonté, je me repose
sur votre puissance, vous n'avez pas coutume de différer vos grâces;
vous répandez vos dons lorsqu'il vous plaît. Si vous parlez et agissez
de la sorte, le pain que vous donnerez dans votre détresse produira des
fruits multipliés; il sera le germe d'une moisson abondante, le gage de
votre nourriture, le garant de la miséricorde divine. Rappelez-vous à
propos l'histoire de la veuve de Sidonie, et répétez les paroles qu'elle
prononçait dans une circonstance semblable : Vive le Seigneur Dieu ! je
n’ai que ce pain dans ma maison, pour nie nourrir moi,et mon fils (3.
Rois, 17. 12). Si vous donnez de votre indigence, vous aurez, comme
elle, un vase d'huile qui nec diminuera jamais, et une mesure de froment
qui. ne s'épuisera pas. La libéralité de Dieu sur ses serviteurs fidèles
rend le double de ce qu'elle reçoit; elle ressemble aux eaux vives, dans
lesquelles ou puise toujours sans que jamais elles, s'épuisent. Vous qui
êtes pauvre, prêtez à un Dieu riche. Confiez-vous à celui qui reçoit
pour lui-même ce que vous donnerez aux malheureux, et qui se charge
d'acquitter sa dette. C'est une excellente caution que cet être dont les
trésors s'étendent sur la terre et sur la mer. Quand vous lui
demanderiez votre dette dans le cours d'one. navigation, il vous
satisferait avec usure au milieu des ondes; car il s'acquitte
libéralement de ce qu'il doit.
Quoi de plus triste
que la faim! c'est la plus horrible de toutes les misères humaines;
c'est la plus affreuse de toutes les maladies; c'est la plus cruelle de
toutes les morts. Le tranchant de l'épée en un instant met fin à nos
jours; la violence du feu nous arrache promptement la vie; les dents des
bêtes féroces déchirent nos principaux membres et ne nous font pas
languir longtemps: la faim est un long martyre, une douleur prolongée,
une maladie sourde et interne, une mort toujours présente et qui tarde
toujours à frapper le dernier coup, Elle épuise l'humeur radicale,
éteint la chaleur naturelle, consume tout l'embonpoint, mine peu à peu
les forces. La chair flétrie s'attache aux os; le teint perd sa fleur;
le rouge disparaît avec le sang qui diminue; le blanc s’évanouit par la
maigreur qui noircit la peau; le corps livide offre un triste mélange de
noirceur et de pâleur. Les genoux tremblants ne se remuent qu'avec
peine; la voix devient faible et grêle; les yeux creusés et enfoncés
dans leur orbite, ressemblent à la noix desséchée dans son écorce; le
ventre vide, rétréci, défiguré, entièrement abattu et retiré par le
desséchement des entrailles, n'est plus attaché l'épine du dos. Celui
qui rencontre un homme dans un état si pitoyable, et qui passe sans être
touché, de duel excès de cruauté ne sera-t-il, pas capable? ne doit-il
pas être compté parmi les bêtes farouches, regardé comme un scélérat et
un assassin? oui, celui qui ne remédie pas, quand il le peut, à un mal
aussi funeste, et qui diffère par avarice, pourvoit être condamné comme
homicide. La faim en a réduit plusieurs à manger les corps de leurs
concitoyens. On a vu une mère dévorer son propre enfant, et faire
rentrer dans ses entrailles, celui qui était sorti de ses entrailles.
L'histoire des Juifs, composée par Josèphe
,
écrivain fort exact, nous offre cette aventure tragique, qui eut lieu
lorsque les plus grands maux vinrent fondre sur les habitants de
Jérusalem, pour les punir de leur attentat contre le Seigneur Jésus.
Vous voyez que le Fils de Dieu lui-même, souvent moins sensible aux
autres misères humaines, est vivement touché du sort de ceux qui ont
faim. J’ai compassion, dit-il; de ce peuple ( Mt. 13. 32). Aussi, dans
le jugement dernier, lorsque le Seigneur appelle les justes, celui qui
donne aux pauvres obtient le premier rang; celui qui les nourrit est le
premier récompensé ; celui qui donne du pain est appelé avant tous;
l'homme bienfaisant et libéral est envoyé à la vie éternelle avant les
autres justes l’avare au contraire, qui ne donne rien, est livré avant
tous aux flammes éternelles (Mt. 25. 34 et 41).
Voici le temps de
pratiquer le premier de tous les préceptes ; prenez bien garde de
laisser échapper l'occasion de vous enrichir par un trafic utile. Le
temps coule sans attendre celui qui diffère ; les jours se pressent et
devancent celui qui marche lentement. Il est impossible d'arrêter le
cours d'un fleuve, à moins qu'on n'arrête à propos les premières eaux à
sa source : ainsi on ne peut retenir le temps dont les flots sont
poussés par eut cours nécessaire ; on ne peut le rappeler lorsqu'il est
passé, il faut nécessairement le saisir lorsqu'il s'avance. Pratiquez
donc et arrêtez, pour ainsi dire, le précepte qui fuit, serrez-le
étroitement. entre vos bras. Donnez peu pour obtenir beaucoup, effacez
avec un morceau de pain la tache de l'ancien péché. Adam nous a transmis
sa faute en mangeant contre l'ordre du Seigneur : nous effacerons cette
même faute, suite malheureuse d'une gourmandise coupable, si nous
soulageons les besoins et la faim de notre frère. Écoutez, peuples ;
chrétiens, prêtez l'oreille. Voici ce que dit le Seigneur, sinon par sa
propre bouche, dei moins par celles de ses ministres qui lui servent
d'organes. Nous qui avons reçu la raison en partage, ne nous montrons
pas plus cruels que les brutes qui en sont dépourvues. Elles jouissent
en commun des productions de la terre qu'elles ont reçues de la nature.
Des troupeaux de brebis, paissent sur la même montagne ; de grands haras
de chevaux se nourrissent dans le même champ ; tous les autres animaux
se cèdent mutuellement la jouissance des nourritures nécessaires : les
hommes s’approprient et retiennent dans leur sein ce qui est commun ;
ils prétendent posséder seuls ce qui appartient à un grand nombre. Que
les exemples d’humanité qu'on rapporte des Gentils nous fassent rougir.
Il est chez eux des peuples qui se font une loi de n'avoir qu'une table,
des aliments communs, et de ne faire qu'une seule famille de toute une
grande multitude.
Laissons les
exemples des infidèles, et parlons de ces trois mille hommes qui furent
d'abord convertis à Jésus-Christ (Ac. 2. 41). Imitons l'union admirable
de ces premiers chrétiens, chez qui tout était commun, qui n'avaient
qu'une même vie, une même âme, une table commune, qui étaient unis par
les liens d'une fraternité indivisible, d'une charité sincère, laquelle
ne faisait qu'un corps de plusieurs, et identifiait plusieurs âmes par
l'union des volontés. L'Ancien et le Nouveau Testament nous offrent
beaucoup d'exemples de charité fraternelle qui doivent nous instruire.
Si vous rencontrez un vieillard pressé par la faim, faites-le venir et
nourrissez-le, comme Joseph a nourri Jacob. Si vous voyez votre ennemi
dans la détresse, étouffez tout ressentiment, ne cherchez pas à vous
satisfaire par la vengeance, et nourrissez votre ennemi comme le même
Joseph a nourri ses frères qui l'avaient vendu. Si vous trouvez un jeune
homme dans l'affliction, pleurez sur son sort comme Joseph a pleuré sur
celui de Benjamin, le fils de la vieillesse de Jacob. Si la cupidité
vous tente, comme la femme égyptienne tenta Joseph ; si, vous tirant par
votre manteau, elle vous presse de désobéir à Dieu, et d'avoir plus
d'affection pour elle, qui n'aime que l'argent et le monde, que pour les
ordres du souverain Maître ; si, dis-je, il vous vient des pensées
contraires aux divins préceptes, qui entraînent à l'amour de l'argent
votre esprit sage et modeste, qui vous portent à vous attacher à elle et
à négliger l'amour de vos frères, jetez votre manteau et retirez-vous
indigné ; gardez la fidélité que vous devez à Dieu comme Joseph la garda
à Putiphar. Pourvoyez à la disette d'une seule année, comme ce
patriarche a pourvu à une disette de sept ans. Ne donnez pas tout au
plaisir ; accordez une partie de vos soins à votre âme. Imaginez-vous
que vous avez cieux filles, la prospérité temporelle et la vie céleste,
la vie conforme à la vertu. Si vous ne voulez pas tout donner à la
meilleure, partagez du moins également entre celle qui est intempérante
et celle qui est sage. Ne décorez pas l'une de tout le faste de
l'opulence, tandis que l'autre, lorsqu'il vous faudra paraître devant
Jésus-Christ et vous montrer aux yeux de ce souverain juge, sera nue et
couverte à peine de vêtements misérables, elle qui a tout l'extérieur et
le nom d'épouse. Ne présentez donc pas au divin Époux une épouse sans
beauté et sans parure, de peur qu'en la voyant il ne détourne son
visage, il n'ait pour elle que du dégoût et ne lui refuse ses
embrassements. Ornez-la d'une parure convenable, et conservez-la dans
toute sa beauté jusqu'au jour des noces, afin qu'avec les vierges sages
elle allume une lampe, dont le feu éternel sera formé par les plus
saintes maximes et entretenu par l'huile des bonnes oeuvres. Ainsi
seront confirmées les paroles divines du Roi-Prophète, qui conviendront
parfaitement à votre âme : La reine s'est tenue ci votre droite avec un
habit enrichi d'or, environnée de ses divers ornements. Écoutez, ma
fille, ouvrez les yeux, prêtez une oreille attentive ; et le Roi sera
épris de votre beauté (Ps. 44. 10). Le Prophète s'est servi de ces
paroles pour exprimer la beauté du corps mais elles peuvent convenir à
la beauté de l'âme de chaque fidèle, puisque l'assemblée de l'Église est
formée de tous les membres qui la composent. Occupez-vous avec sagesse
du présent et de l'avenir, et ne trahissez pas, pour un vil intérêt, vos
espérances futures. Le corps par lequel vous comptez votre vie présente,
vous abandonnera ; et pour le jour où il vous faudra comparaître devant
le grand Juge qui viendra certainement, vous vous serez enlevé à
vous-mêmes les récompenses infinies et la gloire céleste ; vous vous
serez allumé un feu inextinguible ; vous vous serez préparé l'enfer avec
tous ses supplices, des éternités de peines et de douleurs, au lieu
d'une vie éternelle et bienheureuse. Ne croyez pas que je cherche à vous
effrayer par de vains épouvantails, comme ces mères et ces nourrices
qui, lorsqu'elles voient; leurs petits enfants crier et pleurer outre
mesure, cherchent à les apaiser par des récits fabuleux. Pour moi, ce ne
sont pas des fables que je vous raconte ; mais des vérités que je vous
annonce, vérités sorties d'une bouche infaillible. Sachez, selon la
prédiction de l'Évangile, que toutes les paroles du Fils de Dieu seront
exécutées sans qu'il manque un seul iota ou un seul point (Matta. 5.
18.) Le corps renfermé dans le tombeau ressuscitera, et l’âme qui aura
été séparée du corps par le trépas, viendra l'habiter de nouveau. Toutes
nos actions seront manifestées au grand jour ; et il ne faudra contre
nous-mêmes de témoin que notre propre conscience. Le juste Juge traitera
chacun comme il le mérite : à lui appartiennent la gloire, l’empire et
l’adoration dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
SOMMAIRE.
SAINT Basile expose
d'abord assez au long les funestes effets que la colère produit dans
ceux qui s'y abandonnent ; comment elle rend furieux et forcenés deux
hommes animés l'un contre l'autre. Il montre ensuite les moyens de s'en
garantir ; l'humilité et la douceur, l'exemple du Fils de Dieu et du
Roi-Prophète, sont fort propres à empêcher cette passion furieuse de
naître en nous. La colère cependant sera fort utile, si elle est réglée
par la raison et par la vertu. Elle donnera du ressort à l’âme et la
remplira d'une sainte indignation contre le vice et contre le crime ; ce
qui est prouvé par plusieurs exemples de l'Ancien Testament. L'orateur
rappelle à ses auditeurs les principaux moyens de se garantir de la
colère, et termine par-là son homélie.
DANS les préceptes
de la médecine qui sont dictés à propos et suivant toutes les règles de
l'art, c'est l'expérience surtout qui convainc de leur utilité : ainsi,
dans les avis spirituels, c'est lorsque les préceptes sont confirmés par
les événements, que l'on reconnaît leur sagesse, que l’on voit combien
ils sont utiles pour instruire les hommes et pour redresser ceux à qui
on les donne. Lorsque nous lisons dans les proverbes cette maxime :
La colère perd les
sages (Pv. 15. 1) ; lorsque nous entendons l'Apôtre nous donner cet
avis : Que toute colère, tout emportement, toute clameur, enfin que
toute malice soit bannie d’entre vous (Ep. 4. 31) ; et le Seigneur nous
dire que celui qui se met en colère sans raison contre. son frère,
mérite d'être condamné par le jugement (Mt. 5. 21) ; lorsque ensuite
nous venons à connaître par expérience cette passion, je ne dis pas qui
naît en nous, mais qui vient de dehors fondre sur nous comme une tempête
imprévue, alors surtout nous reconnaissons combien les sentences divines
sont admirables. Quand nous-mêmes nous donnons lieu à la colère, et que
la laissant passer comme un torrent impétueux, nous examinons
tranquillement combien elle trouble et défigure ceux qu'elle possède,
nous apprenons par l'usage combien il est vrai de dire qu'un homme
emporté se met dans un état indécent (Pv. 11. 25). Oui, sans doute,
lorsqu'une fois la colère, bannissant la raison, s'empare de toutes les
facultés de l’âme, elle change l'homme en une bête féroce, ne lui permet
plus d'être homme et d'user de son intelligence naturelle. Ce que fait
le venin dans les animaux venimeux, la colère le fait dans ceux qu'elle
anime. Ils sont enragés comme des chiens, s'élancent comme des
scorpions, mordent comme des serpents. L’Écriture en général a coutume
de donner à ceux qu'une passion domine, les noms des bêtes auxquelles
ils se rendent semblables par leurs vices. Elle les appelle chiens
muets, serpents, race de vipères (Is. 56. 10. — Mt. 23. 33), et autres
nains pareils. Des bonnes prêts à détruire leurs semblables, à nuire à
leurs compatriotes, peuvent être mis au nombre des bêtes féroces et des
animaux venimeux, qui, par nature, sont ennemis irréconciliables de
l'homme.
Légèreté de la
langue, paroles inconsidérées, calomnies, reproches, injures, violences
des pieds et des mains : tels sont, sans parler de beaucoup d'autres
qu'on ne pourrait détailler, tels sont les effets de la colère. La
colère aiguise les épées, elle porte un homme à tremper sa main dans le
sang d'un autre homme. Par elle, les frères se méconnaissent, les pères
et les enfants étouffent les sentiments de la nature. Une personne
irritée ne se connaît plus elle-même ; elle ne connaît plus ceux à qui
elle tient de plus près. Et comme un torrent qui se précipite dans une
vallée, entraîne tout ce qui s’oppose à son passage : ainsi un homme
agité par une colère violente, attaque et renverse tout ce qu’il
rencontre. Il ne respecte ni la vieillesse, ni la vertu, ni le sang ; il
oublie les bienfaits ; rien de ce qui mérite le plus d'égards ne le
touche. La colore est une courte frénésie. Ceux qu'elle transporte
négligent leurs propres intérêts pour se venger, et se jettent eux-mêmes
dans un mal évident. Le souvenir des injures qu'on leur a faites est
comme un aiguillon qui les pique dans les bouillonnements et les
agitations dune fureur aveugle ; ils n'ont point de repos qu’ils n'aient
fait un grand mal à ceux qui les ont offensés, ou qu'ils ne sen soient
fait à eux-mêmes. Ainsi un corps qui en choque violemment un autre qui
lui résiste, reçoit souvent plus de dommage qu'il n'en cause. Qui
pourrait exprimer les horribles effets de la colère ? qui pourrait dire
comment ceux qui s'emportent pour le moindre sujet, crient et s’agitent
comme des forcenés, s'élancent avec la même impétuosité que des
serpents, et ne cessent point que lorsque, s'étant causé quelque mal
affreux, leur colère se rompt comme une bulle d'eau par un choc, et
l’enflure se dissipe ? Le fer, la flamme, rien de ce qu'il y a de plus
terrible, ne peut retenir, ni celui que la colère transporte, ni celui
que le démon possède, dont l'homme irrité ne diffère, ni par la ligure,
ni par les dispositions intérieures. Brûle-t-il de se venger, le sang
lui bout autour du coeur, bouillonnant et agité comme par la violence du
feu. L'effet qui s'en marque au dehors le défigure entièrement, le fait
paraître tout autre qu'il n'est pour l'ordinaire, le change comme un
masque de théâtre. Ses yeux ne sont plus les mêmes, ils brillent et
étincellent. Il aiguise ses dents comme un sanglier qui se prépare à
attaquer son adversaire. Son visage est obscurci par une pâleur livide.
Tout son corps s'enfle ; ses veines se gonflent par l'agitation du sang
et des esprits. Sa voix devient rude et éclatante : ses paroles sont
confuses et mal articulées, sans suite et sans ordre. Mais lorsque sa
colère est portée aux derniers excès par les objets qui l'excitent,
comme la flamme par les aliments qu'on lui fournit, alors il offre un
spectacle qu'ont ne peut ni raconter, ni supporter. Il n'épargne
personne ; ses pieds, ses mains, toutes les parties de son corps
deviennent les instruments de sa fureur : il s'arme de tout ce qui se
présente. S'il rencontre un autre homme également irritable, susceptible
de la même furie, ils se font tous deux les maux que peuvent se faire
des hommes qui s'élancent l'un sur l'autre sous les auspices d’un pareil
démon. Ils se déchirent, ils se blessent, souvent même ils se tuent ; et
tels sont les prix que ces combattants furieux remportent de leur
colère. L'un commence l'attaque, l'autre la repousse ; l’un presse,
l’autre résiste : ils se portent les plus rudes coups, dont leur sang
échauffé les empêche de sentir la douleur. Ils n'ont pas le loisir de
songer aux blessures qu'ils reçoivent, leur âme étant toute entière
attachée à la vengeance.
Mes frères, ne
guérissez pas un mal par un mal ; ne disputez pas ensemble à qui se
portera les plus grands préjudices. Dans des combats aussi blâmables,
celui qui triomphe est le plus malheureux, parce qu'il se retire chargé
de plus de péchés. Ne vous faites pas gloire de ce qui vous déshonore,
et n'acquittez pas criminellement une dette criminelle. Un homme en
courroux vous a outragé ; arrêtez le mal par votre silence. Mais que
faites-vous ? vous recevez sa colère dans votre coeur, et vous imitez
les vents qui renvoient avec violence ce qu'ils ont reçu dans leurs
flancs. Devenu le miroir d'un furieux, vous représentez en vous-même
tous les traits de sa personne. Son visage se peint en rouge ; le vôtre
est il d'une couleur moins vive ? ses yeux pleins de sang étincellent;
les vôtres, dites-moi, sont-ils plus calmes et plus tranquilles ? sa
voix est rude ; la vôtre est-elle douce ? L écho dans les déserts ne
renvoie pas aussi fidèlement les sons qu'il reçoit, que les injures
reviennent à celui qui a injurié : ou plutôt l'écho ne renvoie que les
mêmes sous, au lieu que l'invective revient avec des accroissements. De
quelles injures ne s'accablent pas mutuellement deux hommes animés l'un
contre l’autre ? l’un dit à son adversaire qu'il n'est qu'un personnage
ignoble, né de gens ignobles ; l’autre, qu'il n'est qu'un vil esclave,
sorti de vils esclaves : l'un le traite de pauvre, l'autre de mendiant :
l'un lui reproche d'être ignorant, l'autre d'être stupide, jusqu'à ce
que les invectives leur manquent comme des flèches dans un carquois.
Quand ils se sont épuisés en paroles, ils en viennent aux mains. Car la
colère excite une querelle, la querelle engendre les injures, les
injures les coups, les coups les blessures, lesquelles occasionnent
souvent la mort.
Arrêtons le mal
dans sa naissance, en cherchant tous les moyens de bannir la colère de
nos âmes. Par-là, nous pourrons détourner beaucoup de maux en coupant
cette passion qui en est la racine et le principe. On vous a injurié !
répondez des choses honnêtes. On vous a frappé ! endurez-le. On vous
méprise, on vous regarde comme un homme de rien ! songez que vous êtes
sorti de la terre et que vous vous en retournerez dans la terre (Gn. 3.
19). Si vous vous prémunissez de ces raisons, les reproches les plus
injurieux vous paraîtront au-dessous de la vérité. Vous réduirez votre
ennemi à l'impuissance de se venger en vous montrant invulnérable aux
invectives, et vous vous procurerez a vous-même une grande couronne de
patience, en faisant servir la folie d'autrui à votre vertu. Si donc
vous m'en croyez, vous renchérirez vous-même sur les injures qu'on vous
adresse. On vous reproche d'être d'une naissance basse et obscure,
d'être un homme de rien ! dites-vous à vous-même que vous êtes cendre et
poussière (Gn. 18. 07). Vous n'êtes pas plus illustre que notre père
Abraham qui s'est traité lui-même de la sorte. On dit que vous n'êtes qu
un ignorant, un pauvre, un misérable ! dites comme David que vous n'êtes
qu'un ver de terre sorti de la boue (Ps. 21. 7). Imitez la générosité de
Moise, qui, attaqué par les discours offensants d’Aaron et de Marie,
loin d'implorer contre eux le Seigneur, le pria pour eux (Nb. 12). De
qui voulez-vous être le disciple ? est-ce des amis d’un Dieu de bonté ou
des esclaves d’un esprit de malice ? Lorsque vous êtes exposé à la
tentation de renvoyer des injures, Croyez qu'on vous éprouve, qu’on veut
savoir si vous vous approcherez de Dieu par la patience, ou si vous vous
rangerez du côté de son ennemi par la colère. Donnez-vous le temps de
délibérer et de choisir le bon parti. Ou vous apaiserez votre ennemi par
un exemple de douceur, ou vous vous en vengerez par le mépris de ses
outrages. Eh ! qu y aurait-il pour lui de plus chagrinant que de vous
voir au-dessus de ses insultes? Ne laissez pas abattre votre courage;
rougissez d'être dompté par un homme qui éclate contre vous en
invectives. Laissez-le crier en vain, et se livrer à tout son dépit.
Quand on frappe un homme qui ne sent rien, on se punit soi-même, parce
qu'on ne se venge pas de son ennemi et qu'on persiste dans sa colère.
Ainsi, quand on injurie un homme qui est au-dessus des injures, loin de
trouver à satisfaire son ressentiment, on sent son dépit s'accroître. La
différence de conduite vous attire à vous et à votre adversaire des noms
différents. Dans l'esprit de tout le monde, lui est un homme porté à
injurier, vous, une âme grande ; lui, un homme violent et emporté, vous,
un homme doux et paisible. Il se repentira de ses discours, vous, vous
ne vous repentirez jamais de votre vertu. Qu'est-il besoin de s'étendre
? ses injures lui ferment le royaume des cieux ; car les médisants ne
participeront point au royaume du ciel (I. Cor. 6. 10.): vous, votre
silence vous prépare ce même royaume ; car celui persévèrera jusqu'à la
fin sera sauvé. (Mt. 10. 21). Si vous cherchez à vous venger, si vous
répondez à des injures ou à d'autres injures, quelle excuse vous
restera-t-il ?
Direz-vous qu'un
autre vous a irrité en commençant? Cette raison est-elle suffisante ? Le
fornicateur qui se rejette sur la courtisane qui l’a excité au crime,
n'en est pas moins condamné au jugement de Dieu. Il n'y a ni couronnes,
ni défaites, sans adversaires. Écoutez David: Lorsque les pécheurs,
dit-il, s'élevaient contre moi, il ne dit pas, j'ai été irrité, j'ai
cherché à me venger ; mais, je me suis tu, je me suis humilié, je n’ai
pas même cherché à me défendre par des raisons solides (Ps. 38. 2).
Vous, vous êtes irrité d'une injure comme si c'était quelque chose de
mauvais, et vous l'imitez comme si c'était quelque chose de bon. Vous
tombez dans la faute que vous ne pouvez souffrir. N'avez-vous donc des
yeux que pour voir les excès des autres, tandis que vous êtes
indifférent sur les vôtres propres? L'insolence est un mal ? gardez-vous
de l'imiter. Dire qu'un autre a commencé, cela ne suffit pas, je le
répète, pour votre excuse. Je crois même que vous serez plus
inexcusable, parce que l'autre n'a point eu devant les yeux d'exemple
qui pût le rendre sage, tandis que vota, qui voyez l'état ridicule où la
colère met un homme, au lieu d'éviter de lui ressembler, vous vous
fâchez, vous vous indignez, vous vous irritez, vous justifiez par vos
emportements celui qui s'est emporté le premier. Votre conduite le
décharge de toute faute et vous condamne vous-même. Si la colère est un
mal, pourquoi ne pas éviter ce mal ? si elle est pardonnable, pourquoi
vous fâcher contre celui qui s'y livre ? Ainsi, je le répète, dire que
vous n'avez pas commencé, que vous n'avez fait que repousser, cela ne
vous servira de rien. Dans les luttes des athlètes, ce n'est pas celui
qui a commencé le combat, mais celui qui a vaincu son antagoniste, qui
est couronne. Dans un sens contraire, ce n'est pas seulement celui qui
commence le mal, mais celui encore qui suit un mauvais guide dans le
péché, qui est condamné. Si l'on vous reproche outre pauvre et que vous
le soyez réellement, ne vous offensez point de la vérité: si vous êtes
riche, le reproche ne vous regarde pas. Ne soyez ni enflé des fausses
louanges qu'on vous donne, ni irrité des fausses injures qu'on vous
adresse. Ne voyez-vous pas que les flèches pénètrent dans les corps
fermes et qui résistent, mais qu'elles perdent toute leur activité dans
les corps mous et qui cèdent ? Croyez qu'il en est de même de
l'invective. Celui qui va au-devant en reçoit l'atteinte ; celui qui
cède et se retire détruit toute la force de la méchanceté qui l'attaque
avec fureur. Pourquoi vous chagriner tant d’être traité de pauvre ?
Souvenez-vous de votre nature; songez que vous êtes entré nu dans le
inonde, et que vous en sortirez nu (Jb. 1. 21). Or, est-il rien de plus
pauvre qu'un homme nu ? L'injure n'est offensante qu'autant que vous la
prenez pour vous seul. Personne n'a été traîné en prison pour sa
pauvreté. Ce n'est pas une chose honteuse que d’être pauvre, mais il est
honteux de ne pas supporter la pauvreté généreusement.
Rappelez-vous votre
Maître qui étant riche est devenu pauvre a cause de nous (I Cor. 8. 9).
Vous traite-t-on de fou et d'ignorant ? rappelez-vous les injures dont
les Juifs ont accablé la Sagesse éternelle : Vous êtes un Samaritain, et
vous êtes possédé du démon (Jn. 8. 48). Si vous vous irritez, vous
confirmez le reproche, car rien de plus insensé que la colère : si vous
restez tranquille et pustule, vous couvrez de confusion celui qui vous
insulte, parla sagesse que vous faites paraître. On vous a frappé sur la
joue; le Seigneur y a été aussi frappé. On vous a couvert de crachats ;
notre Maître en a été aussi couvert: Il n'a pas détourné son visage de
ceux qui le couvraient de crachats (Is. 50. 6). Vous avez été calomnié ;
le souverain juge l'a été aussi. On a déchiré votre vêtement les Juifs
ont dépouillé mon Sauveur et ont partagé, sa tunique. Alors n'avez pas
encore été condamné, vous n'avez pas encore été crucifié. Il vous manque
beaucoup de traits pour parvenir à être sa parfaite image. Que toutes
ces réflexions entrent dans votre âme et en guérissent l'enflure. Ces
sentiments dont vous serez pénétré d'avance, calmeront dans l'occasion
les saillies de votre coeur, et le mettront dans une situation
tranquille et paisible. C'est là ce que dit David par ces mots : Je me
suis préparé et je n'ai pas été troublé. (Ps. 118. 60). Il faut donc
vous représenter les exemples des Saints, pour vous apprendre à réprimer
la violence des mouvements de votre âme. Avec quelle douceur le grand
David supporta-t-il l'insolence de Seméï ! Sans se laisser emporter à la
colère, il prenait cet affront comme de la main de Dieu : C'est le
Seigneur, dit-il, qui a commandé à Seméï de maudire David (2. Rois. 16.
10). Aussi, lorsqu'il l'appela homme de sang, homme pervers, il ne se
fâcha pas contre lui, mais il s'humilia lui-même comme méritant l'injure
qu'on lui adressait. Bannissez de votre âme deux sentiments; n'ayez pas
une grande idée de vous-même, et ne croyez pas les autres fort
au-dessous de vous. Par-là, votre esprit ne se révoltera jamais
lorsqu'on prétendra vous faire un affront. C'est une chose indigne,
lorsqu'on a revu un service de quelqu'un et qu'on lui a les obligations
les plus essentielles, de joindre l'insulte et l’outrage à
l'ingratitude. Oui, cela est indigne ; mais c'est un plus grand mal pour
celui qui est l’auteur de l'offense que pour celui qui en est l’objet.
Que votre ennemi vous insulte; mais vous, ne soyez pas insulté. Que les
injures soient pour vous une excellente école oui vous appreniez la
patience. Si vous ne vous piquez pas de ce qu'on vous dit, vous n’avez
reçu aucune blessure. Si vous en ressentez de la peine, renfermez du
moins cette peine au-dedans de vous-même. Mon cœur a été troublé
au-dedans de moi (Ps. 142), dit David. C'est-à-dire j'ai empêché que les
mouvements de mon coeur ne parussent au-dehors; ce sont des flots que
j'ai retenus, et à qui je n'ai point permis de se répandre hors du
rivage. Apaisez votre esprit lorsqu'il se soulève et s'irrite. Que vos
affections violentes respectent la présence de votre raison, et rentrent
dans l'ordre comme une troupe d'enfants à la vue d'une personne
respectable. Comment donc éviterons-nous les suites funestes de la
colère ce sera si nous l'empêchons de prévenir la raison; si nous avons
soin de la retenir dès que nous en sentons les premières atteintes; si
nous nous l'assujettissons connue un cheval fougueux, en la rendant
docile à la raison comme à un frein, en ne lui permettant pas de
s'écarter des bornes, de s'éloigner du guide qui la conduit.
Au reste, la vertu
irascible nous est fort utile dans la pratique des bonnes oeuvres,
lorsque, semblable à un soldat qui marche sous son capitaine, elle est
toujours prête à obéir aux ordres qu'on lui donne, et à secourir la
raison contre le péché. La colère est comme le ressort de l'âme ; elle
lui donne de la force pour entreprendre et soutenir les bonnes actions.
Si elle la trouve énervée et amollie par le plaisir, elle la fortifie
comme le fer par la trempe; elle la rend ferme et courageuse, de faible
et languissante qu'elle était. Si vous n'êtes animé d'indignation contre
le vice, vous n'aurez jamais pour lui la haine qu'il mérite ; car on
doit le haïr avec la même ardeur qu'on doit chérir la vertu. La colère
nous est infiniment avantageuse, lorsque, assujettie à la raison et
soumise à sa voix comme le chien du berger, elle est douce et traitable
pour ceux qui en tirent service; elle menace, en quelque sorte, des yeux
et de la voix tout étranger qui voudrait la flatter, tandis qu'elle est
craintive et obéissante pour celle qu'elle connaît et qui est son amie.
Tel est l'excellent secours que la partie irascible de l’âme peut
procurer à la partie sage et prudente. Elle nous fait déclarer une
guerre irréconciliable à tous ceux qui veulent nous nuire, sans nous
permettre de lier jamais avec eux aucun commerce. Elle bannit les
plaisirs perfides, et les poursuit comme le chien poursuit le loup. Tels
sont les avantages que retirent de la colère ceux qui savent en bien
user. Il en est de même des autres puissances de l’âme, qui deviennent
bonnes ou mauvaises selon l'usage qu'on en fait. Par exemple, si on se
sert de la faculté concupiscible pour se plonger dans les plaisirs des
sens, on est infâme et abominable ; si on la tourne vers l'amour du
Seigneur et le désir des biens éternels, on est aussi heureux
qu'admirable. La partie raisonnable elle-même est susceptible de bien ou
de mal. Si on en use légitimement, on est prudent et sage ; si on se
sert de son esprit pour nuire à ses frères, on est rusé et dangereux.
Prenons donc garde que les facultés qui nous ont été données par le
Créateur pour notre salut, ne deviennent entre nos mains des instruments
de péché. Ainsi la colère, employée quand il faut et comme il faut,
produit la patience, la force et la constance ; elle devient fureur et
folie, si elle s'éloigne de la droite raison. C'est pour cela que le
psalmiste nous donne cet avertissement : Mettez-vous en colère et ne
péchez pas (Ps. 4. 5). Le Seigneur qui menace du jugement celui qui se
met en colère sans raison ( Mt. 5. 22), ne rejette pas la colère dont on
use comme d'une arme. Ces paroles: Je mettrai de l'inimitié entre vous
et le serpent (Gn. 3. 15) ; et ces autres: Soyez ennemis des Madianites
(Nb. 25. 17), nous apprennent qu'on peut se servir de la colère comme
d'une arme. Aussi Moïse, le plus doux des hommes (Nb. 12. 3), voulant
punir l'idolâtrie, arma-t-il les mains des lévites pour le meurtre de
ses frères. Que chacun de vous, dit-il, s'arme d'une épée, qu'il passe
au travers du camp d'une porte à l'autre, et qu'il tue son frère, son
parent, celui qui lui est le plus proche (Ex. 32. 27 et 29). L'Écriture
ajoute un peu plus bas : Alors Moïse leur dit: Vous avez consacre
aujourd'hui vos mains au Seigneur, en les baignant dans le sang de votre
fils et de votre frère, afin que vous receviez la bénédiction. Qu'est-ce
qui a justifié Phinées ? N'est-ce point sa juste colère contre les
fornicateurs ? Doux et humain par caractère, lorsqu'il vit Zambri
s'abandonner publiquement à une Madianite, sans rougir de son crime
infâme, sans chercher même à le cacher, il ne put souffrir cette
impudence, et obéissant à l’impulsion d'une colère légitime, il perça à
la fois les cieux coupables (Nb. 25). Samuel, transporté d'un juste
courroux, n'a-t-il pas égorgé, en présence de tout le monde, Agag, roi
d'Amalec que Saül avait épargné contre les ordres de Dieu (1. Rois. 15.
33) ? Ainsi la colère est souvent un moyen pour faire de bonnes actions.
Le prophète Élie, animé d'un saint zèle, d’une colère sage et réfléchie,
a fait tuer, pour l'avantage de tout Israël,
quatre cent
cinquante prêtres de Baal ; avec quatre cents hommes qui servaient aux
sacrifices sur les hauts lieux, et qui mangeaient à la table de Jézabel
(3. Rois. 18. 19. et suiv.) Pour vous, vous vous mettez en colère sans
sujet contre votre frère. Oui, sans sujet, puisque vous vous fâchez sans
cesse contre lui, lorsque c'est le démon qui agit par lui. Vous faites
comme les chiens qui mordent la pierre qu'on leur jette, sans toucher à
celui qui l'a jetée. Celui qui est poussé par le démon est à plaindre;
le démon qui le pousse est seul haïssable. Tournez donc votre colère
contre ce cruel assassin des hommes, ce père du mensonge, cet auteur du
péché : mais ayez pitié de votre frère, parce que, s'il persiste dans sa
faute, il sera livré avec le démon aux flammes éternelles. Quoique la
colère et l'indignation soient souvent prises l'une pour l'autre, on
peut dire qu'elles diffèrent de nom et d'effet. L'indignation est un
mouvement de l’âme vif et subit: la colère est une douleur permanente,
un transport plus durable, qui nous excite à la vengeance et à rendre le
mal qu’on nous a fait. Les hommes pèchent en ces deux manières: ou ils
se laissent emporter à une fureur soudaine contre ceux qui les irritent,
ou ils emploient l'intrigue et l’artifice pour surprendre ceux qui les
ont offensés: il faut éviter l’une et l’autre.
Comment donc
empêcher que la colère ne se porte à des excès blâmables ? c'est en se
prémunissant de l'humilité, que le Seigneur nous a enseignée par ses
préceptes et par son exemple. D’une part il nous dit : Celui qui veut
être le premier parmi vous, doit être le dernier de tous (Mc. 9. 34) ;
de l'autre, il a supporté avec un esprit doux et tranquille celui qui le
frappait (Jn. 18. 23). Le Créateur et le maître du Ciel et de la terre,
celui qui est adoré par toutes les créatures spirituelles et visibles,
qui soutient tout par la puissance de sa parole, n'a point ouvert les
abîmes de la terre pour engloutir dans l'enfer, tout vivant, l’impie qui
l’avait frappé; mais il lui donne un avis et une leçon : Si j’ai mal
parlé, faites voir le mal que j’ai dit ; si j’ai bien parlé, pourquoi me
frappez-vous ? Si, d'après le commandement du Seigneur, vous vous
accoutumez à être le dernier de tous, serez-vous jamais indigné comme
ayant été outragé sans respect pour votre mérite ? Si un petit enfant
vous dit des injures, vous ne faites qu'en rire; si un frénétique vous
fait des reproches diffamants, vous le regardez comme plus digne de
compassion que de haine : ce ne sont donc pas les paroles qui nous
blessent; ce qui nous révolte, c'est le mépris que nous paraît faire de
nous celui qui nous invective, et la bonne opinion que nous avons de
nous-mêmes. Si donc nous bannissons de notre amie ce double sentiment,
toute injure ne sera pour nous qu'un vain son qui se perd dans l'air.
Ainsi calmez les mouvements de votre colère et de votre indignation (Ps.
36. 8), si vous voulez vous mettre à l'abri de la colère de Dieu, qui
éclate du haut du ciel contre toute impiété et toute injustice des
hommes (Rm. 1. 18). Si par votre sagesse vous venez à bout d'arracher la
colère, cette racine amère, vous détruirez à la fois beaucoup
d'affections perverses dont elle est le principe. Car les tromperies,
les ronrons, les perfidies, les méchancetés, les embûches, l'audace, et
mille autres vices pareils, sont les rejetons de cette racine funeste.
Prenons donc garde d'introduire en nous un si grand mal, qui altère la
bonne constitution de notre âme, obscurcit les lumières de notre raison,
nous éloigne de Dieu, étouffe les sentiments de la nature, allume la
guerre, met le comble à tous les maux, ouvre l'entrée au-dedans de nous
à un démon dangereux, à un étranger impudent, et la ferma à
l’Esprit-Saint. Car l’esprit de douceur n'habite point partout ou
règnent les inimitiés, les contentions, les querelles, les emportements,
les divisions, qui causent des troubles éternels. D'après l'avis de
saint Paul, bannissons d'entre nous toute colère, tout emportement,
toute clameur, enfin toute malice (Ep. 4. 31). Soyons bons et
charitables les uns à l'égard des autres. Bienheureux ceux qui sont
doux, dit l'Évangile, parce qu'ils possèderont la terre (Mt. 5. 4).
Attendons la félicité promise aux âmes douces, en Jésus-Christ notre
Seigneur, à qui soient la gloire et l'empire dans les siècles des
siècles. Ainsi soit-il.
SOMMAIRE
ENVIE, passion
diabolique, funeste surtout à celui qu'elle tourmente ; mal incurable,
mal pernicieux dont on a vu les tristes effets dès l'origine du monde;
attaque et persécute ceux qu'elle devrait chérir davantage; exemple de
Saül à l'égard de David, des fils de Jacob à l'égard de Joseph leur
frère, des Juifs à l'égard du Sauveur : fuir celui que l'envie possède
comme un animal venimeux : manège de l'envieux pour décrier les autres :
on peut se garantir de cette passion en apprenant à dédaigner les
richesses et la gloire, et à n'estimer que la vertu, avec laquelle
l'envie est incompatible. L'envie est peinte dans toute l'homélie avec
les traits les plus véritables et les plus naturels; l'orateur la fait
parler et agir comme elle parle et agit dans le monde.
DIEU est la bonté
par essence, il se plaît à combler de biens tous ceux qui en sont
dignes; le démon est plein de malice et l'inventeur de toutes sortes de
méchancetés. L'Être bon est incapable de ressentir l'envie; l'envie
accompagne toujours le démon. Garantissons-nous, mes frères, de cette
passion funeste; ne participons pas aux crimes de notre plus terrible
adversaire, de peur que nous ne soyons enveloppés dans la sentence qui
le condamne. Eh! si les superbes sont condamnés comme lui, les envieux
pourront-ils éviter les supplices qui leur sont préparés ?
Il n'est point de
passion plus pernicieuse que l'envie. Elle nuit moins à ceux qu'elle
attaque, qu’à celui qui l’éprouve et qui trouve en elle un bourreau
domestique. L’envie mine et consume ceux dont elle s'empare, comme la
rouille ronge le fer. On dit que les vipères ne sortent du ventre de
leur mère qu'en le déchirant ;
c'est ainsi que l'envie dévore l’âme qui lui donne entrée. L'envie est
une douleur que l’on conçoit de la prospérité d'autrui : voilà pourquoi
l’envieux n'est jamais exempt de peine et de tristesse. Le champ d'un
voisin est-il fertile, sa maison regorge-t-elle de biens, mène-t-il une
vie douce et commode! tous ces avantages désolent l'envieux et
entretiennent sa maladie. Il ressemble à un corps nu sur lequel on lance
des traits de toutes parts. Un homme a-t-il du courage ou de
l'embonpoint, cela blesse l'envieux. Un autre est-il recommandable par
sa bonne mine ? c'est pour lui un nouveau coup. Un autre se
distingue-t-il par les qualités de l’âme, est-il considéré et admiré
pour ses lumières et pour son éloquence ? un autre a-t-il de grandes
richesses, aime-t-il à se signaler par ses libéralités, se Malt-il à
faire part de ses biens aux pauvres, est-il comblé de louanges par ceux
qu’il comble de bienfaits? ce sont là autant de traits qui pénètrent et
qui percerait; coeur de l'envieux. Ce qu'il y a de fâcheux dans sa
maladie, c'est qu’il ne peut la déclarer il marche les yeux baissés en
terre, triste et confus, en proie au mal intérieur qui le dévore. Si on
lui demande ce qui le chagrine, il rougit de l'avouer; il n'oserait
dire : Je suis rempli d'envie et de fiel; le bonheur de mon ami
m'afflige; je m'attriste de la joie de mon frère ; je ne puis souffrir
le spectacle de la prospérité d’autrui ; la bonne fortune de mon
prochain fait mon infortune. Voilà ce qu'il dirait, s'il voulait
convenir de la vérité; mais n'osant découvrir une plaie aussi honteuse,
il renferme au dedans de lui-même le mal qui déchire et ronge ses
entrailles.
Il n'y a ni
médecin, ni remède qui puissent guérir cette maladie, quoique les
écritures soient pleines de recettes pour toutes sortes de maux. Rien ne
peut soulager l'envieux, s'il ne voit tomber dans le dernier malheur
celui auquel il porte envie. Il ne cesse de haïr un homme heureux, que
quand il devient malheureux et qu'il n'est plus qu'un objet de pitié. Il
ne se rapproche de lui et ne se déclare son ami que quand il le voit
répandre des larmes et déplorer ses disgrâces. Il n'a point partagé sa
joie, et il partage ses pleurs. Il plaint le renversement de sa fortune
et vante sa prospérité passée, non par un sentiment d'humanité et de
compassion, mais pour aigrir sa douleur par le souvenir de ce qu’il a
perdu. Il relève le mérite d'un enfant qui vient de mourir, il en fait
de grands éloges. Qu'il était beau! dit-il ; qu'il avait d’esprit! qu’il
était propre à tout ! S’il vivait encore, il ne daignerait pas même le
gratifier d'un souhait favorable. Cependant s'il remarque que plusieurs
parlent avantageusement du mort, il change de manière et reprend ses
sentiments d'envie. Il admire les richesses d'autrui, quand elles ont
été enlevées par un accident: c'est quand elles ont été ruinées par la
maladie qu’il loue la beauté, la force, la santé. En un mot, il est
aussi ennemi du bonheur qui existe, qu'ami de celui qui n'est plus.
Est-il une passion
plus dangereuse que celle dont nous parlons? c’est le poison de la vie,
le fléau de la nature, l'ennemi de Dieu et de ses graves. N’est-ce pas
l’envie qui a poussé le démon à déclarer la guerre à l’homme! guerre par
laquelle il s'est attaqué à Dieu même. Ne pouvant souffrir les grands
avantages dont Dieu avait comblé l’homme, il s'est tourné contre
l'homme, parce qu'il ne pouvait se venger sur Dieu. Caïn a suivi la même
conduite. C'est le premier disciple du démon, duquel il a appris l'envie
et le meurtre, ces deux attentats dont l’un est une suite de l'autre, et
que S. Paul réunit en disant : Ces hommes qui ne respirent que l'envie
et le meurtre (Rm. 1. 29). Qu'a donc fait Caïn ? s'étant aperçu que Dieu
comblait Abel de races particulières, il en conçut de la jalousie, et
potin se venger de l'Auteur des grâces, il fit périr celui qui en était
l'objet. Comme il ne pouvoir s'attaquer à Dieu personnellement, il s'en
prit à son frère et le tua. Mes frères, fuyons l'envie, ce maître
d'impiété, ce père de l'homicide, ce destructeur de la nature, cet
ennemi du sang et de la parenté, ce vice le plus absurde et le plus
déraisonnable.
