Jean de Ruysbroeck
Chanoine Régulier de Saint-Augustin,
Auteur mystique et Bienheureux
(1293-1381)

SEPT DEGRÉS
DE L'ÉCHELLE D'AMOUR SPIRITUEL

TABLE

INTRODUCTION

LES SEPT DEGRÉS DE L'ÉCHELLE
D'AMOUR SPIRITUEL

PROLOGUE

CHAPITRE I

DU PREMIER DEGRÉ D'AMOUR

CHAPITRE II

DU DEUXIÈME DEGRÉ D'AMOUR

CHAPITRE III

DU TROISIÈME DEGRÉ D'AMOUR

CHAPITRE IV

DU QUATRIÈME DEGRÉ D'AMOUR

CHAPITRE V

DU CINQUIÈME DEGRÉ D'AMOUR

CHAPITRE VI

DE TROIS MANIÈRES D'HONORER DIEU

CHAPITRE VII

DU DEUXIÈME MODE D'EXERCICE

CHAPITRE VIII

DU TROISIÈME MODE D'EXERCICE

CHAPITRE IX

CE QUE FONT POUR NOUS LES HIÉRARCHIES SUPÉRIEURES

CHAPITRE X

DE DEUX VOIES QUE LE CHRIST NOUS A ENSEIGNÉES

CHAPITRE XI

COMMENT PLUSIEURS CROIENT ÊTRE SAINTS
ET SE TROMPENT EN BEAUCOUP DE MANIÈRES

CHAPITRE XII

DES MÉLODIES CÉLESTES

CHAPITRE XIII

DU SIXIÈME DEGRÉ D'AMOUR

CHAPITRE XIV

DU SEPTIÈME DEGRÉ D'AMOUR

NOTES

 

 

 

 

 

INTRODUCTION

     Le livre des Sept degrés de l'échelle d'amour spirituel occupe le point culminant de cette trilogie formée par les trois traités que nous avons groupés, comme formant un ensemble de doctrine. Certains indices peuvent faire penser que la destinataire est ici, comme précédemment, Marguerite van Meerbeke, chantre du monastère des Clarisses de Bruxelles. Les manuscrits utilisés par David, A, D et G (1) , ne contiennent pas, il est vrai, d'indication précise sur ce point. Mais le titre même du chapitre XII, Des mélodies célestes , semble déjà faire allusion à la charge que remplissait la religieuse dans son monastère. D'autre part, il est clair que l'auteur s'adresse à une personne en particulier, et les conseils qu'il lui donne, bien que pouvant convenir à toutes les âmes qui aspirent au véritable amour de Dieu, s'appliquent néanmoins de préférence à une religieuse.

     La forme et le nom donnés au traité ne sont pas chose nouvelle dans la littérature ascétique. L'échelle mystérieuse qui apparut à Jacob, lorsqu'il fuyait la colère de son frère Esaü (2) , a souvent servi de comparaison afin de signifier le chemin que doit parcourir une âme pour aller de la terre au ciel. Dès les premiers temps du Christianisme, cette comparaison était usitée, ainsi qu'en font foi les Actes de sainte Perpétue et de sainte Félicité. Saint Benoît la reprend dans sa Règle, lorsqu'il parle de l'échelle des douze degrés d'humilité (3) . Saint Jean Climaque, plus tard, développe encore la même pensée et donne à son livre le nom d'Échelle sainte . Mais c'est peut-être à saint Bonaventure (4) que Ruysbrœck a surtout emprunté cette forme des degrés spirituels. Son but, comme celui du Docteur séraphique, est d'élever une échelle de sainteté dont les sept degrés mènent jusqu'à Dieu et à un amour très élevé, qu'on peut appeler un amour transformant et de quiétude. À ce degré, l'amour ressemble à celui de l'éternité, et on pourrait se demander si Ruysbrœck parle déjà de la vie future ou s'il en est encore aux choses de la terre.

     Les différentes étapes par lesquelles on s'achemine vers ces hauteurs sont la bonne volonté, la pauvreté volontaire, la pureté d'âme et de corps, l'humilité, la noblesse de vertu. Arrivé là, Ruysbrœck s'arrête, et, durant sept chapitres, il étudie les diverses manières d'exercer l'amour, avec l'aide des hiérarchies angéliques, attentives à nous y prêter leur concours; il expose les deux voies qui mènent à Dieu et met en garde contre les illusions de la fausse sainteté; enfin, il décrit les quatre modes du chant céleste.

     Avec le sixième degré, nous arrivons à ce que l'auteur appelle le retour à la pureté de l'intelligence . C'est une des pensées les plus familières à Ruysbrœck que l'âme n'est jamais complètement créée; que, comme le Fils de Dieu naît à toute heure, elle aussi est créée à toute heure, sans cesse en contact avec son principe, recevant sans cesse de lui, formée par lui à l'image de l'exemplaire incréé que Dieu porte en lui de chacun de nous. La perfection et la béatitude consisteraient en un retour absolu à cet exemplaire incréé : non sans doute par une confusion de notre être avec l'être divin, par une transformation d'essence, ce qui serait l'erreur panthéistique. Il ne s'agit pas pour nous, en effet, d'abdiquer notre être créé pour le transformer essentiellement dans l'être incréé et suressentiel que nous avons de toute éternité possédé dans la pensée de Dieu, ce qui facilement conduirait au quiétisme par le panthéisme; mais, ce qui est tout autre chose, il est question d'un retour et d'une transformation, par la connaissance et par l'amour, de tout notre être à l'idéal que Dieu a de nous. Il s'agit, en d'autres termes, de réaliser cet idéal et d'arriver par la grâce à cet état où l'âme n'a plus le souci d'elle-même, ni la pensée d'elle-même, ni rien qui lui soit personnel, mais seulement l'attention à Dieu présent en elle. Toute pensée, tout vouloir, toute affection, tout regard, toute intention, toute activité ont fait définitivement retour à Dieu. Et ce retour, selon Ruysbrœck, est chose possible; c'est le sommet de la vie surnaturelle; c'est l'imitation de l'Incarnation en nous; c'est la confiscation, au bénéfice de Dieu, de tout notre être. Et afin que ce retour à notre être incréé, afin que cette transformation, que cette juridiction de Dieu sur nous et cette pureté nôtre se réalisent, la pureté incréée forme à toute heure notre âme qui dépend d'elle, et la touche sans cesse: Erat lux vera quœ illuminat omnem hominem venientem in hunc mundum (5) .- Manus tuœ fecerunt me et plasmaverunt me (6) .

     De cette façon, la pureté incréée attire notre âme, afin qu'elle se tourne sans cesse vers elle, et vers elle seule.

     C'est ce qui fait dire à Ruysbrœck : «La pureté dont il s'agit est éternelle...; toujours présente, elle est prête à se montrer aux pures intelligences qui y sont élevées (7) . » Il s'agit, en effet, de Dieu même, qui est près de nous, dans un présent éternel. Mais pour arriver à ces hauteurs, l'âme doit être entrée dans la pureté absolue et l'affranchissement de tout le sensible, de tout le personnel, de tout le créé. C'est alors seulement que se fait le retour à la pureté de l'intelligence, c'est-à-dire la transformation en l'exemplaire idéal, incréé et infiniment pur, que les âmes possèdent dans la pensée de Dieu.

     On s'achemine ainsi vers le septième degré d'amour, que Ruysbrœck appelle le non-savoir et un repos d'éternité . L'union à Dieu un en nature et trine en personnes s'y fait selon le double mode du repos de jouissance et du labeur d'amour, en d'autres termes, par la contemplation et l'action. Et en cela l'âme acquiert une ressemblance plus parfaite avec Dieu, éternellement agissant selon les personnes, et éternellement en repos selon l'essence. L'influence caractéristique des trois divines personnes s'y manifeste de la façon la plus haute, jusqu'à transformer l'âme en un état qui est proche de la béatitude éternelle.

     C'est en ces passages surtout que le langage de Ruysbrœck s'élève à des hauteurs de doctrine particulièrement délicates à traiter, et il importe plus que jamais de ne pas travestir sa pensée par une traduction inexacte. Puissions-nous avoir évité cet écueil

LES SEPT DEGRÉS DE L'ÉCHELLE
D'AMOUR SPIRITUEL

PROLOGUE

     La grâce et la sainte crainte du Seigneur soient avec nous tous!

     « Tout ce qui est né de Dieu remporte la victoire sur le monde, » dit saint jean (8) . Toute sainteté véritable est née de Dieu. Toute vie sainte est une échelle d'amour de sept degrés, par lesquels nous montons au royaume de Dieu. C'est la volonté de Dieu que nous soyons saints (9) .

CHAPITRE I

DU PREMIER DEGRÉ D'AMOUR

     Lorsque nous n'avons avec Dieu qu'une même pensée et une même volonté, nous sommes au premier degré de l'échelle d'amour et de sainte vie. La bonne volonté est, en effet, le fondement de toutes les vertus, selon ce que dit le prophète David : « Seigneur, je me suis réfugié auprès de vous : enseignez-moi à faire votre volonté, parce que vous êtes mon Dieu. Votre Esprit bon me conduira dans la vraie terre de la vérité et des vertus (10) . »

     Une bonne volonté, unie à celle de Dieu, triomphe du diable et de tous péchés; car elle est remplie des grâces de Dieu, et c'est la première offrande que nous lui devons faire, si nous voulons vivre pour lui. L'homme de bonne volonté a Dieu en vue, et il désire l'aimer et le servir, maintenant et pour l'éternité. C'est là sa vie et son occupation intérieure, et c'est ce qui le met en paix avec Dieu, avec lui-même et avec toutes choses. Aussi, au moment de la naissance du Christ, les anges chantaient-ils dans les airs : « Gloire à Dieu dans les cieux, et paix sur la terre aux hommes qui sont de bonne volonté (11) . » Mais la bonne volonté ne peut pas être stérile en bonnes œuvres, car « l'arbre bon porte le bon fruit, » dit Notre-Seigneur   (12) .

CHAPITRE II

DU DEUXIÈME DEGRÉ D'AMOUR

     Le premier fruit de la bonne volonté est la pauvreté volontaire, qui constitue le deuxième degré par lequel nous nous élevons sur l'échelle de la vie d'amour.

     L'homme volontairement pauvre, en effet, mène une vie libre et dépouillée de souci pour tous les biens terrestres, quels que soient ses besoins. C'est un sage marchand; il a donné la terre pour le ciel, selon la sentence de Notre-Seigneur: «On ne peut servir Dieu et les richesses du monde (13) . » C'est pourquoi, abandonnant tout bien capable de l'attacher à la terre, il a fait volontairement choix de la pauvreté. Tel est le champ où l'on trouve le royaume de Dieu; car bienheureux est le pauvre volontaire, le royaume de Dieu est à lui (14) !

     Ce royaume de Dieu est amour et charité, en même temps qu'application à toutes bonnes œuvres. L'homme y doit être prodigue de soi-même, miséricordieux, clément et secourable, véridique et bon conseiller envers quiconque réclame son aide, de sorte qu'au jugement de Dieu, il puisse montrer qu'avec ses riches dons il a opéré les œuvres de miséricorde. Car des biens terrestres il ne garde rien en propre pour lui-même; tout ce qu'il a est commun à Dieu et à la famille de Dieu. Bienheureux est ce pauvre volontaire qui ne possède rien de ce qui passe il suit le Christ et il aura pour récompense le centuple en vertus il vit dans l'attente de la gloire de Dieu et de la vie éternelle.

     L'avare, au contraire, est vraiment insensé: il donne le ciel pour la terre, bien qu'il doive la perdre.

Le pauvre d'esprit monte au ciel
le misérable avare tombe dans l'enfer.
Le chameau peut-il passer par le trou d'une. aiguille?
Alors le misérable avare peut entrer dans le ciel.

     Et même en demeurant pauvre de biens terrestres, s'il ne recherche Dieu et meurt dans son avarice, il est à jamais perdu.

L'avare préfère l'écorce au fruit et la coque à l'œuf.
Qui possède l'or et aime biens terrestres
prend du poison qui donne mort
et boit une eau d'éternelle tristesse :
plus il boit, plus il a soif,
plus il a, plus il veut avoir.
Possède-t-il beaucoup, il n'est pas satisfait;
car il lui manque tout ce qu'il voit,
et ce qu'il a lui semble rien.
À peine quelqu'un l'aime-t-il,
car qui est avare n'en est pas digne.
Il est bien comme les griffes du diable :
ce qu'il saisit, il ne le lâche pas :
il faut qu'il garde jusqu'à la mort
tout ce qu'il a pris par ruse.
Et pourtant il le perd alors :
ensuite c'est le malheur éternel,
car l'avare ressemble à l'enfer,
qui lorsqu'il prend n'est jamais satisfait;
qu'il ait beaucoup, il n'en est pas meilleur.
Tout ce qu'il saisit, il l'enserre,
et sa gueule est toujours béante
pour recevoir les hôtes d'enfer.
Gardez-vous donc de l'avarice:
elle est la racine de tout péché et de tout mal.

CHAPITRE III

DU TROISIÈME DEGRÉ D'AMOUR

     Le troisième degré de notre échelle d'amour est la pureté de l'âme et la chasteté du corps.

