
SOMMAIRE
PRÉFACE
I
SAINT BASILE AVANT
EPISCOPAT
CHAPITRE I
L'enfance.
CHAPITRE II
Les études
CHAPITRE III
Le retour d'Athènes
CHAPITRE IV
La retraite
CHAPITRE V
La vie monastique
CHAPITRE VI
Le sacerdoce
II
L ÉPISCOPAT DE SAINT BASILE
CHAPITRE I
L'élection
CHAPITRE II
La persécution arienne
CHAPITRE III
Les affaires de la Cappadoce
CHAPITRE IV
L'administration épiscopale.
CHAPITRE V
Les amitiés et les épreuves.
CHAPITRE VI
Les rapports avec l'Occident
CHAPITRE VII
Les dernières années.
III
SAINT BASILE ORATEUR ET
ÉCRIVAIN
CHAPITRE I
Les homélies sur
l'Hexaemeron.
CHAPITRE II
Les homélies sur les psaumes
CHAPITRE III
Les sermons
et homélies sur des sujets divers
CHAPITRE IV — Les écrits et
la correspondance
|
Vie de
Saint Basile
par
PAUL ALLARD
PRÉFACE
Peu de vies de saints ont
des documents plus complets et plus sûrs que celle de saint Basile.
Sa correspondance, de plus
de trois cents lettres, reflète toutes les grandes affaires qui
occupèrent son âge mûr, et met au courant des nombreuses relations qu'il
entretint depuis sa jeunesse avec des personnes appartenant à toutes les
conditions sociales. Joints à elle, ses discours, ses écrits achèvent de
révéler ses idées et son caractère. Le récit de sa vie et son portrait
moral ont été faits de main de maître par son intime ami Grégoire de
Nazianze, dans une longue oraison funèbre. D'autres discours de ce
dernier, et même des poèmes, contiennent aussi sur Basile des
renseignements précieux. Le frère de notre saint, Grégoire de Nysse, a
écrit son éloge et celui de leur sœur Macrine; il a mêlé de détails
biographiques une réfutation des erreurs de l'hérétique Eunome, qui
avait attaqué et calomnié Basile. Saint Jérôme consacre à Basile un
chapitre de son livre sur les écrivains illustres. L'arien Philostorge,
l'évêque historien Théodore, les trois autres historiens ecclésiastiques
Rufin, Socrate et Sozomène ont sur saint Basile des pages parfois
inexactes, mais qui montrent l'idée qu'on se formait de lui, dans les
milieux les plus divers, à la fin du IVe siècle et au courant du Ve.
Ces sources anciennes
suffisent à qui essaie d'écrire son histoire. Aussi ai-je consulté peu
d'ouvrages modernes. Les seuls qui m'aient été utiles sont la longue
biographie mise par le P. Baert dans le tome II de juin des Acta
Sanctorum, la notice si solide qui occupe une grande partie du tome IX
des Mémoires pour servir à l'histoire ecclésiastique de Tillemont, la
Vie ample et précise, en divergence avec celle-ci sur d'assez nombreux
points de détail, placée par dom Garnier en tête de l'édition des
Bénédictins, le cinquième volume du livre de M. le duc de Broglie sur l'Eglise
et l'Empire romain au IVe siècle, où le rôle historique et les écrits de
saint Basile sont mis dans la plus vive lumière, et enfin l'article
clair et bien ordonné du Rév. Venables dans le Dictionary of Christian
biography de Smith et Wace.
Malgré les mérites divers
de ces ouvrages, je leur ai seulement demandé quelques renseignements
sur la date ou l'ordre des faits, par exception quelques jugements
littéraires. Mais je me suis d'abord et surtout adressé à Basile
lui-même, aux confidents de ses pensées, aux témoins de ses actions.
Quand un saint a, comme lui, beaucoup parlé, beaucoup écrit et beaucoup
agi, quand ses confidents et ses témoins sont nombreux et sincères,
surtout quand plusieurs d'entre eux sont aussi des saints, on n'a guère
qu'à les écouler, et à écrire sous leur dictée.
I - SAINT BASILE AVANT
L'ÉPISCOPAT
CHAPITRE
PREMIER
L'ENFANCE
Bien que la législation
fiscale et industrielle du IVe siècle entravât singulièrement leurs
progrès, les classes moyennes avaient encore, à cette époque, une
situation considérable. Il en était surtout ainsi dans la partie
orientale de l'Empire romain, qui ne possédait point, comme sa moitié
occidentale, une aristocratie héréditaire. L'Orient ne connaissait guère
d'autre noblesse que celle qui résultait des fonctions administratives,
décorées de noms pompeux, et distinguées par une étiquette minutieuse.
