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LES
QUARANTE JOURS D'EXTASES
1. 27 mai 1584 fin de tout
espoir de guérison pour la jeune novice de 18 ans
27 mai 1584, au monastère
de Sainte Marie des Anges, faubourg populaire de San Frediano de
Florence, une modeste cérémonie religieuse marque la fin de tout espoir
de guérison pour une jeune novice, Sœur Maria Maddalena, de la noble
famille des Pazzi.
Ce jour, qui se présentait
sous le signe de la déception et de la tristesse, ouvrait cependant une
page étonnante de l’histoire du Carmel de Florence et de la
spiritualité.
Lisons le récit qu’en a
fait, plus tard, Sœur Maria Pacifica del Tovaglia :
« Elle désirait ardemment
que le Seigneur brisât le lien de sa chair mortelle pour lui être
parfaitement unie, disant avec saint Paul : J’ai le désir de m’en aller
et d’être avec le Christ.
Comme son état empirait
chaque jour, elle espérait une fin rapide. Après deux mois de maladie et
d’efforts inutiles, les médecins la déclarèrent perdue, et les Mères se
décidèrent à lui laisser prononcer ses vœux, le 27 mai 1584, jour de la
Sainte-Trinité. Elle était si malade que le Père confesseur voulait
qu’elle restât au lit pour la cérémonie… Mais s’en remettant à Dieu,
elle demanda aux Sœurs la grâce de la porter dans le chœur devant
l’autel de la Vierge; c’est là que le Père confesseur célébra la Messe,
tandis qu’elle restait allongée dans un petit lit qu’on lui avait
préparé.
À la fin de la Messe, dans
les mains de notre Père confesseur Agostino Campi da Pontremoli, elle
prononça les saints vœux avec une grande dévotion et une ferveur
extrême. Puis, une Sœur la ramena dans son lit à l’infirmerie, en la
prenant dans ses bras. Elle pria les infirmières de fermer les rideaux
et de sortir de la chambre car elle voulait se reposer un peu.
Au bout d’une heure
environ, l’infirmière, étonnée du fait qu’elle n’entendait pas la malade
tousser comme d’habitude — elle ne restait pas le temps d’un Ave sans
tousser — intriguée par ce silence inaccoutumé, s’enhardit et doucement
entra dans la chambre et, tirant les rideaux, elle la vit reposer en son
centre, c’est-à-dire en Dieu. Son visage était beau, son teint coloré,
ses yeux fixés sur le Crucifix. Son visage resplendissait d’une majesté
et d’une grâce telles qu’elle ne semblait plus la même personne, elle
que la maladie avait rendue blême et décharnée. Ce que voyant,
l’infirmière en informa la Mère Prieure, qui, avec d’autres Mères, se
rendit dans la chambre. Et toutes les autres Sœurs qui vinrent la
visiter, entrant une à une dans la chambre, en reçurent une très grande
consolation. Ce fut la première fois que nous la vîmes en extase, et
cela dura deux bonnes heures ».
C’est ainsi que commence
pour la jeune professe une période exceptionnelle d’extases
quotidiennes, qui se prolongea durant quarante jours. D’autres extases
vont suivre, mais à un rythme moins régulier, sauf durant la semaine de
la Pentecôte à la Trinité, l’année suivante, qui, avec les quarante
jours, constitue un cycle achevé d’extases.
2. Le confesseur exige pour
discerner que tout soit communiqué à des religieuses spécialement
désignées :
« Dès les premières extases
de 1584, le confesseur du monastère, Agostino Campi da Pontremoli, pour
se rendre compte s'il s’agissait d’illusions ou de tromperies
diaboliques ou de faveurs divines, avait par l’entremise de la prieure,
ordonné à la jeune professe, en vertu de l’obéissance, de rapporter tout
ce qui lui arrivait en sa vie, en particulier en ses extases, tout ce
que Dieu lui communiquait, à des religieuses qui avaient mandat de le
mettre par écrit.
On lui donna comme
confidente Sœur Veronica Alessandri. Le Père, conscient du caractère
embarrassant de cette assistance, eut la délicatesse de lui donner pour
ces communications une jeune professe, sa compagne de noviciat, avec
laquelle elle était assez intime. Sœur Marie Madeleine l'accepta comme
une mortification : elle obéit du mieux qu’elle put.
Mais les Supérieures du
monastère ne furent pas satisfaites du résultat. Après ses extases, Sœur
Marie Madeleine ne se rappelait que peu de choses et de manière
fragmentaire, d’autres fois elle ne trouvait pas les mots pour exprimer
ce qu’elle avait vu et entendu; enfin il arrivait qu’on ne pût
l’interroger car parfois ses extases se prolongeaient plusieurs heures.
Les religieuses, ne voulant
pas perdre tant de trésors de doctrine et de rare expérience religieuse,
décidèrent, en accord avec le confesseur, d’écrire durant l'extase même
tout ce que disait la sainte, prenant note en même temps des gestes les
plus significatifs. L’extase terminée, la sainte relisait ce qui avait
été écrit, elle corrigeait les erreurs, s’il y en avait, disant : “C’est
ceci que j’ai compris ou dit », et elle déclarait avoir eu toutes ces
connaissances et compréhensions telles qu’elles étaient consignées” ».
Ces notes étaient ensuite
recopiées dans des livres manuscrits, gardés dans les archives du
monastère. Il est probable qu’une partie d’entre elles ne furent pas
consignées dans ces livres; elles ne furent pas toutefois jetées au feu,
mais utilisées dans le procès de béatification et dans la rédaction de
l’œuvre de Puccini, premier biographe de la sainte. Celui-ci publia
aussi, en 1611, une édition des œuvres de Sœur Marie Madeleine, qui ne
correspond pas exactement aux grands livres manuscrits. C’est pourquoi
il fut accusé d’avoir interpolé les écrits de la sainte, confondant les
extases, développant parfois longuement une pensée de quelques lignes à
peine dans les originaux, etc.. Catena pense que Puccini a pu se servir
aussi des notes qui devaient être plus étendues que le texte consigné
dans les grands livres. En tout cas, c’est grâce à l’œuvre de Puccini
que l’on connaîtra les écrits de Marie Madeleine, jusqu’au 4e centenaire
de la naissance de la sainte, où les cinq livres manuscrits ont pu enfin
être intégralement publiés.
De 1960 à 1966, en effet,
le « Centre international du livre » publiait à Florence les œuvres
complètes de sainte Marie Madeleine de Pazzi, tirées des manuscrits
originaux conservés dans les archives de son monastère. On ne saurait
dire combien cette œuvre était nécessaire pour accéder à la pensée de
Marie Madeleine de Pazzi, relativisant la médiation de Puccini, qui sans
fausser la pensée de la sainte, avait traité les textes avec une trop
grande liberté. Parfois, c’est vrai, il l’a rendue plus accessible et
facile à lire, mais en s’éloignant du texte original. Toutefois il faut
ajouter que l'édition des « Œuvres complètes » gagne, aujourd’hui
encore, à être accompagnée, pour une meilleure compréhension, de l’œuvre
de Puccini, surtout si l’on pense que les « Œuvres complètes » ne
présentent que les épisodes extraordinaires des extases, une phase
d’ailleurs courte de la vie de la sainte, comprise entre les années 1584
et 1592. C’est donc encore à Puccini qu’on doit recourir si l’on veut
connaître les épreuves et les vertus de sa vie humble et abandonnée,
dans le plus grand dénuement, jusqu’à sa mort le 25 mai 1607.
Le quatrième centenaire de
la naissance de sainte Marie Madeleine de Pazzi a vu la parution de
nombreuses études, qui ont permis une meilleure connaissance de la
sainte. La thèse de doctorat du P. Secondin Bruno fait le point sur
tous ces travaux et offre une nouvelle synthèse de la vie et de la
pensée de la grande mystique florentine. De nouvelles biographies, dont
certaines remarquables, ont contribué à donner de la sainte une image
plus complète et séduisante, comme par exemple « La parabole des deux
épouses ».
3. En France, malgré une
certaine renommée, sainte Marie Madeleine de Pazzi demeure peu connue.
Elle jouit d’une grande
popularité au XVII siècle, surtout grâce aux Carmes de la Réforme de
Touraine qui firent connaître sa vie et son message, et favorisèrent le
développement de son culte. D’après les recherches du P. Ancilli, ce
siècle a connu le plus grand nombre d’œuvres imprimées. Sur les 209
textes qu’il a recensés, 131 sont en langue italienne; le français
occupe ensuite la première place avec 21 œuvres, suivi du néerlandais
avec 19 éditions, du portugais avec 14, de l’espagnol avec 13, etc..
L’auteur le plus considérable par ses écrits sur la sainte est sans
doute le P. Léon de Saint Jean. On lui doit plusieurs ouvrages dont une
biographie qui connut un grand succès jusqu’à la sixième édition en
1669.
Hélas, le XVIII siècle,
époque difficile pour les mystiques, annonçait des temps plus durs
encore pour la vie religieuse en général. La Révolution française allait
chasser de France les Carmes qui aimaient la vie et le message de la
sainte florentine.
Au XIX siècle, nous
constatons une lente reprise des éditions concernant notre sainte. En
1837, paraît la « Vie de sainte Marie Madeleine de Pazzi » par son
confesseur, le jésuite Cépari, traduction de l’œuvre italienne parue à
Rome en 1669, qui connaîtra cinq éditions successives. En 1873, Dom
Anselme Bruniaux, prieur de la Chartreuse de Valbonne, publiait à Paris
les « Œuvres de sainte Marie Madeleine de Pazzi ». Il s’agit de la
traduction française d’une ancienne anthologie composée par le P.
Laurent-Marie Brancaccio, carme de la stricte observance du couvent
Sainte Marie de la Vie, à Naples.
En ce qui concerne le XX
siècle, parmi les quelques œuvres parues, émerge surtout la biographie
de Maurice Vaussard, « Sainte Marie Madeleine de Pazzi » qui connut
trois éditions de 1921 à 1925, et, du même auteur, « Extases et lettres
de Sainte Marie Madeleine de Pazzié, précieux mais bien modeste recueil
d’écrits de la carmélite florentine. Le tome X du Dictionnaire de
Spiritualité paru en 1980, publiait un bel article sur la sainte, par le
Père E. Ancilli, OCD, (col. 575-588).
Malgré le nombre de
publications en langue française, la vie et le message de sainte Marie
Madeleine de Pazzi demeurent peu connus, car ces documents sont d’accès
difficile.
4. La traduction des
extases de « I Quaranta giorni », et les « Douze méditations », sont
tirées du dernier volume italien des Œuvres complètes.
5. Pratique de l'oraison
mentale.
Le cœur de la vie
spirituelle de la jeune florentine est sans doute l’oraison, qu’elle
pratiqua dès sa plus tendre enfance. Dès l’âge de neuf ans, elle demanda
à sa mère de lui enseigner la pratique de l'oraison mentale. Sa mère lui
suggéra d’aller voir le Père confesseur.
« Le Père confesseur lui
conseilla de lire le P. Gaspard Loarte, puis de se mettre à genoux, de
dire l’antienne “Veni Sancte Spiritus” et le “Confiteor”, et ensuite,
durant une demi-heure, de penser à ce qu’elle venait de lire. En me le
racontant, elle me disait : “Je me mettais là, sachant que je devais
penser à ce que je venais de lire, et je laissais Dieu agir, et Lui, par
miséricorde, me donnait ce qui Lui plaisait. Comme vous le savez, Dieu
se plaît dans les cœurs purs, parce qu’ils ne sont pas occupés par
d’autres pensées. En effet, je ne me souviens pas d’avoir pensé à autre
chose dans l’oraison, si ce n’est aux moyens par lesquels je pouvais
entrer en religion, mais c’était aussi pour accomplir Sa volonté, car
c’est bien pour cela, et rien d’autre, que je suis devenue religieuse”.
Elle me dit encore qu’elle
ne pouvait se contenter du temps d’oraison indiqué par le confesseur,
mais que toujours, le matin, elle y passait une heure entière.
Elle dormait dans un coin à
part de la chambre de sa mère, et là, derrière son lit, une fois sa mère
sortie, elle se recueillait en prière. S’il lui arrivait de se retrouver
toute seule à la maison, elle s’enfermait dans l’oratoire et s’absorbait
dans l’oraison.
Comme je lui demandais un
jour si elle on n’avait pas de difficulté à faire oraison, elle me
répondit que parfois Jésus ne se laissait pas trouver; Il voulait
qu’elle se fatiguât et apprît à se conformer à Sa volonté. Alors elle
s’appliquait à persévérer dans l’oraison, car la prière continue est une
source de grand profit et de bénéfices.
Elle ne se souciait que
d’être attentive à la voix de Dieu qui parlait à son cœur et
l’instruisait intérieurement. On pouvait lui appliquer la béatitude dont
parlent les psaumes de David : “Heureux l’homme que tu instruis,
Seigneur”. En effet, la lumière et la connaissance de Dieu qu’elle
possédait ne lui venaient pas de la lecture de livres savants, elle ne
lisait que les évangiles — elle les a toujours aimés plus que tout autre
livre — et quelques ouvrages de dévotion comme les méditations de
Grenada, le P. Gaspard Loarte et le P. Fulvio Androtio. À l’âge de 14
ans, elle lisait parfois quelques chapitres des méditations de S.
Augustin, mais c’est grâce à l’oraison continue qu’elle y parvint ».
6. L’Eucharistie, moyen et
signe de l’union avec Dieu.
L’oraison tend à l’union.
C’est tout naturellement que l’Eucharistie, moyen et signe de l’union
avec Dieu, vient occuper une place de choix dans la vie de sainte Marie
Madeleine de Pazzi ; elle en est un pilier essentiel.
Elle manifesta toujours un
grand désir de s’unir à Jésus dans ce sacrement. Toute petite, à
l’église, quand sa mère recevait la communion, elle se pressait contre
elle, pour être plus proche de Jésus, et, à la maison, elle la suivait
partout.
À dix ans, elle reçut la
première communion, et, chaque fois qu’elle le pouvait, ne manquait pas
de se présenter à la sainte table, préparant chaque fois son cœur à
cette rencontre avec le plus grand soin.
« Nous étions un jour à la
villa pour les fêtes du Saint Esprit. Devant communier — elle n’était
pas en bonne santé — vu l’éloignement de l’église, sa mère voulut l’y
envoyer à cheval. Mais elle ne pouvait se résigner à s’y rendre si
commodément pour recevoir cette majesté divine qui, en prenant notre
humanité, s’était si fort humilié pour nous. Considération si puissante
qu’obéissant à sa mère, elle s’y rendit en pleurant amèrement tout au
long de la route ».
Désir de la communion
fréquente
À 14 ans, elle fut
accueillie au Monastère de Saint Jean ; les moniales avaient accepté la
condition imposée par le confesseur de la jeune fille, le P. Pietro
Blanca de la Compagnie de Jésus, qu’elle pût communier les jours de
fête, contre la coutume du monastère. Ce fut un grand contentement pour
la jeune fille, mais ne lui épargna pas quelques moqueries des moniales
moins attachées à la communion fréquente : « Voici la Jésuite, elle
vient nous réformer! Voilà où nous en sommes, une séculière vient nous
réformer! Qu’elle pense plutôt à elle-même ! »
Elle fut si exemplaire dans
sa vie qu’au moment où elle quitta le monastère pour revenir dans sa
famille, un réel changement s’y était opéré : désormais une cinquantaine
de Sœurs communiaient les jours de fête.
La veille de l’Assomption
de 1582, Caterina de Pazzi est accueillie au Carmel de Florence pour une
expérience de 15 jours.
« Durant ce temps, elle
nous édifia toutes grandement, par les vertus qu’on voyait resplendir en
elle et une grâce particulière qu’elle manifestait dans ses actes et ses
paroles; nous avons reconnu en particulier sa grande obéissance, car
même si nous communiions tous les matins — ce qu’elle désirait ardemment
— et l’invitions à faire de même, toutefois n’ayant pas la permission de
son confesseur de communier plus de trois fois par semaine, elle ne
voulut pas manquer d’observer cet ordre ».
Plus tard, quand elle dut
choisir entre le monastère de « Saint Jean », celui de la « Crocetta »
et « Sainte Marie des Anges », la décision ne fut pas difficile à
prendre en faveur de ce dernier, notamment à cause de la communion
quotidienne dont jouissait le Carmel de Florence.
C’est grâce à l’influence
favorable des Jésuites que ce Carmel avait obtenu le privilège de la
communion quotidienne, exceptionnel pour l’époque et pour longtemps
encore dans l’Église. Il n’est pas à exclure que dans cette pratique,
entrée en vigueur peu avant l’arrivée de Caterina de Pazzi, ait pesé
aussi l’influence du Prieur Général de l’Ordre, Jean Baptiste Rossi,
qui, durant les visites canoniques, invitait les moniales à une plus
fréquente participation au Corps et au Sang du Christ.
La communion était donnée
en dehors de la messe, par le confesseur ou le chapelain. En leur
absence, les moniales se rassemblaient toutes pour une demi-heure de
prière, qu’elles appelaient « la communion spirituelle ».
La pratique de la communion
quotidienne n’étant pas obligatoire, des novices et des Sœurs n’y
participaient pas : Sœur Marie Madeleine témoignera de sa désapprobation
à leur égard ; pour elle cette rencontre était toujours une source de
grâces et de consolations sans nombre, les “Quarante jours” le
confirment amplement ; elle ne pouvait comprendre comment l’on pouvait
se priver d’accueillir ce don d’Amour de Jésus.
7. Maria Madeleine à Sainte
Marie des Anges
Quand Caterina De Pazzi
entra à Sainte Marie des Anges, le monastère comptait environ
quatre-vingts moniales. En réalité, elle commence sa vie religieuse avec
un petit groupe de Sœurs, celles du noviciat, avec qui elle mène une vie
commune, sauf pour les repas qui sont pris avec toute la communauté dans
le grand réfectoire. Elle vit donc à part avec ce groupe plus réduit,
comprenant toutefois, avec les novices, les jeunes professes, qui
restent au noviciat pour parfaire leur formation durant au moins trois
ans.
Toutes les œuvres de la vie
religieuse forment une oraison continuelle, parce qu’elles sont toutes
faites par obéissance
« Une fois, pour la mettre
à l’épreuve, avant sa prise d’habit, la Mère Maîtresse lui dit :
“Comment ferez-vous quand vous serez moniale ? Vous ne pourrez pas
consacrer à l’oraison autant d’heures que vous en avez l’habitude !”
Elle fit une réponse de parfaite religieuse, et non de personne du
monde, lui disant : “Je pense que toutes les œuvres de la vie religieuse
forment une oraison continuelle, parce qu’elles sont toutes faites par
obéissance” ».
Le 30 janvier 1583, elle
reçoit l’habit religieux et prend le nom de Sœur Maria Maddalena. Au
cours de la cérémonie, le prêtre lui présenta le Crucifix, tandis que
les Sœurs chantaient : « Pour moi, que jamais je ne me glorifie sinon
dans la croix de notre Seigneur Jésus Christ, qui a fait du monde un
crucifié pour moi et de moi un crucifié pour le monde », elle éprouva
une grande joie et consolation, en promettant à son Dieu ne jamais
vouloir autre gloire que Jésus crucifié.
Ce même jour, elle
s’agenouille devant la maîtresse du noviciat, Sœur Vittoria Contugi et
fait l’offrande complète de sa volonté, geste qu’elle répétera quelques
mois après, quand Sœur Vangelista del Giocondo assumera la charge de
maîtresse des novices.
Dans le silence du
noviciat, Sœur Marie Madeleine apprend à se défaire d’elle-même pour
être toute à Dieu. Elle ne cherche pas à se singulariser, mais à vivre
jusqu’au bout les exigences de la vie commune.
« Parfois la Mère
Maîtresse, sachant combien elle aimait l’oraison, lui accordait du temps
pour cela, mais ce temps n’étant pas accordé aux autres, elle n’en
voulait pas pour elle-même.
Une fois, la veille de la
Sainte-Madeleine, les novices devaient accomplir un exercice extérieur ;
la Mère Maîtresse lui proposa d’aller faire oraison pour se préparer à
la fête de la sainte ; mais elle, avec humilité et soumission, la pria
de la laisser avec les autres, disant qu’elle pouvait s’y préparer
autant par cet exercice que par l’oraison ».
Elle s’occupait surtout à
accomplir des actions de charité envers ses Sœurs converses, les aidant
dans les tâches les plus humbles.
Sœur Marie Madeleine
commença le noviciat avec neuf compagnes. Le 5 mai 1583 quatre d’entre
elles font profession, une la fera sur son lit de malade, le 28 mai
suivant, et trois autres le 5 juin de la même année, parmi lesquelles
Sœur Veronica Alessandri, la confidente des extases des “Quarante
jours”, et Sœur Maria Grazia Gondi, la rédactrice des notes des “Douze
méditations”. Elle demande à faire la profession avec elles, mais ce
n’était pas possible : les lois canoniques exigeaient un an complet de
noviciat avant que l’on pût s’engager dans la profession religieuse, qui
était définitive. Les Supérieures lui promettent qu’elle la fera dès la
fin de son année de noviciat.
Elle demeura ainsi un
certain temps avec une seule compagne, peu fervente d’ailleurs, jusqu’à
la fin de l'été, où une autre jeune fille se joignit à elles.
Janvier 1584 : l’année
canonique du noviciat de Sœur Marie Madeleine achevée, elle demanda
humblement de pouvoir faire sa profession, mais les Supérieures du
monastère ne le lui permirent pas, respectueuses d’une tradition qui
voulait qu’on ne professe pas seule, mais en groupe. Elle en fut très
peinée, mais accepta, tout en affirmant avec calme : « Je ne ferai pas
la profession avec les autres; malgré vous, vous devrez me la laisser
faire seule ».
Au début du mois de mars
elle tombe malade, et, malgré les soins, son état de santé ne s’améliore
pas. En avril 1584, deux autres jeunes filles entrent au noviciat et
reçoivent l’habit, mais Sœur Marie Madeleine est désormais pratiquement
immobilisée à l’infirmerie du monastère, où elle donne l’exemple d’une
grande vertu et d’une parfait abandon à la volonté de Dieu.
« Un jour — raconte Sœur
Pacifica del Tovaglia — je lui rendis visite et lui demandai comment
elle faisait pour passer des nuits entières sans dormir avec toutes ces
peines et tourments, sans pouvoir s’asseoir même un court instant, et à
quel moyen elle avait recours contre l’impatience. Elle me répondit que
son remède était de regarder bien souvent, de façon presque continue, le
Crucifix qu’elle avait à côté du lit ! “Si je pense, disait-elle,
combien Il a souffert pour moi, misérable, avec un amour si ardent et
incompréhensible, Son regard sur ma faiblesse me réconforte” ».
