Vie de Saint Antoine de Padoue

SOMMAIRE

CHAPITRE I

Radieuse enfance

CHAPITRE II

Le chanoine de Saint-Augustin

CHAPITRE III

Vocation Franciscaine

CHAPITRE IV

Saint Antoine et l'hérésie Albigeoise

CHAPITRE V

Saint Antoine dans le Velay et le Berry

CHAPITRE VI

Dans le Limousin (1226-1227 ?)

CHAPITRE VII

Retour en Italie

CHAPITRE VIII

A PADOUE (1229-1230)

CHAPITRE IX

CHAPITRE GÉNÉRAL D'ASSISE (1230)

CHAPITRE X

SECOND SÉJOUR A PADOUE (1230-1231)

CHAPITRE XI

ŒUVRES ORATOIRES DU SAINT

CHAPITRE XII

SA VERTU DOMINANTE

CHAPITRE XIII

MORT ET CANONISATION

CHAPITRE XIV

PADOUE ET LE SAINT

CHAPITRE XV

SON CULTE EN FRANCE

APPENDICE

LE PAIN DE SAINT ANTOINE

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE PREMIER

 RADIEUSE ENFANCE

Saint François d'Assise, ce grand initiateur monastique du moyen âge, a laissé une postérité plus nombreuse que les étoiles du firmament, une famille spirituelle qui s'attache à reproduire ses vertus et continue, à travers les âges, une mission toujours identique, populaire, pacifique et civilisatrice au premier chef. Il nous apparaît, dans l'histoire, entouré d'une pléiade de grands hommes et de saints qui lui font cortège sans l'éclipser. Mais, de tous ses fils, celui qui a le plus hérité de son zèle apostolique comme de sa douceur, est l'aimable Saint dont Montalembert a dit : " A peine le Séraphin d'Assise a-t-il été prendre son rang devant le trône de Dieu, que sa place dans la vénération et l'enthousiasme des peuples est occupée par celui que tous proclamaient son premier né, saint Antoine de Padoue, célèbre comme son père spirituel par cet empire sur la nature qui lui valut le surnom de thaumaturge . "
Saint Antoine de Padoue, le contemporain et l'émule du patriarche des pauvres, la perle de l'Ordre séraphique, telle est la belle et ravissante figure que nous voulons dessiner dans ces pages.
Padoue eut l'honneur de l'enfanter à la vie de l'éternité, mais non à la vie du temps. C'est loin de là, sous un ciel non moins fortuné, en face de l'Océan, dans un royaume de formation alors toute récente, le Portugal, qu'il vint au monde, sur le déclin du xiie siècle.
Les climats et les milieux ont leurs influences. Aussi nous semble-t-il nécessaire, pour expliquer la trempe de caractère de notre Bienheureux et faire connaître le point de départ d'une existence toute merveilleuse d'un bout à l'autre de dire un mot de la situation politique du pays où s'écoulèrent ses premières années.
Il est peu d'histoires aussi tourmentées que celle du, Portugal. Tour à tour ravagé par les Vandales, les, Suèves, les Alains, les Visigoths, il était tombé au viiie siècle au pouvoir des Arabes et avait gémi pendant quatre siècles sous leur domination. Enfin vint un chevalier de race franque, Henri de Bourgogne, allié aux rois de France et neveu d'Henri Ier, qui aida les souverains d'Espagne à refouler les hordes musulmanes au delà des mers. Admirateur et émule du Cid, il livra aux Almohades dix-sept batailles qui furent pour lui autant de victoires, et mourut, couvert de lauriers, au siège d'Astorga (1112). Son fils, Alphonse Ier, acheva l'œuvre de la libération, abattit l'empire mauresque dans les champs de Castro-Verde, fut acclamé roi par ses troupes et fit hommage de ses Etats au pape Innocent II, qui lui confirma le titre et les droits de souverain, malgré les réclamations de l'Espagne (1142). Il ne laissait aux sectateurs du Prophète que la pointe de la péninsule ibérique, la province des Algarves. Il effaça peu à peu, par une administration aussi ferme que sage, les traces d'une invasion à jamais abhorrée, remplaça les mosquées par des églises et, pour perpétuer le souvenir d'une délivrance inespérée, fit bâtir plusieurs monastères, entr'autres celui de Sainte-Croix de Coïmbre (1184) et sa filiale, Saint-Vincent de Lisbonne (1147), qu'occupèrent les chanoines réguliers de Saint-Augustin.
Coïmbre était la résidence de la cour. Une autre ville, " la reine des mers ". comme, l'appellent ses habitants, Lisbonne, cité antique, gracieusement assise sur la rive droite du Tage, port de mer où commençaient à affluer les richesses de l'Orient et de l'Occident, s'apprêtait à lui ravir son titre de capitale du royaume. Le peuple avait le génie des conquêtes ; ce petit royaume était déjà florissant, et une fois affermi dans son indépendance, il allait lancer sur toutes les mers ses flottes ombragées par la croix.
Ainsi le Portugal est né d'un acte de foi sur un champ de bataille ; ainsi il grandit sous l'auguste protection du Pontife romain, dont il se déclare hautement le tributaire et le vassal. Nation fière, jeune et pleine de vie, " dont l'éternel honneur, selon le mot de Léon XIII, est de s'être constamment laissé guider par une politique profondément chrétienne et d'avoir toujours eu pour mobile principal, dans ses expéditions lointaines, l'extension du règne de l'Évangile parmi les infidèles ". Toutes les qualités de la race vont resplendir au front d'un héros, qui est la plus noble et la plus haute personnification de l'âme de sa patrie. Ce héros, nous l'avons nommé. C'est lui qui nous occupe d'un bout à l'autre de cet ouvrage ; il est temps de le faire connaître.
Il naquit à Lisbonne, en 1195 , de parents, dont les chroniques contemporaines parlent avec beaucoup d'éloges, mais sans jamais les désigner par leur nom. " Ils appartenaient à la classe des nobles et des puissants ", atteste le padovanais Rolandino. " C'étaient des personnages vénérables" , ajoute l'auteur anonyme de la "Legenda secundo", ; " justes devant le Seigneur et scrupuleux observateurs de ses commandements ", déclare de son côté l'hagiographe limousin Jean Rigaud.
Là s'arrêtent les documents de la première heure, du moins ceux que nous connaissons aujourd'hui, et le lecteur peut constater avec nous combien les premiers historiens se préoccupent peu de répondre à nos interrogations sur les ascendants et le nom patronymique du Saint. Les écrivains des âges postérieurs ont tenté de combler cette lacune ; et c'est à ce sentiment qu'a obéi l'auteur d'une légende anonyme du xive siècle récemment découverte, la légende Benignitas, où nous lisons : " Le père du Bienheureux, chevalier du roi Alphonse II , se nommait Martin, et sa mère, dona Maria, issus l'un et l'autre de familles nobles." Dans l'impossibilité où nous sommes de contrôler ces détails mentionnés pour la première fois par l'ouvrage en question, nous ne pouvons les accepter que " sous bénéfice d'inventaire ".
On remarquera que nulle part, jusque-là, il n'est fait la moindre allusion à Godefroy de Bouillon, ni à la maison de Lorraine. C'est Marc de Lisbonne, en effet, évêque de Porto et chroniqueur du xvie siècle, qui le premier, parmi les hagiographes, a lancé l'affirmation suivante, sans nous dire à quelles sources il en avait puisé les éléments. " Le père du Bienheureux s'appelait Martin de Bouillon, et sa mère, Thérèse Tavéra, tous deux de lignées antiques, tous deux recommandables pour l'éminence de leurs vertus. " Assertion vite enregistrée et développée avec plus de complaisance que de critique par Michel Pachéco et par Emmanuel Azévédo, qui assignent pour chef, à cette branche des Bouillon, un des chevaliers francs accourus, lors de la seconde croisade, au secours d'Alphonse Ier et présents à la bataille de Zalaka. A leur suite, la plupart des historiens français avaient embrassé de confiance une opinion si flatteuse pour notre amour-propre national ; mais aujourd'hui, en l'absence de tout fondement sérieux, la critique, une critique impartiale et sévère, la relègue parmi les inventions postérieures à la Renaissance. Ce serait, du reste, se méprendre étrangement sur le caractère des saints que de chercher à les grandir, en leur dressant des généalogies purement fantaisistes. Leur mérite intrinsèque se puise ailleurs et plus haut ; ils n'ont besoin que de la vérité, et voilà pourquoi nous avons hâte de retourner aux documents contemporains, les plus aptes, sinon les seuls, à nous renseigner d'une manière certaine sur la famille du héros portugais,
La légende primitive se borne à nous peindre d'un mot la haute situation qu'occupaient ses parents. " Ils habitaient, nous dit-elle, un somptueux palais, proche de la cathédrale de Lisbonne. " Elle se tait absolument sur leur nom, leurs origines et leurs illustrations ancestrales. C'est qu'aux yeux de l'auteur anonyme qui l'a composée, homme de grand sens, après tout, leur gloire la plus pure ne leur vient pas de leurs aïeux, mais de leur fils, cette fleur de la chevalerie monastique, comme Godefroy de Bouillon est la fleur de la chevalerie militaire. Un autre biographe, Jean Rigaud, insinue en passant qu'ils n'étaient pas indignes de cette gloire. " On reconnaît les parents à leur postérité, remarque-t-il, comme on connaît l'arbre à ses fruits, la plante à sa racine. " L'éloge est suggestif dans son laconisme, et il nous permet d'accepter plus facilement les conclusions des écrivains postérieurs, Marc de Lisbonne, Surius, Wadding, lorsqu'ils nous dépeignent la physionomie des deux époux : don Martin comme un vaillant chevalier, alliant le courage des preux et la foi des croisés à la noblesse du sang; et dona Maria comme une femme de caractère, joignant aux charmes de la jeunesse et aux grâces de l'esprit ces qualités morales qui sont l'arôme et la joie des foyers, un cœur généreux, une âme ouverte à tous les dévouements, une piété tendre et sincère,
" Oh ! l'heureux couple ! Oh ! les heureux époux ! " répéterons-nous avec les chroniques médiévales. Heureux, parce que le ciel les avait choisis pour être les instruments de ses miséricordieux desseins sur le xiiie siècle ; heureux surtout, parce qu'ils se sentaient assez de courage pour remplir leur mission.
Tous deux étaient rayonnants de jeunesse, tous deux pleins de confiance dans l'avenir. Le ciel bénit leur union, dont notre Bienheureux fut le premier fruit. C'est du moins ce qui ressort des textes comparés de la légende primitive et de la biographie de Jean Rigaud. " Ses parents étaient à la fleur de l'âge ", lisons-nous dans la première. — " Ils n'avaient pas encore eu de fils y, ajoute la seconde. Notre Saint fut donc au moins l'aîné des fils.
Le nouveau-né fut porté en grande pompe sur les fonts sacrés de la cathédrale, où il reçut le nom de Fernando. Enfant de bénédiction, mais sans aucun de ces présages ni de ces prodiges qu'on remarque dans la vie des saint Basile, des saint Dominique, des saint François. Les abeilles ne déposèrent pas leur miel sur ses lèvres ; sa mère ne fut pas troublée par des songes ; l'aile des chérubins n'effleura pas son berceau. Seulement, dans la famille, l'allégresse était débordante; gentilshommes et bourgeois s'associaient à une joie si légitime, et la demeure du preux " chevalier d'Alphonse II " retentissait de vœux qui pouvaient paraître hyperboliques et que la réalité devait pourtant dépasser.
Bientôt, s'il faut en croire certains légendaires de basse époque, le foyer s'agrandit de trois autres berceaux, un frère et deux sœurs : Pedro, Maria et Féliciana. Nous nous bornons à transcrire ces détails dont la justification nous échappe ; et poursuivant notre marche, nous allons pénétrer dans l'intérieur de la maison prédestinée qui nous attire, pour essayer d'y surprendre le mode d'éducation qu'employèrent les parents du Bienheureux.
On aime à se figurer dona Maria accomplissant en chrétienne les obligations de sa tâche maternelle, façonnant peu à peu son fils à cette droiture de caractère et à cette estime des grandes choses qui étaient alors considérées comme le plus bel apanage de la noblesse ; ouvrant son intelligence à tout ce qui est beau, récompensée dans ses efforts et souriant avec bonheur à l'éclosion d'un talent qui, plus tard, étonnera l'Europe entière. Au fait, dans cette formation première qui est l'œuvre et aussi le mérite de la mère, tout nous échappe, sauf une note prédominante, et combien harmonieuse, dont les Frères-Mineurs nous renvoient l'écho lointain : c'est la dévotion à la Vierge immaculée, cette dévotion innée dans le cœur de tout catholique, mais plus intense chez les saints.
Le culte de la Reine du ciel, éclos au doux sourire de dona Maria, éclate en effet du berceau à la tombe, à travers les différentes phases de l'existence de notre Bienheureux. " L'auguste Mère de Dieu a veillé sur ses premiers pas dans la vertu, nous dit Jean Rigaud ; et, tout le long de ses jours, elle étend sur lui sa main bénissante, " Et lui s'éprend de bonne heure, pour son aimable protectrice, " d'une filiale tendresse et d'une confiance qui ne se démentiront pas. "
Enfant, il grandit à l'ombre d'un des sanctuaires privilégiés de Marie, la basilique de Notre-Dame , où il a été baptisé. Religieux, il prend la Reine des anges pour sa protectrice spéciale. Apôtre, il sera le chantre de ses grandeurs, l'intrépide défenseur de ses privilèges, et tiendra à redire que tout ce qu'il a, il le tient des mains de Marie.
Tout des mains de Marie ! Cette pensée trouve sa traduction dans une des statues, la plus ravissante peut-être, de la basilique patriarcale. Le Saint y est représenté en habit de clerc, soutanelle rouge et cotta plissée, aux pieds d'une majestueuse image de la Reine des anges, à laquelle il semble dire : " C'est à vous, aimable Souveraine, que je dois tout, ma vocation, l'auréole de l'apostolat et ma couronne du ciel ! "
Radieux de grâce et d'innocence, prévenu des bénédictions du ciel, nature vive, intelligence précoce, imagination ardente, vers l'âge de huit à neuf ans, Fernando faisait déjà pressentir ce qu'il serait un jour. Ses parents, heureux et fiers, n'eurent garde de laisser en friche un sol si riche et si fécond.
A cette époque, les monastères et les églises ne manquaient jamais d'ouvrir des écoles où les grandes familles envoyaient de préférence leurs enfants. L'église patriarcale de Lisbonne possédait un de ces établissements d'instruction dirigés par des ecclésiastiques, où les exercices de piété s'alliaient à l'étude des lettres. Fernand y fut envoyé.
Quelle était alors la matière de l'enseignement donné à la jeunesse portugaise ? Les chroniques médiévales n'y font aucune allusion ; mais nous ne croyons pas dépasser les limites de la vraisemblance, en avançant que l'école épiscopale de Lisbonne était fondée sur le même type que celle des pays voisins, et qu'en Portugal, comme en France et en Angleterre, le programme comprenait la grammaire, la rhétorique, la dialectique et le plain-chant.
Pendant un laps de temps que les légendes primitives ne déterminent pas, l'enfant prédestiné suivit assidûment les cours de cette maîtrise. Alerte et vif, comme on l'est à cet âge, gracieux sous le costume des clercs, heureux lui-même de mêler sa voix fraîche et pure à celle de ses condisciples, plus heureux encore de servir le prêtre au sacrifice auguste de nos autels, il étonnait tout le monde par l'harmonique et précoce développement de toutes ses facultés.
Mais l'homme est un être libre et il faut pour que sa liberté s'affirme, qu'elle soit soumise à l'épreuve. Nul n'échappe à cette loi de la Providence, le fils de don Martin pas plus que les autres. C'est vers la fin de sa vie écolière qu'il fut aux prises, selon Surius, avec la tentation délicate qui est recueil de la jeunesse. " Il eut à subir, nous dit l'austère hagiographe, les sollicitations importunes d'une servante légère ; il résista victorieusement. "
La version de Surius, empruntée à des documents " très antiques ", mais que malheureusement il ne désigne pas, a pour elle, sinon la certitude, au moins toutes les probabilités. A l'âge où s'éveillent les passions, une tentation se dresse devant le doux adolescent, inattendue et sous les formes les plus capables d'entraîner un cœur sensible dans les voies de la volupté. La lutte qu'elle provoque, les violentes émotions qu'elle soulève, marquent la première étape de sa carrière et décident de l'orientation de sa marche. Aux clartés de ce duel entre le bien et le mal, il a mieux compris le but final du terrestre pèlerinage, la nécessité d'y tendre, les périls de la route; il a sondé du regard les bas-fonds du torrent fangeux où s'enlise la jeunesse, et il s'en détourne avec effroi. Effroi bien légitime et qui se retrouve chez tous les saints ! Ce qui les épouvante, c'est le mal.
Le récit de Surius concorde parfaitement, du reste, avec le texte des chroniques primitives, qui dépeignent les effets, sans nous signaler la cause. " L'enfance de Fernando, écrit Jean Rigaud, s'était écoulée calme et à l'abri des orages sous le toit paternel. En ouvrant les yeux sur le monde, il fut vivement frappé de deux choses : la fascination des jouissances matérielles et leur instabilité ; et les réflexions sérieuses affluèrent dans son esprit. "
Chaque jour effeuillait une de ses illusions, rapporte de son côté le plus ancien de ses biographes ; chaque jour lui découvrait mieux les périls cachés sous les dehors d'une société qui n'avait pour lui que des sourires et des rosés. " O monde, s'écria-t-il un jour, tu mens à toutes tes promesses ! Ta force n'est qu'un roseau fragile, tes richesses qu'un peu de fumée, tes plaisirs qu'un écueil où la vertu, fait naufrage ! "
Vainement faisait-on miroiter à ses yeux l'éclat des grandeurs assurées à sa naissance et à ses talents. Patrimoine, titres et dignités civiques, que sont tous ces hochets de la terre au regard d'une âme qui a, comme la sienne, le vrai sens de la vie ? Il les dédaigna pour s'attacher à la poursuite de biens meilleurs et plus durables. Il était de ces êtres prédestinés qu'une voix intérieure pousse au désert. Il écoutait ; pourquoi résister ?
Enfin sa résolution est prise, ferme, irrévocable; il se consacrera au service de Dieu. Il fait part de ses projets " à son père et à sa mère ", dans une confidence intime dont Jean Rigaud ne nous transmet que le résultat. Pour couper court à toute velléité de retour, " il abdique par écrit ses droits à l'héritage qui lui était dévolu ". Cet acte juridique et la suite du récit ne nous permettent pas de supposer que ses parents lui aient refusé le consentement désiré. Chez eux, la foi parle plus haut que le cœur; ils s'inclinent devant une vocation si manifeste ; et lui, libre de ses mouvements, franchit à la hâte le seuil de la demeure paternelle, s'en va frapper à la porte de l'abbaye de Saint-Vincent de Fora, dans la banlieue de Lisbonne, et sollicite l'honneur d'y être admis, " attiré, nous dit la Légende primitive, par le renom de science et de sainteté qui s'attachait à cette maison ".
La vocation vient d'en haut, et les hommes comme les événements ne servent qu'à la préparer, souvent à leur insu, quelquefois même contre leur gré. Heureux celui qui est l'élu ! Heureux celui qui entend la voix du Créateur et se lève au premier appel ! Fernando est un de ces élus, un des plus privilégiés, un des plus fidèles. Son berceau est entouré de soins vigilants. Son enfance et sa vie écolière sont faites d'amour et de piété, de respect et de tendresse pour les parents, d'ardeur au travail et de dévotion à la Reine des Vierges, de foi et de pureté, d'une pureté dont il commence à connaître le prix et qu'il sait défendre, sans jamais fléchir, contre les séductions du monde, non moins que contre l'ivresse des passions. Il apparaît ainsi, au foyer, comme un beau lis, " un lis fleuri, " selon la riante image de Jean Rigaud. Il restera toujours un lis odorant, un lis fleuri. Il a embaumé la demeure paternelle ; il embaumera de même le cloître, puis les vallées et les montagnes, la France et l'Italie ; et au soir de ses jours, il pourra dire de la vertu angélique ce que Salomon a dit de la sagesse : " Je l'ai aimée, je l'ai recherchée dès l'âge le plus tendre. Je l'ai choisie pour ma fiancée, et je suis devenu l'amant de son impérissable beauté. Le Seigneur avait richement doté mon âme, et il m'avait mis au cœur un vif attrait pour le bien. Chaque jour je croissais en vertu, et j'ai pu de la sorte préserver ma chair de toute souillure . "

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 CHAPITRE II

 LE CHANOINE DE SAINT-AUGUSTIN  (1210 - 1220 ?)

C'était en 1210, " don Fernando avait quinze ans révolus : " l'âge des rêves et des espérances ! Briser tous ces rêves, renoncer à toutes ces espérances, quitter le toit paternel, une mère adorée, des amitiés, précieuses, pour une nature aussi aimante que la sienne, le sacrifice était dur ! Il le fit sans hésitation ni réserve, avec la spontanéité et l'énergie d'une âme qui préfère l'héritage des saints à toutes les couronnes de la terre, et put redire en toute vérité, avec le Roi-Prophète : " Le passereau et la tourterelle se bâtissent un nid pour déposer leurs petits. Pour moi, Seigneur, vos autels seront à jamais ma demeure, "
Le Prieur du monastère, don Gonzalve Mandez, l'accueillit avec bienveillance. Nous avons ici un indice que les parents ne refusèrent pas leur consentement à la vocation de leur fils ; car, peu de temps après, il revêtait, sans obstacle et dans la plénitude de sa liberté, la robe blanche et l'aumusse des Chanoines réguliers de Saint-Augustin. " Il le fit avec humilité et dévotion ", ajoute son biographe. Deux mots bien riches dans leur concision; car ils nous révèlent les sentiments intimes et les beautés d'un cœur tout pétri d'esprit de sacrifice et d'amour de Dieu.
" Qui a donné son cœur a tout donné ", écrira-t-il plus tard. Il a donné son cœur à Dieu ; il ne le reprendra pas, mais il ne laissera pas d'être en butte à de terribles assauts dont les documents primitifs vont nous révéler la nature.
Le monastère était tout près de Lisbonne, trop près. Cette proximité permettait, entre le jeune chanoine et " ses amis ", une fréquence de rapports qui n'était pas sans troubler la paix de sa cellule. Ces visiteurs — que les vieilles chroniques qualifient " d'amis charnels ", c'est-à-dire imbus de cet esprit du monde qui est en éternelle contradiction avec l'esprit de l'Évangile, n'épargnaient rien de ce que peut suggérer l'affection pour le ressaisir et l'arracher au cloître. Il résistait victorieusement à toutes les attaques, à toutes les séductions ; mais sachant par expérience que la lutte contre ceux qu'on aime finit par énerver les caractères les mieux trempés, et ne voulant à aucun prix s'exposer à perdre le trésor de sa vacation, il résolut de se dérober à leurs sollicitations importunes et de chercher une autre tente pour s'y fixer. Il rencontra un obstacle inattendu dans le refus de Gonzalve Mendez, " qu'avaient charmé les rares qualités du fils de don Martin, ses talents, sa piété angélique, son exquise amabilité ", et qui fondait sur lui les plus grandes espérances. " Ayant enfin obtenu, à force de larmes et de prières, l'autorisation du Père Prieur, il quitta, non la milice où il s'était enrôlé, mais le théâtre du combat, non par caprice, mais dans un élan de ferveur, et se transporta au monastère de Sainte-Croix de Coïmbre . "
L'abbaye de Sainte-Croix avait sur celle de Saint-Vincent de Lisbonne l'avantage inappréciable d'être le berceau de l'institut augustinien. Là, on respirait encore le parfum des vertus de saint Théotonio, son premier Prieur ; là, étaient la source des traditions et les ossements des premiers fondateurs. La discipline régulière, qui est l'âme de la vie cénobitique, y florissait, et don Fernando y trouva ce qu'il cherchait : des frères, la paix et Dieu.
Qu'étaient exactement les Chanoines réguliers de Sainte-Croix, et quelle formation religieuse don Fernando reçut-il chez eux ? Cette question a été traitée avec une rare érudition par M. l'abbé Lepître.
" Le terme général de " Chanoine ", remarque-t-il, semble avoir désigné, dans l'Église d'Occident, des clercs voués au service d'une église en suivant une règle. Ils n'avaient pas tout d'abord les mêmes constitutions ; mais au IIe concile de Latran, Innocent II ordonna que tous suivissent la règle de saint Augustin (1139). Cette règle était ainsi dénommée, non qu'elle vînt du grand docteur d'Hippone, mais parce qu'elle était basée sur ses deux discours "De moribus clericorum suorum", et sur sa Lettre CCXI, adressée à des Religieuses.
" Les prescriptions dont elle se composait étaient assez larges pour permettre d'accorder beaucoup au ministère des âmes. Mais il était loisible aux différentes communautés augustiniennes de compléter ces prescriptions, ou bien encore de les spécifier et de les préciser. C'est ce qu'ont fait les congrégations de Prémontré, de Saint-Victor de Paris et de Sainte-Croix de Coïmbre, pour ne parler que de celles-là. Ce monastère avait été fondé en 1132 par D. Tello, archidiacre du diocèse, et avait eu pour premier prieur saint Théotonio. Les rois de Portugal et les souverains pontifes s'étaient plu à favoriser la nouvelle congrégation. Sainte-Croix comptait, dès les premières années de son existence, soixante-douze religieux; elle était exempte de la juridiction de l'évêque, et elle avait sous sa dépendance plusieurs paroisses, en particulier celle de Lercina. N'oublions pas que l'office des Chanoines réguliers, à quelque congrégation qu'ils appartinssent, n'était pas seulement le service du chœur, mais encore le soin du salut des âmes, dans l'église où ils se trouvaient ou dans les paroisses soumises à sa juridiction. "Clericus regularis mysteria Dei dispensat", est-il dit formellement dans leurs constitutions. N'allons pas les considérer comme des moines ; ils étaient regardés comme étrangers à l'état monastique... Ajoutons ici un trait caractéristique de tous les chanoines réguliers ; ils étaient voués d'une manière particulière à l'étude. Mais cette étude avait un but spécial : rendre les sujets plus propres au service de Dieu et des âmes et les préparer, s'ils avaient des aptitudes suffisantes, à remplir les fonctions pastorales dans l'Église. Le monastère donnait une instruction élémentaire aux enfants qui fréquentaient son école. Il la départissait plus abondante et plus complète aux jeunes gens qu'il voulait garder, et il accordait des soins tout particuliers aux chanoines qui se trouvaient mieux doués que leurs frères en religion.
" Sainte-Croix de Coïmbre était fidèle à l'esprit comme à la lettre de ces constitutions. Comme le monastère de Saint-Ruf d'Avignon jouissait d'un renom bien établi de ferveur, elle avait envoyé l'un de ses membres, le prêtre Pierre, pour en étudier les usages et les faire connaître à ses frères. Celui-ci, par deux fois, fit un assez long séjour à Saint-Ruf, en examinant ce qui pouvait manquer à son couvent sous le rapport de la régularité ou de la doctrine. Il est dit que la seconde fois il avait rapporté un Capitulaire, la manière de chanter les antiennes, le Commentaire de saint Augustin sur saint Jean ainsi que sur certaines questions des Évangiles selon saint Mathieu et saint Luc, l'Hexameron de saint Ambroise, avec son Pastoral et son livre sur la Pénitence, enfin le Commentaire de Bède sur saint Luc.
" Pour mieux faire connaître encore le milieu où Fernando vécut, tant qu'il demeura chez les chanoines réguliers, rappelons en deux mots ce qu'avait été saint Théotonio", le premier prieur de Sainte-Croix. Il avait dû laisser dans son monastère une trace non encore effacée, puisqu'il l'avait gouverné pendant vingt ans avec une sagesse qui faisait l'admiration de tous. Le roi Alphonse Ier ne partait jamais pour une expédition sans se recommander à ses prières. Les séculiers se présentaient souvent à sa porte pour être admis à le voir. Mais cette faveur leur était rarement accordée, le saint Prieur redoutant l'intrusion du monde dans sa communauté. Saint Théotonio entretenait des relations d'amitié avec saint Bernard, et sur la fin de sa vie, il aimait à s'appuyer sur un bâton qu'il avait reçu de l'abbé de Clairvaux. "
La Providence conduisait don Fernando vers des rivages où se dessinerait bientôt sa vocation définitive. Mais lui, ignorant les mystères de l'avenir, ne songeait qu'à profiter des douceurs de la solitude qui lui était ménagée, pour fermer son cœur à tous les enchantements de la terre et l'ouvrir à toutes les inspirations du ciel. Il avait en mémoire, nous dit son premier biographe, l'adage de saint Jérôme : " L'important n'est pas d'habiter un lieu saint, mais d'y vivre saintement " ; et il n'entendait pas être un religieux à demi. Il se donnait tout à Dieu ; il se donnait tout au devoir. Le chœur, la cellule, le jardin, ces trois théâtres qui se partagent la vie claustrale, étaient témoins de ses progrès incessants. Le son de la cloche était pour lui la voix de Dieu ; la psalmodie faisait ses délices, la mortification son armure, l'obéissance la joie de son cœur, l'oraison et les entretiens prolongés avec le Maître suprême sa meilleure consolation.
Ecole de ferveur et de perfection, l'abbaye était en même temps, grâce aux libéralités du roi de Portugal, un centre de culture littéraire, un véritable foyer de lumière rayonnant sur tout le royaume et acheminant peu à peu les esprits vers la création de la célèbre Université de Coïmbre. Don Fernando put donc se livrera loisir, et plus facilement qu'à Lisbonne, à son attrait pour la science sacrée. Il est difficile d'admettre qu'il n'ait pas au moins parcouru les classiques latins alors en vogue dans les écoles, Boèce, Virgile, Ovide ; mais dans tous les cas, la théologie, les Pères de l'Eglise, les gloses scripturaires, l'histoire, la controverse, eurent ses préférences ; et le Livre par excellence, la Bible, plus encore que tout le reste. Sa foi se fortifiait dans la méditation des pages inspirées, et sa piété s'alimentait à ces sources d'eau vive, pendant que son intelligence s'armait de preuves invincibles comme d'autant de flèches enflammées qu'il s'apprêtait à lancer, en temps opportun, contre l'ennemi. Et l'ennemi, il le connaissait. Ce n'était plus le mahométisme avec ses doctrines abrutissantes; c'était l'hérésie manichéenne, pieuvre hideuse qui étendait ses tentacules sur tous les Etats de l'Europe.
Quand le térébinthe trouve un terrain propice, il y plonge ses racines et étend au loin sa verte et puissante ramure. Le cloître de Sainte-Croix était pour le fils de don Martin ce terrain propice. Son beau talent s'y développait à l'aise. Nous disons son beau talent; car la nature l'avait richement doté. Sa mémoire était prodigieuse. Tous les trésors de la science s'y entassaient sans effort, sans confusion. " Il retenait tout ce qu'il lisait ", remarque son historien. En face d'une si vaste érudition unie à une si grande jeunesse, ses maîtres ne cachaient pas leur admiration. Elle se traduisait par une appréciation qu'ils insérèrent plus tard dans les archives du monastère et que nous enchâssons comme une perle précieuse dans notre récit. " Don Fernando, écrivent-ils, était un homme fameux, un esprit cultivé, un religieux d'une sainteté éminente. "
Tant d'avantages déterminèrent ses supérieurs à le présenter aux Ordres sacrés. Quel jour, en quelle année fut-il promu au sacerdoce ? Quelles furent les impressions de cette inoubliable journée ? Ses genoux tremblèrent-ils, sa voix fut-elle étouffée par l'émotion, lorsqu'il monta pour la première fois à l'autel ? Tout ici échappe à nos investigations. La "Chronique des vingt-quatre Généraux" et le bréviaire des Chanoines réguliers du Portugal affirment qu'il était prêtre en 1219 ; le Bréviaire romain le nie. La cause est toujours pendante et ne paraît pas près d'être jugée. Question bien secondaire après tout et dont nous ne voulons retenir qu'un point : c'est qu'en l'année ,1219, la formation intellectuelle de don Fernando est terminée. A son tour de paraître en public ; à son tour d'instruire les hommes de sa génération. Seulement, ce ne sera mi à Coïmbre ni dans aucune ville du Portugal, ni sous la robe des disciples de saint Théotonio, qu'il déversera les trésors de doctrine amassés à l'ombre des cloîtres augustiniens.

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CHAPITRE III

VOCATION FRANCISCAINE (1220 ?)