O homme, pourquoi
t'affliger, puisque tu ne souffres aucun mal ? pourquoi faire la guerre
à celui qui possède quelques avantages sans ravoir causé aucun tort ?
Que si tu es animé contre lui, quoique tu en aies reçu des services, ne
vois-tu pas que tu t'opposes lui-même à ton propre bien. Tel était Saül,
pour qui les services importants qu'il avait reçus de David ne furent
qu'une occasion de lui déclarer une guerre implacable. Quoiqu’il eût été
délivré de ses fureurs par les sous harmonieux et divins de sa harpe, il
lui jeta sa lance et voulut percer l'auteur de ce bienfait. Ce n'est pas
tout: le même David l'avait sauvé avec son armée des mains de l'ennemi ;
il avait effacé la honte que Goliath imprimait à tout son peuple;
cependant, parce que de jeunes filles avaient loué plus que lui le jeune
vainqueur, parce, qu'elles avaient dit dans leurs chansons : Saül a tué
mille Philistins, mais David en a tué dix mille (1. Rois. l 8. 7) ; ces
seules paroles et ce témoignage rendu à la vérité, lui inspirent contre
David une haine mortelle. Après avoir tout tenté pour le faire périr
dans son palais, il le bannit de sa cour : et sa haine ne s'arrêtant pas
là, il arme trois mille hommes et se met à leur tête pour le chercher
dans les déserts où il se cachait. Si on lui eût demandé la cause de la
guerre qu'il avoir déclarée à David, il n'en eût pu alléguer d'autre que
les services qu'il lui avait rendus, et sa modération à son égard. Dans
le temps même où il le persécutait, surpris pendant le sommeil, et
pouvant être facilement tué par un ennemi dont il poursuivait la mort,
il fut sauvé de nouveau par l'homme juste, qui craignit de mettre la
main sur sa personne. Loin d'être adouci par un tel bienfait, il se mit
derechef à la tête d'un corps de troupes, et continua de poursuivre le
conservateur de ses jours, jusqu'à ce que, pris une seconde fois dans
une caverne, il manifesta toute sa perversité, et fit éclater davantage
la vertu de son ennemi.
L'envie, sans
doute, est l'espèce d'inimitié la plus implacable. Les bienfaits
adoucissent les autres ennemis; ils ne font qu'irriter les envieux, qui
sont plus indignés, plus affligés, plus désoles, à proportion qu'ils
reçoivent de plus grands services. ils savent moins de gré des
bienfaits, qu ils ne sont fâchés de la puissance du bienfaiteur. Sur
quelle bête farouche, sur quel animal sauvage, ne l'emportent-ils pas en
cruauté et en férocité Ou apprivoise les chiens en les nourrissant, on
rend les lions traitables en les flattant ; les bons offices et les
égards aigrissent de plus en plus les envieux.
Qu'est-ce qui a
réduit Joseph en servitude ? n'est-ce pas l’envie de ses frères ? Et ici
admirons la robe de cette passion. Pour détourner l'effet de certains
songes, ils firent leur frère esclave, espérant que par là il ne serait
jamais adoré par eux. Toutefois, si les songes annoncent la vérité, quel
moyen d'en arrêter l'effet ? si ce ne sont que de fausses visions,
pourquoi porter envie à un homme qui est dans l’erreur? Mais la
Providence divine disposait les choses de la sorte pour confondre leur
malice. Les voies mêmes qu'ils employaient pour empêcher l'exécution des
desseins de Dieu, c’est ce qui les fit parvenir à leur fin. Si Joseph
n'eût pas été vendu, il ne serait pas venu en Égypte; il n'aurait pas
été, pour sa sagesse, victime de la perfidie d'une femme impudique; il
n’aurait pas été mis en prison; il n’aurait pas lié commerce avec des
officiers de Pharaon; il n'aurait pas expliqué des songes, ce qui fut
l'origine de la grande puissance qu'il acquit en Égypte ; enfin il
n’aurait as été adoré par ses frères, que la famine amena devant lui.
Mais parlons de
l’envie la plus furieuse et la plus éclatante, que la fureur des Juifs a
excitée contre le Sauveur. Pourquoi lui portait-on envie ? à cause de
ses miracles. Et quel était le but de ses miracles? le salut des
malheureux qui avaient besoin de secours. Les pauvres étaient nourris;
et Celui qui les nourrissait était attaqué. Les morts étaient
ressuscités ; et celui qui les rendait à la vie était en butte à la
haine. Les démons étaient chassés, et celui qui leur commandait était
persécuté. Les lépreux étaient guéris, les boiteux marchaient, les
sourds entendaient, les aveugles voyaient ; et celui qui opérait ces
prodiges de bienfaisance était mis en fuite. Enfin les Juifs livrèrent à
la mort l'Auteur de la vie; ils firent battre de verges le Libérateur
des hommes ; ils condamnèrent le souverain Juge du monde: tant il est
vrai que l'envie ne respecta jamais rien !
C'est la seule arme
que le fléau de nos âmes, le démon qui se réjouit de notre perte, a
employée dès l'origine du monde, et qu'il emploiera jusqu'à la lin pour
percer les hommes et pour les renverser. C'est l'envie qui l'a précipité
du ciel; il cherche par la même passion à nous faire tomber avec lui
dans le même abîme.
Celui-là donc était
sage, qui ne permet pas même de manger avec un envieux (Pr. 23.6),
voulant entendre tout autre commerce par celui de la table. On a soin
d'éloigner du feu les matières inflammables : c'est ainsi qu'il faut
nous retirer, autant qu'il est possible, de toute liaison avec les
envieux, et nous mettre hors de l'atteinte de leurs traits. Car on ne
peut être en butte à l'envie, qu'autant qu'on a avec elle des rapports
plus ou moins prochains, selon cette parole de Salomon: La jalousie de
l'homme vient de son compagnon (Ec. 4. 4). Non, sans doute, le Scythe ne
porte pas envie à l'Égyptien, mais à quelqu'un de sa nation, dans la
meule nation ; les inconnus ne causent point de jalousie, mais ceux avec
qui on a le plus de rapports ; par exemple, les voisins, les personnes
de la mime profession et du même fige, les parents proches, les frères,
et en général, comme la nielle est la maladie propre du blé, ainsi
l'envie est le vice qui altère l'amitié. La seule chose qu'on peut louer
dans l'envie, c'est que plus elle est violente, plus elle tourmente
celui qu'elle possède. Les traits qu'on lance avec impétuosité sur un
corps extrêmement dur, rejaillissent contre celui qui les a poussés :
ainsi les mouvements de l'envie, sans nuire à ceux qu'elle attaque, sont
des coups portés à l'envieux. Quel est l'homme qui, par sa tristesse, a
diminué les avantages de son prochain? mais il se déchire lui-même et se
consume.
Combien ne hait-on
pas les hommes tourmentés par l'envie ? On les regarde comme plus à
craindre que les animaux venimeux. Ces animaux ne répandent leur venin
qu'en faisant une plaie, de sorte que la partie mordue se corrompt peu à
peu et se dissout. Plusieurs pensent que les envieux blessent par leurs
seuls regards ; que les corps les mieux constitués, les corps dans toute
la vigueur et toute la fleur de l'âge, sont desséchés par la malignité
de l'envie, et que des yeux des personnes envieuses il coule une humeur
qui gâte et altère tout ce qu'elle touche
.
Pour moi, en rejetant cette opinion qui a tout l'air d'une fable du
peuple et d'un ancien conte, je dis que les démons, ennemis de tout
bien, voyant la grande conformité qui est entre eux et l'envie,
emploient cette passion pour exécuter leurs mauvais desseins, et vont
jusqu'à se servir des yeux de l'envieux comme d'un instrument pour
opérer leurs maléfices. Et vous n'avez pas horreur de vous constituer le
ministre du malin esprit, d'admettre en vous une passion par laquelle
vous deviendrez l'ennemi de ceux qui ne vous ont fait aucun mal,
l'ennemi de Dieu même, la bonté par essence et incapable d'envie.
Fuyons le plus
odieux des vices, un vice de l'invention du démon, une semence de
l'ennemi, le précepte du serpent antique, le gage d'un supplice éternel,
la privation du royaume céleste, un obstacle à la piété, une route à
l'enfer. Le visage seul de l'envieux décèle le mal intérieur qui le
consume. Ses yeux sont desséchés et obscurcis, ses joues pendantes, son
sourcil refrogné; son âme agitée et troublée est incapable de discerner
la vérité. Il ne sait, ni louer une action vertueuse, ni applaudir une
éloquence forte et brillante, ni admirer ce qui est le plus digne de
notre admiration. Semblables aux vautours qui, dédaignant les prairies
et ces lieux agréables d'où se répand une odeur suave, se portent avec
impétuosité vers l'infection et la pourriture; semblables encore à ces
mouches qui laissent les parties saines pour se jeter sur un ulcère, les
envieux ne regardent pas même ce qu'il y a de beau et d'éclatant dans la
vie des hommes; ils s'attachent à ce qu'il y a de faible et de
défectueux. Si l'on commet quelques fautes, qui sont inévitables vu la
fragilité humaine, ils ont grand soin de les divulguer, et c'est par-là
qu'ils veulent que les autres soient connus; comme ces peintres malins
et grotesques, qui faisant le portrait d'un homme, le font remarquer par
un nez de travers, par une loupe, une bosse, par quelque défectuosité et
mutilation qui viennent de la nature ou d'un accident. Ils sont
admirables pour mépriser ce qu'il a de plus digne de louanges en le
prenant du mauvais côté, et pour décrier une vertu par le vice qui
l'avoisine. Le courage à leurs yeux est témérité, la sagesse stupidité,
la justice dureté, la prudence artifice ; l'homme magnifique est
fastueux, le libéral est prodigue, l'économe est avare: en un mot, ils
ne manquent jamais de donner à chaque vertu le nom du vice qui lui est
opposé.
Quoi donc ? nous
arrêterons-nous à attaquer l'envie ? ce ne serait là que la moitié du
traitement. Montrer à un malade le danger de sa maladie pour qu'il y
apporte une attention convenable, cela n'est pas inutile: mais le
laisser là sans essayer de lui rendre la santé, ce serait l'abandonner à
lui-même et le livrer à son mal. Que devons-nous donc faire pour
empêcher la passion de l'envie de s'emparer de notre coeur, ou pour l'en
bannir si elle y est entrée? Premièrement, nous ne devons pas trop
estimer les avantages humains, l'opulence, la gloire, la santé: car
notre félicité ne consiste pas dans des biens périssables, mais nous
sommes appelés à la possession de biens éternels. Ainsi il ne faut
porter envie, ni au riche pour ses richesses, ni à l'homme puissant pour
l’étendue de son autorité, ni aux personnes robustes pour la bonne
constitution de leur corps, ni à l'orateur habile pour son éloquence.
Ces avantages, qui sont des instruments de la vertu quand on en use
comme il faut, ne font pas par eux-mêmes le bonheur. Celui qui en abuse
est à plaindre; il ressemble à un homme qui tournerait volontairement
contre lui-même une épée qu'il aurait prise pour se défendre de
l'ennemi. Si l'on voit un homme se servir des biens présents selon les
règles d'une droite raison, dispenser avec sagesse ce qu'il a recru de
Dieu, ne pas amasser pour sa propre jouissance, on doit le louer et
l'aimer pour son caractère charitable et
libéral envers ses
frères. Quelqu'un se distingue par ses grandes connaissances, il est
honoré pour la manière dont il parle de Dieu et dont il explique les
divines Écritures: ne lui portez pas envie, et one désirez pas que cet
interprète des saints Livres garde le silence, si, par la grâce de
l'Esprit Divin, il est admiré et applaudi par des auditeurs. Son talent
est votre bien, et c'est à vous, si vous voulez en profiter, qu'a été
envoyé le don de l'instruction. On ne bouche pas une source abondante :
on ne ferme pas les yeux lorsque le soleil brille; et loin d'être jaloux
de son éclat, on s'en souhaite la jouissance à soi-même. Et vous,
lorsqu'une éloquence spirituelle jaillit avec abondance dans l'église;
lorsqu'un coeur pieux, rempli des dons de l'Esprit-Saint, les répand
comme d'une source, vous n'écoutez pas ses discours avec joie, vous ne
recevez pas ses instructions avec reconnaissance! mais les
applaudissements que lui donnent les auditeurs vous blessent! vous
voudriez que personne ne louât ses paroles, que personne n'en profitât!
Pourrez-vous justifier de telles disputions devant le souverain Juge de
nos coeurs ? Il faut regarder les qualités de l’âme comme des beautés
naturelles. Quant à l'homme riche, puissant et robuste, on doit l'aimer
et le considérer s'il fait un usage légitime et raisonnable des
instruments communs de la vie, s'il fait part libéralement de ses
richesses aux pauvres, s'il emploie ses forces à soulager les faibles,
et s'il croit que ce qu'il possède appartient plus aux autres qu'à
lui-même. Ceux qui n'ont pas ces sentiments sont plus dignes de pitié
que d'envie, parce qu'ils n'ont que plus de facilités pour le vice, et
qu'ils ne font que se perdre avec plus d'embarras et de faste. Un riche
est à plaindre quand il emploie ses richesses à faire des injustices :
mais s'il les consacre à de bonnes oeuvres, elles ne doivent point
l'ex-poser à l'envie, puisque tout le monde en profite ; à moins qu'on
ne porte la perversité jusqu'à s'envier à soi-même ses propres biens. En
un mot, si l'on s'élève par la pensée au-dessus des choses humaines, si
l'on n'envisage que ce qui est vraiment beau et louable, on n'aura garde
de croire qu'aucun des biens périssables et terrestres soit capable de
rendre heureux. Or, un homme qui est tellement disposé que les grands
avantages du monde ne le touchent pas, il est impossible qu'il soit
dominé par l'envie.
Si vous désirez
vivement la gloire, si vous voulez vous distinguer de tout le monde,
sans pouvoir même vous contenter de la seconde place (car c'est-là une
autre source d'envie), détournez votre ardeur, comme le cours d'un
fleuve, vers la possession de la vertu. Ne soyez jaloux, ni d'amasser de
grandes richesses, ni d'acquérir la gloire du monde. Ces avantages ne
dépendent pas de vous. Soyez juste, sage, prudent, courageux, patient
dans les disgrâces que vous suscite la piété. Par-là, vous vous sauverez
vous-même, et vous possèderez une gloire plus solide par de plus solides
biens. La vertu dépend de nous; nous pouvons être vertueux si nous
voulons nous en donner la peine: mais il n'est pas toujours en notre
pouvoir d’être possesseurs d'amples richesses, d'une grande puissance et
d'une figure avantageuse. Si donc, de l'avent de tout le monde, la vertu
est le plus grand des biens, le plus durable, le plus précieux, nous
devons travailler à l'attirer en nous : or nous ne l'y attirerons
jamais, si notre âme n'est purgée de toutes les passions, et surtout de
l'envie. Ne voyez-vous pas que la dissimulation est un grand vice ? or
c'est un fruit de l'envie, qui apprend aux hommes à être doubles et à
déguiser, sous une belle apparence d'amitié, la haine secrète qu'ils
couvent dans le coeur; semblables à ces écueils dans la mer, qui ne sont
couverts que d'un peu d'eau, et qui causent des naufrages imprévus quand
on va les heurter imprudemment. Puis donc que de l'envie, comme d'une
source funeste, découlent une mort spirituelle, la perte des vrais
biens, la séparation de Dieu, le mépris des lois, le renversement de
tout ce qu'il y a de meilleur au monde, suivons le précepte de l'Apôtre
: Ne nous laissons pas aller au désir d’une vaine gloire, ne nous
piquons pas mutuellement, ne soyons pas envieux les uns des autres (Gal.
5. 26) ; mais plutôt soyons bienfaisants et charitables, nous pardonnant
les uns aux autres, comme Dieu nous a pardonné (Ep. 4. 32), en
Jésus-Christ notre Seigneur, avec qui soit la gloire au Père et à
l'Esprit-Saint dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
SOMMAIRE.
L'ORATEUR, après
avoir loué ceux qui l'écoutent, sur l'empressement qu'ils témoignent
pour l'entendre, les avertit d'être en garde contre le démon, leur
ennemi, qui cherche à les séduire par l'appât des objets et des plaisirs
trompeurs de ce monde : il montre qu'ils ne doivent s'attacher ni à la
vie, ni aux richesses, ni à la puissance, ni au plaisir du boire et du
manger ; qu'enfin ils doivent s'embarrasser peu de leur corps, s'occuper
surtout de leur aune, répandre leurs biens dans le sein des pauvres, au
lieu de les retenir et de les dissiper à leur grand préjudice. Il était
survenu il y avait quelques jours, près de l'église, un grand incendie
qui avait fait assez de ravage, mais sans toucher au temple: saint
Basile attribue cet incendie au démon, en disant qu'il a tourné à la
confusion de cet esprit impur. Il essaie de consoler ceux que la flamme
avait grièvement endommagés, en leur proposant l'exemple de Job, dont il
exalte la patience. Il met dans la bouche de ce saint homme un très beau
et long discours, par lequel il le fait répondre aux reproches de sa
femme. Il conclut par faire voir comment sa patience fut récompensée.
JE craignais, mes
frères, en vous reprenant toujours avec quelque force, de vous être
enfin à charge, et de paraître m'expliquer avec plus de liberté qu'il ne
convient à un étranger, à un homme sujet aux mêmes imperfections que
vous. Mais les réprimandes que je me suis permises n'ont fait que
ranimer votre amont pour moi ; les coups que vous ont portés mes
discours ont allumé davantage votre ardeur. Et en cela il n'y a rien
d'étonnant. Vous êtes sages dans les choses spirituelles : or, dit
Salomon dans ses proverbes, reprenez le sage, et il vous aimera (Prov.
9. 8). C'est pour cela, mes frères, que je reviens encore au nième sujet
d'instruction, afin de vous arracher des filets du démon autant qu'il
sera en moi. Cet ennemi de la vérité nous attaque, tous les jours avec
autant de force que d'adresse ; il nous combat, comme vous savez, par
nos propres désirs, et se sert pour nous nuire de nos propres
faiblesses. Comme le Seigneur a enchaîné une grande partie de sa
puissance par des lois indissolubles, et qu'il n'a point permis à sa
fureur de détruire entièrement le genre humain, cet esprit envieux
s'aide adroitement de notre folie pour remporter sur nous la victoire.
Et de même que les malfaiteurs et les brigands dont l'occupation est de
s'enrichir des dépouilles d'autrui, ont coutume, sils ne peuvent réussir
par la force ouverte, de se placer en embuscades dans les parties des
chemins coupés par des vallées profondes ou ombragées d'arbres touffus,
pour n’être pas aperçus des voyageurs, et pour les attaquer tout à coup
en les faisant tomber dans le péril avant qu'ils puissent le voir :
ainsi notre plus ancien ennemi, Satan s'enfonce dans les ombres des
voluptés mondaines, qui, dans le chemin de la vie, sont fort propres à
cacher ce brigand et à nous dérober ses attaques, afin de tomber sur
nous à l'improviste, et de semer sous nos pas les piéges de la
perdition.
Si donc nous
vouions parcourir le chemin de cette vie en fureté, présenter à
Jésus-Christ nos corps et nos âmes sans qu’ils soient défigurés d’aucune
blessure honteuse : si nous voulons remporter les couronnes de la
victoire, nous devons être attentifs, porter de tous côtés les yeux de
notre esprit, nous défier de toutes les choses qui nous flattent, passer
rapidement sans nous y arrêter, sans y attacher nos pensées et nos
désirs, quand même l'or répandu partout serait prêt à venir dans nos
mains : Si vous avez des richesses en abondance, dit David, n'y attachez
pas votre coeur (Ps. 61. 11) ; quand même la terre nous produirait
toutes sortes de délices et nous montrerait des tentes somptueuses :
Notre vie, dit saint Paul, est dans le ciel, d'où nous attendons le
Seigneur Jésus (Phil. 3. 20) ; quand même nous pourrions passer nos
jours en festins, en jeux, en danses, en concerts de musique : Vanité
des vanités, dit le sage, et tout n'est que vanité (Ec. 1. 2) ; quand
même il se présenterait à nous de beaux corps, dans lesquels habitent de
méchantes âmes : Fuyez, dit Salomon, devant le visage de la femme comme
devant un serpent (Ec. 21. 2) ; quand même on nous offrirait des
principautés, des puissances, des troupes de satellites ou de flatteurs,
un trône élevé, éclatant, auquel seraient enchaînées par un esclavage
volontaire des nations et des villes : Toute chair, dit le Prophète,
n'est que de l'herbe ; toute la gloire de l'homme est comme l'herbe des
champs : l'herbe sèche et la fleur tombe (ls. 40. 6). C'est sous tous
ces objets flatteurs que se cache l'ennemi commun, attendant que,
séduits par les choses visibles, nous nous détournions de la voie
droite, nous allions nous jeter dans les embûches qu'il nous dresse. Il
est fort à craindre que nous ne tombions imprudemment dans ses piéges ;
que, nous persuadant que les plaisirs qui se présentent à nous ne sont
nullement dangereux, nous n'avalions l'hameçon caché sous un appât
trompeur ; qu ensuite, soit librement, soit comme nécessairement, nous
soyons enchaînés aux objets sensibles, et qu'enfin la volupté nous
entraîne dans la caverne redoutable du brigand, je veux dire à la mort.
Ainsi, fines frères, il nous est utile et nécessaire à tous de ceindre
nos reins comme des voyageurs ou des coureurs, et, cherchant de toutes
parts à rendre nos âmes légères pour cette course, de nous bâter, sans
nous détourner d'un instant, d’arriver au terme de notre voie.
Et qu'on ne
m'accuse pas d'inventer des mots nouveaux, parce que j'appelle la vie
de l’homme une voie ; le prophète David l'appelle ainsi : Heureux,
dit-il, ceux qui marchent avec innocence dans la voie et dans la loi du
Seigneur (Ps. 118. 1) ! Le même Prophète criant au Seigneur lui disait :
Éloignez de moi la voie de l'iniquité, et faites-moi miséricorde suivant
votre loi. (Ps. 118. 29). Pour remercier Dieu du prompt secours qu'il
lui avait donné contre ses ennemis, montant sa harpe sur le ton de
l'allégresse : Est-il un autre Dieu que le nôtre, disait-il, le Dieu qui
m'a revêtu de force, qui a rendu ma voie pure et innocente (Ps. 17.
32) ? Enfin, il désigne partout, sous le nom de voie, la vie des hommes,
soit quelle soit vertueuse ou criminelle. Et il a raison, sans doute.
Ceux qui entreprennent un long voyage qu'ils veulent achever, doublent
le pas, remuent les pieds avec beaucoup de vitesse, et vont, sans
s'arrêter, d'espace eu espace, jusqu’à ce qu'ils soient parvenus au
terme de leur route. Ainsi ceux qui sont introduits dans le monde par le
Créateur, entrent d'abord dans les diverses divisions du temps, et, en
quittant l'une pour en prendre une autre, ils arrivent au terme de la
vie. La vie présente ne vols semble-t-elle pas une longue route
continue, distinguée par les différeras âges comme par des stations ? On
entre dans cette route en sortant du ventre de sa mère ; elle se termine
au tombeau, où tout le monde arrive, les uns plus tôt, les autres plus
tard : les uns achèvent leur carrière en passant par tous les
intervalles du temps ; les autres disparaissent dès l'entrée, sans
s'arrêter même aux premières stations de la vie. Les chemins qui
conduisent d'une ville à une autre, on peut n'y point entrer si l'on
veut, et n'y point marcher ; mais le chemin de la vie, quand nous
voudrions nous arrêter dans notre course, nous saisit malgré nous, il
nous entraîne vers le terme marqué par le Seigneur. Oui, mes frères, du
moment que nous sommes sortis de la porte qui conduit à cette vie, et
que nous sommes entrés dans cette route, il nous faut absolument arriver
à la fin. Sitôt que chacun de nous e quitté le sein maternel, enchaîné
au cours da temps il est entraîné, laissant derrière lui le jour qu’il a
vécu, et ne pouvant, quand il le voudrait, revenir au jour d'hier.
Nous nous
réjouissons à mesure que nous avançons ; nous sommes ravis d'être
transportés d'un âge à un autre, comme si nous acquerrions quelque
avantage : nous nous estimons heureux de passer de l'enfance à l'âge
viril, de l'âge viril à la vieillesse. Nous ne pensons pas que chaque
jour que nous vivons abrége notre vie ; nous ne sentons pas qu'elle se
dépense à chaque instant : enfin nous ne la mesurons que par le temps
qui s'est écoulé, sans faire attention qu'il est incertain combien le
Dieu qui nous a fait entrer dans la carrière de la vie prolongera encore
notre course, quand il fermera la lice à chacun de ceux qui y courent ;
que nous devons toujours être prêts pour le départ, et attendre, les
yeux attentifs, le signal du Seigneur. Que vos reins soient ceints, dit
l'Évangile ; ayez dans vos mains des lampes ardentes, et soyez
semblables à ceux qui attendent que leur maître revienne des noces ;
afin que, lorsqu'il sera venu et qu'il aura frappé à la porte, ils lui
ouvrent aussitôt (Lc. 12. 35). Nous n'examinons pas assez attentivement
quels sont les fardeaux légers pour notre course, les plus faciles à
transporter dans le grand voyage, les plus propres à ceux qui les
possèdent, et les plus utiles pour l'autre vie : quels sont, d'un autre
côté, les fardeaux pesants liés à la terre, qui par leur nature ne
peuvent s'attacher à l'homme pour toujours, qui ne peuvent accompagner
leurs maîtres et passer avec eux par la porte étroite. Nous laissons ce
qu'il faudrait amasser, et nous amassons ce qu'il faudrait négliger. Ce
qui peut s'unir à nous et faire l'ornement de notre âme et de notre
corps, nous ne le regardons pas même ; et ce qui nous sera toujours
étranger, ce qui ne fait que nous couvrir de déshonneur, nous
l'entassons avec empressement, nous livrant à un travail aussi vain, que
si quelqu'un, s'abusant lui-même, voulait remplir de liqueurs des
tonneaux percés.
Je crois que les
moins éclairés savent assez que les objets les plus agréables de cette
vie, les objets que les hommes recherchent avec le plus de fureur, ne
sont pas de nature à être vraiment à nous; qu'ils sont aussi étrangers à
ceux qui croient en jouir, qu'à ceux qui en sont privés absolument.
Celui qui a amassé des monceaux d'or n'en sera pas toujours le maître :
il a beau le lier de toutes parts à sa personne, ou il lui échappe dès
cette vie et passe en des mains plus puissantes ; ou dut moins, à
l'instant du trépas, il l’abandonne sans vouloir l'accompagner au-delà
de ce terme. Le malheureux dont on sépare malgré lui l’âme du corps, et
que l'on contraint de partir pour un autre monde, jette souvent les yeux
vers ses richesses, et déplore les peines qu'il s'est données pour les
amasser; tandis que ces richesses songent à passer entre d'autres mains,
en ne lui laissant que le regret de s'être consumé pour elles en vains
travaux, et de s’être souillé du crime de l'avarice. Quand un homme
possèderait de vastes domaines, des palais magnifiques, de nombreux
troupeaux de toutes espèces, quand il serait environné de toute la
puissance humaine, il ne jouira pas éternellement de ces avantages ;
mais après qu'ils lui auront fait quelque temps un nom, il sera bientôt
obligé de céder tout cela à d'autres, et de se contenter pour son
partage de quelques pieds de terre. Souvent même avant le tombeau, avant
que de sortir de la vie, il verra toute sa prospérité passer à des
étrangers, à ses ennemis peut-être. Que de grands héritages, que de
plais, que de villes et de nations n'avons-nous pas vu changer de
maîtres du vivant de ceux qui les possédaient ! N'avons-nous pas vu des
esclaves monter sur le trône, et leurs maîtres réduits à être les sujets
et les serviteurs de leur propres esclaves, les choses humaines
changeant tout à coup de face comme dans les jeux de hasard ? Quant à ce
que nous avons imaginé pour le boire et le manger, quant à tous ces
raffinements qu'un faste insolent a inventés pour satisfaire un ventre
ingrat, qui ne garde rien de ce qu'on lui confie ; quand nous serions
occupés sans cesse à le remplir, ce que nous lui donnons serait-il à
nous ?
Les viandes et les
liqueurs, après avoir flatté un moment notre goût dans le passage, nous
dégoûtent comme étant superflues et incommodes : nous nous empressons de
les jeter au-dehors, parce qu'elles exposeraient notre vie au plus grand
danger si elles s'arrêtaient dans les entrailles. L'intempérance a causé
la mort à un grand nombre d'hommes, ou les a mis hors d'état de rien
goûter à l'avenir. Les commerces honteux, les impudicités et les
dissolutions, tous !es excès auxquels nous porte la rage de la
concupiscence, ne causent-ils pas à notre nature un dommage manifeste ?
n'usent-ils pas notre tempérament ? n'épuisent-ils pas nos forces ?
n'altèrent-ils pas la vigueur de nos membres, en les privant de la
nourriture qui leur est la plus convenable? Après qu'on a assouvi
d'infatues désirs, lorsque le crime consommé a ralenti la passion, et
que l’âme, revenue à elle-même comme d'une ivresse, réfléchit dans le
calme sur l'abîme où elle s'est plongée, elle se repent alors de son
incontinence, parce qu'elle sent que le corps est languissant et faible,
incapable de remplir ses fonctions ordinaires. Voilà pourquoi les
maîtres d'escrime prescrivent aux jeunes athlètes des lois sévères,
lesquelles mettent leurs corps à l'abri de la volupté, ne leur
permettant pas même de regarder de belles femmes, s'ils sont jaloux de
remporter la couronne, parce que, sans doute, l'incontinence ne peut
mériter le prix aux combattants, qu'elle ne fait que les exposer au
ridicule.
Nous devons
négliger et ne pas même daigner regarder tout ce qui est absolument
étranger et superflu, ce qui ne peut jamais nous devenir propre, en même
temps que nous devons nous occuper avec la plus grande attention de ce
qui est vraiment à nous. Et qu'est-ce qui est vraiment à nous ? L'âme
par laquelle nous vivons, être spirituel, intelligent, qui n'a besoin
d'aucune des choses qui l'appesantissent ; et le corps qui a été donné à
l’âme par le Créateur comme un véhicule pour cette vie. Voilà l'homme ;
c'est une intelligence liée et attachée à une chair qui a été faite pour
elle. C'est-1à ce que le sage Ouvrier de l'univers forme dans le sein
maternel ; c'est-là ce qui, au moment de la naissance, sort de cette
retraite ténébreuse et parois au jour ; c'est-là ce qui est établi pour
commander aux ares terrestres : c'est à cela que les créatures sont
soumises pour servir d'exercice à sa vertu ; c'est à cela qu'est imposée
la loi d'imiter son Créateur autant qu'il est en lui, et de représenter
sur la terre la vie céleste ; c'est-là ce qui sort de ce monde et qui
est appelé à un autre ; c'est-là ce qui paraît devant le tribunal du
Dieu qui l'a envoyé, qui y paraît pour rendre compte de ses actions et
en recevoir le salaire. Le soin à pratiquer les vertus nous les rend
comme propres et naturelles : ce sont de fidèles compagnes qui ne nous
abandonnent pas dans cette vie laborieuse, pourvu que, volontairement,
nous ne les chassions point de force en introduisant chez nous les
vices. Elles nous servent de guide pour nous conduire à la vie éternelle
; elles mettent au rang des anges celui qui les possède, et brillent aux
yeux du Créateur pendant toute l'éternité. Quant aux richesses, à la
puissance, à la gloire, aux délices, à tout ce faste que notre folie
cherche à augmenter tous les jours, elles n'entrent pas avec nous dans
la vie, elles n'en sortent pas avec nous ; mais ce qui a été dit
autrefois par un juste, peut s'appliquer avec vérité à tous les mortels
: Je suis sorti nu du sein de ma mère, et je m'en retournerai nu (Job.
1. 21).
Celui qui est sage
aura le plus grand soin de sou âme ; il ne négligera aucun moyen pour
tâcher de la conserver pure et intacte : mais que le corps souffre la
faim ou la soif, le froid ou le chaud ; qu'il soit attaqué de maladie ;
que la violence lui fasse essuyer quelque autre mal, il ne s'en mettra
guère en peine ; dans tous les malheurs qui l'accableront, il prononcera
ces paroles de l'Apôtre : Encore que dans nous l'homme extérieur se
détruise, cependant l’homme intérieur se renouvelle de jour en jour (2.
Cor. 4. 16). A la vue des périls qui menaceront sa vie, il ne sera pas
effrayé; mais il dira avec confiance : Nous savons que si cette maison
terrestre, ou nous habitons comme en une tente, vient d se dissoudre,
Dieu nous donnera dans le ciel une autre maison, une maison qui ne sera
point faite par la main des hommes, et qui durera éternellement (2. Cor.
5. 1). Que si l'on veut ménager le corps comme la seule possession
nécessaire à l’âme, comme un instrument dont elle a besoin pour vivre
sur la terre, on ne s'occupera de ses besoins qu'autant qu'il faut pour
le conserver, pour qu'il ait la force de servir l'âme ; on ne lui
permettra point des excès qui le rendraient insolent. Si on le voit
s'enflammer de désirs immodérés et nuisibles, on lui adressera ce
précepte de saint Paul : Nous n'avons rien apporté dans ce inonde ; il
est évident que nous n'en pouvons aussi rien remporter. Pourvu que nous
ayons de quoi nous nourrir et de quoi nous couvrir, nous devons être
contents (1. Tim. 6. 7). En répétant sans cesse ces paroles à notre
corps, nous le rendrons plus docile, plus loger pour le voyage céleste,
plus propre à remplir les fonctions convenables. Mais si nous lui
permettons de s emporter insolemment, si nous le remplissons tous les
jours comme une bête féroce, entraînés avec lui vers la terre comme par
un pesant fardeau, nous resterons étendus, nous gémirons en vain : et
lorsque nous paraîtrons devant le Seigneur ; lorsqu'il nous demandera,
sans que nous puissions les lui présenter, les fruits du voyage qu'il
nous aura accordé sur la terre, nous nous lamenterons, nous habiterons
des ténèbres éternelles, accusant les plaisirs qui nous auront séduits,
qui nous auront dérobé le temps du salut. Nos pleurs seront alors
inutiles. Qui est-ce qui confessera votre nom dans les enfers, dit David
(Ps.6.6.) ?
Ainsi, évitons avec
toute l'attention possible de nous perdre nous-mêmes. Si quelqu'un,
ébloui par l'éclat des richesses, a amassé injustement de cette vile
poussière ; s'il a assujetti son âme aux inquiétudes qu'elle lui cause ;
s'il a souillé sa nature par des infamies dont il ne soit pas aisé
d'effacer la tache ; s'il est tombé dans d'autres crimes, qu'il v
renonce tandis qu'il est encore temps, qu'il dépose la plus grande
partie de ces fardeaux funestes, avant d'être perdu sans ressource;
qu'il soulage le navire avant qu'il soit englouti par les flots ; qu'il
jette dans la mer ces marchandises dont il n'est pas le maître légitime
; qu'il imite les matelots. Quoique ceux-ci n'aient chargé leur navire
que de choses nécessaires, cependant, si la tempête trop violente menace
de le submerger, ils lui ôtent une partie de sa charge le plus tôt
qu'ils peuvent, la jettent dans la mer sans balancer, afin que, devenu
plus léger, il s'élève au-dessus des vagues, et que les hommes au moins,
s'il est possible, échappent avec la vie sauve. Voilà comme nous devons
penser et agir à bien plus forte raison. Les matelots perdent ce qu'ils
jettent dans la mer, et tombent malgré eux dans la pauvreté. Nous, plus
nous jetterons de pernicieux fardeaux, plus nous enrichirons nos âmes.
En nous déchargeant de nos crimes, ils n'existent plus, ils
disparaissent effacés par nos larmes, remplacés par la sainteté et la
justice, qui sont trop légères pour être submergées par les flots. Si
nous jetons à propos nos richesses, loin d'être perdues, elles passent
en quelque sorte dans d'autres vaisseaux plus sûrs, dans les mains des
pauvres par-là, elles arrivent sûrement au port, nous sont gardées, et
deviennent pour nous un ornement et non un écueil.
Ayons donc, mes
frères, ayons de l'humanité envers nous-mêmes ; et, si nous voulons que
nos richesses nous profitent, distribuons-les à beaucoup d'autres qui
les porteront avec joie, et qui les déposeront dans le sein du Seigneur,
comme dans un asile inviolable, où elles ne seront ni rongées par les
vers, ni déterrées et enlevées par les voleurs (Mt. 6. 20). Nos biens
voudraient se répandre sur les indigents ; ne les retenons pas, ne
dédaignons pas tant de Lazares qui sont encore aujourd'hui sous nos yeux
(Lc. 16. 20) ; ne leur envions pas les miettes qui tombent de notre
table, et qui suffisent pour les rassasier ; n'imitons pas la cruauté du
mauvais riche, de peur que nous ne soyons condamnés comme lui aux
flammes éternelles. Nous implorerons alors le secours d'Abraham et de
tous les saints, mais ce sera inutilement. Si le frère, dit David,ne
rachète pas son frère, un simple homme le rachètera-t-il (Ps. 48, 8) ?
Ils nous rebuteront tous et nous diront ; Ne vous attendez pas à une
bonté que vous n'avez pas eue pour les autres ; ne prétendez pas
recevoir des biens immenses, lorsque sons avez refusé des biens
modiques. Jouissez de ce que vous avez amassé pendant votre vie. Pleurez
maintenant, puisque vous n'avez pas eu compassion de votre frère qui
pleurait. Voilà ce qu’ils nous diront, et avec beaucoup de justice : je
crains même qu'ils ne nous fassent des reproches encore plus sanglants,
puisque nous sommes encore plus coupables que le mauvais riche. Non, ce
n'est point pour épargner nos richesses que nous dédaignons nos
semblables étendus par terre ; ce n'est point pour les laisser à nos
enfants où à nos proches, que nous fermons l'oreille aux prières de
l’indigent ; mais nous les consumons en dépenses criminelles, et nous
excitons au crime, par une libéralité dangereuse, des personnes qui n’y
sont déjà que trop portées d'elles-mêmes. Que d'hommes et de femmes
n'entourent pas la table de certains riches, soit pour les amuser par
des propos libres, soit pour allumer en eux le feu de l'incontinence par
des regards et des gestes indécent ! Les uns se font mutuellement des
railleries piquantes, pour provoquer à rire celui qui les a invités ;
les autres le trompent par de fausses louanges. Un festin magnifique
n'est pas le seul avantage qu'ils en retirent, ils rapportent encore
leurs mains pleines de riches présents ; ce qui leur fait dire qu'ils
trouvent mieux leur compte à flatter les riches qu'à pratiquer la vertu.
Un pauvre se présente-t-il à nous, qui ne peut presque parler tant il
est abattu par la faim ; nous en avons horreur, quoiqu'il partage notre
nature ; il nous cause du dégoût ; nous passons fort vite, comme si nous
appréhendions de participer à sa misère en le voyant trop longtemps. La
honte de son état misérable lui fait-elle baisser les veux ? nous le
traitons d’hypocrite : nous parle-t-il arec liberté, parce que la faim
le presse ? nous disons que c'est un effronté, un homme violent : se
trouve-t-il vêtu d'un bon habit qu'on lui a donné? nous le rebutons
comme s'il était insatiable, et nous lui reprochons de contrefaire le
pauvre : ses vêtements sont-ils vieux et en lambeaux ?nous l'éloignons
encore à cause de la mauvaise odeur qu'il exhale. C'est en vain qu'il
mêle le nom du Créateur dans ses supplications ; c'est en vain qu'il
conjure le Ciel de nous épargner de pareilles infortunes, il ne peut
fléchir notre âme impitoyable. C'est-là ce qui me fait craindre que nous
ne soyons plongés dans des flammes plus dévorantes que le mauvais riche.
Si le temps me le
permettait, et que j'eusse assez de talent, je vous expliquerais toute
l'histoire du riche de l'Évangile, telle que l’historien sacré la
rapporte. Mais je vous ai assez fatigués, et il est temps que je vous
renvoie. Si la faiblesse de notre esprit et de notre éloquence nous a
fait omettre quelque chose, vous y suppléerez par vous-mêmes, et vous
appliquerez à vos âmes les remèdes que vous jugerez les plus propres.
Faites naître l'occasion au sage, dit l’Écriture, et il en deviendra
encore plus sage (Prov. 9. 9). Dieu est tout puissant, dit saint Paul,
pour vous combler de toute grâce, afin qu'ayant en tout temps, et en
toutes choses tout ce qui est nécessaire pour votre subsistance
temporelle, vous ayez abondamment de quoi exercer toutes sortes de
bonnes œuvres (2. Cor. 9. 8).
Mais près de finir
ce discours, comme voyez, quelques-uns de nos frères m'engagent à parler
du miracle qu’opéra hier le Sauveur, à vous ne point passer sous silence
le triomphe qu'il remporta sur le démon, et à vous donner occasion de
chanter des hymnes d'allégresse. Le démon nous a fait sentir de nouveau
les effets de sa rage ; et, s'armant lui-même de la flamme du feu, il a
attaqué l'enceinte de l'église. Mais cette mère commune a triomphé de
nouveau d'un ennemi cruel ; elle a tourné contre lui ses artifices, dont
il n'a remporté d'autre avantage que de manifester la haine qui le
transporte. La grave s'opposant à sa violence a éteint l'incendie par un
souille favorable ; le temple n'a souffert aucun dommage, et la tempête
soulevée par une esprit impur n'a pu ébranler la pierre sur laquelle
Jésus-Christ a fondé la demeure de son troupeau. Celui qui éteignit
jadis les flammes de la fournaise de Babylone est venu à notre secours.
Combien ne doit pas gémir le démon de voir que tous ses efforts sont
inutiles Cet ennemi irréconciliable avait allumé le feu près de l'église
: une flamme violente se répandait de toutes parts, et dévorant de
proche en proche tout ce que rencontrait sa fureur, elle n'aurait pas
épargné la maison sainte, et nous aurait enveloppés dans le désastre
commun ; mais le Sauveur a rejeté le feu sur celui qui l’avait allumé,
et lui a fait porter la peine de sa folie. Ce cruel adversaire avait
déjà tondu son arc, mais on l'a empêché de lancer ses traits ; ou plutôt
les traits qu'il a lancés sont retombés sur sa tête, et elles ne sont
que pour lui les larmes amères que nous préparait sa rage.
Aggravons
nous-mêmes sa blessure, mes frères, redoublons ses chagrins. Je vais
vous dire comment il faut vous y prendre; suivez seulement mes conseils.
Quelques-uns, par la grave du Seigneur, ont échappé à la violence du
feu; mais ils n'ont sauvé que leur vie, ils ont tout perdu, il ne leur
reste aucune ressource. Nous qui n'avons eu nulle part au malheur,
partageons nos biens avec les malheureux. Embrassons nos frères qui se
sont sauvés avec peine, et disons-leur à chacun: Il était mort, et il
est ressuscité ; il était perdu, et il a été retrouvé (Lc. 15. 24).
Couvrons les corps de nos semblables; consolons ceux qu'a désolés le
démon; que personne ne sente les effets de sa malice; qu'il paraisse
n'avoir pas fait grand tort à ceux qu'il a endommagés, n'avoir pas
triomphé de ceux qu'il a attaqués. il a enlevé les biens de nos frères ;
qu'il soit vaincu par nos libéralités envers ceux qu'il a dépouillés.
Pour vous, qui avez échappé à la mort, ne vous affligez point avec excès
de vos maux, ne vous laissez point abattre par le malheur ; mais
dissipez la tristesse qui vous accable, fortifiez vos âmes par des
sentiments généreux, et faites de l'affliction une matière de triomphe.
Si vous ne perdez point courage, vous serez plus éprouvés par la foi ;
vous sortirez plus brillants du feu, connue un or pur; vous confondrez
votre ennemi qui sera au désespoir de n avoir pu vous arracher une larme
par tous les maux que vous a faits sa malice.
Rappelez-vous la
patience de Job, et dites-vous à vous-même ce qu'il se disait : Le
Seigneur me l’a donné, le Seigneur me l'a ôté ; il est arrivé ce que le
Seigneur a voulu ( Job. I. 21. ). Que vos disgrâces ne vous portent pas
à penser et à dire qu'il n'y a point de Providence qui gouverne les
affaires de ce monde ; n’accusez pas la conduite et les jugements du
Maître suprême, mais jetez les yeux sur le généreux athlète dont nous
parlons, et profitez de ses conseils. Considérez tous les combats qu’il
a soutenus et dont il est sorti vainqueur, tous les traits que lui a
lancés le démon sans pouvoir lui faire une blessure mortelle. Il l'a
dépouillé de tous ses biens, et il voulait l’accabler coup sur coup par
des nouvelles toujours plus fâcheuses. Au moment où un courrier lui
annonçait un malheur, il en arrivait un autre qui lui en annonçait de
plus grands encore. Les infortunes se suivaient de près, comme les flots
qui se poussent les uns les autres; il n'avait pas essuyé ses larmes,
qu'il lui survenait quelque nouveau sujet de pleurer. Mais semblable à
un rocher battu par les vagues qui retombent sur lui en écume, le juste
demeurait inébranlable, et adressait à Dieu ces paroles pleines de
reconnaissance : Le Seigneur me l'a donné, le Seigneur me l'a ôté; il
est arrivé ce que le Seigneur a voulu.