Aussi restait-il une grande place aux familles provinciales qui avaient
su, pendant plusieurs générations, conserver le rang et la fortune. A
défaut de titres, elles en imposaient par leurs traditions, et, dans une
société où de fréquentes révolutions politiques entraînaient une
mobilité perpétuelle, elles représentaient l'élément stable, le bloc
solide. Par le haut enseignement, par le barreau, par la propriété, par
les magistratures locales, elles exerçaient une grande influence.
A ces familles se rattache
un groupe de personnages éminents, unis par la parenté ou l'amitié, les
deux Grégoire de Nazianze, Césaire, Basile, Grégoire de Nysse,
Amphiloque, qui, dans la seconde moitié du IVe siècle, jetèrent sur le
Pont et la Cappadoce le plus vif éclat. Quand on examine de près le
caractère de chacun de ces hommes, on remarque en premier lieu sans
doute la hauteur d'intelligence et la sainteté ; mais il semble qu'à ces
dons de la nature et de la grâce s'en ajoutent d'autres, qui tiennent au
milieu social : l'habitude de l'autorité, l'aisance dans le
commandement, la courtoisie des relations, l'élégante simplicité du
langage, une facilité à entrer de plain-pied dans les grandes affaires,
et jusqu'à ce sentiment de la nature, cet amour de la campagne, qui est,
à sa manière, une note d'aristocratie, et ne se rencontre guère chez des
hommes nouveaux, n'ayant point de racines dans le sol.
Les ancêtres paternels de
Basile appartenaient à la province du Pont. Son aïeul y menait un assez
grand train. On nous parle du gibier qui abondait sur sa table délicate.
Comme nous le verrons plus tard, l'amour de la chasse paraît avoir été
héréditaire dans cette famille. Mais on y trouvait une hérédité plus
noble, celle de la foi chrétienne. Quand éclata la persécution de
Dioclétien, le riche citoyen du Pont préféra tout perdre que d'exposer
ce précieux trésor. Il prit la fuite, en compagnie de sa femme Macrine,
abandonnant ses biens à la confiscation. Heureusement, les forêts
profondes qui couvrent les montagnes du Pont offraient une retraite
assez facile. C'est là que, suivis d'un certain nombre de serviteurs, se
cachèrent les deux époux. Ils y menèrent pendant sept années une vie
errante, exposés aux intempéries des saisons, souffrant surtout, nous
dit-on, d'être privés du commerce de leurs amis et des agréments de la
société à laquelle ils étaient accoutumés. Ils auraient succombé à la
faim, sans l'habitude de la chasse. Bien que privés de chiens, de
chevaux, de rabatteurs, et empêchés de chasser selon les règles, le
grand-père de Basile et ses serviteurs parvenaient, grâce à leurs arcs
et à leurs flèches, à se procurer les aliments nécessaires. Les oiseaux,
et surtout le gros gibier, tombaient en telle abondance sous leurs
traits, que plus tard, en racontant cet épisode, le narrateur était
tenté d'y voir un miracle. C'est ainsi que la Providence les conserva
jusqu'au jour où la fin de la persécution rendit à ces époux également
prudents et courageux leur liberté avec leurs biens.
Ils avaient un fils, nommé
Basile, qui suivait la carrière du barreau, et se fixa à Césarée,
métropole de la Cappadoce, où il paraît avoir obtenu en même temps une
chaire de rhétorique. On fait le plus grand éloge de son éloquence, de
son érudition et de sa vertu. Grégoire de Nazianze opposera même ce
chrétien à la fois fervent et ami passionné des belles-lettres, à
d'autres chrétiens, nombreux, paraît-il, de son temps, qui se croyaient
obligés en conscience de les mépriser. Basile avait épousé une femme
digne de lui. C'était une orpheline, appelée Emmelie. On dit que ce mot,
qui en grec éveille l'idée d'accord parfait et de grâce harmonieuse, la
représentait vraiment. Restée, toute jeune, sans l'appui de ses parents,
sa grande beauté, et sans doute aussi sa fortune, lui attirèrent de
nombreux prétendants. Elle craignit d'être forcée à un mariage contre
son gré. A cette époque, en effet (et l'histoire même de saint Basile le
montrera), les magistrats se mêlaient volontiers, dans leur intérêt
propre ou dans celui de leurs amis, du mariage des riches héritières.