A l'heure des plus violentes attaques du manichéisme, le pontife qui présidait aux destinées de l'Église, Innocent III, avait un songe bien propre à le consoler et qu'il prenait plaisir à raconter aux cardinaux réunis autour de lui. " Il me semblait, leur disait-il, que la basilique de Saint-Jean de Latran chancelait sur ses bases, et je m'efforçais vainement d'en conjurer la chute, lorsqu'un homme pauvre et chétif s'avança et la soutint de ses épaules. "
Cet homme pauvre et chétif, disons mieux, cet homme providentiel, le plus extraordinaire qui ait paru dans l'Église depuis les temps apostoliques, est saint François d'Assise.
Fils d'un riche négociant, il s'était dépouillé de tout, pour suivre de plus près le Christ humilié et anéanti. Fondateur d'Ordre, il avait adopté le costume des pâtres de l'Ombrie, et il s'en allait à travers l'Italie, consolant les déshérités de la terre, les petits, ceux qui souffrent, et prêchant à tous la paix et la réconciliation. Ame de feu qu'entraînaient trois sublimes passions : Dieu, l'Église et la pauvreté ! Il était fou d'amour, d'un amour sans mesure pour Dieu, d'une tendresse exquise qui s'épanchait à flots sur toute la création. L'agneau était son frère, la pâquerette sa sœur, le rossignol un ami avec lequel il alternait, toute une nuit, les louanges du Créateur. Fatigué le premier, il disait au Fr. Léon : " Donnons à manger à notre frère le rossignol ; car il le mérite mieux que moi. "
Cet amant de la nature était en même temps un puissant réformateur. Nul n'eut plus que lui le sentiment des besoins et des maux de son époque, l'intuition des remèdes les plus efficaces, le courage de les appliquer, parce que nul n'aima plus que lui. Pour arrêter les peuples sur le chemin de l'apostasie, il créa le moine-apôtre et le lança à la conquête des âmes, avec la même hardiesse que saint Bernard avait lancé ses moines-chevaliers à la conquête des saints Lieux. Des âmes ! Il voulait des âmes ! Son zèle ne connaissait ni races ni frontières ; les nations infidèles en étaient l'objectif, aussi bien que les chrétientés de l'Europe.
" Sachez, déclarait-il au cardinal Hugolin, en parlant des contrées d'outre-mer, sachez que le Seigneur a choisi les Frères-Mineurs pour propager l'Evangile en tout lieu, et qu'ils lui gagneront une infinité d'âmes. " Il avait en pensée, quand il s'exprimait avec cette confiance dans l'avenir, la vision symbolique où Dieu lui avait montré un palais de toute magnificence en lui disant : " C'est pour toi et tes soldats. "
Une conquête, un palais, des soldats ! Dans cette apparition, n'était-ce pas le Très-Haut lui-même qui l'avait désigné comme le porte-drapeau de la civilisation chrétienne ? Et à ce titre, ne devait-il pas l'exemple à ses disciples ? Il le comprit de la sorte, et leur ouvrant son cœur, il leur fit part de son dessein et de ses espérances : " Il subjuguerait par la seule force de la persuasion ces Musulmans, Sarrasins et Maures, que ne pouvait dompter la lance des rois chrétiens. " C'était bien la guerre sainte qu'il leur prêchait; c'était bien une croisade, mais une croisade à part — plus noble encore et plus divine que celle des preux bardés de fer — avec la croix pour unique armure, la conversion d'un peuple ou le martyre en perspective, et le ciel pour récompense ! Magnifique projet !... Quelle transformation dans l'histoire des peuples, si le succès avait couronné ses efforts ! Dès l'année 1213, c'est-à-dire quatre ans après la fondation de son institut, il poussait une pointe jusqu'à l'ouest de la péninsule ibérique, jusqu'à Saint-Jacques de Compostelle, pour passer de là en Afrique. La maladie venait déjouer tous ses plans. En 1217, il reprenait le même projet et envoyait dans la même direction Bernard de Quintavalle, le premier de ses disciples, avec huit autres Frères, parmi lesquels nous distinguons Jean de Pérouse et Pierre de Sasso-Ferrato, les martyrs de Valence; Zacharie et Gauthier, spécialement désignés pour le Portugal ; " tous hommes d'une éminente sainteté ", dit Wadding.
Saint François avait insisté sur l'importance de la mission du Portugal. Pour quel motif ? C'est qu'il se rendait parfaitement compte de la situation de la péninsule. Le midi de l'Espagne, même après la fameuse journée de las Navas de Tolosa, était encore et pour longtemps soumis au joug du cimeterre, tandis que le Portugal, marchant de victoire en victoire sous Alphonse Ier et Alphonse II, avait recouvré son indépendance. Avec Lisbonne et Porto, l'empire des mers lui était ouvert, et l'Afrique devenait ainsi d'un abord facile. Rien ne prouve donc mieux que ce choix du Portugal le sens profond du Patriarche d'Assise.
Zacharie et Gauthier, fidèles aux recommandations comme à l'exemple de leur séraphique Père, ne manquèrent pas de présenter à l'évêque de Coïmbre leurs hommages, puis à Alphonse II et à la reine Urraque (ou Eulalie), dont on leur avait vanté la piété, l'objet de leur requête, qui était de fonder, dans le royaume, des couvents d'avant-poste, des pépinières d'hommes apostoliques destinés à l'évangélisation des Maures. Leur projet fut goûté à la cour, où le nom de saint François n'était pas inconnu, et c'est à la famille royale que furent dues les deux premières fondations. En. 1217, Sancia, sœur du roi, installa les Mineurs dans l'ermitage de Sainte-Catherine, aux environs d'Alenquer ; et l'année suivante, la reine les établissait elle-même à Saint-Antoine d'Olivarès, hameau situé à trois milles environ de Coïmbre, dans un bouquet d'oliviers, d'où lui était venue sa dénomination.
Le couvent d'Olivarès était étroit et pauvre, comme celui de la Portioncule. On y menait la même vie de prière, de dénuement, de privations, et aussi d'abandon à la Providence. Un Frère était chargé d'être l'ange visible de la Providence, le Frère quêteur. Si parfois il rencontrait le sarcasme et l'affront sur son chemin, il y trouvait aussi des consolations, surtout au monastère de Sainte-Croix. "Il y venait souvent " ; il y était toujours accueilli comme un frère par l'hôtelier de l'abbaye ; et cet hôtelier, s'il faut en croire une tradition consignée dans le bréviaire des Chanoines réguliers de Portugal, n'était autre que le fils de don Martin. Ne demandons pas aux chroniques du temps le nom de ce Frère quêteur. Elles ont cru dire assez, en affirmant qu'il était un modèle de dévouement et d'abnégation, un vase d'élection répandant autour de lui la bonne odeur du Christ. Sous cet air simple et modeste, don Fernando avait entrevu les trésors de grâce déposés au fond de son cœur. Une vision lui en dévoila toute l'excellence. " A l'heure où le Franciscain mourait, lisons-nous dans la "Chronique des vingt-quatre Généraux", don Fernando, qui célébrait en ce moment la sainte messe, fut ravi en extase et vit l'âme de l'ancien quêteur prendre son essor sous la forme d'une blanche colombe, traverser d'un vol rapide les flammes du purgatoire, puis monter, purifiée et glorieuse, au séjour de la béatitude et de la paix. " Le souvenir de cette apparition demeura fixé dans sa mémoire et forma, entre les enfants de saint François et lui, des nœuds de sympathie réciproque qu'allait bientôt resserrer le passage d'une seconde caravane de missionnaires.
Dans l'année 1219, en effet, à la suite du fameux Chapitre des Nattes, le Séraphin d'Assise, méditant toujours la conversion des Mahométans, avait partagé le monde infidèle en deux parts. Se réservant l'Egypte et la Palestine, il avait assigné le Maroc à cinq ouvriers apostoliques dont les noms sont inscrits au livre d'or des élus. C'étaient Bérard, Pierre, Othon, prêtres ; Adjut et Accurse, frères lais. Leur histoire nous appartient.
Le Portugal était pour eux le chemin le plus sûr. Ils vinrent, comme leurs devanciers, à Coïmbre, et se présentèrent à la cour. L'abbaye de Sainte-Croix leur fournit généreusement l'hospitalité, et don Fernando put ainsi s'entretenir à loisir avec eux des origines et du but de leur congrégation, des merveilles de la Portioncule, des qualités transcendantes de leur vénérable fondateur, des miracles qui éclosaient sous ses pas. Il put aussi admirer l'ardeur de leur foi, leur saint enthousiasme en face d'un martyre prévu, et la douce sérénité de leur visage au milieu des sacrifices du départ.
A peine débarqués à Maroc, capitale de l'empire des Almohades et centre du fanatisme musulman, les disciples du Poverello essayèrent de faire luire dans les esprits un rayon de la vérité et crièrent à haute voix : " Jésus-Christ est le vrai Dieu, et Mahomet est un imposteur." C'était plus qu'il n'en fallait pour ameuter la populace. On les arrête, on les traîne devant l'émir (ou Miramolin), nommé Abou-Jacob. Celui-ci, leur montrant des femmes richement parées, les met en face de cette alternative : ou la loi de Mahomet, avec son paradis sensuel, ou la mort par le glaive. Sans hésiter, ils choisissent la mort. " Prince, répliquèrent-ils, avec une noble fermeté, nous ne voulons ni de tes femmes ni de tes honneurs ; nous te les laissons pour garder Jésus-Christ. Tu peux inventer toutes sortes de tortures, tu peux nous ôter la vie; toute peine nous semble légère, quand nous pensons à la gloire du ciel. " Et, en prononçant ces paroles, leur regard s'illumine d'espérance, et leur âme s'abreuve d'immortalité. Le tyran se lève, exaspéré, saisit des deux mains son lourd cimeterre et leur fend le crâne.
Alors la populace s'empare des cadavres mutilés, les traîne hors de la ville, les couvre de fange et d'ordures, essaie même de les réduire en cendre ; mais la flamme respecte les corps des serviteurs de Dieu, comme elle respectera, deux siècles plus tard, le cœur de la vierge de Domrémy. Un orage éclate; les Maures effrayés s'enfuient, et les chrétiens s'approchent pour recueillir les reliques des cinq martyrs, qu'ils déposent dans deux châsses d'argent.
Ces faits se passaient dans la journée du 16 janvier 1220. Quelques semaines après, don Pedro, qui s'était réfugié chez les Maures, à la suite de quelque différend avec Alphonse II, son frère, rentrait à Séville, puis en Castille, rapportant avec lui la dépouille des cinq martyrs, au milieu de circonstances qui ne s'expliquent que par l'intervention directe du Tout-Puissant : inanité des embûches dressées par les musulmans, guérison subite d'un paralytique à Astorga, et vingt autres phénomènes supranaturels dont " les actes du martyres " nous attestent la réalité. Prévenu et tout émerveillé de ce qui s'était passé, le roi donna ses ordres pour que la translation des corps ainsi glorifiés par le ciel se fît en grande pompe. On alla processionnellement au-devant d'eux ; et c'est au chant des hymnes sacrées qu'ils franchirent les remparts de Coïmbre, pendant que l'évêque et son clergé, la reine avec les grands du royaume et le peuple leur formaient un cortège vraiment triomphal. Les châsses furent déposées dans l'église abbatiale de Sainte-Croix et confiées à la garde des Chanoines de Saint-Augustin.
Le sang des martyrs est toujours une semence féconde. Sur la tombe des Franciscains immolés pour la foi, va fleurir un lys dont les parfums embaumeront toute la catholicité. Ce lys, c'est le fils de dona Maria.
Personne ne fut plus touché que lui de la splendeur de ces fêtes. Il avait reçu, quelques mois auparavant, ces cinq étrangers; il les avait vu partir pauvres, inconnus, méprisés, et il les voyait revenir au milieu de l'enthousiasme des peuples, avec l'auréole des prophètes et des martyrs. Penché sur leurs châsses, il se disait en lui-même : " Oh ! si le Très-Haut daignait m'associer à leurs glorieuses souffrances ! S'il m'était donné à moi aussi, d'être persécuté pour la foi, de fléchir le genou et d'offrir ma tête au bourreau ! Fernando, ce jour luira-t-il pour toi ? Fernando, auras-tu ce bonheur ? "
Pendant qu'il priait, les saints qu'il invoquait intercédaient là-haut en sa faveur, et lui-même se sentait de plus en plus incliné à marcher sur leurs traces et à entrer dans une congrégation qu'il considérait comme une pépinière d'apôtres et de martyrs.
Aussi, lorsque les religieux de Saint-Antoine d'Olivarès vinrent, selon leur coutume, à l'abbaye, il les prit à part ; et s'ouvrant à eux de ses inspirations intimes, il leur dit : " Je désire de toute l'ardeur de mon âme prendre le saint habit de votre Ordre. Je suis prêt à le faire, à une condition : c'est qu'après m'avoir revêtu des livrées de la pénitence, vous m'envoyiez au pays des Sarrasins, afin que je mérite,. moi aussi, de participer à la couronne de vos saints martyrs. "
En écoutant cette confidence et cette proposition, les fils du Poverello d'Assise ne se possédaient pas de joie. Sans doute ils comptaient déjà parmi leurs Frères des apôtres et des thaumaturges, mais il leur manquait l'auréole de la science. Et voici que Dieu lui-même leur amène une recrue d'élite, une vocation que toutes les milices religieuses leur envieraient, une vocation éprouvée. Pourquoi refuser ? Pourquoi différer l'acceptation ? Ils conviennent donc avec don Fernando qu'ils lui apporteront le lendemain matin les livrées franciscaines.
Ils n'avaient garde de manquer au rendez-vous. A l'heure dite, ils étaient là, et don Fernando, muni de l'autorisation de son Prieur, échangeait la blanche tunique des chanoines de Saint-Augustin contre la bure franciscaine, les richesses de l'abbaye contre la pauvreté séraphique, son nom de Fernando contre celui d'Antoine que l'histoire a consacré. S'il versa des larmes, ce furent des larmes de bonheur ; car il se réjouissait de pouvoir dire avec celui qu'il allait nommer son père, saint François : " Le Seigneur est mon partage. Mon lot est assez beau : avec Dieu, je possède tout. "
Ses confrères ne le virent pas partir sans regret, et ce sentiment les honore autant que lui. L'un d'eux alla jusqu'à lui dire, avec une pointe de raillerie : " Va, va, tu deviendras un saint ! — Mon frère, répliqua doucement le serviteur de Dieu, lorsque vous apprendrez que je suis devenu un saint, vous en bénirez le Seigneur. " Et il continua sa route, sans regarder en arrière. Il avait trouvé sa voie.
Il était jeune encore, " dans sa vingt-cinquième année ", remarquent les chroniques franciscaines ; il était surtout plein d'ardeur et de zèle.
Un sublime idéal se dressait devant lui, l'idéal du missionnaire qui s'en va, la croix à la main, prêcher l'Évangile aux peuples assis à l'ombre de la mort et verser son sang pour la vérité. Il avait hâte de le réaliser. D'ailleurs, il avait peur d'être arrêté, dès les premiers pas, par ses parents, qu'alarmerait une tentative si téméraire. Il brusqua son départ, et après avoir fait profession entre les mains de ses supérieurs, il dit adieu à l'ermitage d'Olivarès, à sa patrie, qu'il ne devait plus revoir, et s'embarqua pour le Maroc, dans le courant de l'automne de l'année 1220, d'après Azevedo.
Lorsque saint Antoine aperçut pour la première fois les côtes d'Afrique, il éprouva un tressaillement indicible. Il allait fouler ces rivages encore humides du sang de Bérard et de ses compagnons, cette terre où florissaient autrefois des chrétientés fameuses par leurs pontifes et leurs docteurs, les Tertullien, les Arnobe, les Optât, les Fulgence, les Augustin, et qui semblait maudite depuis qu'elle était couverte par le flot impur de l'Islam. Il relèverait les ruines, il replanterait la croix, il ressusciterait les merveilles du passé ; puis, tombant sur la brèche, il rendrait un dernier témoignage, par l'effusion de son sang, à la divinité du Fils de l'homme.
Rêves d'un cœur d'apôtre, rêves sublimes ! Mais que les desseins de Dieu sont différents des desseins de l'homme ! A peine le jeune missionnaire eut-il touché ces plages infidèles que, par suite des fatigues de la traversée et du changement de climat, il fut saisi de fièvres et de douleurs qui le clouèrent tout l'hiver sur son grabat. Il ne traversa point les rues du Maroc ; il ne se fit pas entendre à la porte des mosquées. Ses biographes ne mentionnent pas un seul acte de zèle, pas le plus timide essai de civilisation. Réduit à l'impuissance, il dut, bien qu'à regret, songer au retour et se résigner à quitter une terre qui semblait fermée à toutes les aspirations de son zèle.
Similitude étonnante ! Trois fois saint François se lance à la conquête des infidèles; trois fois il court au-devant d'un échec. Saint Antoine subit une épreuve du même genre. Tous les deux aspirent au martyre; ni l'un ni l'autre n'y parviennent. Mais Dieu ne tient-il pas plus compte des intentions que du succès ? C'est la pensée de l'hagiographe limousin. " Oh ! le vaillant soldat du Christ, s'écrie-t-il, vrai martyre de désir, dont la tête n'est pas tombée sous le glaive du bourreau, mais qui n'en a pas moins conquis la palme du triomphe ! " Seulement ce n'est pas sous le cimeterre des Maures qu'il doit tomber ; ce n'est pas sur les plages stériles de l'Afrique, mais sur le sol de l'Europe, parmi les peuples qui courent à l'apostasie, qu'il répandra ses sueurs et qu'il moissonnera des âmes. A d'autres la palme du martyre; à lui l'auréole de l'apostolat.
Mais que d'épreuves encore auparavant ! Pendant qu'il faisait voile vers le Portugal, le navire qui le portait, surpris par une de ces rafales si fréquentes en hiver dans les eaux de la Méditerranée, fut emporté par la violence des vents et jeté sur les côtes de Sicile. Saint Antoine se dirigea immédiatement vers la ville de Messine, aux environs de laquelle les Frères-Mineurs possédaient un abri provisoire. Là, au bout d'un ou deux mois de repos, il se sentit renaître à la vie; et lorsque parvint dans cette ville la convocation officielle du quatrième Chapitre de l'Ordre, il résolut de se rendre à Assise, pour se mettre à la disposition du saint fondateur. Les légendes primitives ne nous fournissent pas d'autres détails sur son séjour en Sicile ; elles ne nous disent absolument rien sur la manière dont il effectua son voyage, du port de Messine aux montagnes de l'Ombrie.
Le Chapitre s'ouvrit à la Portioncule, le 30 mai 1221. L'année précédente, saint François s'était démis de ses fonctions de Ministre général; mais la mort de Pierre Cattani (10 mars 1221) l'avait forcé d'intervenir de nouveau dans l'administration et le gouvernement de l'Ordre. Il confia au Fr. Elie la charge de vicaire général et s'assit à ses pieds. Sa voix était si faible qu'on pouvait à peine l'entendre. Elie transmettait ses ordres, écoutés dans un religieux silence.
L'assemblée était des plus imposantes; elle comptait plus de deux mille Frères, accourus du nord et du midi, et présidés par le cardinal Ranerio Capoccio. C'était le printemps de l'Ordre séraphique ; une sève abondante circulait dans ces âmes et s'épanouissait en fruits admirables. Silvestre, le contemplatif chéri de Dieu, Gilles l'extatique, Thomas de Célano, le chantre inspiré du Stabat, Electe, Jean de Piano-Carpino et cent autres qui portaient les glorieux stigmates des souffrances endurées pour la foi, toutes ces figures embellies par nous ne savons quelle douceur séraphique, ravissaient d'admiration le jeune Portugais. Lorsque saint François proposa la mission d'Allemagne, quatre-vingts Frères se levèrent, comme pour aller au martyre. La scène était émouvante.
Au-dessus de tous brillait le Patriarche séraphique, autant par la supériorité de ses vertus que par le prestige de son autorité : saint François, qui était l'âme de cette assemblée; saint François, que tous aimaient comme un père, que tous vénéraient comme un saint, que tous saluaient comme leur chef; saint François qui, à l'heure de la séparation, rassemblant tout ce qu'il avait de forces, dictait ses volontés, excitait le courage de ses fils, bénissait leurs personnes et leur zèle, et les envoyait à la lutte avec les promesses de l'éternité. Saint Antoine ne pouvait ni se rassasier de contempler ce visage émacié, expressif, aux célestes reflets d'humilité, de zèle et d'amour, ni assez remercier le divin Maître de l'avoir appelé à une milice si providentiellement envoyée au secours de son Église.
Ce furent les seuls rapports qu'eurent entre eux les deux plus grands thaumaturges de l'Ordre. Le Réformateur ombrien, lui, si perspicace, si largement doué du discernement des esprits, lui qui avait salué en saint Dominique un frère d'armes, sans l'avoir jamais vu, ne connut pas ce fils qui allait le plus illustrer son institut. Il répartit les charges, assigna les résidences, indiqua les nouvelles missions. Saint Antoine fut oublié ! Ce jeune homme au regard si limpide, à la physionomie si attrayante, aux manières si distinguées, demeura isolé au milieu de cette phalange d'ouvriers apostoliques, lui qui devait en être le plus célèbre. " Aucun Provincial ne songea à le réclamer ", écrit son premier biographe. On le regardait comme un novice, comme un être inhabile aux emplois. Il était inconnu Dieu permettait cette humiliation, afin d'accroître les mérites de son fidèle serviteur. Il se réservait de mettre, en temps opportun, la lumière sur le chandelier.
La position devenait embarrassante. Le Bienheureux s'en tira avec une extrême délicatesse. " Prenant à part le Fr. Gratien, Provincial de Bologne, il le supplia de l'emmener avec lui et de le former aux exercices de la discipline régulière. " Pas un mot du passé; pas la moindre allusion à ses études théologiques. " Connaître, aimer, imiter Jésus, et Jésus crucifié ", telle était sa devise . Gratien, touché de la candeur exquise de son interlocuteur et déférant à ses vœux, l'embrassa avec effusion, et ils partirent ensemble pour la Romagne, où nous les suivrons.
" Connaître, aimer, imiter Jésus, et Jésus crucifié ! " Cette devise, que n'eût pas désavouée l'auteur de l'Imitation, résume en termes aussi concis qu'expressifs toutes les tendances, toutes les aspirations intimes du fils de don Martin. A quinze ans, encore incertain de sa vocation, il avait cherché Dieu de toute l'ardeur de sa jeunesse, et l'ayant trouvé sur les hauteurs du Calvaire, il s'était attaché à lui ; à vingt-cinq ans, il s'était élancé, joyeux, sur la route du martyre. Frustré dans ses espérances, il éprouve ce besoin qu'ont éprouvé tous les saints, de s'isoler du reste de la création, afin de s'entretenir seul à seul avec Celui qui a gagné son cœur. Lui aussi, il veut contempler de plus près la victime sanglante du Golgotha ; lui aussi, il veut scruter plus à fond le mystère de la croix, le réaliser en lui-même, le prêcher à tout l'univers. Voilà pourquoi, comme à tous les cœurs saisis de la divine folie de la croix, il lui faut le recueillement de la solitude. Là, l'air est plus pur, la paix plus profonde, le commerce avec Dieu plus facile ; et l'âme admise aux entretiens célestes peut plus aisément satisfaire ce désir d'adorer et de s'anéantir qui la tourmente.
L'Ordre posséda de bonne heure deux sortes de résidences : les grands couvents à la porte des villes populeuses, et les petits couvents ou ermitages dans la solitude des bois. A Monte-Paolo, à dix milles environ de Forli, sur les pentes de l'Apennin, se trouvait un de ces ermitages préférés par les esprits méditatifs. Notre Bienheureux sollicita et obtint l'autorisation de s'y retirer. Là, il découvrit une grotte sauvage, cachée dans un massif de sapins, fermée aux vains bruits de la terre, taillée dans le roc, avec une de ces échappées sur l'azur du ciel qui plaisent tant aux contemplatifs. Elle était occupée par un de ses frères en religion, qui consentit à la lui céder. Il y passait une partie de ses journées, depuis les matines jusqu'à la conférence du soir. Un peu de pain, un verre d'eau fraîche, voilà toute sa nourriture. Il matait sa chair pour la soumettre à l'esprit, durement, sans pitié pour frère l'âne (expression par laquelle saint François désignait le corps). " Ses lèvres bleuies et ses joues creusées par le jeûne témoignaient de la rigueur de la lutte. Ses genoux fléchissaient sous le poids du corps, et souvent, au dire d'un témoin oculaire, il lui fallait le bras d'un Frère pour ne pas tomber en chemin. "
Il passa près d'une année dans cette Thébaïde, au milieu d'effrayantes austérités dont les anges seuls furent témoins. Année féconde ! Car aux rigueurs de la pénitence se mêlaient les vues profondes et les délices de la contemplation. Son esprit se nourrissait de la moelle des saintes Ecritures, son âme s'enivrait de la sanglante vision du Calvaire, et son cœur s'éprenait chaque jour davantage de l'idée du sacrifice et du dévouement.
C'est sur les cimes inaccessibles, parmi les neiges éternelles, que s'élaborent en silence les torrents destinés à fertiliser les vallées. La solitude des montagnes, où se forment les fleuves, est aussi la source des vocations providentielles. Elle les inspire, trempe les caractères et prélude à l'action ; comme l'a dit un philosophe, " elle est la patrie des forts ". C'est d'une grotte qu'est sorti saint François d'Assise, le sauveur du xiiie siècle, et, avant lui, les saint Bernard, les saint Norbert, les saint Benoît. C'est également du creux d'un rocher que sortira le puissant thaumaturge qui remuera les nations de l'Occident. L'eau des glaciers ne cherche qu'une fissure pour déborder et inonder les flancs de la montagne ; le contemplatif de Monte-Paolo n'attend qu'un signe de la Providence pour épancher son âme et verser sur le monde des torrents de lumière et d'amour. Le moment est venu; le signe va être donné, dans une scène mémorable qui décidera de l'avenir du Bienheureux.
Ecoutons le naïf récit de son premier biographe.
Les cérémonies de l'ordination avaient attiré à Forli plusieurs religieux, tant Frères-Mineurs que Frères-Prêcheurs, appelés à recevoir les ordres sacrés et réunis ensemble. Le contemplatif de Monte-Paolo se trouvait parmi eux. Lorsque vint le moment de prononcer l'allocution habituelle sur la sublimité des fonctions sacerdotales, le Supérieur des Franciscains offrit gracieusement cet honneur aux fils de saint Dominique; et sur leur refus de parler ainsi à l'improviste dans une circonstance aussi solennelle, il se tourna vers Antoine et lui enjoignit d'adresser aux jeunes lévites une pieuse exhortation, sans effort, sans recherche, au gré de l'inspiration divine. Il avait eu l'occasion de l'entendre s'exprimer en latin, et c'était le motif de sa confiance ; mais ni lui ni les autres Frères ne soupçonnaient le savant et le mystique profond. Ils ne connaissaient que le religieux mortifié, plus apte à laver la vaisselle qu'à exposer les mystères des pages inspirées. Les assistants joignirent leurs instances à celles du Supérieur, et le Bienheureux céda, s'abandonnant aux mouvements de l'Esprit-Saint. Sa parole, d'abord timide, devint bientôt rapide et prit peu à peu tout son essor, claire, limpide, d'une richesse doctrinale qui captivait l'auditoire, d'une éloquence qui trahissait une âme de feu. Les yeux fixés sur l'orateur, les Dominicains et les Franciscains écoutaient, surpris, hors d'eux-mêmes, ne sachant ce qu'il fallait le plus admirer, ou de la beauté de son génie ou de la profondeur de son humilité.
" Surprise, stupéfaction, enthousiasme, tous les sentiments se mêlaient dans l'âme des auditeurs, ajoute de son côté l'hagiographe limousin. Jamais homme n'a parlé comme celui-ci, jamais nous n'avons entendu plus beau discours, se disaient-ils les uns aux autres, en échangeant leurs réflexions. "
Ravi et fier d'un succès qui en présageait tant d'autres, Gratien, le Provincial de Bologne, se hâta d'en informer le Ministre général, saint François d'Assise, dont l'esprit clairvoyant et l'humeur primesautière se manifestent une fois de plus dans sa réponse. Sous le coup de l'allégresse causée par la lecture de l'incident de Forli, le fondateur, au rapport de Thomas de Célano, voulut que sa lettre fût précédée de la suscription suivante : " Au Frère Antoine, mon évêque. " Mon évêque ! C'est-à-dire, dans sa pensée, un docteur capable de guider ses frères, un dispensateur de la science et de la vie, un flambeau destiné à éclairer la maison de Dieu.
Ne convenait-il pas de placer immédiatement cette lumière sur le chandelier ? C'est ce que fit saint François, avec la promptitude et la clarté des esprits intuitifs. Dans sa lettre, aujourd'hui perdue, mais dont la chronique de Jean Rigaud nous donne le sens, il ne se contentait pas de conférer au contemplatif de Monte-Paolo les patentes de prédicateur ; " il lui enjoignait de sortir de la quiétude de sa retraite et de ceindre le glaive de la parole divine. "
Les saint ont leurs attaches et leurs préférences ; mais ils savent sacrifier leurs goûts personnels, pour se conformer à la volonté de Dieu, manifestée par l'organe de leurs Supérieurs. C'est l'édifiant spectacle que nous offre le contemplatif de Monte-Paolo. Il quitta sans hésitation, comme sans délai, la grotte et les forêts ombreuses qui l'avaient abrité, pour s'employer aux travaux des missions populaires organisées par le Patriarche séraphique. Il entrait ainsi de plain-pied dans sa voie, avec les ressources d'un génie d'une intarissable fécondité. N'est-ce pas le moment, avant qu'il paraisse en public, d'essayer de saisir, dans les chroniques médiévales, les traits caractéristiques de sa physionomie ?
Orateur, il l'est par nature; apôtre, par vocation; un apôtre hors ligne. Grande figure et belle figure; nature à part, d'une douceur angélique, d'une jeunesse qui semble impérissable. Il est dans la maturité du talent et admirablement doué pour les luttes de la parole. Il a les qualités qui distinguent l'orateur sacré : la grâce qui attire, le feu qui entraîne, la puissance qui subjugue, la connaissance du cœur humain et la science des saintes Ecritures. " Le timbre de sa voix est clair et sonore, remarque une légende qui a pour le moins ici la valeur d'une tradition. Tous l'entendent, tous le comprennent sans effort; et quoiqu'étranger à l'Italie par son origine et son éducation, il en parle la langue avec autant de correction, avec autant d'élégance, que s'il n'avait jamais mis le pied hors de la péninsule. " Par-dessus tout, un grand souffle l'anime, le souffle divin qui transportait les prophètes. Il est un de ces voyants d'Israël, un de ces hommes apostoliques dont l'Église aime à se servir, quand elle veut remuer l'humanité, parce qu'ils sont tout remplis du sentiment de leur mission et qu'ils déploient une indomptable énergie dans l'accomplissement de leurs devoirs.
Voix de Dieu, voix puissante, il paraît à son heure sur la brèche. Saint Dominique vient de descendre dans la tombe; saint François, épuisé, languissant, ne parlera plus au peuple que par l'aspect de son visage transfiguré et par le spectacle des sacrés stigmates imprimés sur sa chair. Le jeune orateur est destiné à continuer et à compléter les travaux des deux Patriarches. Sur l'initiative du Poverello, avec des mérites divers, mais avec un égal courage, il dépensera tout ce qu'il a de talent et de forces au service de la cause commune qui les a ralliés: cause plus grande qu'eux, sublime, passionnante, toujours délaissée, toujours victorieuse, la cause de Dieu !
De quel côté portera-t-il d'abord ses efforts ? Interrogeons les documents contemporains ; et si la chronologie, dont ils ne s'occupent pas, demeure là, comme ailleurs, flottante et obscure, nous saurons du moins que les faits allégués sont d'une indiscutable authenticité.
La Romagne eut les prémices de l'apostolat d'Antoine, et ce fut à l'égard des Cathares ou Patarins, que s'exerça tout d'abord son zèle. Voilà du moins ce qu'insinuant les légendes primitives.
Les Cathares ou néomanichéens infectaient alors toute la péninsule, des plaines de la Lombardie aux montagnes de la Calabre. Gens ergoteurs, rusés, fanatiques, ils séduisaient les simples par leurs dehors austères, se glissaient partout ; et en dépit des peines édictées contre eux par les empereurs d'Allemagne, le parti Gibelin, alors maître du pouvoir dans les Romagnes, avait pour eux des ménagements. Milan et Rimini étaient leurs principaux centres de propagande.
Les prédicateurs, faute d'autorité morale ou d'habileté dans le choix de leurs arguments, avaient en vain jusque-là tenté d'enrayer les progrès du mal. Le disciple de saint François fut plus heureux. Ayant l'intuition que Rimini était le foyer du mal, il alla droit à cette ville, comme le conquérant marche à la forteresse qui doit lui livrer le pays. Plein de compassion pour ces pauvres égarés, il assembla tous les habitants, leur dénonça sans crainte les ignominies des doctrines manichéennes et réussit à déchirer le bandeau fatal qui leur couvrait les yeux. " Bon nombre d'entre eux rétractèrent publiquement leurs erreurs, et entr'autres un des chefs de la secte, nommé Bonvillo , enlacé depuis une trentaine d'années dans les liens de l'hérésie. Il répara par un repentir sincère ses longues années de défection, et vécut désormais en fils soumis de l'Église. "
En dehors de Rimini, les biographies antiques que nous venons d'analyser ne désignent aucune autre localité. Elles se contentent d'accompagner leur récit d'une appréciation plutôt vague et sommaire des résultats de cette première excursion. " Par l'intrépidité de son caractère, affirme l'une, Antoine mérita d'être appelé un homme apostolique. — Les patentes de prédicateur, ajoute l'autre, n'étaient pas pour lui un vain titre. C'était le messager de la bonne nouvelle, parcourant sans relâche les cités et les bourgades; c'était le semeur creusant chaque jour son sillon et répandant à pleines mains, en tous lieux, le bon grain de la vérité ; c'était le héraut de l'Évangile, rempli de sagesse et d'intelligence et parlant avec autorité dans l'assemblée des fidèles. " Au retour de Rimini, le zélé missionnaire fut appelé à d'autres fonctions, non moins importantes, exigeant, dans tous les cas, des aptitudes toutes spéciales : les fonctions de lecteur ou professeur de théologie. C'est ce que nous apprennent plusieurs écrivains médiévaux que nous pouvons considérer ici comme les interprètes des traditions franciscaines. " Le premier d'entre ses frères, lisons-nous dans la Legenda altéra , il exerça l'office de docteur scholastique; — à Bologne ", dit positivement Paulin de Pouzzoles. Docteur scholastique : cette expression signifie, dans la pensée de l'auteur, que le fils de don Martin, sans être muni de diplômes académiques, possédait vraiment la science des docteurs des Universités.
Dans le choix du lecteur se manifeste la clairvoyance du Patriarche séraphique, et dans l'érection de l'école, son esprit d'initiative. On lui impute à tort d'irréductibles préventions contre la science. Il avait conscience des besoins de son époque et comprenait la nécessité des études pour la formation intellectuelle des jeunes clercs de sa congrégation ; mais il avait son programme à lui, un programme lumineux qui peut se résumer en deux mots : Science et sainteté ! Deux sœurs inséparables ; mais la sainteté au premier rang. Volontiers il eût souscrit à cette parole de l'Imitation : " Quand vous sauriez par cœur toute la Bible et toutes les sentences des philosophes, à quoi cela vous servirait-il sans la grâce et la charité ? " Il voulait donner à l'Ordre des religieux exemplaires, et à l'Évangile des propagateurs instruits, capables de réfuter les allégations mensongères des novateurs. Sa pensée se reflète tout entière dans l'épître adressée à cette occasion au protégé du Frère Gratien et dont voici la teneur, d'après les documents les plus anciens.
" Au Frère Antoine, mon évêque, Frère François : salut. Il me plaît que tu enseignes la sainte théologie à nos Frères, pourvu que les études de ce genre n'éteignent pas l'esprit d'oraison et de piété, selon qu'il est prescrit dans la Règle : adieu. "
Précédemment, le fondateur avait écarté, dépouillé de toute prélature et, selon Wadding, il avait maudit sans pitié Pierre de Stacchia, Provincial de Bologne, pour le punir d'avoir, malgré sa défense, ouvert une école à Bologne. Pierre de Stacchia était un intrus, un indigne, un révolté ! En revanche, il confia volontiers la direction de la même école au fils de don Martin, parce qu'il avait découvert en lui les deux qualités requises : le savoir uni à l'humilité.
Antoine remplit donc l'office de lecteur, non à l'Université bolonaise, qui n'eut pas de faculté de théologie avant 1360 , mais sur un théâtre plus modeste, avec plus de fruit que d'éclat, auprès de ses jeunes frères en religion, dans l'intérieur du couvent franciscain. Abandonna-t-il totalement, pendant ce temps-là, le ministère de la prédication ? Rien ne le fait présumer.
Des leçons du docte professeur, il ne nous reste rien, sinon qu'elles marquent dans l'histoire de l'Ordre séraphique une évolution dont le Réformateur ombrien et son disciple préféré partagent le mérite. D'après la Légende anonyme dont nous venons d'invoquer le témoignage, Antoine avait étudié à fond les œuvres répandues sous le nom de saint Denys l'Aréopagite. " C'était, affirme-t-elle, un maître consommé dans la connaissance de la théologie mystique. — Il avait les lumières des Chérubins ", ajoutent les contemporains du Bienheureux, qui nous le représentent planant d'un vol d'aigle sur les hauteurs de la spéculation.
A ces détails dont l'authenticité nous paraît suffisamment établie, se mêlent certaines suppositions plus ou moins hasardées dont il nous faut dire un mot. Voici les principales.
Saint Antoine aurait été, pendant cinq ans, le disciple de Thomas Gallo, abbé de Saint-André de Verceil et savant commentateur de saint Denys l'Aréopagite : supposition dont on ne trouve pas trace dans les documents primitifs et qui ne cadre pas, du reste, avec la chronologie antonienne. En réalité, si Thomas Gallo a entretenu des relations familières avec notre Bienheureux, ainsi que le rapportent compilateurs et annalistes, elles n'ont été ni de longue durée ni de maître à disciple.
De plus, le thaumaturge aurait prêché un carême à Verceil et y aurait même ressuscité un mort : deux faits d'une certitude très problématique. Enfin, durant son séjour à Verceil, il aurait lié connaissance avec Jean Gersen, abbé de Saint-Etienne, un des auteurs présumés de l'Imitation ; et, par suite, il aurait eu sa part dans la paternité du plus beau livre qui soit sorti d'une plume simplement humaine, Cette nouvelle assertion ne repose sur rien de sérieux; et nous pouvons même répondre avec M. l'abbé Lepître, " que les Œuvres attribuées à saint Antoine ne ressemblent à l'Imitation ni par les idées, ni par le style. "
Combien de temps " le lecteur de théologie " demeura-t-il ainsi à Bologne ? Deux ans au plus, pensons-nous. Ce n'est qu'une présomption, puisque les légendes primitives ne parlent pas de la durée de son séjour, mais une présomption fondée sur la multiplicité des futurs travaux du thaumaturge et la rapidité de sa course. La question, du reste, est d'ordre tout à fait secondaire ; ce qu'il faut par-dessus tout considérer ici, c'est l'importance des résultats acquis : un foyer de science théologique créé, un vigoureux essor donné aux jeunes intelligences, une génération d'apôtres formée selon l'idéal du Patriarche séraphique. Ce dernier pouvait être fier de l'ouvrier de son choix.
Cependant, pour notre Saint, le lectorat n'est encore qu'un prélude, un pas en avant vers sa vocation définitive : l'apostolat. C'est par le ministère de la parole qu'il a subjugué ses contemporains; c'est par là qu'il ne cesse de s'imposer à l'attention de ceux qui s'occupent de l'histoire du xiiie siècle. Aussi le suivrons-nous avec un intérêt croissant dans cette nouvelle période de sa vie franciscaine, et d'abord sur le champ d'action que le génie du Patriarche séraphique va assigner à ses labeurs : la France malheureuse, en proie aux surexcitations d'un conflit religieux et d'une guerre fratricide !