Aucune de ses
disgrâces ne lui paraissait digne de ses pleurs. Lorsqu'on vint lui
annoncer qu'un vent violent avait renversé la maison où ses fils et ses
filles célébraient un festin, et qu'ils avaient été écrasés sous les
ruines, il se contenta de déchirer ses habits par une sensibilité
naturelle, pour montrer qu'il était père et qu'il chérissait ses
enfants; mais il mit des bornes à sa douleur, et embellissant son
désastre même par des paroles religieuses, il disait : Le Seigneur me
l'a donné, le Seigneur me l’a ôté; il est arrivé ce que le Seigneur a
voulu. Il semblait dire: J’ai été appelé père tout le temps qu'il a plu
à celui qui m'a rendu père; il veut m'ôter la couronne de la paternité,
je ne m'oppose pas à ce qu'il prenne son bien. Il est le créateur de la
race humaine, le maître suprême des hommes ; je ne suis qu'un faible
instrument et un esclave, pourquoi combattrais-je ses ordres absolus ?
pourquoi me plaindrais-je de ce que je ne puis empêcher ? C'est par ces
paroles, comme par des traits, que le juste a percé le démon. Lorsque
cet ennemi mortel vit que Job ne pouvait être ébranlé par aucun de ces
maux, et qu’il était toujours vainqueur, il l'attaqua d'une autre
manière ; il couvrit tout son corps d'une effroyable plaie, d'où
sortaient des vers en abondance comme d'une source inépuisable, et le
précipitant du trône oit il était assis, il l'étendit sur un fumier.
Toutes ces calamités affreuses ne purent ébranler la constance de Job;
et tandis que son corps était déchiré, il gardait le trésor de sa piété
au fond de son âme comme dans un asile à l'abri de toute attaque.
Le démon ne sachant
plus quelles mesures prendre, se rappela son ancien stratagème : il
inspira à la femme de Job des pensées impies ; et la portant à
blasphémer contre Dieu, il se servit d elle pour essayer d'ébranler un
athlète toujours invincible. Après avoir longtemps balancé, elle se
présenta enfin devant son époux, et se prosternant en terre, se battant
les mains à la vue vie son étai malheureux, elle le fit souvenir de son
ancienne prospérité à laquelle elle opposa ses infortunes présentes ;
elle lui fit un tableau des tristes changements qui il avait éprouvés,
et lui demanda quelle récompense il avait reçue du Seigneur pour toutes
ses offrandes et ses sacrifices ; enfin elle lui adressa des discours
dignes de la faiblesse d'une femme, mais qui étaient capables d'émouvoir
l'homme le plus généreux, de renverser son courage. J'erre maintenant,
lui disait-elle, comme une vagabonde et comme une esclave, moi qui me
suis vue adorée comme une reine : je dépends du caprice de mes
serviteurs, je suis abandonnée à leurs seins et à leurs libéralités, moi
qui étais assez riche pour nourrir une multitude d'hommes. Il vaudrait
mieux, lui disait-elle encore, t'arracher à la vie en te plaignant
amèrement au Seigneur et en irritant son courroux par tes blasphèmes,
que de prolonger par ta patience les peines de tes combats pour toi et
pour ton épouse. Ces paroles aigrirent Job plus que tous les maux qu'il
avait soufferts. Ses yeux se remplirent d'indignation, et se tournant
vers sa femme comme vers une ennemie : Pourquoi, lui dit-il, as-tu parlé
en femme insensée ? renonce à me donner de pareils conseils (Job. 2.
10). Jusques à quand outrageras-tu par tes discours notre union étroite
? tes propos peu mesurés retombent sur moi et me couvrent de honte. Il
me semble que je suis de moitié dans tes impiétés, parce que le mariage
a fait de nous deux un seul corps. Tu es tombée dans le blasphème: Si
nous avons reçu les biens de la main du Seigneur, pourquoi n'en
souffrirons-nous pas les maux (Job. 2. 10) ? Souviens-toi de la
prospérité dont tu as joui. Compense le bonheur par le malheur. Est-il
un homme dont la vie soit constamment heureuse ? il n'y a que Dieu dont
la félicité soit inaltérable. Si tes disgrâces présentes t'affligent,
console-toi par les avantages qui ont précédé. Tu pleures maintenant :
tu as été auparavant dans la joie ; tu es pauvre : tu as été riche ; tu
as puisé le plaisir dans une source claire et limpide : aie le courage
de puiser la peine dans une eau trouble et bourbeuse. Le cours des
fleuves n'est pas toujours pur. Notre vie ressemble à un fleuve qui
coule sans interruption, et dont les flots se pressent mutuellement. Une
partie de ces flots est déjà écoulée, l'autre coule encore; une partie
est sortie de la source, l'autre va en sortir; et nous nous précipitons
tous vers une mer commune, vers la mort. Si nous avons reçu les biens de
la main du Seigneur, pourquoi n'en recevrons-nous pas les maux ?
Forcerons-nous le souverain Juge à nous dispenser toujours également le
bonheur? lui apprendrons-nous à régler le cours de notre vie ? Il est le
maître de ses volontés, il nous gouverne comme il lui plaît; infiniment
sage, il mesure à ses serviteurs ce qui leur est utile. N'examine point
trop curieusement les jugements de Dieu : soumets-toi aux dispositions
de sa sagesse. Reçois avec joie tout ce qu'il t'envoie. Montre dans les
afflictions que tu étais digne de ta félicité précédente. C'est ainsi
que Job re-poussa la dernière attaque du démon, et que, par une nouvelle
victoire, il acheva de le couvrir d'opprobre.
Qu'arriva-t-il
ensuite ? la maladie se retira comme étant venue inutilement et n'ayant
pu ébranler sa constance. Son corps reprit la fleur de la jeunesse ; il
se revit comblé de biens, et de doubles richesses affluèrent de toutes
parts dans sa maison, les unes pour remplacer ses pertes, les autres
pour récompenser sa patience. Mais pourquoi ses chevaux, ses mulets, ses
chameaux, ses brebis, ses terres, enfin toute son opulence, furent-ils
pour lui doublés, tandis que le nombre de ses nouveaux enfants ne fut
qu'égal à ceux qu'il avait perdus ? c'est que ses animaux domestiques et
toutes les richesses passagères avaient péri pour lui entièrement; au
lieu que ses enfants morts vivaient dans la meilleure partie
d'eux-mêmes. Ayant donc reçu du Créateur d'autres fils et d'autres
filles, cette possession fut aussi doublée pour lui. Les uns, qui
vivaient, faisaient la joie des auteurs de leurs jours; les autres, qui
avaient pris les devants, attendaient leur père pour l'environner et
l'embrasser tous, lorsque le grand juge des mortels rassemblerait tout
le genre humain devant son tribunal; lorsque la trompette annonçant la
présence du Roi suprême, retentirait avec force sur les sépulcres, et
les obligerait à rendre leurs dépôts. Alors, sans doute, les morts
paraîtront aussi promptement que les vivants devant le grand Ouvrier de
l'univers. C'est pour cela, je pense, que Dieu, qui multiplia les biens
de Job, se contenta de lui redonner autant d'enfants qu'il en avait eu
d'abord.
Vous voyez quels
grands avantages le bienheureux Job a retirés de sa patience. Que ceux
aussi d'entre vous qui ont souffert quelque dommage par l’incendie que
le démon vient d’allumer dans notre ville, souffrent patiemment leurs
pertes, qu'ils assoupissent leurs chagrins par des pensées consolantes,
d'après ces paroles de David : Jetez vos inquiétudes dans le sein du
Seigneur, et il vous nourrira (Ps. 54. 23). C'est à lui qu'appartient la
gloire dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
SOMMAIRE.
APRÈS l'explication
de plusieurs passages des Psaumes, l'orateur montre que celui qui fait
Dieu auteur du mal, approche beaucoup de celui qui nie absolument son
existence. Il prouve que Dieu n'est pas auteur du u,al, parce que bien
des choses, que nous regardons comme des maux, ne sont pas des maux,
mais sont une suite de notre nature, ou nous sont envoyées par Dieu pour
nous éprouver ou nous punir. Il se fait des objections tirées de
plusieurs passages de l'Écriture qu'il explique. Le péché est le seul
mal véritable; il ne vient pas de Dieu, mais de notre volonté propre, du
mauvais usage que nous taisons de notre libre arbitre. Il fait voir
comment le vrai mal, le péché est entré dans le monde; dans quel état
Adam avait été créé, et comment il a été déchu de cet état. Mais
pourquoi Dieu ne nous a-t-il pas faits impeccables? St. Basile répond
solidement à cette question. Une très–longue dissertation sur le démon
termine cette homélie : on y voit cousinent cet esprit de malice est
tombé, et comment il cherche à nous entraîner dans sa chute.
PLUSIEURS sortes
d'instructions nous sont données par David, ce divin psalmiste, ce digne
organe de l'Esprit-Saint qui opéron en lui. Tantôt le prophète nous
rapportant ses propres malheurs et le cocuage avec lequel il a supporte
ses disgrâces
nous laisse, par
son exemple, une excellente leçon de patience, comme lorsqu'il dit :
Seigneur pourquoi ceux qui me persécutent se sont-ils multipliés (Ps. 3.
1) ? Tantôt il célèbre la bonté de Dieu et la promptitude du secours
qu'il accorde à ceux qui le cherchent avec droiture. Le Dieu, dit-il,
qui est le principe de ma justice, m'a exaucé au moment où je
l'invoquais (Ps. 4. 1), paroles conformes à ces autres du prophète Isaïe
: Lorsque vous parlerez encore, il vous dira : Me voici (Is. 58. q. ) ;
c'est-à-dire, vous n'aurez pas encore cessé de l'invoquer, et il aura
exaucé votre demande. Ensuite, adressant à Dieu des prières, il nous
apprend comment des pécheurs doivent l'apaiser : Seigneur, dit-il, ne me
reprenez pas dans votre fureur, et ne me punissez pas dans votre colère
(Ps. 6. 1). Dans le douzième psaume, après s'être étendu sur une épreuve
par où il avait passé, en disant: Jusques à quand, Seigneur,
m'oublierez-vous ? sera-ce pour toujours (Ps. 12. 1.) ? après nous avoir
appris dans tout le psaume à ne pas nous laisser abattre par les
afflictions, mais à attendre la bonté de Dieu, et à nous convaincre que
c'est par des vues de sagesse qu'il nous livre aux afflictions, mesurant
à chacun les épreuves en proportion de sa foi ; après donc qu'il a dit :
Jusques à quand, Seigneur, m'oublierez-vous ? sera-ce pour toujours ?
jusques à quand détournerez-vous de moi votre face? il passe aussitôt à
la perversité des impies : et qu'en dit-il ? Lorsqu'ils éprouvent dans
la vie quelque contretemps, trop faibles pour supporter les événements
fâcheux, ils doutent et sont incertains s'il est un Dieu qui gouverne
les choses humaines, qui examine ce qui se passe sur la terre, qui
traite chacun selon son mérite. Ils vont plus loin, lorsque le malheur
continue à les persécuter de plus en plus, ils confirment en eux-mêmes
cette opinion perverse, et déclarent dans leurs coeurs qu'il n'y a pas
de Dieu: L'insensé a dit dans son coeur : Il n'y a pas de Dieu (Ps. 13.
1). Et dès qu'une fois il s'est persuadé de cette horrible doctrine, il
se livre sans réserve à tous les excès. Car s'il n'est pas d'être qui
examine ce qui se passe parmi les hommes, s'il n'est pas d'être qui
rende à chacun ce qu'il mérite selon ses actions, qu'est-ce qui empêche
d'opprimer le pauvre, d'égorger les orphelins, d'assassiner la veuve et
l'étranger, de se permettre tous les crimes, de se souiller par les
passions les plus infâmes, les plus abominables, les plus brutales ?
Aussi le Roi-Prophète, comme par une suite de cette pensée: Il n'y a pas
de Dieu, ajoute : Ils se sont corrompus, et sont devenus abominables
dans leurs affections. Car il est impossible de ne pas s'écarter de la
voie droite lorsqu'on est parvenu à oublier Dieu dans son coeur.
Pourquoi les nations ont-elles été livrées à leur sens réprouvé, et
font-elles des actions peu convenables ? n'est-ce point parce qu'elles
ont dit : Il n'y a point de Dieu (Rm. 1. 28) ? Pourquoi les gentils
sont-ils tombés dans des passions qui déshonorent l'humanité (Rm. 1. 23
et suiv.) ? pourquoi chez eux les femmes ont-elles changé l'usage qui
est selon la nature, et que les hommes commettent des infamies les uns
avec les autres n'est-ce point parce qu'ils ont transféré l'honneur qui
n'est dû qu'au Dieu incorruptible, à des figures d'oiseaux, de bêtes à
quatre pieds et de serpents ?
Celui-là est donc
insensé, privé de raison et d'intelligence, qui va jusqu'à dire qu'il
n'y a pas de Dieu: celui-là en approche beaucoup et ne lui cède guère en
folie, qui ose dire que Dieu est l’auteur du mal. Je les crois tous deux
également coupables, parce que tous cieux nient également l’Être bon,
l'un en disant qu'il n'existe plus, l'autre en décidant qu'il n'est pas
bon. Car s’il est l'auteur du mal, il n'est pas bon. Ainsi c'est nier
Dieu de part et d'autre.
D'où viennent donc,
dira-t-on, les maladies, les morts prématurées, les destructions de
villes les naufrages, les guerres, les pestes toutes ces calamités sont
des maux, et toutes sont l'ouvrage de Dieu. Ainsi à quel autre qu'à Dieu
attribuer tout ce qui arrive Puisque nous sommes tombés sur une question
célèbre et qui est fort agitée, nous allons l'examiner avec le plus
grand soin; et prenant des principes convenus, nous tâcherons de
l'expliquer de la manière la plus claire et la moins confuse.
Avant tout, il faut
bien nous persuader qu'étant l'ouvrage de Dieu, conservés par ce même
Dieu, qui entre à notre égarer dans les moindres détails, nous ne
pouvons rien souffrir contre sa volonté, et que ce que nous souffrons ne
nous est pas nuisible, ni tel que nous puissions rien imaginer de
meilleur. La mort vient de Dieu; mais la mort n'est point du tout un
mal, si ce n est la mort du pécheur, parce que la sortie de ce monde est
pour lui le commencement des supplices de l'enfer. Quant aux tourments
de l'enfer, ils n'ont pas Dieu pour auteur, mais nous-mêmes, puisque la
sourd; et le principe du péché viennent de nous et de notre libre
arbitre. Nous pouvions ne rien éprouver de fâcheux en noms abstenant du
mal; nous avons été entraînés dans le péché par l'attrait du plaisir ;
par quelle raison spécieuse pourrions-nous donc soutenir que nous ne
sommes pas nous mêmes la cause de nos peines ? Une chose est mauvaise
par rapport à nos sens ou par sa propre nature. Ce qui est mauvais par
sa nature dépend de nous: l’injustice, l'insolence, la sottise, la
lâcheté, la jalousie, les meurtres, les empoisonnements, les impostures,
et tous les autres vices semblables qui souillent une âme faite à
l’image du Créateur et qui obscurcissent sa beauté. Nous appelons encore
mauvais ce qui est pénible et douloureux pour nos sens : les maladies,
les blessures, le manque du nécessaire, la diffamation, les pertes
d'argent, la mort de nos proches et de nos amis. Chacun de ces maux nous
est envoyé pour notre utilité par un maître sage et bon. S'il nous ôte
les richesses quand nous en usons mal, c'est pour nous ôter un
instrument d'injustice. Il nous envoie la maladie, parce qu'il nous est
plus utile que les membres de notre corps soient enchaînés par la
douleur, que d'avoir les mouvements de la concupiscence libres pour le
péché. Il nous envoie la mort, lorsque le terme de notre vie est
accompli, terme qu'un juste jugement de Dieu a marqué pour chacun dès le
commencement, prévoyant de loin ce qui est utile à chacun de nous. Les
pestes, les sécheresses, les inondations, sont les fléaux communs des
peuples et des villes, propres à punir leurs excès. Comme donc un
médecin est regardé comme bienfaiteur, quoiqu'il cause des peines et des
douleurs au corps, parce qu’il attaque la maladie et non le malade ; de
même Dieu est bon, parce qu'il sauve le tout en punissant des parties.
Loin de faire des reproches à un médecin, qui coupe, bride, ou retranche
entièrement des parties du corps, vous le payez, vous l’appelez sauveur,
parce qu’aux dépens d’une modique partie du corps, il arrête le mal
avant qu'il le gagne tout entier. Et lorsque, dans un tremblement de
terre, vous voyez une ville s’écrouler surs ses habitants, ou un
vaisseau disparaître au milieu de la mer avec les hommes qu'il portait,
vous vous permettez des murmures et des blasphèmes contre le vrai
Médecin et le véritable Sauveur ! Cependant vous deviez comprendre que,
dans les maladies humaines qui sont peu considérables et qui peuvent
être guéries, on se contente d'employer des remèdes utiles ; mais
lorsqu'elles sont au-dessus de tout remède, il faut nécessairement
retrancher les parties gangrenées, de peur que le mal gagnant de roche
en proche, n'arrive jusqu’aux sources de la vie. De même donc que ce
n'est pas le médecin; mais la maladie qui est cause qu'on emploie le fer
et le feu ; ainsi, dans les destructions de villes, qui ont pour
principe les excès de leurs crimes, Dieu est déchargé de tout reproche.
Mais, dit-on, si
Dieu n'est pas auteur du mal, pourquoi est-il dit dans l’Écriture ? Moi
qui ai formé la lumière et les ténèbres, qui fais la paix et qui crée
les maux (Is. 45. 7) ; et encore: Le Seigneur a envoyé les maux sur les
portes de Jérusalem (Mi. 1. 12) ; et encore : Il n'arrive point de mal
dans la ville qui ne vienne de la part du Seigneur (Amos. 3. 6).
Considérez, dit Moïse dans son fameux cantique, considérez que c'est moi
seul qui suis, et qu'il n'est pas d'autre Dieu que moi. C'est moi qui
ferai mourir et qui ferai vivre, qui blesserai et qui guérirai (Dt. 32.
29).
Mais aucun de ces
passages, si l’on pénètre dans le sens de l'Écriture, n'accuse Dieu et
ne le représente comme auteur et créateur du mal. Quand Dieu dit : C'est
moi qui ai formé la lumière et les ténèbres, il ne fait par là que se
représenter lui-même comme le créateur de tous les êtres, et non comme
l’auteur du mal. De peur donc que vous ne pensiez que l'auteur de la
lumière est autre que celui des ténèbres, il se dit lui-même créateur
des objets les plus opposés dans la nature. Il ne veut pas que vous vous
imaginiez qu'un certain être a créé la feu, un autre l'eau, un autre
l’air, un autre la terre, parce que ces éléments ont des qualités
opposées ; considération qui en a déjà fait recourir plusieurs à la
pluralité des Dieux. Il fait la paix et il crée les maux. Il fait la
paix principalement en vous, lorsque, par une bonne doctrine, il ramène
la paix dans votre âme, et qu’il apaise les passions révoltées contre
elle. Il crée les maux, c'est-à-dire, il les transforme, il en change la
nature, de sorte qu'ils cessent d'être des maux et qu'ils deviennent des
biens. O mon Dieu, dit David, créez en moi un cœur pur (Ps, 50. 12) ;
non en le faisant passera du néant à l'existence, mais en le
renouvelant, parce qu’il est invétéré dans le mal. Afin, dit saint Paul,
qu'il crée deux hommes en un seul homme nouveau (Ep. 2. 15). Ici créer
n'est pas non plus tirer du néant, mais transformer ce qui existe déjà.
Si quelqu'un, dit le même apôtre, est devenu en Jésus-Christ une
nouvelle créature (2. Cor. 5. 17). N'est-ce pas Dieu, dit Moïse, qui est
votre père ? n'est-ce pas lui qui vous a possédé, qui vous a fait et qui
vous a créé (Dt. 52. 6) ? Le mot créé, employé après celui de fait, nous
apprend et nous démontre que le mot de création doit s'entendre ici,
comme il s'entend souvent, dans le sens d'amélioration. Ainsi Dieu fait
la paix, par cela même qu'il crée les maux, c’est-à-dire, qu'il les
change eu biens. D'ailleurs, quand vous entendriez par la paix,
l'exemption de la guerre, et que vous appelleriez mal les inconvénients
que la guerre entraîne, expéditions au loin, travaux, veilles, terreurs,
sueurs, blessures, massacres, prises de villes, servitudes, exils, ce
qu'offre de pitoyable le tableau de malheureux au pouvoir de l'ennemi,
en un mot, toutes les disgrâces lui accompagnent la guerre, nous disons
quelles arrivent par un juste jugement de Dieu, qui, par ce fléau,
châtie les peuples qui l’ont mérité. Ou bien, nierez-vous que Sodome ait
été consumée par le feu après ses infamies ? nierez-vous que Jérusalem
ait été détruite, que son temple ait été désolé, après l'horrible fureur
des Juifs contre le Seigneur Jésus ? Cette destruction devait- elle en
toute justice s'opérer autrement que par les armes des Romains, auxquels
ces ennemis de leur propre vie avaient livré le Fils de Dieu ? Ainsi les
maux de la guerre sont quelquefois un juste châtiment infligé à des
coupables. Ces paroles: Je ferai mourir et je ferai vivre, peuvent être
prises, si vous voulez, dans leur sens naturel, parce que la crainte
édifie les simples. Je blesserai et je guérirai ; cela aussi peut être
utile, entendu naturellement, parce que la plaie produit la crainte, et
que la guérison excite à l'amour. Vous pouvez néanmoins entendre les
mêmes paroles dans un sens plus relevé. Je ferai mourir, au péché; je
ferai vivre, à la justice. Autant l'homme extérieur se détruit en nous,
autant l'homme intérieur se renouvelle (2. Cor. 4. 16). Celui que Dieu
fait mourir n'est pas autre que celui qu il fait ivre; mais il fait
vivre le même homme en le faisant mourir; il le guérit en le blessant,
suivant ces paroles des Proverbes : Vous le frapperez avec la verge, et
vous arracherez son âme à la mort ( Prov. 23. 4.). Ainsi donc la chair
est blessée afin que l’âme soit guérie; le péché est mis à mort afin que
la justice vive. Quant à ce passage : Le Seigneur a envoyé les maux sur
les portes de Jérusalem, il s'explique de lui-même. Quels maux ? le
bruit des chars et des cavaliers. Lorsque vous lisez dans l’Écriture :
Il n'est point arrivé de mal dans la ville qui ne vienne de la part du
Seigneur, remarquez quelle entend par mal la punition infligée aux
pécheurs pour les corriger de leurs fautes. Je vous ai affligé, dit
Dieu, et je vous ai tourmenté par la famine pour votre bien (Dt, 8. 3) :
j'ai voulu arrêter vos injustices avant qu'elles s'étendissent outre
mesure, comme on arrête un courant d'eau par une bonne muraille et par
une forte digue. De-là, les maladies des villes et des nations, les
sécheresses de l’air, la stérilité de la terre, les événements fâcheux
que chacun éprouve dans la vie, arrêtent les progrès du vice. Ainsi ces
sortes de maux nous viennent de la part de Dieu pour empêcher les vrais
maux de naître. Il a imaginé les afflictions du corps et les peines
extérieures pour couper cours au péché. Ainsi Dieu détruit le mal, mais
le mal ne vient pas de Dieu. De même le médecin ôte la maladie, mais ne
donne pas la maladie. Les destructions de villes, les tremblements de
terre, les inondations, les défaites des armées, les naufrages, toutes
les calamités qui font périr une infinité d’hommes, soit qu'elles
viennent de la terre, de la nier, de l’air, du feu, ou d'une cause
quelconque, sont envoyées, pour corriger ceux qui restent, par Dieu qui
emploie des iléaux publies pour châtier la perversité publique.
Le péché qui est le
mal proprement, et qui seul mérite ce nom, dépend de notre volonté,
puisqu'il est en notre pouvoir de nous livrer au vice oit de nous en
abstenir. Parmi tous les autres maux, les uns nous sont envoyés comme
des occasions de signaler notre courage, ainsi qu'a Job la mort de tous
ses enfants à la fois, la perte en un moment de toute sa fortune,
l’affreux ulcère répandu sur tout son corps : les autres sont comme le
remède des péchés ; ainsi David essuya l'opprobre de sa maison pour
expier les excès d'une passion criminelle. Nous remarquons encore une
autre espèce d'accidents terribles, envoyés par un juste jugement de
Dieu pour rendre plus sages les hommes portés au crime ; comme lorsque
Dathan et Abiron furent engloutis par la terre qui ouvrit ses abîmes
pour les dévorer (Nb. 16. 31). Ce ne furent pas eux alors qui devinrent
meilleurs par une telle punition, puisqu’ils descendirent tout vivants
dans l’enfer, mais ils rendirent les autres plus sages par leur exemple.
Ainsi Pharaon fut submergé avec toutes ses troupes. Ainsi les anciens
habitants de la Palestine furent exterminés. Au reste, quoique l'Apôtre
dise dans un endroit: Des vases de colère formes pour la perdition (Rom.
9. 22), ne vous imaginez pas que Pharaon fût d'une constitution
mauvaise, parce qu'alors il se voit juste de s'en prendre à celui qui la
créé; mais que le mot même de vase vous apprenne que chacun de nous a
été fait pour un usage utile. Et comme dans une grande maison il y a des
vases d'or, d'argent, d'argile ou de bois, et que chaque homme, par un
effet de sa volonté propre, a une ressemblance avec ces diverses
matières ; le vase d'or est celui dont les moeurs sont pures et
franches, le vase d'argent est celui qui est d'un mérite inférieur à ce
premier ; le vase d'argile est celui qui n'a point de goût que pour la
terre, et qui est propre à être brisé ; le vase de bois est celui qui
est facilement souillé par le péché, et qui devient un aliment pour le
feu éternel : ainsi le vase de colère est celui qui, comme un vase
matériel, reçoit toute la puissance du démon, et qui, par un effet de la
corruption, répandant une odeur infecte, ne peut plus être employé à
aucun usage, n'est plus digne que d'être détruit et anéanti. Comme donc
il fallait que Pharaon fût brisé, le sage et habile Administrateur des
âmes l'a disposé à devenir un exemple célèbre et à jamais mémorable,
afin due par son malheur, il fût du moins utile aux autres, puisque son
extrême malice le rendait incorrigible. Il 1 a endurci en augmentant sa
malice naturelle par la patience du juge et par le délai de la punition,
afin que sa perversité étant enfin parvenue à son dernier terme, il pût
signaler, dans la personne d'un roi coupable, sa justice souveraine.
C'est pour cela qu'après avoir commencé par de moindres plaies, et
ajoutant toujours jusqu'aux plus grands fléaux, il n'a point fléchi son
caractère dur et opiniâtre, mais l'a trouvé bravant sa douceur, et
exercé, pour ainsi dire, par l'habitude aux maux dont il le frappait.
Toutefois, il ne l'a livré à la mort que lorsqu’il se submergea lui-même
par cette fierté c’âme qui lui inspira l'audace d'entrer dans la voie
des justes, qui lui fit croire qu’il pourrait traverser la mer Rouge
comme le peuple de Dieu.
Instruit par Dieu
même, sachant distinguer les différentes sortes de maux, voyant ce qui
est véritablement mal, comme le péché dont la fin eut la mort, et ce qui
n'est mal qu'en apparence mais ce qui a la force du bien, comme les
afflictions qui sont envoyées pour couper cours au
péché, dont les
fruits sont le salut éternel des aines ; cessez de vous plaindre des
dispositions du Très-haut, et en général ne regardez pas Dieu comme
l'auteur de la substance du mal, ne vous imaginez pas que le mal soit
une substance particulière. Non, la perversité n'est pas une créature
vivante ; nous ne pouvons pas nous la représenter semer comme quelque
chose qui existe réellement. Le mal est la privation du bien. L'oeil a
été créé. La cécité est survenue par la perte des yeux ; de sorte que si
l'oeil n'eût pas été d'une nature corruptible, la cécité n'aurait pu
s'introduire. Ainsi le mal n'a pas une substance particulière, mais
survient par les blessures faites à l'âme. On ne peut pas dire qu'il
soit incréé, comme le disent ces impies qui accordent à la nature
mauvaise le même honneur qu'à la nature bonne, puisque, suivant eux,
l'une et l'autre est sans principe et avant toute création. On ne peut
dire non plus qu'il ait été créé: car si tout vient de Dieu, comment
l'être mauvais est-il venu de l'être bon ? ce qui est honteux ne vient
pas de ce qui est honnête, ni le vice de la vertu. Lisez la création du
monde, et vous verrez que tout ce que Dieu a créé était bon et très bon.
Le mal n'a donc pas été créé avec le bien. La créature spirituelle,
ouvrage de Dieu, n'a pas reçu l'existence avec un mélange de perversité.
En effet, s'il est vrai que les êtres corporels n'avaient pas en eux de
mal avec lequel ils aient été créés ; comment les êtres spirituels, qui
l'emportent tellement pour la pureté et la sainteté, auraient-ils une
substance commune avec le mal.
Cependant le mal
existe, et son pouvoir montre qu'il est répandu dans toute la vie. D'où
a-t-il donc l'existence, si l'on ne peut dire, ni qu'il soit sans
principe, ni qu’il ait été créé ? Que ceux qui nous font ces questions
nous permettent de leur faire celle-ci : D’où viennent les maladies ? On
ne peut dire que la maladie soit incréée, ni qu'elle soit l'ouvrage de
Dieu. Les animaux ont été créés avec les parties naturelles qui leur
conviennent ; ils sont passés à la vie avec leurs membres entiers et
parfaits, et ils n'ont été malades que par une altération de la nature.
Ils perdent leur santé par un mauvais régime ou par quelque autre cause.
Dieu a donc créé le corps et non la maladie ; il a fait l'âme et non le
péché. L'âme a été viciée en perdant sa bonté naturelle. Et quel était
son bien principal . d'être attachée à Dieu et de lui être unie par la
charité. La perte de cette charité a plongée dans une foule de maladies
de diverses espèces, Et comment est-elle susceptible du mal ? par une
conséquence de son libre arbitre, qui convient surtout à une nature
raisonnable. Créée à l’image de Dieu, dégagée de toute nécessité, douée
d'une liberté parfaite, notre âme conçoit le bien et en connaît la
jouissance ; elle a le pouvoir, en persistant dans la contemplation du
beau et dans la possession des choses spirituelles, de conserver sa vie
naturelle : elle a aussi le pouvoir de s'écarter de ce qui est beau et
honnête, comme il lui arrive lorsque, rassasiée d'une volupté
bienheureuse, appesantie par une sorte de sommeil, et comme précipitée
de la région supérieure, elle se mêle à la chair en se prostituant à de
honteux plaisirs.
Adam vivait en
haut, non par l'élévation de son séjour, mais par la sublimité de son
esprit, lorsque nouvellement animé, contemplant le ciel, ravi des
beautés qui frappaient ses regards, il était transporté d'amour pour son
bienfaiteur, qui l'avait gratifié de la jouissance d'une vie éternelle
et des délices d'un paradis, qui lui avait donné la même principauté
qu'aux anges, la faculté de vivre comme les archanges et entendre la
parole divine. Ajoutez à tout cela que, sous la protection. De Dieu
même, il jouissait des biens dont il l'avait comblé. Rassasié bientôt de
tous ces plaisirs, devenu insolent par la satiété, il préféra à une
beauté intellectuelle ce qui paraissait agréable aux yeux de la chair,
et il regarda la satisfaction des sens comme plus précieuse que les
jouissances spirituelles. Il fut donc aussitôt chassé du paradis, exclus
d'une vie bienheureuse, étant devenu méchant, non par nécessité, mais
car son imprudence. Ainsi il a commis le péché par un effet de sa
volonté perverse, et il est mort par une suite du péché : car la solde
du péché est la mort (Rom. 6. 23). Autant il s’éloignait de la vie,
autant il approchait de la mort. Dieu est la vie, la mort est la
privation de la vie : Adam s'est donc procuré la mort en se séparant de
Dieu, selon ce qui est écrit : Ceux qui s'éloignent de vous périront
(Ps. 72. 27). Ainsi Dieu n'a pas créé la mort, mais c'est nous-mêmes qui
nous la sommes attirée par nos dispositions perverses. Cependant il n'a
pas empêché notre dissolution pour notre propre avantage, pour ne pas
éterniser notre faiblesse, en nous laissant vivre éternellement : comme
si quelqu'un refusait d'approcher du feu
un vase d'argile fêlé, jusqu'à ce qu’il remédiât à ce vice de son
altération, en le refondant de nouveau.
Mais pourquoi,
dira-t-on, Dieu en nous créant ne nous a-t-il pas faits impeccables, de
sorte que nous rie pourrions pécher quand même nous le voudrions ? c'est
que vous-même vous ne regardez pas vos serviteurs comme affectionnés
pour vous lorsqu'ils sont enchaînés par la force, mais lorsqu'ils
remplissent volontairement leur devoir. Ce ne sont donc pas les actions
forcées qui sont agréables à Dieu, mais les actions fruits de la vertu.
Or la vertu vient de la volonté et non de la nécessité. La volonté
dépend de ce qui est en nous, et ce qui est en nous est le libre
arbitre. Celui donc qui se plaint du Créateur, parce qu'il ne nous a
point rendus impeccables, annonce par cela même qui il préfère une
nature dépourvue de raison à une nature raisonnable, une nature
insensible et dénuée de passions à une nature clouée de vouloir et
d'activité. Je me suis permis cette digression qui m'a paru nécessaire,
de peur que, vous jetant dans un aldine de pensées inutiles, vous
n'ajoutiez la privation de Dieu à celle des objets de vos désirs
.
Cessons donc de
vouloir corriger la sagesse suprême. Cessons de chercher quelque chose
de mieux que ce qu'elle a fait. Si les raisons des détails de son
gouvernement nous échappent, que ce principe du moins reste gravé dans
nos âmes, que rien de mauvais ne peut venir de l’Être bon.
Un objet qui tient
à ce que nous venons de dire, c'est la question faite sur le démon. D'où
vient le démon, si le mal ne vient pas de Dieu ? Que dirons-nous à cela
? La raison que nous avons donnée pour expliquer la perversité de
l'homme, suffira pour ce qui regarde le démon. Comment l'homme est-il
pervers ? par un effet de sa volonté propre. Comment le démon est-il
méchant ? par la même cause, puisqu'il était doué lui-même de la
liberté, et qu'il avait en lui le pouvoir de rester fidèle au Très-Haut,
ou de se séparer de l'Être bon. L'ange Gabriel est sans cesse présent
devant Dieu (Lc. 19). Satan était ange, et il est tombé de son rang
sublime. La volonté a conservé l'un dans sa place élevée, le libre
arbitre a précipité l'autre. Celui qui s'est maintenu pouvait manquer :
l’autre pouvait ne pas tomber. La charité divine dont il était
insatiable a sauvé l'un : la révolte contre Dieu a réprouvé l'autre. Le
vrai mal est d’être séparé de Dieu. Une légère conversion de nous fait
communiquer avec le soleil ou avec l’ombre de notre corps. Si nous
tournons nos regards en haut, nous sommes sur-le-champ éclairés ; si
nous les abaissons vers l’ombre, nous sommes nécessairement dans les
ténèbres. Ainsi le démon est méchant par sa volonté, sans que sa nature
fût essentiellement opposée à l’Être bon. Pourquoi donc est-il en guerre
avec nous ? c’est qu'étant le réceptacle de toute malice, il a reçu la
passion de l'envie qui l'a rendu jaloux de mes prérogatives ; il n'a pu
supporter de nous voir mener une vie exempte de douleur, dans un lieu de
délices. Trompant l’homme par ses artifices et par ses ruses, abusant,
pour le séduire, du désir qu'il avait d'être semblable à Dieu, il lui
montra l’arbre, et lui promit de le rendre semblable à Dieu s’il
mangeait de son fruit. Si vous mangez du fruit de cet arbre, lui dit-il,
vous serez comme des dieux connaissant le bien et le mal (Gn. 3. 5). Le
démon n’a donc pas été créé notre ennemi, mais il l'est devenu par la
jalousie qu'il nous portait. Comme il se voyait lui-même précipité du
rang des anges, il ne put voir sans douleur un être terrestre qui, par
sa vertu, s'élevait à la dignité angélique. Puis donc que le démon est
devenu notre ennemi, Dieu a mis en nous une opposition avec cet esprit
impur, en lui faisant cette menace par le discours qu'il adresse au
serpent dont il avait emprunté l’organe : Je mettrai une inimitié entre
loi et la rare de la femme (Gn. 3. 15). Les liaisons avec les méchants
sont vraiment nuisibles, d'autant plus que c’est une loi de l'amitié de
se rapprocher de ses amis par la ressemblance. Il est donc bien vrai de
die que les mauvais entretiens corrompent les bonnes moeurs (I. Cor. 15.
33). Et comme dans des lieux malsains, l'air qu'on respire cause
insensiblement une maladie à ceux qui les habitent, de nième le commerce
des médians porte de grands préjudices aux âmes, quoiqu'on ne s'en
aperçoive pas aussitôt. C'est pour cela que le serpent a été déclaré
notre ennemi irréconciliable. Mais si l'organe qu'a emprunté le démon
est digne d'une si grande haine, combien ne devons-nous pas être animés
contre le démoli lui-même qui a agi par son ministère ?
Mais pourquoi,
dit-on, existait-il dans le paradis un arbre par le moyen duquel le
démon de oit, réussir dans ses entreprises contre nous s'il n avait pas
eu cet appât pour ses artifices, continent nous eût-il entraînés dans la
mort par la désobéissance ? C'est qu’il fallait que notre obéissance fût
éprouvée par un précepte. C'est pour cela que l’arbre produisait de très
beaux fruits, afin que montrant notre tempérance par l’abstinence du
plaisir, nous puissions mériter la couronne de la persévérance. En
mangeant du fruit de l'arbre, Adam et Ève non seulement violèrent le
précepte, mais ils reconnurent leur nudité. Dès qu’ils eurent mange, dit
l'Écriture, leurs yeux jurent ouverts, et ils reconnurent qu'ils étaient
nus (Gn. 3. 7). L'homme innocent ne devait pas reconnaître sa nudité, de
peur que son esprit, distrait par ce besoin, occupé à imaginer des
vêtements pour y remédier, ne fût détourné par les soins du corps de la
contemplation de Dieu. Mais pourquoi n'a-t-il pas été créé tout vêtu et
tout habillé ? C’est que ni les vêtements naturels, ni ceux de l'art ne
pouvaient lui convenir. Les vêtements naturels sont particuliers aux
brutes, tels que les plumes, Ies poils, l'épaisseur des peaux qui
peuvent mettre à l'abri des froids de l'hiver et des chaleurs de l'été.
En cela les animaux ne sont pas distingués les uns des autres, ils ont
été tous également bien traités par la nature. Capable d'aimer Dieu,
l'homme devait recevoir des avantages d'un ordre bien supérieur. Les
occupations de l'art auraient été pour lui une occasion de perdre du
temps, ce qu'on devait éviter, comme lui étant une chose nuisible. C'est
pour cela que le Seigneur voulant nous rappeler à la vie du paradis
terrestre, chasse
de nos âmes toute
inquiétude. Ne vous inquiétez point, nous dit-il, ou vous trouverez de
quoi manger pour soutenir votre vie, ni d'où vous aurez des vêtements
pour couvrir votre corps (Mt. 6, 25). L'homme ne devait donc avoir ni
les vêtements de la nature, ni ceux de l'art : mais d'autres lui étaient
préparés s'il signalait sa vertu, qui devaient briller en lui par la
grave divine, qui devaient l'embellir, comme les anges, d'une parure
éclatante, laquelle effacerait la beauté des fleurs et la splendeur des
astres. C'est pour cela qu'il n'a point reçu de vêtements au moment de
sa création, parce qu'ils étaient des prix réservés à sa vertu, que les
embûches du démon ne lui ont pas permis d’obtenir.
Le démon est donc
notre adversaire, parce que cet esprit impur avant causé dans l'origine
notre chute par ses artifices, le Seigneur a réglé que nous serions en
guerre avec lui, afin que renouvelant le combat, nous puissions
triompher, par notre obéissance, de cet ennemi irréconciliable. Il
serait à désirer que le démon n’eût existé jamais, qu'il fût resté dans
le rang où il avait été placé d'abord par le Souverain du ciel. Mais
ayant abandonné son poste sublime il est devenu ennemi de Dieu, ennemi
des hommes faits à l’image de lieu. C'est pour cela qu’il ne cesse de
haïr les humains et de combattre le Très-Haut. Il nous hait comme
l’héritage du Maître suprême, il nous hait confine les images d'un Pieu
qu’il déteste. Aussi le sage et prévoyant Ordonnateur des choses
humaines s'est-il servi de sa méchanceté pour exercer nos âmes, comme un
médecin se sert du venin de la vipère pour composer de salutaires
remèdes. Quel est donc le démon ? quel est son rang ? quelle est sa
dignité ? pourquoi enfin est-il appelé Satan ? Il est appelé Satan parce
qu'il est opposé à l’Être bon. C'est ce que signifie le mot hébreu,
comme nous l’apprenons dans les livres des Rois. Le Seigneur, dit
l'Écriture, suscita à Salomon un Satan (c'est-à-dire un ennemi), Ader,
roi des Syriens
(3. Rois 11. 14). Il est appelé Diable, c'est-à-dire calomniateur, parce
qu’il nous jette dans le péché en même temps qu'il nous accuse ; parce
que se réjouit de notre perte et qu'il insulte à nos fautes. Sa nature
est incorporelle, selon ce que dit l'Apôtre : Nous n'avons pas à
combattre contre des hommes de chair et de sang, mais contre des esprits
de malice (Ep. 6. 12). Sa dignité est celle de commandant et de prince :
Nous avons à combattre, dit le même saint Paul, contre les principautés,
contre les puissances, contre les princes de ce monde, les princes de ce
siècle ténébreux (Ep. 2.2). Le lieu de sa principauté est dans l’air,
comme dit le même apôtre : Selon le prince des puissances de l’air, cet
esprit qui exerce maintenant son pouvoir sur les enfants de
l'incrédulité (Ep. 2). C'est pour cela qu'il est aussi appelé le prince
du monde, parce que son empire est autour de la terre. Écoutons le
Seigneur lui-même : C'est maintenant, dit-il, que le monde va être jugé
; c'est maintenant que le prince de ce monde va être jeté dehors (Jn.
12. 31). Et ailleurs : Le prince de ce monde eu venir, et il ne trouvera
rien en moi qui lui appartienne (Jn. 14.30). Puisqu'en parlant de
l'armée du démon, saint Paul dit que ce sont des esprits de malice
répandus dans le ciel, il est bon de savoir que l'Écriture a coutume de
donner le nom de ciel à l'air : par exemple, les oiseaux du ciel (Mt. 6.
26) ; et ailleurs, ils montent jusqu'aux cieux (Ps. 106. 26),
c'est-à-dire, ils s'élèvent fort haut dans l'air. C'est pour cela que le
Seigneur a vu Satan tombé du ciel comme un éclair (Lc. 10.18),
c'est-à-dire, tombé de son propre empire et étendu en bas, afin qu’il
soit foulé aux pieds par ceux qui espèrent en Jésus-Christ : car le
Seigneur a donné a ses disciples le pouvoir de fouler aux pieds les
serpents, les scorpions et toute la puissance de l'ennemi (Lc. 10. 19).
Depuis donc que la tyrannie odieuse du démon a été chassée de son
empire, et que les lieux circonvoisins de la terre ont été purifiés par
la Passion salutaire de celui qui a pacifié ce qui est sur la terre et
dans le ciel (Col. 1. 20), le royaume des cieux nous est prêché;
Jean-Baptiste dit : Le royaume des cieux approche (Mt. 3. 2) ; le
Seigneur prêche partout l'Évangile du royaume (Mt. 4. 23) ; les anges
s'écrient : Gloire au plus haut des cieux et paix sur la terre (Luc.
14) ; ceux qui reçoivent notre Seigneur en triomphe dans Jérusalem,
s'écrient aussi : Paix dans les cieux et gloire dans les lieux très
hauts (Lc. 19. 38). Et en. général, il est mille cris de victoire qui
annoncent la destruction entière de notre ennemi, et qu'il ne nous reste
plus dans les lieux supérieurs de combat à livrer, ni d'adversaire qui
nous éloigne de la vie bienheureuse ; mais que par la suite nous serons
constitués dans un état paisible, que nous jouirons pour toujours du
bois de vie auquel les ruses du démon nous ont empêché de participer dès
le commencement : car Dieu a placé une épée de feu pour défendre
d'approcher du bois de vie (Gn. 3. 24). Puissions-nous franchir le
passage sans obstacle, entrer dans les cieux, et y jouir des biens
éternels en Jésus-Christ notre Seigneur, à qui soient la gloire et
l'empire dans tous les siècles ! Ainsi soit-il.
SOMMAIRE.
CETTE Homélie,dans
les éditions, a pour titre : Sur l'action de grâces : on verra si j'ai
eu raison de changer ce titre. L'orateur, après avoir cité ces paroles
de l'Apôtre: Réjouissez-vous toujours, priez sans cesse, rendez grâces à
Dieu en toutes choses ; annonce qu'il expliquera ce que veut dire cette
joie, comment il est possible de prier sans cesse et de rendre grâces à
Dieu en toutes choses ; mais il est clair qu'il ne dit que peu de mots
sur le second et le troisième article, et que son discours roule sur le
prunier. Il montre d'abord, contre ceux qui prétendaient le contraire,
que le précepte de se réjouir toujours n'est pas impossible. Il le
prouve surtout par l'exemple de saint Paul. Il expose les raisons que
nous avons de nous réjouir toujours. Il se fait objecter plusieurs
passages de l'Écriture et les pleurs de Jésus-Christ sur Lazare. Il
réfute ces objections. Il condamne les douleurs excessives et les larmes
immodérées. L'exemple de Job et les grands principes de religion doivent
nous consoler dans les plus grands sujets de tristesse.