8. On fausserait l’image de
la sainte en ne pensant qu’à ses extases
On fausserait l’image de la
sainte en ne pensant qu’à ses extases, car même durant les "Quarante
jours", on oublierait les autres heures de sa vie ordinaire. C’est ce
que ses Supérieures elles-mêmes furent tentées de croire, quand après sa
guérison miraculeuse, à la fin de la grande extase de la Passion du 14
juin, elles pensèrent la faire sortir du noviciat, et lui accorder un
régime à part, afin qu’elle pût se consacrer davantage à l'oraison
contemplative. Mais ce n’était pas le désir de la sainte, qui était
venue au Carmel pour se cacher en Dieu dans la vie ordinaire du
monastère. Quittant l’infirmerie, elle insista pour réintégrer la vie
commune du noviciat, selon la tradition du monastère. Un témoignage du
procès de béatification à cet égard est formel :
« Rentrée au noviciat à la
grande joie de toutes les novices, elle s’adonna plus que jamais à
l'obéissance, à la soumission et s’attacha à suivre, jusqu’à la plus
minime, les règles du noviciat. Elle conversait humblement avec les plus
jeunes novices, se mettant toujours à la dernière place. Il était
merveilleux de voir comment, elle qui passait plusieurs heures par jour
en extases et autres contemplations, une fois revenue à son état naturel,
parlait avec toutes avec une telle bienveillance, qu’il ne semblait pas
que ce fût la même personne qui s’était entretenue avec Dieu avec une si
familière grandeur ; car il semblait qu’elle voulait apprendre de
chacune. De plus, si parfois il était nécessaire au noviciat d’accomplir
quelque humble exercice extérieur, elle était la première à courir. Elle
aimait beaucoup la vie ordinaire. Très humble et désireuse d’être parmi
les autres, elle n’aimait pas se singulariser.
Elle priait, avec larmes,
de la laisser avec les autres et me disait qu’elle estimait davantage la
soumission et l’obéissance que les hautes contemplations, et exhortait
les autres novices à s’appliquer avec plus de zèle aux règles communes
plutôt qu’à n’importe quel exercice particulier, même bon et saint… »
Nous pouvons alors
comprendre comment les extases étaient aussi une souffrance pour elle.
Le fait de se retrouver, contre sa volonté, donnée en spectacle à toute
la communauté, était une rude épreuve pour son humilité. Parfois elle
éprouvait une telle crainte qu’elle faisait de son mieux pour se cacher
et n’être point remarquée par ses Sœurs. Ajoutons à cela l’obligation
d’en parler à une Sœur, exercice auquel elle ne se déroba jamais, et qui
contribua à la faire parvenir à la mort de sa volonté propre pour
s’abandonner complètement à la volonté de Dieu, ce qu’elle désirait au
plus profond d’elle-même.
9-10. Les "Quarante jours"
sont un ensemble unique dans l’histoire de la spiritualité
pour plusieurs raisons :
par le caractère
exceptionnel de l’expérience mystique ;
par la continuité et la
régularité du phénomène, 41 jours durant ;
par son caractère public :
presque toujours plusieurs Sœurs, voire toute la communauté, en sont
témoins ;
par le cadre constant du
début de l’extase, la prière, en général après la communion, mais aussi
à d’autres moments de recueillement ;
par la richesse du contenu
de paroles, images, visions, mouvements, jusqu’à la participation
physique à l'événement contemplé, notamment celui de la Passion de
Jésus, l’extase la plus longue des "Quarante jours", qui dura plus de 14
heures ;
par le miracle de sa
guérison survenue après cette grande extase, et qu’elle attribue à
l’intercession de la bienheureuse Maria Bagnesi.
Un exemple authentique de
la spiritualité des carmes
Dans les "Quarante jours",
nous pouvons reconnaître l’écho de la spiritualité carmélitaine la plus
authentique, celle qui ne s’abandonne pas aux états d’âme ou aux goûts
personnels, mais qui s’associe pleinement à la prière liturgique de
l’Église et en fait la source de sa prière personnelle. Au monastère de
Sainte Marie des Anges, selon l’ancienne tradition carmélitaine,
l’oraison mentale y avait sa place, mais subordonnée à la liturgie. Les
Constitutions établissaient vingt minutes d’oraison mentale le matin
après matines et un quart d’heure après les Vêpres. Quand il n’y avait
pas de communion eucharistique, la communauté se réunissait pour une
demi-heure d’oraison, que les moniales appelaient « communion
spirituelle ». Après la communion, un temps de silence et de
recueillement était aussi prévu. C’est dans ce moment de grâce si
privilégié, qu’ont lieu la plupart des extases des "Quarante jours". La
pratique de l’oraison et de la communion eucharistique contribue à créer
l’union profonde de l’âme avec Dieu, par la contemplation de quelque
vérité de la Parole de Dieu priée ou célébrée en ce jour. L’extase élève
et transforme l’expérience d’abandon à Dieu en expérience de la douceur
divine de Sa présence et de Son action en l’âme, la rendant témoin de la
transfiguration que Dieu opère dans l'âme qui se livre entièrement à Son
amour infini.
Le mystère du Christ occupe
une place centrale dans les "Quarante jours” ; ce mystère est
étroitement associé à la médiation de Marie, car c’est par elle qu’on y
parvient. Marie est la voie particulière de l’ordre du Carmel. Les
symboles que nous rencontrons ont pour fonction de nous expliquer ou
montrer cette place centrale du mystère du Christ : pasteur, regard,
lumière, anneau, fleuve, vigne, fontaine, fournaise, cercle, mer,
sphère, pont, lac, etc.. En tout cela, bien sûr, il n’est pas difficile
de retrouver l’écho des lectures spirituelles de sainte Marie Madeleine
de Pazzi, mais il est incontestable qu’elle intègre sa culture
spirituelle à sa vie personnelle, qui aboutit toujours au Christ, le
centre recherché, qui Se montre comme « le côté ouvert, riche de sang,
expression d’un amour inouï, lieu de repos et en même temps voie de
passage vers la mer infinie de la divinité ».
Trois moments dans les
Extases
Nous pouvons tenter de
tracer un schéma-type des extases en distinguant trois moments : une
introduction, un développement et une conclusion.
A) Introduction : après la
mention du jour et de la formule habituelle, « après avoir communié »,
nous trouvons une phrase biblique ou un mystère liturgique sur lesquels
la sainte médite, un appel ou une image soudaine, le ravissement et le
recueillement.
B) Développement : prise de
conscience d’une vérité par une vision, par une locution ou par
l’expérience d’union dans la joie ou la douleur, examen et
interprétation des visions et locutions, application de ces lumières
sous forme de considérations mystiques ou morales, concernant en
particulier la vie du monastère ou de l'âme, nouvelle expérience de goût
spirituel.
C) Conclusion : état de
silence profond et de jouissance inexprimable, fin soudaine de l’extase,
recommandation des créatures, retour à la vie normale.
Des extases se détachent du
schéma habituel : elles ont lieu à d’autres moments de la journée. Les
Sœurs ont pris soin d’enregistrer, sans attendre le dialogue avec elle,
ce qu’elles voient et entendent. Ces extases conservent la fraîcheur
d’une description en direct, plus vivantes que les autres qui gardent
l'aspect d’un compte rendu successif, toujours un peu détaché. Et
d’ailleurs c’est à cela que les Sœurs seront plus tard obligées, quand
les extases seront beaucoup plus longues. Dans la période des "Quarante
jours", ces ravissements eurent lieu les 11, 12, 13 et 14 juin, ce
dernier jour étant celui de l’extase la plus étonnamment longue et
impressionnante, celle de la participation de Marie Madeleine à la
Passion de Jésus, qui dura de 1 heure et demie le jeudi 14 juin à 18
heures du lendemain, sans interruption aucune.
Dans les "Quarante jours"
nous ne sommes pas très loin des “Douze méditations”. C’est sœur Marie
Madeleine qui parle, elle raconte la vision et les paroles entendues.
Elle s’exprime avec simplicité, s’efforçant d’obéir mais sans trop
développer, malgré notre impression contraire, surtout pour certaines
d’entre elles. C’est que peut-être à ce stade de sa vie, le vocabulaire
et surtout la familiarité avec ce monde, sont encore ceux d’une
débutante. En effet, si l’on compare les "Quarante jours" avec les
« Entretiens » datés pourtant de l’année suivante, on peut constater
toute la différence. Dans ces derniers, Marie Madeleine nous paraît, si
l’on peut parler ainsi, désormais à l’aise avec l'expérience des extases
et parle de tout cela avec plus de facilité, s’étendant davantage sur
les descriptions et sur les développements spirituels de sa
contemplation ou de sa vision. Il suffirait de comparer par exemple la
grande extase de la Passion des "Quarante jours" avec celle de la
« Passion » de l’année suivante, non seulement plus longue — cette
dernière durera 26 heures ! — mais aussi plus dramatique dans la
participation par ses divers mouvements et l’impressionnante
représentation des souffrances physiques du Sauveur dans son propre
corps.
On peut affirmer que, dans
la démesure des extases, les "Quarante jours" représentent une
introduction. Mais nous en avons déjà tous les éléments. Par contre,
nous reconnaissons dans les "Quarante jours" un aspect qui touche ici un
sommet, son expression la plus forte et la plus étonnante. Nous ne le
retrouverons plus avec cette force passionnée, que dans l’émouvante
extase du 3 mai 1592 où ce cri de l’Amour retrouve l’ardeur de la jeune
professe des "Quarante jours", avec une sorte de douceur en plus.
La passion amoureuse de
Marie Madeleine pour Jésus-Amour
Nous voulons parler de la
passion amoureuse de Marie Madeleine pour Jésus-Amour, avec cette
constante répétition du terme « Amour » et l’appel à aimer l’Amour qui
n’est ni aimé ni connu ; elle atteint dans les "Quarante jours" un
sommet qui restera inégalé. Annoncée déjà dans l’extase du 28 mai, elle
explosera surtout le 11 juin et se répétera encore les 12 et 13 juin.
Cette contemplation de l’Amour pénètre aussi de manière particulière la
grande extase de la Passion de Jésus, qui se trouve toute pétrie
d’Amour, l’expression la plus simple pour faire comprendre l’essence de
ce mystère. Tout ce qui se passe, tout ce qui est contemplé, tous les
personnages baignent dans cet élément, l’Amour. Nous aimons y voir
l’explosion irrésistible de la passion de la jeunesse qui, de toutes ses
forces, s’est fixée et a été captivée par l’Amour. Toute la personne,
avec ce qu’elle est et vit, devient un instrument de musique d’où
s’élève, sous les doigts de Dieu, une mélodie suprême et unique.
La dernière extase des
"Quarante jours" nous parle encore de cet amour, mais présenté sous un
autre jour ; ce n’est plus la passion ardente de Marie Madeleine, mais
la douceur d’un face à face avec Jésus, étonnamment profond et familier,
où toute la vie de la sainte va désormais être située et ancrée, avec
celle du monastère tout entier.
11. Neuf autres extases qui
eurent lieu du 11 juillet au 15 août 1584
Dans ce premier livre des
extases de Marie Madeleine conservé au monastère, aux "Quarante jours" —
en fait quarante et un — succèdent comme en appendice neuf autres
extases qui eurent lieu du 11 juillet au 15 août de la même année. Nous
avons séparé des "Quarante jours" ces extases recueillies par Sœur Marie
Madeleine Mori, bien qu’elles les suivent immédiatement. Elles sont un
moment distinct de l’expérience spirituelle de la sainte. Elles n’ont
pas lieu après la communion, sauf deux, celles du 5 et du 15 août, mais
à l'occasion de la visite au Saint Sacrement, ou à la messe, ou en
oraison dans la chapelle de la Vierge, ou au tombeau de la bienheureuse
Maria Bagnesi.
En ces extases se révèle
une plus grande attention aux Sœurs et au monastère.
L’extase du 5 août est
particulièrement digne d’attention : elle y montre les différentes voies
vers le Paradis et définit le caractère spécifique du Carmel, identifié
avec la Vierge Marie, qui occupe dans l’ordre la place réservée dans les
autres ordres au fondateur.
Particulièrement touchante
enfin, la parabole de l’extase du 7 août, nous présente la grande
sollicitude du Père pour l’homme, son enfant.
12. L’importance de Marie
Madeleine et de sa doctrine spirituelle.
Le P. Zimmermann
affirmait : « Parmi les Carmes de l'ancienne observance, sainte Marie
Madeleine de Pazzi occupe la place occupée par sainte Thérèse dans la
réforme ». Avec le P. Secondin nous pensons tout d’abord que Thérèse et
Marie Madeleine font partie du même patrimoine intrinsèque de l’Ordre.
Nous aimons reconnaître en sainte Marie Madeleine de Pazzi la continuité
de l’école spirituelle du Carmel : alors qu’en 1582, Thérèse d’Avila
quittait cette terre, Marie Madeleine entrait au Carmel de Florence, et
presque tout de suite la force de l’Esprit la faisait monter en chaire
pour enseigner, elle qui savait à peine lire.
S’il est vrai que Marie
Madeleine a été très aimée par les Grands Carmes et leurs Sœurs c’est
« parce qu’elle avait su incarner les valeurs les plus profondes du
Carmel, parvenues à elle à travers les siècles, sans s’imposer comme un
modèle préétabli, psychologique ou opérationnel. Moins introspective et
psychologue, Madeleine offre une rapide science du mystère du Dieu
vivant.
Le Carme, tout en unissant
dans le même mouvement de charité l’action et la contemplation, ne doit
pas s’arrêter à la seule contemplation dans “la chambre secrète du cœur
du Christ”, mais aussi "se pencher à la fenêtre de son côté pour appeler
beaucoup d’âmes avec un anxieux et amoureux désir de leur salut".
● ● ●
(27 mai 1584)
Le matin de la
Sainte-Trinité, ayant fait ma Profession, je me sentis entièrement
privée de l’usage de mes sens et attirée vers la connaissance et la
compréhension du lien qui m’unissait à Dieu. Je me voyais liée à la très
Sainte-Trinité par trois liens : les trois vœux auxquels je m’étais
engagée par ma Profession. Par le premier, le vœu de chasteté, j’étais
liée et unie au Père éternel, qui est la pureté même. Celle-ci
m’apparaissait comme l'union et le lien le plus étroit que l’âme puisse
contracter avec Dieu, par la conformité à Dieu que reçoit une âme pure ;
je me voyais unie à Dieu de telle sorte et si étroitement, qu’il me
semblait impossible de jamais, jamais pouvoir me séparer de Lui, à moins
que je ne fusse tombée dans le péché de la chair. Mais le lien de la
pureté ne serait point détruit parles autres péchés, fût-il souillé et
distendu au point de paraître quasi rompu; et ce lien me semblait si
précieux que ni sa grandeur, ni l’union que l’âme contracte avec Dieu ne
pourrait s’exprimer par la parole humaine.
Puis je me vis liée et unie
à l'époux Jésus, par le vœu d’obéissance, lien qui me paraissait, lui
aussi, plus noble qu’on pourrait croire. Et voyant combien cette vertu
est précieuse, grande et utile, je m’affligeais d’avoir si peu reconnu
son utilité et sa valeur dans le passé, car cette sainte vertu rend
l’âme conforme à Jésus, qui fut pleinement obéissant. Et je voyais que
si les créatures pouvaient connaître la grandeur et l’utilité qu’apporte
à l’âme cette vertu, elles se soumettraient à tout être, même infime. Il
me semblait que cette vertu était particulièrement nécessaire au
noviciat, où les novices n’en connaissent pas toute la valeur.
Ensuite j’étais liée à
l’Esprit Saint par le vœu de pauvreté. Non pas que l’âme lui soit
conforme, l’esprit Saint étant plein des trésors et richesses célestes,
mais je pensais l’être de la manière dont parle Jésus dans l’Évangile :
Heureux les pauvres en esprit, (Mt 5,3) et heureuses les âmes qui
connaissent, savent recevoir et garder en elles les richesses et trésors
de cet Esprit.
Ensuite, comme la veille de
la très Sainte-Trinité j’avais offert mon cœur à Jésus, je sus qu’il
l’avait accepté, car en cette matinée, je vis Jésus me le rendre et me
donner en même temps la pureté de la Vierge Marie, si parfaite à mes
yeux que ne pourrais l’exprimer.
Après cela, Jésus me
caressant doucement, ainsi qu’une nouvelle épouse, m’unit toute à Lui et
me serra contre son cœur où je trouvai un très suave repos. Puis il me
sembla que le Seigneur m’ôtait ma volonté et tous mes désirs, de sorte
que je ne puis rien vouloir ni désirer sinon ce que veut le Seigneur, ma
volonté étant si conforme et si unie à celle de Dieu que de moi-même je
ne puis rien vouloir ; s’il me voulait damnée, je serais encore contente
et ne me soucie plus ni de mourir ni de guérir, mais je veux seulement
ce qui est volonté de Dieu.
Finalement, il me sembla
que Jésus et la très Sainte-Trinité me promettaient que jamais je ne
tomberai en aucun péché mortel, et j’en eus très grand contentement, en
sorte que dans la douceur que j’éprouvais je ne pouvais me retenir de
pleurer.
(28 mai 1584)
Le lundi matin, après la
communion, considérant les paroles de Jésus : Personne ne vient au Père,
si ce n’est par moi, (Jn 14,6) il me sembla voir Jésus comme un pont (je
ne saurais trouver d’autre similitude) et que personne ne pouvait être
sauvé, sans passer par ce pont, c’est-à-dire à travers ses
commandements, sa vie et sa Passion. Ensuite m’apparut la très
Sainte-Trinité toute pleine d’amour pour les créatures ; mais je voyais
que les créatures ne connaissaient pas cet amour, et ne mettaient pas
tout leur effort à aimer purement Dieu. Je voyais que Dieu a créé l’âme
d’un infidèle avec le même amour que celle de sa Mère très sainte, avec
la différence que la Vierge a coopéré à cette grâce, en l’augmentant et
la faisant grandir sans cesse, tandis que les infidèles s’en rendent
indignes.
Je voyais cet amour si
grand et démesuré, que jamais, jamais aucune créature ne pourra le
comprendre ; il me semble même que nul ne saurait en avoir la plus
petite idée, sinon celui qui l’aurait lui-même goûté. En voyant un amour
si grand, j’étais poussée à crier « Amour, amour » avec tant de force et
de véhémence, que je le prononçais à voix haute ; et, si je l’avais pu,
je serais allée par le monde entier en criant « Amour, amour ». Mais en
observant et voyant combien les créatures prêtaient peu d’attention à
cet amour, je ne pouvais m’empêcher de ressentir une très grande
souffrance, de sorte que je pleurais à chaudes larmes, et j’en étais
profondément affligée.
(29 mai 1584)
Mardi matin, ayant
communié, je considérais les trois facultés de l’âme et je voyais que
l’intelligence des créatures, créée par Dieu pour comprendre et chercher
Dieu et ses biens, s’employait tout entière à comprendre et rechercher
les biens matériels de ce monde.
Puis je considérai que la
mémoire, créée pour se souvenir des bienfaits de Dieu, de la Passion du
Seigneur, de ses dons et de ses grâces, était occupée elle aussi par le
souvenir de choses nocives pour l'âme.
Je voyais aussi que la
volonté, créée pour l'union et la conformité à la volonté de Dieu, en
était si éloignée, cherchant et voulant les biens de ce monde, et si
fort attachée à la terre que, ne pouvant souffrir tant d’aveuglement et
d’ingratitude de la part des créatures, je m’écriai dans un élan
d’amour : « Non plus la terre, non plus la terre, mais Toi seul suffis,
qui es plus grand que la terre ! » Je répétai plusieurs fois ces
paroles, et je les prononçai encore à haute voix.
Puis je vis Jésus tout
aimable et beau à la droite du Père éternel, avec ses cinq plaies comme
cinq très belles chambres nuptiales toutes pleines de joyaux précieux,
surtout celle du saint côté, où se tenaient toutes sortes de gens. Mais
il me semblait que celle du côté était réservée à ses épouses, à nous
qui sommes religieuses, et je voyais des créatures entrer dans ces
chambres et en sortir. Les unes se paraient de beaux joyaux, les autres
restaient immobiles, et moi je demeurais dans le côté où je voyais
toutes nos moniales et beaucoup d’autres épouses de Jésus qui se
paraient de bijoux et se faisaient toutes belles. Mais je n’en prenais
pas et ne me parais point, je restais à me reposer très suavement dans
l’époux, et, me retournant vers Jésus, lui disais : « Oh ! Mon Jésus,
mon Amour, pourquoi ne prendrais-je pas de ces joyaux pour m’en parer,
de même que tes autres épouses ? » J’entendis alors qu’il m’était
répondu intérieurement : « Sais-tu pourquoi ? Parce que tu n’en es pas
encore capable ».
Ensuite, je recommandai
toutes les créatures à Jésus et une en particulier pour qui je n’eus pas
grand espoir, ce dont j’éprouvai quelque douleur et amertume.
Le mercredi 30 mai 1584,
ayant communié, je considérai les paroles du psalmiste : Tu as tout fait
avec sagesse (Ps 104,24), et il me parut que le Père éternel faisait
tout avec la Sagesse, à savoir son Fils, c’est-à-dire que le Père
opérait par le moyen du Fils, et que dans la très Sainte-Trinité se
trouvait la perfection infinie de toutes choses, dont une seule,
l’humanité, lui manquait. Le Père éternel, en envoyant Jésus s’incarner
en vint, par sa sagesse, à perfectionner la très Sainte-Trinité et à
faire qu’au sein de celle-ci se trouvât ce qui n’y était pas encore; et
l’âme reconnaissait combien de choses Dieu, dans sa sagesse, accomplit
pour le seul bien des créatures, car lui n’en a nul besoin. En voyant
combien les créatures connaissent peu ces bienfaits, et combien faible
est leur amour pour Dieu, je ressentais une grande douleur et une peine
insupportable, qui m’obligeait à dire : « Ô doux Seigneur, elle est bien
grande la méchanceté de l’homme. Ô Amour, pourquoi tout cet
aveuglement ? » Je le disais avec tant de peine et de véhémence, que je
le proclamais à haute voix.