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CHAPITRE IV

SAINT ANTOINE ET L'HÉRÉSIE ALBIGEOISE

Dans la France ensoleillée, des rives de la Garonne aux bords du Rhône, vivait au xiie siècle, un peuple aimable, au verbe sonore, à l'enthousiasme facile, aux mœurs légères. Chez lui, la religion cédait le pas aux préoccupations d'un ordre inférieur. Ses troubadours chantaient les intrigues galantes ; ses châtelaines s'intéressaient à la poésie, ses barons à l'agrandissement de leurs domaines, ses bourgeois au maintien de leurs privilèges, ses marchands à leurs comptoirs. Ses grandes cités, Arles, Marseille, Narbonne, Montpellier, Toulouse, étaient les entrepôts du commerce, les unes avec le Levant, les autres avec l'Espagne. " L'échange des marchandises et des idées, la diversité des races et des croyances, le mélange des éléments d'Orient et d'Occident y créaient, avec la richesse, cette mobilité d'esprit et ce goût de la nouveauté qui favorisent tous les changements. "
Cet état d'âme, ce dilettantisme intellectuel, nous fournit la raison de la facilité avec laquelle s'infiltrèrent dans les régions du Midi, les erreurs les plus diverses, celles de Pierre de Bruys, d'Henri de Lausanne, de Pierre Valdo, enfin la plus radicale, la plus subversive de toutes, cette hérésie des Cathares que saint Antoine a cent fois rencontrée sur sa route, de Rimini à Milan, de Toulouse à Bourges ; hérésie dont il est nécessaire, pour comprendre le bienfait de l'intervention des Franciscains, de connaître la nature et les tendances.
D'origine orientale, proscrit par les empereurs de Byzance, le catharisme s'était réfugié chez les Gréco-Slaves et les Bulgares, dans la péninsule des Balkans. Colporté de là par les étudiants et les marchands, véhicules ordinaires de l'hérésie, il avait gagné les bords de l'Adriatique et peu à peu contaminé l'Italie, la France, l'Allemagne. En France, il avait atteint sporadiquement quelques villes du Centre et du Nord (telles la Charité-sur-Loire, Nantes, Saint-Malo), et par groupes plus considérables, dans la seconde moitié du xiie siècle, le littoral de la Méditerranée. Le concile de Tours de 1163, présidé par Alexandre III, anathématisait " l'hérésie qui de Toulouse s'était répandue, comme un chancre envahisseur, dans la Gascogne et les contrées avoisinantes ". Quatre ans après, Albigeois et Patarins n'en tenaient pas moins une sorte de congrès à Saint-Félix de Caraman, aux portes de la capitale du Languedoc ; et là, enhardis par le succès, ils se proclamaient sans ambages les disciples de Mânes, en posant comme clef de voûte au sommet de leur système le dualisme persan ou dualisme absolu.
Il eût fallu la voix d'un saint Bernard pour réfuter les sophismes et enrayer les progrès de la secte. Mais non ! " Les pasteurs qui devaient veiller sur le troupeau se sont endormis, murmure d'un ton mélancolique un des chroniqueurs de l'époque, et les loups sont entrés dans la bergerie ! " Même inertie chez les comtes de Toulouse. En face du péril grandissant, ils ont peur ; Raymond V en fait l'aveu dans une lettre adressée en 1117 au Chapitre général de Cîteaux. " Le religion nouvelle, écrit-il, a pénétré partout, semant la discorde dans toutes les familles. Les prêtres eux-mêmes cèdent à la contagion. Les églises sont désertes et tombent en ruines, et le mal est si profond que je n'ose ni ne puis le réprimer. "
Raymond V n'avait osé combattre les hérésiarques ; Raymond VI, son fils et son successeur, les favorisa. De fait, au moment où le xiie siècle achevait sa course, les dissidents dominaient un peu partout, " dans la province de Narbonne, dans les diocèses d'Albi, de Rodez, de Cahors, et même au delà du Rhône dans les contrées soumises à l'autorité des comtes de Toulouse ", déclare Guillaume de Puylaurens. Le troubadour Guillaume de Tudèle cite notamment, de son côté, l'Albigeois, le Carcassais et le Lauraguais. " De Béziers à Bordeaux, ajoute-t-il, sur toute la route, il y avait beaucoup de leurs adhérents. Si j'en disais plus, je ne mentirais pourtant pas. "
Pourquoi répudiaient-ils la religion de leurs pères ? Qui les attirait sous l'autre drapeau ? Etaient-ce donc les beautés du nouveau symbole ? Non, rien d'incohérent, d'immoral et d'inhumain comme la théosophie manichéenne. Elle a pour point de départ une question qui de tout temps a été le tourment des intelligences, la question du mal. " Le mal existe. D'où vient-il ? " Grâce aux lumières de la révélation, ce problème n'en est plus un pour nous. L'homme est un être intelligent et libre ; il a abusé de sa liberté : voilà l'origine du mal. Mais, au iiie siècle, un apostat du nom de Mânes s'était levé, cherchant une solution en dehors des données chrétiennes et ressuscitant le système dualiste de Zoroastre, c'est-à-dire l'antagonisme de deux principes co-éternels : un Dieu bon, créateur du monde des esprits et de tout ce qui est bien, et un Dieu mauvais, auteur des corps et de la matière, du mal physique et du mal moral. C'était un recul vers le paganisme. L'hérésie albigeoise, avec son dualisme, n'est qu'une dernière vague des flots impurs du manichéisme oriental.
De cette erreur fondamentale découlaient, sur le problème des destinées humaines et sur tout le reste, les plus funestes conséquences, les plus folles aberrations. Dans le catholicisme, tout est lumière, tout nous grandit. Il n'y a qu'un Créateur ; la vie présente est un lieu d'épreuve, le ciel, une conquête, le prix des efforts de la volonté élevée au-dessus d'elle-même et soutenue par la grâce. Notre terrestre pèlerinage revêt dès lors des proportions infinies, et nos actions les plus vulgaires ont des reflets d'éternité. Dans le système manichéen, au contraire, l'homme, procédant à la fois du Bien et du Mal par une double création, était une contradiction vivante. L'âme, captive dans le corps, ne pouvait retrouver la paix que par la séparation, par la mort. Une pareille doctrine poussait à l'anéantissement de l'élément matériel, au mépris de la dignité humaine, au suicide. C'est en effet ce qui avait lieu. L'usage de la viande, des œufs et du laitage était interdit. L'endura, suicide à petit feu, était à l'ordre du jour ; le mariage et la famille, sévèrement proscrits comme perpétuant " l'œuvre diabolique " de la création ; tout serment, prohibé ; le libre-arbitre, battu en brèche. Au point de vue social, les Cathares déniaient au pouvoir civil le droit de haute justice, "jus gladii" ; et abhorrant la guerre, ils refusaient de servir la patrie, même pour la défense des frontières, préludant ainsi aux théories qu'a développées Tolstoï dans la "Guerre et la Paix" et que propagent nos modernes internationalistes.
Ils exigeaient des prosélytes la rupture avec l'Église romaine, rejetaient l'Ancien Testament et ne gardait du culte catholique que le Pater et l'Évangile, un Évangile défiguré par des interpolations sacrilèges. Plus de Rédempteur ni de rédemption ! Plus de sacrements, plus de croix, plus d'autels ! Un seul rite était obligatoire, le "consolamentum" ou imposition des mains, odieuse parodie du baptême. Il ne pouvait être réitéré, et quiconque, après l'avoir reçu, avait le malheur de pécher, " tombait pour toujours sous la puissance du démon ". De là, d'incroyables excès. Parfois les croyants, de leur propre mouvement ou par suite des conseils de leurs ministres, poussaient le fanatisme jusqu'à se laisser mourir de faim ou à s'empoisonner, pour ne pas perdre le bénéfice du consolamentum. Et quand l'instinct de conservation se révoltait, les parents étaient là pour le dompter. Les fausses religions sont toujours inhumaines par quelque endroit.
Comment s'expliquer que des spéculations si antirationnelles et des règles d'ascétisme si contraires aux aspirations de la nature aient pu avoir prise sur le tempérament méridional ? Faut-il donc attribuer l'engouement général à la parole enflammée des Guilabert de Castres, des Pons Jourdain, des Arnaud d'Arifat et autres hérésiarques ? Non : la cause en est ailleurs et moins haut, dans les satisfactions sensibles et les promesses fascinatrices dont l'erreur a coutume de se montrer prodigue. Quiconque s'affiliait à, la secte " était sûr par là-même d'échapper à l'éternité des peines ", il n'avait donc plus à se préoccuper de l'origine du mal, ni des terrifiants mystères de l'au-delà. Quant aux préceptes disciplinaires énoncés plus haut, et d'une si extrême rigidité, ils n'étaient obligatoires, au témoignage des auteurs contemporains, que pour les parfait, minorité ardente mais peu nombreuse. A la masse des prosélytes, aux simples croyants, il était loisible pas tolérance de fonder une famille et de mener la vie commune" II leur suffisait, à la dernière heure, de recevoir le consolamentum, et leur salut était assuré.
Autre motif de séduction : la richesse des abbayes ! Elle servait de thème habituel aux chefs de la secte pour exciter toutes les convoitises. " Les moines et les clercs sont indifférents à vos misères ! criaient-ils aux foules besogneuses. Venez à nous, et vous aurez le paradis sur terre ! " Et aux barons ambitieux: " Prenez, enrichissez-vous ! Qu'importent les moyens, puisque tous les biens matériels émanent du génie du mal ? " Par leurs dehors austères, ils avaient su en imposer aux esprits naïfs, fanatiser le peuple, et capter les bonnes grâces de Raymond VI, des capitouls et des seigneurs. Ils étaient reçus avec honneur dans les châteaux. Bien plus, ils possédaient dans le Midi sept groupes solidement constitués, avec une hiérarchie calquée sur celle da catholicisme (ce qui faisait leur force) et des privilèges qui témoignaient hautement de leur influence sociale : telle l'autorisation d'ouvrir des écoles et de recevoir des legs, l'exemption des redevances du guet et de la taille, et (chose plus étonnante encore !) la jouissance de cimetières réservés.
Connus sous les noms les plus divers, Bonshommes, Pauliciens, Bogomiles, Patarins, Albigeois, Lucifériens, divisés entre eux, séparés de croyances et d'intérêts d'avec les Vaudois, ils savaient faire taire leurs rivalités et discordes intestines, " pour s'unir dans une vaste conspiration ", dont le triple caractère, cosmopolitisme, haine satanique et loi du secret, accuse déjà, non seulement la participation occulte, mais l'influence prépondérante de la Juiverie. Le secret, nous dirions aujourd'hui le "secret maçonnique", c'était l'écrasement du catholicisme, par tous les moyens.
Pour rendre plus odieuses les mesures de répression que l'Eglise et le pouvoir civil prirent contre les novateurs, Michelet et nombre d'autres écrivains rationalistes nous dépeignent ces derniers comme de pieux illuminés, comme des rêveurs inoffensifs que la cruauté des gens d'Église est venue arracher brutalement à leurs illusions... pour les conduire au bûcher ! C'est là une thèse qui peut plaire aux natures imaginatives, mais qui a le tort, aux yeux de ceux qui placent le souci du vrai au-dessus de tout, d'être en contradiction manifeste avec les données de l'histoire. Nul doute, en effet, que les Cathares n'aient vite passé de la théorie à la pratique ; les mémoires du temps sont là pour le prouver. Citons quelques faits.
Lorsque Foulques de Marseille prend possession du siège de Toulouse, il trouve la mense épiscopale complètement dilapidée par les Bonshommes. — Guillaume de Rochefort égorge, sans autre forme de procès, l'abbé cistercien de Caulnes. — A Pamiers, les séides du comte de Foix, Raymond-Roger, se ruent sur un chanoine, au moment où il disait la messe, et le coupent en morceaux. Ils crèvent ensuite les yeux à un Frère de l'abbaye de Saint-Antonin. Le comte arrive bientôt après, avec ses chevaliers, ses bouffons et ses courtisanes, enferme l'abbé et ses religieux dans l'église, où il les laisse trois jours à jeun, et les expulse ensuite, presque nus, du territoire de leur propre ville.
Dans une autre circonstance, ce " fauve déchaîné", comme l'appelle Pierre de Vaux-Cernay, assiège l'église d'Urgel et n'en laisse que les quatre murs. Avec les bras et les jambes du crucifix, ses routiers font des pilons pour broyer les condiments de leur cuisine. Leurs chevaux mangent l'avoine sur les autels. Eux-mêmes, fous d'impiété, affublent d'un casque et d'un écu les images du Rédempteur et s'exercent à les percer de leurs lances. Horribles profanations entremêlées de blasphèmes non moins horribles ! " En avant ! crie le comte à ses routiers. L'abbaye de Saint-Antonin et Sainte-Marie d'Urgel sont en cendres ; il ne nous reste plus qu'à détruire Dieu ! " Et il continue la série de ses tristes exploits, ayant pour émules les comtes ou vicomtes de Béziers, de Comminges et de Béarn. Enfin, le 12 janvier 1208, un attentat inouï met le comble à tant d'atrocités ! Un des écuyers de Raymond VI frappe traîtreusement le légat pontifical, Pierre de Castelnau, qui tombe en adressant à l'assassin cette parole digne d'un représentant dm Saint-Siège : " Que Dieu te pardonne, comme moi-même je te pardonne ! " Et l'on jette la responsabilité du meurtre sur le comte de Toulouse, esprit flottant et indécis, dont la conduite équivoque autorise tous les soupçons.
Les Patarins d'Italie ne se comportent pas autrement que leurs coreligionnaires de France. Dès qu'ils sont les maîtres du pouvoir ou pour le devenir, ils terrorisent les populations, ils oppriment les consciences. A Brescia, en 1225, ils incendient l'église et lancent des torches enflammées sur les maisons des catholiques ; et de même ailleurs. Seulement, dans le Languedoc, les méfaits de ce genre se renouvellent plus fréquemment et sur une plus vaste échelle.
Que conclure de là, sinon que le néo-manichéisme menaçait du même coup, dans leur existence, le christianisme et la société civile ? " Hélas ! s'écrie le chroniqueur toulousain que nous aimons à citer, Guillaume de Puylaurens, nos contrées ne produisaient plus que des épines, c'est-à-dire des brigands, des routiers, des voleurs, des homicides, des libertins et des usuriers notoires. " Et ce qui est pis (les historiens modernes ne l'ont pas assez remarqué), les principes mêmes du catharisme, en faisant remonter jusqu'au Dieu mauvais la responsabilité des fautes de l'humanité, innocentaient tous les actes de banditisme ou d'immoralité que dénoncent les contemporains. Toute hérésie est une semeuse de crimes, celle-là plus que toutes les autres, étant plus radicale et mieux disciplinée. Un auteur protestant le reconnaît avec une parfaite loyauté : " Si l'albigéisme avait triomphé, l'Europe fût retournée aux horreurs de la sauvagerie."
Jamais, depuis les jours de l'arianisme, la barque de Pierre et la civilisation chrétienne n'avaient subi plus formidable assaut. Mais la Providence veillait. A l'Église qu'elle n'abandonne jamais, elle donne pour pilote un grand pape, Innocent III; à la France, ce nouveau peuple de Dieu pour lequel, comme pour l'Israël d'autrefois, elle manifeste, depuis le baptistère de Reims, une prédilection marquée, elle envoie un libérateur, un grand Saint : Dominique de Gusman. Innocent III sait que le glaive n'atteint pas la conscience et qu'il n'y a rien de plus difficile à ramener que les intelligences perverties. Aussi, avant de faire appel à l'épée de Simon de Montfort, pour mettre un terme aux méfaits des Cathares, a-t-il commencé par prescrire à ses légats une campagne préventive, moins bruyante mais plus efficace. " Nous vous ordonnons, leur mande-t-il, de choisir des hommes d'une vertu éprouvée et que vous jugerez capables de réussir dans le mode d'apostolat que voici. Marchant sur les traces du Maître, qui est aussi leur modèle, humbles et pauvres comme lui, pleins d'ardeur pour la cause de l'Évangile, ils iront trouver les hérétiques, et par l'exemple de leur vie comme par leur enseignement, ils tâcheront, Dieu aidant, de les arracher au joug de l'erreur. " Ce que veut le Pasteur suprême (il y revient dans toutes ses lettres), c'est la conversion des réfractaires, et non leur extermination.
Programme idéal, programme de l'Evangile ! C'est le mérite d'Innocent III de l'avoir rajeuni en le retraçant, et l'éternel honneur du Patriarche des Frères-Prêcheurs de l'avoir réalisé à la lettre. Diego d'Acébès, évêque d'Osma, propose le plan. Saint Dominique se lève le premier ; les légats Pierre de Castelnau et Arnaud Amalric le suivent, puis Guy de Vaux-Cernay, Foulques, évêque de Toulouse; tous à la façon des apôtres, à pied, sans faste, sans argent, opposant aux mensonges des novateurs la plus lumineuse des réfutations, celle d'une vie sainte et mortifiée. Bientôt, de ces ouvriers apostoliques, un seul reste en scène : le fils des Gusman, autour duquel gravitent des disciples " d'une vertu éprouvée ", une élite. C'est l'âge d'or des Ordres mendiants.
Le Patriarche d'Assise, le frère d'armes de saint Dominique, pouvait-il demeurer étranger à cette croisade spirituelle, lui qui professait si ouvertement son admiration pour la " terre des croisades ", son peuple chevaleresque et sa langue " moult délectable " ? Malgré l'acuité de la crise qu'elle traversait, il avait foi dans ses destinées (son attitude le prouve), et il se refusait à croire qu'elle se laisserait enténébrer sans retour par les rêves creux et les dégradantes insanités du matérialisme albigeois. Retenu en Italie, mais résolu à coopérer quand même au grand œuvre de sa restauration sociale, il lui députe, dès l'année 1218, trois de ses disciples, des plus éminents: le Frère Pacifique, " le troubadour converti ", Jean Bonelli de Florence et Christophe de Cahors. Vers l'an 1.224, il leur adjoint un auxiliaire destiné à les éclipser, l'homme de sa droite, celui qu'il appelait familièrement "son évêque", le lecteur de Bologne Il semble avoir voulu l'opposer plus particulièrement, comme un mur d'airain, aux sacrilèges entreprises des coryphées du néo-manichéisme.
Voilà le plan du Poverello. On y reconnaît un regard d'aigle et le coup d'œil du génie. Mais que de projets échouent par suite de l'incapacité des hommes ou de la trahison des événements ! Celui-ci obtiendra, au contraire, un succès des plus retentissants. Pourquoi ? Est-ce parce que le disciple choisi a le prestige de la science et de la sainteté ? Ces deux motifs n'expliqueraient pas, à eux seuls, un pareil résultat. Il y faut autre chose ; il y faut un facteur plus puissant.
A l'orateur, en effet, qui s'adresse à des auditoires chrétiens, la lucide exposition de la vérité et la connaissance du cœur humain suffisent. Il n'en est plus de même, lorsqu'il se trouve en présence des hérétiques et qu'il a devant lui toutes les passions ameutées, l'orgueil qui blasphème, l'ignorance qui méprise, l'obstination qui se cabre devant le devoir entrevu. Il a besoin alors d'une autre armure, d'une démonstration plus saisissante. Or, de toutes les preuves de la divinité de la religion, la plus palpable, la plus éloquente, la plus irrésistible, c'est l'intervention directe du Créateur, apposant pour ainsi dire sa signature au bas de la doctrine de ses envoyés. Intervention toujours libre de sa part, mais nécessaire à leur succès. C'est lui qui armera plus tard le bras d'une jeune paysanne, Jeanne d'Arc, et lui octroiera le génie des batailles. C'est le même Dieu qui jette les yeux sur le fils de don Martin et l'établit le grand thaumaturge du xiiie siècle.
Le thaumaturge ! C'est à bon escient que nous employons une expression "qui est, à elle seule, un portrait en même temps qu'une affirmation fondée. Elle personnifie saint Antoine de Padoue, comme le " poète grec " et " l'orateur latin " personnifient Homère et Cicéron. Quelques auteurs modernes, et entre antres le Dr Lempp, prétendent qu'il m'opéra aucun miracle " de son vivant " ; mais bien à tort. Ils ont contre-eux les lois de la logique, lesquelles exigeait l'existence de certains phénomènes surnaturels comme le prélude obligé et la cause déterminante d'une action universelle qui, sans ces phénomènes, resterait un mystère inexplicable. Ils ont contre eux, ce qui vaut mieux encore, le témoignage formel d'un contemporain, Jean Rigaud, dont la chronique semble réapparaître à la lumière tout exprès pour réfuter leurs dénégations. Celui-ci déclare positivement, en effet, que " le Seigneur était avec son missionnaire et qu'il authentiquait son enseignement par toutes sortes de prodiges ".
D'aucuns, même des catholiques, s'étonnent, se scandalisent presque, de la profusion des prodiges attribués au disciple du Patriarche séraphique. " Hommes de peu de foi ! " Est-ce qu'on reproche aux conquérants leurs largesses vis-à-vis de leurs compagnons d'armes ? Pourquoi refuser au Maître suprême le droit de combler de faveurs exceptionnelles, d'attentions plus délicates, ceux qui consacrent leurs talents et leurs forces à la défense de sa cause ? Et pourquoi dépouiller saint Antoine de l'auréole des thaumaturges, si la main du Christ l'a vraiment posée à son front ? Laissons donc les savants à leurs systèmes, les sceptiques à leurs négations, les pusillanimes à leurs défiances. Enregistrons sans crainte les faits marqués au nom de l'empreinte du divin, qui reposent sur des autorités sérieuses ; et suivons, dans sa marche rapide, le conquérant évangélique qui s'en va, sous le souffle d'en haut, porter en tout lieu, non la désolation ou la mort, mais les biens les plus excellents qui soient, les plus indispensables à la vie des nations : la vérité, la justice et la paix. Le "Liber miraculorum" signale la présence du thaumaturge à Montpellier, à Toulouse, au Puy. L'hagiographe limousin, de son côté, nous le montre à Bourges, à Limoges, à Saint-Junien, à Brives. Pas un de ses historiens ne s'occupe de l'ordre chronologique ; et nous n'avons pas d'autre ressource, pour mettre un peu de lumière dans notre récit, que de suivre le plan communément adopté par les annalistes franciscains.
Le Saint, ayant franchi les Alpes, se dirigea tout d'abord, d'après eux, vers Montpellier, ville seigneuriale que Marie, fille unique de Guillaume VIII, avait apportée en apanage à Pierre II d'Aragon, cité active, essentiellement catholique, où les évêques de France venaient de tenir un concile provincial (1224), dans le but d'apaiser les troubles du Midi. Là, comme un peu plus tard à Toulouse, comme toujours, il eut à cœur de se conformer aux instructions du fondateur et de s'acquitter de la double tâche qui lui était imposée : la rénovation des études théologiques et la croisade spirituelle contre l'hérésie albigeoise.
A son séjour dans cette ville se rattache un de ces épisodes qui charmaient nos ancêtres du moyen âge, si amis du merveilleux, et que nous ne voulons pas omettre entièrement, bien qu'il ait été recueilli par une compilation sujette à caution, le "Liber miraculorum". Le Bienheureux possédait un Psautier annoté de sa main et dont il se servait pour son cours. Un novice, dégoûté des austérités de la vie religieuse, le lui déroba et s'enfuit du monastère. Antoine, désolé, se mit en prière; et bientôt le fugitif, saisi de remords, vint restituer le précieux manuscrit et solliciter son pardon.
Après Montpellier, Toulouse, la célèbre capitale du Languedoc, la patrie du gai savoir et des jeux floraux, une des " cités saintes " du Midi, la plus vénérée des pèlerins à cause de la richesse de ses reliques et de la magnificence de ces reliquaires de pierre qui se nomment Saint-Sernin, Saint-Etienne, la Daurade. Elle était alors désolée et méconnaissable. Partout l'anarchie, dans la rue comme dans les idées; partout la guerre : entre les fils de Raymond VI et de Simon de Montfort, Raymond VII et Amaury, qui s'en disputaient la possession les armes à la main ; entre les catholiques et les Albigeois; entre la Confrérie blanche établie par l'évêque Foulques, et la Confrérie blanche, composée d'usuriers, Juifs ou enjuivés. Conjonctures douloureuses, au milieu desquelles le courageux prélat et les fils de saint Dominique luttaient, — avec une intransigeance dont l'Ecole rationaliste leur fait un grief, — pour la défense de la vérité. Les Franciscains descendent à leur tour dans l'arène, et avec saint Antoine, ils se placent d'un bond au premier rang.
Nous le savons à Toulouse, en face des Cathares. Nous voudrions davantage, le voir aux prises avec leurs chefs, assister aux joutes théologiques, où il est le tenant de la divinité du Christ, entendre les applaudissements des multitudes frémissantes... Mais non ! Là encore, comme au début de son apostolat, cette jouissance d'esprit nous est refusée. Ni les chroniques du moyen âge ni les traditions locales ne nous permettent d'articuler, d'une manière certaine, un seul fait qui nous indique ou même nous fasse soupçonner la part que prit personnellement le thaumaturge à la pacification de la province, et nous sommes réduits à répéter le cri désespéré d'un écrivain du XVe siècle, Sicco Polentone : " Nous ne connaissons pas la moitié des belles actions de notre héros. La plupart sont tombées dans l'oubli, soit faute de documents authentiques, soit par suite d'une déplorable négligence de la part des premiers biographes. "
Si regrettables que soient ces omissions, il n'en faudrait pas tirer des conséquences trop rigoureuses, par rapport au passage du Bienheureux dans la capitale du Languedoc. Peut-être les premiers biographes ont-ils tout simplement dédaigné cette page d'où le merveilleux était absent.
Une version postérieure, celle de Surius, mérite d'être signalée à nos lecteurs, quoique nous ignorions à quelles sources elle a été empruntée. Elle nous montre le thaumaturge prêchant selon les occurrences, ici perçant à jour les vains arguments des docteurs de l'hérésie, là démasquant l'hypocrisie des barons qu'attiraient au manichéisme, non l'amour de la vérité, mais l'appât des biens ecclésiastiques et une insatiable cupidité, et parlant avec d'autant plus de vigueur, " que les bêtes fauves qui ravageaient la vigne du Seigneur étaient plus malfaisantes ". C'est même à cette occasion, prétend-elle, qu'il fut surnommé le "marteau des hérétiques".
Cette expression s'étend plutôt, à notre avis, à l'ensemble de sa carrière apostolique. Quoi qu'il en soit, elle a été mal interprétée par quelques auteurs modernes, plus soucieux d'attaquer l'Église que de chercher l'intègre vérité. L'un d'eux n'a pas craint de dire : " Saint Antoine, venu pour convertir les Albigeois, excite l'ardeur des Croisés contre eux et en fait brûler un grand nombre. " L'accusation est grave, elle exige un mot de réponse.
Le disciple du Poverello, " un promoteur d'autodafés ! " On ne saurait, en vérité, mentir plus effrontément à l'histoire. Nous défions nos contradicteurs de relever chez lui un seul acte, un seul conseil, une seule parole, qui justifient une pareille assertion. Qu'ils ouvrent les documents de l'époque, et ils verront que cet orateur si puissant dans l'art d'ébranler les masses ne les subjuguait pas moins par l'aménité de son caractère que par l'éclat de son éloquence ou de ses miracles. " Savoir immense, parole de feu, sublimes envolées sur la doctrine, toutes ces qualités, nous dit Jean Rigaud, se fondaient harmonieusement en lui dans cette juste mesure qui fait les grands orateurs. Son langage était toujours si parfaitement approprié aux besoins de son auditoire, que tous se sentaient intérieurement transformés, pendant que la beauté de sa diction charmait leurs oreilles. Les hérétiques rentraient dans le bercail de l'unité catholique, les pécheurs se frappaient la poitrine, les bons devenaient meilleurs; personne ne s'en retournait froissé ni mécontent. "
Voilà le témoignage que lui rendent ses contemporains : témoignage sincère et sans emphase que n'infirmeront ni les accusations tardives ni les phrases sentimentales de la libre-pensée. Sa croisade était donc toute spirituelle, et ses procédés, ceux d'un apôtre. Il voulait exterminer le mal et sauver le coupable : intransigeant sur le dogme, parce qu'il était persuadé, et avec raison, que l'erreur est pour les peuples le plus redoutable des fléaux, mais en même temps rempli de condescendance et de commisération pour les personnes, parce qu'il savait combien il est difficile de guérir les cœurs ulcérés par la passion ou aveuglés par l'erreur.
Alla-t-il jusqu'à faire des conférences contradictoires, où les chefs de l'hérésie étaient invités à venir défendre leurs doctrines ? Surius l'affirme ; il cite même notamment, parmi les centres populeux où eurent lieu ces colloques, Rimini, Toulouse et Milan. L'assertion n'a rien que de vraisemblable : les tournois dogmatiques étaient dans les goûts du temps, et saint Antoine n'avait, sous ce rapport, qu'à s'inspirer des grands exemples donnés par saint Dominique à Montréal et à Fanjeaux.

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 CHAPITRE V

 SAINT ANTOINE DANS LE VELAY ET LE BERRY

De Toulouse, selon Barthélémy de Pise, le redoutable antagoniste des Manichéens fut envoyé, à titre de Gardien (ou supérieur), dans ta ville du Puy-en-Velay.
Il avait lu plus d'une fois le portrait du supérieur esquissé par le fondateur lui-même; il le réalisa, observant à la lettre le conseil de saint François : " Soyez l'ennemi du péché et l'ami du pécheur, et que votre conduite demeure pour vos frères le miroir de la perfection religieuse. " On ne peut douter que ses sujets, de leur côté, n'aient été heureux et fiers d'avoir pour maître, dans les luttes de l'ascèse monastique, un imitateur aussi parfait du Réformateur ombrien; mais nous sommes obligés de nous borner à cette simple constatation. Les documents primitifs sont absolument muets sur le passage du thaumaturge dans le Velay ; et les légendaires du xive siècle ne nous en ont conservé que deux anecdotes, deux prophéties dont la genèse nous échappe et qu'en raison de leur provenance, nous n'enregistrons que sous réserves. A un notaire du Puy, de mœurs dissolues, le serviteur de Dieu annonce sa conversion et la palme du martyre. A une mère qui se recommande à ses prières, il prédit que son fils s'enrôlera dans la milice franciscaine et sera massacré en haine de la foi par les sectateurs du Coran. Il nous tarde de voir resplendir au grand soleil l'action salutaire et pacifiante de l'apôtre; et c'est l'hagiographe Jean Rigaud qui va nous la révéler. Avec lui du moins, malgré l'omission habituelle des dates, nous n'aurons plus de doutes sur l'authenticité des faits.
Transportons-nous tout d'abord dans la capitale du Berry. Là, le 30 novembre 1225 — c'est-à-dire, selon toutes les probabilités, quelques mois après l'arrivée du Bienheureux dans le Velay, se tenait un concile national présidé par le cardinal de Saint-Ange, légat du Saint-Siège. On y devait traiter les deux questions capitales du temps : la pacification du Midi et l'extinction de l'hérésie albigeoise. Six archevêques, une centaine d'évêques, une foule d'abbés mitres et de prieurs, y étaient présents ainsi que les deux compétiteurs, Raymond VII et Amaury de Montfort. Le plus célèbre orateur de l'époque avait été invité à prendre la parole et cet orateur n'était autre que le nouveau Gardien du Puy-en-Velay. Nous avons sur ce point le témoignage formel de Jean Rigaud, dont la relation mérite d'être rapportée tout au long.
" Des Frères dignes de foi, écrit-il, m'ont appris le fait suivant. Saint Antoine prêchait à Bourges dans un synode. Au milieu de son allocution, il eut une illumination soudaine, et se tournant vers l'archevêque, il lui dit : " C'est à vous qui portez la mitre, que je m'adresse. " Alors il se mit à lui reprocher certaines fautes qui chargeaient sa conscience. Il le fit avec tant de zèle, et tira des saintes Ecritures, à l'appui de sa thèse, des arguments si clairs et si décisifs, que le coupable se sentit une vive componction au cœur et des larmes dans les yeux. Après la clôture du synode, l'archevêque prit le Saint à part, lui découvrit humblement les plaies de son âme et se montra, depuis ce moment, plus dévoué à l'Ordre des Mineurs, en même temps que plus exact et plus vigilant dans l'accomplissement des obligations de sa charge pastorale. "
L'archevêque de Bourges était alors Simon de Sully, qui gouverna le diocèse de 1218 à 1232. _ C'était l'homme de confiance du pape Honorius III et du roi saint Louis, et l'on se demande quelle peut bien être la nature des griefs formulés par le Saint. " Le docteur Lempp pense qu'il s'agissait ici du mauvais vouloir de l'archevêque à l'égard des Frères-Mineurs, à l'encontre des recommandations du Souverain Pontife. Cette explication concorde assez bien avec la fin du récit, où il est dit que le prélat changea de dispositions envers les fils de saint François, et avec ce que nous savons de l'accueil qui fut fait à ces derniers, quand ils apparurent en France. Le clergé était en défiance à l'égard de cette nouvelle famille religieuse, qui semblait s'écarter des voies battues et qui contrastait avec les Ordres déjà existants. Aussi voyons-nous le pape Honorius III intervenir à plusieurs, reprises pour les recommander et défendre un de leurs privilèges, celui d'avoir des offices propres chez eux. Il interdit (Le 17 septembre 1225) à l'évêque de Paris de les excommunier, comme celui-ci les en avait menacés, s'ils usaient de ce privilège. "
Quoi qu'il en soit, les saintes audaces de l'orateur et la conversion du prélat ont, il faut bien l'avouer, quelque chose d'étrange qui nous surprend au premier abord; mais ce côté insolite de la scène démontre précisément, mieux que n'importe quel prodige, que notre Bienheureux était universellement considéré comme un homme extraordinaire, comme un envoyé de Dieu.
Peut-être est-ce, également à Bourges qu'eut lieu le plus étonnant de ses prodiges, le miracle eucharistique, qui devait avoir un si grand retentissement dans toute l'Europe, avant d'être un objet de dispute entre les différentes villes qui revendiqueraient l'honneur d'en avoir été le théâtre. Nous étudierons plus loin la question secondaire du lieu; commençons par l'exposé du fait, tel que nous le trouvons dans la chronique de Jean Rigaud.
Parmi les auditeurs du thaumaturge se trouvait un hérétique que l'évêque de Tréguier qualifie " d'esprit fourbe et pervers ", sans le désigner autrement. Son langage et son opiniâtreté trahissent en lui un des prosélytes du catharisme albigeois. Les discours du Bienheureux l'avaient ébranlé, mais sans le convaincre entièrement. Un dogme lui paraissait, entre tous, inadmissible, celui de la Presence réelle. Le docte missionnaire avait beau rappeler la parole si formelle du Maître : " Ceci est mon corps ", il avait beau répéter que Dieu ne saurait nous tromper et que son témoignage doit nous suffire : l'incrédule échappait à toutes les règles de la dialectique, et se retranchait, à chaque passe d'armes, derrière l'éternelle objection du scepticisme: " Croire ne me suffit pas: je voudrais voir ! "
En face d'un esprit si rebelle à la lumière de la vérité, le thaumaturge se sentit pris d'une immense commisération, et n'écoutant que son désir de sauver les âmes, il lui dit : " Vous avez un cheval que vous montez souvent. S'il se prosterne devant l'Eucharistie, n'admettrez-vous pas le dogme de la Présence réelle, tel que l'enseigne l'Église ?" La proposition tenta 1'hérétique. " J'accepte, répliqua-t-il. J'enfermerai mon cheval et le laisserai à jeun pendant trois jours. Au bout de ces trois jours, je l'amènerai sur la place publique et lui présenterai de l'avoine. De votre côté, vous apporterez l'hostie qui, selon vous, contient le corps de l'Homme-Dieu. Si la bête affamée dédaigne l'avoine pour se prosterner devant le corps du Christ, je confesserai de bouche et de cœur la réalité du sacrement. "
Le défi était solennel ; le Franciscain l'accepta, en ajoutant toutefois que si le miracle n'avait pas lieu, il ne faudrait l'imputer qu'à ses propres péchés. Dans l'intervalle, il se prépare et emploie les armes des saints : le jeûne et la prière. Au jour convenu, le cheval affamé, amené par son maître, débouche sur la place publique. On lui présente l'avoine, pendant qu'en face se tient le serviteur de Dieu, debout, recueilli, le ciboire à la main.
" Alors, en présence de la foule accourue sur les lieux, la bête, laissée libre dans ses mouvements, s'avance vers le ciboire contenant l'Eucharistie, fléchit les genoux dans l'attitude de l'adoration et ne se relève que sur l'ordre du thaumaturge. "
" Rougissez, incrédules ! s'écrie en terminant l'hagiographe limousin. Rougissez de honte, alors qu'un être irraisonnable vous donne une pareille leçon ! "
" L'hérétique avait résisté au raisonnement ; il ne résista pas au miracle. Fidèle à sa promesse et convaincu jusqu'à l'évidence, il abjura publiquement ses erreurs. "
Une âme reprise à l'hérésie, c'est toujours la plus difficile comme la plus noble des conquêtes. Ce fut pour notre Bienheureux la source des plus pures jouissances, et pour toute la contrée, d'après la Légende "Benignitas", un fécond et puissant ferment de rénovation. " Les catholiques applaudirent et se sentirent affermis dans leurs croyances ; les sectaires, confondus, rentrèrent dans l'ombre et le silence. La religion triomphait. "
Ainsi la victoire du Saint était complète, ou plutôt la victoire du divin Rédempteur ; car c'est Lui qui s'affirmait de nouveau en face du manichéisme, le maître de la création, le docteur de la vérité, le triomphateur de l'enfer. C'est lui qui rentrait dans les intelligences et y ressaisissait l'empire qui lui appartient de droit et dont il n'est jamais impunément dépossédé. Ainsi se réalisaient, d'une façon inattendue, les prévisions et les espérances du Patriarche séraphique.
Le "miracle eucharistique" nous offre un des épisodes les plus attachants de la lutte éternelle entre la vérité et l'erreur. Voilà pourquoi nous l'avons raconté tout au long, dans ses plus menus détails et avec ses heureuses conséquences. Reste un point secondaire à examiner, le point controversé, c'est-à-dire le lieu du prodige.
Le fait en lui-même, hâtons-nous de le dire, est hors de litige, attesté qu'il est par tous les hagiographes et notamment par 1'évêque de Tréguier, Jean Rigaud, qui le rapporte, non comme un trait oublié par ses prédécesseurs, mais comme un " événement mémorable, extrait d'une relation antérieure, d'un recueil des miracles du Saint ". Les divergences ne s'accusent que lorsqu'il s'agit d'assigner le nom de la ville privilégiée qui en fut le théâtre. Jean Rigaud se tait; Surius désigne Toulouse ; Barthélémy de Pise, Rimini ; Wadding se prononce en faveur de Bourges, Le "Liber miraculorum " dit vaguement : " Dans le comté de Toulouse. " En face de cet enchevêtrement d'opinions opposées, qu'il nous soit permis d'exprimer la nôtre.
Si nous écartons les historiens, qui se divisent, pour interroger une autre forme de la traditions, les monuments lapidaires, nous verrons qu'une seule ville, Bourges, possède des titres sérieux à l'honneur qu'elle revendique. Et, en effet, Toulouse n'offre pas le moindre vestige de cet événement, pas une pierre, pas une inscription; Rimini ne parle que du discours aux poissons de l'Adriatique. La capitale du Berry, seule, montre un témoin de ces temps, un témoin six fois séculaire, l'église Saint-Pierre-le-Guillard, consacrée en 1231 par Simon de Sully : édifice de style ogival, dans le goût de l'époque, et dont la construction tout près des remparts, mais en dehors, implique l'idée d'un monument commémoratif destiné à perpétuer le souvenir de quelque événement extraordinaire. L'origine et la date d'érection de ce sanctuaire corroborent ainsi la tradition dont Wadding s'est fait l'interprète; et nous estimons que, dans le litige qui nous occupe, les présomptions sont plutôt en faveur de Bourges.
En dehors des deux scènes mémorables où le champion des croyances antiques a joué un rôle si important, nous n'avons rien de précis. Fut-il consulté par les Pères du concile de 1225 ?
Aborda-t-il le terrain politique, et eut-il l'occasion d'émettre son opinion sur l'affaire des deux prétendants, Raymond VII et Amaury, à l'heure où ce dernier cédait au roi Louis VIII le fruit des conquêtes paternelles ? Nous l'ignorons. Dans tous les cas, l'assemblée se sépara sans avoir réglé le litige, et ce ne fut que l'année suivante, au concile provincial de Paris (30 janvier 1226), que le roi, décidé à user de ses droits de suzerain pour intervenir dans les troubles du Midi, déploya l'oriflamme de saint Denys et marcha sur Avignon, dont le siège le retint trois longs mois.
A travers le cliquetis des armes et au-dessus du fracas des lances qui s'entrechoquent, résonne une note d'une harmonie toute céleste et brille une de ces lueurs surhumaines, une de ces visions si fréquentes aux premiers temps de l'Ordre séraphique et qui leur donnent un charme si pénétrant. Voici, en effet, ce que nous racontent les historiens du Poverello.
Le Frère Jean Bonelli de Florence, que saint François avait établi Provincial de Provence, présidait alors, à Arles , " un Chapitre auquel assistaient le Frère Monald, prêtre renommé pour ses talents et plus encore pour sa sainteté, et le bienheureux Antoine, à qui le Seigneur avait accordé l'intelligence des saintes Ecritures et une éloquence plus douce que le miel pour chanter le Christ et ravir les multitudes. Antoine prêcha sur le titre même de la Croix : "Jésus de Nazareth, roi des Juifs". Pendant qu'il développait ce texte avec une chaleur et une onction indicibles, le Frère Monald aperçut, sous une forme sensible, à l'extrémité de la salle, le Patriarche séraphique suspendu dans les airs, les bras en croix, et bénissant tous les Frères. Au même moment, tous se sentirent remplis d'une telle consolation intérieure, qu'ils n'eurent aucune peine, dans la suite, à ajouter foi au récit qui leur fut fait de la merveilleuse apparition de leur glorieux Père. "
Derrière saint François et au-dessus de lui, ne faut-il pas voir le ciel lui-même approuvant et sanctionnant par ce prodige la stratégie, toute faite de persuasion, de douceur et de patience, employée par le héros portugais dans les guerres du Languedoc ?
Est-ce au Chapitre d'Arles que le Bienheureux fut promu " custode de Limoges " ? Nous ne saurions l'affirmer positivement. Jean Rigaud mentionne bien le titre, mais d'une façon transitoire et sans s'occuper ni de la date de l'élection ni de la durée de la charge. Custode, c'est-à-dire supérieur de deux ou trois couvents ayant pour centre la ville de Limoges, avec pleine juridiction et les obligations afférentes : maintenir la discipline au dedans, prêcher au dehors, ranimer partout la foi et la ferveur, sans négliger la diffusion de l'Ordre.
Il est toujours difficile de gouverner une Province en fondation. Antoine ne sera pas au-dessous de sa tâche. Mais dieux événements importants vont, dès son entrée en charge et malgré lui, le mettre plus en relief et imprimer un nouvel essor à son activité ; la mort de saint François et la croisade de Louis VIII.
Une quinzaine de jours après son élection, en effet, le 3 octobre 1226, le fondateur, le Patriarche d'Assise, rend sa belle âme à Dieu, parmi les doux ramages de ses sœurs les alouettes et les mélodieux concerts de ses frères les séraphins. Elisée avait hérité du manteau d'Elie. Antoine héritera du manteau de François, non seulement d'une part de son autorité, mais de ses vertus, de son humilité, de sa douceur, de son zèle. Apôtre non moins intrépide, thaumaturge plus puissant, orateur plus entraînant et plus fécond, c'est lui qu'on invoquera pour conjurer le péril social et désarmer les haines irréconciliables.
Pendant ce temps-là se déroulent les scènes de la courte épopée dont Louis VIII est le héros. Maître d'Avignon, il parcourt en vainqueur le comté du Languedoc et déjà s'approche de Toulouse, lorsqu'il est brusquement terrassé par un mal implacable (8 novembre 1226), laissant à son épouse, la régente Blanche de Castille, le soin de continuer et de terminer la croisade contre les Albigeois. L'effervescence causée par la reprise des hostilités a franchi, avant l'apôtre franciscain, les massifs du Centre ; mais à Limoges, comme à Toulouse, il sera, sans y avoir visé, le plus habile des diplomates et le plus puissant des pacificateurs; il fera l'œuvre de Dieu, rien que l'œuvre de Dieu, seulement avec moins d'obstacles et beaucoup plus d'éclat.
Ces pays montueux seront sa terre de prédilection. Il y versera plus abondamment ses sueurs, y sèmera plus de bienfaits, plus de miracles, et y laissera un souvenir plus vivace ; et de notre côté, nous marcherons d'un pas plus ferme, étant conduits par le guide sûr qu'est l'hagiographe limousin. Entrons donc avec confiance, à la suite de notre héros, dans le nouveau champ ouvert à son activité, et jetons hardiment la faucille dans la gerbe d'or de ses travaux apostoliques.

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CHAPITRE VI

DANS LE LIMOUSIN (1226-1227 ?)