     Entendez bien ce que je vais dire. Pour que votre âme soit pure, vous devez, par amour de Dieu, haïr et mépriser tout amour et affection désordonnés de vous-même, de votre père et de votre mère ainsi que de toute créature; de sorte que vous vous aimiez vous-même et toute créature pour le service de Dieu et pas autrement. Alors pourrez-vous dire la parole du Christ : « Celui qui vit selon la volonté de Dieu, est ma mère, ma sœur, mon frère (15) .» Alors aussi vous aimez votre prochain comme vous-même. Maintenez-vous donc pure. Ne vous laissez attirer ni prendre par personne, par paroles ni par actes, par dons ni par appâts, par des pratiques ni par des apparences saintes. Sous couleur de spirituel, cela devient tout à fait charnel; on n'y peut mettre sa confiance. Ne cultivez personne et ne vous laissez cultiver par qui que ce soit.

Sous apparence bonne,
cela devient mauvais
et entièrement poison.
Tenez-vous sur vos gardes
et faites comme les prudents,
sans vous laisser duper.
Êtes-vous attirée,
vous êtes déjà trompée
et l'on vous mentira.
Laissez donc tout cela,
tenez-vous sur vos gardes
et cultivez Jésus, votre Époux.
Fuyez l'hôte étranger,
demeurez avec votre Époux,
dans une attention assidue.
Tournez-vous à l'intérieur,
livrez-vous à l'ardent amour
et pratiquez toute vertu.
Jésus vous nourrira,
vous enseignera et donnera conseil,
car il est votre soutien.
Il vous conduira
par-dessus tout le créé
jusqu'au sein de son Père.
Là vous trouverez fidélité,
soulagement de toute tristesse
et de toute affliction.

     Et telle est la vie de l'âme pure.

     Ensuite il s'agit de la chasteté du corps. Vous savez que Dieu a fait l'homme d'une double nature, corps et âme, esprit et chair; et ces deux éléments sont unis dans une seule personne pour former la nature humaine, qui est engendrée et naît dans le péché. Car bien que Dieu ait créé notre âme pure et sans tache, par son union avec la chair elle devient souillée du péché originel. Ainsi sommes-nous tous enfantés en état de péché, car « tout ce qui est né de la chair est chair, et tout ce qui est né de l'Esprit de Dieu est esprit (16) . » Mais quoique l'esprit tienne à la chair par le fait de la naissance naturelle, par seconde naissance qui vient de l'Esprit de Dieu, l'esprit et la chair deviennent ennemis et luttent entre eux. Car la chair convoite contre l'esprit et contre Dieu, et l'esprit, de son côté, avec Dieu lutte contre la chair (17) .

     Si donc nous vivons selon la convoitise de la chair, nous sommes morts dans le péché; si, au contraire, par l'esprit nous triomphons des œuvres de la chair, nous vivons selon la vertu. De sorte que nous devons tout à la fois haïr et mépriser notre corps, en tant qu'ennemi mortel, qui veut nous arracher à Dieu pour nous livrer au péché, et cependant aimer aussi et estimer ce corps et notre vie sensible, en tant qu'instruments pour le service de Dieu.

     Sans notre corps, en effet, nous ne pouvons nous acquitter envers Dieu de ces œuvres extérieures, qui sont cependant pour nous un devoir, les jeûnes, les veilles, les oraisons et autres bonnes œuvres. Et c'est pourquoi nous donnons de bon cœur à notre corps les soins, le vêtement, la nourriture qu'il réclame, puisqu'il nous aide à servir Dieu et notre prochain. Mais nous devons nous observer avec soin, nous défier et nous garder de trois vices qui règnent dans ce corps: la paresse, la gourmandise et l'impureté; car ces vices ont fait tomber beaucoup d'hommes de bonne volonté en de grossiers péchés.

     Pour nous préserver de la gourmandise, il nous faut aimer et préférer la mesure et la sobriété, en retranchant toujours quelque chose, en prenant moins que nous n'aurions envie et nous contentant du strict suffisant. Pour remédier à la paresse, nous devons avoir intérieurement une sincère bienveillance et miséricorde à l'égard de tout besoin, et à l'extérieur être prompts et assidus, à la disposition de quiconque réclame notre aide, selon notre pouvoir et avec discrétion. Enfin comme sauvegarde contre l'impureté, il nous faut craindre et fuir au dehors toute conduite et manière de faire désordonnées, et intérieurement toutes rêveries et images impures, de façon à ne nous y arrêter ni fixer avec plaisir et passion. C'est ainsi que nous ne serons ni remplis d'images, ni souillés en nous-mêmes.

     Tournons-nous, au contraire, vers Notre-Seigneur Jésus-Christ afin de contempler sa passion et sa mort, et l'effusion généreuse de son sang par amour pour nous. En répétant souvent cet acte, nous imprimerons et formerons son image dans notre cœur, nos sens, notre âme, notre corps, dans tout notre être, comme un sceau imprimé et formé sur la cire. Le Christ nous introduira alors avec lui-même dans cette haute vie, où l'on est uni à Dieu et où l'âme pure adhère par amour à l'Esprit-Saint et habite en lui. C'est là que coulent les torrents de miel de la rosée céleste et de toutes les grâces, et, lorsqu'on en a goûté, on n'a plus d'attrait ni pour la chair ni pour le sang, ni pour tout ce qui est du monde.

     Tant que notre vie sensible demeure élevée par son union à l'esprit, qui nous fait cultiver Dieu, le rechercher et l'aimer, la pureté et la chasteté d'âme et de corps nous sont assurées. Mais lorsque nous devons descendre afin de pourvoir aux nécessités de la vie sensible, il nous faut garder notre bouche de la gourmandise, notre âme et notre corps de la paresse, et notre nature des tendances impures. Évitons les mauvaises compagnies, fuyons ceux qui aiment à mentir, à médire, à jurer, à blasphémer Dieu, qui sont impurs en paroles et en œuvres. Il faut les craindre et les fuir comme le démon d'enfer. Gardez aussi vos yeux et vos oreilles, afin de ne voir ni entendre ce qu'il ne vous est pas permis de faire.

     Pour cela, maintenez-vous pure : aimez à être seule; craignez de vous répandre; fréquentez votre église et que vos mains s'emploient aux bonnes œuvres. Haïssez l'oisiveté, fuyez un bien-être désordonné et ne vous attachez pas à vous-même. Aimez ce qui est vie et vérité, et, même si vous vous croyez pure, fuyez néanmoins l'occasion du péché. Aimez la pénitence et le travail.

     Regardez saint Jean-Baptiste : il était saint avant de naître; et pourtant, dès ses plus jeunes ans il quitta père et mère, honneurs et richesses du monde; et afin de fuir toute occasion de péché, il s'en alla dans le désert. Il était innocent et sa pureté l'égalait aux anges. Il vivait de vérité et il l'enseignait aux autres. Il fut enfin mis à mort pour la justice, et sa sainteté fut louée au-dessus de toute autre. Regardez encore les anciens Pères qui vivaient dans les déserts d'Égypte. Ils avaient quitté le monde et ils crucifiaient leur chair et toute tendance de nature, combattant le péché par la pénitence, le jeûne, la faim, la soif et la privation de tout ce dont ils pouvaient se passer.

     Voyez maintenant la sentence qui fut portée par le Christ contre l'homme riche qui était vêtu de pourpre et de fin lin, qui mangeait et buvait tous les jours au sein des délices et du luxe, et qui ne donnait rien à personne. Il meurt et il est enseveli par les démons dans l'enfer. Là, il souffre et brûle dans les flammes infernales, et il désire une goutte d'eau pour rafraîchir sa langue, sans pouvoir l'obtenir. Le pauvre Lazare, au contraire, qui gisait à sa porte affamé et altéré, et tout couvert de plaies, souhaitait les miettes et les restes qui tombaient de sa table, et personne ne les lui donnait. Il meurt à son tour et il est porté par les anges dans le sein d'Abraham.

Là, il n'y a que délices sans douleur,
vie éternelle sans mort.

CHAPITRE IV

DU QUATRIÈME DEGRÉ D'AMOUR

     Le quatrième degré de notre échelle céleste est l'humilité vraie, c'est-à-dire la conscience intime de notre propre bassesse. Par elle, nous vivons avec Dieu et Dieu vit avec nous dans une paix véritable, et en elle se trouve le fonds vivant de toute sainteté. On peut la comparer à une source d'où jaillissent quatre fleuves de vertus et de vie éternelle. Le premier est l'obéissance, le second la douceur, le troisième la patience, le quatrième l'abandon de la volonté propre.

     Le premier fleuve, qui jaillit d'un sol vraiment humble, c'est l'obéissance, par laquelle nous nous humilions et méprisons devant Dieu, nous soumettant à ses commandements et nous plaçant au-dessous de toute créature. Elle nous fait prendre par choix la dernière place au ciel et sur la terre, et nous empêche de nous comparer à personne en vertus ou en sainte vie, notre unique désir consistant à n'être qu'un escabeau sous les pieds de la majesté divine. C'est alors que l'oreille devient humblement attentive, afin d'entendre les paroles de vérité et de vie qui viennent de la Sagesse de Dieu, et que les mains sont toujours prêtes à accomplir sa très chère volonté.

     Or, cette volonté divine nous porte à mépriser la sagesse du monde et à suivre le Christ, la Sagesse de Dieu, qui s'est fait pauvre pour nous rendre riches, qui est devenu serviteur pour nous faire régner, qui est mort enfin pour nous donner la vie. Et c'est lui encore qui nous enseigne la vraie vie, lorsqu'il dit «Celui qui veut venir après moi, qu'il se renonce lui-même, qu'il prenne sa croix et qu'il me suive (18) . » « et là où je suis, là aussi sera mon serviteur (19) . » Puis afin que nous sachions comment le suivre et le servir, il nous dit : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur (20) . »

     La douceur est, en effet, le second fleuve de vertus qui jaillit du sol de l'humilité. Bienheureux celui qui est doux, parce qu'il possède la terre (21) , c'est-à-dire son âme et son corps, en paix. Car sur l'homme doux et humble repose l'Esprit du Seigneur; et lorsque notre esprit est ainsi élevé et uni à l'Esprit de Dieu, nous portons le joug du Christ, qui est suave et doux, et nous sommes chargés de son fardeau léger (22) . Son amour ne connaît pas de labeur. Plus nous aimons, plus légère est notre charge; car nous portons l'amour et il nous porte au-dessus de tous les cieux vers celui que nous aimons. Celui qui aime, en effet, court là où il veut et il se donne : tous les cieux lui sont ouverts, il a son âme dans ses mains et il la remet toujours au gré de sa volonté. Il a trouvé en lui-même le trésor de son âme, le Christ, son cher bien-aimé.

     Si donc le Christ vit en vous et vous en lui, vous devez l'imiter dans votre vie, dans vos paroles, dans vos œuvres et vos souffrances. Soyez douce et clémente, miséricordieuse et généreuse, indulgente pour quiconque réclame vos secours. N'ayez ni haine, ni envie; ne méprisez ni n'affligez personne par des paroles dures, mais pardonnez tout; ne raillez point et ne montrez de dédain ni en paroles ni en actes, ni par signes ou attitude quelconque. Ne témoignez ni rudesse ni âpreté, mais soyez de mœurs graves avec un extérieur joyeux. Écoutez et apprenez volontiers de tous ce que vous devez savoir. Ne vous méfiez de personne et gardez-vous de juger ce qui vous est caché. Ne disputez avec qui que ce soit, afin de montrer que vous êtes plus sage. Soyez douce comme un agneau qui ne sait s'irriter, même lorsqu'il doit mourir.

Ainsi donc laissez-vous faire,
et soyez toujours silencieuse,
quoi qu'homme vous fasse.

     De cette douceur intime jaillit un troisième fleuve, qui consiste à vivre en toute patience. Être patient, c'est souffrir de bon cœur, sans répugnance. La tribulation et la souffrance sont les messagères du Seigneur, et par elles il nous rend visite. Si nous recevons ces envoyés d'un cœur joyeux, alors il vient lui-même, car il a dit par son Prophète «Je suis avec lui dans la tribulation : je le délivrerai et le glorifierai (23) . »

     La souffrance portée patiemment, tel est le vêtement nuptial qu'avait le Christ, lorsqu'il prit pour épouse la sainte Église à l'autel de la sainte croix. Il en a revêtu ensuite toute sa famille, c'est-à-dire ceux qui l'ont suivi dès le commencement. Ceux-ci ont vu, en effet, que le Christ, la Sagesse de Dieu, avait fait choix d'une vie humble, méprisée et pénible, et c'est le fondement qu'ils ont donné à tous les ordres et à tous les états de religion.

     Mais aujourd'hui, ceux qui vivent dans ces ordres méprisent la vie du Christ et son vêtement nuptial; car, autant qu'ils le peuvent, ils prennent les vêtements du monde, non pas tous, mais la plupart. L'orgueil, en effet, la jouissance, la paresse et toutes les autres malices règnent maintenant dans les ordres religieux comme dans le monde, dans ce monde, dis-je, qui vit en péché mortel.

     Rougissez donc, vous qui avez quitté Dieu et oublié votre règle et tous vos vœux. Vous vivez comme des bêtes et vous servez le diable, qui vous donnera un salaire semblable à celui qu'il reçoit pour ses péchés. Le disciple ne vaut pas mieux que le maître
(24) ; le diable reconnaîtra bien les siens. Ils habiteront avec lui dans le feu infernal, où il y aura pleurs et grincements de dents, misère éternelle, sans fin (25) .

Pour vous, soyez douce et patiente,
car vous le devez
à la Passion de Notre-Seigneur.
Voulez-vous monter,
il vous faut souffrir
la vérité vous l'enseignera.