Une telle connaissance me
fut donnée dans la contemplation de ces paroles : Tu as tout fait avec
Sagesse. Alors mon âme, connaissant les bienfaits de Dieu, s’adressant à
Lui pleine de joie s’écria : J’espérerai dans ta bonté (Ps 13.6). Je
veux dire qu’en voyant la grande bonté de Dieu pour nous, je mettais en
Lui, qui est la bonté suprême, toute mon espérance. En voyant ce qu’il
avait fait pour ses créatures, à travers sa sagesse et sa bonté
infinies, c’est-à-dire Jésus, et répétant souvent ces paroles : Dans ta
bonté j’espérerai, je recommandai les créatures à Jésus, et terminai
cette contemplation comme j’en avais l’habitude.
Jeudi 31 mai 1584. Ayant
communié, je considérai ces paroles de Jésus : Je vis pour le Père (Jn
6,57). Et je vis que Jésus vivait pour le Père de trois façons. D’abord
par la conformité de sa volonté à celle du Père ; de la seconde je ne
garde aucun souvenir ; la troisième était son égalité avec le Père. Je
dis que la première concerne la conformité de son vouloir, car Lui seul
est parfaitement en accord avec la volonté du Père. Je voyais que l’âme
aussi pouvait être unie à Dieu et vivre pour Dieu parce que si elle aime
Dieu purement, elle sera, par cet amour, rendue conforme à la volonté de
Dieu ; elle parviendra à accomplir toutes ses œuvres en Dieu et pour
Dieu et ne vivra même que pour Dieu. Il en était de même pour la seconde
dont je ne me souviens plus. Quant à la troisième, qui concerne
l’égalité, Lui seul étant égal au Père, je ne savais de quelle manière
l’âme pouvait être en cela conforme à Dieu, nul ne pouvant être l’égal
de Dieu, sinon le Fils de Dieu lui-même.
Et pourtant je compris que
l’âme peut aussi lui être conforme, et vivre pour Dieu en Dieu ; non
toutefois de manière parfaite comme le Fils de Dieu, mais comme je vais
le dire : l'âme étant pure, et aimant Dieu purement, et Dieu, le pur
amour en personne, aimant l’âme de manière toute pure, celle-ci aime
Dieu en retour et en vient par ce pur amour à être égale, par mode de
participation, à Dieu lui-même, non pas en tout car Dieu seul peut
s’aimer purement. Ensuite je voyais Jésus à la droite du père éternel,
comme une mer immense, ou une étendue d’eau, qui se déversait
continuellement dans les cœurs des pécheurs, afin qu’ils en viennent à
s’adoucir et s’assouplir et, quittant le péché, à s’abandonner tous en
Dieu. Mais la malice et l’orgueil des créatures étaient si grands qu’ils
consumaient immédiatement cette eau à la manière d’un feu ardent, car
rien ne pouvait lui résister. Il en était de même de tous les autres
vices, mais surtout de l’orgueil.
Ensuite je vis du côté de
Jésus, et dans son cœur même, une très grande fournaise d’amour, qui
envoyait continuellement des flèches et des rayons enflammés dans les
cœurs de ses élus. L’amour de Dieu répandu en eux leur donnait une telle
grandeur et un tel prix que, coopérant à cet amour, ils pouvaient
répondre à l’amour de Dieu en l’aimant d’un amour pur et, pour cette
raison, ils étaient placés si haut, après Dieu, que je ne saurais le
dire ou le faire comprendre en aucune manière. Ensuite, je recommandai
les créatures à Jésus, et particulièrement le Père, comme j’ai
l’habitude de le faire tous les matins (ici termine la transcription des
extases de la main de sœur Véronique Alessandri).
Vendredi 1er juin 1584.
Après avoir reçu la sainte communion, je considérais les paroles de
Jésus : J’attirerai toute chose à moi (Jn 12,32). Comme je le remarquai,
Jésus n’avait pas dit qu’il attirerait Celui qui contient toute chose —
car, en ce cas, il aurait parlé de Lui-même, puisque Lui seul contient
toute chose en Lui — mais « toute chose individuellement et sans
exception ». Et selon l’expression « toute chose », le Seigneur, à ce
qui m’apparut, avait attiré à lui notre faute même, bien qu’il ne puisse
y avoir de peine en lui, je veux dire quant à sa divinité. En attirant
la faute, il avait effacé la peine, souffrant et pâtissant beaucoup pour
nous. Alors mon âme fondit d’amour, et jamais je ne pourrai dire ce que
je goûtai ici de l’amour de Dieu.
Ensuite, il me sembla voir
Jésus sur la croix, en pitoyable état, comme il fut sur le mont
Calvaire : il répandait du sang de tous côtés. Et je voyais ces gouttes
pareilles à des langues appelant les créatures à recevoir ce sang ; mais
comme très peu le recevaient, j’en ressentis une grande peine
intérieure, et dis à Jésus : « Mon Seigneur, comment est-il possible que
la créature soit si ignorante et ingrate ? » Ensuite je vis les âmes qui
recevaient ce sang. Il me sembla qu’il produisait en elles trois
effets : aspirer, souffler et respirer en elles. Il faisait que l’âme
aspirât, c’est-à-dire qu’elle désirât s’unir à Dieu, quittant ses péchés
et se dépouillant complètement de ses vices et défauts. Ensuite il
soufflait en elle, c’est-à-dire qu’il ouvrait et illuminait ses yeux
intérieures, donnant à cette âme la connaissance de Dieu et d’elle-même.
Enfin il respirait en elle : cette âme devenait le repos de Dieu, et
Dieu se reposait en elle avec très grand plaisir et agrément; en échange
l'âme devait se reposer en Dieu avec une douce satisfaction, mais c’est
Dieu, tout d’abord, qui se reposait en elle.
Je vis encore Jésus portant
sur la tête sa couronne d’épines ; il me sembla que cette couronne,
comme le sang, produisait trois effets : traverser, transpercer,
abaisser. Ces épines traversaient la tête de Jésus, car elles étaient
bien longues et aiguës. Elles transperçaient le Père éternel au ciel.
Non que la divinité au ciel puisse souffrir, mais en raison de l’amour
que le Père éternel a pour son Fils, et sachant et voyant combien Jésus
souffrait pour les créatures et toute l’ingratitude qu’elles lui
rendraient pour cet amour, cette grande dureté de cœur des créatures lui
donnait la nausée. C’est ainsi que la couronne transperçait le Père.
Quant à l’abaissement, c’est en cela, me semble-t-il que consiste la
grande humilité de Jésus ; j’ajouterai encore que la dite couronne
l'accablait et l’écrasait tellement que lorsqu’il expira sur la croix il
fut contraint de baisser la tête. Il me parut qu’en s’inclinant ainsi,
Jésus avait, pour sa part enseveli et scellé le péché dans la terre.
Et moi, voyant le grand
amour de Dieu pour les créatures, et par ailleurs l’ingratitude des
créatures envers Dieu, je ressentais une si grande douleur que je pensai
m’évanouir. Ce jour en allant au chœur devant le très Saint-Sacrement,
face au beau Crucifix qui s’y trouvait, je dis cinq Notre Père et cinq
Ave Maria; il me sembla que Jésus à chaque Notre Père et Ave Maria
déposait chaque fois, dans une de ses plaies une fleur d’or très belle,
me montrant ainsi qu’il en éprouvait de la joie, que cela lui était
agréable, et j’en ressentis un grand plaisir.
Le samedi 2 juin, ayant
communié, je considérais ces paroles que le Père avait prononcées en me
donnant la communion : Et le Seigneur appela Samuel (I S 3,4), et qu’on
avait lues la nuit à la leçon du premier nocturne de Matines. Il me
semblait voir Jésus appeler les créatures à lui de deux manières.
Premièrement, il appelait par des inspirations intérieures ses élus qui
lui répondaient, mais non point tous, en agissant bien. Puis il
appelait, de l’extérieur, les imparfaits par les prédications,
confessions, exhortations, la tribulation ou la prospérité, mais très
peu lui répondaient. J’en éprouvai de l’affliction, mais cette
considération me fut ôtée en un instant.
Il me sembla voir la très
Sainte Vierge en Paradis à la droite de Jésus; elle semblait me dire en
souriant : « Tu ne tiens pas compte du don que tu as reçu le jour où tu
pris le voile ». Ce don était la pureté de la Vierge que Jésus m’avait
donnée. Je voyais la Vierge si belle que je ne puis vous l’exprimer ; il
me semblait que par sa perfection, non par son désir, car le désir ne
peux exister en Paradis, elle aurait, si elle l’avait pu, augmenté la
grandeur et la gloire de son Fils.
Je voyais encore que la
Vierge avait glorifié Dieu de plusieurs façons quand elle vivait en ce
monde, mais surtout de cinq manières. Premièrement, elle le glorifia
comme Seigneur dans l’Incarnation, quand elle dit en s’humiliant et
s’abaissant comme ferait un serviteur devant son maître : Je suis la
servante du Seigneur (Lc 1,38). En second lieu, elle le glorifia dans la
Circoncision en lui obéissant comme au Père. Troisièmement, elle le
glorifia dans la Passion en lui gardant sa foi comme à un époux, en un
temps où nul ne la possédait intégralement. Quatrièmement, elle le
glorifia comme son Fils dans la Résurrection en l'attendant avec l’amour
et l’allégresse que ressent une Mère pour son Fils. Cinquièmement, elle
le glorifia comme Rédempteur lors de la venue de l’Esprit Saint. Bien
que Jésus nous eût rachetés sur le bois de la croix, la Rédemption
n’était cependant pas encore prêchée et proclamée à travers le monde,
car les Apôtres étaient fort peureux et timides avant la venue de
l’Esprit Saint, qui ne leur avait point encore donné sa plénitude, et
qui fut le terme et le sceau de notre Rédemption (2 Co 1,22).
Et je voyais que du sein de
la Vierge Marie coulaient deux fontaines, l’une de lait, l’autre de
sang. Celle de lait se répandait sur toutes les âmes bienheureuses du
Paradis, les rendant capables de mieux comprendre l’union qui existe en
Jésus entre la divinité et l’humanité. Celle de sang se répandait sur
toutes les créatures, mais très peu le recevaient et à voir tant
d’ingratitude et de malice dans le cœur des créatures, je ressentais une
douleur très intense, qui me contraignit à dire encore à haute voix :
« Assez, assez Seigneur, assez, ne me montre plus leur malice, car je ne
puis supporter la vue de tant d’ingratitude ». Je vis encore ce sang se
répandre sur tous les religieux, en particulier sur les moniales de ce
monastère, et toutes le recevaient, mais les unes en tiraient profit et
les autres non, parce que certaines le recevaient avec tant de tiédeur
et si peu d’amour qu’il ne pouvait fructifier en elles. Je les
recommanda donc à Jésus, ainsi que toutes les autres créatures, et
particulièrement quatre pécheurs qui, je le savais, en avaient besoin.
À ce moment je vis la
Vierge Marie dont la bouche s’ornait de tant de gloire, de grâce et de
beauté que jamais je ne pourrai l’exprimer en aucune manière, ni le
faire comprendre. Et cela provenait, me semblait-il, des profondes
paroles qu’elle avait dites au moment de l’Incarnation : Je suis la
servante du Seigneur. Telle était la gloire répandue sur ses lèvres
qu’il me sembla que si Dieu n’eût pas été au Paradis, elle seule avec sa
gloire, sa grâce et sa beauté aurait suffi à en donner en abondance à
tous les saints. Car elle me semblait à elle seule un Paradis, débordant
de gloire, de beauté et de charme.
Et continuant à recommander
ces quatre pécheurs, je priai en particulier pour une personne pour
laquelle je ressentis en moi une très grande douleur, car je croyais
comprendre qu’elle n’avait pas un vrai repentir d’un péché qu’elle avait
commis, et même si elle éprouvait quelque regret, il lui manquait la
confiance en Dieu, car elle était, semblait-il, presque désespérée. Mon
cœur en souffrit tant que cela m’atteignit même extérieurement, et je
m’en plaignis au Seigneur, le priant de ne plus rien me montrer, car la
douleur me faisait presque défaillir.
Le dimanche 3 juin 1584,
considérant l’Évangile du jour : Un homme donna un grand repas (Lc
14,16), il me parut comprendre que tout ce que Jésus avait enseigné dans
le saint Évangile, et prononcé de sa sainte bouche, il l’avait enseigné
et dit selon l’excessif amour qu’il nous porte. Quant à cette parabole
de l’Évangile d’aujourd’hui, il me fut donné de la comprendre de deux
manières, une pour les séculiers, l’autre pour les religieux.
Je voyais Jésus envoyer ses
serviteurs, c’est-à-dire les quatre évangélistes, inviter toutes les
créatures. Tous étaient conviés à la table du très Saint-Sacrement. Les
premiers qui refusèrent l’invitation, disant avoir acheté un domaine,
sont ceux que retiennent les richesses et les choses de ce monde. Des
seconds qui s’excusèrent parce qu’ils devaient essayer des bœufs, je ne
me rappelle pas ce que j’entendis. Les suivants qui venaient de se
marier sont ceux qui s’adonnent à la sensualité et aux plaisirs de la
chair et demeurent captifs du pouvoir de leurs sens, comme les animaux.
Voyant ensuite les aveugles
et les boiteux appelés à la cène, je reconnus ceux qui reçoivent le très
Saint-Sacrement, les seuls qui soient bons, même sans être encore dans
la voie de la perfection. Ceux des places et des haies sont non
seulement bons mais se trouvent dans la voie de la perfection, parce
que, cheminant dans les lieux publics ils sont méprisés par les gens et
considérés comme vils, j’entends, par ceux qui manquent d’intelligence,
c’est-à-dire les gens du siècle.
Je vis ensuite que — pour
inviter les religieux —, Jésus envoyait ses serviteurs, c’est-à-dire les
inspirations du Saint-Esprit, non que l’Esprit soit serviteur, car il
est égal au Père et au Fils, mais c’est une tâche de serviteur qu’il
accomplit au moyen de l’inspiration communiquée aux créatures. Ainsi
donc Jésus appelait les religieux à son banquet par l’inspiration de
l’Esprit Saint. Les premiers qui ne voulurent pas accepter l'invitation,
car ils avaient acheté un domaine, sont les religieux qui veulent
toujours faire leur volonté, et n’observent pas le vœu de la sainte
obéissance. Les seconds, ceux qui achètent les bœufs, sont ceux qui ne
gardent pas leurs cinq sens, mais comme cinq paires de bœufs déchaînés
donnent satisfaction à toutes leurs envies, et violent le vœu de la
sainte chasteté. Les troisièmes, ceux qui se marient, sont les religieux
propriétaires, qui, ayant pris la propriété pour femme, n’observent
point le vœu de pauvreté. Me souvenant alors des monastères non
observants je les recommandai à Jésus.
Je vis ensuite les aveugles
et les boiteux qu’on avait obligés à entrer pour le repas : ce sont les
religieux qui observent leur Règle, mais ne sont pas encore parfaits.
Quant aux autres, qui se tenaient sur les places et le long des
clôtures, ce sont les religieux les plus parfaits ; ils restent seuls et
s’adonnent à l'oraison, aux jeûnes, aux pénitences, ils vivent retirés,
demeurant en silence dans leurs cellules, mais quand ils sortent sont
considérés comme fous et beaucoup se moquent d’eux. Et, je le compris,
tous ceux que je voyais invités, religieux ou séculiers, étaient conviés
non seulement à la table du très Saint-Sacrement, mais encore à celle
des bienheureux (Cf. Ap 19,9), qui est la vision de Dieu. Mais ici-bas
où nous sommes mortels et ne pouvons voir Dieu, il me semblait que Jésus
attirait à son côté tous les religieux et séculiers qui s’approchaient
de cette table, et les alimentait et nourrissait de son sang. Plus
encore, il les habillait, comme enfants du même sang, de sorte que je
les voyais tous nourris et vêtus de sang, ceci à cause du grand amour
que le Seigneur porte à ses créatures.
Ensuite, je vis Jésus tout
amoureux; de son côté sortait un très beau lien formé de trois brins, et
Jésus me lia de ces liens à la très Sainte-Trinité, à laquelle j’étais
liée. Jésus plaça ensuite une très belle pierre de couleur violette dans
son côté très saint, afin que je n’en puisse pas sortir, et ne
m’attribue à moi-même aucun bien, mais tout à Dieu. Ceci non plus
n’empêchait pas la précédente vision. Et puisque c’était l'octave de ma
Profession et de ma prise de voile je compris que, de cette manière,
Jésus m’avait à nouveau liée à lui.
Ce matin, qui était
l’octave de la fête du Corps du Seigneur, les moniales firent une
procession solennelle avec le très Saint-Sacrement, qu’on déposa dans la
pièce où j’étais alitée. Et alors qu’on chantait une sublime louange, il
me sembla que Jésus venait à moi tout plein d’amour, m’honorant d’un
joyeux accueil. Il me donna sa sainte paix dans un baiser plein de
douceur, dont j’eus un grand contentement.
Le lundi 4 juin, ayant
communié, je vis Jésus, et il semblait me dire : « Eh bien donc, mon
épouse, voici que je me suis donné tout à toi, je veux que maintenant tu
t’unisses toute à moi ». Et aussitôt en me caressant, il m’unit toute à
lui dans un très grand amour, de telle manière que je demeurai tout
absorbée par l’immensité de l’amour de Dieu. Et l’on me fit alors
connaître la grandeur de ces paroles de l’Apocalypse : Au vainqueur je
donnerai la manne cachée et un nom nouveau (Ap 2,17). Je compris que les
vainqueurs étaient ceux qui maîtrisaient le démon, le monde et
eux-mêmes ; on leur donnait la manne cachée du très Saint-Sacrement,
cachée aux superbes mais non aux humbles, encore cachée pour nous tous
sous les apparences de l’hostie. Il est caché aux superbes, car quand
Jésus passe chez eux, ils demeurent sans goûter la douceur et la suavité
de ce Sacrement, et incapables d’en tirer le fruit. Je vis ensuite Jésus
dans sa gloire à la droite du père ; de son côté sortait une liqueur,
une manne très blanche et très douce, et je compris que c’était sa très
sainte grâce, tout à fait cachée aux superbes, car il ne peuvent, à
cause de leur orgueil, avoir la grâce de Dieu.
Je vis ensuite que les âmes
qui recevaient cette liqueur de la grâce de Jésus étaient à ce point
fortifiées et montraient une telle constance, que si une seule d’entre
elles était tentée par tous les démons de l’enfer, et que toutes les
créatures, s'il était possible, devenaient des démons incarnés pour
tenter et harceler cette âme, elle serait si forte et constante, par la
grâce de Dieu présente en elle, qu’elle ne consentirait jamais à tomber
dans le péché pour ne pas offenser cette divine Majesté. Je compris
encore qu’une seule âme recevant cette grâce en viendrait, si c’était
possible, à procurer à Dieu plus de contentement parce qu’en cela
s’accomplirait sa volonté de donner, autant qu’il dépend de lui, sa
grâce à toute créature. Et en cela les saints aussi puisaient grande
satisfaction et allégresse, voyant que la volonté de Dieu
s’accomplissait.
De même, les âmes du
Purgatoire trouvaient un grand contentement à voir celles qui recevaient
la liqueur de la grâce ne pas lui opposer d’obstacle, comme durant leur
vie en ce monde, ce qui fait qu’elles sont au purgatoire, et telle était
leur joie que leur peine en était presque allégée. Par ailleurs, je
voyais que tous les saints avaient un nom nouveau, inscrit au Livre de
la vie; ce livre me semblait être la sainte humanité de Jésus, et ces
noms étaient imprimés avec le sang de Jésus qui est l’Agneau. Ce nom,
après celui de Dieu, était d’une telle grandeur que jamais, jamais on ne
le pourrait expliquer. « Grâce du Verbe », ainsi appelons-nous les
vierges selon leur pureté virginale, ne sachant expliquer autrement
cette vertu. Elles possèdent, après celui de Dieu, un nom nouveau d’une
valeur plus élevée et plus précieuse, que seul Dieu connaît et voit, et
il en est de même pour les martyrs, les docteurs, et tous les autres
saints du Paradis.
Mardi 5 juin. Après la
communion, je contemplai ces paroles du Psalmiste : Tu as fait du bien à
ton serviteur, Seigneur, selon ta Parole (Ps 119,65). Je voyais les
effets de la grande bonté de Dieu, et il me semblait que Dieu avait
montré cette grande bonté par le moyen de son Verbe, que je voyais
exister de deux manières : comme Verbe au sens de parole, et comme Fils
unique de Dieu, également désigné par ce nom de Verbe. Par ce Verbe donc
et par ces paroles et promesses que Dieu avait faites aux patriarches et
aux saints de l’Ancien Testament, se voyait et se manifestait sa grande
bonté ; mais elle se révéla surtout quand il envoya s’incarner le Verbe
éternel pour racheter la créature. Il me semblait comprendre que le Père
éternel avait aimé d’une certaine manière la créature plus que son
propre Fils, l’ayant livré pour elle à tant de peines et de tourments,
pour le seul but de nous élever à une telle gloire, et que par grâce
nous puissions devenir d’autres dieux. Je veux dire par mode de
participation, personne ne pouvait l’être par nature que Lui seul.
Et ici je plongeai et
m’enfonçai tellement dans la considération de sa grande bonté et de son
amour pour nous que j’en restai absorbée. Mais ensuite, faisant un grand
saut de l’amour à la justice, je crus voir ce que dit Jésus dans
l’Évangile : Il viendra avec grande puissance et Majesté (Mt 24,30).
Cette puissance était si grande en sa sainte humanité, que jamais ma
parole ne saurait l'expliquer. Il en était de même de la Majesté avec
laquelle il venait pour juger le monde, si bien que non seulement les
saints déjà dans la gloire du Paradis, mais aussi la Vierge sa Mère,
elle-même, se tenaient devant Lui dans une crainte respectueuse. Et
voyant cette juste justice s’exercer sur les pécheurs, par respect de
cette terrible Majesté, elle n’osait prier pour eux son propre Fils.
Je voyais que pour les
saints tout coopérait à leur bien (Rm 8,28) et se changeait en gloire
pour eux, mais eux aussi demeuraient dans cette crainte révérencielle
jusqu’à ce que le Seigneur leur dise : Venez les bénis de mon Père (Mt
25,34). De même je vis ensuite que tout coopérait au mal pour les
méchants, que tout était pour eux peine et tourment ; mais ils n’étaient
pas remplis de confusion comme lorsque Jésus avait dit : Allez maudits,
dans le feu éternel (Mt 25,41).