En 1226, les Cordeliers étaient déjà depuis trois ans établis à Limoges, sous le nom de Menudets. Leur résidence était voisine de l'église Saint-Paul, non loin de l'emplacement actuel de la gare. Ils n'avaient pas été sans parler du grand apôtre qui venait de remuer le Languedoc et le Berry. Aussi, à son arrivée, la ville de Limoges lui fit-elle une de ces réceptions triomphales qu'expliqué la foi de l'époque. On voulait le voir, l'entendre, toucher le bord de ses vêtements. A peine avait-il posé le pied dans la ville, raconte la chronique de l'abbaye de Saint-Martin de Limoges, qu'il prêchait au cimetière Saint-Paul, à l'occasion de la commémoration des morts ou de quelque autre cérémonie funèbre. Son discours dut faire impression ; car la chronique du monastère bénédictin ne jugea pas indigne d'elle de nous signaler le texte qu'il avait développé dans la circonstance. C'était le verset suivant des psaumes du roi-prophète : " Au soir la tristesse ; au matin la joie. " L'orateur sut tirer de cette antithèse des applications ingénieuses, des tableaux pleins d'animation, dont il a emporté le secret dans la tombe. Nous retrouvons le même texte dans ses notes ; peut-être faut-il y voir la synopse de son allocution. " Il y a, dit-il, trois soirs et trois matins, trois deuils et trois allégresses : trois soirs, la chute de nos premiers parents, la mort du Christ et notre propre mort ; trois matins, la naissance du Messie, sa résurrection et la nôtre. "
Le lendemain, c'était l'abbaye elle-même qui réclamait sa présence. Il y prononça, sur l'excellence de l'institution monastique, une allocution qui débutait par ce cri du Psalmiste : " Qui me donnera des ailes comme à la colombe, et je volerai à mon asile et m'y reposerai en paix. " Les Bénédictins du mont Soubase avaient accueilli avec respect le Patriarche séraphique et lui avaient fourni son premier lieu de prière. Leurs frères de Limoges entourèrent de la même vénération son disciple privilégié et lui prêtèrent également leur appui. Son passage dans leur monastère est mentionné comme un événement dans leurs archives, et c'est à eux que nous devons la connaissance de leurs premières relations. " L'an 1226 — lisons-nous dans la chronique manuscrite de Pierre Coral, abbé de Saint-Martin, de Limoges vers la moitié du xiiie siècle — le bienheureux Antoine, de l'Ordre des Frères-Mineurs, reçut pour ses Frères, et à certaines conditions, un local situé dans les dépendances de notre abbaye. "
Les chroniques bénédictines se bornent à ces renseignements, auxquels nous n'avons à reprocher que leur concision. Heureusement, l'évêque de Tréguier, Jean Rigaud, est là pour répondre à notre attente, et nous redire avec abondance de détails par quels moyens, prière et prédication, vertus et prodiges, prodiges surtout, l'apôtre franciscain prit possession de la terre du Limousin.
Le plus fameux miracle de saint Antoine est un acte de bilocation, qui eut lieu dans la nuit du Jeudi Saint. Le Bienheureux prêchait dans l'église Saint-Pierre-du-Queyroix et répandait sur le peuple les semences de la parole de vie. II se souvint, au cours de son allocution, qu'il devait réciter au couvent, à la même heure, une leçon de l'office des matines, et qu'il avait omis de se faire remplacer. Affligé de cet oubli, il s'arrête, demeure immobile, silencieux, et apparaît tout à coup au milieu de ses Frères, surpris et stupéfaits. Il lit la leçon indiquée, puis reprend ses sens dans la chaire de Saint-Pierre-du-Queyroix et continue le sermon qu'il avait commencé.
La sagesse divine ne fait rien sans motif. Quel est donc, dans ce prodige de bilocation, le dessein du Rédempteur ? Voulait-il, par là, récompenser le moine de sa fidélité aux moindres observances de cette discipline régulière qui est, pour le religieux, le chemin de la perfection, ou se proposait-il de signaler à l'admiration du peuple celui qui était son ambassadeur attitré, et de donner plus d'autorité à sa parole ? Peut-être l'un et l'autre. Dans tous les cas, le second résultat fut atteint; car les prédications du Bienheureux excitèrent un tel enthousiasme, que bientôt il lui fallut prêcher en plein air, aucune église n'étant assez vaste pour contenir les foules accourues pour l'entendre. Jean Rigaud nous raconte, à ce propos, le trait qu'on va lire.
Saint Antoine haranguait la multitude sur la place du Creux des Arènes. Mais voici que tout à coup les nuages. s'amoncellent ; le tonnerre gronde, les éclairs sillonnent la nue, l'orage éclate sur la ville. Les, auditeurs, effrayés, commencent à s'enfuir; mais le thaumaturge les retient, les rassure d'un ton plein de bonté, et faisant un admirable acte de foi dans la puissance de Celui qui enchaîne les eaux dans l'embrun des nues, il leur crie : " Ne craignez rien ; continuez d'écouter la parole de Dieu, et j'espère de Celui en qui l'on n'espère jamais en vain qu'il ne permettra pas que la pluie vous atteigne. " Ils défèrent à son avis ; et la prédication terminée, ils remarquent que, selon la promesse du Bienheureux, il n'est pas tombé une goutte d'eau sur la place du Creux des Arènes, pendant que l'averse avait inondé le reste de la, cité.
" Quand je suis entré dans l'Ordre de Saint-François, ajoute le narrateur, plusieurs des Frères qui avaient assisté au sermon, étaient encore vivants et se rappelaient même parfaitement le fond du thème développé par l'orateur. Ils méritent pleinement créance, étant de ces témoins compétents qui rapportent ce qu'ils ont vu et entendu. "
Cependant, au milieu des préoccupations d'une vie si mouvementée et entremêlée de tant de surnaturel, " le custode " ne négligeait pas la direction des religieux confiés à sa sollicitude. Il affermissait les bons ; il réchauffait l'ardeur des tièdes ; il avait pitié de ceux qui chancelaient. L'un de ces derniers, un novice nommé Pierre, qu'il avait lui-même admis dans l'Ordre, songeait, sous l'obsession d'une pensée de découragement, à rentrer dans le siècle. Perdre sa vocation est toujours un malheur, quelquefois un désastre irrémédiable. Le Bienheureux fut averti par révélation de la tentation et des angoisses intérieures du novice. Il alla le trouver, le réconforta et lui dit, en lui soufflant dans la bouche : " Reçois l'Esprit-Saint. " Au même moment, le novice se sentit l'esprit entièrement rasséréné. La flèche de la tentation était comme émoussée, et lui-même déclara plus tard qu'il n'en avait jamais plus ressenti les atteintes.
A Limoges, le nom de saint Antoine est acclamé ; il en sera bientôt de même dans toute la région.
Toutes les villes du Limousin se disputaient l'honneur de posséder le puissant thaumaturge. Il accédait à leur requête, quand il le pouvait, dépensant ses forces sans compter et semant les miracles sur ses pas.
Ce sont même ces miracles recueillis sans ordre chronologique, mais avec un religieux respect, qui nous aideront à jalonner les principales stations de son apostolat.
A Saint-Junien, il annonça à l'avance que la chaire improvisée d'où il parlait serait renversée, mais que, malgré les efforts de Satan et de ses suppôts, il n'en résulterait rien de fâcheux. La prédiction s'accomplit. L'estrade s'écroula avec fracas au commencement de son discours; mais personne ne fut blessé.
Dans un monastère bénédictin du même diocèse, il récompensa par une faveur spirituelle la généreuse hospitalité que lui fournissaient les fils de saint Benoît,
Il était souffrant. Le religieux qui le soignait apprit bientôt qu'il fait bon vivre, ne fût-ce qu'une heure, dans la compagnie des saints. Ce pauvre moine, souffleté, comme saint Paul, par le démon du vice impur, était en proie à de violentes tentations. Eclairé d'en haut sur l'état de trouble de cette âme, le thaumaturge ne put refouler le sentiment de commisération qui l'étreignait. Il lui dépeignit, comme s'il y eût assisté, toutes les péripéties de cette agonie intérieure, puis le détermina, à force d'aimables instances, à revêtir la tunicelle que lui-même venait de quitter. L'ombre de saint Pierre guérissait les malades. La robe de saint Antoine ne fut pas moins efficace. De cette tunique sanctifiée au contact d'une chair virginale, se dégagea une vertu qui apaisa l'orage des sens et délivra pour toujours le moine agenouillé à ses pieds.
Ailleurs ,(Le biographe ne cite pas plus qu'au paragraphe précédent le nom de la localité), c'étaient ses propres Frères qu'il prémunissait contre les illusions diaboliques et les tentations propres à l'état religieux. Un soir, après complies, il vaquait selon son habitude à l'exercice de l'oraison, et ses Frères avec lui. Ceux-ci, en sortant de l'oratoire, aperçurent aux demi-clartés de la lune, une foule de malfaiteurs occupés à dévaster la moisson du champ voisin, qui appartenait à l'un des bienfaiteurs du couvent. Ils coururent en avertir leur vénérable custode, resté en prière dans l'oratoire et tout abîmé dans le sentiment de la présence de Dieu. " Ne vous tourmentez pas, leur répondit-il, et retournez à votre méditation. Ce n'est là qu'une ruse de l'ange des ténèbres, qui cherche tantôt à troubler votre repos nocturne, tantôt à vous détourner de l'oraison. Demain il n'y aura rien de détruit dans le champ de notre bienfaiteur, " Le lendemain, au point du jour, les religieux constatèrent que la moisson était intacte ; et leur vénération, déjà grande pour un supérieur si richement orné des dons de l'Esprit-Saint, s'en accrut encore.
Les épisodes qu'on vient de lire nous parviennent avec une signature qui enlève au critique toute pensée de suspicion. Le nom de Jean Rigaud nous en garantit l'exactitude. Il n'en est pas de même d'une foule d'autres traits insérés dans des recueils hagiographiques de basse époque, principalement dans le "Liber miraculorum": traits de provenance inconnue et de véridicité problématique, mais que nous nous reprocherions pourtant de passer entièrement sous silence. Ils serviront au moins à démontrer quelle haute idée on se faisait du thaumaturge franciscain vers la fin du moyen âge.
Ici, c'est un enfant tombé dans une chaudière d'eau bouillante et préservé de toute brûlure par l'intercession du serviteur de Dieu ; là, un enfant qu'il ressuscite et qu'il rend à sa mère ; ailleurs, il restitue miraculeusement à une femme du Limousin " la chevelure que lui a brutalement arrachée son mari ". Plus loin, il ordonne à un pauvre pécheur suffoqué par l'émotion et le repentir, d'écrire ses fautes sur une feuille de parchemin ; et à mesure que le pénitent les accuse, un ange du ciel les efface.
Enfin voici le trait le plus merveilleux, le plus populaire aussi : l'apparition de l'enfant Jésus, Au cours de ses prédications, l'intrépide missionnaire était descendu chez un bourgeois qui lui offrait l'hospitalité. Là, se livrant à son attrait pour l'oraison, il prolongea sa veille bien avant dans la nuit. Par une disposition spéciale de la Providence, le bourgeois l'aperçut, au sein d'une lueur surnaturelle, plongé dans les délices de l'extase et portant dans ses bras l'enfant Jésus.
Telle est, en abrégé, la célèbre apparition de l'enfant Jésus, qui formerait la page la plus idéale, la plus suave de l'hagiographie, si l'on pouvait en prouver la réalité. Malheureusement, le doute plane sur le fond comme sur les détails de cette vision. Elle ne repose que sur l'assertion d'une compilation de la fin du xive siècle, le "Liber miraculorum", dont tous les matériaux sont loin d'avoir la même valeur ; et la critique ne peut l'admettre que sous réserves. Vraie ou non, les arts l'ont mise en relief et popularisée. Pas immédiatement toutefois ; car la plus ancienne représentation de l'enfant Jésus sur les bras de saint Antoine ne remonte qu'à l'année 1495. C'est un rétable qui se trouve à Pollenza, près de Macerata, province des Marches. Mais à partir du xviie siècle, elle est devenue une attribution iconographique du thaumaturge, et bientôt l'attribut prédominant le plus goûté, sans doute parce qu'il offre un groupe plus harmonieux et un symbolisme plus expressif.
Le merveilleux fleurit ainsi à toutes les pages du "Liber miraculorum"; mais au merveilleux nous préférons le vrai, toujours, surtout lorsqu'il s'agit d'un thaumaturge tel que saint Antoine. Il n'a pas besoin d'une auréole d'emprunt ; sa propre gloire lui suffit : elle jette un lustre incomparable. Ecoutons ce qu'affirmé à ce sujet la véritable histoire par la bouche de l'évêque de Tréguier : " Oh ! l'heureux prédicateur ! Il prêchait d'exemple et de parole, à tous, sans acception de personnes, et d'éclatants prodiges venaient confirmer la vérité de sa doctrine. "
Voilà bien l'envoyé de Dieu, tel que l'image s'en est conservée dans l'esprit des populations du Limousin, allant d'une bourgade à l'autre, guérissant les malades et réconfortant, selon l'occurrence, les esprits dévoyés, les cœurs déchus, les enfants souffreteux, les mères en deuil, tous ces désespérés de la vie dont chaque siècle entend les plaintes ou les récriminations. Voilà le thaumaturge semant la doctrine de vie et les faveurs célestes, comme le laboureur sème le froment, à pleines mains. Et voilà aussi le moissonneur fortuné relevant les épis d'or et liant, dans les champs du Père de famille, des gerbes aussi précieuses que serrées.
Cependant, à travers ses courses apostoliques " dans le diocèse de Limoges, il était poursuivi par ce besoin de solitude qui fut le tourment de sa vie. Apercevant sur sa route, aux environs de Brive, à l'arrière-plan du vallon baigné par la Corrèze, une roche solitaire, il s'y arrêta et y fonda un ermitage dans le genre de celui de Monte-Paolo. L'hagiographe limousin nous certifie le fait en termes qui excluent le doute. " C'est le Bienheureux en personne, écrit-il, qui implanta à Brive l'Ordre des Mineurs. Il leur bâtit un couvent à une assez grande distance de la ville. " A ces détails authentiques, mais un peu sommaires, le "Liber miraculorum" en ajoute de complémentaires, avec la précision d'un pèlerin qui a visité ces lieux. " Antoine, remarque-t-il, se retira à l'écart, dans une grotte. Il s'y tailla une cellule, creusa dans la pierre une fontaine destinée à recevoir les gouttes d'eau qui suintent du rocher, et alors s'abandonna sans crainte aux délices de la contemplation, non moins qu'aux rigueurs de la pénitence. " Le merveilleux l'accompagna jusque dans ce désert. La pauvreté y était extrême ; on manquait de tout, excepté de courage et d'amour de Dieu. Dans un moment de détresse, le vénéré custode pria une dame de Brive, une de ses bienfaitrices, de subvenir aux besoins de sa petite communauté et de lui envoyer des légumes. Elle le fit avec empressement, malgré une pluie torrentielle et persistante qui aurait pu paralyser les volontés les plus énergiques, et chargea sa servante d'aller au jardin et de porter à l'ermitage les trésors de la charité. Après quelques objections, la domestique céda aux instances de sa maîtresse et partit, affrontant la rafale. Or, à son retour, elle raconta avec admiration comment elle avait tout le temps marché sous la pluie, sans qu'une seule goutte d'eau eût mouillé ses vêtements. Pierre de Brive, fils de la bienfaitrice et chanoine de la collégiale de Saint-Léonard de Noblac, se plaisait à narrer cet épisode dans tous ses détails. Il avait raison ; car le fait, si vulgaire qu'il paraisse, renferme un profond enseignement. Il nous rappelle que rien n'est petit de ce qui se fait avec esprit de foi et que le Seigneur ne laisse sans récompense ni les sublimes dévouements ni le verre d'eau froide donné en son nom.
Disons-le tout de suite, le séjour de saint Antoine aux grottes de Brive ressemble à ses autres étapes à travers la France : ce n'est qu'une halte, la halte rapide du soldat qui se repose sur les lauriers de la veille et songe aux combats du lendemain. Mais quand le soldat est un Envoyé de Dieu, la roche où il a posé le pied n'est plus seulement un souvenir historique ; elle devient une source de grâces et de bénédictions, et les générations qui en bénéficient se redisent les unes aux autres : Heureuses vallées de l'Hérault et de la Garonne, que le thaumaturge portugais a comblées de ses bienfaits et fécondées de ses sueurs ! Heureuses montagnes du Velay et du Limousin, qui ont été le Thabor de sa contemplation et de ses extases !
Les chroniques médiévales racontent avec complaisance les merveilles accomplies dans les régions du Centre. Mais ce qu'elles ne nous disent pas, ou ce qu'elles disent en termes trop vagues, ce sont les fruits de ces courses apostoliques : la France attentive, les consciences réveillées, le fléau de l'hérésie albigeoise écarté, la foi vengée, la pureté des mœurs remise en honneur, les discordes apaisées, la paix rétablie au sein des familles. C'est, en un mot, la restauration sociale opérée d'une manière admirable, sans secousse, sans effusion de sang, par la seule force de la persuasion. Le résultat tient du prodige, on ne saurait le nier, pour peu qu'on se souvienne que cette glorieuse campagne, au pays des Lémovices, s'est effectuée dans l'espace de sept à huit mois, peut-être moins ! Car déjà l'apôtre touche à la fin de sa mission en France, et la Providence lui réserve un autre théâtre avec d'autres lauriers.
Vers la fin de l'année 1226, le Fr. Elie, chargé provisoirement du gouvernement de l'Ordre, adressait à tous les provinciaux et custodes, conformément à la Règle, une circulaire annonçant le glorieux trépas du vénérable fondateur et portant indiction du Chapitre général pour le 30 mai de l'année suivante. La lettre appréciait en termes émus la mission providentielle du Patriarche d'Assise et s'ouvrait par ce cri de douleur : " Avant de commencer à parler, je pleure, et ce n'est pas sans motif. La douleur envahit mon âme comme un torrent qui déborde. Hélas ! Le malheur que je redoutais a fondu sur nous : celui qui nous consolait n'est plus ! Chéri de Dieu et des hommes, il est monté au séjour de la lumière, lui qui enseignait à Jacob la loi de la science et de la vie, et qui a laissé à Israël le testament de la paix. Nous ne saurions trop nous réjouir pour lui ; nous ne saurions trop pleurer sur nous-mêmes, privés que nous sommes de sa présence et comme ensevelis dans l'ombre de la mort.... Invoquez-le, afin de mériter de participer à sa gloire, et priez-le de mettre à notre tête un autre lui-même, un chef vaillant comme les Machabées, pour nous conduire au combat. "
Nul n'avait plus amèrement pleuré que saint Antoine la perte du Séraphin d'Assise. Nul ne pria avec plus de ferveur pour que, du haut du ciel, il veillât encore sur ses enfants et plaçât à leur tête un autre lui-même, un homme capable de maintenir et d'organiser, en lui gardant son cachet primitif, une institution si nécessaire au bien de l'Eglise. Il fut chargé par ses frères d'une mission spéciale et secrète auprès du Souverain Pontife, mission relative probablement à la candidature du Fr. Elie, dont on redoutait les innovations et le relâchement et qu'on voulait écarter. Parti de Limoges dans le courant de février 1227 (date approximative, assignée par Azzoguidi), il descendit les bords du Rhône et s'achemina vers Marseille : voyage qu'il effectua rapidement et qui fut signalé, au témoignage de Jean Rigaud, par un merveilleux acte de reconnaissance.
Au moment où son compagnon et lui entraient, harassés de fatigue et encore à jeun, dans une petite bourgade de Provence, une femme du peuple, touchée de compassion, les invita à venir prendre un peu de repos dans sa maison. D'un grand cœur et d'une foi plus grande encore, elle les reçut comme Marthe recevait Nôtre-Seigneur à Béthanie, avec une charité parfaite, posa le pain et le vin sur la table et courut emprunter un verre à sa voisine. Mais, soit inadvertance, soit maladresse, le compagnon du Saint, en déposant le verre sur la table, le brisa en deux. Autre accident plus fâcheux encore, l'hôtesse, en retournant au cellier, s'aperçut qu'elle avait oublié de fermer le robinet du tonneau et que le vin s'était répandu sur le sable. Quelle perte pour elle ! Elle ne put contenir son chagrin et en fit part à ses deux hôtes. Ce ne fut pas en vain. Le Bienheureux, se cachant le visage des deux mains pour prier plus à son aise, conjura l'Auteur de tout bien d'avoir pitié de l'affliction d'une chrétienne si généreuse et de ne pas laisser sa bonne œuvre sans récompense. Sa prière monta, comme une flèche, droit au cœur de Dieu : car soudain la coupe et le pied du verre se rapprochèrent et le verre se redressa. A ce spectacle, la paysanne demeura stupéfaite ; puis ayant la conviction du miracle et persuadée que celui qui avait fait un premier prodige, pourrait bien en opérer un second et lui rendre le vin perdu, elle courut au cellier. Là, nouvelle surprise ! Son tonneau était plein, et le vin bouillonnait et débordait comme au sortir du pressoir. Ivre de joie et hors d'elle-même, elle ne savait comment exprimer la vivacité de sa gratitude. Mais déjà le thaumaturge, toujours humble, détaché de tout et de lui-même, s'était dérobé à des louanges et à des marques de vénération qui ne doivent se rapporter qu'à Dieu.
Cet épisode nous prouve d'une manière certaine que notre Bienheureux traversa la Provence. Mais le reste du voyage nous échappe. Marseille fut-elle sa dernière étape, ainsi que le prétend Azévédo ? Y prit-il un peu de repos et visita-t-il ce rocher granitique — autrefois souillé par les idoles et les sacrifices sanglants du druidisme — où le prêtre Pierre venait d'inaugurer un pèlerinage réparateur et sanctifiant, devenu célèbre depuis sous le nom de Notre-Dame de la Garde ? Toutes ces suppositions sont plausibles ; mais nous demandons les documents, et il n'y en a pas ! Mieux vaut saisir l'apôtre franciscain au moment où la frêle embarcation qui l'emporte vers l'Italie est déjà loin du rivage. Il revit par la pensée les douces émotions du passé, enveloppe d'un dernier regard les côtes de la Provence, baignées dans l'azur du ciel, et dit adieu à ces montagnes illustrées par les larmes de Marie-Madeleine, à cette terre du Languedoc où il a replanté la croix, à ces rudes montagnards du Velay et du Limousin qui l'ont entouré de leurs délirants enthousiasmes, à cette France à laquelle il a consacré le meilleur de son âme. De loin, il bénit encore cette fille aînée de l'Eglise, dont il pressent le réveil et les glorieuses destinées, et qu'il emporte dans son cœur de prêtre et d'apôtre.
Les prières d'un saint sont une force; sa bénédiction, un germe de résurrection et de vitalité. Deux ans après le départ d'Antoine, le conflit qui a ensanglanté le Midi de la France et failli rompre l'unité religieuse et nationale se dénouera pacifiquement, grâce à la sagesse de la régente Blanche de Castille, par le traité de Poitiers. On y stipulera le mariage de Jeanne de Toulouse avec Alphonse de Poitiers, frère de Louis IX. L'hérésie albigeoise, œuvre de perfidie et de violence, se dissipera comme se dissipent les ténèbres aux premières lueurs du matin; la vérité reconquerra son empire, et, avec Saint Louis, la France atteindra le faîte de sa gloire. Elle sera l'arbitre des nations de l'Europe, la terreur des Sarrasins, l'épée de l'Église. Saint Thomas et saint Bonaventure mettront dans ses mains le sceptre de la science, pendant que des génies inconnus couvriront son sol d'une luxuriante végétation de monuments gothiques tels que Notre-Dame de Chartres, de Rouen , de Reims, de Beauvais. Le thaumaturge franciscain verra poindre l'aurore de ces beaux jours. Plus que personne, hormis saint Dominique, il aura préparé les triomphes de la Croix; plus que personne, il aura, travaillé au relèvement et à la grandeur morale de notre pays.
La France, de son côté, ne sera pas ingrate à son égard. Elle lui donnera une place de choix, à côté du fils des Gusman, dans le culte d'honneur et d'admiration qu'elle rend à ses meilleurs libérateurs, à ces hommes d'élite que la Providence lui envoie, aux jours mauvais, pour la sauver de l'erreur et de l'anarchie. Il en sera le Saint populaire par excellence, comme il en a été l'apôtre populaire. Les petits, les humbles, les habitants des hameaux, les convertis des grandes villes, tous ceux qu'il aura guéris ou consolés, célébreront ses bienfaits, rediront ses miracles, lui érigeront des autels; et le temps qui efface tout, ne fera que rajeunir sa mémoire et grandir ses vertus. Son culte fleurira dans toutes nos provinces, embaumant les rivages de la Méditerranée, non moins que les montagnes du Velay et les vallées de la Corrèze. Faut-il s'en étonner ? Sans doute, un Saint n'est étranger nulle part, parce que l'Église est la patrie des âmes ; mais quand il a versé ses sueurs sur le coin de terre que nous habitons, quand il y a multiplié les miracles, il a droit à un culte plus intime, plus vivace, plus débordant; il est deux fois notre frère.

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CHAPITRE VII

RETOUR EN ITALIE

D'après la légende primitive, le Bienheureux fut chargé par le Ministre général d'une mission spéciale près de la Cour romaine, " au sujet d'une affaire qui concernait la famille franciscaine. " La légende Benignitas ajoute que c'était vers les fêtes de Pâques, et Wadding affirme que Grégoire IX, l'ancien cardinal Hugolin, l'ami et le protecteur du Patriarche d'Assise, venait de monter sur la chaire de saint Pierre.
Voir Rome, la cité des grands souvenirs et des monuments antiques, voir le pape, le vicaire du Christ, est pour quiconque n'a pas perdu le sens de la foi, une des plus pures jouissances qu'on puisse goûter ici-bas. Saint Antoine eut ce bonheur. De son séjour dans la Ville éternelle, cependant, la Légende primitive n'a retenu qu'une seule chose : c'est qu'il fut accueilli avec faveur par le Souverain Pontife et le Sacré-Collège, qui écoutèrent très dévotement sa prédication. " Abeille diligente et harmonieuse ", il tirait des saintes Ecritures une doctrine si lumineuse et si profonde, que le Pape, pour traduire son admiration, employa une expression jusque-là sans exemple ; il l'appela l'Arche vivante de la Bible, Ce surnom, sur des lèvres si augustes, vaut à lui seul les plus magnifiques éloges. Il ne nous surprend pas cependant; tant il résume bien la vocation extraordinaire du héros portugais.
Voilà la version originale, toute simple, toute naturelle. Le "Liber miraculorum" l'amplifie suivant sa coutume, et l'entrelace de détails où éclate le merveilleux. D'après ce recueil, le thaumaturge fut chargé par le Pasteur suprême de préparer les pèlerins accourus à Rome à gagner les indulgences de la Semaine Sainte, et favorisé à cette occasion du don des langues. La Ville éternelle vit alors se renouveler le miracle de la Pentecôte. Une multitude innombrable de toute tribu, de tout pays, se pressait autour de la chaire du grand orateur; et tous, Grecs, Latins, Français, Allemands, Slaves, Anglais, tous, à leur grand étonnement, l'entendirent distinctement, chacun dans sa propre langue. Il parla avec tant d'onction, avec tant d'éloquence, que le pape, émerveillé, l'appela " l'Arche du Testament ".
Don des langues, nouvelle Pentecôte : autant d'éléments nouveaux introduits dans le récit du "Liber miraculorum". Un prélat contemporain, le cardinal Eudes de Châteauroux, prononçant le panégyrique de saint Antoine, fait lui aussi, "oratorio modo", allusion à cette nouvelle effusion de l'Esprit-Saint, lorsqu'il compare son héros aux apôtres, de qui l'on disait au jour de la Pentecôte : " Est-ce que ceux qui nous parlent ne sont pas des Galiléens ? Comment se fait-il donc que nous les entendions, chacun dans notre propre langue ? " On peut contester la source d'informations du Liber ; on peut interpréter dans un sens plus large l'allusion du cardinal Eudes ; ce qu'on ne saurait nier, c'est la profonde impression produite à Rome par le passage du disciple de saint François. Mais passons, et avançons dans notre récit.
Muni de la bénédiction du Souverain Pontife, le thaumaturge quitta la Ville éternelle et se dirigea vers Assise, en traversant, à son tour, ces vastes solitudes de la campagne romaine, ces gorges des Apennins, cette riante vallée d'Ombrie, qu'avait tant de fois parcourues le Patriarche séraphique.
Quand il aperçut, suspendue comme un nid d'aigle aux flancs, du mont Soubase, la petite ville d'Assise, la patrie de saint François, son cœur battit plus fort. Il allait enfin pouvoir satisfaire à loisir sa piété filiale envers celui qu'il invoquait tout bas comme un saint. Nous nous le figurons volontiers visitant la Portioncule, berceau de l'Ordre, Notre-Dame des Anges, théâtre des apparitions de la sainte Vierge, la cellule qui avait reçu le dernier soupir du Réformateur ombrien; montant ensuite dans la vieille cité, entrant dans l'église Saint-Georges où reposait provisoirement la dépouille mortelle du fondateur, collant ses lèvres sur la pierre du tombeau et y priant longuement.
L'ardeur de sa prière et de ses sacrifices ne fut point étrangère aux résultats du Chapitre général d'Assise (30 mai 1227). Le Fr. Elie, malgré ses intrigues, fut écarté, et la majorité des suffrages tomba sur Jean Parenti de Florence, esprit éminent, caractère franc et loyal, aussi fervent sous la bure qu'il avait été intègre sous la toge. C'était le successeur immédiat de saint François, et son digne successeur, au jugement d'un contemporain : " un supérieur exemplaire, un diplomate estimé du pape (Grégoire IX), un prophète écouté du peuple. "
Un pareil choix était bien de nature à réjouir le cœur de notre Bienheureux : ses vœux étaient exaucés. Mais ce qui affligea son humilité, c'est qu'en le déchargeant de la custodie de Limoges, le Chapitre le nommait Provincial de Bologne.
L'assemblée ne se sépara pas sans avoir formulé un vœu relatif à la canonisation du stigmatisé de l'Alverne; et le nouveau Général, Jean Parenti, adressa une supplique dans ce sens à Grégoire IX, qui, l'année suivante (16 juillet 1228), se rendait en effet à Assise, et inscrivait solennellement le Patriarche des pauvres dans les diptyques sacrés.
Dès que le thaumaturge eut pris possession de sa charge et réglé les affaires de sa Province, il s'arma de nouveau de sa croix de missionnaire et se dirigea vers les côtes de l'Adriatique. Bientôt il se retrouvait en face de ces hérétiques orgueilleux et retors dont nous avons parlé plus haut, ces Cathares dont l'aveuglement lui arrachait des larmes. " A toutes les industries de son zèle, nous dit l'hagiographe limousin, ils n'opposaient que la froideur du marbre ou, ce qui est peut-être pis encore, un sourire méprisant. " Il eût voulu, au prix de mille vies, si c'eût été possible, dissiper les préjugés qui leur cachaient la divinité de l'Évangile et les beautés de la foi. Mais comment les atteindre ? Comment les aborder ? Ils le fuyaient, comme l'oiseau de proie fuit la lumière. La chronique que nous venons de citer, va nous dire comment il finit par vaincre leur obstination.
Antoine désespérait des hommes; il ne désespéra pas de Dieu. " Sous le feu de l'amour qui l'embrasait ", il se sentit inspiré, pour trancher le différend entre la foi et l'hérésie, d'en appeler à la toute-puissance du Créateur. Il fit signe à ce peuple de marins de le suivre sur la grève, et interpellant directement les Cathares: " Puisque vous refusez d'entendre la parole de Dieu, leur cria-t-il, je m'en vais, pour vous confondre plus manifestement, prêcher aux poissons." Alors, le visage tourné vers le fleuve, il s'adressa aux innombrables tribus qui peuplent les ondes, et leur exposa les bienfaits dont les entoure la providence attentive du Créateur. " C'est lui, leur dit-il, qui vous a créés. C'est lui qui vous a donné pour demeure l'élément limpide dans lequel vous vous mouvez en toute liberté. C'est lui qui vous nourrit, sans que vous ayez à travailler. " A ces mots, les poissons accourent, se rassemblent, lèvent la tète hors de l'eau, écoutent et tiennent leur regard fixé sur le Bienheureux comme s'ils eussent été doués de raison. Ils ne reprirent la liberté de leurs ébats que lorsqu'il les eut bénis et congédiés.
Malheureusement le narrateur, absorbé sans doute par les formes étranges et insolites du miracle, a omis de désigner la ville qui en fut le théâtre, comme il avait omis la date. Il s'est contenté de dire : " Prope Paduam : Aux environs de Padoue," Mais ceux qui ont écrit après lui ont précisé; et tous, l'auteur du "Liber miraculorum", les Fioretti Barthélémy de Pise, Sicco Polentone et les Annalistes de l'Ordre, ont inséré dans, leur relation le nom de Rimini. De plus, la tradition franciscaine se trouve corroborée par l'existence d'un, monument commémoratif, érigé en 1559 sur les rives de la Marecchia, entre Rimini et l'embouchure du fleuve. En résumé, le fait en lui-même est des mieux attestés, et la tradition qui nomme Rimini présente des garanties suffisantes pour être admise par une critique vraiment impartiale.
D'autre part, la scène est unique dans l'histoire, naïve et gracieuse, d'une simplicité dont le merveilleux fait tout le coloris. Réparée des circonstances qui l'ont amenée, elle pourrait paraître puérile; mais replacée dans son cadre normal, entre les Cathares qui regimbent contre le joug de l'Évangile et un missionnaire ardent qui, les voyant périr, veut les sauver malgré eux, elle grandit et prend des proportions immenses. La présence du divin, remarque Jean Rigaud, répand sur elle des reflets d'infini, autant que sur le discours de saint François aux oiseaux . " " Autant " : ce n'est pas assez dire à notre avis. Le Patriarche séraphique était beau, quand dans la vallée de Spolète il prêchait aux oiseaux et les invitait à louer Dieu. Saint Antoine nous paraît plus beau, plus grand, lorsqu'il s'adresse aux poissons. La scène de Bévagna a une teinte plus douce, celle de Rimini un caractère plus émouvant. C'est qu'ici la liberté humaine est en jeu. La vérité et l'erreur se disputent l'empire des consciences; et dans ce duel, vieux comme le monde, les créatures privées de raison, évoquées, prennent parti pour la première, lui rendent un témoignage muet, mais d'une éloquence irréfutable, et lui assurent un de ses plus mémorables triomphes.
" Le discours aux poissons " est le digne pendant du " miracle eucharistique " (de Bourges ?).
Le miracle est une apparition soudaine du Maître de la création, un éclair qui déchire la nue, un coup de tonnerre qui réveille, mais un coup de tonnerre et un éclair qui ne convertissent qu'à la condition que les égarés ou les révoltés apportent eux-mêmes au moins un certain désir de connaître la vérité et ne fléchissent pas devant le devoir. C'est l'enseignement qui ressort du curieux épisode que Jean Rigaud relate sous le titre du " mets empoisonné ".
Les Pharisiens, confondus par le Messie, complotaient sa mort. Les Cathares d'Italie agirent de même. Furieux d'être toujours battus dans les controverses publiques, ils résolurent de se venger en empoisonnant leur adversaire. L'horreur d'un pareil attentat n'arrêtait pas ces Pharisiens du xiiie siècle. Ils invitèrent l'apôtre à dîner et lui présentèrent un mets empoisonné. Ils comptaient sans l'intervention de la Providence. Le Saint connut au même instant, par révélation, la trame infernale qu'ils avaient ourdie contre ses jours, et leur adressa de légitimes reproches. Ils ne se déconcertèrent pas pour si peu, et ajoutant l'ironie à la cruauté, ils lui déclarèrent qu'ils avaient voulu par là expérimenter la vérité de ce passage de l'Évangile : " Mes disciples chasseront les démons, et s'ils boivent quelque breuvage mortel, ils n'en recevront aucun dommage. — Prenez cet aliment, ajoutèrent-ils; et s'il ne vous nuit pas, nous vous jurons d'embrasser la foi catholique. Si au contraire vous n'osez y toucher, nous en conclurons que l'Évangile a menti. — Je le ferai, répliqua l'intrépide missionnaire, non pour tenter Dieu, mais pour vous prouver combien j'ai à cœur le salut de vos âmes et le triomphe de l'Évangile." Il fit le signe de la croix sur le mets, le prit sans éprouver la moindre indisposition, et les anges inscrivirent au livre d'or des élus une nouvelle victoire et de nouveaux noms. Les hérétiques tinrent leur serment et rentrèrent, sincères et convaincus, dans le giron de l'Église.
Au départ du thaumaturge, ils mêlèrent leurs acclamations enthousiastes à celles des catholiques demeurés fidèles; mais ni les uns ni les autres ne surent jamais de quels sacrifices, de quels actes d'héroïsme la conversion des Cathares avait été le prix.
En dehors de Rimini que nous venons de quitter, et de Padoue, où nous serons bientôt, il est impossible de déterminer, même d'une manière approximative, le trajet suivi par le thaumaturge et d'indiquer les étapes de sa route. Certains auteurs de basse époque désignent, il est vrai, plusieurs localités, et nous le montrent, à travers l'auréole des miracles : —à Ferrare, forçant un enfant encore à la mamelle à proclamer l'innocence de sa mère, patricienne en butte aux plus injurieux soupçons de son mari ; — à Florence, annonçant dans une allocution aux funérailles d'un avare, que son âme est en enfer et son cœur parmi les pièces d'or de son coffre-fort ; — à Varèse, communiquant à l'eau d'un puits la vertu de guérir des fièvres pernicieuses. Mais pas une seule date.
Les traditions locales sont également muettes ou trop vagues, sauf à Goritz, où le passage du Bienheureux est authentiqué, ainsi que le constatent deux inscriptions lapidaires, par la bénédiction de la chapelle des Mineurs; chapelle qu'il dédia à sainte Catherine d'Alexandrie, vierge fameuse par sa science non moins que par son courage.
Ne cherchons point à créer une chronologie fantaisiste, et prenons le Saint tel qu'il est en réalité, l'envoyé de Dieu, le pèlerin de la parole divine, allant de-ci de-là, partout où le pousse l'action de l'Esprit-Saint, partout aussi où l'appellent les besoins de sa famille religieuse. Il évangélise tour à tour, sans que nous sachions dans quel ordre, le littoral de l'Adriatique, la Marche trévisane, les environs de Venise.
Enfin, le voilà devant Padoue. Quand il franchit l'enceinte des murailles de la vieille cité, il éprouve cette émotion mêlée d'espérance et de crainte que ressent tout missionnaire en face de l'inconnu. L'espérance domine; mais il est loin de se douter des merveilles et des consolations que la Providence lui prépare.