     Le quatrième et dernier fleuve de vie humble est l'abandon de la volonté propre et de toute recherche personnelle. Ce fleuve prend sa source dans la souffrance endurée patiemment. L'homme humble, touché intérieurement par l'Esprit de Dieu, consommé et tout transporté en lui, renonce alors à sa propre volonté et s'abandonne spontanément entre les mains de Dieu. Il devient ainsi une seule volonté et une seule liberté avec la volonté divine, de sorte qu'il ne lui est plus possible ni loisible de vouloir autre chose que ce que Dieu veut. Et c'est là le fond même de l'humilité.

     Lorsque, sous l'action de la grâce de Dieu, nous nous renonçons nous-mêmes et abandonnons notre propre volonté pour la très chère volonté de Dieu, alors cette volonté devient nôtre; la volonté de Dieu, qui est libre et liberté même, nous enlève l'esprit de crainte et nous rend libres, dégagés et vides de nous-mêmes, ainsi que de toute crainte qui nous accablerait pour le temps ou l'éternité.

     Dieu nous donne alors l'Esprit des élus qui nous fait crier avec le Fils : « Abba », c'est-à-dire « Père » (26) . Et l'Esprit du Fils rend témoignage à notre propre esprit que nous sommes fils de Dieu et, avec le Fils, héritiers dans le royaume de son Père. Là, nous nous voyons élevés à une sublime hauteur, en même temps que plus humbles en nous-mêmes, remplis de grâces et de dons dans l'union avec Dieu. C'est alors la liberté la plus haute et l'humilité la plus profonde unies dans une même personne, et les actes qui naissent de là sont inconnus de ceux qui ne possèdent pas ces vertus.

     L'homme vraiment humble est un vase élu de Dieu, rempli et débordant de tous dons et de tous biens. Quiconque vient à lui avec confiance reçoit ce qu'il souhaite et ce dont il a besoin. Mais gardez-vous des hypocrites et de ceux qui se figurent être quelque chose, qui croient vraiment être quelque chose. Ils ressemblent à une outre qui n'est remplie que de vent : lorsqu'on la serre et qu'on la presse, elle rend un son qui n'a rien de gracieux pour l'oreille. Ainsi fait l'orgueilleux hypocrite qui croit être saint. Qu'on le presse et qu'on le serre, il ne peut le supporter et il éclate. Il ne veut être ni repris ni enseigné. Il est mauvais, âpre et hautain. Dans son estime, il n'est au-dessous de personne, mais se met au-dessus de tous ceux qui l'approchent. À ces marques vous pouvez voir et reconnaître que ceux-là sont hypocrites et faux en eux-mêmes et qu'ils n'ont point encore dépouillé leur propre volonté.

     Soyez donc humble, obéissante, douce, dégagée de volonté propre, et ainsi vous gagnerez au jeu d'amour. Remarquez cependant avec soin ce qui vous manque encore. Même après que vous avez triomphé avec la grâce de Dieu de tout péché, par la vertu qui est en vous, la nature et les sens demeurent néanmoins vivants avec leur propension aux péchés et aux vices. Contre eux donc il vous faut lutter et combattre aussi longtemps que le corps demeure mortel et non glorieux.

CHAPITRE V

DU CINQUIÈME DEGRÉ D'AMOUR

     Vient ensuite le cinquième degré de notre échelle spirituelle d'amour. Il s'appelle la noblesse de toute vertu et de toutes bonnes œuvres, et consiste à désirer l'honneur de Dieu par-dessus toutes chose (27) . C'est 1à ce qu'ont tout d'abord pratiqué les anges du ciel, et ce fut aussi le premier hommage rendu par l'âme du Christ, dès le sein de sa mère. Si donc nous voulons nous-mêmes plaire à Dieu, c'est aussi la première offrande à lui faire, car là se trouvent le fondement et l'origine de toute sainteté si elle manque, il n'y a plus rien de bon. Désirer l'honneur de Dieu, le poursuivre et 1'aimer, c'est toute la vie éternelle, et en même temps ce que Dieu réclame de nous comme première et plus haute offrande.

     Celui qui, au contraire, se complaît en lui-même, qui recherche et poursuit sa propre gloire, ne peut pas plaire à Dieu. Lorsqu'il nous gratifie de ses dons, Dieu se complaît en lui-même, car il exerce sa propre bonté. Mais lorsque nous répondons à ses dons en pratiquant la vertu pour lui rendre honneur, c'est alors que nous lui plaisons, parce que nous entrons dans ses vues. Quelque conduite d'ailleurs que nous tenions, à quelque hauteur de vie et de bonnes œuvres que nous paraissions être, si nous nous recherchons nous-mêmes et non la gloire de Dieu, nous sommes dans l'erreur, car la charité nous fait défaut; tandis que si nous recherchons et désirons humblement la gloire de Dieu, de toute notre âme, de tout notre être et de toutes nos forces, nous avons la charité qui est racine et fondement de toute vertu et de toute sainteté. Mais celui qui n'a pas le souci de la gloire de Dieu et poursuit la sienne propre est possédé d'orgueil, qui est racine de tout péché et de toute malice.

     Lorsque l'Esprit du Seigneur touche le cœur humble, il répand en lui sa grâce et il réclame en retour qu'il lui ressemble en vertus, et au-dessus de toute vertu, qu'il soit un avec lui par amour (28) . De cette exigence, l'âme vivante et le cœur aimant se réjouissent, mais ils ne savent comment y satisfaire et comment payer la dette qui leur est montrée et réclamée par l'amour.

     L'âme aimante comprend bien cependant que l'honneur et la révérence envers Dieu constituent la vertu la plus noble, en même temps que le plus court chemin pour aller vers lui. Aussi préfère-t-elle à toutes bonnes œuvres et à toutes vertus un exercice constant et sans fin d'honneur et de révérence envers la majesté divine. C'est là une vie céleste qui plaît à Dieu; et cette exigence de sa part, aussi bien que la réponse donnée par 1'âme vivante, soulève toutes les puissances, le cœur, le sentiment et tout ce qui vit en l'homme; en même temps que s'exaltent toutes les forces vitales, les veines se gonflent et le sang bouillonne sous ce désir véhément de procurer la gloire de Dieu.

     La foi chrétienne nous révèle que Dieu, notre Père tout-puissant, a créé et établi le ciel, la terre et tout ce qu'ils renferment pour sa gloire; que par son Fils, sa Sagesse éternelle, il nous a créés, puis recréés; qu'il gouverne et ordonne toutes choses en vue de sa même gloire; qu'enfin par le Saint-Esprit, volonté et amour du Père et du Fils, tout est achevé et consommé pour la gloire éternelle de Dieu. Ainsi, Trinité de personnes dans l'Unité de nature, et Unité de nature dans la Trinité des personnes, c'est un seul Dieu tout-puissant, à qui nous devons honneur et adoration de tout notre pouvoir.

     Le même honneur et la même adoration sont dus à Notre-Seigneur Jésus-Christ, Dieu et homme en une seule personne. Car son humanité, qui ne forme qu'un avec la nôtre, a été, plus que toute créature, honorée, bénie, élevée par Dieu, qui se l'est unie. Et par le fait de cette union si haute avec Dieu, 1'âme et le corps du Christ sont remplis de tous dons et de toutes grâces, et en sont la plénitude même. C'est de cette plénitude que reçoivent tous ses disciples, qui marchent à sa suite, grâces et secours multiples et tout ce qui leur est nécessaire pour une sainte vie. En retour, cette noble humanité de Notre-Seigneur, avec la grande famille qui lui est unie, rend au Père honneur, actions de grâces, louange, révérence éternelle, selon tout le pouvoir que possèdent le Christ et tous ceux qui sont à lui.

     Ainsi donc, Dieu le Père honore son Fils et avec lui tous ceux qui marchent à sa suite et lui sont unis. Car qui honore Dieu reçoit de lui honneur. Honorer et être honoré, c'est là l'exercice de l'amour. Non pas que Dieu ait besoin des hommages que nous lui rendons, car il est à lui-même son propre honneur, sa propre gloire et sa propre félicité infinie. Mais il veut que nous l'honorions et l'aimions, afin qu'unis à lui nous possédions la béatitude.

     Voyons maintenant de quelle manière nous pouvons honorer Dieu et le louer. Lorsqu'il se montre aux yeux de notre intelligence, en l'éclairant de sa lumière, il nous donne le pouvoir de le connaître à travers des similitudes, comme dans un miroir, où nous voyons des formes, des images, des ressemblances de Dieu. Mais la substance même qui est Dieu, nous ne pouvons la voir autrement que par lui-même, et ceci est au-dessus de nous et dépasse tout exercice de vertus.

     Nous devons donc aimer à regarder Dieu et à le chercher dans les images, les formes, les ressemblances divines, afin d'être élevés par lui au-dessus de nous-mêmes jusqu'à l'unité avec lui qui dépasse toute ressemblance (29) . Pour le moment, comme dans un miroir, au moyen des images et des ressemblances, nous voyons déjà que Dieu est grandeur, hauteur, puissance, force, sagesse et vérité, justice et clémence, richesse et largesse, bonté et miséricorde, fidélité et amour sans fond, vie, récompense, joie sans fin et félicité éternelle.

     Il y a beaucoup d'autres noms encore, plus que nous n'en pouvons comprendre ou énumérer. La raison et l'intelligence en conçoivent un grand étonnement, et notre amour plein de désirs souhaite de louer et d'honorer Dieu comme il en est digne.

CHAPITRE VI

DE TROIS MANIÈRES D'HONORER DIEU

     Le désir enflammé dont nous venons de parler invite l'Esprit du Seigneur à nous enseigner trois modes d'exercice qui nous rendent capables de procurer à Dieu tout l'honneur en notre pouvoir. Le premier nous unit à Dieu sans intermédiaire. Le second nous unit à sa volonté par le moyen de la grâce et de nos bonnes œuvres. Le troisième, enfin, nous tient unis à Dieu et nous fait croître et progresser en grâce, en vertu et en toute forme de sainteté.

     Dans le premier mode d'exercice, il y a trois procédés d'union à Dieu, qui consistent à l'adorer, à l'honorer et à 1'aimer. Le second en compte aussi trois, qui sont de désirer, de prier et de réclamer. Le troisième, enfin, a encore trois procédés, qui sont de rendre grâces à Dieu, de le louer et de le bénir.

     Et tout d'abord adorer Dieu, c'est par la foi chrétienne le fixer au-dessus de la raison, en esprit, avec une grande révérence, comme puissance éternelle, Créateur et Seigneur du ciel et de la terre et de tout ce qui est au monde. Honorer Dieu, c'est s'abandonner et s'oublier soi-même ainsi que toute créature afin de le poursuivre sans cesse sans plus regarder en arrière, avec une vénération éternelle. Le troisième procédé enfin consiste à posséder Dieu seul, à le rechercher et à 1'aimer, non par intérêt personnel, pour notre gloire ou notre salut, ni pour aucune chose qu'il puisse nous donner; mais à 1'aimer seulement pour lui-même et pour sa propre gloire. Telle est la charité parfaite qui nous unit à Dieu et par laquelle nous habitons en lui et lui en nous.

CHAPITRE VII

DU DEUXIÈME MODE D'EXERCICE

     De la charité, telle qu'elle vient d'être décrite, naît le second mode d'exercice spirituel, qui comprend aussi trois procédés. Ils consistent à désirer, à prier et à réclamer: désirer dans le cœur, prier de bouche et réclamer d'esprit.

     Nous devons d'abord désirer, avec une dévotion fervente, la grâce et l'aide de Dieu, pour son honneur et à cause du besoin que nous en avons pour le servir. Ce désir fera brûler notre âme d'accomplir avec amour et entrain la très chère volonté de Dieu, selon tout notre pouvoir. Puis il fera naître un autre genre d'exercice qui consiste à prier tout ensemble de cœur et de bouche. Nous devons, en effet, supplier notre Père céleste, source de toute grâce excellente et de tout don parfait, qu'il nous communique l'esprit de la crainte filiale, par lequel nous serons remplis de révérence envers lui et du souci de ne point l'irriter par nos péchés. Nous lui demanderons l'esprit de piété, qui nous fera, en son nom et par vertu, être doux, cléments, humbles et miséricordieux envers quiconque s'adresse à nous; mais aussi l'esprit de science, qui nous permettra d'agir devant lui et aux yeux de tous les hommes avec honnêteté de mœurs, en toute sincérité de paroles et d'œuvres, pour ce qui est à faire ou à omettre. De même pourrons-nous supporter la souffrance et régler toute chose en notre vie, de façon à ce que nul ne soit scandalisé à cause de nous, mais, au contraire, que chacun devienne meilleur en toute manière.

     Nous prierons encore notre Père céleste, afin qu'il nous donne l'esprit de force, qui nous rendra capables de vaincre tout ennemi, le démon, le monde et notre propre chair : car c'est 1à le moyen de vivre en paix avec Dieu. Nous prierons le Père des lumières et de toute vérité de nous donner l'esprit de conseil, afin que nous puissions aller à la suite du Christ par-dessus tous les cieux, et mépriser le monde avec tout ce qui lui appartient. Ainsi serons-nous de vrais disciples de Notre-Seigneur Jésus-Christ et ses imitateurs. Nous désirerons aussi et prierons que Dieu nous donne l'esprit d'intelligence vraie, afin que notre raison devienne claire et que nous puissions comprendre toute vérité nécessaire au ciel et sur la terre.