Je voyais encore que le
Père éternel s’était, pour ainsi dire, privé de sa divinité, donnant à
la sainte humanité de Jésus toute aptitude et tout pouvoir en vue du
jugement. Lui-même, au temps de la Passion, perdit le sentiment de sa
divinité — celle-ci ne pouvant souffrir en elle-même — et toute la peine
demeurant en cette sainte humanité. Jésus, par la Passion et la mort
subies en son humanité, a racheté la créature et payé notre faute par de
grandes souffrances : c’est pourquoi le Père éternel lui accordera le
pouvoir de sauver et de condamner qui bon lui semble.
Alors, en voyant tant
d’ignorance de la part des créatures, et tant d’aveuglement, car elles
ne pensaient pas à leur fin, j’éprouvai une très grande peine. Et je
commençai à prier Jésus, si toutefois c’était sa volonté, de me faire
souffrir pour les péchés de toutes les créatures ; même si tout l’enfer
devait tomber sur moi, je ne m’en serais pas souciée car, comme je l’ai
dit, sa volonté est que par sa grâce tous soient sauvés. Et il me
semblait que Jésus souriait de moi et me disait : « Tu sais bien que tu
ne peux avoir ni désir ni volonté sinon de m’aimer pour moi ; je veux
qu’en dehors de moi tu ne puisses rien vouloir ni pouvoir sinon ce que
je veux et qui est ma volonté. Mais prends garde à ta vie et sois
préparée à tout ce que j’ai ordonné, et qui est ma volonté ». Toutefois
je ne cessais pas de le prier qu’il voulût sauver toutes les créatures,
mais je comprenais que ce n’était pas possible, à cause de tant
d’aveuglement et d’ingratitude.
Le mercredi 6 juin, après
avoir communié, il me sembla voir Jésus, tout amoureux, qui me disait :
« Ô mon épouse, pourquoi penses-tu que je veuille si souvent m’unir à
toi ? » Et aussitôt, je le sentis m’unir à Lui, et il me parut
comprendre que Jésus unissait mon âme à Lui pour trois raisons. La
première, c’est que l’âme unie à Jésus éprouve plus de sécurité en
elle-même et plus de familiarité avec lui. La seconde, que cette union
fortifie l’âme contre toutes sortes de tentations. La troisième, qu’elle
devient ainsi plus agréable au Père éternel et capable de Lui plaire
davantage, Jésus ayant dit dans l’Évangile : « Tout ce que vous
demanderez au Père en mon nom, vous l’obtiendrez »(Jn 14,14). C’est
pourquoi l'âme unie à Jésus, non seulement obtient les grâces du Père
éternel, mais lui est encore toute reconnaissante et agréable. Voilà, à
ce qu’il me semble, pourquoi Jésus m’unissait si souvent à Lui dans le
très Saint-Sacrement.
Puis j’entrai dans un très
vaste jardin, attrayant et d’une grande beauté, que je voyais à
l’intérieur du côté de Jésus, et dans ce très noble jardin je vis les
anges de toutes les moniales de ce monastère, ainsi que celui du Père
confesseur. Tous me semblaient très beaux, mais, sauf celui du Père et
le mien, je ne savais quelles moniales ils assistaient en particulier.
Je les voyais tous tresser des guirlandes de fleurs, chacun pour sa
moniale ; quelques-unes de ces guirlandes étaient toutes blanches,
d’autres rouges, chacune ayant une couleur différente, quelques-unes
même des teintes variées, suivant les vertus de la moniale à qui
appartenait la guirlande. Les anges liaient celles-ci d’un fil d’or, que
je compris être la charité des moniales. Mais je vis bien que huit ou
dix de ces anges attendaient ; ils ne liaient pas leurs guirlandes, bien
qu’ils eussent les fleurs, et semblaient attendre un peu de fil pour les
lier. Alors Jésus me dit : « Vois, si ces moniales n’ont pas de charité,
jamais leurs anges ne lieront leurs guirlandes, étant dépourvus de fil,
c’est-à-dire de charité. Ces fleurs, je les réserverai pour les en
fleurir et les en parer, mais elles ne pourront recevoir de guirlande ».
Puis je vis quelques-uns de
ces anges tenir à la main une baguette sur laquelle ils attachaient les
fleurs : les unes d’or, d’autres blanches, ou vertes, ou d’autres
couleurs. Et cette baguette, je compris que c’était le travail de fond
que ces Sœurs avaient accompli, dès l’origine, dans les vertus
représentées chacune par des fleurs. Parmi ces anges, quelques-uns
avaient à peine commencé à tresser et procédaient très lentement et
soigneusement : c’était pour celles qui devaient vivre longtemps.
D’autres se hâtaient davantage et leur travail était à demi achevé : je
compris que leur vie serait courte. Il y en avait aussi qui, après avoir
lié une fleur, la détachaient et revenaient en arrière, et cela, à cause
du défaut des moniales qui ne persévéraient pas dans les vertus comme
elles avaient commencé.
Je voyais aussi que mon
petit ange allait très vite, et avait lié la mienne plus qu’à moitié :
je compris ainsi qu’il me restait peu de temps à vivre ; cependant je ne
désire ni mort, ni vie, mais seulement que soit faite en moi et sur moi
la volonté de Dieu. Je vis encore celle du Père confesseur, qui n’était
point une guirlande de fleurs comme les autres, mais une très belle
couronne d’or, à cause de sa charité pour nos âmes, car il se fatiguait
beaucoup pour notre salut; elle était tout ornée de magnifiques joyaux
et je vis qu’elle était terminée. Mais Jésus me dit : « Cette couronne
n’est pas encore ornée comme je veux qu’elle le soit ». C’est pourquoi
je voyais son petit ange y ajouter quelques joyaux pour l’embellir,
d’autres pour l'enrichir, les faisant briller, par moments, d’un éclat
magnifique.
Je vis ensuite quatre
allées dans ce jardin. La première aboutissait au cœur de Jésus. À son
extrémité, je veux dire dans le cœur de Jésus, se trouvait une très
belle fontaine dont l’eau, ainsi que je le compris, exerçait deux effets
sur les créatures : elle rafraîchissait et réchauffait. Elle
rafraîchissait ceux qui brûlent du feu de l’orgueil, tandis qu’elle
réchauffait les tièdes et les rendait tout fervents pour l’amour de Dieu
et son service. La seconde allée partait du cœur de Jésus ; je la voyais
aboutir à la main droite, où l'âme parvenait par la foi. La troisième
allée partait, elle aussi, du cœur de Jésus et aboutissait à sa main
gauche, où l'âme arrivait par la justice, c’est-à-dire que la créature
désirait que s’accomplisse la justice de dieu et que justice soit faite
de tous ses péchés, défauts et imperfections. La quatrième allée du cœur
de Jésus allait à sa sainte bouche et je compris qu’il s’agissait là de
la vision de Dieu, où l'âme ne peut accéder tant qu’elle est en ce
monde.
Et toutes ces allées
m’apparaissaient recouvertes au-dessus et sur les côtés par la très
sainte humanité de Jésus. La première était couverte par sa sainte
poitrine, et les deux du centre par ses saints bras. La quatrième par la
gorge de Jésus. Ensuite je vis sa tête sacrée toute parsemée de trous,
comme de petites pièces, qui reluisaient tellement qu’ils semblaient des
miroirs ; c’étaient les trous que Lui avait faits la couronne d’épines.
Je compris par-là que les créatures doivent se regarder dans leur chef,
le Christ, car elles en sont les membres. Je commençai tout de suite à
les recommander à Jésus, en particulier cette personne dont j’ai parlé
déjà, pour laquelle je n’éprouvai pas de douleur comme l’autre fois, car
je compris qu’elle commençait à reconnaître son erreur et son péché et
qu’elle s’en repentait. Je recommandai encore le Père, ainsi que
l’archevêque et les Sœurs à Jésus comme j’en ai l’habitude en
particulier chaque matin.
Le jeudi 7 juin 1584, après
avoir communié, je m’arrêtai pour méditer sur ces paroles de Jésus :
J’ai ardemment désiré manger cette pâque avec vous (Lc 22,15). Il me
semblait voir que Jésus nous avait laissé sa présence afin que nous
puissions nous unir plus étroitement à Lui tant que nous sommes encore
en ce monde, et que le même amour qui l’avait poussé à s’incarner
l’avait décidé à nous laisser sa présence dans le très Saint-Sacrement.
Ainsi je comprenais qu’avant son Incarnation Il avait regardé notre âme,
la voyant pour ainsi dire en lui-même, car elle était faite à son image
et à sa ressemblance, même si personne d’autre que Lui ne le savait, ni
ne pouvait connaître combien elle était précieuse et belle ; comme elle
se trouvait en grand danger, une fois le péché commis, et qu’Il l’aimait
d’un amour infini, à cause de cet amour qu’Il nous a montré plus tard en
mourant sur la croix.
De même, je compris que
Jésus-Amour vivait avec nous en ce monde en se regardant Lui-même, je
veux dire son humanité, et connaissant surtout par Lui-même et en Lui la
fragilité de notre nature humaine qu’Il avait assumée ; et comme Il nous
aimait du même amour qu’auparavant, Il voulut offrir un remède non
seulement à l’âme mais au corps aussi, se donnant en nourriture d’une
manière corporelle, pour nourrir l’un et l’autre et les fortifier en
Lui-même. Ô quel Amour ! Il me semblait voir que Jésus s’unissait à
l'âme de son épouse par une union très étroite, posant la tête sur celle
de l’épouse, les yeux sur ses yeux, la bouche sur sa bouche, et ainsi
des mains et des pieds, enfin de tous les autres membres, si bien que
l’épouse devenait une seule chose avec Lui, voulant tout ce que voulait
son époux, voyant tout ce qui était en Lui, goûtant tout ce qu’Il
goûtait, faisant les œuvres de l'époux, désirant tout ce qu’Il désirait,
et rien en dehors de Lui. Dieu veut que l'âme s’unisse à Lui de cette
manière, et Lui veut s’unir à elle. Celle-ci, la tête posée sur celle de
Jésus, ne peut rien vouloir d’autre que de s’unir à Dieu et que Dieu
s’unisse à elle. Elle en arrive ainsi à vouloir toujours ce que Dieu
veut.
Dieu se voit tout entier en
Lui-même, Lui seul est apte à se connaître. Il se voit Lui-même en toute
créature, même en celles qui n’ont pas de sentiment, car Il est en elles
par sa puissance, qui les fait agir et fructifier. Et l’âme, les yeux
dans ceux de Jésus, se voit en Dieu, et voit Dieu en toutes choses. Elle
voit encore son incapacité, et par elle, connaît et voit que Dieu seul
peut se comprendre; de cette manière l’âme arrive à voir ce que Dieu
voit. Elle goûte Dieu, savoure toutes choses en vue du bien, et même des
défauts elle sait tirer le bien. Ainsi l'âme, sa bouche sur la bouche de
Jésus, goûte et savoure toutes choses en leur bonté; des défauts même
elle tire du bien : voyant une créature commettre une faute, elle ne
sait l’interpréter qu’en bien, et de cette manière elle goûte ce que
Dieu goûte.
Dieu fait tout avec sagesse
et puissance; plus encore, Il donne sagesse et puissance à toutes les
créatures. L'âme qui est unie à Dieu, et dont les mains reposent sur les
mains de Jésus, accomplit ses œuvres elle aussi avec sagesse et
puissance ; avec sagesse, en s’écartant de toutes choses nocives et qui
ne plaisent pas à Dieu; avec puissance, parce que l'âme amoureuse de
Dieu pense tout pouvoir, même les choses impossibles, et s’il le fallait
se jetterait au milieu des épées et dans les flammes, car il lui semble
tout pouvoir, et c’est ainsi qu’elle en vient à agir comme Dieu.
Dieu désire que toutes les
créatures soient sauvées, non qu’Il en éprouve le désir, car il n’y a
pas de désir en Lui, mais je parle ainsi pour me faire comprendre. L'âme
dont les pieds sont unis avec ceux de Jésus, désire que toutes les
créatures aiment Dieu et soient sauvées. Si bien que l'âme, selon sa
participation à Dieu et sa conformité à Lui, devenait elle-même un autre
Dieu par grâce, car par nature Dieu seul peut l’être absolument. Je
commençai à recommander à Dieu toutes les créatures, et en particulier
ces quatre pécheurs, comme d’habitude ; je compris que Jésus voulait
sauver telle personne au moyen des oraisons que ses créatures feraient
pour elle : c’est ce qu’Il sembla me dire. Ensuite je Lui recommandai
plus particulièrement le Père.
Le vendredi 8 juin, après
avoir communié, me trouvant en extase, il me sembla entendre Jésus me
dire : « Viens ma chère petite fille, vois le roi Salomon couronné » (Ct
3,11). Et tout de suite, je le vis auprès de moi couronné d’épines, et
mal en point. Les serviteurs des Juifs Lui mettaient la croix sur les
épaules pour le conduire au mont Calvaire, et moi, je le suivais. Durant
le chemin, je considérais l’œuvre infâme de Judas, qui par son inique
trahison, donnait la mort à celui qui donne à tous la vie. Et dans ma
grande douleur devant cette injustice, je ne pouvais m’empêcher de crier
avec force : « Traître, traître ! »
Entre-temps, Jésus arriva
au mont Calvaire; je vis qu’on voulait le clouer sur la croix, et je
commençai à crier : « Ignobles traîtres, c’est vous qui méritez d’être
crucifiés ! » et quand ils commencèrent à Lui clouer les pieds, je
compris que Jésus était cloué sur la croix, non seulement par les Juifs
au temps de sa Passion, mais encore aujourd’hui par la malice des
chrétiens qui vivent dans la ruse et la feinte. Je vis ensuite que tous
les superbes clouaient la main droite de Jésus, avec leur orgueil,
tandis que les avares Lui clouaient la main gauche avec leur avarice.
Par contre, les pieds de Jésus étaient libérés de la croix par ceux qui
servent Dieu avec simplicité et sincérité. La main droite était détachée
par ceux qui sont vraiment humbles, et la main gauche par les hommes
généreux qui, dépourvus de biens temporels, exercent la charité en biens
spirituels.
Quand Jésus fut cloué sur
la croix par les serviteurs, comme ses mains n’arrivaient pas aux trous
que les Juifs avaient préparés sur la croix, il fallut Lui tirer avec
violence les bras et les mains pour l’y fixer avec les clous, et les os
de sa sainte poitrine en furent disloqués. Je compris que Jésus voulait
cela pour s’unir à sa créature, comme Il s’était arraché aux délices où
Il demeurait dans le sein de son Père éternel, je veux dire par mode de
présence et non par essence, quand Il prit chair.
Alors Jésus me recommanda
de dire au Père qu’il conseillât aux moniales de demeurer unies entre
elles; que si elles ne le faisaient pas, Il se séparerait d’elles dans
l'avenir, mais les moniales d’aujourd'hui seraient plus sévèrement
punies parce qu’elles ont plus de commodité à faire le bien ; Il demande
encore qu’elles aient compassion les unes des autres, et considèrent
leurs propres défauts plutôt que ceux d’autrui, de peur qu’Il ne soit
obligé de se séparer d’elles. Il me semblait que les novices aussi
avaient besoin de cette union, mais je compris surtout qu’elles étaient
peu considérées et il me parut que nous agissions au hasard, surtout
quand on recevait le très Saint-Sacrement.
Ensuite, je vis toutes les
plaies de Jésus formant comme des miroirs, afin de permettre aux
créatures de se regarder en Lui. Et j’entendis Jésus crier sur la
croix : Celui qui a soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive (Jn 7,37).
L’eau que l’on devait boire sortait des membres de Jésus, de tout son
corps, et, comme une pluie, elle tombait dans le cœur des créatures, et
je compris que cette eau était sa grâce. De même que la terre reçoit
l’eau de la pluie, et qu’ensuite, le soleil la réchauffait de ses
rayons, elle germe et donne des fruits, ainsi faisait Jésus, me
semblait-il, en ceux qui recevaient cette eau. Ouvrant ensuite sa
poitrine, comme un soleil, Il envoyait les rayons de son saint amour à
ses créatures, celles qui avaient reçu cette eau dans les cœurs, et les
réchauffant, les faisait germer et produire les fruits très doux des
bonnes œuvres.
Ceux qui s’approchaient de
la croix, et recevaient cette eau, étaient ceux qui désiraient faire le
bien, et l’accomplissaient selon leurs forces. Je vis encore ceux qui se
tenaient au pied de la montagne, et qui en recevaient peu, et, je le
compris, ceux-là désirent faire le bien, mais ils ne bougent pas, et
restent sans rien faire. De même je vis ceux qui se tenaient à distance,
et n’en recevaient point : ceux-là ne font pas le bien, et n’en
ressentent pas même l’attrait ou le désir qu’ils devraient éprouver.
Voyant cela je les recommandai à Jésus, ainsi que toutes les autres
créatures, le Père, et ceux que j’ai coutume de recommander chaque
matin.
Le samedi 9 juin, ayant
communié, je vis Jésus tout plein d’amour me dire : Viens ma colombe, au
creux des rochers, dans les fentes des murs (Ct 2,14). Et je Lui
répondis : « Jésus, mon amour, de moi-même je ne sais y entrer ». et
Jésus me dit : « Courage, j’expirerai et aspirerai, j’expirerai pour
t’envoyer mon souffle, ensuite en aspirant je le ramènerai à moi, et
t’attirerai en moi avec lui ». et ainsi, inspirant en moi son souffle,
doux et amoureux, puis l’aspirant et le ramenant à Lui, Il m’attira en
Lui, et m’enferma en Lui avec la porte de son côté.
Et prenant la parole, Il me
dit : « J’ai attiré à moi la Vierge Marie, elle aussi, comme je l’ai
fait pour toi, insufflant en elle ma divinité, lorsque moi, le Verbe, je
m’incarnai en elle ; plus tard, quand je fus remonté au ciel, c’est
d’une aspiration que je la ramenai à moi ». Quand Il eut dit cela, je
vis un très beau temple; il me semblait être celui qu’on nomme « Temple
de Salomon », et la Vierge Marie était ce temple, je veux dire celui du
vrai Salomon, Jésus.
Et je crus comprendre que
le sol de ce temple était l’humilité de la Vierge, notamment quand elle
dit : Voici la servante du Seigneur (Lc 1,38). Les quatre murs étaient
ses quatre vertus cardinales, c’est-à-dire la justice, la force, la
tempérance et la prudence, qu’elle pratiqua surtout au temps de la
Passion de son fils Jésus.
La justice d’abord, car
elle permit à son Fils, si pur et innocent qu’Il fût, de prendre sur Lui
nos péchés : voilà le premier mur. Elle pratiqua donc la vertu de force,
supportant toutes les injures adressées non seulement à son Fils mais à
elle aussi, et demeurant forte dans la foi, qu’elle garda entièrement et
de manière constante : voilà le second mur de ce temple. Le troisième
figurait la vertu de tempérance, car bien qu’elle souffrît extrêmement
pour son Fils, et qu’elle pleurât et soupirât amèrement, elle le fit
avec grande modestie et gravité, la certitude de la Résurrection
tempérant son immense douleur. Quant au quatrième mur, il me semblait
représenter la vertu de prudence, que la Vierge pratiqua non seulement
au temps de la Passion, mais tout au long de sa vie, accomplissant
toutes ses œuvres avec une grande mesure et sagesse.
L’estrade de ce temple
évoquait son esprit noble et son intelligence illuminée, j’entends celle
de la Vierge Marie. Quant à l'autel, je le compris, c’était la volonté
de la Vierge. Et la nappe de l'autel sa très pure virginité, et le
ciboire où demeure Jésus, le cœur de la Vierge. Je voyais devant cet
autel sept lampes allumées, où je reconnus les sept dons de l’Esprit
Saint, qui tous se trouvaient en elle de manière parfaite. Sur cet autel
se dressaient douze très beaux chandeliers : je compris qu’ils
figuraient les douze fruits de l’Esprit qui demeuraient en elle.
Il me sembla ensuite voir
la Vierge au Paradis, habillée d’une couleur céleste, comme celle que
nous appelons « di Matti » mais bien plus belle. Elle tenait ouvert son
petit manteau sous lequel je voyais entrer toutes les moniales ;
pourtant quelques-unes en sortaient, mais y revenaient aussitôt. J’y
voyais encore le Père confesseur, assis sur les genoux de la Vierge, un
peu en dehors du petit manteau. Je me tenais devant lui, de sorte que
nous voyions tous deux le visage de la Vierge Marie, mais celles que
recouvrait le petit manteau n’apercevaient pas comme nous son visage.
Je vis encore des
moniales d’autres monastères, mais très peu entraient sous le petit
manteau de la Vierge, et si elles restaient en dehors, je compris que
c’était surtout pour deux raisons. D’abord parce qu’elles n’observaient
pas le vœu de chasteté qu’elles avaient prononcé devant Dieu ; ensuite à
cause du péché de propriété, contraire à leur vœu de pauvreté. En voyant
cela, avec grande véhémence et un ardent amour, je me mis à recommander
à la Vierge tous les religieux et toutes les religieuses infidèles à
leurs vœux. Ensuite, comme d’habitude, je recommandai à Dieu toutes les
créatures et en particulier le Père confesseur.
Le dimanche 10 juin, après
avoir reçu la très Sainte Communion, je vis Jésus plein d’amour qui,
doucement me disait : Ma fille, donne-moi ton cœur (Pt 23,26). Aussitôt,
Il prit mon cœur et le mit dans le sien, et, me parlant avec un très
grand amour, Il me dit : « Ma petite fille, je ne veux point te rendre
ce cœur avant qu’il ne soit tout pur, pur et plein d’amour pur, afin
qu’au jour de ton jugement particulier, lorsque je le présenterai à mon
Père éternel, Il l’accepte et le reçoive, et qu’il Lui soit spécialement
agréable en raison du lieu où je le garde.
Tous les saints aussi
seront en grande fête et allégresse, comme tu le sais, ma bien-aimée,
selon ce qu’on lit aujourd'hui dans l’Évangile : que moi, Dieu, ainsi
que les saints et les anges, festoyons et nous réjouissons pour une
seule âme de pécheur qui se convertit et revient à la vraie pénitence.
Et sais-tu, ma petite fille, à quel point je fête cette âme et m’en
réjouis ? Mon amour pour une seule âme est si ardent que pour la faire
revenir à moi, je priverais tous mes élus du bonheur qu’ils éprouvent en
moi, sans toutefois leur ôter la grâce. S’il était possible, j’en
priverais même les saints, pour la donner tout entière à une seule âme.