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CHAPITRE VIII

A PADOUE (1229-1230)

" Le sentier du juste, dit le Sage, est semblable au soleil qui jette ses premiers feux à l'aurore et dont l'éclat va toujours croissant jusqu'à son midi. " Le plein midi, pour notre Bienheureux, l'apogée de ses grandeurs et de ses triomphes, c'est Padoue, ville privilégiée qu'il aimera à l'égal de sa patrie, cité bénie qui lui donnera son nom dans l'histoire.
Attendu ou non, il y arrivait, le front enguirlandé de miracles, avec une réputation de saint et d'orateur incomparable; et sa seule apparition produisait sur le peuple une impression profonde que nous a traduite le chroniqueur Rolandino. " Vers la fin de l'année 1229, écrit-il, une paix inaccoutumée régnait dans la Marche de Trévise. Les esprits s'ouvraient à l'allégresse, et l'on se figurait volontiers que l'ère des troubles politiques et des guerres civiles était fermée. Pendant ce temps, des hommes religieux et justes s'efforçaient de retremper l'âme du peuple, en le rappelant au souvenir de ses destinées immortelles. Parmi eux se trouvait le bienheureux Antoine, homme à l'éloquence douce comme le miel, dont la voix se fit entendre en divers endroits de la Marche trévisane. " Et un peu plus loin : " En ce temps-là, Dieu avait envoyé à Padoue, du fond de l'Hespérie et des extrémités de l'Occident, cet homme religieux et saint, ce Fr. Antoine, de l'Ordre des Mineurs, dont nous avons parlé plus haut. Issu d'une famille noble et puissante, célèbre lui-même par sa connaissance des lettres comme par ses vertus, il était l'Arche de l'Ancien Testament, la copie vivante de l'Evangile, et si j'ose employer cette expression, un homme puissant en œuvres et en paroles. Son corps était à Padoue, auprès de ses frères ; son âme vivait dans une atmosphère meilleure. Aussi, dans ses fréquentes excursions à travers les cités et les bourgades, sur le territoire padovanais ou dans la Marche trévisane, avait-il constamment les yeux au ciel, et le cœur plus encore. "
Padoue ne fut pas seulement un centre d'où l'apôtre franciscain rayonnait sur tous les environs, et pour ainsi dire son quartier-général. Elle devint, elle aussi, le théâtre de ses triomphes oratoires, et même à un tel degré qu'elle demeure sans rivale sous ce rapport. Deux fois il la choisit pour sa résidence, d'abord en 1229, puis en 1230. Faut-il rapporter au premier séjour quelques traits du ravissant tableau que nous retraceront un peu plus loin les légendes primitives ? Nous n'oserions l'affirmer, Ce qu'il y a de certain, c'est que la vieille cité accueillit le moine mendiant par d'universelles et de chaleureuses sympathies et qu'entre l'une et l'autre se noua, dès le premier contact, une de ces débordantes affections qui se puisent aux sources les plus pures et que la mort elle-même ne rompt pas. L'apôtre se plut dans cette atmosphère intellectuelle où la jeunesse universitaire répand l'animation et la vie; et c'est là qu'il rédigea, en tout ou en partie, durant son premier séjour, ses sermons sur les Dominicales.
De plus, lors de sa première visite à Padoue, il agissait en Provincial, avec une pleine autorité sur les trois branches de la famille franciscaine qui ressortissaient à sa juridiction : les Frères-Mineurs, les Clarisses et le Tiers-Ordre, ces trois merveilleuses créations du génie du Réformateur ombrien. Comment douter, connaissant son caractère et sa passion pour le devoir, qu'il ne se soit scrupuleusement acquitté de son office de supérieur et qu'il n'ait réservé pour ses fils et ses filles de prédilection la meilleure part de ses sollicitudes ? Du reste, les faits sont d'accord ici avec nos pressentiments, et nous en avons pour preuves les traditions locales recueillies par différents historiens.
Les Frères-Mineurs habitaient le couvent de Sainte-Marie, au centre de Padoue. On devine avec quelle suave affection le Bienheureux épanchait son cœur dans celui de ses frères. On devine aussi la puissance de sa parole sur leur esprit, lorsqu'il leur rappelait la sublimité de leur vocation et qu'il les remettait en présence de l'idéal franciscain. N'était-il pas lui-même, en effet, la vivante image du Patriarche séraphique, comme le Stigmatisé de l'Alverne avait été celle du Rédempteur ?
Quant aux Clarisses, elles étaient établies, du vivant même du Poverello, au monastère de l'Arcella, aux portes de Padoue ; et nous savons qu'à son retour d'Orient, le saint Fondateur les avait visitées. Bien plus, il avait lui-même imposé le voile à la fille d'un riche Padovanais, Hélène Enselmini, une de ces âmes prédestinées qu'attirent les austérités de la Croix. Avec quels sentiments de joie le Provincial de Bologne ne vient-il pas, lui l'humble disciple, continuer l'œuvre du maître près des recluses de l'Arcella, traiter avec elles du secret de la perfection, " leur apprendre à lire dans le beau livre du crucifix ou à retremper leur ferveur au contact du Cœur de Jésus ", leur montrer les grandeurs et les récompenses du sacrifice ? La joie est partagée par celles qui l'écoutent, douces et virginales colombes qui rêvent d'immolation comme d'autres rêvent de plaisirs. C'est une fête surtout pour la bienheureuse Hélène, qu'un de ses biographes nous dépeint comme un esprit délicat, un cœur généreux entre tous, une contemplative des plus favorisées. Tantôt, nous dit-il, elle est transportée parmi les chœurs angéliques, et elle aperçoit saint François, qu'elle a connu pauvre et humilié, revêtu de gloire et de puissance ; tantôt elle pénètre dans le lieu de l'expiation temporaire, et elle voit les âmes du purgatoire, rafraîchies par la rosée de la prière des fidèles, tressaillir de joie à l'approche de leur délivrance. Ou bien encore Nôtre-Seigneur lui dit tout bas à l'oreille : " Prends ta croix, porte-la sur tes épaules, et suis-moi. "
Mais sur ces hauteurs, le vertige vous saisit facilement. Hélène tremble, et ses compagnes avec elle. D'où lui viennent ces révélations ? Sujet de tourments pour elle, comme pour tous les extatiques. Elle interroge d'un regard anxieux l'apôtre franciscain, et attend la réponse à genoux. Maître expérimenté en matière de direction et de spiritualité, notre Bienheureux la rassure, lui rend la paix intérieure, la guide sûrement dans les voies toujours obscures, souvent périlleuses de la contemplation, et lui dit en terminant : " A d'autres les cimes glorifiées du Thabor ; à vous, ma fille, les pentes humiliées du Calvaire ! "
Et sur le conseil du vénéré Provincial, Hélène Enselmini accepte d'un cœur joyeux la part qui lui est offerte : La croix et les souffrances.
Tel est, en substance, le récit de Mariano de Florence, chroniqueur du xve siècle tenu en suspicion par plusieurs critiques modernes, mais dont l'éloge se retrouve, en revanche, à deux siècles de distance, dans la bouche de deux érudits de marque, Sbaraglia et Paul Sabatier. Ce qui milite, dans le cas, en faveur de la véracité du chroniqueur florentin, c'est que le Bréviaire séraphique a inséré dans l'office de la bienheureuse Hélène, après mûr examen, deux mots significatifs qui résument et corroborent la version de Mariano : " Dans la dévotion à la Passion de Nôtre-Seigneur, y est-il dit, la vierge padovanaise eut pour guide spirituel et pour maître le thaumaturge portugais. " Il n'est nullement nécessaire de supposer, entre le maître et sa disciple, des colloques multipliés. Une seule entrevue, quand le guide est éclairé d'en haut, peut suffire. Elle suffira plus tard, dans une circonstance analogue, à saint Pierre d'Alcantara pour discerner le divin et apaiser les troubles intérieurs de sainte Thérèse.
A son retour en Italie, le thaumaturge avait admiré avec quel art saint François avait su grouper autour du drapeau de la Croix, toutes les énergies chrétiennes, le moine-apôtre qui prêche, la Clarisse qui prie, le tertiaire qui lutte. Les résultats déjà obtenus, la rapide extension du Tiers-Ordre, la réforme des mœurs et l'extinction des luttes fratricides, le frappaient d'admiration. Mais il ne se contenta pas d'honorer de louanges stériles l'œuvre jaillie du cœur du Poverello. Il fit mieux ; il la propagea, dans les milieux favorables, avec une infatigable activité. Et quel terrain plus propice que Padoue ? Aussi l'organise-t-il solidement dans cette ville. Il y agrège plusieurs personnages de distinction, et entre autres le comte Tiso de Camposampiéro, et leur assigne pour centre de réunion la chapelle Sainte-Marie la Colombe. Nous tenons ces derniers renseignements de Salvagnini, qui se réfère lui-même au témoignage d'un auteur plus ancien, Arbusti. L'opuscule d'Arbusti a péri avec le temps ; mais, en revanche, un docte historien de Padoue, Scardeonius, reproduit les mêmes faits dans les termes les plus catégoriques. Il parle d'une " confrérie érigée à Padoue par les soins du thaumaturge et composée de séculiers vêtus d'une tunique grise et ceints d'une corde. " La tunique grise et la corde sont précisément les insignes distinctifs de l'institution franciscaine; et puisqu'il s'agit de séculiers, nous sommes évidemment en présence d'une Fraternité du Tiers-Ordre de la Pénitence. Nous nous sommes arrêtés à considérer en détail les œuvres de saint Antoine à Padoue, précisément parce que la diffusion de l'esprit franciscain s'y manifeste plus visiblement, et aussi parce qu'elles nous apparaissent comme le type de ce qu'il a fait ou tenté de faire ailleurs, dans toute l'étendue du territoire soumis à sa juridiction comme Provincial. On sent qu'il est tout pénétré du programme de réforme lancé par le Poverello, et l'on voit qu'il n'a rien tant à cœur que de réinfuser dans les veines de la société les deux vertus les plus indispensables à son existence : la justice et la charité.
Que le Patriarche d'Assise est un profond législateur, et que saint Antoine a été bien inspiré de se pénétrer de la doctrine du maître ! La justice et l'amour, voilà toute la règle de saint François; voilà tout l'Évangile. Ce sont les deux principes féconds de toute vie sociale ; c'est la sève divine déposée dans les flancs de l'humanité et toujours prête à s'épanouir en fruits abondants. " Justifia élevât génies : La justice élève les nations. " La charité leur donne le reste: la paix, la concorde, les enthousiasmes qui réjouissent et les dévouements qui sauvent. L'histoire est là pour l'attester; et voilà pourquoi, fondé sur l'expérience, Léon XIII ne cessait de répéter à la fin du siècle qui vient de s'écouler : " Nous avons l'entière conviction que c'est par la diffusion de l'esprit franciscain que nous sauverons le monde. "
Mais ne nous laissons point absorber par les réflexions philosophiques, et reprenons le fil de notre récit, avec toute l'attention qui s'attache aux derniers moments; car déjà nous touchons aux deux événements qui couronnent la carrière apostolique du héros portugais : sa présence au Chapitre général d'Assise, et son second séjour à Padoue.

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CHAPITRE IX

CHAPITRE GÉNÉRAL D'ASSISE (1230)

Assise, la petite ville aérienne du mont Soubase, était environnée de toutes les splendeurs du ciel et de la terre, depuis qu'une " grande lumière ", dans le fils des Moriconi, s'était levée sur elle. Les miracles y succédaient aux miracles, et les solennités aux solennités. En 1228, moins de deux ans après la mort de saint François, le chef de l'Eglise catholique, Grégoire IX, y faisait une entrée triomphale, escorté de cardinaux, d'évêques, d'abbés mitres et de pèlerins de tous pays. Il posait au front du grand Réformateur monastique la couronne des saints, changeait le nom du lieu de la sépulture, la colline d'Enfer, en colline du Paradis, commandait au Fr. Elie de construire une basilique digne du trésor qu'elle allait contenir, et bénissait lui-même la première pierre du futur monument.
Au printemps de 1230, la basilique, qui est un des bijoux artistiques de l'Italie, était prête. Elle devait être inaugurée le 25 mai et recevoir les restes du Patriarche séraphique, provisoirement déposés dans l'église Saint-Georges.
Le Provincial de Bologne avait été privé, par suite de ses travaux apostoliques, du bonheur d'assister aux fêtes de la canonisation. Celles de la translation furent pour lui un dédommagement. Il était si heureux de revoir ses frères, de vénérer les reliques du saint fondateur, de se jeter aux genoux de son successeur immédiat, Jean Parenti, et de lui redire comment Rimini et les villes du littoral de l'Adriatique étaient revenues à la vraie foi. Les fêtes, du reste, s'annonçaient comme devant être splendides. Tous les Provinciaux y étaient nommément convoqués. Grégoire IX avait même promis de les présider en personne et avait invité les fidèles à venir en foule gagner les indulgences qu'il accordait à cette occasion. Retenu au dernier moment par la gravité des complications politiques, il désigna, pour le remplacer, Jean Parenti et quelques autres religieux du même Ordre, revêtus du titre de commissaires apostoliques.
Il y eut néanmoins une ombre au tableau, et même l'orgueil du Fr. Élie faillit tout compromettre. Outré de dépit d'avoir été mis à l'écart par Grégoire IX comme par Jean Parenti, il ourdit, au sujet de la translation de la chasse de saint François, un plan qui ne lui fait pas honneur. Il alla trouver les magistrats d'Assise, et leur persuada qu'il y avait un intérêt majeur à devancer le jour fixé par l'encyclique pontificale. " Autrement, leur dit-il, et par suite de l'affluence des étrangers, le lieu de la déposition sera connu, et tôt ou tard ce trésor sacré nous sera enlevé par les cités voisines. " Si étrange que fût la proposition, elle fut acceptée. En conséquence, le 22 mai, " trois jours avant la date officielle ", le Fr. Elie, aidé des archers de la ville, enleva l'urne de pierre et le corps du séraphique Patriarche, les transporta sur la colline du Paradis, et les recouvrit d'une double dalle et d'une solide maçonnerie : le tout " clandestinement ", c'est-à-dire , sans la présence du clergé ni des témoins officiels.
Une pareille translation, qu'elle fût l'effet d'un amour-propre froissé ou de la crainte d'un sacrilège, était pour Grégoire IX et ses représentants une grave injure, pour les religieux et les pèlerins accourus une cruelle déception, aux yeux de tous une sorte de profanation qu'il fallait à tout prix réparer et faire oublier. Cependant, de l'avis unanime des commissaires pontificaux et pour ne pas frustrer l'attente des pèlerins, les cérémonies annoncées eurent lieu. Elles se firent même, malgré ce fâcheux contretemps, avec une grande magnificence, "rehaussée par toutes sortes de faveurs célestes ".
Il faut avoir été témoin de manifestations pareilles, pour se faire une idée de l'ivresse et de l'enthousiasme des foules en présence du surnaturel. Saint Antoine se joignit au peuple pour remercier le Seigneur de tant de grâces et invoquer avec plus d'amour son bienheureux Père si magnifiquement glorifié.
Aux fêtes de la translation succéda immédiatement le Chapitre général des Mineurs, qui se tint, comme les précédents, à la Portioncule. Trois questions importantes y furent débattues : le scandale du Fr. Élie, la valeur, au point de vue de la conscience, du testament de saint François et l'élection des Provinciaux. Comme la première cause relevait du Saint-Siège, on ne s'y arrêta pas longtemps. Mais il n'en fut pas de même de la seconde, ainsi conçue : " Le testament du fondateur oblige-t-il en conscience, oui ou non, au même titre que la Règle ? " Elle passionna les esprits et divisa l'assemblée en deux camps. L'intervention de saint Antoine n'apaisa point la tempête ; et Jean Parenti, fidèle à l'exemple donné par saint François, annonça qu'il remettait la cause au jugement du chef suprême de l'Église.
Quand on en vint à l'élection des Provinciaux, saint Antoine demanda à être déchargé de toute prélature, afin de pouvoir se livrer exclusivement au ministère de la prédication, pour lequel il se sentait plus d'aptitude que pour l'administration. Jean Parenti, qui aimait en lui le missionnaire hors ligne et le fidèle imitateur du séraphique Patriarche, ne se contenta pas d'exaucer une requête si légitime et présentée avec tant d'humilité ; il permit au Bienheureux de fixer lui-même le lieu de sa résidence. Antoine choisit Padoue, " à cause de la foi de ses habitants, de l'attachement qu'il leur portait et de leur dévouement aux Frères-Mineurs ". Le, Général et le Chapitre lui donnèrent un témoignage encore plus frappant de leur confiance, à l'occasion de la décision qu'ils prirent d'envoyer à la cour romaine une délégation choisie parmi les membres les plus influents de l'Ordre et chargée de porter au Pape, les vœux de l'assemblée, de solliciter de sa bienveillance une déclaration authentique du testament de saint François, et aussi de réparer, au nom de tous, l'outrage fait à la majesté du Siège apostolique par les agissements plus qu'irréguliers du Fr. Elie. Jean Parenti était à la tête de l'ambassade ; et des six Frères qui l'accompagnaient , notre Bienheureux est nommé le premier, en raison de l'autorité de son nom.
Grégoire IX agréa les vœux et la démarche réparatrice de la députation. Il prononça ensuite son verdict, de vive voix: (en attendant qu'il le promulguât par écrit dans le bref "quo elongati" du 28 septembre 1230) sur la valeur législative du testament de saint François, et déclara que l'intention du fondateur n'avait pas été, et n'avait pu être, de le rendre obligatoire. Jean Parenti et ses compagnons acceptèrent avec une docilité parfaite la décision ! pontificale; car ils savaient que l'autorité des Papes est supérieure à celle de n'importe quel fondateur d'Ordre religieux, ce fondateur fut-il saint Français d'Assise.
A la fin de l'audience, Grégoire IX eut un mot gracieux pour chacun de ces ouvriers apostoliques, et plus particulièrement pour saint Antoine, " le Marteau des hérétiques ". Il ne dissimula pas son bonheur de le revoir. Il n'avait pas perdu le souvenir de l'entrevue de 1227, ni de l'orateur qu'il avait lui-même surnommé l'Arche vivante de la Bible. Mais cet orateur lui revenait auréolé de nouveaux mérites, environné d'un cortège d'hérétiques réconciliés, de pécheurs convertis, de villes pacifiées, de mille voix enfin qui proclamaient les bienfaits dont il avait été l'auteur, ou les miracles dont il avait été l'instrument. Aussi lui adressa-t-il une de ces félicitations élogieuses que les saints acceptent comme une invitation à toujours mieux faire.
Wadding et Glassberger ajoutent même qu'il voulut l'attacher à la cour pontificale et l'entourer de distinctions honorifiques. Ces offres furent-elles réellement faites ?... Dans tous les cas, pour décliner ces honneurs, le Franciscain n'avait qu'à rappeler l'entrevue de 1217, la réponse de saint Dominique et celle de saint François à ce sujet : " Seigneur, avait dit le Réformateur ombrien, mes enfants s'appellent Frères-Mineurs, parce qu'ils occupent le dernier rang dans l'Église. C'est là leur poste d'honneur. Gardez-vous bien de les en arracher, sous prétexte de les faire monter plus haut. "
Mais voici un autre détail dont le premier biographe se porte garant et qui cadre parfaitement, du reste, avec le caractère du Saint. A l'occasion du Chapitre général d'Assise — soit à Assise même, soit à Rome — le Bienheureux eut une entrevue avec le cardinal Raynald Conti, évêque d'Ostie et cardinal protecteur de l'Ordre, personnage éminent qui devait monter plus tard sur la chaire de saint Pierre sous le nom d'Alexandre IV. Celui-ci le pressa, le supplia de ne pas laisser perdre les miettes de la parole divine et de mettre par écrit le fruit de ses études et de son expérience. " Eh quoi ! On se dispute les lambeaux de la tunique des saints ! Les fragments de leurs pensées ne forment-ils pas une relique plus précieuse, et d'un ordre plus élevé, puisqu'ils sont un éclair de leur génie, un reflet de leur grande âme ? " Ainsi pensait le cardinal Raynald, et avec lui tous les esprits sérieux et réfléchis qui, après avoir été sous le charme de la parole de l'apôtre, voulaient ressaisir dans ses écrits un écho des pensées qui les avaient remués et revivre les saintes émotions du passé. L'humble Franciscain, déférant au conseil du prince de l'Église, promit de travailler activement, et sans retard, à la rédaction de ses notes.
De Rome se rendit-il à l'Alverne, ainsi que le prétend Wadding ? Eut-il vraiment le bonheur de visiter cette montagne comparable aux plus fameux sommets de la Palestine, de baiser l'empreinte des pas du Réformateur ombrien, de coller ses lèvres sur le rocher où le séraphin aux six ailes de feu lui était apparu ? Vu le silence des anciennes chroniques et l'origine tardive des traditions locales, la question restera probablement longtemps encore sans réponse. Allons à ce qui est certain, et mettons le cap vers la résidence que le thaumaturge s'est choisie.

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CHAPITRE X

SECOND SÉJOUR A PADOUE (1230-1231)

De Rome aux rives de la Brenta, à travers la chaîne des Apennins, la route est longue et souvent périlleuse. Nous supposons que saint Antoine la franchit d'un pas allègre, le cœur en fête. A Padoue, n'avait-il pas l'assurance de trouver une bienveillante hospitalité et l'espérance de dresser de nouveaux trophées au Roi immortel des siècles ?
Non moins vive fut l'allégresse des habitants de la vieille cité, lorsqu'ils revirent dans leurs murs, toujours rayonnant de jeunesse, mais grandi dans l'opinion, le missionnaire qu'ils avaient acclamé quelques mois auparavant. Elle fut à son comble, lorsqu'ils connurent sa décision de se fixer parmi eux. L'annonce d'une victoire sur les Gibelins ne leur eût pas causé plus de liesse et de jubilation. Et cependant ils ne soupçonnaient pas, ils ne pouvaient pas soupçonner, l'excellence des bienfaits qu'apportait, dans les plis de son manteau, le moine qui venait avec tant de confiance leur demander l'hospitalité.
Les premières semaines furent calmes. Installé chez ses Frères, au couvent de Sainte-Marie, et décidé, par déférence pour le vœu du cardinal Raynald, à déposer le glaive de la parole pour prendre celui de la plume, le Bienheureux s'empressa de recueillir ses notes et de résumer la substance de ses allocutions. Déjà, dans son premier séjour à Padoue, il avait écrit les Dominicales; cette fois, il donna à son recueil le titre de Panégyriques des Saints. C'est la biographie de Jean Rigaud qui nous fournit ce double renseignement.
Les Panégyriques étaient le premier jet d'une interprétation scripturaire, qui, pour être mise au point, eût exigé de nombreuses retouches, des loisirs, un long repos. Mais le repos n'entre guère dans la destinée du héros portugais. L'écrivain est éclipsé chez lui par l'apôtre, le penseur par l'homme d'action, et les événements le relancent bon gré mal gré dans la mêlée de la bataille humaine.
Son travail littéraire fut, en effet, brusquement interrompu par un de ces attentats, alors trop fréquents, qui jetaient la perturbation dans toute une contrée, et qui ne pouvaient le laisser insensible. Un des chefs du parti guelfe, à Vérone, le comte de Saint-Boniface, venait d'être traîtreusement arrêté, chargé de fers et enfermé dans un cachot. Le coupable était Ezzélino III, seigneur de Trévise, le propre beau-frère de la victime.
C'est une des plus sinistres figures du moyen âge que cet Ezzélino, issu, croit-on, d'une dynastie venue d'Allemagne à la suite de l'empereur Conrad II. Condottiere ambitieux et sans scrupule, chef des Gibelins de la Marche de Trévise, il rêvait de se tailler un empire dans les vastes Etats de la Lombardie. Voici, d'après la chronique de Rolandino, les débuts de ce despote dans la voie des perfidies et des violences où il ne s'arrêtera plus.
Il convoitait la possession de Vérone, jusque-là partagée entre les Guelfes et les Gibelins. En 1227, il s'en empare par surprise, lui impose un podestat de son choix, Salinguerra de Ferrare, chasse de cette ville les seigneurs du parti opposé, entre autres le marquis d'Esté et le comte Richard de Saint-Boniface, sans égard pour les liens de parenté qui l'unissent à ce dernier. Puis il fond sur le territoire de Padoue, emporte d'assaut le château-fort de Fonte, emmène avec lui, à titre d'otage, un adolescent inoffensif, le jeune Guillaume, petit-fils de Tiso de Camposampiéro, et ne restitue le castel et l'adolescent que pour courir à d'autres spoliations. Enfin, en 1280, il surprend le comte de Saint-Boniface, et commet contre lui et quelques autres seigneurs guelfes, l'attentat dont nous avons parlé plus haut. Ce dernier méfait soulève l'indignation générale. Les Padovanais prennent les armes et cherchent, mais malheureusement en vain, à délivrer les prisonniers.
Le moment est critique. Le thaumaturge n'hésite pas ; il met en pratique ce qu'il a lui-même écrit dans ses Commentaires : " Les saints, comme les étoiles, paraissent à l'heure marquée par la Providence. Oublieux d'eux-mêmes, serviteurs toujours fidèles, ils attendent les ordres du Très-Haut. Dès qu'ils ont entendu sa voix, ils descendent des sommets de la contemplation et quittent tout, pour voler au secours de leurs frères menacés. "
Ses frères n'étaient pas seulement menacés, ils étaient opprimés. Soit élan spontané de son cœur, soit par suite des instances pressantes que font près de lui les amis du comte de Saint-Boniface (Rolandino ne décide pas), il se constitue l'avocat des captifs, se rend seul, sans armes, à Vérone, essaie de gagner à sa cause les podestats les plus influents, sans oublier les conseillers intimes d'Ezzélino, et enfin pénètre hardiment dans le palais du condottiere. Le potentat ivre d'orgueil et le disciple du Poverello, l'oppresseur impudent et le défenseur de la justice outragée, sont en présence, incarnant dans leurs personnes la force brutale et le droit. Hélas ! C'est la force brutale qui l'emporte. " Qu'attendre d'un arbre qui n'a pas de sève ou d'un cœur fermé à la pitié ? remarque le chroniqueur padovanais. Saint Antoine a beau employer tous les moyens et recourir aux supplications les plus pressantes ; tout est inutile :
le tyran se montre inflexible et refuse opiniâtrement de rendre les prisonniers. "
Ezzélino finira par les relâcher, grâce à la médiation du nouveau podestat de Padoue, Wilfrid de Lucino. Mais, à ce moment-là (septembre 1231), le thaumaturge aura disparu depuis trois mois de la scène de ce monde.
Voilà, d'après la version de Rolandino, la seule qui soit authentique et pleinement digne de foi, voilà quelle fut l'issue de la tentative pacificatrice du thaumaturge. Même non couronnée de succès, même dépouillée des amplifications de la légende , la scène ne laisse pas d'être grandiose. Le condottiere s'y annonce déjà ce qu'il sera plus tard, l'âme damnée de Frédéric II le fléau de la Vénétie, le Néron du moyen âge. En face d'un pareil soudard, la démarche de saint Antoine est assez caractéristique, et le défi qu'il porte à la tyrannie féodale est assez magnanime, pour qu'il soit permis de saluer, dans cet acte de courageuse intervention, l'image et le prélude " du rôle politique que devait jouer la milice des Frères-Mineurs, contemporaine des républiques italiennes, alliée naturelle des faibles, ennemie des oppresseurs, dont elle n'avait ni peur ni besoin ".
Rentré à Padoue, l'âme en deuil, parce qu'il n'avait pu, selon son désir, " secourir ses frères opprimés ", la population ne lui en manifesta pas moins une reconnaissance et des sympathies qui allaient bientôt s'affirmer avec plus d'éclat et le dédommager de l'échec de Vérone. Nous voulons parler du Carême de 1231, qui est le point culminant de sa carrière apostolique. Cédant aux instances de l'évêque Jacques-Conrad, il accepta, à la grande joie des habitants, d'évangéliser une seconde fois la grande cité. Abandonner ses travaux scripturaires et les fleurs de la littérature, pour courir après les âmes, c'était, pour lui, aller d'un bien à un autre bien plus excellent; car il voyait que la moisson était mûre, et il savait que ses jours étaient comptés.
Avant d'entrer dans les détails de cette station quadragésimale, et pour saisir plus facilement ce qu'il y eut de vraiment prodigieux dans l'activité de son zèle et la fécondité de son labeur, il ne sera pas inutile de jeter un regard sur la situation politique et l'état moral de Padoue dans la première moitié du xiiie siècle.
Placée à l'entrée de la Marche de Trévise, assise comme une reine au centre d'une plaine d'une extrême fertilité, Padoue commençait alors à occuper, dans la haute Italie, une situation prépondérante que lui assuraient l'activité industrielle de ses habitants, la richesse de ses corps de métiers, et plus encore l'éclat de son Université, déjà florissante et renommée, quoique sa fondation ne datât que de 1222. Au dedans, elle défendait avec une fierté jalouse ses libertés communales et son autonomie ; au dehors, elle étendait peu à peu la sphère de son action politique.
" En ce temps de guerres continuelles entre Guelfes et Gibelins dans la haute Italie, tous éprouvaient le besoin de se rapprocher pour être plus forts contre des attaques éventuelles. Les villes les moins importantes se groupaient autour des puissantes cités. Les seigneurs eux-mêmes bâtissaient des palais dans ces communes redoutables, dans le but de s'en faire déclarer citoyens. C'est ainsi que les Camposampiéro, les Conti, les Fontana, les Forzaté et d'autres nobles personnages avaient été incorporés au patriciat padouan. Le patriarche d'Aquilée, Bertoldo, et les évêques de Feltre et de Bellune avaient suivi leur exemple et, moyennant certaines conditions, obtenu le droit de cité dans Padoue. Le gouvernement était d'ailleurs fortement constitué ; il avait à sa tête le podestat, assisté de seize anciens du Grand-Conseil et du Petit-Conseil. Le peuple participait au gouvernement, mais sans pouvoir jamais imposer des volontés aveugles et des caprices irréfléchis. "
Au point de vue national, Padoue avait résolument arboré les couleurs des Guelfes, pendant que Vérone, sa voisine et sa rivale, subjuguée par Ezzélino, déployait le drapeau des Gibelins.
Outre le fléau des guerres civiles, Padoue était atteinte de plaies intérieures qui ne causaient pas moins de ravages : non l'hérésie ni l'esprit de secte, comme à Toulouse, à Bourges, à Rimini; mais le sensualisme avec tous les désordres qu'entraîné l'oubli de Dieu : le luxe, la débauche, l'usure, les rivalités de familles, les proscriptions violentes. Mais, malgré tout, la société était croyante, et sous la cendre des passions couvait une étincelle de foi qu'allait rallumer la parole de l'apôtre.
De ces plaies si diverses, l'usure était à la fois la plus féconde en perturbations économiques et la plus incurable. Tout le monde s'accordait à reconnaître la gravité du mal ; personne n'osait y porter le fer, par crainte de la caste privilégiée — la corporation financière — qui en était le foyer. Les syndicats cosmopolites et les banques d'État n'étaient pas encore créés ; les banquiers du moyen âge n'avaient donc qu'une influence restreinte comme leur sphère d'action, mais une influence malgré tout considérable. A Padoue, comme à Venise, comme dans toutes les républiques d'Italie, ils formaient une corporation à part, exécrée des plébéiens, qu'elle pressurait, courtisée par les patriciens et les bourgeois, sur lesquels elle exerçait le prestige fascinateur de la richesse, tolérée par le Sénat, en raison des fortes patentes ou contributions qu'il prélevait sur ses membres. Ils avaient le monopole de l'argent, et la plupart le faisaient valoir à des taux fantastiques, sans qu'on pût avoir de recours contre eux : ils enveloppaient d'ombre leurs opérations véreuses, et savaient échapper à la sévérité des lois. " Au xiiie siècle, écrit à ce sujet un de nos plus célèbres économistes, le dix pour cent était un minimum pour les affaires commerciales ; et les Lombards, les Cahorsins, les Juifs, qui formaient des groupes étroitement coalisés, ne craignaient pas de le porter jusqu'à 50 ou 60 % par an. " Coalition tout empreinte de l'esprit judaïque, sans scrupule d'aucune sorte, souple avec les grands, tyrannique avec les petits, dévorant l'épargne du travailleur et menaçant les classes laborieuses jusque dans leur dignité d'homme et de chrétien ! La combattre, l'attaquer de front, n'était pas sans péril. Saint Antoine eut ce courage, et ce n'est pas le moindre de ses mérites.
A quelle occasion ? Comment entra-t-il en contact avec les victimes de l'usure ? Commença-t-il par pénétrer dans les cachots humides où étaient entassés les détenus pour dettes ? Les lamentations des épouses et les cris des enfants mourant d'inanition parvinrent-ils d'abord à ses oreilles ? Peu nous importe ! Il nous suffit de savoir qu'il considéra comme une obligation de sa charge évangélique de prendre publiquement la défense de la cause populaire, qui était ici la cause de l'Église, de la conscience et de l'humanité. Rarement cette cause inspira de plus nobles accents.
Voici un fragment de ces discours. L'orateur y attaque une des formes de la cupidité, non le capitalisme en lui-même ni les personnalités financières plus en vue, mais uniquement le vice de l'usure, — de l'usure dévorante. Il parle en termes assez clairs pour laisser deviner les hideux mystères que recèle le maniement de l'or, soit chez les prêteurs, soit chez les emprunteurs : en haut les taux exorbitants, les actes de banditisme, le scandale des fortunes rapides; en bas, les drames sanglants de la misère et du sombre désespoir. Ce n'est qu'une ébauche, mais une ébauche faite par un maître, hardie, superbe de véhémence et d'indignation, toujours vraie, toujours actuelle. " Elle pullule de nos jours, s'écrie-t-il, cette engeance des usuriers : engeance maudite ! Le lion redresse fièrement sa crinière, signe de sa force ; il a l'haleine fétide. Eux de même : ils sont d'un orgueil indomptable, ne craignant ni Dieu ni les hommes; et ils ont l'haleine fétide, exhalant l'odeur du dol et de l'injustice. Ils dévorent le bien des pauvres, des orphelins, des veuves, dépouillent l'Église et les monastères des dons spontanément offerts par les fidèles, et laissent périr leurs victimes dans les affres d'un absolu dénuement. " Et un peu plus loin : " Il y a trois sortes d'usuriers. Les uns, encore timides, se dissimulent dans l'ombre, comme les serpents sous l'herbe ; les autres agissent en plein soleil, sans vergogne, mais sur un champ restreint; d'autres enfin n'ont ni pudeur ni remords. Ces derniers sont les plus cruels; et pourtant, s'ils ne reviennent à résipiscence, s'ils ne restituent ce qu'ils ont acquis par des moyens illicites, ils seront frappés par la mort éternelle. Le remède s'offre à eux sous le couvert de la parole de Dieu et du ministère sacerdotal ; mais les épines des richesses et le maniement usuraire de l'or ont étouffé dans leur cœur la semence des bons sentiments et jusqu'à l'idée du retour. "
On dirait un tableau à l'eau-forte. Les traits ont un singulier relief; les expressions peuvent même nous paraître un peu dures ; elles ne sont que justes, et nous aurions tort de reprocher au thaumaturge les vivacités de son langage, alors qu'il plaide si vaillamment la cause de la faiblesse trompée et opprimée, contre la scélératesse triomphante et impunie. Car, il ne faut pas nous faire illusion, les agioteurs qu'il stigmatise n'étaient, en réalité, que " des malfaiteurs publics, des malfaiteurs impudents ", dignes de la réprobation universelle. Sans pouvoir s'abriter derrière quelque texte de la loi, comme leurs frères du xxe siècle, ils poursuivaient le même but : s'enrichir sans risque, sans travail, sans dépense, du fruit des sueurs du prolétaire, et se hisser mutuellement à la fortune par l'écrasement des petits ! Et c'est là ce qui révoltait l'âme droite et loyale du serviteur de Dieu. A leurs vains prétextes, il opposait les lois canoniques, les décrets des conciles et, par-dessus tout, les principes imprescriptibles de la conscience, formulés dans deux maximes dont l'Église a fait sa devise constante : légitimité du louage de l'argent pour les opérations utiles, qu'il s'agisse de guerre, de commerce ou d'industrie ; et interdiction de spéculation, parce que la spéculation tend à la ruine et à l'asservissement des classes laborieuses.
Carême mémorable ! Jamais le dialecticien ne s'était montré plus pressant; jamais la puissance de l'orateur ne s'était mieux affirmée. Sa voix était majestueuse, lorsqu'il revendiquait les droits de Dieu; terrifiante, lorsqu'il dépeignait le supplice du feu réservé à l'impénitence finale; attendrissante, lorsqu'il plaidait la cause de la veuve, de l'orphelin ou des victimes des luttes politiques, de ces chefs de famille bannis par la faction adverse et errant sur la terre étrangère sans pouvoir trouver le premier élément du bonheur : la paix !
Saint François avait parlé la langue des pâtres de l'Ombrie. D'après la légende Benignitas, saint Antoine suivit son exemple. Même à Padoue, où le latin était en vogue parmi la jeunesse de la célèbre Université comme dans la chaire chrétienne, il se servit de l'idiome populaire; mais avec quelle magnificence dans la diction, avec quelle richesse de sentiments ! Aux pécheurs terrassés par sa parole et sanglotant tout haut, il adressait un de ces mots qui relèvent les courages. " Pauvre pécheur, pourquoi désespérer de ton salut, alors qu'au Calvaire tout parle de miséricorde et d'amour ! "
Voix sympathique qu'on ne se lassait pas d'entendre, parole d'une éloquence irrésistible : tous les dons de la nature et de la grâce réunis ! Encore faut-il y adjoindre l'extraordinaire, le surhumain, disons mieux le surnaturel, ce surnaturel qui partout appuie la vérité de son enseignement et partout centuple la fécondité de son ministère. Les pécheurs endurcis étaient troublés dans leur sommeil et entendaient des voix qui leur disaient : " Va trouver le Frère Antoine; va, et suis ponctuellement ses conseils ".
Une autre fois, c'était en plein jour et dans des circonstances particulièrement attachantes que de la main bénissante du thaumaturge jaillissait un de ses plus beaux prodiges. Paduana, un enfant de quatre ans, était une de ces innocentes victimes de la souffrance qui jettent une note de tristesse dans les familles. Elle était privée de l'usage de ses pieds, rampait à la manière des serpents et de plus était sujette aux convulsions épileptiques. Grosse épreuve, non seulement pour elle, mais aussi pour son père, citoyen de Padoue, nommé Pierre ! Un jour que celui-ci cheminait à travers les rues de la ville, il rencontra le bienheureux Antoine, et aussitôt, lui montrant la petite malade qu'il portait dans ses bras, il le conjura de faire le signe de la croix sur elle. Profondément touché de la vivacité de sa foi, le serviteur de Dieu condescendit à sa prière. Rentrée à la maison paternelle, Paduana s'essaya d'abord à marcher à l'aide d'un bâton, puis bientôt sans appui, et fut en même temps, et à jamais, délivrée des atteintes du mal caduc: guérison parfaite " due aux mérites de l'apôtre franciscain ", ajoute en terminant le fidèle narrateur qui nous transmet cet épisode.
Comment résister à de pareils arguments, lorsqu'ils commandent à la conscience ? Aussi le succès de l'apôtre, à Padoue, fut-il immense, supérieur à toute description. Cette population méridionale, si mobile, mais si intelligente, ne s'appartenait plus. Il faut lire les chroniques contemporaines pour pouvoir se rendre compte de l'intensité du mouvement religieux qui l'entraînait; il faut lire surtout la page où l'auteur de la Légende primitive jette un coup d'œil d'ensemble sur les fruits de la prédication du thaumaturge.
De tous les quartiers de la ville, et même des villages environnants, on accourait aux sermons du Franciscain. Les prétoires étaient fermés, le commerce suspendu, les travaux arrêtés. Toute la vie, tout le mouvement se concentraient sur un seul point : les conférences du missionnaire " à l'éloquence douce comme le miel ". Bientôt les églises ne suffisent plus : il faut prêcher en plein air.
" La plante desséchée par les ardeurs du soleil attend, pour se relever sur sa tige, la rosée du matin. Plus vive est l'impatience avec laquelle les Padovanais désirant le retour de l'aurore et l'heure de la conférence annoncée. Dès minuit, on se met en marche. Les chevaliers et les grandes dames sont précédés de torches, et se pressent autour de la chaire improvisée; des flots de peuple couvrent la plaine; l'évêque, à la tête de son clergé, préside tous les exercices. On compte jusqu'à trente mille personnes dans l'auditoire. Saint Antoine paraît, le regard modeste, le cœur débordant d'amour. Avant qu'il ait ouvert la bouche, tous les regards sont fixés sur lui. Tant qu'il parle, l'auditoire demeure suspendu à ses lèvres, au milieu d'un silence et d'un recueillement qu'on croirait impossibles, Le sermon fini, l'enthousiasme éclate ; c'est une ivresse qui ne sait pas se contenir ; ce sont des sanglots ou des cris de joie, selon les sentiments qui animent les cœurs. La foule se précipite sur l'orateur. On veut le contempler de près, baiser la frange de sa tunique ou son crucifix; on va jusqu'à taillader sa robe, pour en emporter un morceau à titre de relique et de souvenir. Il faut, autour de lui, une garde de jeunes gens robustes, pour protéger sa personne et l'empêcher d'être écrasé par la multitude.
" Autre effet plus admirable : les haines s'apaisent, et les familles se réconcilient publiquement ; les prisonniers pour dettes recouvrent la liberté ; les usuriers et les voleurs restituent ; les grands pécheurs se frappent la poitrine ; les courtisanes elles-mêmes sortent de la fange du vice ; Les tribunaux de la pénitence sont assiégés les bonnes mœurs refleurissent, et, dans l'espace d'un mois, la vieille cité est totalement transformée. "
Ainsi l'enthousiasme allait grandissant, à mesure que les forces de l'orateur diminuaient. Dans cette seconde station, il récolta les épis qui lui avaient échappé dans la première, et lia des gerbes nombreuses, serrées, qu'il présenta au Roi immortel des siècles.
Dans le tableau, d'un si riche coloris, qu'a tracé l'auteur de la Légende primitive, nos lecteurs n'ont pas été sans remarquer une des phrases qui le terminent. Les prisonniers détenus pour dettes recouvrent la liberté. "
Ainsi dénuée de toute explication, cette phrase ressemble un peu à une énigme. Heureusement, un document conservé au Musée municipal de Padoue nous permet d'en déterminer le sens et la portée. Il s'agit d'une loi relative aux faillites et promulguée sous le gouvernement d'Etienne Badoer, alors podestat. Elle est datée du 17 mars 1231. La législation était sévère alors pour les débiteurs insolvables ; ils étaient passibles de bannissement ou de prison perpétuelle. Bon nombre de ces malheureux. périssaient de faim ou de misère dans les cachots du prétoire. Le zélé missionnaire eut pitié d'eux. Il plaida leur cause, nom en tribun, qui excite les convoitises malsaines ni en philosophe humanitaire, mais en apôtre soucieux, même dans les mesures de clémence, des droits de la justice et de l'équité. Sur ses instances, il fut décrété que " nulle personne poursuivie pour dettes me pourrait être jetée en prison, si elle remettait la totalités de ses biens aux mains de ses créanciers ". Grâce à cette loi tutélaire, des centaines de miséreux furent libérés sur-le-champ, et des milliers d'autres échappèrent dans la suite à la griffe des financiers.
Ainsi une victoire en amène une autre. La transfiguration morale emporte la transformation sociale ; et dès que Dieu est rentré en maître dans les cœurs, la paix, l'union, la joie, s'épanouissent à leur aise et viennent s'asseoir aux foyers les plus désolés. C'est le résultat que constate l'histoire, à propos du Carême de 1231, et l'un des plus beaux triomphes de l'éloquence au service de la faiblesse opprimée.
Voici une autre preuve, non moins authentique, non moins concluante, de la prodigieuse et salutaire influence qu'exerçait autour de lui, jusque dans les bas-fonds de la société, l'apôtre de Padoue. C'est la conversion d'un brigand contée par lui-même, une soixantaine d'années après l'événement (1292), recueillie par son compagnon de route, qui était un Frère-Mineur, et transmise à la postérité par la plume de l'hagiographe limousin. Le vieillard pénitent parle avec un accent de franchise et de sincérité qui ne trompe pas; écoutons-le.
" J'étais, déclare-t-il, brigand de profession, affilié à une bande de voleurs. Nous étions douze, habitant les bois, détroussant les voyageurs et commettant toute sorte de déprédations. La réputation de saint Antoine et le bruit de ses opérations miraculeuses parvinrent jusqu'au fond de nos forêts. On le comparait au prophète Élie; on disait que sa parole était ardente et enflammée, semblable à l'étincelle qui tombe sur des gerbes de blé et les dévore. Toutes ces assertions nous paraissant autant d'hyperboles, l'idée nous vint d'aller l'entendre, perdus dans la foule et déguisés sous des vêtements d'emprunt. Or, pendant qu'il parlait, une autre voix, la voix du remords, retentissait au fond de nos consciences. Une lumière intérieure éclaira nos âmes et nous fit rougir de nous-mêmes. Après le sermon du Bienheureux, nous allâmes tous les douze, contrits et repentants, nous prosterner à ses pieds. Et lui fit descendre sur nos têtes les divins pardons, nous promettant les joies de la vie éternelle, si nous persévérions dans le bien, et d'affreux supplices, si nous retournions à nos vomissements. La prédiction s'est accomplie. Quelques-uns d'entre nous sont retombés dans leurs criminelles habitudes; saisis par la justice, ils ont été pendus. Les autres ont persévéré dans leurs généreuses résolutions, et ils se sont endormis dans la paix du Seigneur. Pour moi, saint Antoine m'avait imposé comme pénitence de faire douze fois le pèlerinage des saints Apôtres. Voici que je viens d'achever mon douzième pèlerinage, et je ne désespère pas (j'ai tant pleuré les égarements de ma jeunesse !) d'être admis, selon la promesse du thaumaturge, aux joies de l'éternelle béatitude. "
Et le récit du vieillard, ajoute le narrateur, était entrecoupé de larmes et de sanglots qui étouffaient sa voix. Etait-il donc la plus belle conquête de l'apôtre de Padoue ? Nous ne le croyons pas. Et, en effet réconcilier des bandits avec eux-mêmes et avec la société, réhabiliter des courtisanes, forcer des usuriers à restituer le bien mal acquis, toutes ces victoires, si méritoires qu'elles soient, s'effacent, à notre avis, devant une autre qui, pour tous les prédicateurs du moyen âge, était le but principal de leurs efforts : l'apaisement des dissensions politiques et des haines fratricides. Saint Antoine, lui aussi, prêcha la paix ! Il en fut le restaurateur. " Plus de haines, plus de guerre, répétait-on après lui ! La paix ! Dieu veut la paix ! " Et l'on voyait les ennemis se tendre la main, les Guelfes et les Gibelins se donner publiquement le baiser de réconciliation, et les proscrits, ces meurtris des passions politiques retremper leur âme au contact de ce qu'ils aimaient le plus au monde : leur patrie et leur famille adorée.
" L'Europe moderne, selon la juste réflexion d'un publiciste de nos jours, ne sait pas tout ce qu'elle doit à saint François. " Avant lui, Montalembert, entrant dans le domaine des faits, avait démontré que la victoire de l'Église sur le néo-paganisme, au moyen âge, était due principalement aux efforts persévérants des deux nouvelles milices religieuses du xiiie siècle. " Les enfants de saint Dominique et de saint François, écrivait-il, se répandent sur l'Italie, déchirée de tant de discordes, essayant de réconcilier les partis, de diminuer les erreurs, se posant comme les arbitres suprêmes, ne jugeant que d'après la seule loi de l'amour. On les voit, en 1233, parcourir toute la péninsule avec des croix, de l'encens, des branches d'olivier, chantant et prêchant la paix, reprochant aux villes, aux princes, leurs fautes et leurs ressentiments. Les peuples, au moins pour un temps, s'inclinent devant cette médiation sublime. " —" En tête de ces pacificateurs, ajouterons nous avec César Cantu, il faut placer saint François d'Assise et son disciple saint Antoine de Padoue, qui établissent partout la trêve de Dieu, font conclure des paix de longue durée et pénétrer partout les enseignements que Grégoire IX résume si admirablement dans sa lettre aux Florentins : Cet homme est un Gibelin dites-vous ! Peut-être ! Mais il est aussi un chrétien, mais il est votre concitoyen, mais il est votre frère ! "
Dans cette œuvre de restauration religieuse et sociale, l'apôtre n'était pas seul; car quel homme eût pu suffire à pareille besogne ? Il était aidé par le clergé paroissial, par les fils de saint Benoît et de saint Dominique, et surtout par ses Frères les Franciscains, dont le plus brillant était Luc Belludi, homme d'une sainteté éminente, que saint François lui-même avait revêtu de la bure, grand prédicateur qui s'attacha particulièrement à la personne de saint Antoine. L'intrépide missionnaire avait donc des auxiliaires nombreux, dévoués, animés de son esprit; mais il était l'âme du mouvement, et c'est sur lui que retombait tout le poids de la charge, toute la responsabilité. Ni ses collaborateurs, ni la population ne s'y méprenaient, et c'est à lui qu'on faisait remonter le mérite d'un succès qui dépassait toutes les prévisions. Pour lui, il pensait à la charge ; il ne pensait pas à l'honneur. " se dépensant jour et nuit, en chaire ou au confessionnal, dans les durs labeurs du ministère sacré, toujours oublieux de lui-même et restant fréquemment jusqu'à la chute du jour sans avoir pris d'autre réfection que la sainte Eucharistie. "
" Comment rester ainsi continuellement sur la brèche, comment faire tant de bien, s'écrie le premier biographe, sans soulever contre soi toutes les haines de l'enfer ? " Saint Antoine n'était-il pas le champion des droits de Dieu ? L'ange des ténèbres prenait sa revanche, en lui livrant de terribles assauts. Il le harcelait jour et nuit, le troublait dans son repos, le réveillait en sursaut, le persécutait, enfin, avec cette rage et cette continuité dont l'esprit impur seul est capable ? Dieu le permettait ainsi, comme il l'avait permis pour saint Paul, pour saint François d'Assise, pour tous les vases d'élection, afin d'accroître ses mérites. " Une nuit, entre autres, au commencement du Carême, dit expressément le même auteur, pendant que le grand orateur, étendu sur son grabat, demandait au repos la réparation de ses forces épuisées, le démon lui apparut sous une forme visible, le saisit à la gorge et chercha à l'étrangler. Le Bienheureux invoqua aussitôt celle qui est plus terrible qu'une armée rangée en bataille : " O gloriosa domina : O glorieuse souveraine. " C'était son hymne favorite et, dans le cas, un cri de l'âme, une instante prière. A peine ce cri de détresse se fut-il échappé de ses lèvres, que l'éternel ennemi du genre humain lâcha prise ; il fuyait devant la présence de la Vierge immaculée, comme les ténèbres fuient devant la lumière. Marie, " le secours des chrétiens ", était là, en effet, au sein d'une lueur surnaturelle, éblouissante, qui remplissait la cellule de son dévot serviteur.
Pour qui sait lire à travers les lignes, il n'est pas difficile de deviner le reste. Le reste, c'est que saint Antoine contemple des yeux de sa chair celle qui est plus brillante que les étoiles du firmament, plus limpide que le cristal, plus blanche que la neige des montagnes ; le reste, c'est que la Mère de Dieu lui sourit et le console. Mais personne ne nous dira ce que fut cette heure de paradis, cette goutte de délices tombée de la coupe enivrante à laquelle s'abreuvent les élus. Le thaumaturge a emporté dans la tombe le secret d'un mystérieux colloque qui n'était peut-être que pour lui; et de cette extase qui le ravissait un instant aux luttes comme aux douleurs de l'exil, noms ne connaissons que les quelques détails " qu'il voulut bien communiquer lui-même, avant de mourir, au confident de ses pensées "
La Reine des anges bénissait visiblement le zèle et les efforts de son dévot serviteur. La station quadragésimale avait été émaillée de merveilles de tout genre. Les fêtes de Pâques en furent le digne couronnement. Padoue célébra le triomphe du Christ ; elle chanta aussi le triomphe d'Antoine et la rénovation de l'esprit chrétien, la délivrance des captifs et les joies intimes du foyer.
Quand du récit de cette émouvante épopée, on passe aux écrits de celui qui en fut l'âme et le héros, on éprouve une impression pénible, un sentiment de déception. On n'a devant soi que des notes détachées, des explications étymologiques, des interprétations de textes, des fragments de sermon. Rien de cette chaude éloquence qui électrisait les masses ! Et l'on se demande comment, avec de si pâles discours, le fils de don Martin a pu produire de pareils effets. C'est là le sort de l'orateur. Cet homme, qui a passionné toute une génération, descend avec elle dans le même silence. Sa voix et la voix des multitudes qui l'ont applaudi, vont s'évanouissant dans le temps, comme s'évanouissent dans l'espace les sons mélodieux de l'orge. Le clavier est muet, sans qu'il soit possible d'imaginer ou de reproduire les flots d'harmonie qui s'en échappaient. Mais ce qui reste, c'est l'impression produite dans les âmes ; c'est l'abondante moisson d'œuvres et de vertus qui a germé sous la vivifiante chaleur de la parole sacrée.
Le lecteur est prévenu : nous pouvons aborder les écrits du Saint.