Vous venez
d'entendre les paroles de l'Apôtre, qui, dans la personne des fidèles de
Thessalonique, donne des règles à tout, le genre humain. Car les
instructions de saint Paul étaient pour les fidèles qui s'adressaient à
lui dans diverses circonstances, mais leur utilité s'étend sur tous les
hommes. Réjouissez-vous toujours, dit-il, priez sans cesse, rendez
grâces à Dieu en toutes choses (I. Thes. 3. 16). Nous expliquerons tout
à l’heure, autant qu'il sera en nous, ce que veut dire cette joie,
l’avantage qu on en peut retirer ; comment il est possible de prier sans
cesse et de rendre grâces à Dieu en toutes choses. Il faut d abord
répondre aux objections de nos adversaires qui attaquent le précepte de
saint Paul comme étant impossible dans la pratique.
Quelle est cette
vertu, disent-ils, de livrer son amie jour et nuit à la joie et au
contentement ? est-il possible d'ailleurs d'y parvenir au milieu de
cette foule de maux imprévus dont nous sommes sans cesse assaillis, qui
attristent nécessairement l’âme, et qui font qu’il est plus impossible
d'être joyeux et satisfait, que de ne pas sentir de douleur lorsqu'on
est plongé dans une chaudière bouillante, ou qu'on est percé de la
pointe d'une épée. Parmi ceux qui nous écoutent maintenant, il est
peut-être quelqu'un qui raisonne de la sorte, et qui, pour excuser sa
lâcheté à observer les préceptes, reproche au législateur qu'il ordonne
des choses impossibles. Puis-je, dit-il, goûter une joie perpétuelle,
lorsque les sujets de me réjouir ne dépendent pas de moi ? Ce qui cause
de la joie est hors de nous et ne dépend pas de nous ; la présence d'un
ami, un long commerce avec ceux de qui nous tenons le jour, des
richesses qu'on acquiert, des honneurs qu'on reçoit, le passage d'une
maladie dangereuse à la santé, une maison qui regorge de biens, une
table chargée de mets délicats, des amis qui partagent notre
satisfaction, des paroles et des spectacles agréables, la santé des
personnes qui nous touchent le plus près, en un mot, toutes les
prospérités et tous les bonheurs de la vie. Non seulement les choses
fâcheuses qui nous arrivent à nous-mêmes nous chagrinent, nous sentons
encore les disgrâces de nos amis et de nos proches. Ainsi la joie et le
contentement de l’âme résultent du concours de tons ces objets. Outre
cela, si nous voyons la chute de nos ennemis, des accidents arrivés à
ceux qui nous ont fait du mal, les succès de ceux qui nous ont obligés,
enfin si nous n'éprouvons ni ne craignons aucun des maux qui troublent
notre vie, c'est alors que notre âme pourra erre dans la joie. Comment
dune nous donne-t-on un précepte qui ne dépend pas de nous, mais de
causes étrangères ? Comment, aussi prierai-je sans cesse, lorsque les
nécessités corporelles causent à l’âme une infinité de distractions, et
l'occupent tellement qu'il lui est impossible, vu les bornes de sa
nature, de se livrer à d'autres soins ? Il m'est encore ordonné de
rendre grâces à Dieu en toutes choses. Lui rendrai-je donc grâces étant
mis à la torture, déchiré de coups de fouet, étendu sur la roue, attaché
au chevalet, les yeux arrachés, diffamé par un ennemi, mourant de froid
et de faim, privé tout à coup de mes enfants ou de ma femme, ruiné
subitement par un naufrage, tombé entre les mains des voleurs ou des
pirates, couvert de blessures, noirci de calomnies, menant une vie
errante ou languissant dans une prison ? Voilà, sans parler de beaucoup
d'autres, les reproches qu'on fait au législateur; voilà comment on
croit excuser ses fautes, en décriant les préceptes comme impossibles.
Que dirons-nous à
cela ? Sans doute lorsque saint Paul a d'autres objets en vue, lorsqu'il
s'efforce d'élever en haut et de porter à la contemplation des choses
célestes nos âmes cuti rampent sur la terre ; des hommes qui ne peuvent
atteindre les hautes pensées dit législateur, qui, semblables à des
animaux vivant dans la boue, se plongent dans des passions charnelles et
terrestres, demandent si les préceptes de l'Apôtre sont possibles. Saint
Paul exhorte à se réjouir toujours, non des hommes ordinaires, mais ceux
qui lui ressemblent, ceux qui ne vivent plus dans leur chair, mais qui
ont Jésus-Christ vivant en eux, parce que l'union étroite avec le
souverain bien ne permet pas de sentir les maux qui affligent la chair.
Oui, quand même la chair serait coupée en morceaux, le mal reste dans le
corps, sans pouvoir arriver jusqu'à la partie intelligente de l'anse.
Si, suivant le précepte de l'Apôtre, nous avons mortifié nos membres
terrestres (Col. 3. 5), si nous portons dans notre corps la
mortification du Seigneur Jésus (2. Cor. 4. 10), il arrivera
nécessairement que les coups portés à toi corps mortifié ne parviendront
pas jusqu'à l'âme qui n'aura plus avec le corps aucune communication.
Les affronts, les pertes de biens, le; morts des proches, n'iront pas
jusqu'à l’âme, et ne l'abaisseront pas à s'inquiéter des maux corporels.
Si ceux qui tombent dans des malheurs pensent comme l'homme parfait, ils
ne lui causeront point de peine par leurs chagrins, puisque eux-mêmes
supportent sans peine ce qui leur arrive. S'ils vivent suivant la chair,
ils ne lui causeront pas encore de peine, mais ils seront juges par lui
dignes de pitié, moins à cause des disgrâces qu'ils éprouvent, qu'à
cause de leur mauvaise disposition. En général une âme parfaitement
soumise aux volontés du Créateur, qui met son plaisir à contempler les
beautés célestes, ne perdra point sa joie et son contentement au milieu
de toute cette foule de maux qui affligent la chair ; mais ce qui est
pour les autres un sujet de tristesse, sera pour elle un surcroît de
satisfaction. Tel était l'Apôtre, qui se complaisait dans ses
faiblesses, dans ses afflictions, dans ses persécutions, qui se
glorifiait de sa pauvreté et de ses besoins. Il s'applaudissait de la
faim, de la soif, du froid, de la nudité, des détresses, enfin de tous
les maux qui rendent les autres insupportables à eux-mêmes et leur font
trouver la vie ennuyeuse.
Ceux donc qui
n'entrent pas dans les sentiments de l'Apôtre, qui ne comprennent pas
qu'il nous exhorte à mener une vie évangélique, ont la hardiesse de lui
faire des reproches, comme s'il nous ordonnait des choses impossibles.
Qu'ils sachent que, par la bonté de Dieu, nous avons mille sujets de
nous réjouir. Nous sommes passés dru néant à l'existence ; nous avons
été faits à l'image du Créateur ; nous avons reçu l'esprit et la raison,
qualités qui sont la perfection de l'homme et qui l’élèvent à la
connaissance du Très-Haut. Les beautés des créatures visibles sont comme
un livre ouvert à nos yeux,dans lequel nous pouvons lire et apprendre la
providence universelle et la grande sagesse de l'Être suprême. Nous
avons la faculté de discerner le bien d'avec le mal, instruits par la
nature même à choisir ce qui nous est convenable, et à fuir ce qui nous
est nuisible. Éloignés de Dieu par le péché, nous avons été réconciliés
par le sang de son Fils unique, qui nous a délivrés d'une honteuse
servitude. Nous avons l'espérance de ressusciter un jour, de participer
au bonheur des anges, au royaume céleste, aux biens que Dieu nous a
promis, qui surpassent tout ce que la raison peut imaginer. Tous ces
avantages ne sont-ils pas de nature à nous combler de joie et à nous
causer une satisfaction inaltérable Croirons-nous que celui qui se livre
aux plaisirs de la bonne chère, que les oreilles sont flattées par les
sons de la musique, qui se couche et qui s'endort dans un lit délicat,
goûte un vrai contentement ? Pour moi, je pense que les personnes
sensées doivent déplorer le malheur d'un tel homme, et que ceux-là
seulement sont heureux qui supportent les peines de la vie présente dans
l'espoir d'une vie future, qui sacrifient les choses passagères pour
mériter les éternelles. Quand ils seraient. au milieu des flammes comme
les trois ennuis de Babylone, quand ils seraient enfermés avec des
lions, quand ils seraient dévorés par une baleine, pourvu qu'ils soient
unis étroitement avec Dieu, nous devons croire qu'ils jouissent d'un
parfait bonheur et qu'ils vivent dans la joie, peu touchés des maux
présents, et réjouis par l'espérance des biens qu ils attendent. Un
généreux athlète, une fuis entré (huis l'arène de la piété, doit
supporter avec courage les coups de ses adversaires, animé par l'espoir
d'une couronne glorieuse. Dans les combats gymniques, les athlètes
accoutumés à de pénibles exercices ne sont pas effrayés des blessures
qu'ils peuvent recevoir, mais ils attaquent de près leurs antagonistes,
et ne comptent pour rien toutes les peines qu'ils endurent par le désir
d'une proclamation honorable. Ainsi, quelque malheur qui arrive à
l’homme vertueux, il ne peut troubler la joie pure qu'il goûte, parce
que, sans doute, l’affliction produit la patience, la patience
l’épreuve, l’épreuve l'espérance, et que cette espérance n’est point
trompeuse (Rom. 5.3). Aussi le même saint Paul nous exhorte-t-il
ailleurs à être patients dans les afflictions, et à nous réjouir dans
l'espérance ( Rom. 12. 12. ). Or c'est l'espérance qui rend la joie
l'éternelle compagne de la vertu.
Mais le même Apôtre
nous engage à pleurer avec ceux qui pleurent (Rom. 12. 15). Écrivant aux
Galates
,
il pleurait sur les ennemis de la croix de Jésus-Christ (Phil. 3. 1 8).
Qu'est-il besoin de citer Jérémie, qui a tant pleuré; Ézéchiel, qui, par
l'ordre de Dieu, écrit les lamentations des princes (Ez. 2. 9. — 7. 27),
et beaucoup d autres saints qui versent des larmes ? Hélas ! ma mère,
pourquoi m'avez-vous mis au monde (Jr. 15. 10) ? Hélas ! on ne trouve
plus de saint sur la terre ; parmi les hommes on n'en trouve plus aucun
qui agisse avec droiture. hélas! je suis comme un homme qui dans la
moisson ne recueille qu’une vile paille (Mi. 7. 1 et 2). En un mot,
examinez les paroles des justes ; et si vous trouvez que partout ils
font entendre une voix triste, vous serez convaincu que tous déplorent
les misères de ce monde, et les maux de cette vie malheureuse. Hélas !
dit saint Paul avec David, pourquoi mon pèlerinage a-t-il été prolongé
(Ps. 119. 5) ? il désire d'être dégagé des liens du corps et de vivre
avec Jésus-Christ (Phil. 1. 23) : Il s'afflige clone de la durée de son
pèlerinage comme étant un obstacle à la joie éternelle qu'il attend.
David, dans ses cantiques, nous a laissé une lamentation sur la mort de
son ami Jonathas. Il a pleuré même son ennemi. Votre mort me pénètre de
douleur, ô mon frère Jonathas ! Filles d'Israël, pleurez sur Saül (2.
Rois. 1. 24 et 26). Il pleure ce prince comme étant mort dans le péché,
et Jonathas comme lui ayant été uni étroitement pendant toute sa vie.
Qu'est-il nécessaire de rapporter d'autres exemples ? le Seigneur
lui-même a pleuré sur Lazare et sur Jérusalem (Jn. 11. 35. — Lc. 19.
41) : il trouve heureux ceux qui s'affligent et qui pleurent (Mt. 5. 5.
— Lc. 6. 21). Or, dira-t-on, comment ces exemples s'accordent-ils avec
le précepte de l'Apôtre: Réjouissez-vous toujours ? Les larmes et la
joie ne viennent pas du même principe. Les larmes sont causées par
l’impression d'un accident imprévu : c'est comme un coup qui frappe
l'âme, qui la resserre, qui fait que le sang se rassemble et se presse
autour du coeur. La joie est un transport de l’âme qui est agréablement
flattée par quelque événement heureux. Le corps offre différents
symptômes de la joie et de la tristesse. Un chagrin violent fait pâlir
le visage, le rend livide et le refroidit. Dans la joie, il devient;
brillant, il se peint d'une couleur vermeille ; ou dirait que rame veut
s écharper, et que le plaisir qu'elle éprouve la répand au-dehors.
A cela nous dirons
que les pleurs et les gémissements des saints procédaient de leur amour
pour Dieu. Ainsi, les yeux toujours fixés sur cet objet de leur
affection, et puisant leur joie dans cette source, ils s’occupaient de
la conduite de leurs frères, pleurant sur les pécheurs, cherchant à les
ramener par les larmes. Et comme des personnes sur le rivage, qui
s'attendrissent en voyant des malheureux près d’être engloutis dans les
flots, ne perdent pas leur sûreté propre par le tendre intérêt qu'elles
prennent à leurs périls : ainsi les justes qui s’affligent à cause des
péchés de leur prochain, loin et altérer par-là leur joie, ne font que
la rendre plus parfaite, les larmes qu’ils répandent pour leurs frères
leur méritant d’entrer dans la joie du Seigneur. Ceux qui s'affligent et
lui pleurent sont heureux, parce qu'ils seront consolés et qu'ils
riront. Le ris dont parle l’Évangile ne consiste nullement dans le bruit
et l'éclat que fait la bouche lorsque le sang s'échauffe, mais dans une
joie sincère qui n'est altérée par aucun mélange de tristesse. L'Apôtre
nous permet donc de pleurer avec ceux qui pleurent, parce que ces larmes
sont comme la semence d'une joie éternelle, que cette joie est comme
l’intérêt de ces larmes. Élevez-vous en esprit dans le ciel, pour
contempler le bonheur des anges. Ce bonheur est-il autre chose que la
joie et la satisfaction qu'ils éprouvent, parce qu'ils sont sans cesse
en présence de Dieu, et qu'ils jouissent des beautés ineffables de la
gloire de noire Créateur ? C'est à cette vie que veut nous porter le
bienheureux Paul, quand il nous ordonne de nous réjouir toujours.
Quant à ce que l'on
objecte que le Seigneur a pleuré sur Lazare et sur Jérusalem, nous
pouvons dire qu'il a mangé et qu'il a bu sans qu'il en eût besoin, mais
qu'il l’a fait pour nous apprendre à régler nos affections naturelles.
Ainsi il a pleuré pour montrer aux personnes qui se permettent des excès
dans le deuil et les gémissements, comment elles doivent les modérer et
ne pas se laisser abattre par la douleur. Car c'est surtout dates les
larmes qu'on doit garder des mesures; il faut peser toutes les
circonstances, examiner les raisons pourquoi l'on pleure, le temps, le
lieu, la manière. Or que le Seigneur ait pleuré, non pour manifester un
sentiment, mais pour nous donner une leçon, en voici la preuve. Notre
ami Lazare dort, dit-il, mais je vais le réveiller (Jn. 11. 11). Qui de
nous pleure un ami qui dort et qu'il sait devoir bientôt se réveiller ?
Lazare, sortez de votre tombeau (Jn. 11. 43), et le mort ressuscita sur
le champ, il marcha quoique lié. C’est un double prodige, de
ressusciter, et que les bandes qui liaient ses pieds ne l'empêchassent
pas de se mouvoir. Une force supérieure faisait disparaître tout
obstacle. Comment donc Jésus-Christ, qui devoir opérer ce miracle,
l'aurait-il jugé digne de ses larmes? n'est-il pas clair que voulant
fortifier de toutes parts notre faiblesse, il a renfermé dans de justes
bornes les affections naturelles? Il n affecta point une insensibilité
qui ne convient qu'à des bêtes féroces; il rejeta ces excès dans les
larmes et les gémissements, qui sont indignes d'un être raisonnable. Il
montra qu’il était homme en pleurant la mort d'un ami; et il nous
enseigna à étirer les extrêmes, à ne pas nous laisser abattre dans les
maux sans nous piquer d'être insensibles. Comme donc le Seigneur a bien
voulu souffrir la faim ou la soif, lorsque les aliments solides étaient
digérés, ou lorsque l’humidité du corps était épuisée ; comme il a voulu
sentir la lassitude, lorsque la longueur du chemin avait tendu les
muscles et les nerfs outre mesure, non que la divinité l'eût vaincue par
la fatigue, mais le corps éprouvent ce qui était une suite de sa nature
: ainsi il a permis à ses larmes de couler. On pleure lorsque les
concavités du cerveau étant remplies de vapeurs que la tristesse a
condensées, ces vapeurs se déchargent par les yeux comme par des espèces
de canaux. De-là ces tintements, ces vertiges, ces éblouissements,
lorsqu'on est frappé par quelque nouvelle désagréable qu'on n'attendait
pas. La tête tourne par la force des vapeurs qu’élève en haut la chaleur
qui se resserre. Ensuite ces vapeurs épaissies se distillent en larmes,
comme l’air condensé se résout en pluie. De-là ceux qui sont dans la
tristesse ont quelque plaisir à pleurer, parce que les pleurs déchargent
la tête qui est appesantie. L'expérience confirme ce que nous disons. On
a vu des personnes accablées des plus affreuses disgrâces, tomber dans
des affections apoplectiques et paralytiques, parce qu'elles s'étaient
opiniâtrées à retenir leurs larmes. On en a vu d'autres expirer et
succomber sous leur chagrin, parce que leurs forces étaient dépourvues
de ce faible appui. La flamme s'étouffe dans sa propre fumée, lorsque
cette fumée n'ayant point d’issue pour sortir roule sur elle-même :
ainsi l'on prétend qu'une douleur trop violente affaiblit et éteint les
facultés vitales, lorsque cette douleur ne saurait s'exhaler au dehors.
Ceux donc qui s abandonnent à la tristesse et aux larmes ne doivent pas
s'autoriser de l'exemple du Seigneur. Les nourritures qu'il a prises ne
sont pas une raison pour rechercher des mets délicats, mais plutôt une
règle suprême de tempérance et de frugalité. De même les larmes qu'il a
répandues ne nous imposent pas l’obligation de pleurer, mais sont la
plus belle et la plus exacte mesure suivant laquelle nous devons
supporter les maux avec dignité et décence, en nous tenant dans les
bornes de la nature.
Il n'est donc
permis ni aux femmes, ni aux hommes, de se livrer aux lamentations et
aux pleurs : on ne leur défend pas néanmoins de s'affliger dans leurs
peines, ni même de verser quelques larmes, pourvu qu’ils le fassent
doucement, sans éclats et sans cris, sans déchirer leurs vêtements, sans
se rouler dans la poussière, sans se jeter dans toutes les extravagances
que se permettent ceux qui ignorent les choses célestes. Quiconque est
épuré par les instructions divines doit se fortifier par la droite
raison comme par un mur solide, repousser arec courage les attaques de
ces douleurs immodérées et trop humaines, craindre qu'elles ne viennent
assaillir l’âme faible et abattue comme sur un penchant où elles la
précipiteraient sans peine. C’est une marque de faiblesse et de peu de
confiance en Dieu de se laisser vaincre par les maux et de succomber à
l'adversité. La tristesse s'empare des âmes molles connue les vers
naissent surtout dans les bois tendres. Job avait-il un coeur de diamant
ses entrailles étaient-elles de pierre? il perdit en un instant dix
enfants, qui furent écrasés d'un seul coup dans une maison oit ils
célébraient un festin, et que le démon fit écrouler sur eux. Ce père
infortuné vit la table teinte du sang de ses enfants malheureux; il vit
ces enfants nés à différentes époques subir à la fois le même sort. Il
ne se lamenta point, il ne s’arracha point les cheveux, il ne proféra
aucune parole qui marquât de la faiblesse et de la lâcheté; mais il fit
entendre ces actions de grâces si célèbres et si connues: Le Seigneur me
l'a donné, le Seigneur me l’a ôté, il est arrivé ce qui a plu au
Seigneur; que le nom du Seigneur soit béni (Job. 1. 21). Job était-il
insensible? non, sans doute; il disait de lui-même: J'ai pleuré sur tous
ceux qui étaient dans l'affliction (Job. 3o. 23). Mentait-il en se
rendant ce témoignage ? mais la vérité même atteste que parmi les autres
vertus il possédait l'amour de la vérité. C'était, dit l'Écriture, un
homme irréprochable, juste, pieux, ami de la vérité (Job. 1. 1). Pour
vous, vous faites retentir l'air de chants lamentables et d'élégies qui
attristent davantage votre âme. Vous imitez les comédiens qui contrefont
toute sorte de personnages et qui accommodent leur extérieur au rôle
qu'ils jouent quand ils paraissent sur la scène. Vous voulez que la
couleur de vos habits réponde à vos sentiments ; vous paraissez vêtu de
noir, avec des cheveux hérissés; votre maison est ensevelie dans les
ténèbres, mal propre et remplie de cendre ; elle retentit de chants
lugubres propres à nourrir votre tristesse et à rouvrir votre plaie.
Laissez toutes ces folies à ceux qui n'ont point d’espérance. Vous savez
ce qu'il faut croire des fidèles qui sont endormis en Jésus-Christ; vous
savez que le corps, comme une semence, est mis en terre plein de
corruption pour ressusciter incorruptible, tout difforme pour
ressusciter tout glorieux, privé de mouvement pour ressusciter plein de
vigueur, tout animal pour ressusciter tout spirituel (1 Cor. 15. 42).
Pourquoi donc pleurez-vous quelqu'un qui sort de la vie pour changer
d'état? Ne vous affligez pas comme si vous étiez privé d'un grand
secours par sa perte: il vaut mieux, dit le Roi Prophète, se confier
dans le Seigneur que dans un simple homme (Ps. 117. 8). Ne vous lamentez
pas comme s'il eût souffert un grand mal: la trompette céleste le
réveillera bientôt de son sommeil (I Cor. I. 52), et vous le verrez
devant le tribunal de Jésus-Christ.
Laissez donc ces
plaintes indignes d'un homme qui a de la force et de l'instruction:
Hélas! quel malheur imprévu ! qui jamais l'eût pensé ? qui l’eût dit que
je dusse renfermer dans le tombeau une tête si chère? Nous devrions
rougir de honte même lorsque nous entendons les autres se plaindre de la
sorte, puisque le récit du passé et l'expérience du présent nous
apprennent; que les disgrâces, suites de notre nature, sont inévitables.
Ainsi les morts subites et tolus les autres accidents qui surprennent,
ne nous étonneront point si nous sommes instruits des maximes de la
piété. Par exemple, j’avais un fils dans la fleur de la jeunesse,
l'unique héritier de mes biens, la consolation de nia vieillesse,
l'ornement de ma famille, la fleur et l'élite des autres jeunes gens;
c`était le soutien de ma maison, il était dans l'âge le plus aimable :
la mort me fa enlevé tout à coup; il n'est plus que cendre et poussière,
ce cher enfant qui, il n'y a que peu de jours, faisait entendre des
paroles si agréables, était un spectacle si doux pour les yeux d'un
père. Que ferai-je dans cette triste circonstance ? déchirerai-je mes
habits ? me roulerai-je par terre? me plaindrai-je à Dieu?
M’indignerai-je ? me comporterai-je à la vue de tout le inonde comme un
enfant qui crie de toute sa force et qui s'agite de toutes les manières
quand on le châtie ? ou plutôt m attachant à considérer la nécessité des
événements, faisant attention qu'il est impossible d'éviter la mort,
qu'elle n'épargne aucun âge, quelle ruine et détruit tout, prendrai-je
le parti de n'être pas étonné de ce qui arrive, de conserver mon âme
tranquille, sans me laisser abattre par un coup inattendu, moi qui sais
depuis longtemps que mortel j'ai engendré un fils mortel; qu'il n'y a
rien de stable sur la terre; qu'on n'y possède rien pour toujours; que
les plus grandes villes, les plus remarquables par la beauté de leurs
édifices, par la force et le nombre de leurs habitants, par l'abondance
qui régnait dans leurs places publiques et dans leurs campagnes,
n'offrent plus que des ruines, tristes restes de leur antique grandeur ?
Souvent un navire, après avoir échappé à mille périls, après avoir mille
fois parcouru de vastes étendues de mer, après avoir mille fois rapporté
de rares marchandises, est abîmé dans les flots par un seul coup de vent
et disparaît. Souvent des armées après s'être signalées par de grandes
victoires, deviennent, par un changement de fortune, un objet de
compassion pour ceux qui les voient des qui en entendent parler. Des
nations entières, des îles puissantes, après des triomphes remportés
sur terre et sur
mer, après avoir acquis d'immenses richesses par les dépouilles de leurs
ennemis, ont été détruites par la suite des temps, ou du moins réduites
à une malheureuse servitude. En général, il n'est point de maux, quelque
affreux et quelque insupportables qu'on les suppose, dont les siècles
passés ne donnent des exemples. Comme clone nous connaissons la
pesanteur des corps en les mettant dans une balance, comme nous
discernons le bon or d'avec le faux en le frottant à une pierre de
touche: ainsi en nous rappelant les mesures prescrites par le Seigneur,
nous ne nous écarterons jamais des bornes de la sagesse. S'ils vous
survient quelque accident fâcheux : d'abord, que votre esprit déjà
préparé à ce coup ne se trouble point; ensuite, adoucissez les maux
présents par l'espoir des biens futurs. Les personnes qui ont la vue
faible s'abstiennent de regarder des objets trop lumineux; elles
reposent leurs yeux sur des fleurs et sur la verdure: nous aussi nous ne
devons pas occuper incessamment notre esprit de pensées tristes; mais
sans attacher sa vue aux disgrâces présentes, nous devons la porter vers
la contemplation des véritables biens.
Vous pratiquerez le
précepte de vous réjouir toujours, si vos regards sont sans cesse
tournés vers Dieu, et si l'espoir des récompenses qu'il vous promet
adoucit en vous les peines de la vie. Ou vous a fait un affront: songez
à la gloire qui vous attend dans le ciel, et que vous mériterez par
votre patience. Vous avez essuyé des pertes de biens: envisagez les
richesses éternelles, et ce vrai trésor que vous vous êtes acquis par
vos bonnes oeuvres. Vous avez été chassé de votre patrie : mais vous
avez pour patrie la Jérusalem céleste. Vous avez perdu un fils que vous
aimiez: mais vous avez les anges avec lesquels vous vous réjouirez
éternellement devant le trône de Dieu. C'est en opposant le bonheur de
la vie future au malheur de la vie présente, que vous conserverez votre
âme exempte de chagrin et de trouble, comme vous y exhorte le précepte
de l'Apôtre. Ne vous livrez ni à des joies excessives dans la
prospérité, ni dans l'adversité à une tristesse qui ôte à votre âme
toute sa joie et toute sa vigueur. Si vous ne vous prémunissez de bons
principes, vous ne mènerez jamais une vie tranquille et paisible. Vous
n'y parviendrez qu'autant que vous aurez toujours devant les yeux le
précepte qui vous exhorte à vous réjouir toujours. Il faut pour cela
calmer les révoltes de la chair, recueillir les plaisirs de l'esprit,
vous mettre au-dessus des maux passagers, vous remplir de l'espoir des
biens éternels, dont la seule idée suffit pour réjouir nos âmes, et
inonder nos coeurs de la joie des anges, en J. C. notre Seigneur, à qui
soient la gloire et l'empire dans les siècles des siècles. Ainsi
soit-il.
SOMMAIRE.
L'ORATEUR, après
avoir annoncé que nous sommes touchés par l'orgueil, et que nous ne
pouvons nous relever que par l'humilité, montre, par des raisonnements
et des exemples, que nous ne devons nous enorgueillir ni des richesses
et de la grandeur, ni de la beauté et des autres avantages du corps, ni
de la sagesse et de la prudence. L'homme ne peut se glorifier qu'en
Dieu, puisqu'il tient tout et qu'il espère tout de Dieu. Ce principe est
confirmé par un grand nombre de passages, surtout de St. Paul. Beaucoup
d'exemples prouvent que l'orgueil en a perdu plusieurs ou les a exposés
à se perdre. L'humilité corrige bien des fautes, l'orgueil rend inutiles
les plus grandes vertus. Jésus-Christ surtout et ses disciples nous
apprennent à être humbles. Moyens pour réprimer l'orgueil et pour
s'exercer dans la pratique de l'humilité.
QUE l'homme
n'a-t-il conservé la gloire à laquelle Dieu l'avait d'abord élevé ! son
élévation serait réelle et non imaginaire ; il serait glorifié par la
puissance du Très-haut, illustré par sa sagesse ; il jouirait des biens
de la vie éternelle. Mais depuis que renonçant à la gloire qu'il tenait
du Seigneur, il en a désiré et ambitionne une autre à laquelle il ne
pouvait atteindre, et perdu celle qu'il pouvait obtenir, son unique
ressource, le seul moyen de guérir son mal et de remonter à la dignité
dont il est déchu, c'est de prendre des sentiments humbles, de ne pas
imaginer un vain appareil de gloire qu'il trouve dans son propre fonds,
mais de chercher sa gloire dans Dieu. Par-là il corrigera sa faute,
par-là il guérira sa maladie, par-là il recourra au divin précepte dont
il s'est écarté.
Le démon, qui a
renversé l’homme en l’amusant par l’espérance d'une fausse gloire, ne
cesse de l'irriter par les mêmes motifs, et d'employer mille artifices
potin le surprendre. Il l’éblouit par l’éclat des richesses, afin qu il
s'en applaudisse et qu'il soit jaloux de les augmenter. Toutefois les
richesses, incapables de procurer une vraie gloire, n’ont de réel que le
péril auquel elles exposent. Amasser des richesses ne l'ait qu'irriter
la cupidité; les posséder ne sert de rien pour une gloire solide. Elles
aveuglent l'homme, le rendent insolent, produisent sur l’âme le même
effet que l'inflammation sur le corps. L’enflure des corps enflammés
n'est ni saine ni utile, elle est au contraire très dangereuse et cause
souvent la mort. L'orgueil fait de même mal à l’âme.
Ce ne sont pas les
richesses seules qui enflent l’homme, ce n'est pas seulement le faste
dont il s'environne et qu’il se plaît à étaler, ni les tables
somptueuses qu'il dresse, ni les habits magnifiques dont il se revêt, ni
les maisons superbes qu'il construit et qu’il décore, ni le grand nombre
de serviteurs qui l'accompagnent, ni la foule de flatteurs qu'il traîne
à sa suite ; mais les places qui dépendent des suffrages et des caprices
du peuple lui inspirent aussi une arrogance démesurée. Si le peuple lui
confère une dignité, s'il le nomme à une des premières charges, il pense
alors être au-dessus du genre humain; il s'imagine qu’il marche sur les
nues, qu'il foule aux pieds les autres hommes ; il s’élève contre ceux
auxquels il doit son élévation, il traite insolemment ceux qui l'ont
rendu ce qu'il est. L'insensé ! il ne voit pas que toute cette gloire
dont il est revêtu est plus vade qu'un songe; que tout cet éclat dont il
est environné est plus vain que les fantômes de la nuit ; que cette
gloire et cet éclat sont formés et détruits par les caprices du peuple.
Tel était ce fils extravagant de Salomon, plus jeune par l'esprit que
par l'âge (3. Rois. 12). Il menaça de traiter plus durement le peuple
qui le priait d'adoucir le joug ; et il perdit son royaume par la même
menace par laquelle il espérait régner avec plus d'empire ; il perdit
par elle la dignité dont il avait hérité de son père.
L'habileté des
mains, l'agilité des pieds, les agréments du corps, qui sont le butin de
la maladie et la proie du temps, donnent encore à l'homme de la fierté
et de la confiance. Il ne fait pas réflexion que toute chair n'est que
de l'herbe, que toute la gloire de l'homme est comme la fleur des
champs. L'herbe sèche, et la fleur tombe (Is. 40. 6). Tels étaient et
les géants qui se glorifiaient de leurs forces (Gn. 6. 4. - Sg. 14. 6),
et l'insensé Goliath qui s'attaquait à Dieu même (I . Rois. 17). Tels
étaient encore Adonias qui était fier de sa beauté (3. Rois. 1. 5.) ;
Absalon qui était idolâtre de sa chevelure (2. Rois. 14. 26).
Et ce qui de tous
les biens humains paraît être le plus grand et le plus solide, la
sagesse et la prudence, elles inspirent aussi un vain orgueil, elles
donnent une fausse grandeur, et ne sont comptées pour rien quand elles
sont séparées de la sagesse divine. Les ruses que le démon a employées
contre l'homme ne lui ont pas réussi. Par ces artifices, il s'est fait
plus de mal qu'à l'homme qu'il voulait éloigner de Dieu. Il s'est trahi
lui-même, il s'est révolté contre Dieu, et s'est vu condamne à une mort
éternelle. Il s'est trouvé pris dans le filet qu'il as oit tendu contre
le Seigneur, crucifié sur la croix où il espérait le crucifier, et
subissant la mort qu'il désirait lui faire subir. Mais si le prince de
ce monde, cet esprit invisible, ce grand et premier maître de la sagesse
mondaine, s'est trouvé pris par ses propres artifices, s'il est tombé
dans la dernière extravagance ; à plus forte raison ses disciples et ses
sectateurs, quelque habiles qu'ils soient, sont devenus fous en
s'attribuant le nom de sages (Rom. 1.2). Pharaon avait concerté
habilement la perte du peuple d'Israël, mais il ne put jamais prévoir
l'obstacle qui renverserait tous ses desseins. Un enfant exposé à mourir
par ses ordres, nourri secrètement dans son palais, détruit la puissance
du roi et de sa nation, sauve le peuple d'Israël, L'homicide Abimelec,
ce fils bâtard de Gédéon, qui avait fait massacrer soixante-dix de ses
frères (Jg. 9), et qui par-là avait cru s'assurer la puissance
souveraine, se tourne contre ceux qui l'avaient secondé dans son
massacre, les soulève contre lui, et finit par périr d'un coup de pierre
de la main d'une femme. Les Juifs, d'après un raisonnement qu'ils
croyaient fort sage, prirent contre le Seigneur un parti qui leur a été
funeste à eux-mêmes. Si nous le laissons faire, disaient-ils, tous
croiront en lui, et les Romains viendront, ils ruineront notre pays et
notre nation (Jn. 11. 48). C'est après avoir raisonné de la sorte,
qu'ils résolurent de faire mourir Jésus-Christ pour sauver leur pays et
leur nation; et c'est par-là qu'ils se perdirent, qu ils furent chassés
de leur pays, qu'ils furent privés de leurs lois et de leur culte. Je
pourrais prouver, par une infinité d'autres exemples, combien la
prudence humaine est trompeuse, que ses vues sont plus basses et plus
bornées qu'on ne se l’imagine. Quelque éclairé qu'on soit, on ne doit
s'applaudir, ni de sa sagesse, ni d’aucun autre avantage, mais suivre
l'avis sensé de la bienheureuse Anne et du prophète Jérémie: Que le sage
ne se glorifie pas de sa sagesse, que le fort ne se glorifie pas de sa
force, que le riche ne se glorifie pas de ses richesses (1. Rois. 2. 3.
et Jr, 9. 23 et 4).
Mais de quoi
l’homme peut-il vraiment se glorifier ? en quoi est-il grand ? Que celui
qui se glorifie, dit Dieu par la bouche du même prophète, mette sa
gloire à me connaître et à savoir que je suis le Seigneur. La grandeur
de l'homme, sa gloire et sa dignité consistent à connaître ce qui est
vraiment grand, à s’y attacher, à chercher la gloire dans le Seigneur de
la gloire. Que celui qui se glorifie, dit l’Apôtre, se glorifie dans le
Seigneur. Jésus-Christ, dit-il, nous a été donné pour être notre
sagesse, notre justice, notre sanctification, notre rédemption, afin
que, selon ce qui est écrit, celui qui se glorifie ne se glorifie que
dans le Seigneur (1. Cor. 1. 30 et 31). La véritable et parfaite manière
de nous glorifier en Dieu est de ne pas nous applaudir de notre justice,
mais de reconnaître que par nous-mêmes nous sommes privés de la justice
véritable, et que nous ne sommes justifiés que par la foi en
Jésus-Christ. Saint Paul se glorifie dans le mépris de sa propre
justice, et dans cette disposition qui lui fait chercher celle qui naît
de la foi en J. C., celui qui vient de Dieu par la foi, celle par
laquelle il connaît Jésus-Christ, il connaît la vertu de sa résurrection
et la participation de ses souffrances, étant rendu conforme à sa mort,
et s’efforçant de parvenir, de quelque manière que ce soit, à la
bienheureuse résurrection des morts (Phil. 3. 9 et suiv.). C'est là que
vient tomber toute hauteur de l'orgueil. Il ne vous reste rien, ô homme,
dont vous puissiez vous applaudir, puisque toute votre gloire et toute
votre espérance consistent à mortifier tout ce qui, est en vous, et à
chercher la vie dont nous devons jouir en Jésus-Christ ; vie dont nous
avons dès ici bas les prémices, ne vivant que par la bonté et par la
grâce de Dieu. Oui, c'est Dieu qui opère en nous le vouloir et le faire
selon qu'il lui plaît (Phil . 2. 13). Dieu nous révèle par son esprit sa
propre sagesse qu’il avait prédestinée pour notre gloire (1. Cor. 2. 7
et 10).Dieu nous donne la force dans les travaux. J'ai travaillé plus
qu'eux tous, dit saint Paul, non pas moi, mais la grâce de Dieu qui est
avec moi (1. Cor. 15. 10). Dieu nous tire des périls contre toute
espérance humaine. Nous avions en nous-mêmes une réponse de mort, afin
que nous ne missions point notre confiance en nous, mais en Dieu qui
ressuscite les morts, qui nous a délivrés dune mort si affreuse, qui
nous en délivre encore, et qui, comme nous l’espérons, nous en délivrera
à l’avenir (2. Cor. 1. 9 et 10).
Pourquoi donc, je
vous le demande, vous enorgueillir des avantages que vous possédez, au
lieu de rendre grâces à celui de qui vous tenez ces dons ? Qu'avez-vous
que vous n’ayez reçu ? si vous l’ avez reçu, pourquoi vous en
glorifiez-vous comme si vous ne l’aviez pas reçu (I. Cor. 4. 7). Ce
n'est pas vous qui avez connu. Dieu par votre propre justice, mais Dieu
vous a connu par un effet de sa grâce. Ayant connu Dieu, dit saint Paul,
ou plutôt ayant été connus de Dieu (Gal. 4. 9) vous ne vous êtes pas
élevé de vous-même à la connaissance de Jésus-Christ, mais Jésus-Christ
s’est manifesté à vous en venant au monde. Je poursuis ma course, dit le
même Apôtre, pour tâcher d'atteindre à Jésus-Christ, pour m'efforcer de
le connaître comme j'en suis connu (Phil. 3. 12). Ce n'est pas vous qui
m'avez choisi, dit le Seigneur, mais c'est moi qui vous ai choisis (Jn.
15. 16). Êtes-vous donc fier parce qu'on vous a accordé un honneur, et
de la miséricorde en faites-vous un sujet d'orgueil ne vous
connaîtrez-vous que quand vous serez chassé du paradis comme Adam, que
vous serez abandonné de l'esprit de Dieu comme Saül, que vous serez
retranché de la racine sainte comme le peuple juif ? Pour vous, vous
demeurez ferme par la foi ; mais prenez garde de ne pas vous élever, et
tenez-vous dans la crainte (Rom. 11. 20). Le jugement suit la grâce, et
le souverain Juge vous fera rendre compte des grâces que vous avez
reçues. Si vous ne pouvez comprendre cela même que vous avez reçu une
grave, et que, par un excès de présomption, vous vous faisiez de la
grave un mérite, vous n'êtes pas plus précieux aux yeux du Seigneur que
saint Pierre ; vous ne sauriez l'aimer plus ardemment que cet apôtre,
qui l'aimait jusqu'à vouloir mourir pour lui. Mais par ce qu'il se
permit ces paroles trop présomptueuses : Quand vous seriez pour tous les
autres un sujet de scandale, vous ne le serez jamais pour moi (Mt. 26.
33. ) il fut abandonné à sa propre faiblesse ; il tomba dans le
reniement; il apprit par sa faute à être plus circonspect ; il apprit à
ménager les faibles par l'expérience de sa propre faiblesse; et il
comprit parfaitement que, comme étant près d'être englouti dans les
flots, il en fut tiré par la main de Jésus-Christ ; de même dans la
tempête du scandale, courant risque de périr par son incrédulité, il fut
sauvé par la puissance du même Jésus-Christ qui l'avait prévenu de ce
qui devait lui arriver: Simon, Simon, lui avait-il dit, Satan vous a
demandé pour vous cribler comme on crible le froment ; mais j'ai prié
pour vous afin que votre foi ne s'éteigne pas. Lors donc que vous aurez
été converti, ayez soin d'affermir vos frères (Lc, 22.31 et 32). Après
avoir ainsi réprimandé saint Pierre, Jésus-Christ le fortifia par sa
sagesse, afin qu'il réprimât tout sentiment de vanité, et qu'il apprît à
ménager les faibles, Le Pharisien fier et superbe, qui était plein de
confiance en lui-même (Lc. 18. 11), qui, (levant Dieu, attaquait le
Publicain sans ménagement, perdit la gloire de la justice par le crime
de l'orgueil : au lieu que le Publicain s'en retourna justifié (Lc. 18.
14), parce qu'il glorifiait le Seigneur; parce que, n'osant lever les
yeux au ciel,dans l'extérieur le plus humble, il se frappait la poitrine
et se condamnait lui-même. Que cet exemple d'un dommage énorme causé par
l'orgueil vous instruise. Le Pharisien orgueilleux a perdit la justice,
sa présomption l'a frustré de la récompense ; il a été abaissé
au-dessous du pécheur humble, parce qu'il s'est élevé au-dessus de lui,
et qu'il s'est jugé lui-même sans attendre le jugement de Dieu.
Pour vous, ne Vois
élevez au dessus de personne, pas même au-dessus des plus grands
pécheurs. Souvent l’humilité sauve ceux qui ont commis les plus grands
crimes. Ne vous justifiez donc pas vous-même au préjudice d'un autre, de
peur que, justifié par votre propre suffrage, vous ne Soyez condamné par
celui de Dieu. Je ne me juge pas
moi-même, dit S.
Paul ma conscience ne me reproche rien, mais je ne suis pas justifié
pour cela est le Seigneur qui me juge (1. Cor. 4. 3).
Croyez-vous avoir
fait une bonne action ? rendez-en grâces à Dieu sans vous élever
au-dessus de votre prochain. Que chacun, dit saint Paul, examine ses
actions, et alors il trouvera sa gloire en ce qu'il trouvera de bon dans
lui-même, et non en se comparant aux autres (Gal. 6. 4). De ce que vous
avez confessé la foi, ou souffert l'exil pour le nom de Jésus-Christ, ou
soutenu les austérités du jeûne, quelle utilité en est-il revenu à votre
prochain ? Ce n'est pas un autre qui en profite, mais vous. Craignez une
chute semblable à celle du démon, lequel voulant s'élever au-dessus de
l'homme, fut abaissé au-dessous de l'homme et foulé à ses pieds. Telle
fut aussi la chute des Israélites. Ils s'élevaient au-dessus des nations
qu'ils regardaient comme impures, et ils sont devenus eux-mêmes impurs,
tandis que les nations ont été purifiées. Leur justice a été comme le
linge le plus souillé (Is. 64. 6), tandis que l'iniquité et l'impiété
des nations ont été effacées par la foi. En général, rappelez-vous cette
belle maxime des Proverbes : Dieu résiste aux superbes, et donne su gave
aux humbles (Prov. 3. 34). Ayez toujours à la bouche cette parole du
Sauveur : Quiconque s’humilie sera exalté ; quiconque s'exalte sera
humilié (Lc. 18. 14). Ne soyez pas un juge de vous-même trop bien
prévenu, ne vous examinez pas avec trop de faveur, vous tenant compte du
Lien que vous croyez être en vous, et oubliant sans peine le mal; vous
applaudissant des bonnes actions que vous faites aujourd’hui, et vous
pardonnant vos fautes anciennes et récentes. Lorsque le présent vous
rend fier, rappelez-vous le passé, et vous réprimerez les vaines
enflures de l'orgueil. Si vous voyez votre prochain tomber dans une
faute, songez à tout ce qu'il a fait et fait encore de bien, et souvent
vous le trouverez supérieur à vous, en examinant toute sa conduite sans
vous arrêter à quelques parties. Dieu n’examine pas l’homme en partie :
Je viens, dit-il par son prophète, recueillir leurs œuvres et leurs
pensées (Is. 66. 18). En reprenant Josaphat d’une faute qu’il venait de
commettre, il n’oublie pas de rappeler ses bonnes actions : Cependant,
dit-il, on a trouvé en vous de bonnes oeuvres (2. Paral. 19. 3).