Mais ce n’est ni possible ni nécessaire.
Et sais-tu encore, ma
petite colombe, comment j’aime ces âmes qui reviennent à moi et me
réjouis en elles ? Comme tu le ferais si l’un de tes membres, atteint
d’une infirmité, à force de soins se trouvait guéri. Tu t’en réjouirais,
en mènerais grande fête et l’aimerais plus que les autres membres, parce
qu’ayant été malade il serait redevenu sain. Tu ne laisserais point
cependant d’aimer beaucoup les membres qui n’auraient jamais eu de mal,
mais pour cet autre tu serais plus joyeuse fête et manifesterais plus de
joie. C’est ainsi que j’agis lorsque l’âme malade du péché en vient au
repentir et guérit ».
Et Jésus ajouta : « Sais-tu
encore de quelle façon ma petite épouse ? Comme agirait un homme qui
ayant deux vêtements blancs, dont l’un taché, ferait disparaître
complètement la tache en la lavant. Ne crois-tu pas qu’il éprouverait
satisfaction et allégresse en voyant qu’il peut le porter et s’en
servir ? Ceci ne veut pas dire qu’il n’aime et ne mette plus volontiers
le vêtement qui n’eut jamais de taches. Certes oui, il en est plus
heureux et s’en réjouit davantage. Je n’agis pas autrement, car si je
célèbre et fête l’âme d’un pécheur qui vient à se repentir, cette âme
salie par la tache affreuse du péché, il n’est pas moins vrai que je
recours plus volontiers à celles qui jamais n’ont eu souillure de péché.
Ces âmes qui lavent les taches de leurs péchés dans les eaux de la
pénitence, je les aime et les reçois avec plus d’allégresse, mais crois
bien que les autres, qui sont demeurées pures, me sont plus chères, que
j’en ai plus d’estime et les aime beaucoup plus.
Écoute, ma petite fille, ce
que je vais te dire pour que tu le comprennes mieux. J’agis comme ferait
un père qui aurait deux fils dont l’un, pour un méfait, serait mis en
prison. Comme il veut en sortir à l’insu des gardiens, il faut qu’on lui
procure une échelle de cordes, munies de crochets aux deux bouts, afin
qu’elle reste bien tendue. Et ainsi, l’appliquant au mur, il y monte, il
échappe au danger de la prison et trompe ses gardiens. C’est exactement
ce que je fais à cette âme prisonnière du péché : je lui tends l’échelle
afin qu’elle puisse sortir de péril et échapper au mal. Tu sais que
l’échelle a deux montants où s’appuie celui qui la gravit. Le premier
représente la connaissance de la grandeur de Dieu ; l’autre, la
connaissance de sa bonté; je les donne à l’âme pécheresse afin que,
connaissant ma grandeur et ma bonté sans mesure, elle espère que je la
recevrai quand elle viendra à moi. Les degrés de cette échelle sont mes
vertus : l’âme qui les gravit n’a point à douter de son salut. Les deux
crochets aux deux bouts par où s’attache l’échelle sont : celui du bas,
l’humilité intérieure et extérieure ; celui du haut, l’amour et la
crainte filiale, et la paroi où s’appuie cette échelle est la sainte
croix.
L'âme, en montant par cette
échelle, trompe finalement les gardes de la prison, qui sont les démons
de l’enfer. Ma petite colombe, ma chère petite épouse, pour te montrer
de combien de manières je tire à moi la créature, dans mon grand amour,
je te dirai encore ceci. Je me comporte comme un père dont le fils
devait aller en pèlerinage, loin de sa patrie. Le Père, qui a déjà fait
autrefois ce voyage, sait que sur la route se cachent de grandes fosses
couvertes d’herbe verte, et bien d’autres dangers, dans lesquels le
Fils, qui les ignore, peut tomber et mourir. Le Père ne pouvant quitter
sa patrie et l’accompagner, que fait-il ? Il envoie avec lui un de ses
serviteurs, et le prévient exactement de tous les dangers qu’on
rencontre en ce voyage. Le serviteur, qui ne l’a jamais fait, ne connaît
pas les dangers comme son maître ; toutefois, à cause de l’amour qu’il
lui porte, il suffit que le maître les lui signale pour qu’il parte en
toute confiance avec le Fils.
Le Père envoie encore avec
son Fils un frère ou un ami qui a déjà fait ce voyage, de sorte que le
Fils à moins de se jeter de lui-même dans la fosse étant si bien gardé
et prévenu, ne peut en aucune manière y tomber. Mais si, comme je l’ai
dit, il s’y jette volontairement, le malheureux s’en trouve très triste
et affligé, n’ayant aucun moyen de s’en tirer. Or le bon serviteur,
quand il voit la chute du malheureux, ne peut s’empêcher de l’aider en
raison de son amour pour son maître, et déplie tous ses efforts pour le
tirer de la fosse et l’arracher à ce péril.
Telle est ma façon d’agir,
ma petite fille, avec l’âme qui sans cesse doit poursuivre sa route et
ce monde misérable, loin de sa patrie qui est le Paradis. Ignorant les
dangers de ce monde et les grands trous couverts par l’herbe verte de
l’apparence des choses, l'âme, si elle n’en est pas prévenue, y tombe
facilement. Moi qui ai fait ce voyage, qui ai marché durant trente ans
sur ces chemins, je connais bien les dangers qui s’y cachent, mais comme
il ne convient pas que je quitte encore ma patrie pour l'accompagner en
personne, en Père très aimant j’envoie avec elle un serviteur fidèle et
bon, en l’avertissant des dangers de ce monde. Il s’agit de l’ange
gardien que j’ai donné à toutes les créatures ; grâce à l’amour, à
l’obéissance et au respect qu’il me porte, il comprend en un instant ma
volonté et ce que je veux lui commander, et s’emploie très joyeusement à
la garde de cette âme chérie.
Afin qu’elle marche plus
sûrement, je lui donne encore pour compagnon un de mes frères ou amis,
qui ayant fait comme moi ce voyage, en connaît très bien les dangers. Ce
frère ou cet ami, ce sont mes saints qui ont bien cheminé en ce monde,
au milieu de très grands dangers, et les ont tous dépassés avec l’aide
de ma grâce. C’est pourquoi j’en envoie souvent un au secours d’une âme,
sans qu’elle l’ait choisi elle-même, car beaucoup choisissent un saint
protecteur qu’elles vénèrent particulièrement. L'âme, bien protégée par
ces gardiens et prévenue des dangers, ne peut tomber dans les fosses et
les abîmes des péchés, si ce n’est de sa propre volonté. Et si elle y
tombe, la malheureuse se voit très misérable en ce gouffre dont elle ne
sait ni ne peut trouver l’issue. Mais le serviteur qui l'accompagne,
l’ange gardien que je lui ai donné, à cause de l'amour qu’il me porte,
cherche tous les moyens, toutes les manières possibles de tirer cette
âme du péché, de cette profondeur dangereuse qui conduit à la mort
éternelle, en l'aidant de ses continuelles inspirations ».
Alors, voyant à quel point
le Seigneur aime ses créatures, et de combien de manières Il cherche à
les attirer à Lui, je commençai à les recommander, en disant : « De
grâce, mon Jésus, donnez-la-moi, mon Amour, elle aussi est une de vos
créatures ». Alors Jésus me la donna, mais grâce à la prière des
moniales.
Le lundi 11 juin, après
avoir communié, considérant les paroles du psalmiste : Ta Parole est la
lampe de mes pas, la lumière de ma route (Ps 109,105), il me sembla
comprendre que Jésus était cette lumière qui vient à nous, ses élus ;
ainsi, grâce à la lumière qu’Il est lui-même, nous pouvons chercher
cette perle précieuse (Mt 13,45) dont on lit dans l’Évangile qu’elle est
perdue (Lc 15,8-10), et qui est l'âme pécheresse ; Jésus veut que nous
la cherchions et la retrouvions de deux manières : tout d’abord par la
lumière qui est en nous, ensuite par la prière que nous devons faire
pour elle, en l’exhortant aussi par la sainte charité à sortir du péché.
De cette manière, en
l'aidant de nos prières et de nos saintes exhortations, nous parvenons à
la retrouver comme cette perle qui était perdue. Je voyais encore que
Jésus, comme vrai pasteur, était venu de lui-même en ce monde rechercher
la brebis perdue (Lc 15,4-7), c’est-à-dire l'âme pécheresse, laissant au
ciel les quatre-vingt-dix-neuf qui sont les neuf chœurs des anges. Et
l’ayant retrouvée, je voyais qu’Il la mettait sur ses épaules, et la
portait joyeusement ; si bien que je restai un moment absorbée par
l’amour infini avec lequel Il était venu chercher cette petite brebis
perdue.
Ensuite, je priai Jésus de
me donner quelque signe que je n’étais pas victime d’une tromperie, car
j’en avais grande peur. Et Jésus me dit : « Oh, si je te montre l’amour
que je porte aux créatures, ce que je fais, ce que j’ai fait pour elles,
comment peut-tu penser que ce soit une tromperie ? Mais afin de t’éviter
une telle crainte, je te donne ceci pour signe : chaque fois que tu
trouves en toi le désir de ne pas m’offenser, tiens pour certain que tu
n’es pas trompée. De plus, quand tu serais trompée, je le ferai savoir
au Père ». Or, par la grâce de Dieu, je sens en moi ce désir de ne pas
offenser Dieu, ni en ceci ni en rien d’autre. Je voudrais l’aimer
seulement et m’unir à Lui.
Deux fois en ce même jour,
elle subit un assaut d’amour si grand qu’elle semblait sur le point de
défaillir. Elle eut alors une vision admirable du pur amour. Elle voyait
Dieu, en lui-même pureté parfaite, s’aimer d’amour pur et infini, et
aimer la créature aussi d’un amour pur et infini. Elle vit en un instant
tout ce que Dieu a fait pour la créature indigne et misérable, si bien
qu’elle ne put s’empêcher de crier d’une voix forte, que son entourage
entendait, disant :
« Amour, amour, ô Dieu, qui
aimes la créature d’amour pur, ô Dieu d’amour, ô Dieu d’amour ».
Et voyant les créatures si
ingrates devant un tel amour, elle laissait éclater sa douleur et
criait :
« Seigneur, assez d’amour,
assez d’amour, il est trop grand, ton amour pour les créatures ! Trop,
non certes pour ta grandeur : trop, pour une créature si vile et si
basse. Seigneur, pourquoi me donnes-tu à moi, si indigne et si vile,
tout cet amour ? Tu as bien d’autres créatures, ne dirait-on que je suis
la seule ? Communique, ô mon Seigneur, cet amour à tes autres créatures.
Tu le donnes, mon Amour, oui tu le donnes, mais tu vois que les traîtres
n’en veulent pas ; ô mon Jésus, qui vous a conduit sur cette croix sinon
l’Amour ? »
Elle avait en main un
Crucifix et Lui parlait, voyant des yeux de l’esprit autre chose que ce
qu’elle regardait de l'extérieur en celui qu’elle tenait à la main. Ce
jour-là elle tint les yeux fixés sur ses saints pieds, voyant sculptée
en eux la grande malice des créatures, et elle disait :
« Mon Amour, qui a cloué
ainsi vos pieds, sinon la méchanceté des créatures ? Vendredi dernier,
tu m’as bien montré, mon Jésus, ce dont je souffre maintenant en un vrai
martyre : ceux qui vivent dans la malice enfoncent les clous en tes
saints pieds. Hélas ! Que ne suis-je sur la croix, mon Jésus, telle que
je te vois maintenant ? Si du moins tu n’étais pas nu, mon Jésus, sur
cette croix, dans un tel opprobre, pour une plus grande dérision !
Allons, Amour, tu l’as voulu ainsi. L’Amour, l’amour t’a rendu fou, fou
pour ta créature ingrate ; ô aveuglement, ô malice de l’homme, devant un
tel amour ! Personne, personne, il n’est personne qui aime mon Amour. Ô
mon Amour, quand te posséderai-je ? Quand m’unirai-je parfaitement à
toi ? Quand t’aimerai-je infiniment ? Je me rassasierai, je me
rassiérai, quand paraîtra ta gloire (Ps 17,15). Mon Jésus, assez
d’amour, car je n’en peux plus, mais si tu veux m’en donner davantage,
soit ; et autant que tu le veux. Mais donne-moi la force de le
supporter.
Ô Sainte Vierge, comment
pouvais-tu y tenir ? Tu le voyais, Il était ton Fils et Il était ton
Dieu ! et tu savais qu’Il agissait ainsi par amour de la créature.
Comment y tenais-tu, sans laisser éclater ta douleur, si moi, sans même
le voir, j’éclate et je défaille sous l’excès de ma peine ?
Il est vrai, mon Jésus —
comme tu me l'as montré samedi dernier — qu’elle était modérée en toutes
choses ».
Et se tournant vers les
moniales présentes, leur présentant le Crucifix qu’elle avait à la main,
elle leur disait :
« Aimez-le, aimez-le, mon
Jésus, aimez-le, vous, car personne ne l'aime ».
Ce qu’elle répéta plusieurs
fois, disant des paroles amoureuses et pleines de compassion, que je ne
saurais exprimer, ni expliquer. En cela elle supporta une très grande
peine, tant intérieure qu’extérieure, pleurant et se plaignant beaucoup
de voir que l'amour, à cause de la malice des créatures, n’était ni aimé
ni connu.
Le mardi 12 juin, après
avoir communié, je considérai ces paroles : Mes délices sont parmi les
enfants des hommes (Pr 8,31). Et je compris que les délices de Dieu
consistaient à être avec les fils des hommes, c’est-à-dire que Dieu
prend grand plaisir à demeurer dans les âmes pures et qui l’aiment d’un
amour pur ; c’est pourquoi Il les appelle ses délices. Je m’arrêtai un
peu pour voir et considérer le grand plaisir que Dieu trouvait dans les
âmes, mais surtout pour goûter le grand amour qu’Il leur porte, et que
je ne pourrai jamais, jamais vous dire ni exprimer d’aucune manière.
Ce jour là, elle subit un
assaut d’amour si grand qu’elle semblait être devenue folle, et cela
dura trois heures de suite, de 18 heures jusqu’à 21 heures. Cet assaut
fut si violent qu’elle dut se lever, et, sortant du lit elle prit en
main le Crucifix qu’elle garde sur son petit autel, et commença à courir
dans sa chambre en criant d’une voix forte : « Amour, amour, amour »,
avec un charmant petit sourire, plein de joie et de douceur. Il était
consolant de l’entendre, et son cri : « Amour, amour » effrayait quelque
peu mais ne causait pas d’épouvante. Elle se reposait un peu, les yeux
fixés sur ce Crucifix, apparemment dans une grande exaltation d’esprit,
puis, se levant à nouveau, l’embrassait et l'étreignait fortement sur sa
poitrine, avec un élan passionné, et répétait :
« Amour, amour, amour,
jamais je ne cesserai de t’appeler Amour : Amour qui n’est aimé ni connu
de personne, ô mon Amour, jubilation de mon cœur, tu es l’Amour ».
Et se tournant vers les
personnes présentes, elle disait :
« Amour, amour, tu ris, tu
pleures, tu cries et tu te tais, Amour ! »
Elle leur disait aussi :
« Ne le savez-vous pas ? Ô
Jésus, mon Amour, je dis que tu es fou d’amour, fou d’amour, ô mon
Jésus! Ô Amour, tu es tout aimable et joyeux ! Ancienne et nouvelle
vérité. Amour, amour, tu récrées, tu réconfortes, Amour! Amour, amour,
tu es un amoureux et unifiant amour ! Amour, tu es souffrance et
soulagement, Amour, tu es fatigue et repos, mort et vie, Amour ! Ô
Amour, qu’y a-t-il qui ne se trouve en toi ? Quel bien n’est pas en toi,
Amour ? Amour, amour, tu es sage et joyeux. Haut et profond amour.
Amour, amour, tu es admirable, inexpugnable, impensable,
incompréhensible, Amour ! »
Ce jour-là elle garda les
yeux fixés sur le côté du Crucifix qu’elle tenait dans sa main, son
regard intérieur s’attachant davantage au côté de Jésus, vrai lieu de
repos et de délices, voyant en Lui toutes les créatures comme dans un
miroir, mais surtout les épouses de Jésus qui sont les moniales, et il
lui semblait que cette chambre nuptiale avait été faite uniquement pour
ces vierges épouses de Jésus, comme elle l'avait vu le mercredi après la
très Sainte-Trinité. Elle disait qu’à ce moment elle voyait toutes les
moniales de ce couvent, certaines même d’autres monastères, mais très
peu, et que beaucoup en sortaient. Elle voyait encore des anges qui se
tenaient dans ce côté comme en un très beau jardin, y ramassant des
fleurs, comme elle l’avait vu le mercredi précédent. Ils en cueillaient
beaucoup à cet endroit et elle disait :
« Malheur à ces religieuses
qui enfreignent les trois vœux, par lesquels elles se sont liées à Dieu,
surtout celui d’obéissance, car si l’on manque seulement aux deux
autres, c’est-à-dire la chasteté et la pauvreté, cet amour dont les bras
sont tendus et si étirés sur la croix peut reprendre ces liens et le
réunir ensemble aisément. Mais si le vœu d’obéissance est rompu avec les
deux autres, il n’est personne qui puisse les relier, sinon l’amour qui
se meut de lui-même. Elle peut bien, Marie, elle peut bien, Marie notre
Mère, nous couvrir sous son manteau, mais elle ne peut les relier.
L’Amour, l’amour seul en est capable.
Amour, amour, tu es aussi
ce lien qui lie l'âme à Dieu très étroitement ; mais malheur, malheur
aux créatures qui défont ce lien, car il n’est pas, non, il n’est pas
d’amour qui puisse le renouer si ce n’est toi, Amour. Le Père avec toi,
l’Esprit Saint avec toi. Mais c’est toi, toi l’Amour qui as souffert la
peine, qui as renoué ce lien. Marie, notre Mère, peut te montrer le sein
qui t’allaita, et faire pression sur toi pour que tu veuilles le relier.
Ô Amour pur. Pur Amour. Ô
unité de la très Sainte-Trinité. Ô sagesse du Père, ô bienveillance de
l’Esprit Saint. Ô mon Amour, mon Jésus, tu es fou d’amour, mon Jésus.
Quand, mon Amour, m’unirai-je à toi ? Amour. Ancienne et nouvelle
vérité, Amour, amour, je le sais, tu veux que l'âme revienne à toi pure,
comme elle est sortie de toi. Amour, lorsque tu vois, Amour, que plus
elle vit, plus son péché la salit, tu lui barres la route et l'envoies
se purifier par amour. Amour, amour, je te vois blessé par amour. Enlève
par amour de ta plaie cette lance qui t’a blessé par amour, que je
vienne à toi, et que pleuve l’eau qui s’y trouve, l’eau de ta grâce et
de ton amour. Amour, amour, fais-la descendre au cœur de tes créatures,
créées par amour.
Amour, amour, hier, ces
pieds m’ont donné bien de la peine et du martyre, parce que je ne te
voyais pas aimé des créatures, mais aujourd'hui, loin de moi, loin de
moi la douleur et la peine, que tout soit comme l’amour, plein de délice
et de joie, Amour ! Ô Amour, tu fais jubiler mon cœur, Amour ! »
Une de ses compagnes, Sœur
Véronique, lui ayant demandé combien de temps elle serait restée ainsi,
elle répondit :
« Amour se plaît à me tenir
en cet état jusqu’à l’heure où lui, l’Amour, acheva sur la croix de
montrer son amour de la créature, elle-même créée par amour. Et demain —
c’est la volonté de mon Amour — de 15 heures jusqu’à l'heure où, par
amour, Il fut élevé sur la croix, tout ce temps, dis-je, il plaît à mon
Amour que moi, sa créature créée par amour, je me languisse d’amour. Et
Il veut encore, mon Amour, que le lendemain qui sera jeudi, moi sa
créature, créée par amour, je commence à languir d’amour autour de deux
heures de la nuit, et que j’y reste jusqu’à l’heure du vendredi où cet
Amour fut élevé sur la croix. Ce sera, je crois, une peine et une
douleur extrêmes, ni toujours extérieures, ni toujours intérieures, mais
l’une et l’autre tour à tour ».
Nous avons prêté grande
attention à cela, et constaté que tout se passait comme elle l’avait
dit. Elle continua :
« Comme sa Passion fut de
courte durée — concernant la peine extérieure — mon Amour veut que cesse
bientôt cette véhémence d’amour qui m’assaille maintenant de
l'extérieur, mais Il ne veut pas qu’elle cesse à l'intérieur, car Il
veut y rester toujours, toujours : mon Amour ne me quittera jamais.
Quand il fut 21 heures,
moment où elle avait prédit la fin de son épreuve, avant que nous ne
sonnions, elle mit sa bouche sur le côté de Jésus, je veux dire de ce
Crucifix qu’elle avait toujours gardé à la main, en disant :
« Allons, voici qu’Il entre
tout entier dans mon âme, son corps n’apparaît plus désormais ».
Et elle se calma,
s’arrêtant de sorte qu’elle semblait absorbée et tout à fait privée de
ses sens corporels : elle demeura ainsi un certain temps, puis elle se
ressaisit et redevint telle que si rien ne lui fût arrivé, ce qui nous
parut une merveille.
Le mercredi 13 juin, après
avoir communié, je considérais ces paroles du psalmiste : Mon cœur et ma
chair ont crié de joie dans le Dieu vivant, au porche de Salomon (Ps
84,3). Tout d’abord il me sembla voir Jésus à la droite du père, tout
amoureux ; ses yeux étaient si beaux que jamais je ne saurais les
décrire ni vous dire leur beauté. Et je voyais que par son regard Il
attirait à Lui toutes les créatures, je veux dire celles qui le
regardaient de leurs yeux intérieurs, et qui coopéraient à la grâce de
ce regard.
Alors se présenta devant
moi saint Pierre quand il renia Jésus, et qu’ensuite sous le regard de
ces yeux divins si beaux et si pénétrants, il reconnut aussitôt son
péché et s’en repentit (Lc 22,61-62). Au contraire, ceux qui dans sa
Passion crucifièrent Jésus, qui le tournaient en dérision et se
moquaient de lui, ceux-là durant ce temps ne le regardèrent jamais, si
ce n’est d’un œil malveillant, selon la grande haine qu’ils Lui
portaient, car s’ils avaient levé sur Lui un bon regard, jamais, jamais
ils n’auraient résisté à l'attraction de sa beauté et au doux regard de
ses yeux divins.