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CHAPITRE XI

ŒUVRES ORATOIRES DU SAINT

Depuis près de sept cents ans, les sermons du grand orateur médiéval, écrits sur parchemin, dorment à ses côtés, comme dort la lance, à côté du chevalier bardé de fer qui l'a portée. Le livre est recouvert de soie, garni de fermoirs d'argent et enrichi de notes marginales qu'on croit avoir été tracées de la main même du thaumaturge. C'est mieux qu'un souvenir; c'est une relique où il a laissé quelque chose de son âme et que, pour ce motif, on prit l'habitude, dès la fin du xiiie siècle, de porter solennellement en procession. Le titre manque ; le premier feuillet a été déchiré.
Selon Azévédo, qui a fait des recherches spéciales sur ce point, nous sommes en présence du manuscrit original. C'est ce qu'indiquait, remarque-t-il, une note inscrite sur le premier feuillet et qui était encore visible en 1489. Cette note ajoutait : " La tradition des anciens m'apprend que les remarques ajoutées à cette œuvre ont été écrites de la propre main du glorieux saint Antoine et que beaucoup de feuillets ont été mutilés, comme on peut le voir, par dévotion pour le Saint. "
Ce codex de la châsse est confié, ainsi que la châsse elle-même et le sanctuaire, à la garde des Mineurs Conventuels ; et c'est lui qui sert de norme pour juger les livres ou les sermons présentés sous le nom du thaumaturge. Avant de l'ouvrir, commençons par répondre d'un mot à la question préalable que se pose la critique :" Quelles sont les œuvres authentiques du Saint ? " Barthélémy de Trente affirme vaguement, au sujet du thaumaturge, son contemporain et son ami, " qu'il composa d'excellents sermons. " Heureusement, Jean Rigaud est plus explicite ; il désigne positivement les titres de deux recueils distincts, les "Dominicales" et les "Panégyriques des Saints", écrits l'un et l'autre à Padoue, l'un pendant son premier séjour, l'autre avant le fameux Carême de 1231, Une déclaration si nette et si précise ne permet pas le moindre doute sur le nom de leur auteur.
Il n'en est pas de même des trois autres traités intitulés "Commentaire sur les Psaumes" , "Exposition mystique des Saintes Ecritures , "Concordances morales". Les Pères Azzoguidi, de la Haye et Wadding, qui les ont découverts, en attribuent la paternité à notre Bienheureux, mais sans apporter aucune preuve à l'appui de leur assertion. Tout au plus pourrait-on dire, en faveur du "Commentaire sur les Psaumes", qu'il a pour lui la mention du "Liber miraculorum", et sa conformité avec les procédés habituels du thaumaturge.
En résumé, il n'y a de sérieusement authentiques que les deux recueils signalés par le chroniqueur limousin : les "Dominicales" et les "Panégyriques des Saints". Les "Dominicales" ont été plusieurs fois éditées, au cours des âges, mais avec des coupures ou des interpolations qui les défiguraient. C'est le reproche qu'on adresse aux travaux de Raphaël Mafféi et du P. de la Haye. Antoine Pagi, Mineur Conventuel, est le premier qui ait publié les "Panégyriques" ; mais il le fit, ainsi qu'il s'en plaint lui-même, d'après un manuscrit " mutilé et incomplet " de la bibliothèque Magliabecchi de Florence, le seul qu'il connût. De nos jours, un des ses frères en religion, le P. Josa, nous a successivement donné, d'après le codex de la châsse, deux parties importantes, les "Sermons sur les Solennités" et sur la "Sainte Vierge". Mieux encore : épris d'une sainte émulation, un savant chanoine de Padoue, don Locatelli, a entrepris la publication intégrale des œuvres du Saint, en se basant sur les manuscrits les plus anciens, ceux de la châsse, de Casanati et du Vatican : édition critique, de luxe et de superbe allure, interrompue par la disparition du vénéré chanoine, mort à la tâche.
Les travaux du P. Josa et de don Locatelli sont de ceux qui aident au progrès de la science historique et sur lesquels on est heureux de s'appuyer. Ces deux médiévistes se sont passionnés, et ont cherché à nous passionner pour les commentaires de saint Antoine. Pour achever de nous persuader de parcourir à leur suite ces pages poudreuses qui ont fait les délices de plusieurs générations, ils évoquent les noms de ceux qui, dans le passé, ont préconisé la valeur scientifique des enseignements du maître, et l'on n'est pas, peu étonné d'entendre les personnages les plus divers, Thomas Gallo, Eudes de Châteauroux, Guy de Montfort, saint Antonin, Sixte IV, déclarer à l'envi que notre Bienheureux est "le père de la science mystique, un aigle d'intelligence, un chérubin pour les lumières. — La foi s'alanguissait; dit le cardinal Eudes de Châteauroux ; par sa doctrine, saint Antoine l'a fait refleurir dans le monde.—Au firmament de l'Église, ajoute une voix encore plus autorisée, le pape Sixte IV, brille un astre radieux entre tous, le bienheureux Antoine de Padoue. Par l'éminence de ses mérites et de ses vertus, par la profondeur de sa doctrine et de sa science théologique comme, par l'éclat de sa prédication, il a fait resplendir les beautés de l'Église catholique. Il l'a couverte de gloire, il en a raffermi les bases, il en a consolidé la puissance. — A mon avis, disait de même un savant prélat du xixe siècle, Mgr Vincent Gasser, les ouvrages du thaumaturge sont un superbe commentaire des saintes Ecritures. Qui les lit attentivement, n'a pas besoin de chercher ailleurs. "
Voilà des expressions bien élogieuses, toutes sincères, quelques-unes parties de haut, mais en regard desquelles il nous semble opportun de placer tout de suite les observations et réserves qu'exigé de nous le respect de la vérité.
Les "Panégyriques" et les "Dominicales" ont tout d'abord contre eux d'être écrits en latin ; c'est le cas de tous les sermons qui nous restent du moyen âge. " Les savants rédacteurs de "l'Histoire littéraire" en avaient même conclu qu'on prêchait alors en latin. Cette opinion ne tient plus devant les dernières recherches. Il est aujourd'hui reconnu que — sauf quand ils s'adressaient exclusivement aux clercs — les sermonnaires se servaient de ce qu'on appelait " la langue vulgaire ", seule comprise du peuple. C'est après coup, quand ils voulaient publier leurs discours, qu'ils les écrivaient en latin. Ils eussent cru s'abaisser, en usant, pour cette publication, d'une autre langue que de celle de l'Église et du haut enseignement. " L'usage du latin a persisté longtemps après saint Antoine; et saint Bernardin de Sienne, saint Vincent Ferrier, saint Jean de Capistran, s'y conformaient encore. Parmi les auteurs, les uns voulaient par là donner à leur pensée une forme plus littéraire, les autres, une forme plus durable; tous voulaient être lus, et le peuple, au moyen âge, ne lisait pas.
Nous avons donc les sermons de saint Antoine tels qu'il les a lui-même rédigés, mais non tels qu'il les a prononcés ; car nous regardons comme certain qu'il suivit l'exemple de saint François et qu'il employa l'idiome populaire de ces temps, la langue romane, également entendue, à travers ses différents dialectes, de l'Italie, de l'Espagne et de la Provence. Il lui manqua un Benedetto de Sienne, un sténographe qui reproduisît intégralement ses discours dans cette langue romane encore inculte, mais dont il sut tirer "des accents inconnus avant lui". Avouons-le cependant, eussions-nous le texte même de toutes ses allocutions, il leur manquerait toujours ce qui le distinguait entre tous : les richesses de la forme,, l'ampleur du geste, la flamme de la vie, l'émotion attendrie de la voix et ce rayonnement divin qui vient de la sainteté ou du don des miracles,. Mais quand on n'a devant soi qu'une traduction qu'un texte incomplet, que des thèmes brièvement énoncés, il ne faut pas s'attendre à y trouver les beaux mouvements d'éloquence qui subjuguaient les auditoires de Bourges, de Limoges et de Padoue.
On reproche en outre au disciple du Poverello plusieurs défauts qui tiennent moins à l'homme qu'au temps : l'abus des citations, la subtilité, parfois le peu de fondement de certaines explications étymologiques, et cette multiplicité des divisions, souvent arbitraire, dont la scolastique avait introduit l'usage. Vainement, au temps même de saint Antoine,, " François d'Assise donnait-il le modèle d'une parole populaire absolument étrangère aux complications, aux raideurs et aux subtilités de l'École, parole toute de libre inspiration, de grâce fraîche et primesautière, de familiarité aimable, d'émotion spontanée, de charité débordante, — celui de tous les verbes, humains qui s'est le plus rapproché de la simplicité évangélique. " Le disciple ne sut point assez s'inspirer de l'exemple et de la magnifique indépendance d'allures du maître, sans doute parce qu'il ne vécut jamais dans sa société intime ; et il n'eut pas le courage, du moins dans ses écrits, de rompre avec les procédés de l'Ecole.
En ce sens César Cantu a raison de dire : " Il est à regretter, pour l'histoire, qu'il ne soit riens resté de la prédication sociale de ces religieux qui, accomplissant une mission aujourd'hui perdue, allaient propager la paix, épancher sur la multitude de la rosée de la grâce, dans des discours d'où était exclu tout ce qui ne servait pas à l'édification, et dont toute la rhétorique consistait dans la charité. Quelques sermons dogmatiques et moraux ont bien été conservés; mais ce n'est évidemment que le canevas aride et décharné, se présentant dès lors sous un aspect scolastique et qui ne suffirait pas pour rendre raison de la grande influence de ces prédications, si l'on ne songeait qu'une parole chaleureuse, animée, convaincue, leur donnait la vie et la couleur. "
Toutes ces critiques sont justes et fondées ; et l'impartialité nous imposait l'obligation de les placer sous le regard, de nos, lecteurs, pour qu'ils pussent apprécier en connaissance de cause les qualités du prédicateur et les défauts ou les lacunes de l'écrivain.
Si nous désirons maintenant savoir à quelles sources il puisait son éloquence et quel était son genre de prédication, n'allons point frapper à une autre porte; interrogeons-le lui-même, interrogeons ses écrits. Ils sont empreints, malgré leur sécheresse apparente, d'un certain mysticisme, ou plutôt d'une certaine poésie, fraîche et vibrante comme les trois sources d'où elle jaillit : la nature, les passions et la Bible; la nature qui, avec les richesses de son symbolisme, lui suggère les images les plus diverses, les plus gracieuses; les passions, particulièrement celles qui tiennent aux fibres les plus sensibles du cœur humain, celles qui élèvent et celles qui abaissent, l'amour et la haine ; enfin, et par-dessus tout, la Bible. Les pages inspirées ne sont pas seulement, à ses yeux, un recueil de sentences admirables, un code législatif sans égal, mais un livre absolument divin où le Christ est partout présent, partout vivant; un livre qui s'offre à nous comme le drame de nos destinées, le dépôt des vérités nécessaires à notre salut, la charte de nos droits, le trésor de nos espérances. " Dans ce livre auguste, écrit lord Byron, est le mystère des mystères. Ah ! heureux entre tous les mortels ceux à qui Dieu a fait la grâce d'entendre, de lire, de prononcer en prières et de respecter les paroles de ce livre ! Heureux ceux qui savent forcer la porte et entrer violemment dans les sentiers ! Mais il vaudrait mieux qu'ils ne fussent jamais nés que de lire pour douter ou pour mépriser ! " Ce livre divin, l'apôtre de Padoue l'ouvre avec le respect d'une sainte Cécile, avec la foi d'un saint Augustin, avec l'amour passionné d'un saint Jérôme. Là, de la Genèse à l'Apocalypse, tout lui parle du Dieu d'amour qui a abaissé les deux et est descendu parmi nous ; tout chante ses grandeurs, et sous cette impression, si profondément vraie, ses commentaires deviennent " une lyre harmonieuse, qui redit les hymnes les plus magnifiques en l'honneur du Verbe incarné ".
" Les sciences profanes, dit-il, sont des chants de Babylone, des chants vieillis ! La théologie seule fait entendre le cantique nouveau, un cantique dont les exquises mélodies réjouissent le ciel et consolent la terre. "
Par théologie, il n'entend pas seulement la science de Dieu, une science purement intellectuelle, froide et sèche, mais une science complète qui adore, qui tende à l'amour et s'empare de tous les êtres de la création comme d'autant de motifs de modulations pour célébrer Celui qui est l'alpha et l'oméga de toutes choses, le prince de la paix, le Sauveur du monde. C'est la théologie mystique, et le Bienheureux s'y engage avec une complaisance marquée, à la suite des saint Augustin, des saint Jean Damascène, des saint Bernard, des saint Isidore, qu'il cite fréquemment.
De tant de pages consacrées à la gloire de l'Homme Dieu, nous n'en détacherons qu'une seule, parce qu'elle est d'un coloris et d'une actualité qui ne vieillissent pas. L'auteur y traite de la Passion de Nôtre-Seigneur.
" Hélas ! s'écrie-t-il douloureusement, il est livré à ses ennemis, Lui la rédemption des captifs, la gloire des anges, le Dieu de l'univers, le miroir sans tache de la lumière éternelle ! Il est trahi par Judas, bafoué par Hérode, flagellé par Pilate, couvert de crachats par la populace juive, crucifié par les soldats romains.
" O Judas, tu veux vendre le Fils de Dieu comme un esclave, et tu oses demander : Que voulez-vous me donner, et je vous le livrerai ? Et que peut-on te donner en échange ? Quand même on t'offrirait Jérusalem, la Galilée, la Samarie, les cieux, et la terre, les anges et les hommes, quelle proportion y aurait-il entre ces biens et Celui qui renferme dans son sein tous les trésors de la science et de la sagesse ? Estimer à prix d'or et vendre le Créateur, quelle aberration d'esprit ! Et cependant, Judas, tu oses dire ; Que voulez-vous me donner, et je vous le livrerai ? Ingrat, dis-moi, quel mal le Fils de Dieu t'a-t-il fait ? En quoi a-t-il pu te nuire ? Est-ce par son humilité ou sa pauvreté, par sa bonté ou par ses miracles, par ses larmes compatissantes sur Jérusalem ou par l'honneur qu'il t'a fait de te choisir pour un de ses apôtres, pour un de ses confidents ? Parle !... Ingrat ! Rien ne peut toucher ton cœur !
" Oh ! qu'il, y a de Judas aujourd'hui qui, pour trente deniers vendent leur conscience et leur âme !...
" O vous qui passez par le chemin, arrêtez et voyez s'il est une douleur semblable à ma douleur ! Mes disciples s'enfuient, mes amis m'abandonnent, Pierre me renie, la Synagogue me couronne d'épines, les soldats m'abreuvent de fiel et de vinaigre !
" Hélas ! la Passion se renouvelle tous tes jours; tous les jours, l'Église, qui est le corps mystique du Sauveur, est cruellement tourmentée dans ses membres, les religieux, les prédicateurs et les fidèles. Les Juifs la persécutent, les païens la blasphèment, les hérétiques l'abreuvent de fiel et de vinaigre. Elle est toujours sur le Calvaire, et le mot de l'Évangile est toujours vrai ; Le Fils de l'homme sera livré aux mains de ses ennemis, accablé d'outrages, flagellé et crucifié. "
Saint Antoine touche aussi, en passant, aux questions dogmatiques qui ont été si vivement débattues dans le cours du xixe siècle : l'Immaculée Conception, l'Assomption de la sainte Vierge, l'Infaillibilité pontificale. Il en parle presque en prophète. Ses considérations sur le culte de la sainte Vierge sont notamment d'une précision théologique qui n'a d'égale que la poésie des sentiments. Là, pas de recherche ni de contrainte ; c'est le fils s'abandonnant sans effort à l'instinct de son cœur ; c'est le Voyant célébrant les unes après les autres les suréminentes prérogatives de celle dont il a entrevu dans ses extases l'immatérielle et ineffable beauté. Alors les images les plus gracieuses se multiplient sous sa plume. Il compare Marie au lis qui croît au bord des eaux, au vase d'or qui contient un parfum de grand prix, à l'arc-en-ciel qui est le signe de la réconciliation entre Dieu et les hommes, à l'arbre gigantesque qui domine les forêts du Liban. " Autant le cyprès, dit-il, dépasse en hauteur tous les autres arbres, autant le trône de Marie dépasse en gloire ceux des milices angéliques. "
Plus remarquable encore est la page qu'il consacre au privilège de l'Immaculée Conception. " En ce temps-là, dit-il, une femme éleva la voix du sein de la foule et s'écria : " Bienheureuses les entrailles qui vous ont porté, et les mamelles qui vous ont allaité ! " (S. Luc, xi.) Redisons, nous aussi, avec cette femme de l'Évangile, à la gloire de la Reine des Vierges : Bienheureuse celle qui a mérité de porter dans ses chastes flancs Celui qui est le bien par excellence, le souverain Bien, la béatitude des anges, la réconciliation des pécheurs ! Bienheureuse celle dont saint Augustin a dit : " Pour l'honneur de Dieu, quand il s'agit du péché, je ne veux pas qu'il soit question de la sainte Vierge ! " Nous savons, en effet, pourquoi la plénitude de la grâce fut versée dans son âme et pourquoi sa victoire sur le mal fut complète ; c'est qu'elle était prédestinée d'en haut à donner au monde l'Agneau immaculé. Tous les autres saints sont obligés de reconnaître qu'ils ont été soumis à la loi du péché. Seule, par un privilège qui est sa gloire exclusive, Marie a été prévenue par la grâce ; seule, elle en a reçu la plénitude. Bienheureuses donc les entrailles qui ont porté le Créateur du ciel et de la terre, le Seigneur et Maître des anges, le Rédempteur des hommes !
" Chérubins et séraphins, anges et archanges, inclinez vos fronts devant elle; elle est votre souveraine ! Enfants des hommes, prosternez-vous le front dans la poussière et remerciez le Très-Haut ; car c'est pour vous qu'a été accordé à Marie le privilège de la maternité divine. "
Puis l'orateur épanche son âme dans une fervente prière. " Sois bénie, ô Vierge sainte, puisque tu n'es pas seulement la Mère de Dieu, mais sa digne Mère et la fidèle observatrice de ses lois, O Marie, étoile des mers, notre souveraine, notre espérance, les flots sont agités. Sois notre phare au milieu des écueils, notre pilote au sein des tempêtes; guide toi-même notre nacelle
vers des rivages éternels, et fais que nous abordions sains et saufs au port de la béatitude et de la paix... "
Sans doute le thaumaturge ne vise point ici à la précision du langage scolastique. La thèse de l'Immaculée Conception, nommée plus tard la thèse franciscaine, ne se posait pas encore dans les écoles. Il était réservé à un autre génie, Duns Scot, son frère en religion, d'établir nettement les bases de la croyance traditionnelle et d'en amener le triomphe. Dès lors, il ne saurait être question d'inscrire saint Antoine parmi les tenants officiels d'une doctrine si chère à l'Ordre séraphique. Mais, en revanche, on ne peut nier qu'il n'ait indiqué le meilleur moyen d'arriver à la démonstration de cette vérité, en la présentant comme la conséquence rigoureuse du dogme de la maternité divine de Marie.
Voilà quelques fragments des cantiques harmonieux que notre Bienheureux tirait des saintes Ecritures.
Arrêtons-nous. Nous croyons avoir suffisamment prouvé notre thèse. Les œuvres du thaumaturge portugais, telles que le moyen âge nous les a léguées, réduites à l'état d'ébauche
et presque entièrement dépouillées du souffle oratoire qui les animait, excitent plus nos regrets que nos convoitises. Comparées à la splendeur de ses vertus et aux gloires de son apostolat , elles ne sont rien. Mais considérées en elles-mêmes, et malgré leurs défauts, elles ne sont pas sans mérite et portent encore la marque du génie. Nous les avons feuilletées, et nous y avons recueilli un faisceau de paillettes d'or que de grands écrivains pourraient lui envier. Ce faisceau, nous l'attachons, à titre de fleuron secondaire, au diadème si resplendissant du thaumaturge, de l'apôtre et du saint.
L'apôtre chez lui prime l'écrivain. Prêcher est sa mission, et lors même qu'il écrit, il prêche encore ; mission qu'il a reçue d'en haut et qu'a confirmée saint François ; mission d'une fécondité vraiment extraordinaire et qui se continue après son trépas, puisque, selon le mot du cardinal Eudes de Châteauroux, par sa doctrine il a fait refleurir la religion ".
Le champion des droits de Dieu avait écrit par esprit d'obéissance. Son état d'épuisement et de souffrances, à l'issue du Carême de 1231, ne lui permit pas d'achever la rédaction de ses commentaires, et la mort allait briser sa plume, avant qu'ils pussent être livrés au public. Lui-même pressentait que l'heure des jugements de Dieu et des sentences irrévocables était proche ; heure redoutable pour tous, même pour les saints ; et au seuil de l'éternité, il voulait se recueillir, scruter tous les replis de sa conscience et secouer les grains de sable qui s'attachent facilement à la robe du prédicateur. Le Patriarche d'Assise, avant de disparaître de la scène de ce monde, s'était retiré quelque temps sur les hauteurs de l'Alverne. Le disciple aspirait, lui aussi, à une séparation totale d'avec le monde. Sous l'impression de ce sentiment, il alla trouver un de ses amis les plus dévoués, don Tiso, seigneur de Castel-Fonté et de Camposampiéro, l'adversaire d'Ezzélino III. Ce gentilhomme — nous l'avons dit plus haut — s'était enrôlé dans la milice spirituelle du Tiers-Ordre de la pénitence. Lorsque saint Antoine lui fit part de ses desseins, il se montra tout heureux de pouvoir lui témoigner sa reconnaissance et mit ses vastes domaines à sa disposition. Ils se rendirent ensemble à Camposampiéro, à dix-neuf kilomètres environ de Padoue. En parcourant un bosquet qui appartenait à don Tiso, le Bienheureux aperçut, dans la profondeur du bois, un noyer gigantesque, à l'ombrage épais, à la ramure vigoureuse, où s'abritaient les oiseaux du ciel. Le voisinage et même le caquetage de ces derniers n'étaient pas pour déplaire à cet amant de la nature. " Les moines et les oiseaux sont frères, déclarait-il aimablement, tous deux amis de la lumière, tous deux prenant leur libre essor vers le ciel. " Il se construisit donc, aux cimes de l'arbre qui avait captivé son attention, à côté de son frère le rossignol et de sa sœur la fauvette, une cellule faite de branches entrelacées, et s'y fixa avec deux de ses Frères, qu'on croit être Luc Belludi et Roger.
Camposampiéro rappelle une des scènes les plus touchantes de ses dernières années. C'était le 30 mai, " quinze jours avant sa mort ", dit expressément le premier biographe. Des sommets de la colline qui domine Padoue et le Val de la Brenta, le thaumaturge contemplait la ville avec sa forêt de blanches coupoles, ses palais de marbre, ses jardins embaumés et sa vaste plaine couverte de moissons jaunissantes et de vignes en fleur. Tout à coup il fut transporté des splendeurs du monde visible à celles du monde invisible, et eut une extase où lui furent révélés le jour de sa mort et les glorieuses destinées de la cité qui posséderait ses ossements. Dans le feu des ravissements divins, il bénit Padoue, la patrie de son cœur, comme saint François mourant avait béni Assise, et s'écria : " Sois bénie, ô Padoue, pour la beauté de ton site ! Sois bénie pour la richesse de ta campagne ! Sois bénie aussi pour la couronne d'honneur que le ciel te prépare en ce moment ! "
Son compagnon de voyage entendit ses paroles, mais sans en comprendre le sens prophétique ni toute la portée. Le nœud du mystère ne lui fut dévoilé qu'après le glorieux trépas du thaumaturge.
Ce moment approche : bientôt le contemplatif de Camposampiéro descendra de sa cellule aérienne, son dernier abri ici-bas, pour mourir entre les bras de ses Frères. Mais avant que ce cœur ait cessé de battre, arrêtons-nous un instant pour considérer une dernière fois ce doux visage, irradié des feux du ciel, et les beautés d'une âme pétrie de lumière et d'amour.
Arrière les pensées profanes ! C'est à genoux que Fra Angelico peignait ses madones. C'est à genoux qu'il faut contempler les saints.