Répétons-nous sans
cesse ces réflexions et d'autres semblables pour combattre l’orgueil,
nous abaissant afin d’être exaltés, imitant le Seigneur qui du haut des
cieux est descendu dans le plus profond abaissement, et qui de cet
abaissement, et qui de cet abaissement a été élevé au plus haut degré de
la gloire. Toute sa vie est pour nous une leçon d’humilité. Né dans une
caverne,dans une étable, sans avoir même de lit, élevé dans la maison
d’un simple artisan et d’un mère pauvre, soumis à son père et à sa mère,
il écoutait les instructions qu'on lui donnait, quoiqu'il n'en eût pas
besoin, et faisait des questions, qui cependant le faisaient admirer
pour sa sagesse. Il voulut bien se soumettre à recevoir le baptême de la
main de Jean, c'est-à-dire le maître fut baptisé par le serviteur. Il ne
s'opposa à aucun de ceux qui s'élevaient contre lui, et ne leur fit
point sentie son infinie puissance. Il leur cédait comme si leur force
eut été supérieure à la sienne, et laissait à une autorité passagère
tout le pouvoir dont elle était susceptible. Il parut devant les prêtres
et devant le gouverneur, comme un criminel qui subit son jugement,
souffrant en silence les calomnies, quoiqu'il eût pu confondre les
calomniateurs. Après avoir été couvert de crachats par les plus vils
esclaves, il fait livré à la mort, et à la mort regardée chez les hommes
comme la plus infâme. Telle fut sa vie mortelle depuis le commencement
jusqu'à la fin. Après un tel abaissement, il s'éleva à une gloire
sublime dont il fit part à ceux qui avoient partagé ses humiliations. De
ce nombre, les premiers furent les bienheureux disciples, qui, pauvres
et nus, seuls, errants, abandonnés, parcourant le monde, la terre et la
mer, sans être soutenus de la beauté des discours et du nombre des
partisans, furent tourmentés, lapidés, persécutés, enfin mis à mort.
Tels sont les exemples anciens et divins que nous avons devant les yeux.
Efforçons-nous de les imiter ; afin que l'humilité nous obtienne une
gloire éternelle, don parfait et véritable de Jésus-Christ.
Comment donc
parviendrons-nous à étouffer les mouvements nuisibles de l'orgueil, et à
prendre les sentiments si avantageux de l'humilité? Ce sera en nous
exerçant continuellement dans celle-ci, et en ne négligeant rien de ce
qui pourrait nous causer le moindre dommage. L’âme se modèle, pour ainsi
dire, et prend telle ou telle forme d’après ses goûts et ses exercices.
Que tout votre extérieur, que vos habits, votre démarche, votre
nourriture, votre siège, votre lit, votre maison et tous les meubles
qu'elle renferme, soient simples et modestes ; que vos propos, vos
chants, vos conversations, soient exempts de tout faste. Si vous parlez
ou chantez publiquement, ne montrez ni trop de luxe dans vos discours,
ni trop de complaisance dans votre voix. Ne disputez jamais avec fierté
et opiniâtreté. Retranchez, dans tout, ce qui sent trop la grandeur et
l'appareil. Soyez obligeant envers votre ami, doux envers votre
serviteur, patient avec les personnes violentes, humain avec les
humbles. Consolez les affligés, visitez ceux qui sont dans la tristesse,
ne méprisez absolument personne, parlez à tous avec douceur, répondez
d'une manière agréable. Soyez poli et affable pour tout le monde: ne
parlez point avantageusement
de vous-même, et
n'en apostez point d'autres pour le faire. Ne vous permettez point de
propos déshonnêtes ; cachez autant qu'il est en vous vos bonnes
qualités. Reconnaissez sincèrement vos fautes, sans attendre que
d'autres vous les reprochent, afin que vous imitiez le juste qui
commence par s'accuser lui-même (Pr. 18. 17) ; afin que vous ressembliez
à Job qui ne craignait pas de publier devant une grande multitude ce
qu'il pouvait avoir fait de mal (Job. 31. 34). Que vos réprimandes ne
soient ni trop promptes, ni dures, ni chagrines ; car cela annonce de
l'arrogance. Ne condamnez pas les autres pour des fautes légères, comme
si vous étiez un juste parfait. Traitez avec bonté ceux qui sont tombés
dans quelque péché, et relevez-les avec un esprit de douceur, comme vous
y exhorte l'Apôtre, faisant réflexion sur vous-même, et craignant d'être
tenté aussi bien qu'eux. Apportez autant de soin potin n'être pas
glorifié devant les hommes, que les autres en apportent pour l’être.
Rappelez-vous les paroles du Sauveur, qui dit que courir après la gloire
des hommes et faire le bien pour en être regardé, c'est perdre la
récompense qui vient de Dieu. Ils ont reçu leur récompense, dit
l'Évangile (Mt. 6. 2). Ne vous faites donc pas toit à vous-même en
voulant vous faire valoir aux yeux des hommes. Puisque Dieu est le grand
témoin de nos actions, ambitionnez la gloire auprès de Dieu qui vous
destine une superbe récompense. Si vous êtes placé au-dessus des autres,
si les hommes vous glorifient et vous honorent, soyez l'égal de ceux qui
sont au-dessous de vous, sans vouloir dominer sur l'héritage du Seigneur
(Pierre. 5. 3) ; et sans vous régler sur les princes du siècle. Le
Seigneur ordonne à celui qui veut être le premier, d’être le serviteur
de tous (Mc. 10. 44). Pour tout dire en un mot, pratiquez l'humilité
comme le doit un homme qui l'aime. Aimez cette vertu et elle vous
glorifiera. C'est le moyen de parvenir à la véritable gloire, dans la
société des anges et de Dieu. Jésus Christ vous reconnaîtra devant les
anges comme son disciple (Lc. 12. 6), et il vous glorifiera si vous
devenez l'imitateur de son humilité. Apprenez de moi, disait-il, que je
suis doux et humble de coeur, et vous trouverez le repos de vos âmes
(Mt. 11. 29). A Jésus-Christ soient la gloire et l'empire dans les
siècles des siècles. Ainsi soit-il.
SOMMAIRE.
J'avais résolu
d'abord de ne pas traduire cette Homélie, et parce que le vice qu'elle
attaque semble à présent aussi rare chez nous qu'il était commun du
temps de saint Basile, et parce qu'elle renferme des détails que j'ai
cru impossibles à transporter dans notre Lingue, vu sa délicatesse
peut-être excessive. Mais l'éloge que Libanius fait de cette Homélie,
dans une de ses lettres à saint Basile, m'a engagé à la relire et à voir
s'il ne serait pas possible de la traduire en français, sinon pour notre
utilité, du moins pour faire connaître l'éloquence de l'orateur. J'y ai
trouvé des traits de force et de véhémence qui frapperont, je crois,
tous ceux qui voudront la lire, même dans ma traduction, où, malgré tous
mes efforts, la timidité de notre langue ne m'a pas toujours permis
d'atteindre à l'énergie de la langue grecque, bien plus hardie que notre
langue française, bien plus propre à rendre certains détails. D'ailleurs
saint Basile, qui naturellement avait de la vigueur et de l'abondance,
parait avoir épuisé dans cette instruction tout ce que son idiome lui
offrait de plus fort et de plus riche. Ce discours est sans contredit
celui qui m'a le plus coûté à traduire. Je désespérais de pouvoir rendre
certaines pensées et certaines images ;mais j'ai luné courageusement
contre les difficultés, et j'ai cherché dans notre langue toutes les
ressources qu'elle pouvait m'offrir. Je n'ai rien omis, j'ai tout
traduit le mieux que j'ai pu, et je laisse au lecteur à juger si mes
efforts n'ont pas été infructueux. Avant de donner en peu de mots la
substance de cette Homélie, je vais faire une observation. Nous voyons
par saint Basile, par saint Jean Chrysostome, et par d'autres Pères
encore, que de leur temps c'était un usage, ou plutôt un abus bien
condamnable, de se livrer le jour même, ou du moins la veille de Pâques
(car on ne peut assurer lequel des deux), à des débauches excessives
comme pour se dédommager du jeûne qui avait précédé. Notre orateur
s'élève avec duce coutre cet abus ; il attaque avec véhémence la
malheureuse passion de boire. Après avoir déploré l’inutilité de ses
instructions fréquentes, il décrit des couleurs les plus vives, les
espèces de bacchanales que des femmes célébraient hors de la ville. Il
examine ensuite s'il doit parler contre le vice qu'il se propose de
combattre: il se détermine à le faire et il montre que, par l'ivresse,
l'homme se rend semblable à la bête, il se ravale même au-dessous
d'elle. Il expose les effets divers qu'elle produit selon la diversité
des tempéraments, ses suites pernicieuses pour l'âme et pour le corps.
Les gens ivres sont aussi malheureux et moins dignes de compassion que
ceux mêmes que le démon possède. Plus ils boivent, et plus ils veulent
boire, plus ils émoussent le sens du plaisir de la boisson.
L'explication d'un passage des Proverbes est suivie de la peinture la
plus affreuse d'un homme qui se livre aux excès de l'ivresse, d'un homme
dont le vin énerve le corps et abrutit l’âme. Après la paraphrase d'un
très beau passage d'Isaïe, vient la description pleine de feu de
l'appareil d'un repas de débauche, qui se termine par emporter la
plupart des convives sur les bras dans leurs maisons. Ici les réflexions
et les apostrophes sont d'une énergie et d'une chaleur que rien n'égale.
Il régnait alors dans ces orgies un usage que nous avons peine à
comprendre. Lorsqu'on avait bien bu, on apportait un broc, ou grand
flacon, plein de vin. On disposait des tuyaux recourbés vers chaque
convive: le vin était versé d'en haut et coulât vers chaque personne, de
sorte que tout le monde buvait également. L'orateur s’élève avec la plus
grande véhémence contre un pareil excès. Il montre les passions
déshonnêtes que le vin allume dans les hommes et dans les femmes. Il
demande à ses auditeurs comment ils célèbreront la tête de la Pentecôte
après avoir ainsi outragé celle de pâques. Il finit par exhorter ceux
qui se seraient rendus coupables de ces fautes à les expier, et ceux qui
ne seraient point sujets à ce vice, ou à corriger leurs frères qui y
seraient sujets, ou à se séparer d'eux s'ils les trouvent incorrigibles.
MES FRÈRES, les
spectacles d'hier
m'excitent à vous adresser une instruction ; mais l'inutilité de mes
peines par le passé, arrête mon empressement et ralentit mon ardeur. Le
laboureur qui voit que les premières semences qu'il a jetées en terre
n'ont rien produit, est moins empressé à ensemencer une seconde fois les
mêmes campagnes. Eh ! si je n'ai pu rien gagner par tant d'exhortations
que je vous ai faites dans les temps qui ont précédé, et surtout pendant
les sept semaines du jeûne, où je vous ai expliqué jour et nuit
la doctrine évangélique, dans quelle espérance vous parlerions-nous
encore aujourd’hui ? Hélas ! que vous avez passé de nuits inutilement !
combien de jours vous vous êtes assemblés en vain ! Que dis-je en vain ?
Quand on s'est signalé par beaucoup de bonnes oeuvres, et qu'ensuite on
se replonge dans ses anciens clé ordres, non seulement on perd le fruit
de ses travaux, mais on subit une punition plus rigoureuse, parce
qu'ayant goûté la parole de Dieu, et ayant eu l'avantage de connaître
ses mystères, on a tout abandonné, séduit par l'attrait d'un court
plaisir. Les faibles pourront être jugés dignes d’indulgence, mais les
forts seront tourmentés fortement (Sg. 6. 7). Un seul soir et une
première attaque de l'ennemi ont rendu inutiles toutes nies peines.
Quelle ardeur pourrais-je donc avoir à vous instruire encore ? Aussi
aurais-je gardé le silence, n'en doutez pas, si l'exemple de Jérémie ne
m'eût effrayé. Ce Prophète ayant refusé de parler à un peuple rebelle,
éprouva les maux qu'il raconte lui-même (Jr. 20. 9). Ses entrailles
furent brûlées par un feu dévorant qui le consumait sans cesse, et dont
il ne pouvait supporter la violence.
Des femmes
effrontées, sans aucune crainte de Dieu, ni des flammes éternelles, dans
un jour où elles devraient se tenir modestement à la maison pour
célébrer la résurrection du Sauveur, et pour s'occuper de ce jour
terrible où les cieux seront ouverts, où le souverain Juge paraîtra sur
une nuée, où la trompette divine retentira, où les morts ressusciteront,
où chacun sera jugé justement et traité selon tes oeuvres ; ces femmes,
dis-je, au lieu de se pénétrer de ces réflexions, de purger leurs cœurs
de mauvaises pensées, d'effacer leurs péchés par leurs larmes, et de se
préparer au grand avènement de Jésus-Christ, qui se montrera dans sa
gloire, secouant le joug de Jésus-Christ, arrachant le voile de modestie
qui couvre leur tête, pleines de mépris pour Dieu et pour ses anges,
n'ont pas honte de se produire aux yeux de tous les hommes avec des
cheveux épars et une robe traînante
.
Les mouvements de leurs pieds, leurs regards lascifs, leurs ris
dissolus, leur fureur pour les danses auxquelles elles se préparent,
attirent sur leurs pas tonte une jeunesse folâtre. Elles forment des
choeurs hors de la ville, dans des endroits consacrés aux martyrs, et
font des lieux saints le théâtre de leurs infamies. L'air est souillé
des sons impudiques de leur voix, et la terre des agitations indécentes
de leurs pieds. Entourées d'une foule de jeunes gens auxquels elles se
donnent en spectacle, elles se livrent sans pudeur à torts les excès
d'une folie criminelle.
Comment se taire
sur de pareils désordres ? comment les déplorer dignement ? C'est le vin
qui fait périr tant d'aines, le vin qui nous a été donné pour soulager
notre faiblesse par un usage modéré, et dont nous faisons, par un excès
coupable, un instruisent de dissolution.
L'ivresse est un
démon volontaire, qui s'empare de l'âme par le plaisir. L’ivresse est la
mère du vice, l’ennemie de la vertu. Elle rend. timide l'homme le plus
courageux, et insolent l'homme le plus modeste. Elle ne connaît point la
justice, elle détruit la prudence. L'eau éteint le feu ; le vin bu avec
excès étouffe les lumières de la raison. Aussi me faisais-je une peine
de parler de l’ivresse : non que je regardasse ce vice comme de peu de
conséquence; mais je craignais que oies discours ne fussent inutiles,
d'autant plus que l'homme ivre étant attaqué d'une espèce de folie et de
vertige, c'est parler en vain igue de reprendre quelqu'un qui n'écoute
pas A qui donc m'adresserai-je, puisque ceux qui auraient besoin de mes
avis ne sont pas en état de m'entendre, et que les personnes tempérantes
et sobres, n'étant pas atteintes du vice dont je parle, ne tireront
aucun secours de nies exhortations ? Que ferai-je donc dans la situation
où je me trouve, lorsqu'il m'est aussi inutile de parler qu'embarrassant
de nie taire ? Négligerai-je d'apporter remède au mal ? mais la
négligence serait dangereuse. Parlerai-je à des hommes ivres ? mais ce
serait faire retentir des sons a des oreilles mortes. Dans des maladies
pestilentielles, les médecins donnent des préservatifs à ceux que la
contagion n'a pas encore atteints, sans entreprendre ceux qu'elle a
violemment attaqués. C'est ainsi que mon instruction pourra être utile à
demi ; et si elle ne guérit pas ceux que la passion de boire domine,
peut-être du moins préservera-t-elle ceux qu'elle n'a pas encore
assujettis.
En quoi, ô homme,
diffères-tu des brutes n'est-ce point par la raison que tu as reçue du
Créateur, et avec laquelle tu es devenu le chef et ]e maître de toutes
les créatures ? Celui qui par l'ivresse éteint les lumières de son
intelligence, se rend semblable aux bêtes de somme, et se ravale jusqu'à
elles (Ps. 48. 13). Que dis-je, ne se met-il pas même plus bas que les
animaux qui broutent ? Tous les animaux domestiques et sauvages gardent
de certaines règles dans leurs accouplements ; ce-lui qui par le vin
étouffe les facultés de son âme et allume dans ses membres un feu qui
n'est pas naturel, n'observe ni temps ni mesure dans ses amours, et
s'abandonne à toutes sortes de brutalités. Celui qui boit avec excès
altère l'usage de ses sens, et se met encore par-là au-dessous de la
bête. Est-il un animal broutant en qui l'ouïe et la vue soient aussi
dénaturées que dans les gens ivres ? Ceux-ci ne connaissent plus leurs
amis intimes ; souvent ils confondent des étrangers avec les personnes
qui leur sont familières. lis prennent souvent des ombres pour des
ruisseaux et des précipices ; un bourdonnement qui imite le bruit des
flots retentit sans cesse dans leurs oreilles. Ils s'imaginent que la
terre s'élève et que les montagnes tournent. Tantôt ils rient avec des
éclats qui ne finissent point, tantôt ils pleurent et se lamentent sans
que rien puisse les consoler ; tantôt hardis et téméraires, tantôt
faibles et timides. Leur sommeil est lourd, étouffant, léthargique,
approchant de la mort ; leur réveil est plus pesant que le sommeil. Leur
vie est un vrai songe. Quoiqu’ils aient quelquefois à peine de quoi se
couvrir, et qu'ils ignorent ce qu'ils mangeront le lendemain, échauffés
par l’ivresse, ils gouvernent des royaumes, commandent des armées,
bâtissent des villes, distribuent des sommes d'argent, tant le vin qui
bout dans leur cerveau les reliait de visions chimériques et trompeuses.
On en voit d'autres sur qui il produit des effets contraires : ils se
désespèrent aisément; ils sont tristes, abattus, toujours prêts à verser
des larmes, toujours tremblants et consternés ! Le vin excite des
affections diverses selon la diversité des tempéraments : à ceux dont il
divise le sang avec lequel il se répand sur les parties extérieures, il
leur inspire de la joie et de la gaîté ; il fait naître d'autres
sentiments dans ceux dont il appesantit le corps par son poids, dont il
amasse et refroidit le sang autour du coeur. Qu'est-il besoin de
détailler toutes les passions que le vin excite ? l'humeur difficile et
irascible, le changement subit du caractère, l'esprit de querelles, les
cris, le tumulte, le penchant à user de perfidies, nul frein mis à la
colère ? L'intempérance dans les plaisirs découle de l'ivresse comme
d'une source ; la lubricité entre dans l'homme avec le vin, et le rend
plus brutal que les animaux mêmes qui courent après la femelle avec le
plus de fureur. Ceux-ci du moins observent dans leurs amours les règles
que la nature leur inspire ; les gens ivres confondent et renversent
l'ordre qu'elle a établi pour la différence des sexes.
Il ne serait pas
facile de décrire tous les maux que l'ivresse entraîne. Les funestes
effets de la peste ne se font sentir aux hommes qu'avec le temps, l'air
apportant peu à peu sa corruption dans les corps : les effets horribles
du vin se font remarquer tout à coup dans ceux qui en boivent avec
excès. Le vin flétrit l’âme et la réduit à un état misérable ; il ruine
même la constitution du corps, qui non seulement perd tout son nerf et
toute sa vigueur par l’usage immodéré des plaisirs auxquels l’ homme
ivre se porte avec rage, mais dont toute la force vitale est dissoute et
détruite par les amas d’humeurs vicieuses qui le gonflent. Les gens
ivres ont les yeux ternes et livides, le teint pâle, la respiration
courte et pressée, la langue embarrassée, la voix tremblante et confuse,
les pieds mal assurés comme ceux de la première enfance : dans le
relâchement de toute la machine, les déjections se font
involontairement. Les plaisirs de la table les rendent plus malheureux
due ceux qui, en pleine mer, sont agités par une tempête violente, et
que les flots qui se succèdent enveloppent sans leur offrir aucune
issue. C'est ainsi que leur aie est ensevelie dans le vin, qu'elle en
est comme submergée. Lorsque les navires, battus violemment par les
flots, ont trop de charge, il faut les alléger en jetant les
marchandises : de mime il faut employer des moyens extraordinaires pour
dégager l'estomac de ceux qui ont bu avec excès, parce que les
déjections naturelles ne sont pas suffisantes pour les délivrer du poids
qui les accable. Ceux qui font naufrage sont à plaindre sans être
coupables ; ils peuvent s'en prendre à des causes extérieures, au vent
et à la mer : ceux qui se livrent à la passion de boire vont eux-mêmes
chercher la tempête.
Ceux que le démon
tourmente sont dignes de compassion ; ceux qui boivent outre mesure n'en
méritent aucune, quoiqu'ils souffrent le même mal, parce qu'ils se
mettent volontairement sois la tyrannie du démon. Ils vont mime jusqu'à
inventer des moyens d'ivresse, plus occupés d'être continuellement ivres
que d'empêcher que le vin ne leur nuise. Les jours ne leur semblent pas
assez longs, les nuits d’hiver leur paraissent trop, courtes pour se
livrer à leur malheureuse passion. C'est un nid qui ne finit point. Le
vin bu excite à en boire davantage. Il ne soulage pas un besoin ; mais
brûlant ceux qui le prennent avec excès, il les provoque et les
nécessite en quelque manière à en prendre de plus en plus. ils
s'étudient à se procurer une soif toujours nouvelle, toujours plus
agréable ; et ils éprouvent le contraire de ce qu'ils veulent.
L'habitude continuelle de boire émousse leurs sens ; et de même qu'une
lumière trop vive éblouit l'oeil, ou qu'un trop grand bruit assourdit
entièrement l'oreille : ainsi dans les buveurs, l'excès du plaisir leur
en frit perdre la jouissance. Le vin le plus pur ne leur paraît plus que
de l'eau ; le vin le plus nouveau et le plus doux, la neige même ne
pourraient éteindre la flamme qu'allume en eux l'intempérance de la
boisson.
Pour qui sont les
malheurs, le tumulte, les procès, les chagrins, les vaines paroles, les
coups et les blessures, les veux livides ? n'est-ce point pour ceux qui
consument le temps à boire, et qui examinent les lieux où se font les
repas de débauche (Pr. 23. 29) ? Quoi de plus malheureux que ceux qui
boivent sans modération ? Peut-on assez déplorer leur sort, puisque,
suivant l'Apôtre, ils n'entreront point dans le royaume des cieux (I.
Cor. 6. 10) Les digestions difficiles, causées par le plaisir de boire,
leur donnent une humeur chagrine. Ils sont dans une agitation
continuelle, parce que les vapeurs du vin troublent leur raison. Ces
mêmes vapeurs, qui se répandent dans tout leur corps, enchaînent leurs
mains et leurs pieds. Dans le temps même où ils boivent, ils souffrent
des convulsions semblables à celles des frénétiques. Les fumées du vin
dont leur cerveau est rempli leur causent des vertiges et des douleurs
insupportables : leur tète, mal assurée sur ses vertèbres et chancelante
sur les épaules, penche tantôt à droite, tantôt à gauche. Quel flux de
paroles, quel contusion de voix dans des festins dissolus ! Les
personnes ivres se font des blessures et ont le corps meurtri de coups,
parce que ne pouvant se tenir sur leurs pieds, elles se renversent et
tombent de mille manières diligentes.
Qui pourra faire
comprendre leur état misérable à des hommes dont l'esprit est enseveli
dans le vin, dont la tête est appesantie par l'ivresse, dont les yeux
sont obscurcis d'un épais nuage, qui, toujours dormant, toujours
bâillant, toujours sujets à des renvois honteux, ne peuvent entendre les
maîtres de la sagesse qui leur crient de toutes parts : Ne prenez pas de
vin avec excès, parce qu'il porte à la luxure (Ep. 5. 18) ? Le vin rend
intempérant, l'ivresse rend outrageux ( Pr. 20. J. ). Ils méprisent ces
maximes, et voici les fruits qu'ils recueillent de l'ivresse : leur
corps s’enfle, leurs yeux sont humides, leur gorge sèche et brûlante.
Les vallons paraissent pleins, tandis que les torrents y collent ; on
les voit vides et secs, dès que l’inondation est passée : ainsi, dans
les buveurs, le gosier est plein en quelque sorte et humide lorsque le
vin l'inonde ; mais bientôt il est desséché par un feu qui le brûle :
sécheresse qui, augmentant toujours par le passage fréquent de la
liqueur bue avec excès, achève d'épuiser l'humeur radicale. Y a-t-il une
constitution assez robuste pour résister à ces débauches ? Un corps
toujours échauffé et comme délayé par le vin, ne perd-il pas toute sa
vigueur et toute sa force ? De-là les tremblements et les débilités. La
respiration étant affaiblie et les nerfs n'ayant plus de ressort, on
éprouve des agitations et des tournoiements continuels. Pourquoi attirer
sur vous la malédiction de Caïn, en vous exposant à trembler et à errer
toute votre vie ? Le corps, sans cloute, dépourvu de son soutien
naturel, est nécessairement sujet à ces tristes altérations.
Jusques à quand
vous livrerez-vous aux excès de l’ivresse ? Vous courez risque de n'être
plus à l'avenir qu'une vile boue au lieu d'un homme, tant vous mêlez le
vin avec votre substance, et, imprégné d'une liqueur dont vous vous
gorgez tous les jours, vous exhalez une odeur fétide, comme ces vases
infects qui deviennent absolument inutiles. Ce sont ces gens-là dont le
Prophète Isaïe déplore le sort : Malheur, dit-il, à ceux qui se lèvent
dès le matin pour s'enivrer, qui boivent jusqu'au soir : le vin les
brillera. Occupés à faire la débauche au son des instruments de musique,
ils ne font aucune réflexion sur les ouvrages du Seigneur, et ne
considèrent pas les couvres de ses mains (Is. 5. 11 et 12). Ces hommes
donc qui, dès que le jour commence, examinent les lieux où se font des
parties de débauche, qui s'y rassemblent pour boire, qui appliquent à
cela tout leur esprit, ce sont ceux que déplore le Prophète, comme ne
prenant aucun temps potin considérer les merveilles du Très-Haut. Ils
n'ont pas assez de loisir pour lever les yeux au ciel, pour y étudier
les beautés dont il brille, pour contempler la superbe harmonie des
corps célestes, et s'élever au Créateur par le spectacle des créatures.
A peine sont-ils éveillés, qu'ils songent à décorer leur salle de festin
ales plus magnifiques tapis ; ils donnent toute lune attention à
disposer des coupes et des vases de toutes les espèces, comme dans un
jour de fête solennelle, afin de pouvoir en changer et de corriger, par
la variété, le dégoût. Diverses sortes d'officiers ont chacun leur nom
et leur ministère. On veut que l'ordre règne dans le désordre, que la
règle préside à la confusion : et comme les maîtres du Inonde ont des
gardes qui rendent leur majesté plus imposante ; ainsi on donne à
l'ivresse, comme à une reine, un nombre de serviteurs et de ministres,
pour couvrir, par tous ces égards extérieurs, sa honte et sa turpitude.
Ajoutez les fleurs, les couronnes, les parfums de tous les genres ; en
un mot, tout cet appareil de luxe qui occupe de malheureux hommes et
demande tous leurs soins. Lorsque le repas s'échauffe, ils portent
l'extravagance jusqu'à se disputer entre eux à qui boira, à qui
s'enivrera davantage. Le démon est l’arbitre et le juge de ces combats,
le prix de la victoire est le péché, puisque celui-là obtient. l'honneur
du triomphe qui s'est rempli d'une plus grande quantité de vin. Ils
mettent vraiment leur gloire dans leur infamie (Philip. 3. 19). Ils se
délient et se vengent les uns des autres. Quel discours assez fort
pourrait décrire la honte de ces disputes ? Tout offre l'image de la
folie et de la confusion. Les vaincus et les vainqueurs sont ivres, les
valets rient; la main tremble ; ni le gosier n'est plus assez large, ni
l'estomac assez spacieux ; et cependant ils continuent. Le corps a perdu
enfui toute sa vigueur, et succombe sous le poids dont on l’accable.
Quel spectacle pour
des chrétiens ! un homme dans la fleur de rage, dune constitution
robuste, distingué dans les grades militaires, est emporté sur les bras
dans sa maison, sales pouvoir se tenir debout ni marcher ! Un homme qui
devrait faire trembler les ennemis, fait rire les petits enfants dans la
place publique, blessé mortellement et renverse sans ennemi et sans fer.
Oui, un jeune guerrier, plein de courage, devient la victime du vin, le
prisonnier de l'ivresse, le jouet de quiconque veut l'insulter.
L'ivresse est le tombeau de la raison, la ruine des forces, une
vieillesse anticipée, une mort passagère. Les gens ivres ne sont-ils pas
comme les idoles des Gentils ? Ils ont des veux sans voir, ils ont des
oreilles sans entendre, leurs pieds et leurs mains sont comme paralysées
(Ps. 113. 5 et 6). Qui est la cause de ces maux ? qui nous a tendu ces
embûches ? qui nous a préparé un breuvage, un poison qui nous rend
forcenés ? O homme, tu fais d'une salie de festin un champ de bataille !
tu renvoies des jeunes gens qu'on transporte comme s'ils avouent été
blessés en guerre ; tu détruis avec le vin la vigueur de la jeunesse ;
tu invites un ami à un repas, et tu le rejettes comme un cadavre, après
lui avoir ôté la vie avec une liqueur perfide.
Quand on croit
qu'ils sont à la fin de leur débauche, ils recommencent à boire de
nouveau, et ils boivent, à la l'acon des bêtes, comme à unie fontaine
qui leur permet d'absorber tous une égale quantité de vin. Lorsque le
repas est presque fini, un jeune homme robuste, qui n'est pas encore
ivre, s'avance dans la salle portant sur ses larges épaules un vaste
flacon rafraîchi. il fait sortir l'échanson; et se plaçant au milieu des
convives, il leur distribue également l’ivresse par le moyen de tuyaux
recourbés. C’est une nouvelle manière de mesurer l'intempérance, de
sorte que tous s'y livrent pareillement sans mesure, afin que personne
ne prisse I emporter sur les autres. Chacun prend le canal tourné de son
côté; et ainsi que des boeufs qui se désaltèrent à un lac commun, il
boit saris prendre haleine et tout d'un trait tout ce que le grand
flacon lui verse d'en haut par des tuyaux d'argent. Malheureux ! ayez
paie de vous-mêmes; comparez votre estomac à la capacité du vase, et
voyez lequel des deux peut contenir une plus grande quantité de vin.
N'entreprenez pas de vider le flacon, mais songez que votre ventre est
rempli il y a longtemps.
Le Prophète avait
donc raison de s'écrier : Malheur à ceux qui se lèvent dès le matin pour
s'enivrer, qui boivent tout le jour jusqu'au soir, sans prendre de temps
pour contempler les ouvrages du Seigneur, pour réfléchir sur les oeuvres
de ses mains! Le vin, ajoute-t-il, les brûlera. Oui, la chaleur du vin
qui se répand dans le corps allume les traits enflammés de l'ennemi. Le
vin noie la raison et abrutit l'intelligence; il réveille toutes les
passions déshonnêtes comme un essaim d'abeilles: des chevaux fougueux,
qui ont renversé lesta conducteur, n'emportent pas un char avec moins de
règle et plus d'impétuosité; un navire sais pilote, ballotté par les
flots, est plus en sûreté que l’homme ivre.
Au milieu de tels
désordres, les hommes et les femmes rassemblés, livrant leurs âmes au
démon du vin, se portent réciproqueraient des blessures. De part et d
autre ce sont des ris effrontés, des chansons obscènes, d'indécentes
postures, tout ce qui peut porter à l’incontinence. Eh quoi ! vous riez,
vous vous abandonnez à des joies extravagantes, lorsque vous devriez
pleurer et gémir pour les fautes que vous avez commises ! vous chantez
des airs profanes, sans songer aux hymnes et aux psaumes que vous avez
appris! Nous remuez les pieds, vous sautez comme des insensés, vous vous
permettez des danses peu honnêtes, lorsque vous devriez fléchir les
genoux pour adorer le Seigneur. Lesquelles déplorerai-je davantage, ou
les filles qui ne sont pas engagées dans le mariage, ou celles qui sont
assujetties à ce joug ? Elles se retirent, les unes ayant perdu leur
virginité, les autres ayant violé la fidélité qu'elles doivent à leurs
époux. Celles qui n'ont pas failli réellement, ont admis du moins le
péché dans leurs coeurs. .le dis la même chose des hommes qui pèchent
par leurs seuls regards. Celui, dit l'Évangile, qui regarde une femme
avec un mauvais désir, a déjà commis l'adultère dans son coeur (Mt. 5.
28). Eh ! si des rencontres fortuites, si des regards jetés en passant,
exposent à de si grands périls, que sera-ce si l'on s'est cherché
mutuellement, si l'on regarde des femmes qui, dans l'ivresse, ont secoué
le joug de la décence, qui, par leurs gestes lascifs et leurs chants
dissolus, provoquent à de criminels plaisirs des hommes qui n ont déjà
que trop de penchant pour l'impudicité? Que pourront dire pour leur
justification ceux qui, par de tels spectacles, se plongent dans un
abîme de maux? e conviendront-ils pas qu'ils n'ont jeté des regards que
pour réveiller en eux des désirs illicites ? ils mériteront donc,
d'après la sentence infaillible du Seigneur, d'être jugés comme
coupables d'adultère.
Comment
célèbrerez-vous la fête de la Pentecôte, après avoir ainsi outragé celle
de Pâques ? La Pentecôte est instituée pour publier et pour honorer la
venue de l'Esprit-Saint; et vous, vous vous êtes hâtés de vous rendre le
domicile de l’esprit impur, son adversaire! vous êtes devenus un temple
d'idoles, au lieu d’être le temple de Dieu par l'habitation du divin
esprit (Rom. 8. 11. ) ; vous avez attiré sur vous la malédiction du
Prophète, qui disait dans la personne du Seigneur : Je changerai leurs
têtes en deuil et en gémissements (Amos. 8. 10). Pourrez-vous commander
à vos serviteurs, si, comme de vils esclaves, vous êtes asservis
vous-mêmes à des désirs insensés et funestes pourrez-vous régler vos
enfants si vous vivez sans règle et sans discipline? Quoi donc, vous
laisserai-je après vous avoir fait ces reproches? mais je crains que les
opiniâtres n'en deviennent que plus insoleras, et que ceux qui ont été
touchés ne s'abandonnent au désespoir (2. Cor. 2. 7). D'utiles remèdes,
dit l'Écriture, guériront de grandes fautes (Ecce. 10. 4). Que les
crimes de l’ivresse soient expiés par le jeûne, et les chansons profanes
par de saints cantiques. Que de pieuses larmes soient le remède des ris
dissolus. Au lieu de danser, qu'on fléchisse le genou: au lieu de battre
des mains, qu'on se frappe la poitrine: au lieu de se parer de vêtements
superbes, qu'on s'humilie. Mais surtout que l'aumône vous rachète de vos
péchés (Dan. 4. 24). Les richesses de l'homme opulent sont le prix de
son âme (Prov. 13. 8). Associez à vos prières celles des malheureux qui
sont dans l'affliction, afin que Dieu vous pardonne vos iniquités. Le
peuple s'assit pour manger et pour boire, il se leva pour jouer (Ex. 32.
6) ; et ces jeux étaient l'idolâtrie: alors les lévites s'armant contre
leurs frères, consacrèrent leurs mains pour le sacerdoce. Je vous
exhorte, vous qui craignez le Seigneur et qui êtes affligés des
désordres que nous avons attaqués, à avoir compassion, comme de vos
membres malades, de ceux qui témoigneront du repentir de leurs excès :
mais, s'ils persistent dans leurs dissolutions et s'ils rient de votre
tristesse, abandonnez-les, séparez-vous d'eux (2. Cor. 6. 17), craignez
de les toucher comme étant impurs; peut-être auront-ils honte
d'eux-mêmes et reviendront-ils de leur égarement. Pour vous, vous serez
récompensés de votre zèle comme Phinées (Nb. 26. 11), par le juste
jugement de Dieu, et de Jésus-Christ notre Sauveur, à qui soient la
gloire et l'empire dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
SOMMAIRE.
ON ne sait pas en
quelle année a été prononcée cette homélie ; on voit par l'homélie même
que ç'a dû être au commencement d'un carême. Les deux objets principaux
que traite l'orateur, sont l'antiquité et les avantages du jeûne. Sans
suivre un plan bien marqué, il établit ces deux points, dans le corps du
discours, par des raisonnements tirés de la chose, et surtout par des
exemples pris dans l'Ancien et le Nouveau Testament : aux avantages
spirituels et corporels du jeûne, il oppose les suites affreuses de
l'intempérance. Il commence son homélie par montrer qu'on ne doit pas
affecter de la tristesse lorsqu'on jeûne. En finissant, après avoir
annoncé que le jeûne ne consiste pas seulement dans l'abstinence des
viandes, mais surtout dans l'abstinence des passions, il s'élève contre
l'ivresse, dont il expose les tristes et funestes effets pour l'âme et
pour le corps.
SONNEZ de la
trompette en ce premier jour du mois, au jour célèbre de votre grande
solennité (Ps. 80. 4). Tel est le commandement du Roi-Prophète. Les
lectures qu'on vient de faire nous annoncent, d'une manière plus
sensible et plus éclatante que la trompette et que tous les instruments
de musique, une fête qui amène les jours du jeûne, dont Isaïe nous
apprend les avantages, en réprouvant la manière dont les Juifs
jeûnaient. et en nous montrant quel est le vrai jeune. Vous jeûnez, leur
dit-il, pour dire des procès et des querelles.... Mais rompez tout lien
d'iniquité (ls. 58. 4 et 6). Et que dit le Seigneur ? Lorsque vous
jeûnez, ne soyez point tristes, mais lavez votre visage et parfumez
votre tête (Mt. 6. 16). Pratiquons ces maximes : ne soyons point tristes
dans les jours oit nous allons entrer; disposons-nous-y avec joie comme
il convient à des saints. Nul homme à qui on met la couronne sur la tète
n'est abattu; nul n'érige un trophée avec la tristesse sur le front. Ne
vous affligez point parce qu'on travaille à vois guérir. Il est ridicule
de ne pas se réjouir de la santé de l’âme, de se chagriner du
retranchement de quelques nourritures, et de montrer plus d'empressement
pour les plaisirs du corps que pour la sanctification de l'amie. Le
plaisir de manger satisfait le corps ; le jeûne tourne à l'avantage de
l’âme. Réjouissez-vous de ce que le médecin vous a donné un remède
propre à détruire le péché. Les vers qui fourmillent dans les entrailles
d'un enfant en sont chassés par des médecines amères: ainsi le jeûne
pénétrant jusqu'au fond de l’âme, en bannit et y fait mourir le péché.
Lavez votre visage
et parfumez votre tête. Ces paroles sont mystérieuses
,
et doivent être tendues dans un sens spirituel. Lavez votre visage,
c'est-à-dire, effacez les péchés de votre âme. Parfumez votre tête,
c'est-à-dire, répandez sur notre tête l'huile sainte, afin que vous
soyez participant de Jésus-Christ. Approchez du jeûne avec ces
dispositions. Ne déguisez pas votre visage a lu manière des hypocrites.
On déguise son visage, lorsqu'on cache ses sentiments sous de faux
dehors, et qu'on les couvre, potin ainsi dire, d'un voile d'imposture.
Les hypocrites ressemblent aux comédiens, lesquels représentent des
personnages étrangers. Sur le théâtre, l'esclave est souvent maître, le
simple particulier est souvent roi. Dans la vie, comme sur le théâtre,
plusieurs se déguisent et annoncent à l'extérieur ce qu'ils n'ont point
au fond de l'âme. Ne déguisez pas votre visage. Montrez-vous tel que
vous êtes ; n affectez pas un air triste et sobre pour vous donner la
réputation d'un homme abstinent. Un bienfait publie à son de trompe perd
tout son mérite ; le jeûne exposé aux yeux des hommes ne produit aucun
avantage. Les bonnes oeuvres faites pur ostentation ne fructifient point
pour la vie éternelle, mais se terminent aux vaines louanges des hommes.
Accourez donc avec joie à la grâce du jeûne.
Le jeûne est une
faveur ancienne, qui ne vieillit pas avec le temps, mais qui se
renouvelle sans cesse, toujours dans sa première vigueur. Croyez-vous
que je tire de la loi l'antiquité du jeune ? Il est plus ancien que la
loi même; et vous en conviendrez, si vous voulez écouter ce que je vais
vous dire. Ne pensez pas que le jour de propitiation, que les Israélites
célébraient le dixième jour du septième mois, soit l'origine du jeûne :
parcourez l'histoire, et remontez plus haut pour trouver son antiquité.
Ce n'est pas une invention nouvelle ; c'est un trésor qui nous a été
transmis par nos premiers ancêtres. Tout ce qui est fort ancien est
vénérable. Respectez l'ancienneté du jeûne qui a commencé avec le
premier homme, qui a été prescrit dans le paradis terrestre. Adam reçut
ce premier précepte : Vous ne mangerez pas le fruit de l'arbre de la
science du lien et du mal (Gn. 2. 17) . Cette défense est une loi de
jeûne et d'abstinence. Si Ève se fût abstenue de manger du fruit de
l'arbre, nous n'aurions pas maintenant besoin de jeûner. Ce ne sont pas
ceux qui sont en santé, mais ceux qui sont malades, qui ont besoin de
médecin (Mt. 9. 12). Le péché nous a fait des blessures, guérissons-les
par la pénitence : or la pénitence sans le jeûne est inutile. La terre
maudite vous produira des ronces et des épines (Gn. 3. 17). Vous êtes
ici-bas pour vivre dans la tristesse et non dans les délices.
Satisfaites à Dieu par le jeûne.
Le jeûne est une
fidèle image de la vie du paradis terrestre, non seulement parce chie le
premier homme vivait comme les anges, et qu'il parvenait à leur
ressembler en se contentant de peu; mais encore parce que tous ces
besoins, fruits de l’industrie humaine, étaient ignorés dans le paradis
terrestre. On n'y buvait pas de vin, on n’y tuait pas d'animaux, on n'y
connaissait pas tout ce qui tourmente l'esprit des malheureux mortels.
C'est parce que nous n'avons pas jeûné, que nous avons été chassés du
paradis : jeûnons donc pour y rentrer. Ne voyez-vous pas que c'est le
jeûne gui a ouvert à Lazare l’entrée du ciel ? N’imitez pas la
désobéissance d'Ève : ne suivez pas les conseils du serpent perfide, qui
lui suggéra de manger du fruit de l'arbre pour flatter ses sens. Ne vous
excusez ni sur votre faiblesse, ni sur votre santé : ce n'est pas à moi
que vous alléguez des excuses, mais à celui qui connaît tout. Vous ne
sauriez jeûner, dites-vous ; mais vous savez bien, manger sans aucune
retenue, et user votre corps en le chargeant de nourritures. Toutefois
les médecins ordonnent à leurs malades, non des mets variés, mais une
diète rigoureuse. Quoi ! vous pouvez vous incommoder en mangeant, et
vous ne pouvez vous abstenir de manger ! passe-t-on mieux la nuit après
s'être livré aux excès d'un grand festin qu'après s'être contenté d'un
repas frugal ? Chargé de vin et de viande, vous vous tourmentez dans
votre lit, vous vous tournez de tous côtés sans savoir quelle position
choisir. Dira-t-on qu'un pilote conduit plus aisément un vaisseau chargé
outre mesure, qu'un vaisseau leste et dégagé. Le moindre soulèvement de
flots submerge le navire que son propre poids accable déjà : celui qui
n'a qu'une charge médiocre surnage aisément, parce que rien ne l'empêche
de s'élever au-dessus des vagues. Ainsi les corps appesantis par les
viandes deviennent la proie des maladies : au lieu que ceux qui ne
prennent qu'une nourriture sobre et légère, échappent aux menaces d'une
maladie, comme à un soulèvement de flots, et dissipent bientôt les maux
actuels qui viennent les assaillir comme un violent orage. Vous croirez
donc qu'il y a plus de peine à être assis qu'à courir, à se tenir en
repos qu'à lutter, puisque vous dites que les délices conviennent mieux
aux personnes infirmes qu'une diète raisonnable ? La chaleur naturelle
digère bien une quantité modique de nourriture et en forme une bonne
substance; mais si on lui donne plus d'aliments qu'elle n'en saurait
porter, elle ne peut les digérer entièrement ; et de-là viennent toutes
les maladies.
Mais reprenons
l’histoire de l'antiquité du jeûne, et montrons comment tous les saints,
le recevant les uns des autres comme un patrimoine, il s'est transmis
jusqu'à nous de pères en fils par une succession non interrompue. On ne
connaissait point le vin dans le paradis terrestre, on n'y tuait point
d'animaux, on n'y mangeait point de chair. C'est après le déluge que le
vin a été connu ; c'est après le déluge qu'il a été dit aux hommes:
Nourrissez-vous de tout ce qui a vie et mouvement ; je vous l'abandonne,
comme les légumes et les herbes de la campagne (Gn. 9. 8). C'est
lorsqu'on a désespéré de leur perfection, qu'on leur a accordé cette
jouissance. Ce qui prouve qu'on n'avait aucune expérience du vin, c'est
que Noé en ignorait l'usage. Cette liqueur n'avoir pas encore été
introduite dans le monde, et les hommes n'étoffent pas accoutumés à s'en
servir. Comme donc Noé n'avait vu personne en boire, et qu il ne l'avait
pas éprouvée lui-même, il se trouva pris sans qu'il pût s'en garantir.
Noé planta la vigne, dit l'Écriture, il but de son fruit, et s'enivra
(Gn. 9. 20) : non qu'il fût coupable, mais il ignorait la quantité de
vin qu’on pouvait se permettre. Ainsi les hommes n'ont connu le vin
qu'au sortir du paradis terrestre, tant la dignité du jeûne est
ancienne.
Nous savons que
c'est par le jeûne que Moïse s'est approché de la montagne. Jamais il
n'eût osé monter sur cette cime fumante, jamais il n'eût eu la hardiesse
de pénétrer dans la nue, s'il n'eût été muni du jeûne (Ex. 24. 18.—34.