Aussi Emmelie s'empressa-t-elle de choisir elle-même. Son choix tomba
sur l'avocat Basile, dont les qualités morales et la réputation lui
inspiraient confiance.
L'histoire de Basile le
père après son mariage est peu connue. Il paraît avoir partagé sa vie
entre Césarée et ses domaines héréditaires du Pont. Grégoire de Nazianze
nous le montre rivalisant avec sa femme de charité envers les pauvres.
Il aimait à pratiquer dans ses maisons et sur ses terres l'hospitalité,
préludant ainsi aux grandes fondations hospitalières que fera le plus
illustre de ses fils. Une partie déterminée du patrimoine des deux époux
était réservée à l'aumône : cette coutume, nous dit-on, était rare alors
parmi les chrétiens, et l'exemple donné par Basile et Emmelie contribua
à la répandre. Grégoire ajoute que leur vertu édifiait à la fois le Pont
et la Cappadoce : plus loin, il nomme Basile « le maître de la vertu
dans le Pont. »
Dieu accorda à ce ménage
chrétien dix enfants, cinq filles et cinq fils. Des filles une seule est
connue, l'aînée de tous les enfants, appelée Macrine comme son aïeule.
Les fils sont Basile, qui reçut, en qualité d'aîné, le nom de son père,
Nausicrate, Grégoire, Pierre, et un autre mort en bas âge. Il est
probable que les filles étaient venues au monde les premières, car la
naissance de l'aîné des cinq frères fut obtenue, dit l'un d'eux, par les
prières ferventes de leur père.
Basile naquit à Césarée, en
329. Il fut mis tout de suite en nourrice chez des paysans des environs,
à qui ses parents donnèrent, pour prix de la nourriture, l'usufruit de
quelques-uns de leurs esclaves. Ce mode assez étrange de paiement
étonnera peut-être, de chrétiens fervents comme étaient le père et la
mère de Basile; mais il faut ajouter que les nourriciers paraissent
avoir été de bonnes gens, attachés au christianisme, et capables de
traiter humainement des esclaves : Basile conservera toujours avec eux
les plus affectueux rapports : leur fils, qui fut son frère de lait, se
fera prêtre. La libéralité des parents de Basile équivalait à peu près à
fournir à des paysans, qui étaient vraisemblablement des cultivateurs,
une escouade gratuite d'ouvriers agricoles. L'enfance de Basile fut
délicate, à en juger par la frêle santé dont il ne cessera de se
plaindre. Un de ses frères raconte que, tout jeune, on le crut atteint
d'une maladie mortelle : mais, en songe, son père entendit Jésus qui lui
disait, comme au petit roi de Capharnaüm : « Va, ton fils est vivant. »
Quand Basile fut rentré dans la maison paternelle, son père, nous
dit-on, s'occupa de son éducation avec une grande sollicitude, dirigeant
lui-même ses études enfantines, et ne craignant pas de lui parler
parfois le langage le plus élevé. Basile le père paraît avoir, à cette
époque, quitté la Cappadoce pour le Pont, et s'être fixé près de sa
mère, la vieille Macrine, dans le domaine de famille que celle-ci
habitait aux environs de Néocésarée. C'est là que Basile passa son
enfance, écoutant à la fois les leçons de ses parents et les récits de
l'aïeule qui avait vu tant de choses, traversé tant d'aventures, et
livré elle-même de si beaux combats pour la foi. Elle pouvait évoquer
devant l'imagination de son petit-fils les épisodes héroïques de la
grande persécution, ou, remontant plus haut encore, lui redire « les
propres paroles » du fondateur de l'Église de Nazianze, Grégoire le
Thaumaturge, dont elle avait connu les disciples et reçu par eux les
enseignements. C'était une tradition vivante, une de ces figures presque
historiques que les enfants n'oublient pas, quand ils ont eu l'heureuse
fortune de les entrevoir au foyer domestique.