Ensuite revenant à ce vers
déjà cité, où l’âme s’écrie : Mon cœur et ma chair ont exulté sous le
porche de Salomon, il me sembla voir que notre chair et notre cœur se
réjouissaient et jubilaient dans l’humanité de Jésus, que je voyais
comme une loggia ou un portique — je la décris ainsi, non que ce fût
réellement un portique ou une loggia, mais pour vous aider à comprendre
— enfin c’était un lieu de promenade et de récréation — et je voyais
notre chair exulter et se réjouir dans l’humanité de Jésus pour deux
raisons : la première parce qu’elle se trouvait élevée, sublimée et
grandie par la médiation de l’humanité de Jésus, car le Verbe éternel
ayant pris notre chair humaine l’avait exaltée et grandie en la plaçant
à la droite de son Père éternel. La seconde raison de sa joie était
l’incorruptibilité qu’elle recevra au paradis, car alors elle sera
immortelle, incorruptible, éternelle, égale à l’humanité de Jésus.
Notre cœur, me semblait-il,
exultait et se réjouissait encore pour deux raisons : d’abord pour le
repos qu’il offrait en lui à Jésus, ensuite pour l’influence de la grâce
qu’il recevait lui-même de Dieu. Par ailleurs, Jésus lui-même semblait
adresser ce vers à nos âmes : Mon cœur et ma chair ont exulté en toi (Pr
84,3), c’est-à-dire que l'humanité de Jésus exultait en nous, d’un côté
parce que notre âme est faite à son image et à sa ressemblance, de
l’autre parce que son cœur trouvait en nous son repos. Ensuite, comme
d’habitude, je recommandai à Jésus toutes les créatures, le Père en
particulier, et vous, Sœur Véronique.
Ce jour-là, tandis qu’elle
parlait à cette même Sœur Véronique, sa compagne, peu avant 15 heures,
elle lui dit :
« Je commence à devenir
folle, je ne peux plus rester en ce lit. De grâce laissez-moi me
lever ».
Sœur Véronique la retenait,
de peur qu’elle ne se levât, car les infirmières étaient absentes. Elle
commença alors à se retourner dans son lit, sans pouvoir s’arrêter, à
cause de la forte emprise que l’Amour exerçait sur elle, et quand les
infirmières arrivèrent, elle les pria avec tant d’insistance de la
laisser se lever qu’elles le lui permirent. Aussitôt elle bondit hors du
lit, courut vers un petit autel qui était là, et, prenant son Crucifix,
le décloua de la croix, et l'embrassant étroitement, elle commença à
courir tout au long de la chambre en disant :
« Amour, amour, amour,
personne ne t’aime ni ne te connaît ».
Et prenant ses compagnes
par la main elle leur disait :
« Venez, venez courir avec
moi, aidez-moi à appeler l’amour. Criez fort, fort, bien fort,
ajoutait-elle, car vous parlez trop bas et vous n’êtes pas entendues ».
Et commençant à crier avec
force elle disait :
« Amour, amour, amour, je
ne me rassasierai jamais de t’appeler ainsi. Ô Amour. Mon cœur et ma
chair ont exulté en toi (Pr 84,3), mon Amour ».
Et courant à nouveau par la
chambre, étreignant sur sa poitrine son Jésus qu’elle avait à la main,
elle criait « Amour, amour » et souvent elle arborait le plus beau
sourire, avec une telle joie qu’il était consolant de l’entendre;
ensuite s’arrêtant un peu, elle répétait :
« Amour, amour. Ô Amour,
fortifie ma voix, afin qu’en t’appelant amour, je sois entendue de
l’Orient à l’Occident, et dans toutes les parties du monde, jusqu’à
l’enfer, afin que tout le monde te connaisse et t’aime, Amour.
Amour, amour, tu es fort et
puissant. Amour, amour, toi seul sondes et traverses, toi seul brises et
domines toutes choses. Amour, amour. Tu es ciel et terre, air et feu,
sang et eau. Ô Amour, tu es Dieu et homme, haine et amour, joie et
noblesse divine, ancienne et nouvelle vérité. Ô Amour, ni aimé ni connu.
J’en vois une, pourtant, qui connut cet amour ».
On lui demanda de qui elle
parlait et elle répondit :
« La Mère Sœur Marie; c’est
elle qui connut mon Amour. Ô Amour, fais que toutes les créatures
t’aiment, Amour. Mais, mon Amour, je le dis tout de suite, je préfère
que tu ne sois aimé de personne plutôt que d’être aimé aussi peu qu’à
présent. Ce peu même est mêlé au poison pestiféré de l'amour propre, car
lui et ton amour ne peuvent demeurer ensemble. Ils sont contraires, ils
sont contraires. Non, non, toi seul, toi seul, Amour. Et rien d’autre. Ô
amour, amour, qui pourrait jamais concevoir ou dire ta grandeur ? Tu es
infini, éternel, tu ne changes pas, tu es incompréhensible, Amour, tu es
insondable. Que veut dire insondable ? Qui le sait, qui le sait, qui le
sait ? je te prie de me le dire, car je suis ignorante en cela ».
Le Père confesseur était
présent, elle s’adressa donc à lui, disant :
« Vous, vous peut-être
saurez me le dire ».
Il lui répondit que c’était
chose si grande qu’on ne pouvait la comprendre. Alors en souriant elle
déclara :
« Je crois qu’il en est
ainsi, Amour, je le crois ».
Elle demeura un moment
tranquille, les yeux toujours fixés sur le Crucifix qu’elle tenait à la
main, puis elle dit encore :
« Ô Amour, tu es très fort,
mais je te vois très faible aussi. Très fort car personne ne peut te
résister, et très faible car une créature aussi vile que moi, te domine,
te dépasse en t’appelant amour. Ô Amour, amour. Tu as bien dit : J’ai
ardemment désiré (Lc 22,15).
Le Père confesseur
continuant à dire en latin : « Manger cette pâque avec vous avant ma
Passion ». Elle déclara :
L’Amour l’a fait mourir
pour moi. Ô Amour, pourquoi voulais-tu cette dernière Cène ? Parce que
tu voulais montrer l’amour que tu portais à ta créature. Ô Amour, amour,
combien est grande la dignité des prêtres de pouvoir te toucher, Amour,
et de te donner aux autres; mais, ô Amour, peu nombreux sont les prêtres
qui se montrent tels qu’ils devraient être ! Ô Amour, j’aimerais bien,
oui, j’aimerais bien, Amour, que ce ne soit pas vrai, car tu le vois,
Amour, je me réjouirais de mentir en cela. Mais hélas, Amour, ce que
j’ai dit est bien vrai ».
Comme on lui demandait s’il
y avait ici de tels prêtres, elle répondit :
« Il n’y en a qu’un ici,
mais je ne peux dire qui il est, l’Amour ne me le permets pas
maintenant. Amour, amour, qui pourrait comprendre la grande dignité de
ces prêtres ? Mais hélas! Amour, amour, Catherine, elle, savait en
parler. Et qui encore, Amour, pourrait entendre et comprendre à fond
quelle est la valeur de cette digne offrande qu’ils font de toi, Amour,
au Père éternel en une si grande action ? Ô Amour, ce n’est pas une,
mais mille fois, s'il était possible, qu’ils présenteraient cette
offrande de bien vouloir t’offrir pour moi aussi, Amour quelquefois ».
À une moniale qui lui
demandait : « Sœur Marie Madeleine, ne pouvons-nous présenter nous aussi
Jésus, en offrande au Père éternel ? » Elle répondit en souriant :
Ô Amour, que dit-elle! Vous
le pouvez bien. Mais non pas de cette manière là, car il existe une
grande différence entre l'offrande que font les prêtres, ministres de
l’amour à l’autel, ancienne et nouvelle vérité ; tu es l’amour, Amour.
Qui a écrit à ton sujet de manière plus élevée : Jean qui dit : Au
commencement était le Verbe (Jn 1,1) ou Augustin qui commenta ces
paroles ? Amour, qui est arrivé le plus haut ? Augustin, Amour ! Ô
Amour, amour, est-il possible que tu n’aies pas d’autre nom que celui
d’Amour ? Tu es bien pauvre de noms, Amour ! Tu en as, tu en as
beaucoup, Amour, mais tu te plais davantage à être appelé de celui-ci, ô
Amour, parce que c’est en ce nom surtout que tu t’es fait connaître des
créatures. Les saints du Ciel aussi t’appellent de ce nom d’Amour ; ils
disent toujours : Amour, amour, ce nom d’Amour contient en lui tout
autre nom. Sans cesser jamais de proclamer Saint, saint, ils disent
aussi Amour, car c’est la même chose. Mais ce Saint contient tout en
lui, Saint, saint, saint, disent-ils (Ap 4,8). Tu es Dieu, tu es Père,
tu es Esprit, tu es Amour encore. Jamais, jamais, Amour, je ne me
rassasierai de t’appeler de ce nom d’Amour ».
Tout ce jour, elle garda
les yeux fixés sur la main droite du Crucifix qu’elle tenait dans sa
main, et se tournant parfois vers les Sœurs en indiquant la plaie de la
main droite, elle disait :
« Voyez, voyez combien
d’amour ! »
Une Sœur déclara : pour moi
je ne vois que cette main toute blême. Et, souriant elle répondit :
« Ô Amour, elles ne voient
rien d’autre, mais si je ne voyais que cela, je n’y fixerais pas ainsi
mon attention, et si en levant cette image de bois je ne voyais rien
d’autre, je m’en débarrasserais à l’instant. Mais comme cet Amour se
montrerait à moi de toute façon, je tiens cet objet dans ma main pour la
satisfaction de mes yeux corporels. Ô Amour, amour, bienheureuse l'âme
qui te possède, Amour, amour, amour, peu de gens t’aiment et te
connaissent; ô Amour, malheur, aux religieux qui n’observent pas ce
qu’on garde si peu aujourd'hui ».
On lui demanda si c’était
le vœu d’obéissance, elle dit :
« Non, non, je parle de
l’observance ».
Et comme nous demandions si
elle doutait de notre couvent, elle répondit :
« Je ne doute pas de celles
qui sont ici, mais prenez garde à celles qui vont venir ; n’accueillez
pas celles qui risqueraient de ruiner l’observance, car si les secours
que nous recevons maintenant venaient à manquer, elle pourrait bien
s’éteindre parmi nous; je ne dis pas que cela arrivera, mais cela
pourrait se produire si les secours que vous recevez de l’Amour venaient
à vous manquer. Ô Amour, amour, malheur, malheur à ceux qui la ruinent,
et brisent les liens qui unissent à toi, je veux dire les trois vœux, et
le lien de la charité ; ces vœux, Amour, sont comme une chaîne : qui
rompt le premier chaînon fait que tous se disjoignent. Amour, amour,
déjà ces chaînons sont rompus, tu sais où, tu sais où, là où j’ai
demeuré presque une année entière. Celui de l’obéissance est brisé, et
celui de la pauvreté. Et l'autre aussi, Amour, est rompu ».
Et comme une Sœur demandait
si c’était celui de la chasteté, elle répondit :
« Non, non, je ne parle pas
de celui-là; mais de la charité, car vous savez bien ce qui est arrivé
par manque de charité ».
Alors, dans sa douleur elle
pleura un peu, s’arrêtant ainsi un moment, comme elle le fait
d’habitude. C’est pourquoi on laisse ici un espace, quand elle dit
Amour, amour ; en effet elle reste un moment en silence, et reprend la
parole en ces termes : Amour, amour. On met ici l’A majuscule pour
indiquer cette reprise. Elle poursuivit :
« Ô Amour, comme il
vaudrait mieux, ainsi que tu l'as dit du traître, comme il vaudrait
mieux pour les mauvais religieux qu’ils ne fussent jamais nés, parce
qu’ils n’observent pas ce qu’ils ont promis. Ô Amour, amour, à qui
croient-ils promettre? Peut-être à un sourd, à un aveugle ? Ô Amour, ce
sont eux qui deviendront aveugles et sourds. Amour, l’amour et la
justice sont égaux en toi, mais il ne me semble pas, à moi, que la
justice soit aussi grande que l’amour, car l’Amour a montré plus d’amour
que de justice aux créatures. Mais, ô Amour, le temps viendra, il
viendra oui, Amour, le temps de montrer aussi la justice. Amour,
ancienne et nouvelle vérité, sagesse du Père, bonté suprême, Amour
infini, Amour ni connu ni aimé. Mais, Amour, en voici deux qui t’ont
connu et aimé ».
On lui demanda : « Qui, la
Mère Sœur Marie ? » et elle répondit :
« Oui, la Mère Sœur Marie a
aimé mon Amour ; et elles craignent qu’elle ne soit pas connue ! La
tiédeur et le peu de foi sont causes de cette crainte que ta bien-aimée
ne soit pas connue ; ô Amour, tu sauras bien la faire connaître, oui,
quand le temps viendra. Ô amour, amour, l’autre est la séraphique
Catherine : voilà celles qui t’ont aimé d’amour pur ! Ô Amour, amour, si
les créatures pouvaient savoir combien elles t’offensent, elles se
choisiraient non pas un mais mille enfers, avec mille fois plus de
démons qu’il n’en est en enfer. (Cf. saint Ignace de Loyola, « Exercices
spirituels », 60). Amour, amour, tu es incompréhensible, tu es immense,
digne de toute louange ; mais qui, Amour, qui pourrait te louer d’une
manière suffisante, toi l’Amour ? Si toutes les langues des hommes avec
celles des anges, et toutes les étoiles du ciel, le sable de la mer, les
plantes de la terre, les gouttes d’eau, les oiseaux de l’air, devenaient
des langues pour te louer elles ne suffiraient jamais, Amour, pour ta
louange ».
Comme on lui disait :
« Sœur Marie Madeleine, ne vous souvenez-vous pas du Père confesseur ? »
Elle répondit :
« Si je m’en souviens ! Si
je pouvais me reconnaître des obligations envers quelque créature, c’est
bien envers lui que j’en aurais, mais je ne peux, je ne peux me
reconnaître d’obligations envers quiconque, si ce n’est l’Amour. Amour,
amour, ô Amour, vois, vois comme ils se fatiguent : on dirait qu’ils
n’ont qu’une seule âme à gagner, tant ils se démènent. Et ils sont si
nombreux ! Amour, amour, vois comme ils rôdent pour s’emparer d’une
seule ! Comme toi, Amour, qui aimes si passionnément les âmes qu’il
semble que tu n’en aies qu’une à aimer, ainsi ceux-là se donnent tant de
peine autour de toutes les âmes, qu’il semble qu’il n’y en ait qu’une à
prendre. Amour, amour, renvoie-les, renvoie-les, Amour. Ou bien qu’ils
restent tant qu’il te plaira. Mais, Amour, ne leur laisse pas la
victoire ! »
Et se tournant vers les
moniales présentes, elle dit :
« Oui, oui, vous êtes là,
oui! Je vous dis qu’il faut prendre des marteaux et casser les murs, je
veux dire les obstacles que les démons ennemis cherchent à poser pour
vous empêcher de recevoir la grâce de mon amour. Oh, comme ils se
fatiguent, Amour ! Oh, Amour, je l’ai bien dit : il suffisait que tu
étendes ta main puissante, pour les mettre en fuite et les disperser.
Maintenant, Amour, tu vois comme ils se sont vite, si vite enfuis. Oh
Amour, ton pouvoir seul est au-dessus de tous ».
On lui demanda si le
Réveilleur était déjà venu, et elle déclara :
« Oh, s'Il est venu! Je
m’étonne que vous ne l’ayez pas entendu sonner, car Il a fait grand
bruit. N’avez-vous pas entendu mon Amour ? Quand celui-ci, que
j’appellerai comme vous le faites avec réalisme “Le Réveilleur”, fit
entendre de là-haut une voix retentissante, quand Il dit : J’ai soif (Jn
19,28), comment se fait-il que toutes, sans exception, n’ayez pas
entendu mon Amour ? Elle résonna si fort, cette voix, que vous toutes
auriez pu l’entendre. Ô Amour, il est sourd, vraiment sourd celui qui
n’entend pas ce Réveilleur. Ô Amour, si je pouvais et s'il était
possible, je te prendrais tout l’amour que tu as pour le donner aux
créatures, afin qu’elles t’aiment, toi, Amour.
Ô Amour, tu es vraiment un
amoureux amour, et tu fais toute chose par amour. Tu donnes tout aussi
par amour. Le Paradis, par amour, le purgatoire par amour, tu donnes
toute chose par amour. Tu donnes l’enfer même par amour, car si grand
est l’amour que tu portes à la créature que tu ne peux voir en elle
d’offense envers toi, et que tu lui donnes l’enfer par amour. Mais, ô
Amour, combien descendent en cette mer, en cet océan de ténèbres ! Car
vois-tu, comme l’eau tombe du ciel sur nous ici-bas, ainsi en est-il
d’eux, Amour. Ô Amour, que dis-je, c'est beaucoup plus, c'est infiniment
plus que je ne dis, car je les vois tomber comme l’eau ne peut pleuvoir,
je les entends sombrer là-bas dans le gouffre, dans l’abîme infernal. Et
cette femme, cette peste, cette misérable qui te persécute si durement,
je la vois tomber comme une flèche et s’abîmer dans le lieu le plus
horrible, le plus ténébreux, le plus profond qui soit. Ô Amour, amour.
On comprit qu’il s’agissait
de la Reine Élisabeth, hérétique d’Angleterre. Ici elle s’arrêta, car
nous voulions lui donner un peu à boire ; en effet il nous semblait
qu’elle devait souffrir d’avoir beaucoup parlé, et avec une telle force,
et nous lui disions : « Sœur Marie Madeleine, il nous semble que vous
souffrez nous voudrions que vous buviez un peu » ; elle dit alors :
« Comment voulez-vous que
je souffre, étant avec l’Amour ? Ne savez-vous pas que l’Amour ne peut
souffrir de peines ? Comment voulez-vous donc que je souffre ? »
Les moniales insistèrent :
« Sœur Marie Madeleine, voyez-vous, le Père veut que vous buviez », elle
dit alors :
« Je le crois bien, le Père
veut que je boive, mon Père des lumières ; Il veut me donner à boire ».
Et plaçant sa bouche sur la
main droite du Crucifix qu’elle avait à la main, elle continua :
« Je bois, je bois, et
elles ne le croient pas ».
Et, comme nous insistions
pour qu’elle prît cette boisson, elle ajouta :
« Ô Amour, tu n’es que
bonté, comment serais-je autrement, si je demeure en toi ? Cependant,
pour satisfaire les créatures, et restaurer ce corps, je vais prendre ce
qu’elles me donnent ».
Elle but donc un peu. Et
reprenant la parole, recommandant à Dieu les hérétiques, les Juifs et
tous les infidèles, elle s’écria :
« Ô Amour, amour, tu es
tout plein d’amour; Amour, donne à toutes, Amour, à toutes de t’aimer,
de te désirer, de te chercher toi seul ; ceux qui t’attendent encore,
Amour, permets qu’ils ne t’attendent plus, car une fois déjà, tu es
venu. Mais fais enfin qu’ils te connaissent, Amour, et cessent de
t’attendre, puisque leur attente est vaine. Et ceux qui t’ont quitté,
Amour, je veux parler des hérétiques, fais qu’eux aussi reviennent à toi
comme de petites brebis perdues ; qu’ils reviennent à toi, Amour, qu’ils
te révèrent et t’aiment comme leur bon pasteur. Et tous ces hommes, tous
ceux qui ne croient pas en toi, Amour, fais qu’ils reviennent à toi car
ils sont, eux aussi, Amour, tes créatures.
Ô Amour, amour, si une âme
pouvait voir ce qu’elle est sans toi, j’affirme qu’elle mourait, non une
fois, Amour, mais mille et mille fois. Et si elle pouvait comprendre,
Amour, qu’elle est avec toi ! Amour, toi seul le sais. Tu ne me permets
pas de tout dire, Amour, il suffit, il suffit, Amour, que tu saches ce
qu’elle est ».
L’heure des Vêpres
approchait, et le Père confesseur, qui voulait s’en aller pour confesser
les moniales lui demanda si elle n’attendait rien de lui ; elle
répondit :
« Je ne vous demanderais
rien d’autre que l’amour, je ne sais rien demander que l’amour, car si
j’ai l’amour, j’ai tout, et si je ne l’ai pas, tout me manque.
Et il lui dit alors :
« Sœur Madeleine, à Dieu » ; elle répondit :
« Dieu avec Dieu, et vous
avec Dieu lui-même ».
Les moniales lui dirent
qu’il allait confesser; elle ajouta :
« Oui, il va faire de vous
des vases plus aptes à recevoir l’Amour. Amour, amour, pureté
incorruptible, Amour incompréhensible. Ô Amour, amour, je ne cesserai
jamais de t’appeler Amour, sagesse du Père, bonté de l’Esprit Saint,
unité, unité de la très Sainte-Trinité, Amour ; Amour, qui n’es ni aimé
ni connu, ô Amour, ancienne et nouvelle vérité, Amour, amour ».
« Quand elle eut dit cela,
les moniales devant aller à Vêpres, l’une d’elles l’avertit : « Sœur
Marie Madeleine, les moniales vont à Vêpres » ; elle répondit :
« Qu’elles aillent enfanter
l’Amour. Autant elle diront de paroles, autant de fois elles enfanteront
l’amour. Amour, amour, qui te goûte, est toujours assoiffé de toi ».
Et disant :
« Entre, entre en moi,
Amour, car le corps lui, ne pourrait plus le supporter ».
Elle posa sa bouche sur la
main droite du Crucifix qu’elle avait à la main ; et aussitôt elle
s’arrêta, sans plus rien dire, et demeura ainsi tranquille un long
moment; il était juste 18 heures, moment prévu par elle pour la fin de
son extase.
Durant les trois heures
qu’elle demeura en cet état, ce jour et les deux précédents, elle dit
beaucoup de choses, desquelles nous n’avons pu nous souvenir. Quant à
celles que nous avons notées nous n’avons pu les rapporter précisément
de la manière dont elle les disait, car elle parlait admirablement, de
sorte qu’on ne peut l’exprimer ni le faire comprendre, sinon à ceux qui
l’ont vue et entendue. Et nous avons observé que tout ce qu’elle avait
dit à Sœur Véronique le mardi précédent, tout cela se réalisa du
commencement à la fin, précisément au moment et à l’heure qu’elle avait
annoncée, comme l’on peut voir plus haut, ce qui nous étonna beaucoup.