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CHAPITRE XII

SA VERTU DOMINANTE

Voici, tels que nous les trouvons épars dans ses divers historiens, les principaux traits de la physionomie du thaumaturge, " Il avait, remarque le premier biographe une certaine corpulence qui était une cause de souffrances pour lui ; — à côté de cela, ajoute une autre légende, une grâce et un charme infinis, " Sicco Polentone est plus complet. "Saint Antoine nous dit-il, sut garder intacte la fleur de sa virginité. D'une taille inférieure à la moyenne, replet, atteint d'hydropisie, il avait le teint brun des Espagnols, le profil distingué, le visage rayonnant de foi et de piété. Rien qu'à le voir, même sans le connaître, on devinait l'homme de Dieu, le Saint."
Les arts aussi ont parlé, et la solitude de Camposampiéro nous réservait sous ce rapport une douce surprise. Dans ce lieu sanctifié par la présence du Bienheureux et devenu au lendemain de sa mort un but de pèlerinage, on construisit de bonne heure une chapelle commémorative, qu'une piété bien entendue enrichit de deux ornements d'une saveur singulière : le tronc " du noyer gigantesque ", placé sous le maître-autel et précieusement conservé comme un témoin de ces temps ; puis le portrait du Saint, esquissé par une main amie (Luc Belludi, assure-t-on) et tracé sur la planche qui avait servi de couche au thaumaturge expirant. C'est ce portrait, à demi effacé, que viennent de découvrir les Pères Conventuels, rentrés depuis 1894 en possession de cet antique sanctuaire. On a pu le reproduire par l'emploi de certains procédés photographiques, et l'on a vu réapparaître à la lumière une ravissante image du Bienheureux, au visage un peu replet, mais d'une douceur exquise.
Ce portrait et les quelques linéaments fournis par l'histoire pourront servir de point de repère aux esthètes modernes pour apprécier les différents types adoptés par l'iconographie antonienne. Il leur sera facile de juger dans quelle mesure les grands maîtres, Lorenzo Pasinelli, Strozzi, Bonvicino (au Louvre), Ribéra (au musée de Madrid) et Murillo, ont demandé leur inspiration à la beauté des formes et à l'imagination.
Nous venons de nommer Murillo. C'est le peintre par excellence du héros portugais. Est-il rien de plus idéal, par exemple, rien de plus harmonieux que son tableau de la cathédrale de Séville ? Le Saint est à genoux, en extase, la Bible étendue devant lui, les yeux fixés sur l'Enfant Jésus, qui lui apparaît escorté d'une légion d'anges, au sein d'une éblouissante clarté. Le visage " assez replet ", conformément au type traditionnel, a gardé quelque chose des charmes de la jeunesse. Le regard, ferme et limpide, reflète la pureté d'un cœur resté toujours jeune, le calme d'une âme angélique qui n'a pas connu les orages de la vie et n'a jamais aimé que Dieu. Scène historique ou non, peu importe : le Bienheureux vit sur cette toile, et l'œil le moins exercé le reconnaît immédiatement.
En somme, il faut bien l'avouer, le côté physiologique est fort négligé ; le côté psychologique ne l'est guère moins. Les anciens biographes du héros portugais semblent n'avoir eu d'autre préoccupation que de peindre " le thaumaturge ". Ils nous mènent sans relâche d'un prodige à un autre prodige ; on dirait qu'ils marchent entre deux haies d'aubépine plantées par la main des anges. " Un peu moins de miracles, leur crierions-nous volontiers; un peu plus des phénomènes de la conscience ou des actes de la vie intime ! " Mais non ! Ils continuent de courir à la poursuite du merveilleux ; et nous, enfants du xxe siècle, qui nous passionnons pour les luttes de l'âme, nous restons avec nos désirs et nos regrets, sentant plus que jamais combien est juste cette réflexion de sainte Thérèse ; " L'âme d'un saint est tout un monde"; surtout l'âme d'un saint tel que le thaumaturge de Padoue. C'est tout un monde de pieux désirs, de victoires héroïques, de sacrifices généreusement offerts ; mais un monde inaccessible à nos investigations et qui se laisse pressentir plutôt encore qu'entrevoir.
Nous savons que la nature l'avait richement doté. Intelligence apte à saisir tous les problèmes de la pensée, esprit pénétrant et cultivé, caractère chevaleresque, il s'était annoncé, dès sa jeunesse, loyal dans tous ses desseins et capable de grandes choses. La grâce était venue fortifier et perfectionner des qualités si précieuses ; et la foi, en orientant toutes les facultés de son être, leur avait imprimé un puissant et fécond essor vers le bien. On en peut juger par ses œuvres. Ses commentaires bibliques dénotent une vaste érudition ; ses travaux apostoliques, une activité peu commune, soutenue par une énergie indomptable.
Chez lui, point de contradiction entre la vie publique et la vie privée; point de ces douloureux contrastes dont le spectacle est si fréquent. Du foyer paternel à la résidence de Padoue, dans les différentes étapes de sa carrière, il nous apparaît, aux lueurs de l'histoire, toujours semblable à lui-même, au sein d'une ferveur croissante, toujours plus fidèle aux appels de la grâce, toujours plus avide de s'immoler pour Dieu et pour le salut des âmes. Il se montre si humble et si modeste, que lors même qu'il exerce les plus hautes prélatures de son Ordre, " il vit au milieu de ses Frères comme l'un d'eux, le moindre de tous, leur lavant les pieds, descendant aux plus vils offices, cachant le trésor de science qu'il possède, et se soumettant en voyage à la direction de ses inférieurs. Il sait que plus on s'humilie, plus on acquiert de mérites devant Dieu. " A l'humilité il joint la vigilance qui prévient les chutes, et ce grand esprit de foi qui ennoblit les actions les plus vulgaires. Il travaille ou prie sans cesse, et veut que l'ennemi du genre humain le trouve constamment occupé à faire le bien.
D'autre part, il est si pur, qu'il ressemble au lis fleuri dont parle l'Ecclésiaste et qui embaume toute la vallée; si prompt à l'obéissance, que sur un signe du fondateur, il abandonne tout et court de Monte-Paolo à Bologne, de Montpellier à Toulouse; si fervent zélateur de la pauvreté séraphique, qu'il peut redire, en toute sincérité, avec le Réformateur ombrien : " Deus meus et omnia : Dieu seul, et c'est assez "; si dévoué à ses frères, que pour eux il s'oublie lui-même et se dépense sans compter; enfin, si embrasé du feu de la charité divine, qu'il en est consumé avant l'âge ! Et chez lui, chacune de ces vertus brille d'un si vif éclat, que lorsqu'on veut tenter une comparaison, on ne sait ce qu'il faut le plus admirer, de sa douceur exquise ou des brûlantes ardeurs de sa charité, de l'empire universel qu'il exerce sur les éléments ou de son esprit d'abnégation et d'humilité.
Cependant, comme tous les saints, il a sa qualité dominante, sa vertu caractéristique et distinctive. Elle brille à toutes les pages de son histoire : c'est le zèle, un zèle supérieur à tous les motifs humains comme à tous les obstacles. Prêtre, " il a épousé les âmes au fond de la sienne ", selon la belle expression de Lacordaire ; disciple de saint François, toute sa vie leur appartient. A vingt-six ans, à l'âge où les autres ne font que se préparer aux luttes de l'avenir, il est prêt. Pendant le cours de dix années, il prêche sans repos, sans relâche, sur les côtes ensoleillées de la Provence, sur les cimes neigeuses des monts d'Auvergne, dans les plaines immenses de la Lombardie, en face d'Ezzélino et des Cathares aussi bien que devant les auditoires chrétiens. " Pèlerin de la parole divine", comme on le dira plus tard de saint Vincent Ferrier, il use ses pieds nus sur les chemins hérissés et brûlants, et va d'un pas que rien n'arrête, où l'envoie l'obéissance, avec un front d'airain contre l'injustice, avec un cœur plein de tendresse pour le pécheur repentant. Quel est donc le tourment qui l'agite ? Quel est donc le feu divin qui le dévore ? Ce feu divin, c'est le zèle des âmes. Il entend une voix qui sort des plaies du Rédempteur, une voix mystérieuse qui retentit nuit et jour à ses oreilles et lui crie : " Da mihi animas : Donne-moi des âmes ! " Des âmes ! Ah ! Il sait qu'elles sont la vraie richesse de la terre, plus précieuses que les diamants, plus brillantes que les étoiles. Il sait que le Fils de l'homme est monté sur le Calvaire pour les racheter, qu'il en est jaloux, et qu'elles sont la seule obole que nous puissions jeter dans le sein de Dieu. " Sitit animas : Il a faim et soif des âmes ! " Et de là cette infatigable ardeur que Dieu récompense, tantôt par des torrents de félicité intime, tantôt par d'éclatantes conversions, dont nous avons rapporté quelques exemples.
Les attributs iconographiques du Saint ont varié avec le temps, selon l'idéal qu'on s'est fait de lui ; mais toujours ils se rapportent à l'apôtre, dont ils symbolisent la science ou le zèle, la pureté ou l'amour. Au XIIIe siècle, il est représenté un livre fermé à la main; au XIVe, on y ajoute une flamme; au XVe, un cœur; au XVIe, un lis; à partir du XVIIe, un livre et un lis avec l'Enfant Jésus.
Arrêtons-nous un instant à considérer une de ces représentations artistiques.
Sur une des faïences émaillées qui ornent le sanctuaire de l'Alverne, le grand céramiste italien, Luca délia Robbia, a modelé une descente de croix : le Christ au centre ; saint François à gauche, saint Antoine à droite, des flammes ardentes à la main, symbole de sa charité. L'œuvre est d'une haute inspiration. Ce n'est point dans les livres des philosophes, en effet, que le disciple du Poverello a puisé ses ardeurs séraphiques, pas plus que sa profonde connaissance du cœur humain. C'est au pied de la croix, dans la contemplation du mystère des anéantissements divins; c'est à l'autel en buvant à la coupe eucharistique ; c'est enfin dans cette dévotion au Cœur de Jésus que saint François d'Assise, le stigmatisé de l'Alverne, " le favori du Sacré-Cœur ", a fait fleurir autour de lui dans les cloîtres de son Ordre.
L'amour est un ravisseur, le plus puissant de tous; il a ravi le cœur du thaumaturge. Le Verbe incarné mourant sur la croix ou nous donnant son Cœur lui paraît mille fois plus beau que le Verbe créant d'un mot les deux et la terre ou faisant trembler les bases du Sinaï, parce qu'au Calvaire il y a plus d'amour et que l'amour est tout. Chaque jour il se rend dès l'aube à l'école du Cœur de Jésus, et chaque jour il en sort plus doux, plus humble, plus prompt à tous les sacrifices. Nous aurions eu grand profit à le considérer de plus près dans la vie pratique, aux prises avec les ennemis du dedans comme avec ceux du dehors, homme comme nous, soumis aux défaillances de la nature et passant, lui aussi, par les angoisses du jardin de Gethsémani ; mais les données psychologiques nous manquent, et nous n'avons sur ce point qu'une page des Fioretti : page bien suggestive, il est vrai. Nous l'enchâssons dans notre récit sans en faire la critique. A quoi bon ? Ne fut-elle qu'une légende, elle nous paraîtrait encore aussi vénérable que l'histoire, tant elle peint au vif le Patriarche séraphique et son époque.
" Un jeune homme, de noble extraction, aux habitudes délicates, étant entré dans l'Ordre de saint François, ne tarda pas à prendre en horreur les habits grossiers qu'il portait. Une nuit, dégoûté de la vie religieuse et décidé à rentrer dans le siècle, il descend, s'agenouille un instant, selon sa coutume, au pied de l'autel, et s'apprête à sortir furtivement du monastère, lorsqu'il est arrêté par une vision merveilleuse. Une magnifique procession se déroule devant lui, toute une légion de saints revêtus de brocarts d'or et marchant deux à deux, au milieu d'une lumière éblouissante et au son des harpes, et parmi tous ces élus, deux visages plus majestueux et plus brillants. Il regarde, il écoute, ravi : les chants étaient si beaux, la harpe des anges si harmonieuse ! — Quels sont ces personnages ? demande-t-il enfin d'une voix timide. — Ce sont des Frères-Mineurs. — Et ces deux personnages plus resplendissants ? — Saint François et saint Antoine, emmenant un de leurs frères au paradis. Mon fils, marche sur nos traces. Porte pour l'amour du Christ les livrées de la pénitence, méprise le monde, mortifie ta chair, résiste vaillamment aux assauts du démon, et tu posséderas comme nous la tunique précieuse et la gloire qui excitent ton admiration. — Raffermi par cette vision et par ces paroles, le jeune homme chassa la tentation de découragement qui l'avait assailli, retourna aux rigueurs de la vie claustrale et y termina saintement ses jours. "
Scène ravissante ! Délicieuse poésie ! Ainsi François et Antoine sont associés là-haut à la même béatitude, parce qu'ils ont souffert ici-bas pour la même cause : le maître et le disciple, tous deux aimables et beaux sous l'austérité de leur bure ; tous deux intrépides défenseurs de l'Église, d'autant plus puissants qu'ils sont plus dépouillés de tout ; tous deux inséparables dans la vénération des peuples; tous deux grands, non parce qu'ils ont commandé à la nature ou entraîné les foules à leur suite par la mâle vigueur de leur éloquence, mais parce qu'ils sont saints et tout rayonnants de la beauté des chérubins et des séraphins, de la beauté même de Dieu ; tous deux moissonnés de bonne heure, à un court intervalle, dans la maturité de l'âge et du talent ! Le maître disparaît le premier de la scène de ce monde. Le disciple le suit de près. Il va mourir ! Mais quelle mort ! Dans la force de l'âge et la pleine possession de ses facultés, en face du ciel entr'ouvert ! Les anges et les saints vont accourir au-devant de lui, et le Roi même des anges et des saints va poser sur son front la couronne des élus.

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CHAPITRE XIII

MORT ET CANONISATION

Nous sommes en 1231. L'hydropisie dont le Bienheureux souffrait depuis plusieurs années, fit tout à coup des progrès alarmants. Le 13 juin, vers midi, au moment où il prenait son repas avec ses Frères, il s'affaissa et se sentit défaillir. Ses compagnons le soutinrent de leurs bras et rétendirent sur un lit de sarments. Mais lui, averti par ce signal que sa dernière heure allait sonner, manifesta le désir d'être transporté à Padoue, au couvent des Mineurs, pour mourir entouré de ses Frères et aidé du secours de leurs prières. On l'emporta, en effet, sur un char ; mais tel était son épuisement qu'arrivés aux portes de la ville, en face de l'Arcella, monastère des Clarisses, ses compagnons lui conseillèrent de ne pas aller plus loin et de s'arrêter dans ce lieu, où il trouverait plus facilement le calme et le repos. Le malade y consentit, et il descendit à l'hospice où résidaient trois ou quatre Franciscains, aumôniers et guides spirituels des filles de sainte Claire.
Dès qu'il eut repris un peu de forces, il se confessa avec de profonds sentiments d'humilité et reçut l'absolution de ses fautes. Puis rempli d'une allégresse dont son entourage ne devinait pas le motif, il entonna d'une voix claire et harmonieuse son hymne favorite : " O Gloriosa Domina : Salut, Ô glorieuse souveraine ! Salut, ô Vierge élevée par-dessus les astres ! Salut, ô mère de mon Sauveur ! " Ses yeux demeuraient fixés sur un objet invisible qui captivait toute son attention. "Que voyez-vous ? lui demandèrent ses compagnons, étonnés. —Je vois mon Dieu ", répondit-il. Le divin Rédempteur était veau au-devant de lui, pour lui annoncer que l'hiver des épreuves était passé et que le paradis, avec ses ineffables délices et son printemps éternel, allait s'ouvrir pour lui.
Cependant les Frères songèrent à lui conférer le sacrement qui enlève les dernières taches de l'âme, l'extrême-onction. Il faut être si pur pour paraître devait Dieu ! " Je possède cette onction au-dedans de moi-même, répliqua le mourant elle ne m'est pas nécessaire; mais il est bon pourtant de la recevoir. Pendant qu'on répandait l'huile sainte sur ses mains, il récitait avec ses Frères les prières liturgiques et les, psaumes de la pénitence. Il resta ensuite près d'une demi-heure dans un colloque intime avec le Ciel, expira doucement ; et son âme , affranchie des liens de la chair, s'envola dans le sein de Dieu. Il semblait dormir; ses membres étaient flexibles, et son visage " sur lequel semblait errer un sourire céleste ", était celui d'un prédestiné.
C'était un vendredi, le 13 juin 1231, un peu avant la tombée de la nuit. Le Bienheureux avait trente-six, ans.
Le merveilleux, qui couronne toute sa vie, jette encore un plus vif éclat sur son lit de mort et sur sa tombe. A peine avait-il rendu le dernier soupir que des groupes d'enfants parcouraient la ville de Padoue en criant : c Le Saint est mort ! Saint Antoine est mort ! " La nouvelle, ainsi jetée d'une façon insolite, provoqua dans la cité reconnaissante une immense explosion de douleur. Elle sentait qu'elle perdait en lui le meilleur et le plus illustre de ses citoyens ; et de là des pleurs et des sanglots. Elle s'est fermée, s'écriaient les fidèles, cette bouche d'or qui nous charmait ! Elle restera muette désormais, cette langue bénie qui dévoilait les secrets des consciences et terrifiait les hérétiques ! — Il n'est plus, répondaient les religieux de Sainte-Marie et les moniales de l'Arcella, cet apôtre qui était une des colonnes de l'Ordre, ce thaumaturge qui consolait toutes les douleurs ! "
Aux larmes succédèrent bientôt les contestations. Les reliques du Bienheureux étaient un trésor dont les Clarisses et les Mineurs, les faubourgs et le podestat de Padoue se disputaient chaudement la possession. Mais le Saint qui avait apaisé tant de querelles, finit par calmer également celle-ci. Le désir qu'il avait manifesté de mourir au milieu de ses Frères, prévalut sur toutes les compétitions; et après quatre jours de débats, l'évêque d'Assise, jugeant en dernier ressort, adjugea le précieux dépôt à la résidence de Sainte-Marie, qui prit un peu plus tard, comme corollaire de la canonisation du thaumaturge, le titre de " couvent de Saint-Antoine ".
Les funérailles eurent lieu dans la matinée du mardi qui suivit sa mort, c'est-à-dire le 17 juin. " Malgré un délai si prolongé, remarque un de ses historiens, malgré même les intenses chaleurs de l'été, le corps béni ne dégageait aucune odeur cadavérique; tout au contraire, il exhalait un parfum très agréable, un parfum qui n'était pas de la terre. " De l'Arcella à Sainte-Marie le parcours est assez considérable. La cérémonie fut longue ; elle fut surtout imposante. Le podestat et les plus illustres citoyens de Padoue portaient le cercueil sur leurs épaules. Le clergé, l'Université, les confréries, tout Padoue était là. L'évêque, don Jacques-Conrad, présidait. Il avait tenu à donner ce témoignage public d'honneur et de gratitude à celui qui avait transformé son diocèse. Le cortège s'avançait lentement, à la lueur de mille cierges, au chant des psaumes et des hymnes sacrées, à travers les explosions multiformes d'une joie délirante dont les vieilles chroniques vont nous expliquer le motif.
" Pendant toute la durée du litige et de l'émeute dont l'occasion de la sépulture fut l'occasion, écrit l'auteur de la seconde Légende, la puissance thaumaturgique d'Antoine fut tenue comme en suspens; mais sitôt que la sentence arbitrale eut été prononcée et les esprits apaisés, cette puissance éclata derechef, et avec plus d'intensité que jamais. — Dès lors, pendant le trajet et dans tout le cours de la journée, reprend le premier biographe, tous ceux qui imploraient le secours de leur inoubliable missionnaire, aveugles, sourds ou paralytiques, tous ceux qui touchaient sa châsse, étaient immédiatement guéris de leurs infirmités. " Bien plus, au rapport de Jean Rigaud, " d'autres malades, retenus au seuil de l'église et dans l'impossibilité d'approcher du cercueil de leur apôtre, par suite de l'affluence et du remous des fidèles, étaient quand même guéris, en présence de la multitude transportée d'admiration ".
Don Conrad célébra pontificalement la messe dans la chapelle des Franciscains, et déposa dans le pourtour du chœur la dépouille de l'ami qu'il pleurait.
Journée de deuil, de grâces et de miracles ! Journée vraiment extraordinaire, qui éveilla l'attention de toute la péninsule ! Le surnaturel, qui se trouve à la base de tous les pèlerinages, exerce toujours une irrésistible attraction. L'humanité est exposée à tant de souffrances et a tant besoin de consolations ! Des processions régulières s'organisèrent à Padoue; les prodiges succédèrent aux prodiges, et la tombe du thaumaturge, à peine fermée, devint un foyer si constant d'opérations surnaturelles de tout genre, que l'évêque Conrad s'en émut et qu'il ne crut pas téméraire de solliciter immédiatement, près du Saint-Siège, l'ouverture de l'enquête canonique et les honneurs de la canonisation, De leur côté, le podestat et l'Université adressaient à la curie romaine une requête appuyée par deux personnages éminents, deux légats pontificaux, Eudes de Montferrat et Jacques, évêque élu de Palestrina.
Ce ne fut pas une médiocre consolation pour Grégoire IX, au milieu des épreuves dont son cœur était abreuvé, d'entendre le récit de vertus héroïques et de prodiges éclatants qui ressuscitaient toutes les merveilles de l'Église primitive. Il ordonna de commencer, sans plus de délai, les informations Juridiques et institua à cet effet deux Commissions pontificales : l'une à Padoue, composée de don Conrad, du Prieur des Bénédictins, Jourdain Forzaté, et du Prieur des Dominicains; l'autre à Rome, et celle-ci était présidée par un cardinal français, Jean d'Abbeville, moine de Cluny, successivement abbé de Saint-Pierre d'Abbeville, archevêque de Besançon et évêque de Sabine.
Au bout de six mois, les dépositions étaient entendues, l'enquête terminée ; et par une exception peut-être unique dans l'histoire, le successeur de Pierre promulguait solennellement le décret de canonisation, moins d'un an après la mort du serviteur de Dieu : exception fondée sur des motifs qu'il a pris soin lui-même d'insérer dans sa bulle "Cum dicat". " Ayant eu le bonheur, y déclare-t-il, de connaître l'incomparable apôtre qu'était le bienheureux Antoine et de jouir de la douceur de ses entretiens, nous avons pu apprécier par nous-mêmes la sublimité d'une vie toute merveilleuse et toute sainte; et nous ne voulons pas qu'il soit privé des hommages de la terre, lorsque le ciel lui-même le glorifie par tant et de si grands miracles. "
La cérémonie eut lieu à Spolète, le 30 mai 1232, au milieu des solennités de la Pentecôte. La cathédrale de Spolète était resplendissante de lumières et toute pavoisée de l'image du Bienheureux. Aussi bien n'avait-elle jamais vu pareil spectacle. Grégoire IX présidait dans toute la magnificence de la majesté pontificale, entouré des cardinaux, de nombreux prélats et abbés mitrés, des délégués de Padoue et d'une foule innombrable, accourue de tous les points de l'Ombrie. Sur son ordre, un clerc donna lecture, du haut de l'ambon, des cinquante-trois miracles dûment constatés par l'enquête padovanaise; deux résurrections de morts et cinquante et une guérisons de différente nature. Lorsque le clerc eut terminé, il y eut un long frémissement dans tout l'auditoire, et le pontife lui-même, à la vue d'une si magnifique effloraison de surnaturel, se sentit grandement réconforté. Puis, se levant de son trône, les bras et les yeux au ciel, il prononça lentement la sentence irréformable qu'attendait l'assistance :
" A la gloire de l'auguste Trinité, en vertu de l'autorité apostolique, et après avoir pris conseil de nos frères les cardinaux, nous inscrivons le bienheureux Antoine au catalogue des Saints, et nous fixons sa fête au 13 juin. "
Il entonna ensuite le "Te Deum", puis l'antienne "O doctor optime", saluant ainsi publiquement, dans le nouvel élu, le défenseur de la divinité du Verbe incarné, le vengeur de la Présence réelle, l'apôtre des prérogatives de Marie, non moins que le thaumaturge et le saint. Cependant notre Bienheureux n'a point l'auréole des docteurs ; l'Eglise n'a point jugé à propos, jusqu'à ce jour, de lui décerner ce titre glorieux. Elle permet seulement (et c'est une exception unique dans la liturgie) qu'on récite au jour de sa fête la messe réservée aux docteurs.
L'apothéose et les ovations de Spolète se répercutèrent dans toute l'étendue de l'univers, excitant un enthousiasme indicible partout où avait passé le grand missionnaire, à Toulouse, à Limoges, à Brive, à Bologne, à Rimini. Deux villes pourtant surpassèrent toutes les autres, et se surpassèrent elles-mêmes, dans l'expression à la fois religieuse et patriotique de leurs hommages, celle qui lui a donné le jour et celle qui garde ses ossements, Lisbonne et Padoue.
D'abord Padoue, qui attirait sur elle, dans la circonstance, les regards du Saint-Siège et de toute la chrétienté. Dès le Ier juin, Grégoire IX adressait aux habitants une épître particulière, très honorable pour eux, d'où nous extrayons les passages les plus marquants.
" Nous avons reçu avec une affection toute paternelle vos députés et votre supplique, au sujet de la cause du bienheureux Antoine... Dans les choses de cette importance, vous le savez, le Saint-Siège ne précipite rien, et il ne se décide qu'après de longues et mûres délibérations. Mais par déférence pour la vivacité de votre foi et pour votre attachement soit à notre personne, soit à l'Eglise romaine, nous avons cru devoir abréger les délais ordinaires, et après avoir pris l'avis de nos frères les cardinaux et de tous les prélats qui nous entourent, nous avons inscrit au catalogue des saints l'humble religieux dont vous possédez la dépouille mortelle. Voulant que la cité de Padoue brille comme la lumière placée sur le chandelier et devienne l'exemplaire des cites voisines, nous vous conjurons et vous enjoignons, comme moyen d'obtenir la rémission de vos fautes, de persévérer dans la crainte du Seigneur non moins que dans votre inviolable dévouement au Siège apostolique. De notre côté, nous n'épargnerons rien, Dieu aidant, de ce que nous suggérera notre vive affection pour vous, pour promouvoir votre bien tant spirituel que temporel.
" Donné à Spolète, le Ier juin, la sixième année de notre Pontificat. "
Dans la bulle de canonisation, qui suivait de près cette lettre, Padoue n'était pas oubliée; Grégoire IX y insérait la publication d'une faveur spirituelle qui était comme la reconnaissance du pèlerinage, antonien. " Désirant, ajoutait-il, que le sépulcre du thaumaturge qui remplit l'Eglise universelle de l'éclat de ses miracles, soit l'objet de la vénération publique, nous accordons, en vertu de la miséricorde divine et de l'autorité des bienheureux apôtres Pierre et Paul, une indulgence d'un an, à perpétuité, à tous les fidèles qui, vraiment contrits et confessés, visiteront son tombeau, le jour de sa fête ou durant l'octave. "
Aussitôt après la réception des lettres pontificales, les Padovanais se mirent en demeure d'entourer pour la première fois des honneurs liturgiques celui dont ils ne devaient plus entrevoir l'image qu'à travers les fumées de l'encens, les lumières et les fleurs. Les préparatifs furent terminés à temps, au gré de leurs désirs, et les fêtes annoncées eurent lieu le 13juin 1232, un an, jour pour jour, après la mort du thaumaturge. Elles furent splendides, supérieures à toute description. Les habitants ne se possédaient pas de joie. C'étaient des fils acclamant leur père, des captifs remerciant leur libérateur. Dans l'enceinte de l'église, fastueusement décorée, des milliers de voix chantaient :

Cieux et terre, océans immenses,
Et vous toutes, créatures de l'univers, bénissez le Seigneur
Qui, en multipliant les miracles d'Antoine,
Accroît dans les esprits l'espérance de la vie future.
Au dehors, à travers les rues tapissées de tentures, de verdure et de fleurs, pleine effusion et mille transports d'allégresse. On s'arrêtait, on se félicitait mutuellement. Ce n'était pas seulement de l'enthousiasme, c'était la délirante ivresse d'une reconnaissance et d'un amour incapables de se satisfaire; et dès le lendemain de ces fêtes, le sénat projetait d'ériger en l'honneur du saint thaumaturge un monument digne d'abriter ses ossements bénis.

Mêmes splendeurs un peu plus tard sur les rives du Tage. L'apôtre franciscain n'était-il pas le Saint de Lisbonne, avant d'être le Saint de Padoue ? Mais, sur la terre natale, la présence de la famille imprimait à l'explosion des sentiments un cachet plus intime et plus pénétrant. Présence qu'il nous semble impossible de révoquer en doute, bien que les documents primitifs n'y fassent aucune allusion.

Dona Maria était-elle encore de ce monde ? Rien ne nous permet de l'affirmer. Dans tous les cas, la gloire du fils rejaillit sur le front de la mère et la suivit au delà de la tombe. Sur le marbre de son sépulcre, on grava une épitaphe plus éloquente dans son laconisme que les panégyriques les plus glorieux :

Hic jacet mater S. Antonii :

CI-GIT LA MÈRE DE SAINT ANTOINE.

La mère d'un Saint ! Honneur à ses cendres ! Nous n'avons garde d'oublier la première famille spirituelle du thaumaturge, les chanoines de Saint-Augustin. Ils s'étaient montrés fort irrités de son départ, et n'avaient pas craint d'exprimer tout haut leur mécontentement. Mais ne leur avait-il pas dit, en les quittant : " Lorsque vous apprendrez que je suis devenu un saint, vous en bénirez le Seigneur. " Son mot d'adieu était une prophétie. Dès qu'il fut placé sur les autels, le vent de la discorde se calma subitement, et les chanoines rivalisèrent de zèle avec les Franciscains pour chanter les louanges de leur ancien collègue. Depuis cette époque, un lien sacré et jamais rompu, le lien d'une fraternelle et réciproque amitié, unit les deux familles religieuses, et cette union se traduit par un usage touchant, six fois séculaire. Chaque année, le 13 juin, un chanoine de Sainte-Croix de Coïmbre monte à Saint-Antoine d'Olivarès, prononce le panégyrique du Bienheureux et préside tous les exercices du couvent, pour rappeler aux jeunes générations que de Sainte-Croix est sorti un des plus beaux génies du moyen âge, " une des lumières de l'Ordre séraphique".

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CHAPITRE XIV

PADOUE ET LE SAINT

" Depuis que le thaumaturge est inscrit au catalogue des saints, écrivait au xiiie siècle le chroniqueur padovanais, il n'a cessé de se montrer l'ange tutélaire, l'espoir et le protecteur, le refuge et le patron de notre cité. Plaise au ciel qu'il le demeure toujours ! "
Le désir du chroniqueur s'est pleinement réalisé. " Padoue est comme Assise, un de ces lieux qu'une seule pensée remplit, qui vivent d'une tradition, d'un tombeau. Sans doute cette cité savante n'a oublié ni son fondateur Anténor, ni Tite-Live, qu'elle vit naître, ni son Université, vieille de six cents ans. Mais ce qui fait l'orgueil du peuple, c'est le souvenir de saint Antoine, le disciple bien-aimé de saint François. "
Le puissant thaumaturge est vraiment le Saint de Padoue. Là, tout parle de lui, les monuments et les hommes ; tout conduit à son sanctuaire, tout chante ses gloires, tout redit, sous une forme ou sous l'autre, l'inscription gravée au-dessus de sa châsse :
Sa basilique est un des joyaux de l'Italie. Edifiée, croit-on, sur les plans de Nicolas de Pise, mélange d'art ogival et d'art byzantin, avec son dôme, ses coupoles ajourées et ses élégants campaniles, elle produit un effet saisissant. Chef-d'œuvre d'architecture au quel ont travaillé tous les siècles, elle renferma toutes sortes de richesses artistiques : des bas-reliefs de Sansovino, des bronzes de Donatello, des fresques de Mantegna et du Titien,, etc. Trente-six lampes d'or brûlent jour et nuit devant la châsse. L'autel du Saint, en marbre de Carrare, n'a pas d'égal dans toute la péninsule. Œuvres de génie, œuvres admirables, mais bien pâles, si on les compare au trésor qui les a inspirées ! Le dôme lui-même nous en avertit, et sur ses parois on lit le vers suivant :
Réjouis-toi, heureuse Padoue,
De posséder un tel trésor !
Le trésor, de la vieille cité, ce sont les reliques du Saint, cette langue incorruptible qui n'a cessé de louer Dieu, ces mains qui ne se sont étendues que pour bénir, ce corps purifié par la pénitence et transfiguré par l'amour qui parfois exhale une odeur céleste, gage de sa résurrection glorieuse.
Les Padovanais ont eu conscience, dès le principe, de la valeur du dépôt confié à leur garde; et le reliquaire de marbre qui le renferme n'est pas autre chose que le fruit des sacrifices de dix générations, qui ont jeté là le meilleur de leur âme. Cette splendide basilique n'est pas, en effet, l'œuvre d'une famille plus opulente, mais de tous et de chacun. Elle nous apparaît ainsi comme l'âme de la vie publique, le centre des arts et quelquefois le dernier refuge de la liberté. Son histoire — car elle a une histoire — s'entremêle aux principaux événements du pays; et chacune de ses colonnes, chacune de ses peintures nous raconte les joies ou les deuils, les défaites ou les victoires dont elle a été témoin.
On sait combien les Padovanais sont attachés à leurs franchises municipales. Ils veillent avec plus de soin encore sur tout ce qui touche à " leur Saint ", sanctuaire, archives, translation ou distribution de reliques. Aussi, grâce à leur zèle, nous est-il facile de suivre, à travers les âges, l'histoire posthume de l'apôtre franciscain.
Commençons par le récit des trois translations que nous offrent les annales de la basilique.
La première nous reporte au 7 avril 1263. C'était le jour choisi pour exhumer les ossements du thaumaturge et les transférer dans le sanctuaire bâti en son honneur. Saint Bonaventure, alors Général de l'Ordre, présidait la cérémonie. Quand on ouvrit le cercueil, un spectacle inattendu s'offrit à ses regards. Les chairs étaient réduites en poussière ; la langue seule était intacte, fraîche et vermeille comme celle d'un homme vivant. En présence d'un phénomène si extraordinaire, le Docteur séraphique ne put contenir son émotion. Il prit la langue dans ses mains et s'écria, en la baisant avec respect : " O langue bénie, qui n'as cessé de louer Dieu et d'enseigner aux autres à le bénir, c'est maintenant qu'on voit clairement combien tu étais précieuse à ses yeux ! " Puis il en confia la garde aux magistrats de la cité, pendant que le "Si quaeris miracula", cette gracieuse cantilène due au talent du Frère Julien de Spire et si bien appropriée à la circonstance, s'échappait pour ainsi dire tout naturellement des lèvres des religieux. Peu de temps après, cette langue bénie, dont les pèlerins du xxe siècle peuvent encore constater la miraculeuse incorruptibilité " cette langue immortelle et puissante, qui remua plus d'hommes, et surtout plus profondément que celles de Cicéron et de Démosthène ", était enfermée dans un reliquaire étincelant d'or et de pierreries, chef-d'œuvre de la joaillerie médiévale.
La translation de 1263, étant la première et la plus solennelle, méritait d'être racontée tout au long. Quant aux deux autres, il nous suffira de les mentionner brièvement. Le 20 juin 1310, la basilique étant à peu près achevée, la châsse y est portée par les soins du Général Gonzalve de Valbonne; le 14 février 1350, le cardinal de Montfort la pose sur l'autel qu'elle orne encore aujourd'hui. Enfin, quatre siècles après, le 20 juin 1745, le cardinal Rezzonico — évêque de Padoue avant de monter sur le trône pontifical sous le nom de Clément XIII — ouvre la châsse, fait la reconnaissance des reliques et y appose son sceau pour attester une fois de plus leur authenticité.
Outre les différentes étapes parcourues par la dépouille mortelle du Saint, les registres de la basilique ont noté avec une minutieuse exactitude la distribution des reliques primaires et leur destination respective. Ces distributions sont d'ailleurs assez rares (tant la ville de Padoue tient à son trésor !) ; et elles n'ont lieu qu'à la requête de quelque grand personnage ou bien en souvenir de quelque événement mémorable.
En 1263, on détache du corps deux petits ossements, une partie des cheveux, et la peau de la tête ; et c'est là comme la réserve qui sert à alimenter la piété des fidèles. En 1350,le crâne est apporté à Cuges, nous verrons bientôt à quelle occasion. Vers l'an 1248, une parcelle des reliques de la réserve est remise à don Pedro, fils de Jean Ier, roi de Portugal. En 1579, Sébastien, roi de Portugal, obtient un os du bras ; de même l'impératrice Anne d'Autriche, en i58o, et l'archiduc Ferdinand d'Autriche, en 1597. L'année suivante, l'évêque d'Assise, voulant témoigner sa gratitude à la reine Elisabeth de France, épouse de Philippe II d'Espagne, lui envoie une relique insigne, l'os supérieur du bras. Cette relique, apportée d'Espagne dans les Frandres par l'infante Isabelle, est échue en partage à l'église paroissiale de Couillet, près de Charleroi, dans le Hainaut. En 1609, Marguerite d'Autriche, femme de Philippe III d'Espagne, sollicite à son tour une petite parcelle des reliques du Saint. L'année 1652 voit accourir le doge de Venise ; un fragment de bras lui est accordé, et Venise, la reine de l'Adriatique, battue par les Ottomans et tremblant pour son empire maritime, se place par un vœu national sous le puissant patronage du thaumaturge de Padoue. A Bourges, l'église Saint-Pierre-le-Guillard s'estime heureuse de posséder depuis 1893 un fragment assez notable des ossements de l'apôtre franciscain ; et le monastère de l'Assomption, à Paris, un os du bras, depuis 1896. Reliques bénies qui s'en vont répandre au loin la bonne odeur du Christ et faire germer dans les cœurs, sous toutes les latitudes, les vertus dont saint Antoine est plus particulièrement le modèle.
Padoue, qui fut le berceau du culte antonien, en demeure le centre toujours fécond. Plus heureuse que Lyon, qui pleure et cherche en vain les restes mortels de saint Bonaventure, elle conserve intact, sous les majestueuses coupoles de sa basilique, l'héritage que lui a légué le moyen âge: à gauche, sur un autel resplendissant de marbres et de dorures, le corps du Saint ; puis, dans la chapelle absidale, en des reliquaires à part, la langue, la mâchoire inférieure, un os du bras, un doigt, une dent, les cheveux et la peau, une tunique, un amict, un manipule et le manuscrit des Sermons dont nous avons rendu compte plus haut.
La vieille cité est la première à recueillir le bénéfice d'une piété qui ne compte pas avec les sacrifices. Les cendres des élus recèlent, en effet, un principe de vie. Sous la rosée de la prière, elles s'agitent, elles germent, elles s'épanouissent en fleurs : fleurs célestes, bienfaits d'ordre privé, bienfaits d'ordre public, faveurs surnaturelles de toutes sortes. Avec saint Antoine, elles sont innombrables. Nous n'en voulons choisir que deux, l'une d'ordre privé, l'autre d'ordre public, et encore plutôt à titre d'édification que de preuves.
La première nous offre le touchant spectacle d'une mère en deuil. Elle habitait tout près du sanctuaire primitif du Saint. Son enfant, un joli bébé de vingt mois, qu'elle appelait avec amour Thomasino, était tombé dans un bassin et s'y était noyé. Affolée de douleur, mais en même temps pleine de cette foi qui transporte les montagnes, elle promit à saint Antoine, s'il lui rendait son enfant (et c'est le premier exemple de ce genre de dévotion), de donner aux pauvres une mesure de froment égale au poids de son fils. Puis, elle pria longuement, jusqu'à minuit. A cette heure, le petit Thomasino sortit tout à coup des ombres de la mort et tourna ses beaux yeux, où était rentrée la lumière avec la vie, vers l'auteur de ses jours. On devine le reste, quoique l'hagiographe ne le dise pas; c'est que, dans la maison, le deuil fit place à une joie inexprimable.
Voici l'autre fait, l'événement politique de haute portée, avec les circonstances précises dont l'a entouré le narrateur, Salimbéné, célèbre chroniqueur du xiiie siècle. En 1246, Padoue était assiégée par le farouche Ezzélino III, qui avait juré de venger dans le sang des magistrats et des citoyens leur refus de reconnaître son autorité. Ayant réussi en 1249 à s'emparer de la ville, il lui imposa un podestat de son choix, son propre neveu, Ansedisio Guidotti, qui, marchant sur les traces du tyran, commit toutes sortes d'atrocités et fit décapiter sur la place publique un descendant de don Tiso, Guillaume de Campo - Sampiéro, un jeune homme de vingt-six ans, coupable de n'être pas gibelin (14 août1251) ! La terreur régnait sur les deux rives de la Brenta. Dans leur détresse, les habitants en appelèrent à leurs deux meilleurs défenseurs, le Souverain Pontife et saint Antoine. Ni l'un ni l'autre ne leur firent défaut.
Alexandre IV proclama la croisade contre le Néron de la Vénétie ; et à sa voix, les républiques voisines, Bologne, Venise, Ferrare, Mantoue, Frères-Mineurs et tertiaires en tête, prirent la croix avec un véritable enthousiasme (1256). Les croisés guidés par Philippe Fontana, archevêque de Ravenne et légat du Saint-Siège, vinrent camper sous les murs de Padoue. A leur tête était Boniface, marquis d'Este, et Tiso Novello, parent de la victime du 14 août. D'un autre côté, l'ange tutélaire dont ils avaient imploré l'assistance, saint Antoine, ne tarda pas à venir à leur secours.
Une nuit, il apparut au Gardien des Mineurs, Frère Barthélémy, agenouillé sur son tombeau, et lui annonça qu'à l'octave de sa fête, la ville serait délivrée. Réconfortante prophétie que justifièrent les événements. Le 19 juin 1256, en effet, l'armée des croisés s'ébranlait ; le franciscain Clarello de Padoue, le crucifix à la main, les lançait au combat, en leur criant : " En avant, au nom du Christ, de saint Pierre et de saint Antoine de Padoue ! " Le soir, ils étaient maîtres des faubourgs ; et le lendemain, le légat pontifical entrait triomphalement dans la ville, au milieu des acclamations populaires.
Enfin, après sept années de despotisme et de tyrannie, Padoue était libre ! Le nouveau podestat de la ville et le sénat n'oublièrent point, dans l'ivresse de leur joie, le Saint auquel ils devaient une délivrance si longtemps attendue. A titre de témoins du bienfait et d'organes de la reconnaissance publique, ils décrétèrent que leur céleste libérateur serait le premier patron de la cité, qu'on lui offrirait une statue d'or représentant la ville, avec une redevance annuelle de 4.000 livres pour l'achèvement de son sanctuaire, et que chaque année, l'anniversaire de la délivrance, le 20 juin, serait une fête à la fois religieuse et nationale. Trois ans après, toujours dans la même pensée de confiance et de gratitude, ils firent peindre les armes du Saint sur le caroccio de Padoue.
Padoue a le culte des souvenirs, et, depuis cette époque, le 20 juin est pour elle, quoique avec moins d'éclat, ce qu'est le 8 mai pour Orléans, la ville privilégiée de Jeanne d'Arc.
Quant au Néron de la Vénétie, Ezzélino, furieux de l'échec infligé à ses armes et de la perte d'une place aussi importante que Padoue, il se rabattit sur les terres de la Lombardie, les ravagea pendant le cours de trois années et périt misérablement à Soncino (1259), honni de tous.
Libération de territoire ou autres secours providentiels, dans toutes ces faveurs — chose facile à constater — la ville de Padoue a la meilleure part. Elle le sait, elle se plaît à le proclamer; et si le fameux répons de Julien de Spire, le "Si quaeris miracula", est devenu chez elle un chant populaire, compris de toutes les générations, toujours plein de fraîcheur, toujours nouveau, c'est qu'il est un hymne d'actions de grâces pour des bienfaits dont la liste ne se ferme jamais.
Ainsi la mort n'a point brisé les liens d'affection touchante et réciproque qui unissaient le thaumaturge à sa patrie adoptive. Padoue demeure sa ville privilégiée, aussi bien lorsqu'il est couronné dans la gloire que pendant sa vie mortelle. C'est sur elle qu'il verse, du haut du ciel, les prémices de ses bénédictions ; c'est à elle qu'il fait sentir les premiers effets de sa puissance et de sa bonté. Qui s'en étonnera ? N'a-t-elle pas été la première à lui rendre le culte d'invocation dû aux serviteurs de Dieu ? Et n'est-ce pas à elle qu'il a confié la garde de son tombeau ? Elle jouit donc d'une prédilection justifiée, qui se prolonge, sans s'affaiblir, à travers les âges, mais sans que les autres pays aient lieu d'en être jaloux , car les faveurs les plus signalées ne se multiplient pas moins ailleurs que près de la châsse du thaumaturge. Cornaglio, petite ville de la province de Ferrare, nous présente un miracle de premier ordre : la résurrection d'un enfant qui s'était noyé dans un lac ; Bologne (1617), la transformation radicale et instantanée d'un nouveau-né, d'une monstrueuse difformité, en un poupon plein de grâce et de charmes : récompense de la prière persévérante d'une mère ; Naples (1682), la guérison d'une malade, Judith Blanca, atteinte d'un ulcère qui avait résisté à tous les efforts de l'art et qui disparaît totalement, subitement, à la suite de la promesse faite par Judith d'aller, pendant treize mardis consécutifs, prier dans la chapelle du thaumaturge.
Les recueils de Bologne et de Naples, de France et de Belgique, les annales antoniennes de Lisbonne et de Rome, renferment cent antres prodiges non moins merveilleux, dépassés eux-mêmes par un privilège plus extraordinaire encore, celui de faire retrouver les objets perdus. Privilège permanent, universel et dûment constaté par les graves Bollandistes. Les dépositions des bénéficiaires, à ce sujet, sont si nombreuses, si convaincantes, que ce serait folie de vouloir les reléguer parmi les mythes. " J'ai souvent expérimenté par moi-même, dît l'un d'eux, le privilège de saint Antoine, et je puis, dans une certaine mesure, appliquer au célèbre Franciscain ce que saint Bernard a dit de l'auguste Mère de Dieu ; "Que ceux-là cessent de te louer, ô glorieux thaumaturge, qui ont imploré ton assistance aux heures de détresse, et n'ont pas été secourus. "
La mission des saints — et c'est là leur récompense — se prolonge indéfiniment au delà de la tombe. Saint Antoine a été apôtre, un apôtre hors ligne , pendant sa vie; il le demeure toujours, même après sa mort. Du fond du sépulcre, il rend encore témoignage à la vérité, il remue toujours les populations ; il les force à croire au mystère d'une Providence qui gouverne le monde avec ordre et sagesse, et les prosterne, repentantes, aux pieds du Christ victorieux. Non, la parole de Grégoire IX, pour être vieille de six siècles, n'a rien perdu de son actualité. " Le surnaturel qui fleurit sur la tombe des élus, dit-il dans la bulle de canonisation, est encore une prédication. Par là, Dieu confond la malice des hérétiques, confirme la vérité du dogme catholique, réveille la foi prête à s'éteindre et ramène, non seulement les chrétiens égarés, mais les Juifs et même les païens, aux pieds de Celui qui est la voie, la vérité et la vie. "
On ne saurait trop méditer ces réflexions philosophiques, qui résument en termes si précis l'économie de la Providence surnaturelle dans la répartition des fleurons immatériels dont elle se plaît à orner, selon les besoins des temps, le diadème des Elus. Nous laissons ce soin au lecteur. Pour nous, il nous faut, sans nous attarder davantage, aller de l'avant, poursuivre l'histoire posthume de notre héros, et de Padoue, sa patrie adoptive, passer en France, son autre pays de prédilection.