     Enfin, nous demanderons à notre Père tout-puissant et à Jésus-Christ, son Fils éternellement aimé, de nous donner l'esprit de sagesse, qui nous inspirera le dégoût et le mépris de tout ce qui passe. C'est alors aussi que nous serons capables de voir, de goûter et de sentir la douceur de Dieu, qui est un abîme sans fond. Et en toute confiance nous appellerons en nous l'Esprit-Saint, le Seigneur de toute grâce et de toute gloire, de qui viennent tout don et toute sainteté au ciel et sur la terre.

     Tel est le second mode d'exercice, par lequel souhaits, prières et supplications vont vers notre Père céleste, afin qu'il nous rende semblables à lui et nous fasse suivre son Fils, pour posséder avec eux la gloire qui leur appartient dans l'unité du Saint-Esprit, éternellement et sans fin.

CHAPITRE VIII

DU TROISIÈME MODE D'EXERCICE

     Il est un troisième mode d'exercice qui nous consomme en vertu et nous donne tout l'ornement d'une sainte vie. On s'y exerce en trois manières, qui consistent à remercier Dieu, à le louer et à le bénir.

     En effet, nous devons remercier Dieu, le louer et le bénir, d'abord de ce qu'il a créé le ciel et la terre et tout ce qu'ils renferment, pour sa gloire et pour notre bien, de ce qu'il nous a faits à son image et à sa ressemblance et nous a rendus maîtres de tout ce qui est dans le monde.

     Puis, lorsque notre premier père selon la nature fut, par sa désobéissance, tombé dans le péché, nous entraînant tous avec lui, notre Père éternel et tout-puissant voulut, par sa grâce, effacer nos péchés, et il nous donna son propre Fils, qui a porté notre fardeau, nous a enseigné la voie de la vérité et nous l'a montrée dans sa propre vie, se mettant humblement à notre service et obéissant jusqu'à la mort, afin de nous faire vivre avec lui dans sa gloire éternellement et sans fin. C'est donc toute justice de remercier, de louer et de bénir notre Père céleste et son Fils glorieux ainsi que leur commun Esprit d'avoir opéré cette grande merveille par amour pour nous.

     Nous devons encore remercier, louer et bénir notre cher Seigneur Jésus-Christ, qui est un avec le Père, de nous avoir donné et livré sa chair, son sang et sa glorieuse vie dans le saint Sacrement. Là se trouvent, en effet, l'aliment, le breuvage, la vie éternelle et tout ce que nous pouvons désirer, en plus grande abondance que nous ne pouvions le souhaiter. En retour, nous devons offrir à notre Père son Fils blessé, martyrisé et mort par amour pour nous: et cela en union avec tous les sacrifices qui furent jamais offerts en son nom par de bons prêtres, faisant en même temps hommage à la Majesté divine de toutes les œuvres accomplies à son service par la sainte chrétienté et tous les bons depuis le premier jusqu'au dernier.

     Nous remercierons de nouveau et louerons Notre-Seigneur Jésus-Christ de la grandeur de Marie, sa chère mère, qu'il a choisie comme telle du milieu du monde entier. Il a daigné, en effet, permettre qu'elle le conçût du Saint-Esprit, qu'elle le portât et l'engendrât sans tache ni douleur, mère et vierge tout ensemble, qu'elle l'allaitât enfin de son chaste sein. Les anges chantaient: Gloire aux cieux! et lui, dans sa crèche, pleurait devant sa mère. Celle-ci l'adorait et le regardait comme son Dieu et son Fils. Elle le servait en grand respect, et lui en retour la traitait comme un tendre enfant sa chère mère. Elle pouvait le prier et aussi lui commander comme à son Fils. Jamais on ne vit si grande merveille.

     Quant à la grandeur de Marie en vertus et en sainte vie, nul ne peut la décrire ni la rendre. D'humilité profonde, de haute pureté, d'une charité large et abondante, elle est pleine de miséricorde pour tous les pécheurs qui la supplient. Elle est la mère de toutes grâces et de toutes faveurs, notre avocate et notre médiatrice auprès de son Fils. Il ne peut rien lui refuser de ce qu'elle désire, parce qu'elle est sa mère et qu'elle siège à sa droite; avec lui, elle porte la couronne, comme une reine, elle est souveraine du ciel et de la terre, la plus haute de toutes les créatures et la plus proche de lui. C'est pourquoi nous devons le remercier et le louer du grand honneur qu'il a fait à sa mère et à nous tous dans la nature humaine; car l'ingratitude fait tarir la source des grâces de Dieu.

     Remercier, louer et bénir Dieu, c'est la première œuvre qu'aient exercée les créatures, et il en sera éternellement ainsi. Elle prit naissance dans les cieux, alors que, l'archange saint Michel luttant avec ses anges contre Lucifer et les siens à qui garderait le ciel, Lucifer fut vaincu avec toute son armée et tomba des hauteurs comme un éclair et une flamme brûlante: car qui s'élève sera abaissé. Alors tous les chœurs et tous les ordres, toutes les dominations puissantes du ciel furent en joie, et l'ange le plus élevé parmi les Séraphins entonna la louange éternelle de Dieu, que chanta à sa suite tout le chœur céleste. Et tous rendaient grâces à Dieu de la victoire, et maintenant ils l'adorent et le louent parce qu'il est leur Dieu, ils 1'aiment et jouissent de lui éternellement pour sa gloire.

CHAPITRE IX

CE QUE FONT POUR NOUS LES HIÉRARCHIES SUPÉRIEURES

     Les esprits de la hiérarchie la plus élevée, qui sont les Trônes, les Chérubins et les Séraphins, ne nous accompagnent pas dans la lutte engagée par nous pour vaincre nos péchés. Avec nous seulement ils vivent dans cet état où, au-dessus de la lutte, nous sommes élevés vers Dieu en toute paix, contemplation et amour éternel.

     Les trois ordres de la hiérarchie moyenne sont les Principautés, les Puissances et les Dominations. Ils nous sont donnés pour combattre avec nous contre le démon, contre le monde et tous les vices, contre tout ce qui, enfin, constitue un obstacle dans le service de Notre-Seigneur. Ils nous ordonnent et nous gouvernent, et ils nous aident à mener jusqu'au bout une vie intime ornée de toutes les vertus.

     En effet, lorsque par la grâce de Dieu et le secours des anges, nous sommes vainqueurs du monde et de tout ce qui lui appartient, nous devenons rois et princes pour dominer ce monde, et le royaume des cieux est à nous. C'est alors que le quatrième chœur des anges, qu'on nomme les Principautés, nous prête ses services pour l'honneur de Dieu.

     De plus, lorsque nous nous abaissons nous-mêmes, nous méprisant et humiliant, de cœur et du profond de l'âme, au-dessous de toutes les créatures, pour l'honneur de Dieu, nous sommes vainqueurs du démon et de tout son pouvoir. Le cinquième chœur des anges, qui s'appelle Puissances, nous accompagne et nous prête son concours dans la pratique de notre vie intime, afin de nous assurer la victoire, pour la gloire de Dieu.

     Mais voici quelque chose de plus: c'est lorsqu'un homme se méprise lui-même et s'humilie au-dessous de tous les bons, ne s'estimant digne de se comparer à aucun en vertu, ne jugeant d'ailleurs personne et ne condamnant que lui seul. Tout ce qu'il peut faire de vertueux lui paraît de peu de valeur et comme rien, car le sentiment de la justice de Dieu et celui de sa propre bassesse ne le laissent pas s'y reposer. Nuit et jour il entend dans son cœur « Tu loueras Dieu et le serviras. » Cette voix lui ronge le cœur dans le sein et la moelle des os. La faim et l'ardeur de servir Dieu sont si grandes que tout ce qu'il peut faire de bon est consumé en un instant et ne lui donne aucun repos. Aussi il s'indigne et s'irrite contre lui-même, se sentant impuissant à faire autant de bien qu'il voudrait. Il n'a plus de complaisance naturelle ni pour soi ni pour aucune créature : cela est mort en lui et disparu. Mais il ne sait et ne sent plus qu'une seule chose : louer Dieu et le servir. Et voyant qu'il n'y peut atteindre à son gré, il se hait lui-même et se méprise, car l'Esprit du Seigneur impose sans cesse à ses désirs une nouvelle tâche de service et de louange, et plus qu'il n'en peut faire. Quoi qu'il donne, il doit toujours davantage et c'est la cause pour lui de désirs sans repos.

     Lors donc que cet homme humble voit bien et comprend qu'il ne peut accomplir ce que Dieu réclame de lui, il tombe aux pieds du Seigneur en disant: « Seigneur, je ne puis m'acquitter envers vous, je m'abandonne moi-même et me livre entre vos mains; faites de moi tout ce que vous voudrez. » À cet humble abandon, Notre-Seigneur répond : « Ton abandon et ta confiance me sont agréables: je te donne mon esprit de liberté et de vérité, afin que tu ne mettes ta complaisance qu'en moi, au-dessus de toutes bonnes œuvres et actions vertueuses. »

     Voyez : cette complaisance mutuelle qui existe entre Dieu et l'homme vraiment libre et humble, c'est la racine de la charité et de toute sainteté dans la vie intérieure. L'homme qui s'y exerce ne peut être tenté d'aucun péché, car tous les ennemis fuient devant lui comme le serpent devant la vigne en fleurs (30) . Cette même complaisance mutuelle est encore l'œuvre la plus élevée et la plus noble qu'il y ait dans la vie intime. Toutes vertus et toutes bonnes œuvres s'y achèvent et s'y ordonnent; car Dieu répand alors sa grâce et l'homme intérieur offre en retour à Dieu toutes ses œuvres.

     Ainsi s'accroissent et se renouvellent sans cesse la grâce et les bonnes œuvres; car Dieu parle à l'intime de l'homme et lui dit: «Je te donne ma grâce, donne-moi tes œuvres. » Puis, s'adressant encore à la bonne volonté et à la liberté des désirs, il ajoute: « Donne-toi à moi, je me donne à toi. Veux-tu être mien? Moi je veux être tien. » Ce sont là invitations et réponses qui sont dites à l'intérieur, dans l'esprit, et non pas extérieurement par des paroles.

     L'âme aimante répond alors: « Seigneur, vous vivez en moi avec vos grâces, et je me complais en vous par-dessus toutes choses. Je dois vous aimer, vous remercier et vous louer, et je ne puis m'en abstenir, car c'est pour moi la vie éternelle.

Vous êtes ma nourriture et mon breuvage:
plus je mange et plus j'ai faim,
plus je bois et plus j'ai soif
plus je possède et plus je désire.
Vous m'êtes plus doux au goût que le rayon de miel,
au-dessus de toute douceur qui se puisse mesurer.
Toujours demeurent en moi la faim et le désir,
car je ne puis vous épuiser.
Est-ce vous qui me dévorez, ou moi qui vous dévore? je ne sais;
car au fond de mon âme je ressens l'un et l'autre.
Vous exigez de moi que je sois un avec vous,
et cela me donne grande peine;
car je ne veux pas abandonner mes pratiques
pour m'endormir dans vos bras.
je ne puis que vous remercier, vous louer et vous rendre honneur,
car c'est pour moi la vie éternelle.
Je trouve en moi-même une certaine impatience,
et je ne sais ce que c'est.
Si je pouvais obtenir l'unité avec Dieu
et demeurer néanmoins dans mes œuvres,
alors je cesserais toutes mes plaintes.
Que Dieu, qui connaît tout besoin,
fasse de moi ce qu'il voudra!
Je me remets entièrement à son pouvoir,
et ainsi demeurerai-je intrépide en toute souffrance. »

     À cela l'Esprit du Seigneur répond dans l'intime de l'âme, sans paroles extérieures, mais au plus profond du sens : « Chère bien-aimée, je suis tien et tu es mienne; je me donne à toi par-dessus tous mes dons, et, en retour, je te réclame et je t'attire en moi au-dessus de toutes tes bonnes œuvres. »

     Lorsque, dans son intime, l'âme suit l'attraction divine, de façon à se donner librement à l'Esprit de Notre-Seigneur, elle sent alors un amour immense dans lequel elle est comme enveloppée de toutes parts. Et ainsi élevée au-dessus d'elle-même et de tous dons jusque dans l'Esprit du Seigneur, elle goûte un bonheur infini qu'elle ne peut comprendre et où elle s'écoule tout entière. Elle est embrassée et prise totalement entre l'amour immense et le bonheur sans fin, sous le regard de l'Amour même.

     Mais l'heure est courte, car l'amour ne peut rester oisif. Il crie à haute voix dans l'intime de l'âme « Remerciez, louez, honorez votre Dieu : c'est le conseil de l'amour et son commandement.»

     Voilà ce qui peut être de plus noble et de plus élevé comme exercice de vie intérieure et c'est ce qu'il y a de plus proche de la vie contemplative. On y ressemble aux anges du sixième chœur, qui s'appellent les Dominations, parce qu'ils dominent les cinq chœurs ou ordres qui sont au-dessous d'eux. C'est de même façon, en effet, que le mode d'exercice dont nous parlons est élevé au-dessus de tous ceux qui se peuvent pratiquer dans la vie intérieure.

CHAPITRE X

DE DEUX VOIES QUE LE CHRIST NOUS A ENSEIGNÉES

     Le Christ, Fils du Dieu vivant, nous a enseigné et a pratiqué dans sa vie deux voies qui peuvent nous conduire à la vie éternelle, si nous voulons aller à sa suite. La première voie est celle des commandements, la seconde celle des conseils.