28). C'est le jeûne qui a fuit recevoir la loi écrite de la main de Dieu
même sur des tables. Au haut de la montagne le jeûne obtenait du
Seigneur la loi, tandis qu'ail bas la gourmandise précipitait le peuple
dans tous les excès de l'idolâtrie. Le peuple s'assit pour manger et
pour boire, et il se leva pour jouer (Ex. 32. 6). Ce qu'un fidèle
serviteur avait obtenu en priant et en jeûnant durant quarante jours, la
seule intempérance le rendit inutile : et les tables écrites de la main
de Dieu qu'avait reçues le jeûne, l'excès de vin les brisa, le prophète
ne jugeant pas qu’un peuple ivre fût digne de recevoir du Seigneur ce
riche trésor. Un peuple que Dieu avait instruit par les plus grands
prodiges, fut plongé par la gourmandise dans l’idolâtrie des Égyptiens.
Faites le parallèle, et voyez comment le jeûne nous approche de Dieu,
comment les délices nous perdent.
Poursuivons, et
avançons dans l’histoire sainte. Qu'est-ce qui a avili Ésaü, et l'a
rendu esclave de son frère n'est-ce pas un seul potage qui lui a fait
vendre son droit d'aînesse ? Pour Samuel, n'a-t-il pas été accordé à la
prière et au jeûne de sa mère ? Qu'est-ce qui a rendu invincible le
brave Samson ? n'est-ce pas encore le jeûne ? C'est par le jeûne qu'il a
été conçu dans le ventre de sa mère ; le jeûne l'a mis au monde, le
jeûne l'a nourri, le jeûne l'a fortifié jusqu'à ce qu'il lait devenu
Monime. Il s'est montré fidèle à ce précepte de l'Ange: Il ne mangera
pas du fruit de la vigne, il ne boira pas de vin, ni d’aucune liqueur
fermentée (Jg. 13. 14). Le jeune enfante les prophètes et fortifie les
puissants. Le jeûne instruit les législateurs; il est la meilleure garde
de l'âme, le plus sûr compagnon du corps, l'armure des gens braves, le
gymnase des athlètes; il chasse les tentations, excite à la piété, fait
aimer la sobriété, inspire la modestie ; donne du courage dans la guerre
et apprend à chérir la paix; il sanctifie les Nazaréens, il consacre les
prêtres, qui ne pourraient, sans lui, offrir le sacrifice dans le culte
mystique et véritable de nos jours, qui ne le pouvaient pas même dans
celui qui a précédé et qui n'en était que la figure. C'est par le jeûne
qu'Élie fut favorisé d'une vision extraordinaire. Il purifia son âme en
jeûnant quarante jours ; et il mérita de voir le Seigneur dans la
caverne d'Horeb, autant qu'il est possible à un homme. C'est après avoir
jeûné qu'il rendit l'enfant à la veuve, et qu'il sut triompher de la
mort même. La parole sortie d'une bouche sobre ferma le ciel pendant
trois ans et six mois pour punir un peuple prévaricateur. Il s'exposa
lui-même avec les autres à cette calamité, pour amollir des âmes dures
et intraitables. Vive le Seigneur, dit-il ; il ne tombera de pluie sur
la terre que selon la parole qui sortira de ma bouche (3. Rois. 17. 1).
Il obligea par la famine tout un peuple de jeûner, afin de corriger les
désordres, suites des délices et d'une vie dissolue. Et le prophète
Élisée comment vivait-il comment fut-il reçu chez la Sunamite ? comment
lui-même traita-t-il les prophètes ? Il leur donna des herbes sauvages
et un peu de farine. On avait mêlé parmi ces herbes de la coloquinte, et
tous ceux qui en mangèrent eussent été en danger de périr, si le jeûne
et les prières du prophète n'eussent amorti la force du poison. Enfin
c'est le jeûne qui a conduit tous les Saints à une vie selon Dieu.
Il est une sorte de
pierre appelée amiante
,
qui ne peut être consumée par le feu ; qui, jette dans les flammes,
paraît être réduite en charbon, mais qui en étant tirée n'en est que
plus pure comme si elle eût été lavée dans l'eau. Tels étaient les corps
des trois enfants de Babylone ; le jeûne leur donnait la vertu de
l'amiante. Au milieu d'une ardente fournaise, supérieurs au feu tonie
s'ils eussent été d'or, ils n'en reçurent aucun dommage : ils parurent
même plus puissants que l'or, puisque le feu, loin de fondre leurs
chairs, les conservait intacts. Cependant rien alors ne résistait à une
flamme, dont la violence redoublée par des amas de sarments, de souffre
et de bitume, s'étendait à quarante-neuf coudées, dévora tous les objets
environnants, et consuma nombre de Chaldéens. Entrés avec le jeûne dans
un incendie aussi terrible, les trois jeunes hommes le foulèrent aux
pieds : ils respiraient un air doux et suave au milieu d'un feu violent,
qui respecta même leur chevelure, parce que c'était le jeûne qui l'avait
nourrie et entretenue. Daniel, cet homme de désir, après avoir passé
trois semaines sans manger de pain et sans boire de vin, apprit aux
lions à jeûner dans la fosse : leurs dents ne purent entamer son corps,
comme s'il eût été de pierre, ou de fer, ou de quelque autre matière
plus dure. Le jeûne avait donné au corps du Saint une trempe de nature à
émousser les dents de ces animaux féroces, qui n'entreprirent pas même
de le dévorer. Ainsi le jeûne éteint les flammes et adoucit les lions.
Le jeûne sert
d'ailes à la prière pour s'élever en haut et pénétrer jusqu'aux cieux.
Le jeûne est le soutien des maisons, le père de la santé, l'instituteur
de la jeunesse, l’ornement des vieillards, l'agréable compagnon des
voyageurs, l'ami sûr des époux. Un mari ne soupçonne pas la fidélité de
sa femme, quand il la voit faire du jeûne ses délices: une femme n'est
pas jalouse de son mari, quand elle le voit chérir et embrasser le
jeûne. Le jeûne n'a jamais ruiné une maison. Comptez ce que vous avez de
bien aujourd’hui ; comptez encore par la suite, et vous ne trouverez pas
que le jeûne ait rien diminué de votre fortune. Lorsque l'abstinence
règne, nul animal ne déplore son trépas : le sang ne coule nulle part,
molle part une voracité impitoyable ne prononce une sentence cruelle
contre les animaux : le couteau des cuisiniers se repose; la table se
contente des fruits que donne la nature. Le sabbat avait été donné aux
Juifs, pour qu'ils laissassent reposer leurs bêtes de somme et leurs
serviteurs (Exe. 20. 10). Que le jeûne donne quelque relâche à ceux qui
vous servent toute l'année, qu’ils respirent de leurs continuels
travaux. Qu'on n'entende plus dans votre maison tout ce tumulte, que la
fumée et l'odeur des viandes en soient bannies ; que cette foule
d'hommes diversement employés au service de la table, qui vont et qui
viennent sans cesse tour exécuter les ordres du ventre, de ce maître dur
et sans pitié, se tiennent enfin tranquilles. Les collecteurs des
tributs laissent au moins quelques moments de repos à ceux qui sont sous
leur juridiction : cille le ventre fasse au moins avec nous une trêve de
cinq jours
,
ce ventre insatiable, qui demande toujours et n'est jamais satisfait,
qui a déjà oublié aujourd'hui ce qu'on lui donna hier, qui raisonne star
la tempérance lorsqu'il est rempli, et ne sonne plus à ses beaux
préceptes dès qu'il a digéré. Le jeûne ne connaît pas l'usure ; ces
intérêts accumulés, qui se replient comme des serpents, sont ignorés à
la table de l’homme sobre. Ses enfants non plus ne recueillent pas le
triste héritage de ses dettes. Le jeûne d ailleurs est propre à inspirer
la joie et la satisfaction. On boit avec plaisir quand on a soif, la
faim assaisonne tous les mets: ainsi l'abstinence, qui interrompt le
cours de la bonne chère, réveille l'appétit, et donne du goût aux
viandes. Si donc vous voulez trouver agréable ce que vous mangez, faites
diversion par le jeûne. La satiété des délices en émousse le goût, et
l'excès du plaisir le fait disparaître. Les meilleures choses fatiguent
par la continuité de la jouissance. On jouit avec empressement de ce qui
ne s'offre que de loin à loin. c'est ainsi que le Créateur nous a ménagé
par la vicissitude un plus vif agrément dans les faveurs journalières
dont il nous comble. Le soleil paraît plus brillant après la nuit, le
réveil est plus agréable après le sommeil, la santé est plais douce
après la maladie ; la table de mène est plis satisfaisante après le
jeûne, pour le riche dont la table est somptueuse, comme pour le pauvre
dont la nourriture est simple et frugale. Craignez le malheur de ce
riche de l'Évangile, que les délices ont plongé dans les enfers (Lc. 16.
19 et suiv.). Ce n'est point pour ses injustices, mais pour sa vie molle
qu'il a été condamné à un feu éternel. Pour éteindre ce feu, il faut de
l'eau. Ce n'est pas seulement pour la vie future que le jeûne est utile;
il contribue encore à la santé dans cette vie. Un excessif embonpoint
est sujet à bien des retours, parce que la nature qui succombe ne peut
en soutenir le poids. lotis dédaignez maintenant de boire de l'eau;
prenez garde d'avoir par la suite, comme le mauvais riche, à en désirer
une seule goutte. L'eau n’a jamais enivré personne ; l'eau ne charge pas
la tète elle ne lie ni les pieds ni les mains quand on boit de l'eau, on
n'a jamais besoin pour marcher du secours d'autrui. Les mauvaises
digestions, suite de l'intempérance, occasionnent des maladies
fâcheuses. L’extérieur de l’homme qui jeûne n'a rien que de vénérable.
Son teint n'est pas fleuri, ni coloré d'un rouge insolent, mais décoré
d'une pâleur modeste; ses yeux sont doux, sa démarche gave, son air
réfléchi : il ne se permet pas un ris immodéré ; son langage est aussi
tranquille que son âme est pure.
Rappelez-vous les
saints des siècles passés, dont le monde n'était pas digne, qui erraient
couverts de peaux, manquant de tout, persécutés, affligés (Hb. 11. 37 et
38). Imitez leur conduite, si vous voulez obtenir leur gloire. Qu'est-ce
qui a fait reposer Lazare dans le sein d'Abraham ? N’est ce pas le jeûne
? Toute la vie de Jean-Baptiste n'était-elle pas un jeûne continuel? il
n'avait ni lit, ni table, ni terre labourable, ni boeuf pour labourer,
ni grains, ni serviteur pour les moudre, en un mot aucune des choses
nécessaires à la vie. C’est pour cela que parmi ceux qui sont nés des
femmes, il n'en a point paru de plus grand que Jean-Baptiste (Mt. 11.
11). Entre toutes les tribulations dont se glorifiait Paul, c'est
surtout le jeûne qui l'a transporté au troisième ciel. Enfin
Jésus-Christ notre Seigneur, après avoir fortifié, par le jeûne, la
chair qu'il a prise pour nous, a voulu soutenir dans cette même chair
les attaques du démon, afin de nous apprendre comment nous devons nous
disposer et nous exercer aux combats des tentations. comme la divinité
du Fils de Dieu le rendait inaccessible à l'esprit tentateur, il s'est
assujetti à nos besoins, afin de lui donner occasion de l'attaquer par
cette apparence de faiblesse. Près de monter aux cieux, s’il a pris de
la nourriture, ce n'était que pour fournir des preuves de sa
résurrection.
Et vous, vous ne
cesserez pas d'engraisser votre corps à l’excès, tandis que vous ne vous
embarrasserez nullement de laisser dessécher votre esprit en négligeant
de le nourrir d'une doctrine salutaire et vivifiante! Dans la mêlée,
secourir un parti,c’est faire succomber l'autre: ainsi se ranger du
parti de la chair, c'est combattre contre l'esprit; comme passer du côté
de l'esprit, c'est assujettir la chair: car ce sont deux puissances
opposées. Si donc vous voulez fortifier l'esprit, il vous faut dompter
la chair par le jeûne. C'est-là ce qui a fait dire à l’apôtre : Plus
l’homme intérieur se détruit en nous, plus l'homme extérieur se
renouvelle ; et ailleurs : Lorsque je suis faible, c'est alors que je
suis fort (2. Cor. 4. 16. - 12. 10). Ne mépriserez-vous pas des viandes
corruptibles? ne désirerez-vous pas la table du royaume céleste, que
vous préparera le jeûne d'ici-bas, ignorez-vous que l'intempérance vous
engendre une foule de vers rongeurs ? Qui jamais dans les délice,
continuelles d'une table abondante, mérita de participer aux grâces
spirituelles ? Il fallut que Moïse se disposât par un second jeûne à
recevoir une seconde fois les préceptes de la loi (Ex. 34. 28). Les
Ninivites n'auraient pur échapper à la ruine totale dont ils étaient
menacés s'ils n'eussent fait jeûner jusqu'à leurs animaux. Quels sont
les Juifs dont les corps sont restés étendus dans le désert (Hb. 3.
17) ? ne sont-ce pas ceux qui demandaient à manger de la chair ? Tant
qu'ils se commuèrent de la manne et de l'eau du rocher, ils vainquirent
les Égyptiens, ils passèrent la mer à pied sec, il n'y avait pas de
malades dans leurs tribus (Ps. 104. 37) ; mais lorsqu'ils regrettèrent
les chairs de l'Égypte (Ex. 16. 3), qu’ils se transportèrent dans ce
pays par leurs désirs, ils fuirent privés du bonheur de voir la terre
promise. Cet exemple ne vous fait-il pas trembler ? ne craignez-vous pas
que votre amour pour des viandes terrestre ne vous prive des biens
éternels ? Le sage Daniel n'eût pas eu des visions aussi merveilleuses,
sil n'eût purifié et éclairé son âme par le jeûne. Les vapeurs et les
fumées qui s'élèvent d'une nourriture grossière, sont comme un nuage
épais qui offusque les lumières par lesquelles l'Esprit-Saint éclaire
nos intelligences. Si les anges prennent quelque nourriture, ce n'est
que du pain selon le témoignage du Prophète: L'homme a mangé le pain des
anges (Ps. 77. 25)
.
Ils ne connaissent ni la chair, ni le vin, ni rien de ce que désirent
avec tant d'ardeur les esclaves du ventre. Le jeûne est une arme qui
nous fait triompher de l'armée des démons. Cette sorte de démons, dit
Jésus-Christ, ne se chasse que par la prière et par le jeûne. Tels sont
les grands avantages que le jeûne nous procure. L'intempérance est la
source des plus affreux désordres. Les mets délicats et les vins exquis
nous portent à des passions brutales. Les délices irritent la
concupiscence et allument dans les hommes des désirs furieux qui les
rendent semblables à des chevaux indomptés. Les excès dit vin nous font
renverser l'ordre de la nature, pervertir et corrompre l'usage des
différents sexes. Le jeûne au contraire entretient la modestie et la
continence dans le mariage; il fait qu'on se retranche même les choses
permises, et que deux époux se les interdisent de concert pendant
quelque temps pour vaquer plus librement à l'oraison.
Prenez garde
néanmoins de borner l'avantage du jeûne à l'abstinence des viandes. Le
jeûne véritable est de s'abstenir des vices. Rompez tout lien
d'iniquité (Is. 58. 4 et. 6) : pardonnez à votre prochain la peine qu’il
a pu vous faire, remettez-lui ses dettes; ne jeûnez plus pour faire des
procès et des querelles. Vous ne mangez point de chair, mais vous
dévorez votre frère. Vous vous abstenez de boire du vin, mais vous ne
modérez aucune des passions qui vous emportent. Vous attendez le soir
pour manger, mais vous consumez, tout le jour dans les tribunaux.
Malheur à ceux que, non le vin, mais leurs passions enivrent (Is. 51.
21). La colère est une ivresse de l’âme; elle la trouble et la
transporte comme le vin. La tristesse est aussi une ivresse, puisqu'elle
enveloppe et ensevelit la raison. La crainte est une autre ivresse,
quand elle nous fait trembler mal à propos. Délivrez mon âme, dit David
au Seigneur, de la crainte de mon ennemi,(Ps. 63. 2). En général, toute
passion violente qui trouble et dérange la raison, peut être appelée
ivresse. A oyez un homme emporté par la colère: cette passion le rend
ivre ; il n'est plus maure; de lui-même, il ne se connaît plus, il ne
connaît aucun de ceux qui sont présents; il se jette sur tous ceux qu'il
rencontre, comme dans un combat nocturne ; il parie au hasard, il ne
peut se contenir, il invective, il frappe, il menace, il crie, il
s'emporte en jurements, il se livre à toute sa rage. Évitez une pareille
ivresse.
Fuyez aussi celle
que cause le vin. Ne vous préparez pas à boire de l'eau en buvant du vin
avec excès. Que l'ivresse ne vous introduise pas dans les mystères du
jeûne. Ce n'est pas l'ivresse qui conduit au jeûne, comme ce n'est pas
la cupidité qui conduit au désintéressement, ni l'intempérance à la
sagesse, ni en général le vice à la vertu. Il est un autre chemin qui
conduit au jeûne; la frugalité mène au jeûne comme l'ivresse mène aux
dissolutions. Les athlètes se préparent au combat par des exercices; on
se dispose au jeûne en s'exerçant à l'abstinence. Ne cherchez pas à
éluder la loi, et à vous dédommager d'avance, par la débauche, d'un
jeûne de cinq jours
.
C'est en vain que vous mortifiez votre corps, si vous ne rendez pas
cette mortification utile en renonçant au vice. Vous confiez des
provisions à un cellier perfide : vous versez du vin dans un tonneau
percé. Le vin s'écoule par le passage qu'il trouve ouvert, et le péché
demeure. Un esclave fuit le maître qui le frappe; et vous ne vous
éloignez pas du via qui attaque tous les jours votre tête. La meilleure
mesure dans l'usage du vin, c'est de n'en prendre que pour le besoin du
corps. Si vous passez aujourd’hui les bornes, vous aurez demain la tête
pesante, vous serez ennuyé, étourdi, vous exhalerez une odeur
désagréable, vous croirez que tous les objets qui vous environnent
tournent autour de vous. L’ivresse cause un sommeil qui approche de la
mort, et un réveil qui ressemble à un assoupissement. Ne songez-vous
plus à celui que vous devez recevoir C'est celui qui nous fait cette
promesse consolante : Mon Père et moi nous viendrons, et nous ferons en
lui notre, demeure (Jn. 14. 23). Pourquoi donc recevez-vous d'abord
l’ivresse, et fermez-vous par-là l'entrée au Seigneur ? pourquoi
invitez-vous l’ennemi à s'emparer des avenues de votre âme? L'ivresse ne
reçoit pas le Seigneur, l'ivresse bannit l'Esprit-Saint. L'intempérance
chasse la grâce, comme la fumée chasse les abeilles. Le jeûne est
l'ornement de la ville, le soutien du forum, la paix des maisons, la
sûreté des fortunes. Voulez-vous comprendre quelle est sa dignité ?
comparez le jour où nous sommes avec le jour suivant: vous verrez le
bruit et le tumulte se changer en un calme profond. Je voudrais que nous
fussions aussi sages aujourd'hui que nous le serons demain, et que
demain il régnât la même joie qu'aujourd'hui.
Que le Seigneur qui
fait succéder les temps les uns aux autres, nous accorde, après nous
être exercés comme de braves athlètes, et avoir pratiqué constamment la
tempérance, d'arriver au jour oit seront distribuées les couronnes: qu
il nous accorde, après nous être conformés dans cette vie au Sauveur
souffrant, de recevoir dans la vie future la récompense de nos travaux,
de la main du souverain Juge, à qui soit la gloire dans les siècles des
siècles. Ainsi soit-il.
SOMMAIRE.
L'orateur, après
quelques réflexions sur la parole en général, et en particulier sur les
paroles de l'Écriture sainte, explique ce passage : Prenez garde à vous,
et ne recelez point dans votre coeur une mauvaise pensée. Il s'arrête
ensuite à ces premiers mots : Prenez garde à vous, et il en tire une
morale frappante pour chaque homme dans les différentes circonstances de
sa vie, dans les diverses affections qu'il éprouve, pour les hommes de
tous les biges et de tous les états. Il finit par engager ses auditeurs
à se considérer eux-mêmes, leur âme et leur corps, afin que les
merveilles qui sont en eux les élèvent à la connaissance de l'Être
suprême. De-là une belle description de l'âme et de ses facultés, du
corps et de ses parties principales.
Le Dieu qui nous a
créés nous a donné l'usage de la parole, afin que nous nous révélions
mutuellement les pensées de nos coeurs, et que, tirant nos idées
secrètes du fond de nos âmes, oit elles sont comme en réserve, nous en
fassions part aux autres par une suite du penchant qui nous porte à ce
commerce mutuel. Si nous étions de purs esprits, nous communiquerions
ensemble par la seule pensée; mais comme notre âme ne conçoit ses idées
qu'au milieu de l'enveloppe charnelle dont elle est inséparable, elle a
besoin de mots et vie paroles pour les manifester au-dehors. Lorsque nos
pensées empruntent la voix pour se produire, portées sur la parole comme
dans une espèce de nacelle, elles traversent l’air, et passent de celai
qui parle à celui qui écoute. Si elles trouvent un calme profond et
tranquille, le discours repose clans les oreilles des auditeurs comme
dans un port paisible, à l'abri des orages; il fait, pour ainsi dire,
naufrage, et se dissipe au milieu de l'air, si le bruit, de la part des
auditeurs, excite comme une tempête violente. Procurez donc par le
silence le calme à mes discours, dont vous pourrez tirer quelque
avantage important.
La vérité n'est pas
facile à saisir, et elle peut échapper sans peine à des auditeurs peu
attentifs, parce que l’Esprit-Saint a donné aux paroles de l'Écriture de
la brièveté et de la précision, pour qu'elles renferment beaucoup de
choses en peu de mots, et que par-là on les retienne plus aisément. Le
grand mérite d'un discours, est de n'être ni tellement succinct que la
brièveté le rende obscur, ni tellement diffus qu’il s'égare en idées
vagues et, inutiles. Tel est le passage qu'on vient de vous lire, qui
est tiré du livre de Moïse. Pour peu que vous ayez été attentifs à la
lecture, vous pouvez vous le rappeler, à moins qu'il ne vous ait
échappé, parce qu'il est conçu en peu de paroles. Voici le passage :
Prenez garde à vous, et ne recelez point dans votre coeur une mauvaise
pensée (Dt. 15. 9). Nous sommes fragiles et nous péchons facilement par
pensées; c'est pour cela que Dieu, qui a formé nos coeurs, sachant que
les mouvements de notre volonté nous font tomber dans plusieurs
désordres, nous recommande de conserver dans une grande pureté la partie
raisonnable de l'âme, celle qui gouverne : il veut que nous donnions la
plus grande attention et le plus grand soin à la partie qui nous fait
pécher le plus promptement. Les médecins habiles qui connaissent le
tempérament des corps faibles, prescrivent des remèdes de précaution
propres à les fortifier : ainsi le Père commun des hommes, le Médecin
véritable des âmes, nous donne des moyens pour fortifier en nous la
partie qui est la plus faible et la plus portée au mal. Les actions qui
dépendent du corps, demandent du temps, du travail, du secours, des
occasions commodes, et toutes les ressources convenables ; mais les
mouvements de la pensée s'accomplissent en un moment, sans peine, sans
embarras, sans attendre l'occasion qui est toujours prête. Souvent un
homme, dont tout l'extérieur est grave et sévère, qui montre au-dehors
toutes les apparences de la sagesse, souvent, dis-je, au milieu même de
l'assemblée qui admire et respecte sa vertu, il se porte, par la pensée,
dans le fond le plus secret de son âme, oit il trouve matière à un péché
grave : son imagination lui représente l'objet d'un amour illicite, il
se figure un commerce peu honnête; enfin, travaillant en quelque sorte
et peignant au-dedans de lui-même un plaisir sensible, il commet un
péché dont il n'a nul témoin, qui reste inconnu à tout le monde, jusqu'à
ce que vienne celui qui montrera au grand jour ce qui est caché dans les
ténèbres, et qui dévoilera les pensées les plus secrètes (1 Cor. 4. 3).
Prenez donc garde de recéler dans votre coeur une mauvaise pensée. Celui
qui regarde une femme avec un mauvais désir, a déjà commis l'adultère
dans son coeur (Mt. 5. 28). Je le répète, les actions qui dépendent du
corps trouvent beaucoup d'obstacles ; au lieu que celui qui pèche par la
volonté, consomme le péché aussi promptement que la pensée se conçoit.
Comme donc la chute est prompte, on vous a donné un prompt remède. On
vous recommande de ne point receler dans votre cœur une pensée mauvaise.
Mais plutôt
reprenons les premières paroles du passage: Prenez garde à vous ; le
Dieu créateur de l'univers a donné à chaque animal tout ce qui est
nécessaire à sa conservation; et pour peu qu'on y réfléchisse, on verra
que la plupart des brutes, sans avoir eu de maîtres, savent rejeter ce
qui peut leur nuire, et que, par un penchant naturel, elles se portent à
ce qui leur est utile. Ainsi Dieu, qui prend soin de nous instruire,
nous donne un précepte important, afin que ce que les animaux ont par le
seul instinct et saris aucune réflexion qui précède, nous le fassions,
nous, avec le secours de la raison et d'après une attention réfléchie;
afin que nous soyons fidèles à pratiquer les préceptes que Dieu nous
donne, fuyant le péché comme les bêtes fuient les pâturages qui leur
sont funestes, et recherchant la justice comme elles recherchent les
herbes qui leur sont propres. Prenez donc garde à vous, afin que vous
puissiez discerner ce qui vous est nuisible de ce qui vous est
salutaire. il est deux sortes d’attentions : premièrement, on se sert de
ses yeux pour bien examiner les objets visibles ; secondement, on
emploie les lumières de l’esprit pour contempler les choses
spirituelles. Si le précepte qui nous ordonne de prendre garde à nous,
ne devait s'entendre que ces yeux du corps, nous en conclurions aussitôt
que la pratique en est impossible. Car comment un homme se verrait-il
tout entier ? L’œil ne saurait se voir lui-même, il n'atteint pas à la
tête, il ne connaît ni le dos, ni le visage, ni les entrailles. Or ce
serait anse impiété de dire que les préceptes de l’Esprit-Saint sont
impossibles. Il reste donc que le précepte soit entendu de l’action de
l'esprit. Prenez garde à vous, c'est-à-dire, faites de sérieuses
réflexions sur vous-même; que les yeux de votre âme ne se reposent
jamais, qu’ils veillent sans cesse à votre garde. Vous marchez au milieu
des pièges (Ec. 9. 20). Votre ennemi vous dresse de tous les côtés des
embûches cachées. Examinez donc autour de vous, afin que vous soyez
sauvé comme la chèvre ou comme l'oiseau qui échappent aux filets (Prov.
6. 5). La chèvre a le regard si perçant, qu'elle ne peut être prise dans
le filet que ses yeux aperçoivent toujours; si l'oiseau est attentif, la
légèreté de ses ailes trompe l'espoir du chasseur. Ne le cédez pas à des
animaux, en attention à vous garder vous-même. Craignez d'être pris dans
les filets du démon, de devenir sa proie, et d’être mené par lui à son
gré (2 Tim. 2. 26).
Prenez garde à
vous, c'est-à-dire, prenez garde à votas seul, et non à ce qui est à
vous ; car nous sommes bien distingués de ce qui est à nous ou autour de
nous. L'âme et l'intelligence, voilà ce qui est nous, et c'est par-là
que nous avons été faits à l'image du Créateur. Le corps et les sens
corporels sont à nous. Autour de nous sont les richesses, les arts,
toutes les commodités de la vie. Quel est donc le sens de l'Écriture ne
prenez point garde à la chair, ne recherchez point avec empressement ce
qui lui est agréable, la santé,la beauté, la jouissance des plaisirs,
une longue vie. Ne soyez pas ébloui put les richesses, par la gloire,
par la puissance ; n'ayez pas une assez grande idée de tout ce qui
contribue au bonheur d’une vie passagère, pour y donner tous vos soins
et négliger ce qui concerne votre vie principale. Prenez garde à vous,
c'est-à-dire, prenez garde à votre unie. parez-la, prenez soin d'elle,
ayez attention à la nettoyer de toutes les souillures et de toutes les
taches du vice, à l'embellir et à la décorer de tous les ornements de la
vertu. Examinez ce que vous êtes, connaissez votre nature, sachez que
votre corps est mortel et votre âme immortelle ; que nous avons une
double vie, l'une propre à la chair, qui dure peu, l’autre conforme à
l’âme, qui ne connaît point de limites. Prenez donc garde à vous: ne
vous attachez pas aux choses mortelles, comme si elles étaient
éternelles; ne méprisez pas les éternelles, comme si elles étaient
passagères. Dédaignez la chair qui passe, ayez soin de l’âme qui est
immortelle. Observez envers vous-même les règles d’une exacte justice,
pour dispenser à l’âme et au corps ce qui leur convient. Donnez à l'un
des aliments et des habits; réservez pour l'autre des maximes de piété,
une éducation honnête, la pratique de la vertu, le calme des passions
violentes. A engraissez pas trop le corps et ne vous occupez pas avec
inquiétude de nourritures charnelles. Comme la chair et l'esprit ont des
désirs contraires et qu'ils sont opposés l'un à l'autre (Gal. 5. 17), ne
vous attachez pas à la chair, et n'augmentez pas la force de l'être
inférieur. Dans les balances, si loti charge un des bassins, on rend
nécessairement l'autre plus léger. Il en est de même de l’âme et du
corps, la puissance de l’un diminue nécessairement la puissance de
l'autre. Si le corps a trop d embonpoint et vit dans une trop grande
aisance, par une conséquence nécessaire, l'esprit est faible et
languissant dans ses opérations : au contraire, si l’âme est en bon
état, et si elle s’élève à sa grandeur naturelle par la contemplation
des choses célestes, il s'ensuit que le corps perd de son embonpoint et
de sa force. Le précepte dont nous parlons est aussi utile aux malades
que parfaitement propre à ceux qui se portent lien. Les médecins
recommandent a leurs malades de prendre garde à eux-mêmes, et de ne rien
négliger de ce qui petit les conduire à la santé. Le médecin de nos
âmes, par un court précepte comme par un remède fort simple, guérit
notre âme que le péché a rendue infirme. Prenez donc garde à vous-même,
et faites en sorte de proportionner le remède à la qualité dut mal. A
vous avez commis un péché grave: il faut avoir recours à la confession,
verser des larmes amères, veiller et jeûner sans cesse. Votre offense
est légère: la pénitence doit être proportionnée à l'offense.
Appliquez-vous seulement à connaître la santé et la maladie de votre
âme. Plusieurs, faute d’attention, ne savent pas même s’ils sont
malades, quoiqu'ils le soient dangereusement. Le précepte de prendre
garde à soi est utile à ceux qui sont en santé comme à ceux qui n'y sont
pas : il guérit les uns et perfectionne les mitres.
Amis tous qui avons
été instruits par la vérité, nous sommes chargés chacun de fonctions
particulières qui nous sont marquées suivant l'Évangile. L'Église est
comme une grande maison qui renferme, non seulement des vases de toute
espèce, d'or, d'argent, de bois, de terre (2. Tim. 2. 20), mais encore
toutes sortes de professions et d'arts. On trouve dans la maison de
Dieu, qui est l'église dit Dieu visant (I Tim. 3. 5), des chasseurs, des
voyageurs, des architectes, des laboureurs, des pasteurs, des athlètes,
des soldats. Vous êtes un chasseur envoyé par le Seigneur qui vous dit :
J'envoie un grand nombre de chasseurs, et ils les poursuivront sur
toutes les montagnes (Jr. 16. 16). Prenez donc garde que la proie ne
vous échappe ; tâchez de prendre avec la parole de vérité, pour les
amener au Sauveur, ceux que le vice a rendus féroces. Vous êtes un
voyageur, semblable à celui qui disait à Dieu : Dirigez mes pas (Ps.
33) ; prenez garde de vous écarter du vrai chemin, de vous détourner à
droite ou à gauche ; marchez dans la voie royale
.
Que l'architecte ait soin de jeter le fondement de la foi, qui est
Jésus-Christ. Qu il amasse ses matériaux, non du bois, non de la paille,
non de 1 herbe sèche, mais de l’or, de l'argent, des pierres précieuses.
Pasteur, remplissez tous les devoirs de votre emploi : et quels sont ces
devoirs ? ramenez ceux qui sont égarés, guérissez ceux qui sont malades,
bandez les plaies de ceux qui sont blessés. Laboureur (Lc. 13. 6. et
suiv.) fouissez autour du figuier stérile, et apportez-y tout ce qu'il
faut pour le rendre fécond. Soldat, acquittez-vous de toutes les
fonctions d'une milice sainte, combattez pour l'Évangile (1. Tim. 1.
18.— 2. Tim. 1. 8), combattez contre les esprits de malice, contre les
passions de la chair ; revêtez-vous de toutes les armes de Dieu (Ep. 6.
11) ; ne vous embarrassez point dans les affaires du siècle, afin de
plaire à celui qui vous a enrôlé (2. Tim. 2. 4). Athlète, prenez garde
vous, et observez scrupuleusement toutes les lois athlétiques ; car
personne n'est couronné, s'il n’a combattu légitimement (2. Tim. 5).
Imitez Paul qui s'occupait, à la fois, de la course, de la lutte, du
pugilat ; de même vous, comme un athlète habile à combattre avec le
geste, fixez les yeux de votre esprit sur votre adversaire, et ayez
l’attention de couvrir les parties du corps qui peuvent recevoir des
blessures mortelles. Dans les courses, allez toujours en avant, courez
de manière à remporter le prix (1. Cor. 9. 24). Dans la lutte, tenez
ferme contre les esprits invisibles en un mot, l’Écriture veut que, dans
la vie, vous ne soyez ni lâche, ni endormi, hais éveillé et attentif sur
vous-même. Le jour me manquerait si je voulais expliquer tous les
devoirs qui regardent les ouvriers de l'Évangile, si je voulais donner
toute son étendue au précepte, et montrer comment il convient à tous.
Prenez garde à
vous, ayez de la circonspection et de la prudence; conservez le présent,
prévoyez l'avenir. M'abandonnez point, par lâcheté, ce que vous avez
entre les mains, et ne vous repaissez point d'espérances chimériques
qui, peut-être, ne se réaliseront jamais. C’est la faiblesse des jeunes
gens : la légèreté de leur esprit leur persuade qu’ils possèdent déjà ce
qu’ils espèrent. Dans la solitude et le sommeil, ils se forgent mille
visions qui les abusent; leur imagination mobile leur représente mille
choses à la fois. Ils se promettent une vie célèbre, d’illustres
mariages, une brillante famille, une vieillesse heureuse, des honneurs
qui viennent de tous côtés. Ils ne s'en tiennent pas là leurs espérances
vont plus loin, et leur esprit exalté s'élève à ce qu’il y a de plus
grand parmi les hommes. Ils se bâtissent des maisons superbes qu’ils
remplissent de biens et de richesses : ils prennent sur tout le globe
autant de terrain que leur en donne la vanité de leurs pensées : ils en
renferment les récoltes dans des greniers imaginaires ; ils ajoutent à
tout cela de nombreux troupeaux, une foule de serviteurs, des dignités
et des charges, des gouvernements de nations, des commandements de
troupes, des guerres, des trophées, des monarchies et des empires. Les
vaines illusions d'un esprit échauffé leur font parcourir toutes ces
prospérités ; et dans leur folie extrême, ils croient Jouir des choses
qu'ils espèrent, comme s'ils les avoient déjà, comme si elles étaient
entre leurs mains. C'est le propre d'un esprit malade et oisif d'avoir
des songes étant éveillé. C'est pour arrêter ces pensées extravagantes,
pour réprimer ces écarts de l'imagination, pour modérer ses saillies,
comme avec un frein, que l'Écriture nous donne ce grand et sage précepte
: Prenez garde à vous-même ; au lieu de vous promettre ce que vous
n'avez pas, employez à votre avantage ce que vous avez.
Je crois que le
divin Législateur a encore usé de cet avertissement pour retrancher de
la société un vice fort commun. Comme la curiosité nous porte
naturellement à nous occuper de ce qui regarde autrui, plutôt que de
songer à nous-mêmes ; pour que nous ne tombions pas dans ce défaut,
cessez, nous dit-on, de vous inquiéter des fautes de tel homme ; ne
permettez à votre esprit d'examiner les vices des autres. Prenez garde à
vous, c'est-à-dire, tournez les yeux de votre aine vers l'examen de
vous-même. Plusieurs, suivant la parole du Fils de Dieu, voient une
paille dans poil de leur frère, et n'aperçoivent pas une poutre dans
leur propre oeil. Ne cessez donc pas de penser à ce qui vous regarde,
d'examiner si votre vie, est conforme aux préceptes de l'Évangile. Ne
portez pas les yeux au-dehors, pour voir si vous trouverez quelque chose
à reprendre, comme ce Pharisien superbe et présomptueux, qui, se tenant
debout, se justifiait lui-même et méprisait le Publicain. Demandez-vous
sans cesse si vous avez péché par pensée, si votre langue e prévenu
votre réflexion, si vos mains se sont portées à quelque action mauvaise
; et si vous trouvez clans votre vie beaucoup de fautes, ce qui est
inévitable à la faiblesse humaine, dites à Dieu avec le Publicain : Mon
Dieu, soyez-moi propice, parce que je suis un pécheur.
Prenez donc garde à
vous. Si vous jouissez d'une prospérité brillante, et que tout vous
réussisse selon vos désirs, cette parole sera près de vous comme un
utile et excellent conseiller, pour vous faire souvenir de l'inconstance
des choses humaines. Si vous vous trouvez accablé de malheurs, c'est un
remède aussi efficace contre l'abattement et le désespoir, que contre
l’orgueil et l'arrogance. L'étendue des richesses, l'éclat dei nom, la
splendeur de la patrie, la beauté du corps, les honneurs accordés de
toutes parts, vous inspirent-ils de la présomption et de la fierté,
prenez garde à vous ; songez que vous êtes poussière, et que vous vous
en retournerez en poussière. Considérez ceux qui, avant vous, ont été
comblés des mêmes avantages. Que sont devenus ces hommes si puissants
dans leurs villes, ces orateurs dont l'éloquence était invincible, et
qui fixaient l'attention des grandes assemblées ? que sont devenus ces
citoyens qui entretenaient des coursiers superbes, ces généraux, ces
satrapes, ces rois et cas princes ? tout cela n’est qu'une vile
poussière, tout cela n'est qu'une fable : de toute cette vie éclatante,
il ne reste que quelques ossements. Entrez dans les sépulcres, et
distinguez, si vous pouvez, l’esclave d'avec le maître, le pauvre d'avec
le riche, celui qui languissait dans une prison d’avec celui qui était
assis sur un trône, le faible d’avec le fort, le laid d'avec le beau.
Souvenez-vous de votre nature, et vous ne vous laisserez jamais
enorgueillir : or vous vous souviendrez de vous-même si vous prenez
garde à vous. osas êtes d'une naissance obscure, pauvre et né de parents
pauvres, sans force, sans ville, sans maison, manquant du plus étroit
nécessaire, tremblant devant la puissance, exposé par votre indigence à
mille insultes : l’indigent, dit le sage, ne peut résister aux menaces
(Prov. 13. 8) ; ne vous découragez point pour cela ; et parce que tout
vous manque dans le moment, ne perdez point toute espérance. Rappelez en
votre mémoire les biens que vous avez déjà reçus dru Seigneur, ceux
qu'il vous promet et qu'il vous réserve pour la suite. mous êtes homme,
le seul des êtres vivants qui ait été formé de la main de Dieu même, de
la main du Créateur de l'univers. Ce privilège, si vous pensez sagement,
ne suffit-il pas pour vous remplir de joie et de confiance ? Fait à
limage de celui qui voues a créé, vous pouvez, par vos vertus, vous
élever jusqu'à la dignité des anges. Vous avez été doué d'une urne
intelligente, par laquelle vous pouvez connaître Dieu, raisonner sur la
nature des êtres, cueillir les fruits agréables de la science. Tous les
animaux terrestres, sauvages et domestiques, tous ceux qui vivent sous
les eaux ou qui volent dans l'air, vous sont soumis et assujettis.
N'est-ce pas vous qui avez inventé les arts, fondé des villes, imaginé
tout ce qui peut servir à la commodité et aux plaisirs de la vie ? ne
pouvez-vous point, gr ace à votre raison, traverser les plaines liquides
? la terre et la mer ne fournissent-elles pas à votre subsistance ? le
ciel et les choeurs des astres n'étalent-ils pas à vos regards leurs
beautés et leur ordre admirable ? Pourquoi donc vous affliger, parce que
vous n'avez pas un cheval avec un frein d'or vous avez le soleil qui,
pendant tout le jour, fournit sa course rapide, et porte devant vous le
flambeau. L'or et l'argent ne brillent pas dans votre maison mais vous
avez la lune qui, pendant la nuit, vous prodigue la lumière. Vous n'êtes
pas traîné dans des chars tout éclatants d'or ? mais vous avez des pieds
fermes, voiture naturelle qui est née avec vous. Pourquoi donc porter
envie à ceux chez qui l’argent regorge, et qui ont besoin de pieds
étrangers pour se transporter d'un lieu à un autre ? Vous ne reposez pas
sur un lit d'ivoire ? mais vous avez la terre plus précieuse que
l’ivoire, sur laquelle vous pouvez vous étendre, et, libre d'inquiétude,
y goûter à l'instant les douceurs d'un sommeil agréable. Vous n'êtes pas
à couvert sous des lambris dorés? mais vous avez le ciel tout brillant
d'une infinité d'étoiles qui le décorent. Tels sont vos avantages
humains ; en voici d'un ordre supérieur : un Dieu fait homme pour vous,
l’effusion des grâces de l'Esprit-Saint, la destruction de l'empire de
la mort, l'espérance de la résurrection, les préceptes divins qui
perfectionnent votre vie, la faculté d'aller à Dieu par l'observance des
commandements, le royaume des cieux et les couronnes de justice réservés
à quiconque ne fuit pas les peines attachées à la pratique de la vertu.
Si vous êtes attentif sur vous-même, vous trouverez en vous ces
avantages, et de plus grands encore. Vous jouirez avec reconnaissez ce
de ce que vous avez, sans vous attrister de ce que vous n’avez pas.
Le précepte de
prendre garde à vous, vous sera d'un grand secours dans les situations
diverses où vous vous trouverez. Par exemple, la colère s empare de
votre esprit, elle vous porte à dire des paroles extravagantes, à faire
des actions dures et féroces : si vous prenez garde à vous, vous
dompterez par la raison votre colère, comme on dompte avec le mors un
jeune cheval indocile et impatient du frein ; vous modérerez votre
langue, et vois ne porterez pas les mains sur celui qui vous a irrité.
La concupiscence excite en vous-même des mouvements déréglés et peu
honnêtes : si volts prenez garde à vous, si vous pensez qu'une
satisfaction très courte sera suivie de peines amères ; que le plaisir
qui chatouille maintenant votre corps, engendrera un ver empoisonné qui
vous rongera à jamais dans l'enfer, et que le feu allumé dams vos
membres fera naître des flammes éternelles, les criminels désirs seront
mis sur-le-champ en fuite par cette réflexion ; et un calme admirable
règnera dans votre âme, comme on voit des servantes insolentes qui se
querellent, s'apaiser tout à coup à la vue d'une maîtresse respectable.
Prenez donc garde à vous, et sachez qu'aune partie de l’âme est
intelligente et raisonnable, que l'autre est sujette à des passions
folles et brutales ;
que l'une doit naturellement commander, que l'autre doit obéir à la
raison et lui être soumise. Ne souffrez donc pas que votre intelligence
assujettie devienne esclave des passions ; ne permettez pas à celles-ci
de s'élever contre la partie raisonnable, et d'usurper un empire qui ne
leur appartient pas.
Enfin, une
connaissance exacte de vous-même suffira pour vous conduire à la
connaissance de Dieu. Oui, si vous vous considérez attentivement, vous
n'aurez pas besoin de la structure de l'univers pour vous élever jusqu'à
l’Ouvrier suprême; vous verrez en vous, comme dans un petit monde, la
grande sagesse de celui qui vous a créé. L'âme incorporelle qui vous
anime, vous apprendra que Dieu est incorporel : vous saurez qu il n'est
pas limité par un lieu, puisque, par elle-même, votre âme n’occupe point
de place, et quelle n'est attachée à un lieu que par son union avec le
corps. Croyez que Dieu est invisible, en pensant que volet âme ne peut
être saisie par les yeux du corps, elle qui n’a ni couleur, ni figure,
ni aucune des marques qui circonscrivent le corps, enfin qui n'est
connue que par ses opérations. Ne cherchez donc pas à connaître Dieu par
une vue corporelle; mais, appuyant votre foi sur l'esprit, ayez de lui
une idée spirituelle. Admirez comment le grand Ouvrier a uni la
puissance de rame avec le corps ; comment cette âme, répandue dans
toutes les parties du corps, fait tendre à un même but et conspirer à
une même fin des membres entièrement séparés et différents. Considérez
les impressions que l’âme donne au corps, et la part qu'elle prend aux
peines de celui-ci ; comment le corps reçoit de l’âme la vie, comment
l’âme reçoit du corps le principe de la douleur ; voyez dans quelles
cellules l’âme renferme les sciences, comment les dernières
connaissances n'effacent pas les premières ; comment elles restent tout
imprimées dans la mémoire, bien distinctes, sans confusion, et se
conservent gravées dans la partie principale de l’âme, comme sur une
table d'airain ; voyez encore comment l’âme, s'abaissant aux désirs
charnels, perd sa beauté propre, et comment, se purifiant de la tache du
vice, elle reprend par la vertu sa ressemblance avec le Créateur.
Après avoir
contemplé votre âme, examinez votre corps, et admirez comment l’Ouvrier
suprême en a lait un domicile qui convient à une âme raisonnable.