À la même Sœur Véronique,
désignée au nom de l’obéissance par le Père confesseur, elle confia ses
extases et tout ce qui lui arrivait d’intérieur et d’extérieur ; elle
lui dit également comment le Seigneur, durant ces trois jours, lui avait
fait goûter et même éprouver extérieurement tout ce qu’Il lui avait
révélé le vendredi précédent, c’est-à-dire que c’est la méchanceté des
hommes qui enfonce les clous aux pieds de Jésus, ce qu’elle expérimenta
le lundi avec grande souffrance. Mais parce que le corps ne peut
supporter tout cela, elle expliqua :
« Jésus ne veut pas qu’en
ces deux jours du milieu, c’est-à-dire le mardi et le mercredi, je
souffre trop; toutefois Il m’a donné de demeurer dans son côté et dans
sa main droite, voulant ensuite le vendredi me garder dans sa main
gauche, à considérer sa Passion comme vous me verrez le faire de deux
heures de la nuit jusqu’à 18 heures de ce jour là. Il veut et se
contente que je languisse d’un amour allègre et joyeux, en ces deux
jours, pour mon soulagement ».
Durant ces jours, comme on
l’a dit, elle demeura le mardi dans le côté, le lendemain dans la main
droite du Crucifix qu’elle avait à la main.
Jeudi 14 juin 1584. ayant
communié, je considérais ces paroles de Saint Jean : Au commencement
était de Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu et le Verbe était Dieu
(Jn 1,1). Il me sembla comprendre ce “Commencement” sans commencement et
sans fin. Ce principe, et cette fin, est le Verbe éternel engendré du
Père. Il dit : Le Verbe était, et ce Verbe était Dieu lui-même. Le Verbe
était auprès de Dieu. Il me semblait que ce Verbe, Dieu en personne,
était auprès de Dieu, c’est-à-dire de lui-même. Et le Verbe était Dieu.
Comme j’ai dit plus haut que le Verbe était Dieu, je dis maintenant que
Dieu est le Verbe, ce qui est la même chose, mais inversée, parce que le
Fils est Verbe pour avoir été engendré par le Père, et Dieu parce qu’il
est un avec le Père.
Puis il me sembla voir la
grande union de la Sainte-Trinité, cet amour pur et infini qui respire
sans cesse et va du Père au Fils et du Fils au Père ; du Père et du Fils
à l’Esprit Saint et de l’Esprit Saint au Père et au Fils. Puis de la
Trinité tout entière, il est insufflé d’abord en la Vierge Marie, et
après elle, dans le Paradis tout entier, et de la Vierge et du Paradis
tout entier ce souffle retourne à la Sainte-Trinité. Mais c’est une
chose de goûter, et une autre de parler de ce qui est goûté; et je le
reconnais, de ce que j’ai goûté, je ne puis dire une seule parole, ni ne
trouverai de termes par lesquels je sache ou puisse vous l’expliquer.
Puis étant demeurée un
moment sur cette considération, sans savoir comment, je fis un grand
saut, car je me trouvai devant les paroles du Notre Père : Que ta
volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Notre pain quotidien (Mt
6,9-11). Je crus voir que la volonté de Dieu au Ciel était réalisée par
le Paradis tout entier de deux manières : d’abord par conformité de la
volonté, c’est-à-dire que les saints se conforment à la volonté de Dieu,
et s’y conformant, l’accomplissent. D’autre part ils la réalisent ainsi
parce qu’ils voient la volonté de Dieu avant que Dieu lui-même la mette
en œuvre, bien qu’en Dieu la volonté et l'action se confondent. Et comme
ils voient que la volonté de Dieu est d’insuffler dans ses créatures son
amour et sa grâce, ils sont si empressés à cela, conformément à la
volonté de Dieu, que s’il se pouvait que Dieu lui-même ait besoin de
leur aide pour le faire, ils la lui offriraient aussitôt. Mais cela ne
peut être parce que Dieu, dans sa puissance infinie, n’a besoin d’aucune
aide et peut tout faire par lui-même.
Je voyais aussi que la
volonté de Dieu sur terre s’accomplissait de deux façons : d’abord en ce
que les créatures qui reçoivent en elles l’influx divin — je veux dire
de son amour et de sa grâce — et donnent repos à Dieu en elles-mêmes, en
viennent de cette façon à faire sa volonté. Ensuite, les créatures font
la volonté de Dieu en découvrant qu’elle seule est digne d’être
accomplie.
Puis il me sembla voir que
Jésus était ce pain que nous appelons Notre pain quotidien, et je vis en
Jésus les états successifs du pain. D’abord le pain, ou plutôt le blé,
sort de terre ; de même Jésus est issu de la terre, je veux dire du sein
de la Vierge Marie. Ensuite le grain est broyé; Jésus, tout le temps
qu’il vécut en ce monde, fut broyé par les persécutions, injures et
grossièretés qui lui furent infligées. Puis la farine est mise en pâte
pour faire le pain ; elle forme une masse unique, et il me semble qu’il
en fut ainsi quand Jésus fut battu à la colonne ; c’est par ce premier
acte, en effet, qu’il entreprit d’effacer le péché, enlevant ce qui
séparait Dieu et les créatures, et commença à les unir à Dieu, les
faisant ses cohéritières. Ensuite on cuit le pain : sur le bois de la
sainte croix, Jésus brûla au feu de son amour. Quand le pain est cuit,
aussitôt on le goûte, et on le mange. Je compris ainsi que Jésus se
donnerait à nous pour que nous le goûtions quand il ressusciterait et
monterait au ciel, et qu’il nous enverrait le Saint-Esprit. Au Paradis
il se donnera pour toujours à nous pour que nous le goûtions
éternellement.
Le jeudi soir, étant
couchée, entre une et deux heures de la nuit, elle se sentit
intérieurement appelée par l’Amour à le suivre dans sa passion. Elle dit
à l'infirmière :
« Je voudrais sortir de ce
lit, de grâce laissez-moi me lever car j’entends mon Amour, il me semble
avoir déjà fait plusieurs fois le tour de cette chambre, et pourtant je
me vois au lit, laissez-moi me lever ».
Elle sauta hors du lit avec
un grand élan, dans la véhémence de son amour, disant les paroles du
psalmiste : « Sur mon dos, ont labouré les pécheurs » (Ps 129,3), et
prenant comme d’habitude son Crucifix en main, et l’embrassant avec
force, elle commença à courir dans la chambre et se mit à crier très
fort :
« Amour, amour, amour »
Elle s’arrêta un peu et
dit :
« Maintenant il lui donne
la communion ».
Elle s’assit un moment,
puis se releva et tout en courant elle criait très fort :
« Amour, amour, amour ».
Elle poursuivit :
« Traître, traître, ô
traître, il se donne à toi et tu le trahis, ô traître ».
Elle répéta plusieurs fois
ces paroles, s’arrêta un peu, et reprit :
« Amour, amour, que tu es
peu connu! Il est un des tiens, et il te trahit, Amour ; traître,
traître, tu l’as si peu connu, tu lui montres de l'amitié, et tu le
trahis, lui, mon amour, ô traître ; Amour, amour, ô amour. Le voilà,
c’est lui ».
Et elle dit à
l’infirmière :
« Le voyez-vous ? Le
voyez-vous ? »
« Qui ? Jésus ? demanda
l'infirmière, et celle-ci :
« Non, non, je parle du
traître qui s’en va trahir mon amour. Ô iniquité ! Je te donnerais
mille, mille enfers si cela dépendait de moi ; Amour, amour, amour ».
Elle continua à courir et à
crier très fort, de sorte qu’on l’entendait de loin, au grand émoi des
personnes présentes, et il semblait que toute la chambre tremblait, à un
point difficile à imaginer ; sans les effrayer toutefois. Au bout d’un
certain temps, l’infirmière lui dit : « Sœur Marie Madeleine vous devez
regagner votre lit, voyez c’est Jésus qui le veut ». Elle obéit
aussitôt. Et assise sur le lit avec son Crucifix à la main, les bras et
les mains appuyés sur l’oreiller, elle tenait les yeux fixés sur la main
gauche de son Crucifix, et voyant se dérouler en celui-ci, scène par
scène, toute la Passion de Jésus, d’une voix basse et d’un ton pitoyable
elle disait :
« Voilà qu’il trahit mon
Amour. Ils tiennent conseil, ne le voyez-vous pas ? Ils tiennent deux
conseils. L’un au Ciel, autour du Père éternel, pour sauver la
créature ; l’autre, sur terre, avec les traîtres, pour tuer mon Amour.
Amour, amour, tu avais bien raison de dire : J’ai désiré ardemment (Lc
22,15), car tu désirais sauver ta créature ».
Après un moment de silence,
elle reprit :
« Ce que je vous commande
c'est de vous aimer les uns les autres comme je vous ai aimé (Jn
15,17) ».
Elle s’arrêta encore un
long moment, l’air accablé, puis avec un visage bouleversé :
« Tu es triste (Mt 26,38),
Amour, c’en est fait de ta puissance : te voilà sans défense et affligé.
Toi qui de ton visage réjouis les anges et donnes gloire à tout le
Paradis, te voilà tout troublé. Ô Amour, tu n’es donc plus la vérité ?
Je suis Dieu et ne change pas (Ml 3,6), as-tu dit par la bouche du
prophète, et voilà que tu es troublé ! »
Après un temps de silence,
elle poursuivit :
« Il les quitte à présent ;
quant à moi, ô Amour, tu ne m’aurais pas quittée ».
Au bout d’un instant elle
ajouta :
« Ô beau visage, que tu es
affligé, altéré. Maintenant, Amour, je ne peux citer le prophète : Tu es
beau comme aucun des fils d’homme (Ps 45,3), car je vois ton visage tout
ensanglanté. Ô Amour, qui viendra maintenant te consoler ? Serait-ce le
Père éternel ? Non, Amour. Et qui viendra donc ? Un serviteur ? »
Elle dit avec un grand
soupir :
« C’est un de ceux que tu
créas pour qu’ils te louent, un ange, qui vient te consoler. Amour, un
seul, bien qu’ils soient si nombreux. Daniel a dit : Mille milliers le
servaient, myriades de myriades, debout devant lui (Dn 7,10), et
pourtant je n’en vois venir qu’un seul ».
Alors elle s’arrêta un
certain temps, dans une profonde extase, avec une expression de
tristesse et de stupeur, et elle poursuivit :
« Tu t’en vas à l’écart :
si tu t’éloignais, tu ne pourrais souffrir ».
Nous avions compris qu’elle
voyait Jésus prier pour la première fois son Père éternel dans le
jardin. À ce moment elle ajouta d’autres paroles pleines de compassion
et d’admiration, que nous n’avons pas gardées en mémoire. Vers trois
heures, voyant Jésus qui allait réveiller ses disciples, elle dit :
« Ô Amour, les voilà
endormis ! Et toi, Pierre, toi qui montrais un tel courage, tu n’as pas
pu veiller une heure : tu ne montres guère cet amour que tu semblais
avoir pour Jésus. Ô Pierre, Pierre, que fais-tu ? Tu dors ? Jean dort,
lui aussi. Ô Jean, toi qui étais le préféré, toi aussi, tu dors ? Pierre
ne m’étonne pas, mais toi, qui avais goûté sur sa poitrine aux secrets
célestes, toi oui, car tu manques maintenant à l’amour. Et l’autre dort
aussi. Ô Amour, ils dorment tous, je m’étonne qu’ils n’aperçoivent pas
ce visage tout ensanglanté ; qu’y a-t-il de plus affreux qu’un visage
couvert de sang ? C’est terrible, vraiment terrible ! »
Quand trois heures eurent
sonné, elle laissa entendre qu’elle voyait Jésus en prière pour la
seconde fois, et quittant des yeux la main gauche du Crucifix, elle
porta son regard sur son visage, et le regarda intensément. Elle
semblait voir les gouttes de sang tomber à terre, car son regard
descendait lentement de la tête du Crucifix jusqu’à ses pieds, avec
grande stupeur, et elle disait :
« Sa face se couvre d’une
sueur de sang ».
Peu après elle ajouta :
« Il ne suffit donc pas, ô
Amour, que tout ton corps se couvre d’une sueur de sang, car de tes yeux
aussi voilà que tu répands au lieu de larmes, des gouttes de sang ? »
Après un temps de silence,
elle reprit :
« Ô Amour, j’aurais aimé
être la terre qui recevait ton sang! Amour, fais au moins que les cœurs
des créatures le reçoivent. Cette terre fut vraiment un jardin, oui
parce qu’il devait fructifier dans le cœur de tes élus ».
Vers quatre heures elle
déclara :
« Plus tu leur montres
d’amour, plus ils se préparent à la haine, et tout le sang que tu verses
maintenant, ô Amour, ne leur suffira pas ».
Elle resta un moment
tranquille, et reprit :
« Mon Amour, dans ton cœur
et dans tout ton être, tu voyais tout ce qui devait arriver dans la
Passion ».
Puis elle ajouta :
« Amour, le prophète a bien
dit : C’est lui qui nous a fait, et non pas nous (Ps 100,3), il l’a
répété si souvent que je peux moi aussi le redire, ô Amour ».
Quatre heures ayant sonné,
on comprit que Jésus était revenu auprès de ses Apôtres, et elle dit :
« Amour, amour, ils dorment
encore. Et toi Pierre tu as dit : Nous avons tout quitté (Mt 19,27), car
tu as dit cela, mais — à ce qu’il me semble — vous ne vous êtes pas
quittés vous-mêmes. Si l’on converse habituellement avec quelque
personne, on comprendra ce qu’elle dit : mais toi Jean, qui es resté si
longtemps avec Lui, je vois bien que tu ne le comprends pas, car tu ne
fais pas ce que tu dis. Mon Amour, tu supportes leur faiblesse, car tu
sais que Pierre sera fondateur de ton Église ; tu leur pardonnes, mon
Amour, car lorsque Pierre te demanda combien de fois il devait pardonner
à qui l’offensait, tu lui dis de pardonner non sept fois, mais
soixante-dix fois sept fois (Mt 18,22). Et Jean parlera de toi de façon
si élevée ! Toi, la sagesse éternelle, tu voyais d’avance toute chose.
Je peux à l'avenir me tromper et être trompée, mais non pas toi, ô
Amour. Amour, Tu as fait toutes choses avec Sagesse (Ps 104,24) ».
Elle demeura ensuite un bon
moment complètement privée de ses sens, et selon ce que nous comprîmes,
elle voyait Jésus allant prier pour la troisième fois, elle voyait aussi
Judas et les Juifs se préparer à venir l’arrêter, car elle dit :
« L’heure approche, ils
vont venir à toi; ils parlent, questionnent, cherchent et cherchent
encore. Le traître s’interroge sur les moyens de t’adresser ce salut si
hostile; mon Amour, je défaille de douleur ».
Elle s’arrêta un moment
encore et reprit :
« Amour, Que ta volonté
soit faite et non la mienne (Lc 22,42), ta volonté, mon Amour, la
tienne. Mon amour, fais en sorte que chacun prononce ces paroles ».
Au bout d’un moment, elle
reprit :
« Si Gabriel fut heureux de
porter à Marie la grande annonce de ton Incarnation en elle, il
souffrirait d’autant plus — en admettant qu’un ange puisse souffrir — à
te présenter le calice. Non qu’il t’apporte visiblement le calice, mais
c'est pour nous aider à comprendre ».
Peu après elle poursuivit :
« Tends l’oreille et
écoute-moi (Ps 86,1), ô mon Dieu, ô Dieu Amour. Amour, fais que nous te
soyons toujours unies, afin de pouvoir dire en vérité ce verset :
Voyez ! Qu’il est bon, qu’il est doux d’habiter en frères tous ensemble
(Ps 133,1). Non pas tous ensemble, mon Amour, en toi, d’abord en toi, et
puis tous ensemble ; que personne ne dise aimer Dieu s'il n’aime ce qui
vient de Dieu (I Jn 5,1) ».
S’arrêtant un peu elle
reprit ainsi :
« Il s’est anéanti
lui-même, prenant la forme d’un esclave (Ph 2,7). Et bien plus qu’un
esclave, mon Amour ».
Peu avant cinq heures,
après être restée un long moment à regarder le Crucifix avec admiration,
elle le reprit soudain et d’une voix plus forte que d’habitude, elle
s’écria :
« Que puis-je faire à
présent ? Je ne peux rien si l’amour veut souffrir ! Ô Amour, c’en est
fait, le voilà, je vois le traître ! »
Et peu après elle ajouta :
« Il le salue par le baiser
de paix. Salut de paix, sans intention de paix ni d’amitié, mais pour te
trahir, mon Amour ».
À ce moment cinq heures
sonnèrent, et elle continua :
« Ô Amour, tu l’as appelé
“ami” (Mt 26,50), mais s’il l’avait été, il ne t’eût pas trahi. Un ami,
il l’était pour toi, mais il s’est fait lui-même ton ennemi ».
Se tournant vers Judas elle
ajouta :
« Rassasie-toi,
maintenant ! Amour, si tu te laisses embrasser par lui, fais que ton
épouse, et les autres, en fassent autant, non pour te trahir, Amour,
mais pour t’aimer et pour s’unir à toi ; le traître lui-même semblait
lié à toi : il s’était uni en fait à celui qui est séparé de toi. Ô mon
Amour, tu es passé ! Tu ne t’es pas arrêté !
Après une pause on comprit
que Jésus demandait aux gens qui ils cherchaient ; et comme ils
répondaient « Jésus le Nazaréen », elle dit :
« Ils prononcent le saint
nom, devant lequel se prosternent les habitants du ciel et de la terre,
et s’inclinent même ceux de l’enfer (Ph 2,10) ».
Puis Jésus sembla dire :
« C’est moi » (Jn 18,5), car elle ajouta :
« C'est moi ! Ô Amour, il
est vrai : toi seul tu es ; sans toi les autres créatures ne sont rien;
elles ne sont quelque chose qu’unies à toi ».
Nous comprîmes qu’elle
voyait les soldats tomber à terre et y demeurer un bon moment; elle dit
alors :
« Amour, tu manifestes
maintenant plus de puissance en les faisant tomber que tu n’en avais
montré dans le temple : tu t’es défendu alors en te rendant invisible
(Jn 8, 59) ; ici tu ne te défends pas, et tu montres visiblement ta
puissance ».
Voyant que les soldats
s’étaient relevés, et Jésus leur demandant à nouveau qui ils
cherchaient, ils répondirent pour la seconde fois : Jésus le Nazaréen.
Elle dit alors :
« Ils prononcent à nouveau
ce nom béni, de leurs langues malveillantes et pestiférées, ô Amour, tu
leur dis à nouveau : C’est moi. Ils n’auront plus d’excuse désormais
pour dire qu’ils ne t’ont pas connu, car tu le leur as dit, toi, Amour,
de ta propre bouche ».
Elle vit les soldats tomber
pour la seconde fois, et, après qu’ils se furent relevés, Jésus leur
demander encore qui ils cherchaient. Ils répondirent : « Jésus le
Nazaréen », et Jésus dit : « C’est moi », pour la troisième fois ils
tombèrent à nouveau à terre selon ce que nous avons pu comprendre, mais
elle exprima cela plutôt par le geste que par la parole ; et demeurant
un long temps silencieuse et comme étonnée, elle reprit :
« Amour, enlève leurs
forces à ceux qui veulent faire le mal ».
Vers six heures, elle fit
comprendre qu’elle voyait arrêter Jésus et fuir les Apôtres :
« Ô Amour, ils
t’abandonnent ! Si je possédais ta puissance, ils ne t’auraient pas
arrêté. Tout à l’heure j’affirmais ta puissance, mais je dis maintenant
le contraire : tu es très faible. Ô Amour, tu t’es fait impuissant pour
nous rendre puissants, afin que nous puissions vaincre par ta faiblesse.
Ô Amour, je le sais, si tu avais voulu, mais tu n’as pas voulu, non
seulement douze légions d’anges mais tout le Paradis serait venu pour te
défendre ».
Il dit encore : « Laissez
aller ceux-ci » (Jn 18,8), il parlait des Apôtres. Elle poursuivit :
« Ô Amour, tu as voulu être
arrêté seul ; tu ne veux pas que l'âme en prenne d’autres que toi : tu
veux que l'âme te saisisse toi seul, car tu ne veux pas qu'elle en aime
d’autres avec toi ».
Au bout d’un certain temps
elle reprit :
« Ô Amour, ils te lient
avec une chaîne de fer! Amour, combien de ceux qui t’aiment te lient, au
contraire, avec une chaîne d’amour! Ils lient ces mains qui ont tout
fait pour eux, ces mains qui les ont créés. Amour, lie-moi à toi, et ces
autres aussi; fais, Amour, que nous te liions en nous et toi lie-nous en
toi. Eux, c'est par haine qu’ils t’ont lié, pour te tourmenter, te
déshonorer, et te donner la mort ; nous c’est pour te louer, t’honorer
et pour que tu nous donnes la vie, et tu veux nous lier à toi par amour.
Amour, ceux qui se sont rebellés et séparés de toi, réunis-les et
lis-les à nouveau à toi. À ceux qui n’ont pas la foi, donne la lumière
afin qu’ils te connaissent, toi leur Créateur. Et tous ceux qui
t’attendent, Amour! Fais qu’ils t’aiment, tous ».
Ensuite elle demeura un bon
moment paisible, montrant qu’elle souffrait grandement et manifestant sa
compassion par les changements de son visage et les mouvements de toute
sa personne. Elle semblait se consumer intérieurement, elle soupirait,
pleurait et transpirait, frémissant en elle-même avec un tremblement
visible, au point que l’on voyait ses cheveux se dresser sur sa tête. On
devina Jésus arrêté par les Juifs, et les tourments qu’on lui infligeait
en le conduisant à la maison d’Anne et des autres pontifes. Elle dit
alors :
« Que de tourments, mon
Amour! Ô Marie, ô Madeleine, si vous le voyiez maintenant, vous seriez
comme deux lionnes féroces : quand on leur enlève leurs petits, elles
courent enragées et déchirent quiconque se trouve sur leur passage ».
Cela se passa vers sept
heures, et jusqu’à huit heures elle n’ajouta rien d’autre que ces
paroles :
« Amour, combien tu
souffres ! Ô Amour, cela n’est rien encore, cela commence à peine ! Ô
Amour, pourrais-je supporter de te voir dans une si grande souffrance ?