     Le Seigneur dit, en effet: « Si vous voulez être parfaits et devenir mes disciples, quittez tout ce qui vous est cher, père et mère, frère et sœur, femme et enfants, maison et terre, et tout ce qui au monde vous serait une gêne et un obstacle dans votre tendance intime vers Dieu: quittez tout cela et méprisez-le, si vous voulez me ressembler (31) . Car je vous envoie comme m'a envoyé mon Père (32) , et je n'ai pas eu où reposer ma tête. (33) »

     Ainsi vous ne pouvez garder en ce monde aucune attache ni aucune affection; mais vous devez tout abandonner si vous voulez croître dans la vie intime. Si vous en êtes capable, vous devenez alors disciple du Christ et pauvre en esprit; vous régnez et dominez sur le monde entier, dont vous êtes vainqueur. Et bien que vous n'ayez rien en propre, vous possédez cependant toutes choses en Dieu qui vous a donné la puissance de vaincre.

     Le Christ dit de plus: « Celui qui a quitté tout ce qui pouvait lui être cher, qu'il me suive (34) . », c'est-à-dire qu'il rende honneur à Dieu et qu'il ne se complaise pas en lui-même. C'est ce que faisait, en effet, le Christ, lorsqu'il disait : «Je cherche l'honneur de mon Père qui m'a envoyé: si je poursuis le mien propre, il n'est rien (35) .» De la sorte, l'homme ressemble au Fils de Dieu, de qui il a reçu cette sagesse qui rend humble.

     Enfin, le Christ dit encore : « Qui veut venir après moi, qu'il prenne sa croix et qu'il me suive (36) . » De cela il a donné lui-même l'exemple, se renonçant jusqu'à livrer son corps à la mort entre les mains de ses ennemis et remettant son esprit à la volonté de son Père. Et lorsqu'il eut donné tout ce qu'il était et tout ce dont il était capable, il s'écria à haute voix: «Tout est consommé (37) . » Et inclinant la tête, il rendit l'âme.

     Si donc nous voulons, à notre tour, être parfaits dans la charité et dans la vie intime, il faut nous abandonner entièrement nous-mêmes à la très chère volonté de Dieu. Nous devons aussi être disposés et prêts à mourir pour l'honneur de Dieu et aussi pour notre prochain, si nous pouvions de la sorte lui assurer la vie éternelle. C'est alors que notre charité est parfaite envers Dieu et envers le prochain; et ceci nous fait ressembler au Saint-Esprit, qui opère toutes les œuvres de l'amour et qui les consommera dans la vie éternelle.

     La pratique sincère devant Dieu de ces trois renoncements constitue le conseil de Notre-Seigneur et une voie cachée pour aller vers Dieu, que peu d'hommes rencontrent  (38) . Car la pauvreté seulement extérieure, sans la pratique intérieure et les autres vertus, ne suffit pas pour la trouver. Au contraire, la richesse, dont on use sagement et que l'on distribue libéralement aux pauvres pour l'honneur de Dieu, trouve cette voie qui demeure cachée à la pauvreté feinte ou non volontaire.

     Mais il est aussi une voie commune pour aller vers Dieu: c'est celle des commandements du Seigneur. Le Christ dit, en effet: «Si vous voulez être sauvé, observez les commandements   (38') . » Et il dit encore: « Si vous observez mes commandements, vous demeurerez dans mon amour, de même que j'ai observé les commandements de mon Père et que je demeure dans son amour (39) . » Car aimer c'est le premier et le plus grand des commandements, et personne ne peut aimer s'il ne vit dans la foi chrétienne.

     À celui qui croit, tout est possible, mais l'incroyant est un charbon d'enfer. Si vous voulez garder les commandements de Dieu, vous devez croire, mettre en lui votre confiance et vous purifier de tout péché, selon la loi chrétienne et les préceptes de la sainte Église. Il vous faut encore obéir volontiers à Dieu et à vos supérieurs, conformément aux usages et bonnes pratiques qui s'accomplissent d'ordinaire dans la sainte Église : tout cela selon votre pouvoir et avec une sage discrétion, d'après la conduite ordinaire des hommes prudents et les usages du pays que vous habitez.

     Vous devez connaître les dix commandements et régler d'après eux votre vie. Vous devez craindre et fuir les sept péchés capitaux, afin de ne pas irriter Dieu et mériter les peines éternelles. Jeûnez et observez les fêtes; soyez zélé et empressé à toutes bonnes œuvres, selon votre pouvoir. Soyez fidèle à Dieu et à vous-même en toute chose bonne, comme un bon serviteur envers son maître, en attendant qu'il vous ramène à lui. Voilà une vie conforme aux commandements, auxquels nous sommes tous tenus.

     Aussi les anges de Dieu qui appartiennent au dernier chœur nous assistent-ils tous les jours de notre vie, afin de pouvoir nous présenter devant la face du Seigneur, purs et sans aucune souillure de péché. C'est là le premier stade et le degré inférieur d'une vie active. On y ressemble aux anges du dernier chœur qui sont dits les messagers de Dieu.

     Il y a ensuite un second stade, une voie plus élevée dans la vie active : c'est la patience qui ne sait nuire. Cette disposition à ne nuire à personne naît de la charité, et la patience est sa sœur (40) . Ces trois vertus, avec la grâce de Dieu, engendrent toutes bonnes œuvres, parce qu'elles refrènent les mauvais penchants de la nature. Et toute distinction de vertus est contenue implicitement en cette innocente patience; car celui qui la possède vit dans la paix de Dieu. Il est humble, doux et obéissant, bienveillant, affable et courtois, simple, sans feinte, prêt à tout supporter, plein de souplesse enfin à l'endroit de tout bien: car il est docile et se laisse instruire par le Seigneur et il reçoit ainsi sans cesse de lui la règle de la vraie paix.

     Lors donc que vous possédez l'ensemble de ces vertus, vous êtes au deuxième stade, où l'on ressemble aux archanges, qui constituent le deuxième chœur et qui commandent et président à tous les anges de l'ordre inférieur dans la première hiérarchie. Et de la sorte, vous dépassez tous ceux qui vivent dans le stade inférieur des bonnes œuvres, où l'on peut se sauver, Il y a, enfin, un troisième stade, où toute vie active agréable à Dieu arrive à son plein achèvement.

     Voyez : lorsqu'un homme simple observe la loi et les commandements, parce que Dieu le veut et l'ordonne et non pas par coutume ni par nécessité, il est juste et agréable à Dieu dans le degré le plus humble de vie.

     Puis, lorsqu'il s'élève et devient orné intérieurement de vertus nombreuses, de façon à ressembler à Dieu, à ses anges et à tous les saints ainsi qu'à tous les hommes justes; par estime de la vertu et haine du vice; en vue de la vie éternelle et pour la paix de sa conscience; pour la joie enfin et le bien-être qu'il goûte dans la sincérité de sa vie, il devient alors beaucoup plus agréable à Dieu que le commun des hommes dans le chœur inférieur.

     Mais lorsque, s'élevant au-dessus de toutes bonnes œuvres à l'extérieur et de toutes vertus intimes à l'intérieur, il porte ses regards et les fixe sur son Dieu avec confiance et dans la foi chrétienne, le poursuivant et l'aimant par-dessus toute chose, puis demeure là et s'y applique préférablement à tout le reste, il possède alors le troisième stade, où toute vie active se consomme. On y ressemble vraiment aux anges du troisième chœur dans la hiérarchie inférieure, qui portent le nom de Vertus. Car les vertus sont consommées lorsque l'homme les offre toutes à Dieu, le poursuivant et l'aimant par-dessus tout (41) .

     Voilà donc une vie active parfaite, composée de trois stades qui nous mènent à la vie éternelle et de plus en plus haut, selon que nous profitons des grâces et suivant notre mérite devant la face de Dieu. Si vous avez l'expérience de cette vie et si vous voulez la conserver et vous y établir, il vous faut être vide et détaché de vous-même et de toute créature, sans qu'il vous soit permis de vous y complaire d'aucune façon; il vous faut, de plus, fixer Dieu, le poursuivre, l'aimer et vous y appliquer, recherchant son honneur par-dessus toute chose. De cette façon, vous pourrez vous établir et demeurer devant la face de Dieu, dans une révérence éternelle.

CHAPITRE XI

COMMENT PLUSIEURS CROIENT ÊTRE SAINTS
ET SE TROMPENT EN BEAUCOUP DE MANIÈRES

     On rencontre bien des gens, remplis de complaisance pour eux-mêmes, qui se figurent mener une vie sainte et être grands devant Dieu et qui cependant se trompent en beaucoup de manières; car ceux qui ne sont ni détachés d'eux-mêmes, ni mortifiés dans leur vie, ne sauraient être non plus ni élevés, ni expérimentés dans la vie de la grâce, ni éprouvés devant la divine majesté. Ils peuvent être doués d'intelligence et de raison subtile, mais ils se complaisent en eux-mêmes et cherchent à plaire aux hommes, et c'est là se détourner de Dieu. De même est-ce la racine principale de tout péché.

     Aussi de tels hommes cherchent-ils à s'élever au-dessus des autres et même au-dessus de tout le monde si cela leur était possible. Ils ne veulent se soumettre sincèrement à personne, mais désirent, au contraire, que tous s'inclinent devant ce qui leur paraît bon. Ils sont désagréables et pleins d'eux-mêmes, et ils veulent toujours avoir raison vis-à-vis de leurs contradicteurs. Ils se vexent facilement, ils sont mécontents, irascibles, susceptibles, mauvais, durs et hautains dans leurs paroles, dans leurs actes et dans leur attitude. Aussi est-il impossible de vivre en paix avec eux. La paix, ils ne l'ont pas non plus en eux-mêmes; car ils ne pensent qu'à épier et juger tout le monde, mais non pas leur propre personne.

     Toujours pleins de soupçons et de pensées malveillantes, n'ayant que déplaisir, rancune et dépit intérieur vis-à-vis de ceux qui ne leur plaisent pas, ils sont sans cesse tourmentés et inquiets, croyant plus savoir et mieux faire que tout le monde. Remplis de zèle pour instruire les autres, pour renseigner, reprendre et corriger, ils ne souffrent, au contraire, d'être instruits, renseignés ou repris par personne, car ils se croient les plus sages du monde. Tyranniques et méprisants à l'égard de leurs inférieurs ou de leurs égaux, lorsque ceux-ci ne leur rendent pas honneur et amour à leur gré, ils sont querelleurs et portés à l'injure, raillent souvent avec âpreté et aigreur de cœur, car ils n'ont pas l'onction du Saint-Esprit.

     Ils prennent volontiers la parole parmi les gens de bien, se croyant autorisés à parler devant tous, sages qu'ils sont, à leurs yeux, au-dessus de tous. Sous une attitude humble, ils cachent leur orgueil, et leur haine prend des apparences de justice. Ils montrent beaucoup d'affabilité et d'égards à qui les flatte ou leur fait bon visage. Pour leurs propres affaires, ils ne savent avoir trop de sollicitude, d'attention et de soin : ils se réjouissent et s'attristent à la manière du monde, selon le bien ou le mal de leurs intérêts terrestres. Louez-les ou blâmez-les en face et vous verrez bien ce qu'ils sont. Ils n'ont d'ailleurs d'anxiété ou de peine que pour ce qui les touche: la maladie, la mort, l'enfer, le purgatoire, les jugements de Dieu et sa justice. Préoccupés d'eux-mêmes, ils redoutent et craignent tout ce qui leur peut arriver, car ils s'aiment eux-mêmes d'une façon désordonnée et non pas pour Dieu ni en vue de Dieu.

     C'est pourquoi ils sont inquiets et contraints dans leur vie, gênés en face de Dieu et remplis de sollicitudes et de craintes pour tous les intérêts du monde, Ils sont aux pieds des mécréants, dans la peur qu'on ne leur enlève vie et richesses, qu'on ne leur vole ou confisque leur bien ou qu'on ne les paie pas. Ils craignent de devenir pauvres, misérables et méprisés, vieux et malades, sans consolation d'amis ou de biens terrestres. Ce sont là soucis déréglés et insensés qui nourrissent un vieux fond d'avarice et qui mènent parfois jusqu'à la folie.

     On rencontre jusque dans les ordres et dans l'état religieux des gens de cette sorte, tout pleins encore de leur volonté propre et immortifiés en eux-mêmes; ils craignent que quelque supérieur ou prélat n'entre dans leur vie, ne les gêne et n'ait pas pour eux assez d'estime, et ils pensent qu'ils ne pourraient pas supporter chose semblable. Et voyez ce qu'ils roulent dans leur tête contre ceux qu'ils croient leur être hostiles « Si celui-ci devenait mon supérieur, comment pourrais-je lui être soumis et lui obéir? Il ne m'aime pas; il ne pourrait que m'opprimer et me mépriser en toute circonstance, et tous ses amis s'entendraient avec lui contre moi. Cette anxiété leur fait tourner le sang; ils s'irritent et disent encore en eux-mêmes « Non, c'est impossible : j'y perdrais le sens, ou bien je devrais quitter le cloître.

     Voilà bien des craintes folles, une prudence désordonnée et une prévoyance qui part d'un fond d'orgueil. S'ils devenaient eux-mêmes supérieurs, c'est alors qu'ils opprimeraient et mépriseraient tous ceux qui leur seraient opposés et quiconque ne se plierait pas à leur bon plaisir. Car ils croient gouverner et ordonner toutes choses mieux et plus sagement que personne. Aussi critiquent-ils souvent dans leur cour les supérieurs et ceux qui sont en charge, et ils le font aussi devant ceux qu'ils savent disposés à les entendre. Les louanges données aux autre. leur sont pénibles, car ils s'en croient moins estimés Ils n'admettent d'ailleurs de supériorité de vie chez personne au-dessus de ce qu'ils savent et de ce qu'ils connaissent. Ce sont hommes, enfin, qui s'estiment plus sages et plus prudents que tous ceux qui les entourent, et pourtant ils sont inhabiles et inaptes à obtenir la vraie sainteté.