CHAPITRE II
LES ÉTUDES
Cependant le moment était
venu où les leçons et les entretiens du foyer ne suffiraient plus à
l'adolescent. L'éducation publique était considérée comme indispensable
pour former un homme distingué, apte aux fonctions municipales ou
politiques comme aux devoirs sociaux. Basile, qui avait terminé sous la
direction paternelle ses classes de grammaire, fut envoyé à Césarée pour
y faire sa rhétorique et sa philosophie. On s'est demandé de quelle
Césarée il est ici question. Césarée de Cappadoce était « la métropole
littéraire aussi bien qu'administrative de la province, » et avait
compté Basile le père parmi ses professeurs. Mais, par ses écoles et sa
bibliothèque, Césarée de Palestine jouissait d'une plus grande
célébrité. Le choix de la première me paraît cependant à peu près
certain. Il était naturel que les parents de Basile, si connus et si
estimés dans la capitale de la Cappadoce, lui confiassent leur fils, qui
trouverait facilement des guides et des protecteurs parmi les nombreux
amis qu'ils y avaient laissés. Césarée de Cappadoce avait tout ce qu'il
faut pour rassurer, au point de vue de la foi et des mœurs, la
sollicitude paternelle. Peu de villes de l'Empire étaient aussi
chrétiennes. On n'y rencontrait plus qu'un petit nombre de païens. Leurs
fêtes, leur culte y avaient à peu près cessé. Deux de leurs temples,
ceux de Jupiter et d'Apollon, anciens patrons de la cité, étaient déjà
tombés ou allaient prochainement tomber, par la volonté du sénat et du
peuple, sous le marteau des démolisseurs. Dans un tel milieu,
l'enseignement lui-même devait être tout imprégné d'esprit chrétien.
Basile le père connaissait du reste les maîtres à qui il allait
recommander son enfant. Si l'on trouvait, dans cette ville, quelque
lourdeur provinciale, un peu de cette gaucherie que l'antiquité
reprochait aux Cappadociens, il est probable que l'ancien professeur,
qui paraît n'avoir jamais habité alternativement que le Pont et la
Cappadoce, y était médiocrement sensible. Du reste, le passage par
Césarée ne devait être que la transition à des études universitaires
plus hautes. Basile y trouva, certes, beaucoup à apprendre. Mais,
préparé comme il l'était par les leçons paternelles, il ne tarda pas à
monter au premier rang. Grégoire de Nazianze dit qu'il surpassait tous
ses condisciples et égalait ses professeurs, rhéteur déjà consommé au
pied des chaires de rhétorique, philosophe écoutant les leçons des
philosophes. Par la gravité de ses mœurs, il rivalisait avec les prêtres
eux-mêmes. Le peuple et les grands de la cité étaient fiers d'un tel
écolier.
Quand Basile eut épuisé les
ressources que lui offrait l'enseignement donné à Césarée, il partit
pour se rendre aux écoles célèbres de Constantinople. C'était l'usage,
au IVe siècle, dépasser ainsi de ville en ville, à la recherche des
professeurs illustres et à la conquête du savoir. Les plus zélés y
consacraient toute leur jeunesse, et même le commencement de leur âge
mûr ; certains étudiants, comme Grégoire de Nazianze, ne cessaient qu'à
trente ans cette forte préparation à la vie publique. Une poursuite si
désintéressée de la science est l'honneur du IVe siècle et suffirait à
relever dans l'estime des historiens un temps qu'ils sont trop portés à
mépriser. On entreprenait, dans ce but, de longs et pénibles voyages, on
affrontait de périlleuses navigations, comme celle ou Grégoire de
Nazianze faillit perdre la vie. A l'exemple du négociant dont parle l'Evangile,
on sacrifiait tout pour acquérir la perle unique. Sans doute, les
connaissances recherchées avec tant d'ardeur nous paraîtraient, à
beaucoup d'égards, insuffisantes. L'immense domaine des sciences
naturelles y est maigrement représenté ; l'histoire, aussi, y tient peu
de place. Tout semble se réduire à l'art de bien écrire et de bien
parler. Mais l'étude de cet art comprend celle de tous les classiques de
l'antiquité, et cet immense répertoire de prose et de poésie qui
renferme d'incalculables trésors et a tant de valeur pour la formation
de l'esprit. On y joint la philosophie, bien dégénérée sans doute depuis
Platon et Aristote, mais qui a produit encore, au IVe siècle, plus d'un
original et profond penseur. Pour estimer à son prix cette haute
éducation intellectuelle, il suffit de se souvenir de ce que lui doivent
un Basile, un Grégoire de Nazianze, de la reconnaissance qu'ils lui
montrent, et de tout ce que, visiblement, elle ajouta de force et de
souplesse à leur génie.