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CHAPITRE XV

SON CULTE EN FRANCE

En France, il y a trois lieux, entre tous, qui méritent d'être visités, parce que la dévotion de nos pères pour saint Antoine y a laissé une empreinte ou plus profonde ou plus visible. Ce sont les grottes de Brive, puis les villes de Cuges et de Bourges.
D'abord les grottes de Brive. Immédiatement après la canonisation du Saint, remarquent les chroniques locales, elles furent consacrées à l'honneur de l'apôtre qui les avait sanctifiées de ses larmes et de ses prières, et devinrent un centre de pèlerinage renommé dans tout le Midi. Ce pèlerinage, deux fois interrompu par la violence des persécutions, en 1565 par les calvinistes, en 93 par les septembriseurs, a été réintégré de nos jours par Mgr Berteaud, et les enfants de saint François sont rentrés en possession de la colline qui excitait leurs pieuses convoitises. L'illustre évêque de Tulle prononçait, à cette occasion, le 3 août 1874, une brillante allocution que nous sommes heureux de pouvoir reproduire ici.
" Sur ce rocher solitaire, disait-il, des foules nombreuses venaient s'agenouiller et prier. Je viens aujourd'hui, moi l'évêque de ce diocèse, reprendre possession, au nom de l'Eglise, de ce sanctuaire vénéré, de cette céleste colline. Oui, possession, ce qui veut dire dans le sens étymologique du mot "session de pied", "sessio pedis". C'est ainsi que les Romains prenaient possession de leurs nouvelles conquêtes. Mais ce n'est pas seulement par les pieds que je prends possession de ce lieu béni, c'est par le cœur, c'est par la tête ! Je me rappelle l'exemple du Prince des Apôtres, qui fut crucifié la tête en bas, et ce ne fut pas sans raison. C'est par la tête, c'est-à-dire par l'intelligence, qu'il voulait prendre possession de Rome et du monde. Eh bien ! ces lieux ont été témoins des soupirs embrasés d'un amant passionné du Christ, d'un diseur harmonieux qui chantait si bien les Ecritures, que Grégoire IX le surnomma l'Arche du Testament. Ses commentaires sur les pages divines sont comme une cithare d'or, comme une lyre harmonieuse, qui redît les hymnes les plus magnifiques en l'honneur du Verbe incarné, L'Enfant Jésus, de son doigt gracieux et éloquent, avait touché sa lèvre et lui faisait prononcer des syllabes d'or.
" Ce chantre superbe, on l'a surnommé Antoine de Padoue. Eh bien ! moi je veux l'appeler Antoine de Limoges, Antoine de Brive. Il est venu au pays des Lémovices; il a parcouru ces vallons verdoyants et ces plaines diaprées, il a prié dans cette grotte délicieuse, encore embaumée de son séjour ; il s'est désaltéré à cette source limpide qui semblé refléter la pureté de son âme. C'est ici que le doux et suave Antoine a multiplié les prodiges.
" La première fois qu'il vint au pays des Lémovices, ce grand héraut du Christ, il commença son discours par ce texte de l'Ecriture ; "Ad vesperam demorabitur fletus, et ad matutinum laetitia". Comme au temps d'Antoine, nous avons eu, nous avions encore hier des sujets de tristesse ; mais nous voyons maintenant luire l'aurore de jours meilleurs. Des foules de croyants sillonnent la France dans tous les sens; elles s'en vont chanter le Christ dans les sanctuaires vénérés. C'est la foi qui renaît, et avec elle l'espérance et la vie.
" Je vois à cette belle fête deux enfants de François d'Assise, doux et suaves frères d'Antoine, qui vous ont fait entendre leur parole... De la tête à ses pieds nus, le Frère-Mineur est une poésie vivante, et de sa bouche surtout peuvent sortir des flèches d'or pour frapper et convertir le pécheur.
" Allons, enfants de saint François ! vous avez acquis aujourd'hui droit de cité dans ces lieux habités autrefois par l'incomparable thaumaturge votre frère ; vous avez droit de cité dans cette ville de Brive et dans tout mon diocèse. Répandez - vous dans toute notre France. Chantez le Christ avec une bouche d'or ; que votre éloquence soit suave et persuasive. N'oubliez pas cependant de fustiger l'erreur avec des verges de fer. Dieu hait le mensonge d'une haine parfaite. Il déteste ce qu'il n'a point fait et ce qu'il n'a pu faire. "Perfecto odio oderam illos". Avec l'erreur, point de transaction. Aujourd'hui les hommes ont affirmé un verbe mauvais: Firmaverunt sibi sermonem nequam. S'ils nous laissent chanter le Christ entre l'église et la sacristie, ils n'en veulent point dans la vie sociale, comme si, arrivés au seuil de la vie publique, nous devions rougir des glorieuses prérogatives que l'Incarnation nous a méritées, jeter nos royales couronnes et désavouer nos titres splendides de créments du Christ, de dieux par participation ! Pour vous, louez-le partout, superexaltez-le toujours ; vous imiterez ainsi l'immortel docteur franciscain, Duns Scot, dont l'Enfant Jésus avait aussi touché les lèvres harmonieuses, et qui écrivait en tête de son magnifique commentaire sur l'un des livres des sentences : " In commendando Christum, malo excedere quam deficere. Quand il s'agit de chanter le Christ, je préfère, si c'était possible, dépasser le but que de ne pas l'atteindre. "
" Chantez le Christ; louez-le partout. " Il y a vingt-cinq ans que Mgr Berteaud lançait ce sublime appel à tous les échos de la Corrèze. L'appel a été entendu. " La solitude a germé; elle a fleuri comme le lis. " Les multitudes y sont venues ; elles ont fait entendre tour à tour d'ardentes supplications et des chants de triomphe, acclamé le Dieu des Francs, Celui qui est la vie et la résurrection des peuples, et baisé avec respect la trace des pas de son fidèle serviteur saint Antoine de Padoue. C'est un renouveau de foi et de piété.
Qu'elles nous ont paru belles, ces grottes ainsi rajeunies, avec leur parure champêtre d'algues et de lianes grimpantes, leur couronne d'ex-voto, leur source miraculeuse et leurs foules en prière, les foules du moyen âge !
Des milliers de pèlerins accourus à Brive depuis leur restauration, nous ne relevons qu'un nom, celui de Mgr Mermillod, évêque de Genève, en raison de la sympathie que lui ont conquise chez nous son talent oratoire et ses malheurs. En 1877, il venait, lui la victime des sectes maçonnique et protestante, s'agenouiller sur cette colline et réclamer du ciel, par l'intercession du thaumaturge franciscain, une grâce qu'il estimait être un miracle, la cessation d'un exil aussi cruel à son cœur que préjudiciable aux intérêts les plus sacrés de ses ouailles. Ceux qui ont eu le bonheur de le voir et de l'entendre dans ces circonstances, n'oublieront jamais ni l'ardeur de ses prières ni l'accent pathétique avec lequel il s'écria, dans une émouvante péroraison : " O grand saint Antoine, patron des choses perdues, faites retrouver à mon pays la foi que l'hérésie lui a enlevée ! Faites retrouver à mon troupeau son pasteur exilé ! Qu'il vous fasse retrouver à tous la patrie du ciel, si vous l'avez perdue ! "
Peu de temps après, ses vœux — du moins en ce qui le concernait personnellement — étaient exaucés, et les catholiques de Genève le revoyaient à leur tête. Une plaque de marbre, incrustée dans le rocher, rappelle en ces termes le passage de l'éminent prélat et la faveur obtenue : " Le cardinal Mermillod, exilé de Genève, est venu demander à saint Antoine de lui faire retrouver son troupeau, et il a été exaucé. Gloire au Saint qui fait retrouver les objets perdus ! "
Les grottes de Brive parlent avec plus d'éloquence de la sainteté et des bienfaits de l'apôtre franciscain ; mais elles ne sont pas les seules : les villes de Cuges et de Bourges ont aussi leurs sanctuaire antoniens.
Cuges, petite ville des Bouches-du-Rhône, possède une relique insigne qu'elle tient de la libéralité de ce cardinal Guy de Montfort, dont nous avons déjà plus d'une fois prononcé le nom. Il avait été chargé par le Souverain Pontife de présider les fêtes de la seconde translation des reliques de notre Bienheureux (14 février 1350). Tombé malade à Cuges et miraculeusement guéri par l'intercession de saint Antoine, il déploya, dans la manifestation de sa gratitude, une munificence digne d'un prince de l'Eglise. Au sanctuaire de Padoue il offrit un superbe reliquaire sur lequel sont gravés, avec ses armes, ces deux mots suggestifs : "Pater scientise, Père de la science" .
Le cardinal songea ensuite aux habitants de Cuges, et pour les remercier de leurs soins empressés, il leur réserva le crâne du Saint. Telle est l'origine du trésor que possède actuellement l'église paroissiale. La chapelle Saint-Antoine, qui eut l'honneur, la première et pendant deux siècles, d'abriter le crâne de son glorieux patron, perdit son privilège le jour où la ville descendit dans la plaine. Elle perdit aussi sa splendeur, et tomba peu à peu dans un état de délabrement qui contristait les amis du grand thaumaturge. Mais voici qu'elle est comprise dans le mouvement de renaissance religieuse imprimé à toute l'Europe par les fêtes du septième centenaire de la naissance du héros portugais. Elle va, elle aussi, comme tant d'autres monuments abandonnés, sortir de ses ruines. Dans quelques années, sa tour romane se dressera, haute et fière, "sur le coteau de Sainte-Croix ; et du faîte de cette tour, saint Antoine étendra sa main bénissante sur Cuges, Marseille et la Provence.
Bourges, le théâtre présumé du miracle eucharistique, s'honore à juste titre d'avoir possédé dans ses murs le thaumaturge dont elle a tant de fois éprouvé le crédit auprès de Dieu. Le clergé de Saint-Pierre-le-Guillard entretient et développe avec zèle la dévotion à saint Antoine. Il veille aussi avec un soin jaloux sur le dépôt sacré confié à sa garde : trois belles reliques du Saint, des plus notables qu'il y ait en France, après celles de Cuges. Les Franciscains, qui ont une résidence dans cette ville, viennent en aide au clergé séculier (car Saint-Pierre sert aujourd'hui d'église paroissiale), et l'antique sanctuaire de Simon de Sully redevient comme autrefois, à l'époque de la fête du thaumaturge, le rendez-vous des pèlerins.
N'est-il pas écrit dans l'Evangile que " le Très-Haut se plaît à exalter les humbles " ? Cette maxime de l'Evangile trouve ici une de ses plus saisissantes applications. Vivant, le fils de don Martin fuit les grandeurs et les dignités, auxquelles sa naissance lui donnait un facile accès ; mort, il est abreuvé de gloire et d'honneurs. Disons mieux : il règne, à côté de saint François d'Assise, sur les intelligences, les lettres et les arts. Le Titien, Paul Véronèse, Murillo, lui dédient leurs toiles les plus gracieuses. Le Fr. Julien de Spire redit ses mérites dans un office rythmé qui est, au témoignage de dom Guéranger, " une des richesses littéraires du xiiie siècle " ; et il compose en son honneur une messe dont les suaves mélodies emportent l'admiration de Jean de Parme. A Rome, les Souverains Pontifes lui assignent une place d'honneur dans les mosaïques de Saint-Jean de Latran et de Sainte-Marie Majeure. A Lisbonne, la chambre où il naquit devient un monument sacré ; elle est transformée en un élégant oratoire qu'embellissent de concert Alphonse V et le sénat. Jean V, à la veille d'une bataille et pour stimuler le courage de ses troupes, l'enrôle dans son régiment (1706); et Jean VI, sanctionnant et complétant ce qu'on fait ses prédécesseurs, le nomme lieutenant-colonel d'infanterie, dans un diplôme officiel des plus curieux et dont voici la teneur :
" Le glorieux saint Antoine a contribué, nous en sommes convaincu, par sa puissante intervention, au rétablissement souvent définitif de la paix dans l'empire portugais. En conséquence, nous avons résolu de le nommer au grade de lieutenant-colonel d'infanterie. Il recevra la paye d'usage, des mains de notre maréchal de camp, Richard-Xavier Cubral de Cunha. Qu'on exécute notre volonté. Nous avons apposé, à ce décret notre signature royale, de notre main, et le grand sceau du royaume.
" Donné de notre capitale, le 31 août de l'année 1814, après la naissance de Nôtre-Seigneur.
" JEAN, roi de Portugal."
Le Brésil va plus loin encore dans les hommages officiels qu'il rend au saint thaumaturge. Il lui confère le glorieux, titre de lieutenant-général de ses armées de terre et de mer avec tous les privilèges afférents à ce titre : les insignes du commandement, le bâton et l'écharpe brodée, les honneurs militaires et même le traitement. Dans les processions, quand passe la statue de saint Antoine, les soldats lui présentent les armes, et la musique sonne une marche spéciale. Chaque année, le trésor public verse au supérieur des Franciscains de Rio-de-Janeiro, pour l'entretien de l'église du thaumaturge, une somme assez ronde. Le peuple compte beaucoup, dans les diverses guerres qu'il entreprend, sur la protection de son invisible généralissime.
Ainsi, des cités fameuses et des nations entières lui reconnaissent sur elles un droit de suzeraineté spirituelle dont elles ne voudraient à aucun prix s'affranchir et qui les honore après tout ; car ce droit repose sur le sentiment le plus noble et le plus spontané qui puisse jaillir du cœur humain : le souvenir des bienfaits reçus. Padoue, Naples, le Portugal, veulent être nommés ici au premier rang : Padoue, qui garde les cendres du grand thaumaturge et le choisit pour son protecteur spécial ; Naples qui l'inscrit au nombre des défenseurs de la cité; le Portugal qui l'invoque comme le patron du royaume, des écoles et de la jeunesse.
Pendant ce temps, les cloîtres franciscains des deux mondes exaltent de préférence en lui l'émule du Séraphin d'Assise, le moine idéal, l'ange de pureté, 1 apôtre infatigable, l'ami des humbles.
De tous côtés, c'est un concert unanime de louanges auquel toutes les générations veulent prendre part. Le ciel lui-même y joint sa note harmonieuse, les grâces et les miracles semés à profusion sur tous les points du globe. C'est l'accomplissement de la promesse de l'Evangile :"Celui qui s'abaisse sera élevé. "

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APPENDICE

LE PAIN DE SAINT ANTOINE

En ce qui concerne la France, une réflexion s'impose. Chez les autres nations catholiques, le culte antonien n'a connu ni déclin ni interruption, du xiiie siècle jusqu'à nos jours. Il n'en est pas de même en France, ce pays des révolutions politiques. Dans la sanglante orgie de 93, les autels du thaumaturge furent profanés et détruits. Après le concordat de 1802, ils furent longtemps laissés dans l'ombre : il y avait tant de ruines à relever ! Ce n'est que de nos jours, au déclin de ce xixe siècle si troublé et comme l'annonce d'une aube radieuse pour le siècle suivant, que son culte s'épanouit de nouveau au soleil et reconquiert son ancienne popularité.
Le mouvement est parti d'un modeste oratoire de Toulon, pour s'étendre en un clin d'œil à toute la France. Pourquoi Dieu a-t-il choisi Toulon pour en faire le théâtre de ses faveurs ? C'est le secret de sa miséricorde. Ne cherchons point à le lui ravir ; efforçons-nous plutôt de mériter ses bienfaits. A Dieu toute gloire ! A saint Antoine de Padoue toute reconnaissance !
Une jeune fille de Toulon, Mlle Louise Bouffier, avait eu la pensée de se consacrer à Dieu sous la bure des Carmélites. Obligée d'y renoncer pour soutenir ses parents, elle s'en dédommagea en consacrant tous ses moments de loisir à l'Œuvre des missions étrangères. Une, faveur obtenue par l'intercession de saint Antoine éveilla dans son cœur un profond sentiment de reconnaissance. La statue du thaumaturge fut, ce jour-là même, érigée dans un angle de l'arrière-boutique de la Toulonnaise, et présida dès lors aux labeurs de la petite ruche ouvrière. Ce fut l'origine de grâces sans nombre et de merveilles qui éveillèrent l'attention publique. Celle qui rêvait d'être une fille de sainte Thérèse est ainsi devenue la propagatrice du culte de saint Antoine. C'est une autre vocation non moins belle. Mais laissons-la nous redire elle-même, dans sa langue naïve et imagée, les commencements et les rapides progrès d'une dévotion si opportune, si réconfortante.
" MON RÉVÉREND PÈRE,
Vous désirez savoir comment la dévotion à saint Antoine de Padoue a pris naissance dans notre ville de Toulon. Elle s'est développée comme toutes les œuvres du bon Dieu, sans bruit, sans fracas et dans l'obscurité. Il y a environ quatre ans, je n'avais aucune connaissance de la dévotion à saint Antoine de Padoue, si ce n'est que j'avais entendu dire, vaguement, qu'il faisait retrouver les objets perdus, quand on l'invoquait.
" Un matin, je ne pus ouvrir mon magasin ; la serrure à secret se trouvait cassée. J'envoie un ouvrier serrurier, qui porte un grand paquet de clefs et travaille environ pendant une heure ; à bout de patience, il me dit : " Je vais chercher les outils nécessaires pour enfoncer la porte ; il est impossible de l'ouvrir autrement. " Pendant son absence, inspirée par le bon Dieu, je me dis : Si tu promettais un peu de pain à saint Antoine pour ses pauvres, peut-être te ferait-il ouvrir la porte sans la briser. Sur ce moment l'ouvrier revient, amenant un compagnon. Je leur dis : " Messieurs, accordez-moi, je vous prie, une satisfaction. Je viens de promettre du pain à saint Antoine de Padoue pour ses pauvres ; veuillez, au lieu d'enfoncer ma porte, essayer encore une fois de l'ouvrir; peut-être ce Saint viendra-il à notre secours. " Ils acceptent, et voilà que la première clef qu'on introduit dans la serrure brisée, ouvre sans la moindre résistance et semble être la clef même de la porte. Inutile de vous dépeindre la stupéfaction de tout ce monde ; elle fut générale. A partir de ce jour, toutes mes pieuses amies prièrent avec moi le bon Saint, et la plus petite de nos peines fut communiquée à saint Antoine de Padoue, avec promesse de pain pour ses pauvres.
" Nous sommes dans l'admiration des grâces qu'il nous obtient. Une de mes amies intimes, témoin de ces prodiges, lui fit promesse instantanément d'un kilo de pain tous les jours de sa vie, s'il lui accordait, pour un membre de sa famille, la disparition d'un défaut qui la faisait gémir depuis vingt-trois ans ; la grâce fut bientôt accordée, et ce défaut n'a plus reparu. En reconnaissance elle acheta une petite statue de saint Antoine de Padoue dont elle me fit présent, et nous l'installâmes dans une toute petite pièce obscure, où il faut une grande lampe pour y voir. C'est mon arrière-magasin. Eh bien ! le croiriez-vous, mon Révérend Père ? Toute la journée cette petite chambre obscure est remplie de monde qui prie, et avec quelle ferveur extraordinaire ! Non seulement tout le monde prie, mais on dirait que chacun est payé pour faire connaître et répandre cette dévotion, " C'est le soldat, l'officier, le commandant de marine qui, partant pour un long voyage, viennent faire promesse à saint Antoine de 5 francs de pain par mois, s'il ne leur arrive aucun mal pendant tout le voyage. C'est une mère qui demande la guérison de son enfant, ou le succès d'un examen ; c'est une famille qui demande la conversion d'une âme chère qui va mourir et ne veut pas recevoir le prêtre ; c'est une domestique sans place, ou une ouvrière qui demande du travail, et toutes ces demandes sont accompagnées d'une promesse de pain si elles sont exaucées.
" Ce qui surtout a donné le plus de développement à cette chère dévotion, c'est un article ironique que le journal impie de notre ville a inséré dans ses colonnes ; cet article était à mon adresse et me dénonçait au public comme coupable d'entretenir la superstition dans notre ville. . Je me suis réjouie en le lisant, et ce que j'avais prévu est arrivé ; d'un petit mal Dieu a tiré un grand bien. Il est si puissant et si bon ! "
C'est ainsi qu'est née, d'un acte de foi, l'Œuvre du Pain de saint Antoine, et que l'aspirante Carmélite est devenue l'intendante de l'aimable thaumaturge, la propagatrice de son culte et la servante des pauvres. Nulle préméditation, nulle intrigue ; tout sous une inspiration divine. La fervente Toulonnaise n'a pas varié dans le récit de l'origine de cette dévotion. " Vingt fois, écrit le P. Marie-Antoine, elle m'a affirmé que lorsqu'elle s'est mise à genoux pour demander le miracle, une inspiration subite et comme une voix intérieure lui ont dicté ces mots : Du pain pour vos pauvres !— Mots que je n'avais jamais prononcés, ajoute l'intendante, et auxquels je n'avais jamais pensé. Et voilà que tout à coup ils sont venus s'emparer de mon esprit, de mon cœur, et j'ai compris qu'il fallait se servir de cette formule pour obtenir le miracle. Je m'en suis servie, et le miracle s'est accompli. "
C'était le 12 mars 1890, date mémorable dans l'histoire de la charité toulonnaise. A partir de ce jour, l'arrière-boutique de la rue Lafayette est convertie en oratoire, les pèlerins affluent, les faveurs célestes se multiplient ; et par une conséquence logique, les offrandes abondent, le billet de banque du riche à côté du billon de l'ouvrière, le tout au profit des déshérités de ce monde. " Ce qui fait la force de notre Œuvre, écrit trois ans après l'intendante de saint Antoine, c'est la prière, ardente et spontanée. Trois fois par jour, nos mille vieillards et orphelins élèvent les bras en croix, remercient avec effusion le grand Saint qui veille sur eux, et le supplient de leur procurer encore du beau pain blanc.
" L'heureuse servante des pauvres,
" Louise BOUFFIER "
Du beau pain blanc ! Le gâteau de saint Antoine, comme l'appellent les orphelins de Toulon ! " Il n'y a qu'un Dieu qui puisse inventer un moyen si gracieux de faire la charité ! " Tous y gagnent, ceux qui donnent et ceux qui reçoivent. Nous avons vu des mères de famille pleurer de joie, en versant dans la corbeille de saint Antoine l'aumône promise. Comment traduire l'allégresse exubérante des orphelins ou des vieillards recueillant chaque matin la manne qui leur tombe du ciel !
Dévotion " gracieuse ", dévotion providentielle, fille de l'amour et du miracle, comme l'œuvre sur laquelle elle repose ! Fille du miracle, l'œuvre éclatait comme une traînée de poudre, d'un bout à l'autre de la France, et portait, dès l'origine, la marque inimitable du sceau divin : la soudaineté de l'éclosion, la rapidité de l'expansion, l'universalité des bienfaits. Fille de l'amour, il se dégageait d'elle, dès la première heure, une vertu rédemptrice capable de racheter nos défaillances. " Ah ! si elle pouvait s'établir dans chaque ville, elle sauverait la France, puisque la charité couvre la multitude des péchés. "
Le vœu de la zélée propagatrice s'est réalisé. " Qui n'a vu, dit un penseur contemporain, qui n'a vu, dans nos plus riches églises et dans nos plus modestes chapelles, l'image de l'angélique Franciscain, et à ses pieds les deux troncs ouverts, l'un aux prières, l'autre aux aumônes ? Le fidèle confie au Saint ses désirs et les appuie de ses largesses. L'argent déposé d'un côté va nourrir les indigents; les demandes, consignées de l'autre, sont comme des lettres de change tirées sur l'invisible... Cette dévotion répond, par l'idée qui l'inspire, aux plus pures conceptions de la foi. " Les saints ne sont-ils pas, en effet, nos protecteurs attitrés en même temps que nos modèles ? Nos modèles : ils nous ont laissé un riche patrimoine d'exemples qui dans leur muet langage nous incitent à l'héroïsme, qu'il s'agisse de devoirs ou de sacrifices. Nos protecteurs : ils nous aiment et sollicitent sans relâche de la munificence divine les grâces spirituelles ou même purement temporelles que réclament les perpétuels découragements engendrés par notre faiblesse native. Quoi de mieux fondé ?
Légitime dans ses principes, soudée au dogme de l'intercession de saints, la dévotion antonienne s'est élancée de nos ports de mer jusqu'aux plages les plus lointaines, pour y porter ses bienfaits ; mais notre beau pays de France en est le berceau, et — ce qui ne se reproduit pas ailleurs — elle y soulève un élan national, un mouvement irrésistible, qui correspond à la crise sociale du moment comme le remède correspond au mal. Partout, en effet, en dépit des railleries de la libre-pensée, elle suscite d'admirables actes de foi de la part des fidèles, d'admirables prodiges de la part du thaumaturge invoqué. Partout elle prélève sur les âmes de bonne volonté un budget aussi considérable qu'il est imprévu et spontané ; 120.000 francs rien qu'à Bordeaux, dans le cours de l'année 1894 ; plus de 100.000 francs à Toulon. Il en est de même, proportions gardées, dans les autres villes. C'est dire que saint Antoine a conquis parmi nous, avec la popularité la plus sublime, la plus noble et la plus durable des royautés. Il règne à Montmartre, il prend possession de nos provinces, il repose au fond des vallées, il trône au sommet des montagnes; il sourit aux pauvres, bénit les riches, rapproche les classes, rétablit le règne de l'Evangile, et résout ainsi pacifiquement, par l'exercice de la charité, le redoutable problème qui tient en échec la science de nos économistes et l'habileté de nos politiciens : la question sociale.
A côté de ces bienfaits, appréciés de tous ceux qui n'ont pas perdu le sentiment de la solidarité fraternelle, il en est d'autres qui nous font monter plus haut dans la hiérarchie des manifestations surnaturelles. Deux épisodes, glanés dans ces champs du divin, vont clore la liste interminable des faveurs insignes qui ont remué nos grandes villes, et ajouter une note d'actions de grâces aux concerts que les deux et la terre font entendre en l'honneur du grand semeur de miracles.
Le premier nous transporte dans les gorges des Pyrénées, à Cauterets, la ville balnéaire connue des touristes, et nous met en présence d'une guérison aussi complète qu'inattendue. C'est la miraculée elle-même, Mme de Rousiers, femme d'une rare distinction d'esprit et d'une piété éclairée, qui, pour perpétuer le souvenir d'un pareil bienfait, a voulu en laisser la relation exacte à son époux et à ses enfants. Lisons : c'est une âme reconnaissante qui nous invite à mêler nos voix à la sienne, pour louer et remercier celui qui l'a tirée des portes du tombeau.
" La maladie qui m'a privée de l'usage de mes jambes pendant plus de cinq mois, a commencé le Ier mars 1894.
" Quand j'ai été mieux et qu'on a pu me lever, on a constaté que la moelle épinière était atteinte ; c'est ce qui m'empêchait absolument de marcher et même de me tenir debout. Le 12 juin, veille de la fête de saint Antoine de Padoue, je commençai la neuvaine des neuf mardis, ayant grande confiance en saint Antoine de Padoue, pour lequel j'avais une dévotion particulière... La semaine qui a précédé le mardi 7 août, jour de la clôture de la neuvaine, s'est passée plus péniblement que les autres, j'étais de plus en plus incapable de me soutenir, et l'espérance semblait parfois s'éteindre dans mon cœur.
" M. le curé vint me confesser le lundi dans la journée et me promit de m'apporter la sainte communion le lendemain matin. Ce même lundi, je voulais absolument, soutenue par deux personnes, faire un pas, et j'avais fait un effort surhumain pour y parvenir, sans le moindre succès... Mes larmes coulaient !
" La nuit suivante, je dormis peu, ne trouvant pas de position. Le mardi matin, tout était dans le même triste état; on vint me lever, on m'assit sur un grand fauteuil devant un petit autel que ma mère avait préparé de son mieux ; je fis là les prières de ma neuvaine, en attendant la visite de Nôtre-Seigneur. Mes larmes ne tarissaient pas... Mon Dieu arrive; je le reçois de mon mieux, croyant que je ne serais pas guérie, et lui demandant, si sa volonté n'était pas de me rendre mes jambes, de me donner un peu de l'amour qu'avait pour lui saint Antoine !
" Tout à coup, mon action de grâces étant terminée et l'intention de ma communion offerte, je me sens poussée à redire en français le Répons miraculeux (de Julien de Spire) ; je promets trois messes et 50 francs de pain pour les pauvres de saint Antoine, puis je me dis : " Il faut pourtant que j'essaye. " Je me dresse en tremblant, je l'avoue ; je fais un pas, puis deux ; une de mes filles, qui était seule avec moi, s'écrie en devenant blanche comme un linge : " Maman, que faites-vous ? — Mais je marche, Marie-Thérèse, tu vois bien, je marche ! " Je vais l'embrasser, je fais le tour de ma chambre, droite, comme jadis, puis je me jette à genoux devant le petit autel...
"... J'avais reçu le don de Dieu, j'étais guérie, radicalement guérie. J'ai pu ce même jour descendre seule deux étages pour aller remercier Dieu dans sa demeure. Le docteur qui me soignait, est venu constater le miracle, et en me quittant m'a dit: " Cessez tout traitement, Madame, nous n'avons pas le droit de toucher à l'œuvre de Dieu ! "
" Magnificat ! " Camille DE ROUSIERS, née D'ARTIGUES. "
Le second fait se passe à Paris, en 1897, et se rattache à l'incendie du Bazar de la Charité, à cette effroyable catastrophe du 24 mai où la fleur de l'aristocratie française et de la jeunesse catholique, fauchée en quelques minutes, tombait au champ d'honneur de la charité, dans un holocauste chrétiennement accepté, dans un martyre qui sera une semence féconde pour l'avenir. Là, comme à Cauterets, saint Antoine manifestait visiblement sa puissance, et l'une des nobles visiteuses du Bazar, Mlle Sergent d'Hendecourt, était " miraculeusement " préservée des flammes ; " miraculeusement ", nous voulons dire avec elle, par suite d'un heureux concours de circonstances qu'elle ne peut attribuer qu'à la protection du thaumaturge. La relation du drame et du sauvetage, écrite sous sa dictée deux jours après l'événement, présente un tel caractère de véracité, que nous nous faisons un devoir de la reproduire intégralement.
Lorsque le sinistre éclata, Mlle d'Hendecourt se trouvait assez loin des portes. Les cris et l'agitation universelle la jetèrent d'abord dans la stupeur. Elle vit sa sœur s'enfuir avec sa robe enflammée : elle vit un groupe de dames s'élancer vers la duchesse d'Alençon pour la presser de sortir ; elle vit la flamme qui courait en serpentant le long de la voûte, au-dessus de sa tête ; et malgré le danger, elle contempla un moment ce spectacle étrange, mais bien vite l'instinct de la conservation se réveilla ; comment fuir ? Devant chaque porte, des monceaux de corps enlacés se débattaient au milieu d'un tourbillon de flammes. Elle pensa alors à invoquer saint Antoine. " Bon Saint, dit-elle, voilà cinq ans que je vous invoque, et vous me refusez tout ce que je vous demande. Aujourd'hui, cependant, j'espère que vous m'écouterez. " Là-dessus, elle fait un vœu, se signe et court vers la barrière humaine en invoquant le Saint. Après quelques efforts inutiles, elle tombe parmi les morts et les mourants.
" Quelques minute plu s tard, de hardis sauveteurs viennent remuer le triste monceau qui s'élevait derrière la porte. Plusieurs personnes étaient tombées sur Mlle d'Hendecourt, et les corps de ces personnes étaient déjà en partie carbonisés. Les sauveteurs, après avoir remué cette masse humaine, allaient se retirer désolés, quand l'un d'eux vit une main s'agiter. On revient, on saisit cette main, puis l'autre, et l'on tire du charnier Mlle d'Hendecourt qui n'avait pas une brûlure ni une égratignure. Le jeudi, elle recevait nos Pères avec la même robe qu'elle portait au Bazar, et cette robe n'avait pas une trace de brûlure. Seulement le parement était légèrement déchiré près du poignet, à cause de la traction exercée sur ce point lorsqu'on fit le sauvetage. Saint Antoine avait payé sa dette. "
N'est-ce pas le cas de répéter, en l'actualisant, la strophe si profondément vraie de Julien de Spire ?

Si quaeris miracula...
Vous cherchez des miracles ?
(Au seul nom de saint Antoine),
La mort, l'erreur, les calamités,
Les démons, la lèpre s'enfuient ;
Les malades sont guéris.
La mer obéit ; les chaînes se brisent ;
La santé revient.
Jeunes gens et vieillards l'invoquent
Et retrouvent les objets perdus.

En face de cette effloraison du surnaturel, l'âme s'arrête éperdue ; et si elle a le bonheur de croire, elle se prosterne et adore, à l'exemple de la miraculée de Cauterets. L'historien va moins vite. Il se tient sur une sage réserve, laissant à l'autorité pontificale le soin de se prononcer sur la nature et la cause des phénomènes présentés. Qu'il y ait miracle ou non, peu nous importe ! Ce que nous tenons à constater, c'est l'opportunité providentielle d'un culte qui va grandissant, à mesure que s'élèvent les vagues de la tempête sociale; c'est l'absence des moyens humains dans la rapidité de ses progrès ; ce sont ses merveilleux effets au milieu d'une société en décadence : la reconnaissance explicite d'une Providence qui gouverne l'univers, l'espérance renaissant au cœur avec la prière, les larmes séchées, les crimes épargnés, l'opulence s'honorant elle-même par un sentiment de compassion chrétienne, les désespérés revenus à une plus saine conception du devoir et transformés par la résignation. Voilà les résultats acquis, palpables, sans compter mille autres merveilles que ne saurait percevoir le regard trop faible des mortels et qui nous préparent dans l'ombre les glorieuses réserves de l'avenir. Est-il, dans la tourmente actuelle, un spectacle plus réconfortant ?
C'est l'heure des ténèbres et des monstrueuses iniquités ; mais c'est aussi l'heure du réveil de la foi et des généreuses revendications. Si les francs-maçons recommencent, également dans le sang et dans la boue, les ignobles exploits de leurs précurseurs, les septembriseurs et les Manichéens, devant eux aussi se dresse toute une armée de héros, jeunes gens, jeunes filles, soldats, pontifes vénérés, hommes du peuple et grands noms de l'aristocratie, pêle-mêle, tous prêts à souffrir, tous prêts à mourir pour défendre leurs autels. Le christianisme est l'enjeu de la bataille; la France l'a senti, et alors elle s'est souvenue de son baptême, de Tolbiac et des croisades. Non, elle ne se laissera pas asservir au joug honteux de la franc-maçonnerie, fille de l'orgueil, fille de l'enfer, cette terre bénie qu'a consolée le grand thaumaturge de Padoue, qu'a libérée l'immortelle Jeanne d'Arc, qu'a foulée de son pied virginal l'auguste Reine des anges et des saints ! Non, elle ne sera pas une race d'apostats, cette nation chevaleresque qui place l'honneur au-dessus de tout, et la religion infiniment au-dessus de l'honneur !
Après avoir lu la Vie de Jésus et les blasphèmes de Renan, le poète Jasmin se recueillit, tout frémissant d'indignation, et il improvisa cette belle ode au Christ qui fut pour lui le chant du cygne :
" Il est Dieu ! Il est Dieu ! Il est Dieu ! "
C'est avec le même sentiment de foi vengeresse que le pays tout entier repoussera les persécuteurs modernes et qu'il leur criera :
" Il y a une religion en France, et nous lui devons quatorze siècles de gloire !
" Il y a un Dieu en France, le Dieu de nos pères, et vous ne le détrônerez pas !

FIN

Saint Antoine de Padoue d'après les documents primitifs

P. LÉOPOLD DE CHERANCÉ

PARIS POUSSIELGUE 15 RUE CASSETTE 1906

SOURCE :

www.JesusMarie.com

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