     Ainsi donc que chacun s'éprouve, qu'il examine et juge son esprit et ses penchants naturels, afin de voir s'il ne sent ou ne trouve en lui quelque chose qu'il doive éliminer et vaincre pour acquérir la vraie sainteté. Il nous faut, en effet, mourir au péché, afin de vivre à Dieu; il nous faut être vides d'images et nous détacher de ce qui nous plaît ou nous déplaît, afin de voir son royaume. Notre cœur, enfin, et nos désirs doivent être fermés aux choses de la terre et ouverts à celles de Dieu et de l'éternité, si nous voulons les goûter.

Fuyons donc tout ce qui est du monde
pour aimer et haïr avec Dieu,
si nous voulons jouir de Dieu même.
Il nous faut nous renoncer,
afin que l'Esprit-Saint gagne en nous
et nous délivre de toute entrave.
Ainsi pourrons-nous le louer par-dessus tous les cieux
et être un avec lui sans partage.
Alors nous le bénirons,
et nous entendrons en paix les mélodies célestes
avec leurs quatre modes harmonisés
et leurs tons multiples.

CHAPITRE XII

DES MÉLODIES CÉLESTES

     Notre Père céleste nous a éternellement appelés et élus en son Fils bien-aimé, et il a écrit nos noms du doigt de son amour (42) dans le livre vivant de sa Sagesse éternelle: c'est pourquoi nous lui répondons de tout notre pouvoir, avec une révérence et une vénération sans fin (43) . Et c'est ainsi que débutent tous les chants des anges et des hommes, qui ne cesseront jamais.

     Le premier mode de chant céleste, c'est l'amour envers Dieu et envers le prochain, et pour nous l'apprendre Dieu le Père nous a envoyé son Fils. Qui ne connaît, en effet, ce mode ne peut entrer dans le chœur céleste, car il n'en a ni la connaissance ni l'ornement, et il devra donc demeurer éternellement au dehors.

     Jésus-Christ, notre amant éternel, au jour de sa conception dans le sein vénérable de sa mère, chantait en esprit gloire et honneur à son Père céleste, repos et paix à tous les hommes qui sont de bonne volonté. Et dans la nuit où il naquit de la Vierge Marie sa mère, les anges chantèrent le même doux petit chant. C'est de quoi la sainte Église se souvient lorsqu'elle le chante à son tour, spécialement en ces deux fêtes.

     Aimer Dieu et aimer le prochain en vue de Dieu, à cause de Dieu et en Dieu, voilà, en effet, ce qui peut être chanté de plus sublime et de plus joyeux au ciel et sur la terre. L'art et la science de ce chant sont donnés par le Saint-Esprit.

     Le Christ, notre chantre et maître de chœur, a chanté dès le commencement et nous entonnera éternellement le cantique de fidélité et d'amour sans fin. Puis, nous tous, de tout notre pouvoir, nous chanterons à sa suite, tant ici-bas qu'au milieu du chœur de la gloire de Dieu. Ainsi l'amour vrai et sans feinte est le chant commun qu'il nous faut connaître tous pour faire partie du chœur des anges et des saints dans le royaume de Dieu; car l'amour est la racine et la cause de toutes les vertus à l'intérieur, il est l'ornement et la vraie parure de toutes les bonnes œuvres à l'extérieur. Il vit de soi et est à soi-même sa propre récompense. Dans son action, il ne peut se tromper, car là nous avons été devancés par le Christ, qui nous a enseigné l'amour et qui a vécu dans l'amour, lui avec tous les siens. Nous devons donc l'imiter, si nous voulons être bienheureux avec lui et posséder le salut.

     Tel est le premier mode du chant céleste que la Sagesse de Dieu enseigne à tous ses disciples obéissants, par l'intermédiaire de l'Esprit-Saint.

     Vient ensuite le second mode: c'est l'humilité sincère, que personne ne peut élever ni abaisser. En elle, en effet, est la racine et le fondement solide de toutes les vertus et de tout édifice spirituel. C'est elle aussi qui constitue la teneur et les finales de tout chant céleste, demeurant en harmonie avec toutes les vertus: car elle est le manteau et l'ornement de la charité, et c'est la voix la plus douce qui puisse chanter devant la face de Dieu.

     Ses accords sont si gracieux et si attrayants qu'ils attirèrent la Sagesse de Dieu jusque dans notre nature; car lorsque Marie dit : « Voici la servante du Seigneur, que tout ce qu'il veut se réalise en moi », (44) Dieu fut tellement vaincu qu'il voulut de sa Sagesse éternelle emplir l'humble sein de la Vierge.

     Ainsi la sublime hauteur s'est réduite à l'abaissement; le Fils de Dieu s'est humilié et a revêtu la forme d'esclave, afin de nous élever jusqu'à la forme de Dieu. Il s'est humilié et mis au-dessous de tous les hommes il s'est méprisé lui-même et il a voulu nous servir jusqu'à la mort. C'est pourquoi, si vous voulez lui ressembler et le suivre là où on chante le cantique de l'humilité sincère, vous devez vous renier et mépriser vous-même, aimer et désirer le mépris, le dédain et l'oubli de tous les autres hommes; car l'humilité reste insensible à ce qui flatte ou à ce qui est pénible, à l'honneur ou à la honte et à tout ce qui n'est pas elle. C'est le don le plus élevé et le joyau le plus beau que Dieu puisse donner à l'âme aimante, en dehors de lui-même. Elle est la plénitude de toute grâce et de tous les dons. Qui habite en elle lui est uni et il a trouvé la paix sans fin.

     Le troisième mode de chant céleste consiste à renoncer à notre volonté propre et à tout ce qui nous appartient, afin de nous abandonner à la très chère volonté de Dieu, et de supporter et souffrir tout ce qu'il voudra nous imposer. Et quoique la nature qui porte la croix et suit Notre-Seigneur jusqu'à la mort soit dans la peine, l'esprit qui fait volontairement une telle offrande est dans la joie.

     La nature pleure et se. plaint à cause du lourd fardeau qui l'accable, mais nous nous réjouirons ensuite dans la gloire de Dieu, alors que Jésus essuiera nos larmes et nous montrera que, par son sang précieux, il nous a acquis à son Père, en donnant pour prix sa mort.

     Alors nous chanterons avec lui cette douce mélodie que mérite la souffrance volontaire et qui n'appartient qu'aux hommes et non aux anges. Et autant le martyre, le labeur et la souffrance auront été grands et multiples, autant aussi il y aura de gloire, de récompense et d'honneur. Le Christ, notre chantre, nous imposera lui-même ce cantique, car il est le prince et le roi de toute souffrance portée volontairement par amour et pour l'honneur de Dieu. Et sa voix est d'une clarté, d'une richesse et d'une sonorité sans pareille; il a la science parfaite du chant céleste, de ses modes, de ses nuances et de ses harmonies variées. Avec lui nous chanterons tous, remerciant et louant son Père céleste qui nous l'a envoyé.

     Le Christ devait souffrir et monter ainsi dans sa gloire. C'est pourquoi, nous aussi, il nous faut souffrir de bon cœur, pour lui ressembler et le suivre dans cette gloire et celle de son Père, avec qui il est un dans la fruition du Saint-Esprit. Là nous chanterons tous, au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, chacun personnellement, en esprit, selon nos mérites et notre dignité devant Dieu.

     Vient enfin le quatrième mode de chant céleste, le plus intime, le plus noble, le plus élevé, qui consiste à défaillir dans la louange de Dieu (45) .

     Notre Père céleste est en même temps avide et généreux. À ses bien-aimés qui sont élevés en esprit et qui marchent devant sa face, il donne libéralement sa grâce, ses dons et ses bienfaits; mais en retour il exige de chacun qu'il lui rende, en actions de grâces, en louanges et en exercice de toutes bonnes œuvres, selon qu'il a été doté de Dieu extérieurement et intérieurement. Car la grâce divine n'est pas donnée inutilement ni en vain, et si nous la mettons à profit, elle coule sans cesse et nous donne tout ce dont nous avons besoin, réclamant en retour de nous tout ce que nous pouvons rendre; et ces dons réciproques font naître et pratiquer toutes vertus, sans crainte d'erreur.

     Mais au-dessus de toutes œuvres et exercices de vertus, notre Père céleste enseigne à ceux qui lui sont spécialement chers que, dans ses dons et dans ses exigences, il se montre non seulement libéral et avide, mais bien avidité et libéralité mêmes. Il veut, en effet, se donner à nous tout entier, lui et tout ce qu'il est; mais en retour il réclame que nous nous donnions à lui pleinement, avec tout ce que nous sommes. Ainsi son intention et sa volonté sont-elles que nous soyons totalement siens, comme lui se fait tout entier nôtre, chacun demeurant cependant ce qu'il est. Car nous ne pouvons devenir Dieu, mais nous lui sommes unis, tout à la fois par intermédiaire et sans intermédiaire.

     L'intermédiaire pour l'union, c'est la grâce et nos bonnes œuvres. Et le mutuel amour constitué ainsi par la grâce de Dieu et nos bonnes œuvres fait qu'il vit en nous et que nous vivons en lui, soumis à son influence au point de ne faire qu'une seule volonté avec la sienne pour tout bien. Car son Esprit et sa grâce opèrent en nous toutes bonnes œuvres, plus que nous ne le faisons nous-mêmes, et la grâce qu'il nous donne, en même temps que l'amour que nous lui rendons, élabore une œuvre que nous faisons ensemble et d'un commun accord. Notre amour pour Dieu, en effet, est l'œuvre la plus haute et la plus noble dont nous puissions avoir conscience entre nous et Dieu. L'Esprit divin, de son côté, réclame de notre esprit que nous aimions Dieu, que nous lui rendions grâces et que nous chantions ses louanges selon sa noblesse et sa suprême dignité; et là viennent défaillir tous les esprits aimants tant au ciel qu'en terre. Ils s'épuisent et tombent tous sans force devant cette hauteur infinie de Dieu. C'est l'intermédiaire le plus noble et le plus élevé qui puisse être entre nous et Dieu: la grâce de Dieu y est dans sa perfection avec toutes les vertus.

     Mais nous sommes encore unis à Dieu sans intermédiaire, au-dessus de la grâce et de toute vertu; car en dehors de tout intermédiaire, nous avons reçu l'image de Dieu dans la substance vive de notre âme (46) , et là nous sommes unis à Dieu sans intermédiaire. Nous ne devenons pas Dieu néanmoins; mais nous demeurons toujours semblables à Dieu, et il vit en nous et nous en lui par le moyen de sa grâce et de nos bonnes œuvres. Ainsi nous sommes unis à Dieu sans intermédiaire, au-dessus de toute vertu, là où nous portons son image à la cime même de notre nature créée: néanmoins nous lui demeurons toujours semblables et unis en nous-mêmes, par le moyen de sa grâce et de notre vie vertueuse. Et, de la sorte, nous demeurons à jamais semblables à Dieu en grâce et en gloire, et au-dessus de ressemblance, un avec lui dans notre image éternelle.

     L'unité vivante avec Dieu est dans notre essence même: nous ne pouvons ni la comprendre, ni l'atteindre, ni la saisir. Elle se joue de toutes nos forces et elle exige de nous d'être un avec Dieu sans intermédiaire, et cela nous ne pouvons l'accomplir. Et c'est pourquoi nous le suivons en entrant dans le repos de notre être. Dans ce sanctuaire tranquille, l'Esprit du Seigneur se repose et demeure en nous avec tous ses dons (47) , Il donne sa grâce et ses dons à toutes nos puissances et il réclame de nous d'aimer, de rendre grâces et de louer. Et il habite lui-même dans notre essence, réclamant de nous le repos et l'unité avec lui au-dessus de toute vertu. De là vient que nous ne pouvons pas demeurer en nous-mêmes avec nos bonnes œuvres, ni au-dessus de nous avec Dieu dans l'état de repos et c'est là le jeu le plus intime de l'amour (48) .

     L'Esprit du Seigneur est une éternelle opération de Dieu, et il veut qu'éternellement nous travaillions et lui soyons semblables. Mais il est aussi repos et fruition du Père et du Fils et de tous ses bien-aimés en éternelle inaction. Cette fruition est au-dessus de nos œuvres nous ne pouvons la comprendre. Et nos œuvres demeurent toujours au-dessous de la fruition : nous ne pouvons les introduire jusqu'à elle. Lorsque nous agissons, il nous manque toujours quelque chose; nous ne pouvons aimer Dieu suffisamment. Mais en jouissant nous avons satisfaction nous sommes tout ce que nous voulons.

     Tel est le quatrième mode de chant céleste, le plus noble qui puisse être chanté au ciel et sur la terre.

     Vous devez savoir cependant que ni Dieu, ni les anges, ni les âmes ne chantent avec une voix corporelle, car ils sont esprits. Ils n'ont ni oreilles, ni bouche, ni langue, ni gosier, ni gorge, pour former un chant. L'Écriture sainte dit bien que Dieu parla à Abraham, à Moïse, aux patriarches et aux prophètes, en mille manières, avec des paroles sensibles, avant de prendre lui-même la nature humaine. La sainte Église, à son tour, atteste que les anges chantent éternellement et sans fin : Sanctus, Sanctus, Sanctus . De même l'ange Gabriel apporta-t-il à Notre-Dame le message qu'elle concevrait le Fils de Dieu par la vertu de l'Esprit-Saint. Des anges transportèrent en chantant l'âme de saint Martin au ciel, et Marie-Madeleine trouvait dans le chant des anges sa nourriture de chaque jour.