Amour, amour, que ne puis-je dire : Roi des rois, Dieu des dieux,
Seigneur des seigneurs ! (Ap 19,16) »
À huit heures on comprit
que Jésus était arrivé à la maison d’Anne, car elle dit :
« Il t’interroge ».
Ensuite, elle s’apaisa un
peu, et reprenant, dit à saint Pierre :
« Ô Pierre, tu n’as pas été
fort, tu n’as pas tenu tes promesses ! L’amour avait bien dit que tu
n’étais pas aussi prompt en actes qu’en paroles (Jn 13,37-38) ».
Et se tournant vers Jésus,
elle reprit :
« Mais il s’est repenti
ensuite. Il fallait bien, Amour, que celui qui allait être le chef de
l’Église éprouvât sa fragilité pour devenir capable de compassion envers
les autres ».
Alors elle s’arrêta un peu,
et nous comprîmes qu’à ce moment Jésus était conduit à la maison de
Caïphe, car elle dit :
« Amour, Amour, ils te
bousculent, ils te tirent qui d’un côté, qui de l'autre. Ils montrent
ainsi, même s’ils ne l’ont pas compris, que tu voulais être à tous, que
tu voulais nous sauver tous ».
Puis, dans la maison de
Caïphe, elle dit à Pierre :
« Ô Pierre, tu te chauffes,
tu laisses voir ainsi que le froid qui a saisi ton âme est plus intense
que celui dont souffre ton corps ».
À nouveau elle s'arrêta.
Puis elle reprit :
« Beaucoup de choses se
passent à présent : Amour, tu parles, tu te tais, tu interroges, tu
réponds et agis. Pour moi, je n’y comprends rien ».
À partir de ce moment,
jusqu’à l’arrivée de Jésus chez Pilate, elle parla peu, et à voix si
basse que nous ne pouvions entendre ce qu’elle disait. Elle tenait son
regard attaché au Crucifix, dans lequel, à ce que nous pouvions
comprendre, elle voyait comme en un miroir tout ce qui se déroulait dans
la Passion de Jésus, exactement comme au moment où elle eut lieu ; c’est
de cette manière qu’elle lui fut montrée, selon ce qu’elle en dit plus
tard à Sœur Véronique. On comprit ensuite que Jésus se trouvait devant
Pilate, aux paroles qu’elle prononça :
« Mon Amour ne mérite
aucune accusation ».
Au bout d’un certain temps
elle déclara :
« Tu es le roi des Juifs
(Lc 23,3) ».
Elle s'arrêta un peu et
poursuivit :
« Mon royaume n’est pas de
ce monde (Jn 18,36). Ô Amour, tu as dit vrai : ton royaume n’est pas de
ce monde, car ton royaume, ce sont nos âmes. Amour, fais que mon âme
soit ton royaume, et les autres aussi ».
Elle dit ensuite :
« Dieu, donne au roi ton
jugement (Ps 72,1) ».
« Après un peu de temps,
elle dit à Pilate :
« Tu as bien fait de
partir; tu n’étais pas digne d’écouter ce qu’est la vérité, car la
vérité, c’est Dieu lui-même; tu n’étais pas capable d’entendre ni de
connaître Dieu, car tu t’en es rendu indigne ».
Elle cessa alors de parler,
et demeura un long moment à regarder comme toujours le Crucifix qu’elle
avait à la main; elle montra ensuite que Jésus se tenait devant Hérode
car elle s’écria :
« Ta curiosité, Hérode, n’a
mérité aucune réponse ».
Puis elle dit :
« Ô Amour, ils te mettent
un vêtement blanc; ils le font pour t’outrager et te déshonorer ! Mais
ils se sont trompés, ils ne savaient ce qu’ils faisaient. Ils ont révélé
ainsi, contre leur gré, ton innocence et ta pureté, et aussi que tu
étais vierge, ayant pris chair du sang pur de la Vierge Marie. Amour,
fais que nous aussi te soyons semblables : habille-nous de cet habit
d’innocence et de pureté ».
Elle dit ensuite :
« L’homme comblé ne
comprend pas, il ressemble au bétail sans raison, il est rendu semblable
à eux (Ps 49,13). Il est bien vrai que l’homme est comparable au bétail,
qu’il est un animal vil et stupide. Quand l’homme perd la raison, il se
laisse conduire comme une bête insensée. Amour, ils t’ont considéré
comme fou, ils t’ont mis un vêtement blanc pour t’humilier et te
déshonorer, mais ils n’ont fait que t’honorer davantage ! »
On comprit qu’elle parlait
d’Hérode et de ses soldats. Alors elle se calma un peu, montrant que
Jésus était revenu chez Pilate. Elle dit en effet :
« Amour, prends-moi avec
toi, emmène-moi avec toi, car si l’époux souffre, s’il est considéré
comme fou, l’épouse doit lui être semblable ».
Elle dit encore :
« Amour, à cause de toi
Hérode et Pilate deviennent amis! (Lc 23,12) Sur toi pèsent la haine et
la douleur, tandis qu’eux se lient d’amitié ! »
Elle se calma durant plus
d’une heure, montrant par signes et par gestes qu’elle souffrait d’une
vive compassion pour les souffrances qu’endurait Jésus : parfois elle
poussait de profonds soupirs, et vers la fin de cette heure on vit un
grand changement sur son visage, comme transfiguré. Elle dit :
« Amour, amour, je ne peux
plus te voir tant souffrir et pourtant ce n’est pas fini ! »
Et montrant que Jésus était
flagellé à la colonne elle parla ainsi :
« Amour, je ne peux dire
maintenant comme le Prophète : Le malheur ne peut fondre sur toi, ni la
plaie approcher de ta tente (Ps 91,10). Amour, pourquoi te frappent-ils
ainsi ? Qu’as-tu fait ? Que manque-t-il en toi, amour ? La sagesse ? La
bonté ? La miséricorde ? La pitié ? L’amour te manquerait peut-être ? »
Après un moment de silence,
elle poursuivit :
« Oh ! On le frappe à la
tête ! »
Peu après elle ajouta :
« Amour, ton amour ne me
permets pas d’entrer pleinement dans la grande peine que tu souffres,
car je ne pourrais pas le supporter. Ô Amour, les flèches que tu envoies
au cœur des créatures sont bien plus nombreuses que les coups qu’elles
te donnent maintenant ».
On comprit qu’elle voyait
Jésus couronné d’épines, car elle dit :
« Amour, tu as voulu être
couronné d’épines pour couronner tes épouses de gloire au Paradis.
Amour, qui mérite davantage cette couronne si piquante, l’aimé ou
l’amant? Amour, c’est moi, c'est moi qui la mérite, donne-la-moi,
Amour ».
Elle demeura un moment en
repos, et reprit :
« Amour, on ne peut dire de
toi ce qu’on a dit de moi (ce qui se passa lors de sa Profession) : Le
Seigneur m’a revêtue d’une tunique tissée d’or (rituel monastique). La
tienne ne fut pas d’or, Amour, mais d’épines. Que pourrais-je faire,
Amour, pour alléger ta peine ? Te montrer une grande pureté de cœur et
une profonde humilité ».
Comme d’habitude elle
s'arrêta alors un certain temps, puis elle dit :
« Oh ! Il ne leur suffit
pas de frapper ce saint visage, que les anges désirent contempler ; que
de tourments ils lui infligent encore ! Ô Amour, tu ne peux dire
maintenant que ton plaisir se trouve au milieu des enfants des hommes
(Pr 8,31), mais plutôt les tourments et les offenses. Ô Amour, l’âme,
ton épouse, t’appelle “gloire du Paradis” et “joie des anges”, mais je
t’entends dire à présent : Risée des gens, mépris du peuple (Ps 22,7) ».
Elle nous fit ensuite
comprendre que Pilate montrait Jésus au peuple car elle dit :
« Voici l’homme (Jn 19,5).
Voici l’homme Dieu. Le montrant aux Juifs, Pilate déclara : Voici
l’homme, et Jésus, montrant la créature au Père, lui dit avec grand
amour : Voici l’homme pécheur. Voici l’homme sauvé. Voici l’homme
racheté ! Ô Amour, fais que ta créature, rachetée à si grand prix, ne se
perde pas elle-même ».
Comme d’habitude elle
s’arrêta un peu, s’adressant à Pilate elle commença ainsi :
« Tu t’es approprié du
pouvoir, en enlevant ce qui était à Dieu : mais en cherchant l’honneur,
tu l’as perdu ».
Après quoi elle ajouta :
« Je ne sais comment
l’appeler, mais je dirai : maudit soit le respect humain qui conduit
l'homme à de tels actes! À quoi te mena-t-il, Pilate ? Par respect
humain, tu as condamné à mort un innocent, mais laissons cela car cette
faute est déjà passée, parlons de ce qui se passe aujourd'hui, de ceux
qui offensent gravement Dieu par ce vice corrupteur. Oh combien, combien
font pire que Pilate, notamment certains supérieurs qui devraient servir
d’exemple aux autres. Ô Amour, je t’en prie, fais disparaître le respect
humain parmi les créatures, afin qu’elles cessent de t’offenser.
Beaucoup t’ont trouvé excusable, Pilate, mais ce n’est pas mon avis,
parce que l’Amour t’a manifesté plus de bienveillance qu’aux autres, il
t’a parlé plus longuement, et t’a donné maintes occasions de le
connaître, mais tu n’as pas su les saisir ».
Après cela elle dit
encore :
« À mort ! À mort !
Crucifie-le ! (Jn 19-15) Amour, ils crient : Supprime-le ! Crucifie-le!
Ils crient : “Supprime-le”, ils auraient dû crier : “Donne-le nous”,
mais ils ne savaient pas ce qu’ils disaient ; ils n’étaient pas dignes
de te posséder, mon Amour. Ils disent : “Crucifie-le”. Oh ! pourquoi
pas : “Crucifie cet homme qui s’appelle Jésus”, mais “Crucifie-le” ?
Parce qu’ils n’avaient pas à crucifier la divinité, mais notre péché, ce
“le” qu’il avait pris sur sa personne en se faisant homme : c’est ce
“le” qui devait être crucifié ».
Elle resta paisible un bon
moment, puis elle poursuivit :
« Il s’était passé peu de
temps depuis que ces mêmes bouches avaient proclamé : Béni soit celui
qui vient au nom du Seigneur (Mt 21,9). Il est vrai que tu as reçu alors
ces marques d’honneur comme tu reçois maintenant celles de l'opprobre et
de l’humiliation. Mon Amour, fais que je ne me réjouisse dans les
circonstances favorables ni ne m’attriste dans l’adversité, et qu’il en
soit de même pour les autres ».
Elle s'arrêta un certain
temps, puis elle dit :
« Hélas ! Ces cheveux qui
par leur beauté attiraient à lui le cœur des créatures, cette belle
barbe qui ornait sa bouche, porte-parole de l’Esprit Saint, ces oreilles
habituées aux nobles mélodies des anges au Paradis, et aux douces
paroles de Marie, qui maintenant écoutent des blasphèmes ! »
Et peu après elle ajouta :
« Si j’avais mille enfers,
je les y jetterais tous, tous ».
Et puis ce verset :
« Non, personne n’agit
bien, non, pas un seul (Ps 14,3). Ô Amour, il n’y a personne,
personne ! »
À 15 heures, elle déclara :
« Ils demandent Barabbas ».
Alors il parut qu’elle
était blessée au cœur, à la grande douleur que manifestaient son visage
et ses gestes. Frémissant de tout son être, elle laissa déborder ces
paroles :
« Oh ! Je ne puis supporter
qu’à mon époux on préfère un être si vil, qu’on réclame l’esclave à la
place du Seigneur ».
Elle demeura tranquille un
quart d’heure environ, puis elle dit :
« Ô Amour, je sais que
l’orgueil t’a toujours déplu, mais cette fois je veux être orgueilleuse,
car je ne puis supporter que tu sois comparée à un si vil personnage. Je
dirai ce que dit Caïphe : Il est nécessaire qu’un homme meure pour le
peuple (Jn 11,50) ».
Elle montra ensuite qu’elle
voyait Pilate se laver les mains, en disant :
« Il se lave les mains ».
Puis elle ajouta :
« Vraiment, ce que tu as
fait est digne de toi. Tu t’es lavé les mains parce que tu n’étais pas
digne de recevoir ni le bienfait de sa Passion, ni le mérite de son
sang. Tu t’en es lavé les mains, car tu n’en devais rien recevoir du
tout ».
Et peu après :
« Comment pourrai-je
supporter d’entendre cette dernière parole ? Je ne voudrais jamais y
arriver. Puissé-je, comme l’aspic, me rendre sourde pour ne pas
l’entendre! Je voudrais que cette heure n’arrive jamais ».
Elle fit une pause.
Ensuite, d’une voix pleine de compassion, tout effrayée et pleurant
beaucoup, elle s’écria :
« Oh ! M’y voilà pourtant.
Il a prononcé contre lui cette condamnation injuste. Il supporte d’être
jugé, celui qui doit le juger, lui et toutes les créatures.
Et se tournant vers les
Juifs, elle dit :
« Vous serez contents
désormais ! Soyez donc satisfaits ! Rassasiez-vous car vous ne vous
rassasierez jamais plus ».
À 16 heures elle demanda :
« Où donc est mon Amour ?
Car je ne le vois pas ».
Peu après, elle
poursuivit :
« Amour, amour, je n’aurais
jamais pensé te trouver ici, je pouvais bien chercher, Amour ».
Nous pensons qu’elle
faisait allusion au lieu où on lui mit la croix sur les épaules. Elle
demeura un moment tranquille et reprit :
« C'est à juste titre que
l’on t’a mis entre deux voleurs : toi aussi, Amour, tu as commis un vol,
en dérobant au démon la proie de nos âmes. Dès lors, on peut le dire en
vérité : tu as laissé les quatre-vingt-dix-neuf brebis, tu es venu
chercher la centième et tu l’as prise sur tes épaules, laissant celles
qui te louaient fidèlement, pour arracher celle-ci à la gueule du loup.
Je ne m’étonne pas qu’on fasse une telle fête pour un pécheur, car mon
amour est descendu du ciel, et autant il a souffert, autant il
souffrirait encore pour une seule âme ».
Peu après elle dit :
« Le Seigneur me conduit
(Ps 23,1). Puisque tu m’as conduit, Amour, à ce premier pâturage,
conduis-moi encore à celui de la vie éternelle, et les autres avec
moi ».
Après un long silence, elle
reprit :
« Le voici, le mât que
dressa Moïse au désert, sur lequel était le serpent destiné à guérir et
à réconcilier le peuple (Nb 21,9). Ils étaient vraiment au désert,
Amour ».
Elle fit une pause et
déclara :
« Maintenant on peut dire
en vérité : Comme un oiseau solitaire sur le toit (Ps 102,8), car ils
t’ont tous abandonné. Amour, ils ne te connaissent pas, et c’est
pourquoi ils t’abandonnent. Fais, Amour, que moi aussi, comme toi, je
demeure solitaire, mais que je ne t’abandonne jamais ».
Puis elle ajouta :
« L’heure approche où vous
serez rassasiés ».
Se tournant vers les
prophètes, elle dit :
« Ô prophètes, vous allez
être satisfaits, non parce que vous désiriez sa mort, mais parce que
vous voyez s’accomplir vos prophéties et les Écritures ».
Vers 17 heures, elle
déclara :
« Je vois que mon époux
s’est mis en route. Qui veut le suivre, qu’il prenne son chemin, mais
sans regarder aux obstacles ».
Elle garda un instant le
silence, et reprit :
« Amour, amour, amour ».
Et peu après :
« Ô Marie, quand tu le
verras! Tu le savais d’avance, mais l’heure n’était pas encore venue! Tu
ne pourras l’embrasser comme tu le désires, car tu défaillirais de
douleur ! »
Puis elle dit :
« Si l’on trouvait une
créature pour lui adresser un seul mot, j’en serais heureuse ».
Quelque temps après, elle
s’écria :
« Amour, si je pouvais
t’aider un peu à porter cette croix, je t’aiderais volontiers, non pas
comme Simon de Cyrène, mais pour souffrir avec toi. Ceux-là t’aident,
non par amour, mais pour te conduire plus rapidement à la mort ».
Elle demeura un peu en
silence et poursuivit :
« Allez ! Vous vous
rassasierez malgré vous, car l’amour et la haine marchent ensemble ».
Peu après, elle dit :
« Le Christ s’est fait
obéissant jusqu’à la mort, et à la mort sur une croix (Ph 2,8). Amour,
fais que moi aussi, je sois crucifiée avec Toi ».
Elle se tut un moment, et
reprit :
« La vie meurt, je mourrai
avec Toi. Amour, amour, nous y sommes ».
Alors elle fondit en
larmes, et se mit à crier avec force, en disant :
« Ô Dieu, ô Dieu, mon amour
ôte ses vêtements; oh! quelle douleur, il s’étend sur la croix, à terre,
et se dévêt seul, de lui-même, mon Amour. C’est ce qui advient d’une âme
quand elle se dévêt de son innocence ».
Alors ses sanglots
redoublèrent, elle élevait la voix plus que d’habitude, avec des gestes
de compassion et de douleur qui arrachaient des larmes à celles qui
étaient là. Elle tremblait très fort, frémissant en elle-même, et
semblait se consumer au-dedans tout entière en disant :
« Oh ! Si du moins il
frappait moins fort! Je vois tuer l’innocent. Ah ! Je n’en peux plus.
Assez, Amour, cela suffit, car je n’en peux plus ! Si au moins ils
avaient fait ces trous un peu plus près ! oh, Amour, oh ! Ne le tirez
pas si fort, mon Amour. Ô Amour. Il déploie ses ailes (Dt 32,11).
Hélas ! Amour, je n’en peux plus et il reste trois heures encore! Amour,
communique cela à quelque autre âme, s’il te plaît, car moi je n’en peux
plus. Si au contraire tu veux continuer ainsi, je l’accepte volontiers,
mais donne-moi la force de le supporter. Amour, cloue-moi en Toi. Je ne
te quitterai jamais, Amour ; si tu ne me cloues en Toi, alors cloue-Toi
en moi. Allons, Amour, je veux te clouer en moi avec les trois clous de
la foi, de l’espérance et de la charité, et quand l’heure viendra,
Amour, quand tu seras déposé de la croix, choisis mon cœur pour
sépulcre, et, avec lui, ceux de mes Sœurs ».
Ici elle s'arrêta. Elle
regardait fixement le Crucifix, en baisait les mains, le côté, les
pieds, avec grand amour. Le présentant à la Mère Prieure, aussitôt, elle
sortit de l'extase. Il était juste 18 heures, selon ce qu’elle avait
annoncé le mardi précédent, et comme on peut le voir ci-dessus. Elle
semblait une morte, tant elle était meurtrie, humiliée et transfigurée
par la grande souffrance qu’elle avait endurée en cette extase, et à
cause de sa longue maladie. La peine qu’elle souffrit à ce moment fut
telle que personne ne pourrait l’imaginer si on ne l’avait vue. Son
abondante sueur avait atteint jusqu’à la couverture, si bien que l’on
dut tout changer et faire sécher.
Elle demeura 16 heures et
demie sans jamais lever les yeux du Crucifix qu'elle tenait à la main,
le regardant avec une attention si ferme qu’il semblait — comme nous le
croyons avec certitude — qu'elle voyait tout ce qui se passait au moment
de la Passion et de la mort de Jésus. Mais pour elle tout semblait
présent, car elle voyait tout se dérouler de la même manière qu’alors,
bien qu'elle comprît que Jésus ne souffrait pas à ce moment sa Passion
comme elle la voyait de ses yeux. Elle savait par la foi qu’il se tient
désormais à la droite du Père au Paradis, mais qu’il avait voulu se
montrer à elle de cette manière à cause du grand désir qu’elle avait
toujours eu de l’accompagner dans sa Passion et de souffrir avec lui.
Parfois, elle regardait le
visage du Crucifix avec une profonde stupeur, immobile pendant des
heures ; d’autres fois elle tournait les yeux vers la main gauche, ou la
droite, et puis elle regardait tout le corps de Jésus comme si elle
voyait tout ce que les Juifs lui infligeaient, et ce qu’il souffrait.
D’autres fois, elle semblait le voir marcher, et s’arrêtait alors
étonnée. Sa bouche remuait, elle serrait les dents, et toute sa personne
se tordait si fort qu’elle semblait prête à se briser. Ou encore elle
poussait de profonds soupirs, on aurait cru alors que ses os et tout
l'intérieur de son corps se disloquaient. Parfois elle demeurait
silencieuse plus d’une heure, parfois moins, et semblait considérer avec
grande stupeur tout ce qu’elle observait.
Parfois, dans l’élan de son
amour, elle laissait déborder des paroles pleines de compassion et
d’émerveillement ; bien que nous en ayons noté beaucoup, elles n’y sont
pas toutes, il en manque sans doute quelques-unes, car parfois elle
parlait si faiblement que nous n’avons pu les entendre, parfois elle
commençait à parler et puis se taisait, ou continuait comme pour
elle-même, à voix basse. Plus d’une fois elle montra les signes d’une
compassion plus profonde, notamment lors des principaux mystères de la
Passion de Jésus, ainsi quand il pria dans le jardin, quand il fut
arrêté, flagellé à la colonne, couronné d’épines, montré au peuple, et,
quand Pilate prononça la condamnation à mort, elle en eut le cœur
transpercé. Mais elle montra une douleur plus grande et supérieure à
toute autre quand elle vit Jésus fixé à la croix, car elle se mit alors
à pleurer, à crier d’une voix forte, frémissant en elle-même bien plus
que les autres fois. Elle serrait fort le Crucifix entre ses mains, et
par d’autres gestes, et les mouvements de son corps, elle révélait la
grande souffrance qu’elle supportait ; car elle souffrait intérieurement
dans son âme autant qu’extérieurement dans son corps.
Jamais langue ne pourra
exprimer ses attitudes, ses gestes, ses paroles, ses soupirs de
compassion durant cette épreuve qui se prolongea, comme on l’a dit, du
jeudi soir à 1 heure et demie, jusqu’au vendredi à 18 heures. Et bien
que nous nous soyons efforcées de recueillir de notre mieux ses paroles
et ses gestes, nous en avons manqué une bonne part en comparaison de ce
que nous avons vu et entendu. Mais si nous nous efforçons d’agir et de
mettre en œuvre ce que nous avons écrit, ce ne sera pas négligeable. Que
le Seigneur miséricordieux nous le concède, dans son infinie bonté et
miséricorde. Amen.
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