L'homme est le seul animal qui ait été formé avec une structure droite,
afin que cette conformation vous apprenne que votre origine vient
d’en-haut. Tous les quadrupèdes regardent la terre et sont penchés vers
leur ventre : l'homme peut aisément lever les yeux vers le ciel, afin
qu'il ne soit pas occupé du v entre et des passions brutales, mais que
ses désirs se portent vers le séjour céleste. La tête est dans le lieu
le plus élevé ; c'est le siège des sens les plus nobles, de la vue, de
l'ouïe, du goût, de l’odorat : c'est-là qu'ils sont placés fort près
l'un de l'autre, sans que leur voisinage empêche leurs fonctions
particulières. Les yeux sont comme en sentinelle au-dessus des autres
parties du corps, afin qu'elles ne puissent point leur faire obstacle :
au-dessous des sourcils qui les mettent à couvert, ils dirigent droit
leur vue comme d'une guérite. L'organe de fouie n'est point ouvert en
ligne droite: il reçoit, par un conduit tortueux, les sons que l’air lui
apporte ; cette disposition est pleine de sagesse. Ainsi la voix passe
sans obstacle, et même retentit davantage étant réfléchie par les
détours : d'ailleurs la rencontre de corps étrangers ne peut nuire
par-là à ce sens. Considérez la nature de la langue, combien elle est
molle et flexible, combien clic est propre à tous les usages de la
parole par la diversité de ses mouvements. Les dents sont à la fois des
organes de la voix, en donnant à la langue un ferme appui, et des
instruments de nutrition, étant destinées, les unes à couper la
nourriture, les autres à la broyer. L’air qui passe par les poumons, la
chaleur qui se conserve dans le coeur, servent à la digestion, et aident
le sang à couler dans les veines. Les réflexions que vous ferez sur
toutes ces merveilles vous feront connaître la sagesse infinie de votre
Créateur, et vous vous écrierez avec le Roi-Prophète : La science de
votre nature a été en moi admirable d'après l'étude de moi-même (Ps.
138. 6). Prenez donc garde à vous, considérez-vous attentivement, afin
de vous élever à la connaissance de Dieu, à qui soient la gloire et
l'empire dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
SOMMAIRE.
CETTE homélie
renferme de très belles instructions données aux riches. L'orateur
commence par montrer assez au long combien le jeune homme qui avait
demandé à Jésus-Christ ce qu'il devint l'aire pour obtenir la vie
éternelle, et qui en avait reçu cette réponse : Vendez ce que vous avez,
et donnez-le aux pauvres, avait tort d'être affligé du précepte que lui
donnait le Sauveur du monde. Il expose en détail les divers usages que
la vanité et le luxe font faire aux riches de leurs richesses ; il
s'élève avec véhémence contre les avares qui enferment un or dont ils
devraient faire part à leurs frères indigents. Il rapporte et réfute les
divers prétextes qu'emploient les riches pour ne pas faire l'aumône. Il
peint des traits les plus forts et menace des plus grandes peines
l'homme cupide qui amasse toujours sans dire jamais : C'est assez; qui
commet mille injustices pour envahir le bien d'autrui. Il fait voir la
folie de ceux qui grossissent leur fortune, et qui veulent, disent-ils,
laisser un riche héritage à leurs unaus. Il finit par attaquer les
riches qui ne donnent rien aux pauvres pendant leur vie, et qui les
constituent héritiers dans leurs testaments. Il montre tout le vice et
souvent l'inutilité de ces dernières dispositions.
Nous avons parlé
dernièrement du jeune homme dont il est question aujourd'hui, et
l'auditeur attentif se rappelle les observations que nous avons faites.
D'abord, que ce n’était pas le même que le docteur de la loi dont il est
fait mention dans saint Luc (Lc. 10. 28). Car l'un n'interrogeait
Jésus-Christ que pour le tenter, et lui faisait des questions
captieuses. L'autre le questionne de bonne foi, mais ne sait pas
profiter des avis qu'il lui donne. En effet, s'il l'eût interrogé par
mépris, il n'eût pas été si affligé de ses réponses. L'Écriture nous le
représente avec un caractère moitié bon, moitié mauvais; louable d'un
côté, malheureux et désespéré de l'autre. Reconnaître Jésus-Christ pour
vraiment maître; et, dédaignant le faste des Pharisiens, l'orgueil des
docteurs de la loi, la foule des scribes, ne donner le nom de maître
qu'à celui qui est le seul vrai et bon Maître, voilà ce qui méritait
d'être loué dans le jeune homme. Le désir qu'il témoigne d'apprendre par
quels moyens il pourra obtenir la vie éternelle, est également digne de
louanges. Mais ce qui annonce la disposition d'un coeur qui recherchait
moins le véritable bien que ce qui plaît à la multitude, c'est qu'après
avoir reçu du vrai Maître des conseils salutaires, au lieu de les graver
dans son âme et de les mettre en pratique, il s'est retiré fort triste,
aveuglé par l'amour des richesses. Voilà ce qui décèle un caractère
équivoque et point d'accord avec lui-même. Quoi ! vous l'appelez maître,
et vous ne remplissez pas le devoir de disciple ! vous convenez qu'il
est bon, et vous négligez ce qu'il vous offre ! toutefois, un être bon
ne peut donner que de bonnes choses. Vous l'interrogez sur la vie
éternelle, et vous montrez que vous êtes livré tout entier aux avantages
de la vie présente !
Les conseils du
Maître vous paraissent-ils exagérés, trop durs et trop difficiles ?
Vendez ce que vous avez et donnez-le aux pauvres (Mt. 19. 1).
S'il vous
condamnait aux fatigues de ceux qui labourent la terre, ou à courir les
périls auxquels s'exposent les commerçons, ou à toutes les peines que se
donnent ceux qui ont envie de s'enrichir, vous auriez raison d'être
attristé et rebuté de la difficulté des conseils : mais si le chemin
qu'il vous montre pour arriver à la vie éternelle est aisé, s'il n'est
point semé de ronces et d'épines, et que cette facilité de faire votre
salut, au lieu de vous inspirer de la joie, vous attriste et vous
afflige, vous perdez tout le mérite de vos bonnes oeuvres. En effet, si,
comme vous dites, vous n'avez tué personne, si vous n'avez ni commis
d'adultère, ni dérobé le bien d'autrui, ni porté de faux témoignage,
vous rendez inutile le soin que vous avez pris de pratiquer la loi,
faute d'ajouter ce qui reste et ce qui seul peut vous ouvrir l'entrée du
royaume de Dieu. Si un médecin s'engageait à redresser quelqu'un de vos
membres qui serait estropié par nature ou par accident, vous seriez
satisfait sans doute : et lorsque le grand Médecin des âmes veut vous
rendre parfait en ajoutant ce qui vous manque d'essentiel, vous êtes
triste et mécontent. Il est clair que vous êtes bien éloigné du précepte
de l'amour du prochain, et que vous vous êtes rendu faussement le
témoignage de l’aimer comme vous-même. La proposition que vous fait le
Sauveur, est une preuve convaincante que vous manquez de la vraie
charité. Car s'il était vrai, comme vous l'avez assuré, que vous avez
rempli dès votre jeunesse le précepte de l'amour du prochain, et que
vous avez donné à chacun autant qu à vous-même, comment auriez-vous une
pareille abondance de richesses ? Le soin des pauvres entraîne de
grandes dépenses, pour que chacun ait ce qui est nécessaire, pour que
tous les hommes partagent également les biens de la terre et puissent
fournir à leurs besoins. Celui donc qui aime son prochain comme
lui-même, ne doit rien avoir plus que son prochain : or, il est constant
que vous avez des possessions très étendues. D’où vient cette inégalité,
si ce n'est de ce que vous préférez vos propres jouissances au
soulagement des autres. Ainsi, plus vous abondez en richesses, plus vous
manquez de charité. Si vous aviez aimé votre prochain, il y a long temps
que vous auriez songé à lui faire pari de vos biens. Mais vous êtes
attaché à ces biens comme à une partie de vous-même, et leur privation
vous causerait autant de douleur que la perte d'un membre essentiel. Si
vous vous étiez fait un devoir de vêtir celui qui est lia, de donner du
pain à celai qui a faim, d’ouvrir votre maison aux étrangers; si vous
étiez le père des orphelins, si vous aviez compassion de tous les
misérables, auriez-vous tant de peine à vous défaire de vos richesses ?
Si vous vous étiez occupé il y a longtemps à distribuer aux pauvres ce
que vous avez, il ne vous en coûterait pas d'abandonner ce qui vous
reste. Les commerçants ne font nulle difficulté de donner leurs effets
pour en avoir d'autres ; et moins ils donnent pour recevoir en échange
des choses d'un grand prix, plus ils se réjouissent comme ayant fait une
bonne affaire : et vous, vous vous affligez lorsque vous donnez de l'or,
de l'argent, des possessions terrestres, c'est-à-dire, des pierres et de
la boue, pour acheter un bonheur éternel. A quoi vous serviront vos
richesses ? vous en porterez des vêtements plus magnifiques ? mais une
robe de deux coudées peut suffire et vous servir autant que les habits
les plus somptueux. Vous chargerez votre table de mets plus succulents ?
mais du pain suffit pour vous rassasier. De quoi donc vous affligez-vous
? qu’est-ce qu'on vous enlève ? la gloire que procurent les richesses ?
mais si vous méprisez la gloire d'ici-bas, vous en trouverez une
véritable et éclatante qui vous accompagnera dans le royaume des cieux.
Mais, dira-t-on, il
est agréable de posséder des richesses, quand nième on n'en tirerait
aucun avantage. Outre que tout le monde conviendra qu'il y a de la folie
à aimer un argent inutile, ce que je vais dire surprendra peut-être,
quoiqu'il soit très véritable et conforme aux maximes du Fils de Dieu.
On conserve ses richesses en les répandant, on les perd en les retenant.
Si vous les gardez, elles vous échapperont ; si vous les répandez, elles
vous resteront. Il a répandu ses biens avec libéralité sur le pauvre,
dit David ; sa justice demeure dans tous les siècles (Ps. III. 9). Ce
n'est, dit-on, ni pour se nourrir plus délicatement, ni pour se vêtir
plus superbement, que la plupart souhaitent d'être riches ; et cependant
le démon, leur suggère mille moyens de faire des dépenses : il emploie
mille artifices pour leur persuader que les choses inutiles et
superflues sont absolument nécessaires, et que leur fortune n'est jamais
suffisante. Ils destinent leurs biens aux besoins présents et à venir :
ils en réservent une partie pour eux et une partie pour leurs enfants.
Ensuite ils les partagent en mille dépenses diverses. Écoutez quelles
sont leurs destinations différentes. Il faut, disent-ils, qu'une partie
de nos richesses soit pour notre usage, et que l'autre soit mise en
réserve. On ne se tient point dans les bornes de la pure nécessité.
Cette partie est pour la magnificence du dedans, cette autre est pour le
faste du dehors. L'une est pour l'appareil des voyages, l'autre pour
l'éclat et la splendeur de la maison. Rien de plus surprenant que de
voir toutes les inventions du luxe. C'est une multitude de chars
enrichis d'argent et d'airain pour traîner les hommes ou les bagages.
C'est un nombre infini de chevaux, dont on apprécie les races comme
celles des hommes. Les uns sont destinés à traîner pompeusement par la
ville les personnes délicates, les autres sont gardés pour la chasse,
les autres pour les voyages : leurs mors et leurs brides sont d'or et
d'argent, leurs housses sont de la plus belle pourpre ; on les pare plus
magnifiquement que de jeunes époux. C'est une foule de mulets distingués
par la couleur, qui ont devant et derrière eux des hommes pour les
conduire. Quels essaims de valets de toutes les espèces étalent partout
la grandeur du maître, servent à ses besoins ou à ses plaisirs !
intendants, officiers de bouche, échansons, chasseurs, peintres, et
mille autres. On voit des troupes de chameaux, dont les uns voyagent,
les autres restent dans les champs. On voit des haras de chevaux, des
troupeaux de tous genres, des hommes qui. les conduisent et qui les
gouvernent. Les terres sont suffisantes pour les nourrir et pour
augmenter les revenus. Nos riches fastueux ont des bains à la ville, des
bains à la campagne. Le marbre brille dans toutes leurs maisons : on
l'apporte de Phrygie, de Lacédémone, de Thessalie. Telle est
l'exposition de leurs divers domiciles, que les uns sent chauds en
hiver, les autres frais en été. Les planchers inférieurs sont parquetés
diversement : des lambris dorés décorent les planchers supérieurs.
Toutes les surfaces qui ne sont pas ornées clé reliefs offrent les plus
belles peintures.
Lorsqu'ils ont
consumé leurs revenus par tant de dépenses inutiles, ils enfouissent le
reste et le mettent en lieu sûr. L’avenir est incertain, disent-ils, il
faut se précautionner contre les nécessités imprévues. Il est incertain
si vous aurez besoin de l'argent que vous enfouissez, mais il est
certain que vous serez puni de votre cruauté envers les pauvres. Quoi !
parce que vous n avez pu, malgré tant de moyens, épuiser votre or, vous
allez cacher ce qui vous reste dans la terre ? Quelle folie ! vous
creusez ses entrailles pour en tirer l’or ; et vous allez l'y remettre
après l'en avoir arraché. De-là il arrive que vous enterrez votre coeur
avec votre argent. Où est votre trésor, dit Jésus-Christ, là est votre
coeur (Mt. 6. 21. ). Voilà pourquoi les commandements de Dieu paraissent
si durs aux riches. La vie leur semblerait odieuse s'ils n'étaient pas
occupés de dépenses superflues. Le jeune homme de notre évangile et ceux
qui lui ressemblent sont précisément dans le cas d'un homme qui
voyagerait par curiosité pour voir une ville, et qui, après avoir fait
courageusement le chemin, arrivé au pied des murs, s'arrêterait dans une
hôtellerie, aurait la paresse de ne pas aller plus loin, perdrait par-là
tout le fruit de ses peines, et se priverait du plaisir de connaître les
raretés de la ville. C’est-là le tableau fidèle de ceux qui observent
tous les commandements, et qui refusent de se dépouiller en faveur des
misérables. J'en ai vu plusieurs qui jeûnaient, qui priaient, qui
gémissaient, qui pratiquaient toutes les oeuvres de piété où l'on ne
débourse rien, et qui n’auraient pas donné une obole aux pauvres. A quoi
leur servent toutes leurs vertus qui ne peuvent leur ouvrir le royaume
des cieux ? Un câble, dit Jésus-Christ, entrerait plus facilement par le
trou d'une aiguille, qu’un riche par la porte du ciel (Lc. 18. 25). La
sentence est claire, celui qui la prononcée est incapable de mentir ;
mais qu’il est peu de gens à qui elle fasse impression !
Comment vivrai-je,
dira le riche, si j'abandonne tout ce que j'ai ? et que deviendra la
ligure de ce Inonde, si tous les hommes vendent leurs biens et les
abandonnent ? Ne me demandez pas l'explication des commandements du
Seigneur. Celui qui a porté la loi saura l'adapter à ce qui paraît
impossible. Votre coeur est comme en balance ; il ne sait s'il doit
s'attacher aux vains amusements de la vie présente, ou aux avantages
solides de la vie future. Les humilies raisonnables doivent croire qu
ils possèdent des biens pour les dispenser avec sagesse, et non pour en
jouir dans le sein des délices ; et lorsqu'ils sen dépouillent en faveur
des pauvres, ils doivent se réjouir comme s'ils abandonnaient un bien
d’autrui, et non s'attrister comme s’ils perdaient un bien propre.
Pourquoi vous affliger et vous laisser abattre parce qu’on vous dit :
Vendez ce que vous avez ? Quand même vos richesses vous suivraient dans
l'autre inonde, vous ne devriez pas vous attacher à des biens qui seront
effacés par d'autres infiniment plus précieux. Mais si elles doivent
nécessairement rester ici-bas, pourquoi ne les vendrions-nous point,
pour en tirer un gain immense ? Lorsque vous donnez de l'or pour avoir
un cheval, vous n’en ressentez aucune peine : et lorsque vous abandonnez
des biens corruptibles pour acquérir le royaume des cieux vous pleurez,
vous rebutez le pauvre qui vous demande, vous refusez de donner, vous
qui imaginez mille sujets de vaines dépenses ! Que répondrez-vous à
votre Juge ? Quoi ! vous revêtez des murailles, et vous n'habillez pas
un homme ? vous décorez des chevaux, et vous ne Nous embarrassez pas que
votre frère soit couvert de baillons ? vous laissez pourrir votre blé,
et vous ne nourrisses pas des malheureux qui périssent de faim ? vous
enfouissez votre or, et vous dédaignez un misérable qui est pressé par
l'indigence ? Si vous avez une femme vaine et fastueuse, ce sera bien
pis encore. Elle enflammera votre goût pour les plaisirs et pour les
délices ; elle excitera vos désirs insensés ; elle ne s'occupera que de
perles, de diamants, de pierres précieuses, de l’or qui brillera sur ses
habits et dans ses bijoux : en un mot, elle augmentera votre maladie par
l'amour de mille superfluités. Elle ne se contentera pas d'y songer en
passant ; les jours et les nuits seront sacrifiés à ces soins frivoles.
Mille flatteurs qui s'étudient à entretenir ses passions lui amènent des
marchands et des artisans de toutes les espèces. Elle ne laisse pas
respirer un moment son époux par les continuels sacrifices qu'elle exige
de lui. Les plus grandes richesses, des fleuves d'or ne pourraient
satisfaire les désirs d'une femme qui fait acheter les parfums des
contrées les plus lointaines, comme si c'était l'aile qu'on vend au
marché. Les pourpres les plus brillantes que les mers puissent fournir,
sont aussi communes chez elle que si c'étaient de simples étoffes
tissues de la laine de brebis. Elle fait enchâsser dans l'or les pierres
précieuses qu'elle recueille de toutes parts. Les unes ornent son
liront, les autres entourent son cou, d'autres enrichissent sa ceinture,
d'autres lui lient les pieds et les mains : les femmes somptueuses se
plaisent à être enchaînées, pourvu que leurs chaînes soient d'or. Un
mari esclave de tous les caprices de sa femme, pourra-t-il avoir soin de
son salut ? Comme les ondes, pendant la tempête, engloutissent aisément
des vaisseaux mal radoubés : ainsi les inclinations vicieuses des femmes
viennent aisément à bout d'entraîner les âmes folles de leurs maris. Or
des richesses dissipées de la sorte par un mari et une femme qui
cherchent mutuellement à se surpasser par l'invention de folles
dépenses, ne doivent trouver aucune voie pour soulager les misères
d'autrui. On vous attriste quand on vous dit : Vendez ce que vous avez,
et donnez-le aux pauvres, afin de pouvoir acquérir la vie éternelle; et
quand on vous dit : Donnez de l'argent pour fournir au faste de votre
épouse, pour payer des ouvriers et des artistes de toutes les
professions, vous vous réjouissez comme si pour votre or on devait vous
donner en échange des effets plus précieux. Ne voyez-vous pas que les
murailles de Césarée, minées par le temps, sont tombées en ruine ? on
n'en voit plus que des restes, comme des écueils qui dominent sur toute
la ville. Que de pauvres l'empressement d'élever ces murailles n'a-t-il
pas fait négliger par les riches d'alors ? que sont devenus tous ces
superbes ouvrages ? oit est celui qui les a ordonnés et dont on admirait
la puissance ? Les ouvrages ont disparu comme ces châteaux que les
enfants élèvent sur le sable: leur auteur est enseveli dans les enfers,
où il expie l'orgueil qui lui a fait construire de vains édifices.
Ayez une grande âme
; et des murs grands ou petits seront pour vous la même chose. Lorsque
passant devant la maison d'un homme opulent et fastueux à l'excès, je
vois les ornements divers qu'elle étale de tous cotés, je suis persuadé
que le maître n'a rien de mieux que ce qui frappe mes regards, et qu'il
décore des objets inanimés tandis qu'il néglige la parure de son âme.
Quel plus grand service, dites-moi, tirez-vous de siéges d'ivoire, de
lits et de tables d'argent, pour que vos richesses employées à ces
frivolités ne puissent passer dans les mains des pauvres? Votre porte
est assiégée de misérables qui réclament votre pitié du ton le plus
pathétique. Vous les re-butez, vous dites que votre bien ne pourrait
suffire à ceux qui vous demandent : votre bouche le proteste en jurant,
mais votre main dans son silence vous confond. Oui, la bague précieuse
qui brille sur votre doigt publie votre parjure. Combien pourrait-on
payer de dettes du prix de votre diamant? combien pourrait-on rétablir
de familles ruinées ? votre seule garde-robe suffirait à vêtir tout un
peuple qui meurt de froid. Cependant vous avez la barbarie de renvoyer
le pauvre sans lui faire la plus modique aumône. Vous ne craignez pas le
courroux de votre Juge, ni le châtiment dont il doit punir votre dureté.
Vous n'avez pas eu compassion des autres ; on n'aura point compassion de
vous. Vous avez fermé votre porte ; la porte du ciel ne vous sera pas
ouverte. Vous avez refusé du pain ; vous n'obtiendrez pas la vie
éternelle. Vous dites que vous êtes pauvre ; j'en conviens avec vous.
Celui-là est pauvre qui a beaucoup de besoins: or vous avez beaucoup de
besoins, parce que vos désirs sont insatiables. Vous voulez ajouter dix
talents à dix autres que vous avez déjà: quand vous en aurez vingt, vous
voudrez en avoir encore un pareil nombre ; et votre bien qui grossit ne
fait qu'allumer votre convoitise loin de l'éteindre. Plus un homme ivre
boit, plus il veut boire: ainsi plus un homme nouvellement enrichi
amasse de biens, plus il désire d en amasser, et sa maladie augmente
avec ses trésors. L'amour des richesses produit dans le coeur des riche
s des effets contraires à leurs désirs. Ils ne sont pas aussi réjouis de
ce qu'ils possèdent, qu’affligés de ce qui leur manque, ou plutôt de ce
qu'ils croient leur manquer. Leur esprit est déchiré par mille
inquiétudes, parce qu'ils sont jaloux de surpasser toujours ce qui est
au-dessus d’eux. Ils devraient se réjouir et remercier le Seigneur de ce
qu'ils sont plus à l'aise que tant d'autres: ils s'affligent et se
désespèrent d'être moins riches que deux ou trois personnes. Quand ils
sont parvenus à atteindre un homme qui était plus riche, ils font
aussitôt de nouveaux efforts pour égaler la fortune d'un autre qui les
surpasse. Quand ils ont égalé celui-ci, leur émulation se porte vers un
troisième. Et comme ceux qui montent les degrés d'une échelle vont
toujours d'échelons en échelons jusqu'à ce qu'ils soient parvenus au
dernier: ainsi les hommes cupides ne s'arrêtent dans leur folle passion
que lorsque, montés au plus haut degré de la fortune, ils s'exposent
eux-mêmes à une chute plus fâcheuse. Le Créateur de l'univers a rendu
l'oiseau seleucis
insatiable pour l'utilité des hommes: et vous, vous vous rendez vous
même insatiable pour le malheur des autres. L'homme avide dévore des
yeux tout ce qu'il voit: il ne se lasse point de prendre, comme l'oeil
ne se lasse point de regarder (Ec. 1. 8.); semblable à la mort,il ne dit
jamais: C'est assez (Prov. 27.20. — 30. 16.). Malheureux, quand vous
servirez-vous de ce que vous avez acquis? quand jouirez-vous enfin sans
vous tourmenter continuellement pour faire de nouvelles acquisitions ?
Malheur, dit le
Prophète, malheur à ceux qui, pour faire tort à leur prochain, joignent
maison à maison et champ à champ (Is. 5. 8). Que faites-vous autre
chose, vous qui inventez mille prétextes pour envahir ce qui appartient
à votre prochain? La maison de ce voisin, dites-vous, offusque la
mienne ; c'est une maison de bruit et de tumulte; c'est un refuge de
vagabonds. Quel prétexte n'alléguez-vous pas pour inquiéter un voisin
qui vous gêne? vous ne lui donnez aucun repos, vous le persécutez sans
relâche, vous ne cessez pas de le tourmenter et de le vexer jusqu'à ce
que vous l'avez contraint de chercher une autre retraite. Qu'est-ce qui
a fait périr Naboth (3. Rois. 21) ? N'est-ce point l'avidité d'Achab qui
voulait, s'emparer de la vigne de cet infortuné Israélite ? L'homme
cupide est un mauvais voisin à la ville comme à la campagne. La mer
respecte les bornes qui lui ont été assignées; la nuit observe toujours
les mêmes règles: l'homme cupide ne connaît ni temps, ni mesure ;
incapable de suivre des degrés, il ressemble au feu qui saisit et dévore
tout. Les fleuves qui n'ont que de petits commencements, croissent peu à
peu, se débordent enfin avec impétuosité, et entraînent tout ce qui
s'oppose à leur passage. C'est ainsi que ceux qui ont établi leur
puissance sur les ruines de plusieurs qu'ils ont opprimés,
s'enhardissent à des injustices nouvelles, et se servent des premières
victimes de leur cupidité comme d'un instrument pour en accabler
d'autres. C'est des excès même de leurs crimes qu'ils tirent les moyens
d'augmenter leur puissance. Les premiers qu'ils ont rendus malheureux,
ils les contraignent de les seconder dans leurs injustes projets, de
leur prêter du secours pour faire à d'autres tout le mal qu'ils
pourront. Est-il un voisin, est-il un ami, est-il un associé qui soit à
l'abri de leurs fureurs? Rien ne résiste à la violence des richesses;
tout cède à leur tyrannie, tout redoute cette puissance énorme. Quand on
a souffert: d'un riche, on est moins occupé à s'en venger qu'à prendre
des mesures pour n'en pas souffrir de nouveau. Ln riche inique accouple
ses boeufs; il laboure, sème, re-cueille ce qui ne lui appartient pas.
Si vous lui résistez, il vous charge de coups: si vous vous plaignez,
vous serez accusé de l'avoir insulté, vous serez traîné devant les
tribunaux, jeté en prison. On trouvera des faux témoins qui mettront
votre vie en péril. Vous serez trop heureux de donner encore de l'argent
pour vous délivrer de cette persécution.
Suspendez un peu, ô
riche, le cours de vos iniquités, prenez quelque temps pour réfléchir,
considérez à quoi aboutira enfin tout cet empressement de grossir votre
fortune. Vous avez tant d'arpents de terre propres au labour, tant
d'autres plantés d'arbres : vous avez des collines, des plaines, des
prés, des fontaines, des fleuves. Quel sera le terme de tout cela ?
Trois coudées de terre seulement vous attendent; un tombeau de quelques
pierres suffira pour garder votre misérable cadavre. Pourquoi donc
prenez-vous tant de peines ? pour qui commettez-vous tant d'injustices ?
pourquoi recueillez-vous des fruits inutiles ? que dis-je ? inutiles;
ils seront l'aliment d'un feu éternel. Ne reviendrez-vous jamais de
cette ivresse ? ne reprendrez-vous pas de meilleurs sentiments ? ne
rentrerez-vous pas en vous-même ? ne vous représenterez-vous pas le
tribunal du Fils de Dieu ? Que pourrez-vous répondre lorsque vous serez
environné des anciennes victimes de vos injustices qui solliciteront la
vengeance du Juge suprême ? Que ferez-vous alors quels défenseurs
payerez-vous ? Quels témoins subornerez-vous ? comment corromprez-vous
un Juge qu’on ne peut séduire ? Il n'y aura pas là d’orateur habile, de
discours artificieux propres à faire illusion au Juge et à lui dérober
la vérité. Vos flatteurs, votre argent, vos dignités, ne vous suivront
point. Sans amis, sans secours, sans défenseur, sans défense, confus,
honteux, triste, abattu, timide, vous serez laissé seul avec vos crimes.
De quelque côté que vous portiez les yeux, vous verrez les témoignages
évidents de ces crimes, les larmes de l'orphelin, les gémissements de la
veuve, les pauvres que vous aurez outrages, les serviteurs que vous
aurez maltraités, les voisins que vous aurez irrités. Tout s'élèvera
contre vous. Vos mauvaises actions, triste compagnie, vous entoureront.
L'ombre suit le corps; les péchés suivent les âmes et se montrent sans
cesse à elles. Aussi ne pourra-t-on nier alors ce qu'on aura fait; les
plus impudents ne pourront ouvrir la bouche. Les actions de chacun
déposeront contre lui, non en élevant la voix, mais eu se montrant
telles qu'elles ont été faites. Comment puis-je vous décrire toutes les
circonstances d'un jugement terrible ? Si vous écoutez nies paroles, si
elles vous touchent, pensez à ce jour où éclatera du haut des cieux la
colère du Seigneur (Rom. 1. 18). Songez au glorieux avènement de
Jésus-Christ, où les bons ressusciteront pour la vie éternelle, et les
méchais pour entendre l’arrêt de leur condamnation (Jn. 1. 29).
Alors les pécheurs
seront couverts d'une confusion éternelle; alors une flamme ardente
dévorera les ennemis de Dieu (Hb. 10. 27). Cumulent vous ferai-je
impression ? que vous dirai-je? Si vous ne désirez pas le royaume
céleste, si vous ne redoutez pas l'enfer, oit trouver un remède pour
guérir votre âme ? Si les punitions les plus humbles ne vous effraient
pas, si les récompenses les plus magnifiques ne vous invitent pas, nous
parlons à un coeur de pierre.
Considérez, ô
homme, quelle est la nature clos richesses. Pourquoi l'éclat de l'or
vous éblouit-il de la sorte ? L’or, l'argent, le jaspe, l'agate,
l’hyacinthe, l’améthyste, en un mot, les pierres les plus précieuses ne
sont réellement que des pierres. Voilà ce que les richesses ont de plus
brillant. Vous renfermez une partie de ces pierres, et vous condamnez
leur éclat aux ténèbres. Vous en portez quelques-unes aux doigts, vous
vous glorifiez de leur splendeur et de leur prix. A quoi vous sert, je
vous le demande, de montrer votre main, parce qu'un beau diamant y
brille ? Ne rougissez-vous pas d'avoir tant d'empressement pour une
pierre, et de faire paraître la même faiblesse qu'une femme enceinte,
qui par un goût bizarre ronge quelquefois des cailloux ? n'avez-vous pas
honte de ramasser avec tarit de soin des pierres et des diamants de
toutes les espèces? Quel homme fier de sa parure a pu prolonger sa vie
d'au jour ? quel est celui dont la mort ait respecté les richesses ?
quel est celui que les maladies aient épargné à cause de son argent ?
Jusques à quand l’or sera-t-il le piège des âmes, l'hameçon de la mort,
l'appât du péché? Jusques à quand les richesses seront-elles une source
de guerres ? jusques à quand forgera-t-on pour elles des armes,
aiguisera-t-on des glaives ? C'est pour les richesses que lus pareras
foulent aux pieds la nature, que les frères. se regardent d'un oeil qui
respire le meurtre ; c’est pour les richesses que les déserts sont
remplis d'assassins, les mers couvertes de pirates, les villes pleines
de calomniateurs. Quel est le père du parjure et du mensonge ? quel est
l'artisan des plus fausses accusations ? n'est-ce pas l'or et le désir
d'avoir de l'or? Que les hommes sont malheureux de faire de leurs biens
l'instrument de leurs maux ? L'argent vous a été donné pour subvenir aux
besoins de votre vie, et non pour vous porter au crime; pour être la
rançon de votre âme, et non l'occasion de votre perte.
Il faut,
dites-vous, que je conserve mes biens pour mes enfants. Tel est le
prétexte spécieux de la cupidité. Vous objectez des enfants, et vous
satisfaites votre coeur. e vous en prenez pas a celui qui n'est pas
cause de votre passion. Il a un autre père, un autre maître que vous.
C'est de Dieu qu'in a recru la vie, c'est de Dieu qu'il en attend le
soutien. Est-ce que cette maxime de l'Évangile ne regarde point les gens
mariés : Si vous voulez être parfait, vendez ce que vous avez, et
donnez-le aux pauvres. Lorsque vous demandiez à pieu de bénir votre
mariage et de vous donner des enfants, avez-vous ajouté à votre prière
ces mots : Donnez-moi des enfants, afin que je désobéisse à vos
préceptes ; donnez-moi des enfants afin que je n’arrive pas au royaume
des cieux? Avez-vous une caution de la vertu de vos enfants? avez-vous
quelqu'un qui vous assure qu'ils feront un bon usage des biens que vous
leur laisserez ? Les richesses sont pour bien des jeunes gens un moyen
de débauches et d’infâmes désordres. N'entendez-vous pas l'Ecclésiaste
qui dit : J'ai vu une jolie prodigieuse, des richesses amassées pour un
enfant dont elles ont fait le malheur (Ec. 5. 12) ; et ailleurs encore :
Je laisse à un homme après moi des biens amasses avec de grandes peines
; qui peut savoir s'il sera sage ou insensé (Ec. 2. 18) ? Prenez donc
garde que ces richesses amassées par vous avec de si grandes peines ne
deviennent un jour la matière des crimes de vos enfants, et que vous ne
soyez puni pour vos péchés personnels, et pour ceux que vous aurez fait
commettre à un autre. Votre âme vous est plus proche que vos enfants,
vous tenez à elle par un lien plus étroit: elle a le droit d'aînesse ;
il faut quelle soit la première partagée. Procurez-lui d'abord une vie
abondante, une vie éternelle; après cela vous distribuerez à vos enfants
leur subsistance. Des enfants qui n'ont rien reçu de leur père se sont
fait souvent une fortune par leur propre industrie ; mais si vous
abandonnez le soin de votre ante, qui en aura compassion ? Ce discours
s'adresse à ceux qui ont des enfants ; ceux qui n'en ont pas, comment
pourront-ils justifier leur avarice ?
Je ne vends pas ce
que j'ai, dit un avare, et je ne le donne pas aux pauvres, parce qu'on a
mille besoins dans la vie. Ce n'est donc pas du Seigneur que vous
recevez des leçons, ce n'est pas l’Évangile qui doit régler votre
conduite? mais vous êtes à vous-même votre législateur et votre maître.
Voyez à quel péril vous vous exposez en raisonnant de la sorte. Si vous
rejetez comme impossibles les commandements que Dieu vous donne comme
nécessaires, vous présumez d'eue plus sage que le Législateur suprême.
Mais, dites-vous, je jouirai de nies biens pendant ma vie, et, après ma
mort, je ferai les pauvres mes héritiers par mou testament.
C'est-à-dire, que vous deviendrez charitable envers les hommes quand
vous ne serez plus parmi les hommes: c'est lorsque je vous verrai parmi
les morts que je vous dirai ami de vos frères. On vous saura beaucoup de
gré d'être devenu libéral et magnifique quand vous serez couché dans le
tombeau et réduit en poussière. Pour quel temps, dites-moi,
demanderez-vous à être récompensé ? est-ce pour celui de votre vie, ou
pour celui qui a suivi votre mort? Pendant que vous viviez, livré aux
plaisirs et plongé dans les délices, vous ne daigniez point jeter un
regard sur le pauvre. Après le trépas, quelles actions peut-on faire ?
de quelles actions peut-on demander le prix ? Faites paraître de bonnes
oeuvres, et demandez-en la récompense. On ne négocie plus après que le
marché est fermé; on ne couronne point celui qui n'entre dans la lice
qu'après les combats ; on n'attend point la fin de la guerre pour
signaler son courage: ainsi, après la vie, on ne fait plus d'actions
méritoires. Vous promettez d'être bienfaisant par écrit et sur une
tablette! Qui donc vous annoncera le moment de votre départ? qui vous
répondra du genre de votre mort ? combien ont été enlevés subitement;
par un accident imprévu, sans pouvoir prononcer une parole avant de
mourir? à combien la fièvre n'a-t-elle pas causé un délire total ?
pourquoi donc attendez-vous le temps où vous ne serez plus à vous-même,
oit vous serez plongé dans une nuit profonde, accablé par le mal, où
personne ne viendra à votre secours, où vous aurez à vos côtés un
héritier avide qui ne songera qu`à pourvoir à ses intérêts et à rendre
inutiles vos bonnes résolutions ? Regardant autour de vous et vous
voyant abandonné, vous reconnaîtrez alors votre imprudence, vous
déplorerez votre folie, d’avoir attendu à accomplir le précepte du
Seigneur que l'usage de la voix vous fût presque ôté; que votre main
tremblante ne pût former aucun caractère ; que vous ne pussiez
manifester vos intentions, ni par la parole, ni par l'écriture. Mais je
suppose que vous avez fait un testament bien clair, où tous les articles
soient bien nettement énoncés : une seule lettre transposée suffira pour
détruire tous vos projets ; il ne faudra qu'un seul nom falsifié, que
deux ou trois témoins subornés, pour faire passer votre héritage à
d'autres. Pourquoi vous abuser vous-même, en vous servant de vos
richesses pour vivre dans le luxe, et en promettant polir l'avenir de
donner ce dont vous ne serez plus le maître ? Votre conduite, comme nous
l'avons démontré, est aussi absurde que criminelle. Je jouirai pendant
ma vie des plaisirs, j'accomplirai les commandements après ma mort.
Abraham vous dira: Vous avez reçu vos biens pendant votre vie (Lc. 16.
25). Le chemin qui mène à la vie éternelle est étroit; vous n'y pouvez
passer si vous n'avez déposé le fardeau de vos richesses. Vous êtes
sorti du monde avec ce fardeau; vous avez négligé de vous en défaire
comme vous l'ordonnait le Seigneur. Lorsque vous viviez, vous vous êtes
préféré vous-même à ses préceptes: ce n'est qu'après votre mort et votre
dissolution que vous les avez préférés à vos ennemis. Que le Seigneur,
dites-vous, reçoive mes biens, afin qu’un tel ne les ait pas. N'est-ce
point là vous venger de vos ennemis plutôt que témoigner de la
bienveillance à vos frères ? Lisez votre testament. Je voudrais vivre
encore, dites-vous à-peu-près, et jouir de mes biens. C'est à la mort
qu’on a obligation de ce que vous donnez, et non pas à vous. Si vous
eussiez été immortel, vous n'auriez guère songé aux préceptes du
Seigneur. Ne vous trompez pas, on ne se moque point de Dieu (Gal. 6. 7).
On ne conduit pas à l’autel un être mort: offrez une victime vivante.
Celui qui n'offre que les choses dont il n'a plus besoin, ne saurait
être agréé. Eh quoi ! vous n'offrez au Bienfaiteur suprême que ce que la
mort va vous arracher malgré vous. Vous n'oseriez pas recevoir des hôtes
illustres avec les restes de votre table; et vous prétendez apaiser Dieu
avec les restes de votre fortune !
Voyez, ô riches, le
terme de l'attachement aux biens de ce mande, et cessez enfin de sous
passionner pour eux. Plus vous aimez vos richesses, plus vous devez être
jaloux de ne rien laisser de ce qui vous appartient. Prenez tout pour
vous ; emportez tout : ne laissez pas votre fortune à d'autres.
Peut-être que vos serviteurs vous refuseront jusqu'à la dernière parure
,
et que, pour plaire désormais à vos héritiers, ils ne se mettront guère
en peine de vous faire d'honorables funérailles. Peut-être même qu'ils
se permettront contre vous ces raisonnements philosophiques : C'est une
folie, diront-ils, de parer un mort, d'inhumer avec tant de faste un
cadavre insensible. N’est-il pas plus à propos de laisser aux vivants
cet habit précieux et magnifique que de l'enterrer et de le laisser
pourrir avec un mort ? à quoi bon cette riche sépulture, ce monument si
superbe, et tous ces frais inutiles ? ceux qui survivent feront un
meilleur usage de cet argent. Voilà ce qu'ils diront pour satisfaire à
vos dépens d'avides héritiers. Prenez les devins, et construisez-vous
vous-même un tombeau. La piété est une belle sépulture. Sortez de ce
monde revêtu de tous vos biens. Faites-vous une parure de vos richesses;
ayez-les avec vous. Suivez les avis d'un excellent conseiller, de
Jésus-Christ qui vous aime, qui s'est rendu pauvre à cause de nous, afin
que nous nous enrichissions par sa pauvreté (Cor. 8. 9), qui s'est livré
lui-même pour être le prix de notre rédemption (1. Tim. 6).
Obéissons-lui comme à un être souverainement sage, qui voit mieux que
nous ce qui nous est utile ; écoutons-le comme un être bon qui nous aime
; témoignons-lui notre reconnaissance comme à notre bienfaiteur.
Observons fidèlement les préceptes qu'il nous donne, afin que nous
soyons héritiers de la vie éternelle en Jésus-Christ lui-même, à qui
soient la gloire et l'empire dans les siècles des siècles. Ainsi
soit-il.
SOMMAIRE.
Après quelques
réflexions sur le panégyrique des martyrs en général, et eu particulier
de ceux dont il entreprend de faire l'éloge, l'orateur parle de la
patrie dont les panégyristes profanes faisaient un des sujets de leurs
louanges il trace un tableau dus persécutions, il représente les
quarante martyrs qui tous étaient des guerriers courageux confessant
hardiment qu'ils étaient chrétiens. En vain le juge cherche à les gagner
par des promesses, à les épouvanter par des menaces ils persistent dans
leur confession. Le discours que St. Basile leur met dans la bouche est
plein de force et de générosité. Ils sont condamnés à être exposés nus
au milieu de la ville, au fort de l'hiver, pendant une nuit où le froid
était rigoureux. Ils supportent leur supplice avec constance, ils
s'exhortent mutuellement à tenir fermes. On avait placé près d'eux un
bain d'eau chaude, et un garde pour recueillir ceux qui cèderaient à la
souffrance. Un seul abandonna son poste et courut au bain mais il fut
remplacé par un des bourreaux. Ou les mit tous dans un char pour être
conduits au bûcher. Un d'entre eux, plus robuste que les autres, avait
tenu contre le froid ; il respirait encore, et les bourreaux le
laissaient dans l'espérance qu'il changerait de sentiment. Sa mère le
prit entre ses bras, et le mit elle-même dans le char. Toutes ces
circonstances sont décrites avec beaucoup d'intérêt, accompagnées de
beaux mouvements et de pensées frappantes. L'orateur exhorte ceux qui
l'écoutent à recourir avec confiance à ces saints martyrs, et à implorer
leur intercession.
QUAND on a du zèle
pour la gloire des martyrs, peut -on se lasser de célébrer leur
mémoire ?
Les honneurs que
nous rendons aux serviteurs de Dieu, sont un témoignage de notre
attachement, pour le Maître commun. Louer les hommes pleins de courage,
c'est annoncer que, dans l'occasion on pourra les imiter. Exaltez donc
avec ardeur celui qui a souffert le martyre, afin que vous deveniez
martyr par la volonté, et que, sans être en butte aux persécutions, aux
flammes et aux fouets, vous obteniez les mêmes récompenses que les
généreux athlètes de notre Religion. Nous avons aujourd'hui à admirer,
non un seul martyr, non deux, ni même dis, mais quarante, qui, ayant une
même âme dans différents corps, animés du même esprit de la foi, ont
montré la même patience dans les tourments, ont soutenu le parti de la
vérité avec la même constance. Parfaitement semblables entre eux, leurs
sentiments et leurs combats ont été les mêmes ; et voilà pourquoi ils
ont remporté une même couronne de gloire. Quel discours pourvoit les
louer dignement ? Ce ne serait pas assez de quarante bouches pour
célébrer le courage de torts ces hommes héroïques. Un seul d'entre eux,
proposé à notre admiration, surcroît pour étonner la faiblesse de notre
éloquence ; que sera-ce d'une si grande multitude, d'un bataillon de
généreux soldats, d'une troupe d'hommes invincibles, aussi supérieurs en
courage pendant leur vie, qu'au-dessus de toute louange après une mort
glorieuse? Nous allons donc, en rappelant leur mémoire, les faire
paraître au milieu de cette assemblée, et représenter, comme dans un
tableau, leurs actions mémorables pour l'utilité de ceux qui nous
écoutent. Les orateurs, par l'éloquence, les peintres, par le pinceau,
savent mettre au jour les actions fameuses des guerriers illustres, pour
inspirer aux autres des sentiments de courage. Les faits pie présente la
parole en les faisant retentir à l’oreille, la peinture en silence les
offre à l'oeil par la vérité des couleurs : ainsi, rappelons la fermeté
de nos saints martyrs ; mettons, pour ainsi dire, leurs actions en
spectacle, pour engager à les imiter les chrétiens qui approchent le
plus deux par le courage, qui leur sont le plus étroitement tuais par
les sentiments. L'éloge des martyrs est d'exhorter à la vertu les
fidèles assemblés près de leurs tombeaux.
Les discours
prononcés en l'honneur des saints ne s'asservissent pas aux règles des
éloges ordinaires. Les panégyristes profanes tirent leurs louanges de
qualités mondaines ; mais comment ces qualités pourvoient-elles
illustrer des hommes pour qui le monde a été crucifié ? Les saints que
nous célébrons n'avaient pas la même patrie ; ils s'étaient rassemblés
de plusieurs endroits différents. Quoi donc ? dirons-nous qu'ils étaient
sans villes, ou citoyens de l'univers Les effets d'une même communauté
appartiennent également à tous ceux qui ont mis leurs biens en commun :
ainsi, les bienheureux, tels que nos martyrs, se regardent tous comme
d'un même pays ; quoique sortis de divers lieux, ils se communiquent
chacun la patrie qui leur est particulière. Mais pourquoi parler de leur
patrie terrestre, lorsque nous pouvons élever nos vues jusqu'à la cité
qu'ils habitent maintenant ? La patrie des martyrs est la cité de Dieu ;
cette cité dont Dieu est le fondateur et l'architecte, la Jérusalem
d'en-haut (Hb. 12. 22), cette ville libre, la mère de Paul et de tous
ceux qui lui ressemblent. L'origine temporelle est différente pour tous
les hommes ; mais tous n'ont qu'une même origine spirituelle. Dieu est
leur père commun ; ils sont tous frères, non point nés d'un homme et
d'une femme, mais unis ensemble par la charité, fruit de l'adoption
divine. Le choeur auquel les saints doivent se réunir est toujours prêt
: c'est une grande troupe d'êtres qui glorifient le Seigneur depuis le
commencement dit monde, qui ne se sont pas rassemblés à un, mais qui ont
été transportés tous ensemble. Et comment s'est fait ce transport ?