     Ainsi donc les esprits bons et mauvais et les âmes peuvent se montrer aux hommes en la forme qu'ils veulent, autant qu'il plaît à Dieu de le permettre, mais dans la vie éternelle ceci n'est pas nécessaire. Car nous contemplerons alors avec les yeux de l'intelligence la gloire de Dieu, de tous les anges et de tous les saints en général, en même temps que la gloire spéciale et la récompense de chacun, en toutes manières que nous voudrons.

     Mais, au dernier jour, au jugement de Dieu, lorsque nous ressusciterons avec nos corps glorieux, par la puissance de Notre-Seigneur, ces corps seront blancs et resplendissants comme la neige, plus brillants en clarté que le soleil et transparents comme le cristal, Et chacun aura sa marque spéciale en honneur et en gloire, selon qu'il aura supporté et enduré les tourments et autres souffrances, volontairement et librement pour l'honneur de Dieu. Car toutes choses seront ordonnées et récompensées selon la sagesse de Dieu et la noblesse de nos bonnes œuvres. Et le Christ, notre chantre et maître de chœur, chantera de sa voix triomphante et douce un cantique éternel, c'est-à-dire louange et honneur à son Père céleste. Et tous nous chanterons ce même cantique d'un esprit joyeux et d'une voix claire, éternellement et sans fin. La jouissance et la gloire de notre âme rejailliront sur nos sens et tous nos membres, et nous nous contemplerons mutuellement de nos yeux glorifiés; nous entendrons, dirons et chanterons la louange de Notre-Seigneur avec des voix sans défaillance. Le Christ nous servira et il nous montrera sa face toute brillante et son corps glorieux portant les marques de fidélité et d'amour qui y sont imprimées.

     De même, nous contemplerons tous les corps glorieux revêtus des nombreuses marques de l'amour dépensé au service de Dieu, depuis le commencement du monde, et notre vie sensible sera toute remplie extérieurement et intérieurement de la gloire de Dieu. Notre cœur plein de vie brûlera d'un amour ardent pour Dieu et tous les saints; toutes les puissances de notre âme resplendiront de gloire et elles seront ornées des dons de Dieu et de toutes les vertus qu'elles auront pratiquées dès le commencement. Enfin, et cela surpasse toutes choses, nous serons ravis hors de nous dans la gloire de Dieu qui est infinie, incompréhensible, sans mesure, et nous en jouirons avec lui éternellement et sans fin.

     Le Christ dans sa nature humaine mènera le chœur de droite, car il est ce que Dieu a fait de plus élevé et de plus sublime, et à ce chœur appartiennent tous ceux en qui il vit et qui vivent en lui. L'autre chœur est celui des anges, car, bien qu'ils soient plus nobles en nature, nous avons été dotés d'une façon plus sublime en Jésus-Christ avec qui nous sommes un. Lui-même sera le Pontife suprême au milieu du chœur des anges et des hommes, devant le trône de la souveraine majesté de Dieu. Et il offrira et renouvellera devant son Père céleste, le Dieu tout-puissant, toutes les offrandes qui furent jamais présentées par les anges et les hommes, et, sans cesse, elles seront renouvelées et demeureront fixées dans la gloire de Dieu.

      Ainsi, nos corps et nos sens, avec lesquels nous servons Dieu maintenant, seront glorifiés et béatifiés, de cette même gloire dont brille le corps du Christ, pour le service dont il s'est acquitté envers Dieu et envers nous-mêmes. Nos âmes, en qui maintenant et éternellement nous aimons, remercions et louons Dieu, seront alors des esprits bienheureux et glorieux, comme sont bienheureux et glorieux l'âme du Christ, les anges et tous les esprits, qui aiment, remercient et louent Dieu. Et par le Christ nous serons ravis en Dieu et nous serons un avec lui dans la fruition et dans la béatitude éternelle. Et ainsi j'en ai fini avec le cinquième degré de notre échelle céleste.

CHAPITRE XIII

DU SIXIÈME DEGRÉ D'AMOUR

     Vient ensuite le sixième degré, qui est claire intuition, pureté d'esprit et de mémoire (49) . Ce sont là trois propriétés de l'âme contemplative (50) qui jaillissent et se répandent d'un fonds vivant, où nous sommes unis à Dieu au-dessus de la raison et de tout exercice de vertus.

     Qui veut en faire l'expérience doit offrir à Dieu toutes ses vertus et ses bonnes œuvres, sans envisager aucune récompense. Et, par-dessus tout, il doit s'offrir lui-même et s'abandonner à la libre disposition de Dieu, pour progresser toujours, sans regarder en arrière, dans une vive révérence.

     C'est ainsi qu'il doit, avec la grâce de Dieu, se préparer à une vie contemplative, s'il veut l'obtenir. Sa vie extérieure et sensible doit être bien réglée et ordonnée en bonnes œuvres aux regards de tous les hommes. Sa vie intérieure doit être remplie de grâce et de charité, sans dissimulation, d'intention droite, riche en toutes vertus; sa mémoire exempte de soucis et de sollicitudes, affranchie et détachée, entièrement délivrée de toute image; son cour libre, ouvert et élevé au-dessus de tous les cieux; son intelligence vide de toute considération et nue en Dieu.

     Telle est la citadelle des esprits aimants où se réunissent toutes les pures intelligences, dans une pureté simple. C'est l'habitation de Dieu en nous, où nul ne peut opérer que Dieu seul. La pureté dont il s'agit est éternelle : il n'y est ni temps ni lieu, ni passé ni futur; toujours présente, elle est prête à se montrer aux pures intelligences qui y sont élevées. Là, nous sommes tous un, vivant en Dieu et Dieu en nous, et cet un simple est toujours clair, il se montre aux yeux spirituels dans leur retour à la pureté de l'intelligence. L'air y est pur et serein, éclairé d'une lumière divine; il nous y est donné de découvrir, de fixer et de contempler la vérité éternelle avec des yeux purifiés et illuminés. Là, toutes choses se transforment, sont une seule vérité, une seule image dans le miroir de la sagesse de Dieu. C'est pour que nous puissions trouver, connaître et posséder cette image dans notre essence et dans la pureté de notre intelligence que Dieu nous a créés. Et lorsque nous contemplons cela et nous y appliquons dans la lumière divine, avec des yeux simples et spirituels, alors nous avons une vie contemplative.

     Mais, pour cela, il faut encore une chose, la pureté de l'esprit; car une intelligence en repos et sans images (51) , une intuition claire dans la lumière de Dieu et un esprit élevé dans sa pureté jusqu'à la face de Dieu, ces trois propriétés réunies constituent une vraie vie contemplative. Là nul ne peut errer, l'esprit pur tendant sans cesse et s'élançant, à la suite de l'intelligence éclairée, vers son principe, avec un amour purifié.

    Or, notre Père céleste est le principe et la fin de tout ce qui est. En lui nous commençons tout bien, avec une intelligence nue, dans une vue sans image. En son Fils nous contemplons toute vérité, avec une intelligence éclairée, dans la lumière divine. Dans le Saint-Esprit nous achevons toutes nos œuvres. Là où nous sommes ravis hors de nous avec un amour purifié devant la face de Dieu, là aussi nous sommes affranchis et vides de tout événement et de tout rêve.

     C'est une vie contemplative d'un grand poids. À tout instant commencer et achever, c'est le conseil de l'amour. Et tel est le sixième degré de notre échelle céleste.

CHAPITRE XIV

DU SEPTIÈME DEGRÉ D'AMOUR

     Le septième degré, qui vient ensuite, est le plus noble et le plus élevé qui puisse être réalisé dans la vie du temps et de l'éternité (52) . Il existe lorsque, au-dessus de toute connaissance et de tout savoir, nous découvrons en nous un non-savoir sans limite; lorsque, dépassant tout nom donné à Dieu ou aux créatures, nous venons expirer pour passer à un éternel innommé, où nous nous perdons; lorsque, au delà de tout exercice de vertus, nous contemplons et découvrons en nous un repos éternel, où nul ne peut opérer, et au-dessus de tous les esprits bienheureux, une béatitude immense, où nous sommes tous un et cet un même qui est la béatitude même dans son essence; enfin lorsque nous contemplons tous ces esprits bienheureux essentiellement abîmés, écoulés et perdus dans leur superessence au sein d'une ténèbre qui défie toute détermination ou connaissance (53) .

     Nous contemplerons le Père, le Fils et le Saint Esprit, trine en personnes, un seul Dieu en nature, qui a créé le ciel et la terre et tout ce qui existe; nous l'aimerons, le remercierons et le louerons à tout jamais. Il nous a faits à son image et à sa ressemblance, et c'est une grande allégresse pour ceux qui sont nobles et purs.

     Sa divinité n'opère pas, essence simple et toujours en repos. Si nous avions part à ce repos avec lui, nous serions avec lui repos même et élevés jusqu'à sa hauteur : ainsi serions-nous, au-dessus de tous degrés d'échelle céleste, avec Dieu, dans sa divinité, une essence en repos et une béatitude éternelle.

     Les divines personnes, dans la fécondité de leur nature, sont un Dieu éternellement agissant, et dans la simplicité de leur essence, elles sont la divinité éternellement en repos, et ainsi, selon les personnes, Dieu est opération éternelle, et selon l'essence, éternel repos. Entre agir et être en repos, il y a nécessairement aimer et jouir. L'amour veut toujours agir, car il est une éternelle opération avec Dieu. Mais la jouissance réclame le repos, car c'est, au-dessus de tout vouloir et de tout désir, l'embrassement du bien-aimé par le bien-aimé, dans un amour pur et sans images; là où le Père conjointement avec le Fils s'empare de ceux qu'il aime dans l'unité de jouissance de son Esprit au-dessus de la fécondité de la nature; là où le Père dit à chaque esprit dans une complaisance éternelle : « Je suis à toi et tu es à moi; je suis tien et tu es mien; je t'ai choisi de toute éternité. » Il naît alors entre Dieu et ses bien-aimés une telle joie et complaisance mutuelle, que ceux-ci sont ravis hors d'eux-mêmes, se fondent et s'écoulent pour devenir en jouissance un seul esprit avec Dieu, tendant éternellement vers la béatitude infinie de son essence. C'est la première forme de jouissance des hommes de vive contemplation.

     Une seconde forme mène à la jouissance de Dieu les hommes de vie intime, consommés en charité, selon la très chère volonté de Dieu. Elle est propre à ceux qui se renoncent et s'abandonnent eux-mêmes, qui fuient toute créature pour laquelle ils pourraient avoir attache et amour, toute créature de Dieu qui pourrait être un souci et un obstacle dans cette vie intime où ils servent Dieu. De là ils s'élèvent vers Dieu avec un amour affectif venant du fond de l'âme vivante, avec un cœur élevé au-dessus de tous les cieux; et leurs puissances sont embrasées d'une brûlante charité, en même temps que leur esprit est élevé à l'intelligence pure d'images.

     Ici, la loi de l'amour est à son sommet et toute vertu devient parfaite. Nous y sommes vides de tout; Dieu, notre Père céleste, habite en nous, dans la plénitude de ses grâces, et nous habitons en lui, au-dessus de toutes nos œuvres, dans un état de jouissance. Le Christ Jésus vit en nous et nous vivons en lui, et avec sa vie nous sommes vainqueurs du monde et de tous péchés. Avec lui, nous sommes élevés dans l'amour jusqu'à notre Père céleste. Le Saint-Esprit opère en nous et avec nous toutes nos bonnes œuvres. Il crie en nous à haute voix et sans paroles : « Aimez l'amour qui vous aime éternellement. » Sa clameur est une touche intime en notre esprit et sa voix est plus terrible que l'orage. Les éclairs qui l'accompagnent nous ouvrent le ciel et nous montrent la lumière de l'éternelle vérité. L'ardeur de cette touche intime et de son amour est telle qu'elle veut nous consumer entièrement, et sa touche crie sans cesse à notre esprit: « Payez votre dette, aimez l'amour qui vous a éternellement aimé. » De là naissent une grande impatience intérieure et une attitude en dehors de tout mode et de toute manière. Car, plus nous aimons, plus nous désirons aimer, et plus nous payons ce que l'amour exige de nous, plus nous demeurons débiteurs. L'amour ne se tait pas; il crie éternellement, sans trêve: « Aimez l'amour « C'est là un combat bien inconnu à ceux qui n'ont pas le sens de ces choses. Aimer et jouir, c'est agir et supporter l'action. Dieu vit en nous avec ses grâces, il nous enseigne, il nous conseille, il nous commande l'amour. Mais aussi nous vivons en lui au-dessus de la grâce et au-dessus de nos œuvres, là où nous supportons son action et où nous jouissons.

     En nous il y a aimer, connaître, contempler, tendre sans cesse, par-dessus tout jouir. Notre opération consiste à aimer Dieu, et notre jouissance, à supporter l'embrasement dans l'amour de Dieu. Entre aimer et jouir il y a une distinction, comme entre Dieu et sa grâce. Lorsque nous nous attachons par amour, alors nous sommes esprit:, mais lorsque son Esprit nous ravit et nous transforme, nous sommes amenés à la jouissance.

     L'Esprit de Dieu nous pousse au dehors, pour l'amour et les œuvres de vertu, et il nous aspire et nous ramène en lui pour nous faire reposer et jouir, et cela est vie éternelle. C'est de même que nous expirons l'air qui est en nous et aspirons un air nouveau, et c'est en cela que consiste notre vie mortelle dans la nature. Et quoique notre esprit soit ravi hors de lui et que son œuvre vienne défaillir dans la jouissance et la béatitude, il est toujours renouvelé dans la grâce, la charité et les vertus.

     Ainsi donc, entrer dans une jouissance oisive, sortir dans les bonnes œuvres et demeurer toujours uni à l'Esprit de Dieu, c'est là ce que je veux dire. De même que nous ouvrons nos yeux de chair pour voir et les refermons si vite que nous ne le sentons même pas, ainsi nous expirons en Dieu, nous vivons de Dieu et nous demeurons toujours un avec Dieu. Il faut donc sortir dans l'œuvre de la vie sensible, puis rentrer par l'amour et s'attacher à Dieu, pour lui demeurer toujours uni sans changement.

     C'est bien là le sentiment le plus noble que nous puissions découvrir ou comprendre en nous-mêmes. Néanmoins, nous devons toujours monter et descendre les degrés de notre échelle céleste dans les vertus intérieures et les bonnes œuvres extérieures, selon les commandements de Dieu et les prescriptions de la sainte Église, ainsi qu'il a été dit plus haut. Et par le moyen de la ressemblance qui vient des bonnes œuvres, nous sommes unis à Dieu dans sa nature féconde, qui opère toujours dans la Trinité des personnes et qui achève tout bien dans l'Unité de son Esprit. Là, nous sommes morts au péché et un seul esprit avec Dieu. Là, nous naissons à nouveau du Saint-Esprit comme fils élus de Dieu. Là, nous sommes ravis hors de notre esprit, et le Père avec le Fils nous tiennent embrassés dans l'amour éternel et dans la jouissance. Et cette œuvre commence toujours à nouveau, s'opère et se consomme nous y avons béatitude à connaître, à aimer, à jouir avec Dieu  (54).

     En jouissant nous sommes oisifs; car Dieu opère seul lorsqu'il ravit hors d'eux-mêmes tous les esprits aimants, les transforme et les consomme dans l'unité de son Esprit. Là, nous sommes tous un seul feu d'amour, ce qui est plus grand que tout ce que Dieu a jamais fait. Chaque esprit est un charbon ardent, que Dieu a allumé dans le feu de son amour infini. Et tous ensemble nous sommes un brasier enflammé, qui ne peut plus jamais être éteint, avec le Père et le Fils, dans l'union du Saint-Esprit, là où les divines personnes sont ravies elles-mêmes dans l'unité de leur essence, au sein de cet abîme sans fond de la béatitude la plus simple. Là, on ne nomme ni le Père, ni le Fils, ni le Saint-Esprit, ni aucune créature, mais une seule essence, qui est la substance même des personnes divines. Là, nous sommes tous réunis avant même d'être créés : c'est notre superessence. Là, toute jouissance est consommée et parfaite dans la béatitude essentielle. Là, Dieu est dans son essence simple, sans opération, repos éternel, ténèbre sans mode, être innommé, superessence de toutes les créatures et béatitude simple et infinie de Dieu et de tous les saints.

     Mais dans la nature féconde, le Père est un Dieu tout-puissant, créateur et auteur du ciel et de la terre et de toutes les créatures. Et de sa propre substance il engendre son Fils, sa Sagesse éternelle, un avec lui en nature, distinct en personne, Dieu de Dieu, par qui toutes choses sont faites. Enfin, du Père et du Fils procède, dans l'unité de nature, le Saint-Esprit, la troisième personne. Il est l'amour infini qui les tient éternellement embrassés, en amour et en jouissance, et nous tous avec eux, pour ne former qu'une seule vie, un seul amour et une seule jouissance.

     Dieu est Unité dans sa nature, Trinité en fécondité, trois personnes réellement distinctes. Et ces trois personnes sont Unité dans la nature, Trinité dans leur fonds propre. Dans la nature féconde de Dieu, il y a trois propriétés, trois personnes distinctes de nom et de fait, dans l'unité de nature. Dans l'opération chaque personne possède en elle la nature tout entière et est ainsi le Dieu tout-puissant, en vertu de la nature et non en vertu de la distinction personnelle. Les trois personnes ont ainsi une nature indivisée et, à cause de cela, elles sont un seul Dieu en nature et non pas trois Dieu selon la distinction des personnes. Et ainsi Dieu est trois selon les noms et les personnes, et un en nature : il est Trinité dans sa nature féconde, et la Trinité est le fonds propre des personnes et Unité dans la nature.

     Et cette Unité, c'est notre Père céleste, créateur tout-puissant du ciel et de la terre et de tout ce qui est. Il vit en nous et nous gouverne, dans la partie supérieure de notre être créé, Unité en Trinité, Trinité en Unité, Dieu tout-puissant. Il nous est donné de le chercher, de le trouver et de le posséder par le moyen de sa grâce et le secours de Notre-Seigneur Jésus-Christ, dans la foi chrétienne, avec une intention droite et une charité sincère. Et par le moyen de notre vie vertueuse et de sa grâce, nous vivons en lui et lui en nous avec tous ses saints. Ainsi sommes-nous tous ensemble avec Dieu unité dans l'amour. Et le Père et le Fils nous ont saisis, embrassés et transformés dans l'unité de leur Esprit. Là nous sommes avec les personnes divines un seul amour et une seule jouissance; et cette jouissance est consommée dans l'essence sans mode de la divinité. Là nous sommes tous avec Dieu une simple et essentielle béatitude : et là on ne nomme ni Dieu ni créature selon le mode de la personnalité. Là nous sommes tous avec Dieu, sans différence, une béatitude sans fond et toute simple. Là nous sommes tous perdus, abîmés et écoulés dans une ténèbre inconnue.

     C'est le plus haut degré de vie et de trépas, d'amour et de jouissance dans la béatitude éternelle et qui vous enseigne autrement, il se trompe.

     Priez pour celui qui, avec la grâce de Dieu, a composé et écrit ces choses, ainsi que pour tous ceux qui l'écoutent et le lisent, afin que Dieu se donne lui-même à nous, pour une vie sans fin. Amen.

     Ci-finit le Livre des sept degrés de l'échelle céleste d'amour divin , composé par Maître Jean van Ruysbroeck, premier prieur de Groenendael.


NOTES

(1) Le D de Vreese signale encore trois autres manuscrits où le livre des Sept degrés se trouve en entier. Ce sont W (XVè siècle), à La Haye; e, à la Bibliothèque d'Averbode, qui a été copié en partie sur B (fin du XIVè siècle), et z , à Cologne, daté de 1468.

(2) GEN., XXVIII, 11-16.

(3) La Règle de saint Benoît, c. VII.

(4) S. BONAVENTURE, Itinerarium mentis in Deum, c. I, édit, de Quaracchi, t. V, p. 296.

(5) JOAN., I, 9.

(6) Ps. CXVIII, 73.

(7) Les sept degrés de lamour, c. XIII.

(8) JOAN., V, 4.

(9) I. THESS., IV, 3.

(10) Ps. CXLII, 9, 10.

(11) Luc, II, 14.

(12) MATTH., VII, 17.

(13) MATTH., VI, 24.

(14) Ibid., V, 3.

(15) MATTH., XII, 50.

(16) JOAN., III, 6.

(17) GAL., V, 17.

(18) MATTH., XVI, 24.

(19) JOAN., XII, 26.

(20) MATTH., XI, 29.

(21) Ibid., V, 5.

(22) Ibid., XI, 30.

(23) Ps. XC, 15.

(24) Luc, VI, 40.

(25) La nouvelle édition de D. Ph. Müller donne ici une phrase qui ne se trouve ni dans la traduction de Gérard Groot, ni dans le texte édité par David. C'est un contraste avec ce qui précède : Mais ceux que le Christ a revêtus de lui-même et de ses dons habiteront avec lui dans la gloire de son Père, éternellement et sans fin.
(26) Rom., VIII, 15-17.

(27) Le cinquième degré d'amour fait partie déjà de la voie illuminative. Si, en effet, le premier degré appartient aux commençants, le second, le troisième et le quatrième à ceux qui progressent par la voie purgative, le cinquième achemine par la voie illuminative vers le sommet de perfection. Cf. Collat. Brug., t. XVII, P. 153.

(28) Le souci de la gloire de Dieu en toutes choses est présenté ici comme inspiré à l'âme aimante par l'Esprit-Saint. À cette lumière, en effet, l'âme comprend que toute œuvre divine tend à la gloire éternelle de son auteur, qu'il s'agisse de création, de rédemption ou de sanctification. C'est donc à l'exemple de Dieu même que nous devons poursuivre sans cesse son honneur et sa gloire, sûrs à notre tour d'être honorés et bénis de lui, comme l'a été l'humanité sainte de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

(29) Cf. Royaume des Amants, ch. XXXIV, t. II, P. 172.

(30) Cf. S. BONAVENTURE, Vitis mystica, chap. XLV, édit. de Quaracchi, t. VIII, p. 222, n° 156.

(31) MATTH., XIX, 29.

(32) JOAN., XX, 21.

(33) Luc, IX, 58.

(34) MATTH., XIX, 21.

(35) JOAN., VIII, 54.

(36) Luc, IX, 23.

(37) JOAN., XIX, 30.

(38) Les trois renoncements, qui sont ici mentionnés, ont déjà fait l'objet des 2è, 3è et 4è degrés. Si Ruysbrœck en parle de nouveau, c'est qu'il les met en rapport avec la vie intime, qui constitue déjà la voie illuminative. Mais à cette pratique doit s'ajouter la recherche de l'honneur de Dieu, qui caractérise le 5è degré.

(38') MATTH., XIX, 17.

(39) JOAN., XV, 10.

(40) Les termes de l'original onnoozel (innocens) et onnoozelheid (innocentia) doivent être pris dans le sens actif de ne point nuire. Mais la lecture des passages parallèles fait comprendre que cette disposition s'appelle aussi compassion ou sympathie et se rattache au don de piété, caractéristique d'ailleurs du second stade de la vie active. Cf. Royaume des Amants , ch. XV, t. II, p. 103 et 104. Mgr WAFFELAERT, union de l'âme aimante avec Dieu , p. 122.

(41) Cf. Royaume des Amants, ch. XVIII, t. II. p. 110, . Noces spirituelles, 1. I, ch. xxv.

(42) Cette expression du doigt de son amour rappelle le nom donné au Saint-Esprit dans une strophe du Veni Creator : « Dextrae Dei tu digitus ». Elle se retrouve dans le Livre des Douze Béguines , ch. XIII : « Il touche notre esprit avec son doigt qui est son Esprit et il nous dit: Aimez-moi comme je vous aime et vous ai aimées éternellement. »

(43) L'édition Muller fait commencer le chapitre XII seulement à la phrase suivante. La même division se trouve dans la traduction de Gérard Groot.

(44) Luc, I, 38.

(45) Nous sommes ici au sommet du cinquième degré d'amour qui nous fait pénétrer dans l'union sans intermédiaire, ainsi quo Ruysbrœck va l'expliquer.

(46) La substance vive, levendicheit, signifie ici l'essence même de l'âme qui est faite à l'image de Dieu et lui est ainsi unie d'une façon naturelle. Cf. Miroir du salut éternel, ch. VIII; Noces spirituelles , 1. II, ch. II.

(47) Cf. Livre de la plus haute vérité, ch. VIII, t. II, p. 211, dont Mgr Waffelaert explique la doctrine au ch. IV de L'union de l'âme aimante avec Dieu (trad. Hoornaert, p. 154, n° 10)

(48) Cf. Noces spirituelles, 1. II, eh. LV.

(49) La claire intuition se rapporte à l'intelligence, la pureté d'esprit à la volonté et celle de la mémoire à l'affranchissement de la haute mémoire. Ces trois propriétés ont été déjà décrites au ch. XVII du Miroir du salut éternel .

(50) L'âme contemplative, dont il est parlé ici, n'est pas au sommet de la contemplation, mais introduite dans l'union sans intermédiaire. Cf. Les sept clôtures, ch. XIV et XV, pp. 179-182; Le Livre de la plus haute vérité, ch. VIII, t. II, p. 213. Tout ce sixième degré correspond d'ailleurs aux trois modes divins qui, dans le ch. XIX des Sept clôtures , précèdent la pénétration jusqu'à l'essence sans modes de Dieu. Cette pénétration fera l'objet du septième degré d'amour.

(51) L'intelligence pure doit être entendue dans le sens de la haute mémoire; l'intuition claire se rapporte à l'acte de l'intelligence, et la pureté de l'esprit à la volonté. Cf. Miroir du salut éternel, ch. VIII.

(52) Au septième degré, Ruysbrœck ne s'occupe plus que de la jouissance, qui consiste dans l'union avec l'essence divine. C'est pourquoi, dès le début du chapitre, il décrit ce qu'est l'essence divine pour l'âme aimante, et un peu plus loin, ce qu'elle est en elle-même, lorsqu'il dit « Là, un Dieu est dans son essence simple, etc. »

(53) Cf. Miroir du salut éternel, ch, xxv.

(54) Conformément à la doctrine déjà souvent exposée, on voit que le labeur surnaturel de la vie vertueuse ou active tend toujours vers le repos de la vie contemplative. Le labeur fait ressembler à Dieu, qui opère sans cesse dans sa nature féconde. Le repos de jouissance unit à lui dans la béatitude la plus simple, où Ruysbrœck envisage Dieu dans le repos de son unité. Les termes employés ici par l'auteur doivent être pesés avec le plus grand soin, afin de ne leur point donner couleur de panthéisme ou de quiétisme.

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