Nos quarante
martyrs se sont distingués dans leur temps, par la hauteur de la
stature, par la vigueur de la jeunesse, par la grandeur du courage.
Inscrits pour servir, leur science et leur bravoure leur méritèrent les
premiers grades de la part des princes, et leur acquirent dans le monde
une grande réputation. On publia un édit injuste et coupable qui
défendait sous les peines les plus graves, de confesser Jésus-Christ. On
menaçait les fidèles de tous les supplices, les juges signalaient contre
eux leur fureur et leur rage ; on employait, pour les surprendre, les
ruses et l'artifice ; on disposait tous les genres de tortures, et ceux
qui présidaient à ces tortures étaient inexorables. On allumait des
feux, on aiguisait des épées, on plantait des croix, on préparait des
cachots, des roues, des fouets. Parmi les fidèles, les uns prenaient la
fuite, les autres cédaient lâchement, les autres étaient ébranlés.
Quelques-uns, avant le combat, étaient effrayés par les seules menaces ;
d'autres se décourageaient à la vue des supplices ; d'autres, au milieu
du combat, ne pouvant résister jusqu'au bout à la douleur, abandonnaient
la partie ; et, semblables à ceux qui sont surpris par une tempête au
milieu de la mer, ils perdaient, par un triste naufrage, ce qu'ils
avaient amassé par la patience. Ce fut alors que nos généreux et
invincibles soldats de Jésus-Christ, paraissant en public, après avoir
entendu la lecture de l'édit de l’empereur et l'ordre d'y obéir,
confessèrent qu'ils étaient chrétiens, avec une intrépide assurance,
sans être épouvantés par aucunes menaces, sans être intimidés par
l’appareil des supplices. O bienheureuses langues, saints organes de
paroles qui sanctifièrent l'air ou elles furent reçues, auxquelles les
anges applaudirent, qui confondirent les démons, et que le seigneur
lui-même écrivit dans le ciel ! Chacun de ces martyrs paraissant devant
le tribunal, disait : Je suis chrétien. Ceux qui entrent dans la lice
pour combattre disent leurs noms, et aussitôt passent du côté des
combattants : nos saints athlètes, oubliant le nom qu’on leur avait
imposé à leur naissance, s'annonçaient tous sous un nom pris du Sauveur
commun. Tous, l'un après l'autre, prenaient le même nom, et sans songer
à celui sous lequel ils étaient connus dans le monde, ils s'appelaient
tous chrétiens.
Quel parti le juge
prit-il alors ? il était habile et rusé : il cherchait tantôt à les
gagner par la douceur, tantôt à les frapper par les menaces. Il commença
d’abord à leur parler doucement pour tâcher d'ébranler leur foi. Vous
êtes jeunes, leur disait-il, ne vous perdez point dans la lieur de votre
âge ; ne précipitez point votre mort en renonçant aux agréments de la
vie. Ce serait une chose indigne, que des hommes accoutumés aux grandes
actions de la guerre mourussent de la mort des malfaiteurs. Il leur
promit ensuite de grandes sommes d’argent. Il leur offrait de la part du
prince des honneurs et des grades militaires ; il les attaquait par
mille propositions : mais, comme ils résistaient à cette épreuve, il
tenta une autre voie. Il menaça de leur faire subir les plus horribles
supplices, de les faire périr par les plus cruels genres de mort. Voilà
ce que fit le juge ; et les martyrs, que firent-ils ? Ennemi de Dieu,
lui dirent-ils avec confiance, pourquoi cherches-tu à nous gagner pais
tep, promesses prétends-tu que nous renoncions ait service du Dieu
vivant pour nous assujettir aux démons, auteurs de notre ruine ?
crois-tu pouvoir nous donner autant que tu nous ôtes ? je hais des
présents qui causeraient ma perte ; je n'accepte point des honneurs qui
entraîneraient mon infamie. Tu ne nous offres que des trésors qui
passent, qu'une gloire qui se flétrit. Tu veux nous rendre amis de
l'empereur, mais tu nous enlèves l'amitié du Souverain de l'univers.
Pourquoi nous présentes-tu quelques faibles portions d un monde que nous
méprisons tout entier ? Les objets qui frappent nos regards ne peuvent
équivaloir aux espérances qui remplissent notre âme. Vois ce ciel ; que
sa beauté et sa grandeur sont admirables ! Vois l’étendue de la terre et
combien elle renferme de merveilles. Tout cela n'est rien en comparaison
de la félicité des justes ; tout cela passe, et cette félicité reste. Il
est un seul présent que je désire, c'est la couronne de justice ; il est
mie seule gloire après laquelle je soupire, c'est celle du royaume des
cieux. Je brûle d'obtenir les honneurs du ciel, je redoute les supplices
de l'enfer; ses feux sont pour moi à craindre, ceux dont tu nous menaces
ne sont rien, ils respectent les contempteurs des idoles. Je regarde tes
coups comme des traits lancés par un enfant. Tu frappes le corps ; or
plus le corps résiste, plus il sera glorifié ; sil succombe promptement,
il sera plus tôt délivré de la violence de ses juges iniques, qui, après
avoir exercé un cruel empire sur les corps, prétendent dominer sur les
âmes. Si nous ne vous préférons pas à Dieu, vous êtes indigné comme si
vous éprouviez de notre part le plus sanglant outrage ; vous nous
menacez des plus affreux supplices, n'ayant d'autre crime à nous
reprocher que la piété ; mais vous ne trouverez pas en nous des hommes
timides, des hommes attachés à la vie, et qui, se laissant aisément
effrayer, renoncent à leur amour pour Dieu. Nous sommes prêts à souffrir
les roues, les chevalets, les flammes, toutes les espèces de tourments.
Le tyran superbe et
barbare ayant entendu ces paroles des martyrs, fut outré de leur sainte
hardiesse; et se livrant à toute sa fureur, il cherche un moyen de leur
faire subir une mort aussi cruelle que longue. Voici ce qu'il invente;
voyez jusqu’où il porte la barbarie. Le climat était naturellement très
froid ; on était au fort de l’hiver, il choisit le temps de la nuit où
le froid redouble, et où le vent de nord soufflait : il commande qu'on
dépouille les martyrs, qu'on les expose nus à l’air au milieu de la
ville, et qu'on les laisse mourir de froid. Si vous avez jamais senti un
froid excessif, vous pouvez imaginer combien ce supplice était
rigoureux; il n'y a que celui qui en a fait l’expérience qui puisse
avoir une juste idée de ce tourment. Le corps pénétré de froid devient
livide, parce que le sang se fige ; il tremble et il frémit; les dents
battent les unies contre les autres, les nerfs se retirent, toutes les
parties du corps se rétrécissent avec violence. Une douleur aiguë, une
douleur qu'on ne peut exprimer, cause au malheureux transi de froid un
mal insupportable. Les extrémités se détachent comme si le feu les avait
brûlées, parce que la chaleur, se réfugiant au-dedans, laisse mortes les
parties qu elle abandonne, en munie temps qu'elle fait souffrir celles
où elle se rainasse; enfin, la mort s'avance peu à peu avec le froid qui
gagne sans cesse. Nos saints guerriers furent donc condamnés à passer la
nuit à l’air dans la saison la plus rigoureuse, lorsque l étang qui
environne la ville, changé par la glace et devenu une plaine solide,
laissait un passage aux hommes et aux chevaux; lorsque les fleuves
avaient cessé de couler, et que l’eau naturellement fluide avait pris la
dureté de la pierre; lorsque les vents qui soufflaient étaient si
piquants qu'ils faisaient périr les animaux.
Admirez, je vous
prie, le courage invincible des martyrs, lesquels ayant entendu l'arrêt
de leur condamnation, quittèrent avec joie leurs vêtements, et coururent
à la mort qu'ils allaient souffrir par le froid, s'exhortant les uns les
autres comme s'ils eussent marché à une victoire certaine. Ce ne sont
pas, disaient-ils, nos vêtements que nous dépouillons, mais le viril
homme, qui se corrompt en suivant l'illusion de ses désirs (Ep. 4. 22).
Nous vous rendons grâces, Seigneur, de ce qu'avec nos habits nous
déposons le péché. Le serpent antique nous les avait fait prendre, nous
les quittons pour Jésus-Christ. Laissons-les pour recouvrer le paradis
que nous avons perdu. Quelle reconnaissance témoignerons-nous au
Seigneur (Ps. 113. 12.) ? Il s'est vu dépouillé lui-même de ses habits
(Mt. 27. 28 et suiv.) : quelle merveille si le serviteur soutire ce que
le Maître a souffert, ou plutôt c'est nous-mêmes qui l'avons dépouillé;
ç'a été le crime des soldats; ce sont eux qui ont ôté au Sauveur ses
habits et qui les ont partagés entre eux. Effaçons donc par nous-mêmes
l'accusation consignée contre nous dans l'Évangile. L'hiver est rude,
mais le paradis et agréable ; la gelée est piquante, mais le repos est
doux. Attendons un peu, et nous serons réchauffés dans le sein du
patriarche Abraham. Une seule nuit de souffrance nous procurera un
bonheur éternel. Que le froid glace nos pieds, afin qu’ils tressaillent
sans cesse dans le choeur des anges. One nos mains gelées tombent, afin
que nous fuissions lis lever avec confiance vers le Maître commun.
Combien de nos compagnons ont péri dans les combats pour garder la
fidélité à un prince mortel ! et nous n'abandonnerions pas notre vie
pour rester fidèles au Souverain du monde ! que de malfaiteurs pris en
flagrant délit ont subi la mort! et nous craindrions de mourir pour la
justice! Ne perdons pas courage, chers compagnons; ne fuyons pas devant
le démon; ne ménageons pas notre chair. Puisqu’il faut absolument
mourir, mourons pour vivre éternellement. Que notre sacrifice se
consomme devant vous, Seigneur (Dan. 3. 40.), et daignez l'agréer.
Recevez-nous comme une hostie vivante agréable, comme une offrande
magnifique (Rm., 12, 1), comme un holocauste d'une nouvelle espèce,
consumé par le froid, et non par le feu.
C'est ainsi que les
martyrs s'exhortaient mutuellement et s'animaient dans leurs
souffrances. Ils passèrent toute la nuit comme dans une sentinelle
militaire, supportant généreusement leurs maux, se soutenant par
l'espérance de l'avenir et insultant au démon leur adversaire. Ils
adressaient tous au ciel les mêmes voeux: Seigneur, nous sommes entrés
quarante dans la lice, soyons couronnés quarante. Qu'il n'en manque pas
un seul à ce nombre; ce nombre précieux, que vous avez honoré vous-même
par un jeûne de quarante
jours (Mt. 4. 2),
ce nombre par lequel la loi est entrée dans le monde (Ex. 34. 28). Le
Prophète Élie, après avoir cherché le Seigneur par un jeûne de quarante
jours, eut l'avantage de le voir (3. Rois. 19. 8). Telle était la prière
de nos saints. Un seul de la troupe, se laissant abattre par les maux,
abandonna son poste, et causa une douleur infinie à ses compagnons; mais
le Seigneur ne laissa pas leur prière sans effet, et les dédommagea de
cette perte. Ils étaient surveillés par un garde qui se chauffait dans
un gymnase voisin. Cet homme avait ordre d'observer ce qui se passerait,
et d'accueillir ceux des soldats qui, succombant au froid, voudraient se
retirer; car on avait imaginé de placer près de là un bain d'eau chaude,
lequel offrait un prompt secours à ceux qui changeraient de parti.
C’était le juge qui avait inventé cet artifice, afin d’ébranler la
constance des martyrs, afin que ceux qui n'auraient pas la force de
persévérer jusqu'au bout, pussent trouver un prompt remède à leurs maux;
mais cette invention ne fit que montrer dans tout son jour la patience
des martyrs. Car c'est moins celui qui manque du nécessaire, qui est
ferme et patient, que celui qui supporte les peines au milieu des
plaisirs qui s'offrent à lui en foule. Lorsque nos soldats intrépides
étaient an fort du combat, leur gardien qui en observait l'issue, fut
témoin d'un spectacle extraordinaire; il vit des anges qui descendaient
du ciel, et qui distribuaient de grandes récompenses aux combattants,
comme de la part du Roi suprême. Ils négligèrent d'en donner à un seul
qu'ils jugèrent indigne des honneurs célestes. Ce malheureux ne pouvant
tenir davantage contre le froid, passa aussitôt du côté des ennemis.
Triste spectacle pour les justes, de voir un soldat déserteur, un brave
fait prisonnier, une brebis de Jésus-Christ dévorée par le loup! Et ce
qu'il y eut de plus triste encore, c'est qu'ayant perdu la vie
éternelle, il ne trouva pas même la vie temporelle ; car dès qu'il fut
entré dans le bain d'eau chaude, sa chair tomba en dissolution. L'amour
de la vie lui fit commettre un crime dont il ne tira aucun fruit. Le
bourreau l'ayant vu perdre courage, abandonner son poste et courir au
bain, quitta ses vêtements pour aller se mettre à sa place ; il se mêla
parmi les martyrs, s'écriant avec eux: Je suis chrétien. Ce changement
soudain les surprit, compléta leur nombre, et les consola en quelque
manière de la perte de leur compagnon qu'il remplaçait. Ainsi dans la
mêlée on voit des soldats prendre aussitôt la place de ceux qui meurent
à la première ligne, polir remplir les rangs et empêcher qu'ils ne
s'affaiblissent; c'est ce que fit notre néophyte. Le prodige céleste lui
ouvrit les yeux; il reconnut la vérité, eut recours au Seigneur, et fut
mis au nombre des martyrs. Il renouvela l'exemple des apôtres. Judas
déserta, Mathias prit sa place (Ac. 1. 26). Il fut imitateur de Paul
qui, hier persécuteur, était aujourd'hui évangéliste (Ac. 9. 21). Sa
vocation vint aussi d'en-haut. Il fut appelé non de la part des hommes,
ni par un homme (Gal. 1. 1). Il crut au nom de Jésus-Christ notre
Seigneur: il fut baptisé en lui, non par un ministère étranger, mais par
sa propre foi; non dans l'eau, mais dans son propre sang.
Dès que le jour
parut, les martyrs qui respiraient encore furent livrés au feu, leurs
cendres furent jetées dans le fleuve, afin que tous les éléments
servissent à leur triomphe. Après avoir été éprouvés sur la terre, ils
furent exposés à l'air, ensuite jetés dans le feu, et l'eau reçue: leurs
cendres. On pointait donc leur appliquer ces paroles du Roi-Prophète :
Nous avons passé par l'eau et le jeu, et vous nous avez enfin conduits
dans un lieu de rafraîchissement (Ps. 65. 1).
Ce sont les
protecteurs de notre pays et de notre ville ; semblables à de fortes
tours, ils nous défendent coutre les attaques de nos ennemis. Ils ne se
sont pas renfermés dans un même lieu, mais ils servent d'ornement à
plusieurs contrées dans lesquelles ils se sont répandus. Ce qu'il y a de
surprenant, c'est qu’ils marchent étroitement unis ensemble, sans se
séparer pour ceux qui les adoptent pour patrons. ils ne sont jamais ni
en moindre nombre, ni en plus grand nombre : divisez-les en cent, ils ne
seront pas plus de quarante ; réunissez-les en un, ils ne seront pas
moins de quarante
.
Ils imitent la nature du feu, lequel passe à celui qui l'allume, se
partage entre plusieurs, et se donne tout entier à chacun. C'est une
grâce abondante et inépuisable, c'est un secours toujours prêt pour les
chrétiens, que cette assemblée de martyrs, cette armée de triomphateurs,
ce choeur d'hommes qui glorifient Dieu. Quelle peine ne prendriez-vous
pas pour trouver un seul saint qui voulût intercéder pour vous auprès du
Très-haut? En voici quarante qui élèvent pour vous leurs voix de
concert. En quelque lieu que deux ou trois personnes soient assemblées
au nom du Seigneur, il est au milieu d’elles (Mt. 18. 20) ; peut-on
douter qu’il ne soit au milieu de quarante ? Que celui qui est dans la
peine, comme celui qui est dans la joie, ait recours aux saints dont
nous célébrons la mémoire, afin que l'un soit délivré de ses maux, et
que le bonheur de l'autre dure toujours. Ils écoutent les prières d'une
femme pieuse, qui leur recommande ses enfants, qui leur demande le
retour ou la santé de son mari. Melons nos prières avec celles de nos
saints martyrs. Que les jeunes gens les imitent ; que les pères
souhaitent d'avoir de pareils enfants ; que les mères prennent pour
modèle la mère courageuse d'un de nos généreux athlètes. Cette femme
voyant que les autres étaient presque morts, et que son fils, qui, plus
robuste, avait tenu contre le froid, était laissé par les bourreaux dans
l'espérance qu'il pourrait changer de sentiment, le prit elle-même entre
ses bras, et le mit sur le char qui conduisait les antres au bûcher.
Vraiment mère d'un martyr, elle ne versa pas d'indignes larmes, elle ne
tint pas de discours rampants, qui pussent déshonorer cette grande
cérémonie. Va, mon fils, lui dit-elle, achève ta glorieuse carrière avec
ceux de ton âge, avec tes compagnons. Ne quitte point ton rang, ne
parois point après les autres devant le Seigneur. Il heureux rejeton
d'une bonne racine ! Cette mère généreuse lit bien voir qu'elle avait eu
encore plus de soin d'alimenter son fils de saintes maximes, que de le
nourrir de son lait. Ce fut ainsi qu'après l'avoir saintement élevé, une
mère pieuse conduisit son fils au triomphe. Le démon se retira confus.
Il avait soulevé contre les martyrs tout ce qu'il y a de plus affreux,
une nuit horrible, le vent le plus piquant, le froid le plus âpre, la
nudité des corps, la rigueur du climat ; mais il trouva que leur vertu
avait triomphé de tout. Chœur sacré, saint bataillon, armée invincible,
astres du monde, ornements des églises, protecteurs du genre humain,
puissants intercesseurs, prenez part à nos peines et appuyez nos
prières. La terre n'a pas renfermé vos corps dans son sein, mais le ciel
vous a reçus ; les portes du paradis vous ont été ouvertes. C'était un
spectacle digne de l'armée des anges, digne des patriarches, des
prophètes, des justes, un spectacle, en un mot, pour le monde, pour les
anges et pour les hommes, que des jeunes gens qui, dans la fleur de
l'âge, lorsqu'on espère le plus de vivre, ont méprisé la vie temporelle,
ont aimé le Seigneur plus que leurs parents et leurs enfants, ont
glorifié Dieu dans leurs membres. Par leur constance admirable, ils ont
relevé ceux qui étaient tombés, rassuré ceux qui balançaient, redoublé
l'ardeur des fidèles ; et, élevant tous ensemble un trophée à la
Religion, ils ont reçu tous ensemble la couronne de justice, en
Jésus-Christ notre Seigneur, à qui soient la gloire et l'empire dans les
siècles des siècles ! Ainsi soit-il.
SOMMAIRE.
Après quelques
réflexions générales sur les éloges des Saints comparés aux éloges
profanes, l'orateur entre en matière. Un mot sur le pays dont Gordius
était originaire (Césarée était sa patrie) ; un tableau frappant des
persécutions; Connus, centurion, abandonnant le service où il s'était
distingué par sa force et par son courage, et se retirant dans le désert
pour échapper aux persécuteurs ; le même saint, après un certain nombre
d'années, prenant le parti de revenir dans sa ville pour y confesser
Jésus-Christ et y subir le martyre ; son arrivée, lorsque tout le peuple
était assemblé pour voir une course de chevaux ; description de sa
personne ; sentiment des Chrétiens, des Juifs et des Gentils en le
voyant; menaces et promesses qu'emploie le juge pour ébranler ce coeur
qui reste inébranlable ; conseils que lui donnent ses anis pour échapper
à la mort ; réponse magnanime de ce brave centurion, de ce généreux
martyr ; manière dont il meurt : tout cela, développe avec éloquence,
compose le panégyrique du bienheureux Gordius.
C'EST pour les
abeilles une loi de la nature de ne jamais sortir de leurs ruches si
leur roi ne les précède. Puis donc que je vois aujourd'hui pour la
première fois le peuple du Seigneur accourir vers les fleurs célestes,
vers les martyrs, je me le suis demandé à moi-même : Qui est-ce qui est
son chef qui est-ce qui a excité tout ce nombreux essaims qui est-ce qui
a changé un hiver sombre en un printemps agréable C'est aujourd'hui pour
la première fois que le peuple, abandonnant ses maisons comme les
abeilles quittent leurs ruelles, vient visiter en foule l'ornement du
faubourg
,
cette lice auguste et brillante des martyrs. Puis donc que la merveille
d'un martyr nous a appelés nous-mêmes en nous faisant oublier notre
faiblesse, élevons la voix autant qu'il est en nous, et faisons
entendre, pour ainsi dire, un doux murmure autour de la fleur des
actions d'un homme généreux. Ce sera une action pleine de piété, et
satisfaisante pour les chrétiens ici présents.
Les louanges qu'on
donne au juste, nous disait tout à l’heure le sage Salomon, réjouissent
le peuple (Pr. 29. 2). Toutefois j'examinais en moi-même quel pouvoir
être le sens caché des paroles de l'auteur des proverbes. Veut-il dire
que le discours fleuri et pompeux d'un orateur éloquent, lequel flatte
les oreilles des auditeurs, réjouit le peuple qui admire la beauté des
pensées, l'ordre dans lequel on les présente, et l'arrangement
harmonieux des paroles ? Ce n'est pas là, sans doute, ce que veut dire
Salomon, qui ne s'est jamais servi de ce genre de discours ; et il ne
nous engagerait pas à célébrer les louanges des saints en termes
magnifiques, lui dont les écrits sont simples, sans faste et sans
appareil. Quel est donc le sens de ses paroles ? Il veut dire assurément
que le peuple est rempli d'une spirituelle au seul souvenir des actions
mémorables des justes, que la simple exposition qu'on lui en offre
allume en lui une sainte émulation qui l'excite à imiter ce qu'ils ont
fait de bien. Oui, une simple histoire de ceux qui se sont signalés par
la foi, sert de flambeau aux fidèles pour les faire entrer dans le
chemin de la piété. Aussi dès que nous entendons le récit de la vie de
Moïse, tracé par l'Esprit-Saint lui-même, nous nous sentons saisis, pour
la vertu de ce grand homme, d'une admiration qui nous fait trouver
heureuse et digne d'envie la douceur de son caractère. Quand on loue les
princes et les héros du monde, on se fait une loi d'embellir et d'enfler
leur éloge: quant aux justes, il suffit de la vérité des faits pour
montrer l'excellence de leur vertu. Lors donc que nous exposons la vie
de ceux qui se sont distingués par leur religion, nous glorifions avant
tout le Maître par ses serviteurs ; nous honorons les justes en rendant
témoignage à leurs mérites ; nous réjouissons le peuple en lui racontant
leurs actions vertueuses. La vie de Joseph nous exhorte à la sagesse,
l'histoire de Samson anime notre courage. L'école sacrée ne connaît
point les règles des éloges ordinaires ; une exposition naturelle des
actions des saints tient lieu d'éloge : il n'en faut pas davantage pour
célébrer de pieux personnages et pour édifier les chrétiens qui désirent
d'avancer dans la vertu.
La loi des éloges
veut qu'on recherche la patrie de celui qu'on loue, qu'on remonte à son
origine, qu'on raconte son éducation: pour nous, notre règle, en louant
les saints, est de rejeter tout ce qui est étranger, et de ne faire
mention que de leurs vertus personnelles. Je vous le demande, en suis-je
plus illustre, si la ville où je suis né a terminé des guerres
difficiles et importantes, a remporté d'éclatantes victoires sur les
ennemis ? Et si cette même ville est assez bien située pour n'avoir à
souffrir ni des froids de l'hiver, ni des chauds de pété ; si elle
compte une grande multitude d hommes ; si elle peut nourrit de nombreux
troupeaux ; si enfin les chevaux y sont meilleurs qu'en aucun pays du
monde, quelle utilité me revient-il de tout cela ? tout cela peut-il
nous donner plus de verni et de mérite ? Ce serait s'abuser que de
croire qu'on puisse louer un homme en racontant comment les sommets
d'une montagne voisine s'élèvent au-dessus des nues et s'étendent au
loin dans les airs. Lorsque les justes ont méprisé le monde entier, ne
serait-ce pas le comble du ridicule de les louer par quelques parties de
ce même monde qu'ils ont dédaigné ? Le seul souvenir des saints suffit
donc pour édifier continuellement l'Église : ils n'ont nul besoin de nos
louanges, nais nous avons besoin de nous rappeler leurs actions pour
nous servir de modèles. Comme le feu produit la lumière, et comme les
parfums rendent une odeur agréable, ainsi une vie sainte procure
nécessairement de grands avantages.
Toutefois, il
serait important de pouvoir saisir avec exactitude la vérité des faits
passés. Ce n'est: qu'une renommée assez incertaine qui nous a transmis
le courage d'un illustre martyr dans les combats pour la foi ; et nous
ressemblons en quelque sorte à un peintre qui, faisant la copie d'un
tableau, doit s'éloigner beaucoup de l'objet original. De même, nous qui
n'avons pas été témoins des actions du bienheureux Gordius, il est à
craindre que nous n'altérions la vérité en les racontant. Mais puisque
nous sommes arrivés au jour qui nous rappelle le souvenir d'un homme
courageux, lequel a combattu avec distinction pour rendre témoignage à
Jésus-Christ, disons ce que nous avons pu apprendre de son histoire.
Il était originaire
de Césarée ; et c'est ce qui doit nous le faire chérir davantage, parce
qu’il a servi d'ornement à notre patrie. Les arbres qui portent de bons
fruits relèvent le prix du terroir ou ils sont plantés : ainsi Gordias,
sorti du sein de notre ville, fait rejaillir une partie de sa gloire sur
le pays qui lui a donné la naissance, et le fait jouir des fruits de sa
piété. De quelque pays que viennent les fruits, on les trouve bons s'ils
sont nourrissants et flatteurs au goût : cependant nous préférons ceux
qui naissent dans nos contrées à ceux qui viennent de loin, parce
qu'outre le plaisir qu'ils nous donnent, il semble encore qu'ils nous
fassent honneur. Le bienheureux martyr se signala dans le métier des
armes ; il eut des emplois considérables, et fut chef dune compagnie de
cent hommes: il se distingua parmi les guerriers de son temps par sa
force et par son courage.
L'empereur qui
régnait alors
voulut étendre la dureté de son caractère tyrannique jusque sur l'Église
à laquelle il suscita une violente persécution: il leva un bras
sacrilège contre une religion fondée sur la parole divine. Des défenses
sévères étaient affichées dans la place publique de Césarée et dans les
quartiers principaux contre le culte rendu à Jésus-Christ : on menaçait
de faire mourir quiconque adorerait le Fils de Dieu. Ou ordonnait de se
prosterner devant les idoles, d'honorer comme des divinités des pierres
et des bois taillés en figures; tous ceux. qui contreviendraient
devaient subir les derniers supplices.
Toute la ville
était en trouble et en tumulte. On ravageait les maisons des fidèles, on
pillait leurs biens ; leurs corps étaient abandonnés aux bourreaux qui
les déchiraient : les femmes étaient traînées dans les rues ; on n'avait
nulle pitié pour la jeunesse, nul respect pour la vieillesse ; des
hommes innocents étaient traités comme des malfaiteurs. Les prisons
regorgeaient de prisonniers. Les maisons les plus opulentes étaient
désertes, les déserts étaient remplis de chrétiens qui s y réfugiaient.
On ne leur reprochait point d'autre crime que leur foi. Le fils
dénonçait son père, le père livrait son fils, le frère se déchaînait
contre son frère, l'esclave se soulevait contre son maître. Toute la
société était plongée dans une nuit profonde : la malice du démon
aveuglait tellement les hommes, qu'ils ne se reconnaissaient plus les
uns les autres. Les maisons de prières étaient renversées, les autels
abattus, on n'offrait plus ni encens ni sacrifices ; il n'y avait pas
même de lieu pour les y offrir. Une consternation morne régnait partout.
Les serviteurs de Dieu se voyaient chassés, toutes les assemblées
pieuses se trouvaient dispersées. Les démons triomphaient. Tout était
souillé de l'odeur et du sang des victimes.
Ce fut alors que
notre généreux centurion, prévenant la sentence des tribunaux, jeta son
baudrier
,
se condamna à un exil volontaire, renonça aux. honneurs du monde, à ses
biens, à ses parents, à ses amis, à ses serviteurs, aux jouissances de
la vie, à tout ce que les hommes ont de plus précieux, pour aller se
cacher dans le désert le plus profond, le plus inaccessible airs
humains: il préféra le compagnie des bêtes à celle des idolâtres; en
cela fidèle imitateur du grand Élie. Ce Prophète voyant que l'idolâtrie
régnait tous les jours de plus en plus à Sidon, se retira sur la
montagne de Choreb, où il s'enferma dans une caverne, tout occupé de
Dieu, conversant avec l'Être suprême autant qu'il est possible à un
mortel. Semblable au prophète, Gordius fuyant le bruit et le tumulte de
la ville, l'agitation de la place publique, le faste des magistrats, les
tribunaux, les calomniateurs, les acheteurs, les vendeurs, les menteurs,
les parjures, les paroles déshonnêtes, les mauvaises plaisanteries, en
un mot, torts les abus et tous les désordres qu'entraînent les grandes
villes ; Gordius, après avoir purifié ses yeux, ses oreilles, et surtout
son coeur, pour se mettre en état de voir Dieu et de jouir de ce bonheur
dès ici-bas, eut l'avantage de jouir de visions célestes, qui lui
découvrirent des mystères cachés, sans le ministère des hommes, et
l'esprit de vérité lui servant de maître.
Ayant réfléchi
combien la vie présente est vaine, frivole, aussi peu solide qu'une
ombre et un songe, il connut un ardent désir de la félicité éternelle.
Il sentit, comme un athlète, qu'il était suffisamment préparé pour le
combat, parles jeûnes, les veilles, les prières, par une méditation
continuelle des saintes Écritures ; il choisit donc le jour où toute la
ville était rassemblée pour voir une course de chevaux faite en
l'honneur de Mars, ou plutôt du démon ami de la guerre. Tout le peuple
assistait au spectacle ; on y voyait les Juifs et les Gentils; un grand
nombre de Chrétiens, peu attentifs sur eux-mêmes, se mêlaient parmi les
profanes; et, sans se mettre en peine de se séparer de la société des
méchants, ils considéraient avec les autres la vitesse des chevaux et
l'adresse de leurs conducteurs. Les esclaves étaient ce jour-là en
liberté, les enfants avaient interrompu leurs études, des femmes
obscures et sans nom étaient confondues avec les hommes. Tout le cirque
était rempli de spectateurs qui regardaient attentivement le combat des
chevaux. Alors notre héros magnanime accourt du haut des montagnes vers
l’amphithéâtre, sans être effrayé de la foule du peuple, sans faire
attention à combien de bras ennemis il se livrait. Avec un coeur
intrépide et des sentiments élevés, il traverse tous les rangs des
spectateurs, comme si c'eût été une file de rochers ou d'arbres, et
paraît au milieu du cirque, justifiant cette sentence des Proverbes : Le
juste est courageux comme un lion (Prov. 28. 1).
Son intrépidité fut
telle, que, se montrant dans l'endroit de l'amphithéâtre le plus
remarquable, il cria de toutes ses forces et prononça d’un ton assuré
ces paroles que plusieurs d'entre nous se souviennent encore d'avoir
entendues : Ceux qui ne me cherchaient pas m'ont trouvé ; je suis venu
me présenter à ceux qui ne m'interrogeaient pas (Is. 65. 1). Il voulait
par-là signifier qu'il venait se présenter au combat sans y être
contraint, saris être épouvanté du péril; à l'exemple de son divin
Maître, qui se manifesta de lui-même aux Juifs, dont il n eût pu être
connu durant les ténèbres d'une nuit obscure.
Un spectacle aussi
extraordinaire attirait les yeux de toute l'assemblée. Le long séjour
que Gordius avait fait sur les montagnes, lui avait donné un air sauvage
: les cheveux hérissés, une barbe longue, un habit déchiré, la maigreur
de tout sou corps, un bâton qu'il portait, une besace qui couvrait
toutes ses épaules, imprimaient sur toute sa personne je ne sais quoi
d'horrible, en même temps que la grâce divine qui brillait au-dedans de
lui se répandait au-dehors et le rendait vénérable. Dès qu'on sut qui il
était, il s'éleva des cris confus de la part des sectateurs de la foi et
des ennemis de la vérité : les uns applaudissaient de joie en voyant un
de leurs compagnons, les antres animaient le juge contre lui, et le
condamnaient d'avance à la mort. Tout était plein de cris et de tumulte.
On ne songeait plus ni aux chevaux, ni à leurs conducteurs ; l'appareil
des chars n'était plus qu'un vain fracas. Tous les regards étaient
arrêtés sur Gordias ; on ne voulait voir que lui, on ne voulait entendre
que lui. Un murmure, tel que le vent en excite, se répandait dans tout
l'amphithéâtre et étouffait le bruit de la course des chevaux. Lorsque
les hérauts eurent imposé silence, les instruments cessèrent de
retentir; on n'écoutait que Gordius, on ne regardait que Gordius : on le
traîna sur-le-champ devant le tribunal du juge qui présidait au
spectacle, D'abord celui-ci interrogea Gordius avec assez de douceur; il
lui demanda qui il était, et d'où il était Gordius déclara quelle était
sa patrie, sa famille, l'emploi qu'il avoir eu dans l'armée, la cause de
sa fuite, le motif de son retour: Je viens, ait-il, pour montrer combien
peu je redoute vos édits, et pour signaler ma fui dans le pieu en qui
j'ai mis mon espérance. J'ai entendu dire que vous étiez le plus cruel
des hommes ; j'ai donc cru. que c'était l'occasion la plus favorable de
remplir mes désirs. Ces paroles enflammèrent la colère du juge, et lui
firent décharger sur Gordius tout le poids de sa fureur. Qu'on appelle,
dit-il, des bourreaux. Où sont les lames de plomb ? où sont les fouets ?
qu'on l'étende sur la roue, qu'on le tourments sur le chevalet ; qu'on
prépare un cachot, les bêtes féroces, les flammes, un glaive, une croix.
Que ce scélérat, ajouta-t-il, est heureux de ne pouvoir mourir qu'une
fois! Au contraire, répliqua Gordius, que je suis malheureux de ne
pouvoir mourir plusieurs fois pour Jésus-Christ! Le juge, déjà féroce de
son naturel, le devint davantage en voyant la confiance de cet homme. Il
regarda comme un mépris la liberté de ses discours, la fierté de
sentiments ; et plus il le voyait intrépide, plus il s'aigrissait, plus
il était jaloux de triompher de sa constance en imaginant des tourments
nouveaux.
Mais Gordius levant
les yeux au ciel, et affermissant son âme par les paroles sacrées des
psaumes, disait avec David : Le Seigneur est mon secours ; je ne
craindrai point les effets des hommes (Ps. 117. 6), et encore : Je
n'appréhenderai aucuns maux, ô mon Dieu! parce que vous êtes avec moi
(Ps. 22. 4). Ces paroles et d'autres semblables qu'il avait apprises
dans les divines Écritures, animaient son courage. Il était si éloigné
de craindre les supplices dont, on le menaçait, qu'il provoquait même
les bourreaux. Que tardez-vous ? leur disait-il; qu'attendez-vous ?
Déchirez mon corps, disloquez mes membres, faites-moi subir les
tourments que vous voudrez ; ne m'enviez pas un bienheureux espoir. Plus
vous me ferez souffrir, plus vous me procurerez une grande récompense.
Il y a un contrat entre le Seigneur et moi. Pour les plaies dont vous
allez couvrir mon corps, il le revêtira d'une lumière éclatante au jour
de la résurrection : pour les affronts, j'aurai des couronnes: pour la
prison, j'aurai un paradis: pour la peine d'être confondu avec les
malfaiteurs, j’aurai la société avec les anges. Sentez beaucoup en moi,
afin que je recueille davantage. Comme donc on voyait qu'il était
impossible de le fléchie par la crainte des supplices, on eut recours
aux caresses. Le démon pour l'ordinaire épouvante le lâche, amollit
l'homme ferme. Le juge usa da même artifice. m'ayant pu effrayer Gordias
par les plus violentes menaces, il essaya de le surprendre par des
flatteries artificieuses. Il lui lit des promesses magnifiques, l'assura
que le prince lui accorderait de plus grandes faveurs encore, un grade
distingué dans l'armée, des biens immenses, tout ce qu'il voudrait.
Ces promesses ne
purent fléchir le bienheureux Gordius : il se moquait de la folie du
juge qui croyait lui offrir des équivalents au royaume céleste. Voyant
donc que tous ses efforts étaient inutiles, cet impie s'abandonne à
toute sa fureur ; il tire son épée, comme s'il eût représenté le
bourreau; et souillant d’un meurtre son bras et sa langue
,
il condamne le saint martyr. Tout le peuple abandonna l'amphithéâtre, et
vint en foule devant le tribunal. Tous ceux qui étaient restés dans les
maisons en sortirent pour voir ce grand et superbe spectacle; spectacle
qui causait de l'admiration aux anges et à toutes les créatures, de la
douleur et de la terreur aux dénions. La ville se trouva déserte, parce
que tous les habitants vinrent fondre comme des flots au lieu du
martyre. Les hommes et les femmes de toute condition accouraient à
l'envi. Les maisons demeurèrent sans gardiens, les boutiques des
marchands restèrent sans être fermées, et les marchandises exposées dans
la place publique. La ville n’était en sûreté que parce que tout le
monde en était sorti, de sorte qu'il n'y avait personne qui pût faire de
mauvaises actions. Les esclaves abandonnaient le service de leurs
maîtres. Les citoyens et les étrangers étaient présents. Les vierges
même eurent la hardiesse de se montrer aux regards des hommes. Les
vieillards et les malades, malgré leur faiblesse, sortirent hors des
murs. Cependant le bienheureux martyr, qui ne respirait que pour la vie
éternelle dont la mort allait lui ouvrir rentrée, était entouré d'une
foule de ses amis et de ses proches, qui l'embrassaient en gémissant,
qui lui faisaient leurs derniers adieux, et qui, versant des larmes
amères sur son sort, le concluraient de ne pas sacrifier la fleur de sa
jeunesse, de ne pas renoncer à la lumière du jour, cette lumière si
agréable. Quelques-uns cherchaient à l’éblouir par des raisons
spécieuses. Reniez seulement de bouche, lui disaient-ils, et croyez au
fond du coeur ce que vous voudrez. Ce n'est point aux paroles que Dieu
fait attention, mais aux sentiments. Par-là vous adoucirez le juge sans
offenser le Seigneur.
Notre pieux héros
restait ferme et inflexible, sans pouvoir être entamé par aucune
attaque. Rien ne pouvait ébranler sa constance. L'était la maison du
sage bâtie sur le roc (Mt. 7. 24), que ni les vents qui souillent avec
impétuosité, ni les pluies qui tombent du ciel, ni les torrents qui se
précipitent des montagnes, ne sauraient renverser. Tel était Gordius,
dont la foi en Jésus-Christ était appuyée sur un fondement inébranlable.
Il voyait des yeux de l’esprit le démon qui cherchait à le séduire, qui
excitait l’un à verser des larmes, qui suggérait à l’autre des paroles
persuasives; il adressait à ses amis qui pleuraient, cette parole du
Sauveur: Ne pleurez pas sur moi (Lc. 23. 28) ; pleurez sur les ennemis
de Dieu qui persécutent les chrétiens avec tant de fureur; qui, par les
bûchers qu'ils allument contre nous, amassent contre eux-mêmes des
trésors de flammes éternelles: Cessez de pleurer et d affliger mon coeur
(Ac. 21. 13). Je suis prêt, non seulement à mourir une fois pour le nom
de Jésus-Christ, mais à subir mille morts s’il était possible. Il
répondit à ceux qui lui conseillaient de renier Jésus-Christ seulement
de bouche : Une langue créée par Jésus-Christ ne peut se résoudre à
blasphémer celui dont elle tient l'être. Nous croyons de coeur pour être
justifiés, mais nous confessons de bouche pour être sauvés (Rm. 10. 10).
Le salut des guerriers est-il donc désespéré ? Aucun centurion n'a-t-il
été trouvé fidèle ? Je me rappelle d'abord celui qui, au pied de la
croix de Jésus-Christ, reconnaissant sa divinité par les prodiges qu il
opérait, lorsque l'attentat des Juifs était encore tout récent, ne
redouta point leur fureur, ne balança l'oint à annoncer la vérité,
confessa sans crainte que Jésus-Christ était vraiment le fils de Dieu
(Mt. 27. 54). Je sais qu'un autre centurion, durant le cours de la vie
mortelle du Seigneur, reconnut qu'il était Dieu, souverain des
puissances célestes; que, par un simple ordre adressé aux ministres de
ses volontés, il pouvait envoyer des secours à ceux qui en avaient
besoin (Mt. 6. 8). C'est au sujet de cet homme que le Seigneur disait
qu'il n'avait point trouvé une foi aussi grande dans tout Israël. Le
centurion Cornélius eût l'avantage de voir un ange (Ac. 10. 3), et
d'obtenir enfin le salut par l'entremise du prince des apôtres. Ses
aumônes et ses prières trouvèrent grâce auprès de Dieu. Je voudrais être
le disciple de ces centurions. Comment renierai-je le Dieu que j'ai
adore dès mou enfance ? un tel blasphème ne ferait-il pas trembler le
ciel, ne couvrirait-il pas les astres de ténèbres ? la terre
voudrait-elle après cela me porter ? Ne vous y trompez pas, on ne peut
se moquer de Dieu (Gal. 6. 7). Il nous juge par notre propre bouche (Lc.
19. 22) ; c'est par nos paroles qu'il nous justifie, c'est par nos
paroles qu'il nous condamne. N'avez-vous pas lu cette terrible menace du
Seigneur? Celui qui me reniera devant les hommes, je le renierai devant
mon Père qui est dans les cieux (Mt. 10. 33). Pourquoi ne
conseillez-vous d'user de dissimulation? pourquoi voulez-vous que j'aie
recours à un tel artifice ? Est-ce pour gagner quelques jours? mais je
perdrais l'éternité toute entière. Est-ce pour fuir les douleurs du
corps ? mais je serais privé de voir les biens des justes. C'est une
folie manifeste de se perdre avec art, d'employer l’artifice et la ruse
pour se procurer des peines éternelles. Pour moi, voici le conseil que
je vous dorme: si vous pensez mal, revenez à des sentiments de piété; si
vous dissimulez pour vous accommoder à la conjoncture, renoncez au
mensonge, et parlez selon la vérité (Ep. 4.25). Dites que le Seigneur
Jésus est dans la gloire de Dieu son Père (Phil. 2. 10 et 11). Cette
parole sera prononcée par toutes les langues, lorsque tout genou
fléchira au nom de Jésus, dans le ciel, sur la terre et dans les enfers.
Tous les hommes sont mortels, peu sont martyrs. N'attendons pas l'heure
de notre mort, mais passons de la vie à la vie. Pourquoi attendre un
trépas naturel, qui est sans fruit, sans avantage, commun aux hommes et
aux brutes ? Tout titre qui vient à la vie par la génération, est usé
par le temps, détruit par la maladie, emporté par une mort inévitable.
Puis donc qu'il vous faut absolument mourir, procurez-vous la vie par la
mort. Faites-vous un mérite de la nécessité. N'épargnez pas une vie
qu'il faudra nécessairement perdre. Quand les biens terrestres serment
éternels, on devrait toujours en faire le sacrifice pour obtenir les
biens célestes. Mais s'ils sont passagers et d'une nature bien
inférieure, c'est une folie de témoigner pour eux tant d'empressement,
et de nous priser par-là du bonheur que nous avions droit d'espérer.
Après que le saint
martyr eut parlé de la sorte, et qu'il se fut muni du signe de la croix,
il s'avança au supplice sans changer de couleur, sans que la sérénité de
son visage fut aucunement altérée. On eût dit qu'il allait, non tomber
en la puissance des bourreaux, mais se déposer lui-même entre les mains
des anges, pour qu'ils reçussent son âme au sortir de son corps, et
qu'ils la transportassent, comme celle de Lazare, dans la vie
bienheureuse. Qui pourrait exprimer les cris de tout le peuple! Le
tonnerre fit-il jamais entendre un bruit aussi horrible que celui qui
s'éleva alors dans le ciel: C'est ici la lice où combattit ce généreux
athlète. C'est aujourd'hui le jour où il offrit cet admirable spectacle,
dont le temps n'a pu encore effacer la mémoire, dont l'habitude n'a pu
affaiblir l'idée, dont les événements postérieurs n’ont pu surpasser le
mérite. Plus on regarde le soleil, plus on l'admire: ainsi le souvenir
de Godius est pour nous toujours récent. La mémoire du juste sera
éternelle (Ps. 111. 7), et parmi les habitants de la terre tant que la
terre subsistera, et dans le royaume des cieux, et auprès du juste Juge,
à qui soient la gloire et l'empire dans les siècles des siècles. Ainsi
soit-il.
source :
http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/basile/index.htm
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