Nous n'avons de détails ni
sur le temps que Basile passa à Constantinople, ni sur les professeurs
dont il suivit les cours. On n'est pas sûr qu'il se soit fait in-scrire
parmi les disciples du célèbre rhéteur Libanius : les historiens Socrate
et Sozomène, qui le disent, mêlent à leur récit une erreur de lieu, qui
peut faire soupçonner une confusion avec un homonyme de notre saint; et
quant à la correspondance de Basile et de Libanius, elle est tenue
aujourd'hui pour suspecte. Nous sommes beaucoup mieux renseignés sur son
séjour de quatre ou cinq ans à Athènes. La capitale de l'Attique était
alors, avant tout, une ville universitaire. Ce qui attirait chez elle
les étrangers, ce n'étaient plus l'élo-quence des orateurs politiques,
les créations sublimes de la poésie, les merveilles d'art naissant sous
le ciseau du sculpteur ou le compas de l'architecte. Mais les écoles
d'Athènes avaient survécu à sa splendeur éteinte, et recueilli les
débris de sa gloire. Vers leurs chaires affluaient les disciples On y
venait non seulement de tous les pays de langue grecque, mais même de l'Occi-dent.
La turbulence des étudiants remplaçait, dans les rues d'Athènes, le
mouvement qu'y avait entretenu na-guère une population nombreuse et
affairée. Ils se por-taient avec une passion égale vers le plaisir et
l'étude. Diverses causes formaient parmi eux des groupes et des cabales.
Il y avait la rivalité des professeurs, pour les-quels prenaient parti
les élèves, avec une ardeur entre-tenue par des répétiteurs subalternes
aux gages des maîtres. Il y avait aussi les nationalités diverses entre
lesquelles se partageaient les étudiants. Sans que la dis-tinction fût
officielle, comme elle le sera dans les universités du moyen âge, on
peut dire que déjà, à Athènes, ils se groupaient par nations. En
arrivant dans ce milieu agité, les nouveaux venus éprouvaient,
ordinairement, un moment de gène. Il leur fallait subir de nombreuses
brimades. Ils n'étaient, enfin, reçus dans la familiarité de leurs
camarades qu'après le baptême universitaire, à la suite d'un bain où on
les menait avec une pompe comique. Basile, accoutumé aux égards, fier
des succès déjà remportés, naturellement grave et réservé, et d'une
santé délicate, eût beaucoup souffert de ses débuts à Athènes, s'il n'y
avait rencontré tout de suite un ami et un protecteur.
Cet ami était Grégoire de
Nazianze. Il avait déjà connu Basile aux écoles de Césarée ; mais rien
n'indique qu'ils se soient liés à cette époque. Après Césarée, l'un et
l'autre avaient d'abord suivi une voie différente. Pendant que Basile
allait à Constantinople, Grégoire avait étudié à Césarée de Palestine,
sous le rhéteur Thespésius, puis avait passé quelque temps à Alexandrie,
où Didyme occupait la chaire jadis illustrée par Pantène et Origène.
D'Alexandrie il s'était rendu à Athènes, éprouvé, pendant la traversée,
par une épouvantable tempête. Il était déjà influent parmi les étudiants
athéniens, quand arriva Basile. Grâce à sa protection, le nouveau venu,
« par une exception unique, » fut dispensé du bain et des brimades.
Ainsi, raconte Grégoire, se noua notre amitié.
Un incident la rendit plus
étroite. Les étudiants arméniens étaient nombreux à Athènes. Parmi eux
quelques-uns connaissaient Basile. Les uns avaient été ses condisciples
à Césarée ; les plus âgés avaient même suivi les leçons de son père.
Mais ces souvenirs, loin de les bien disposer pour lui, augmentaient au
contraire leur jalousie. Il y eut de tout temps entre Arméniens et
Cappadociens une sourde rivalité. « La nation arménienne, dit Grégoire,
— n'oublions pas que c'est un Cappadocien qui parle, — n'est pas simple
et franche, mais bien plutôt couverte et dissimulée. » Dès la première
rencontre, ces anciens, « qui portaient déjà le manteau des philosophes,
» virent avec envie un « étranger à leur nation » et un « nouveau »
auquel avaient été accordés des privilèges inusités, et que précédait
une réputation déjà faite. Ils se préparèrent à argumenter contre lui,
espérant le faire tomber clans des pièges savamment dressés. Dans la
première dispute, Grégoire, malgré son amitié pour Basile, vint d'abord
à leur secours. Les voyant déconcertés par les réponses habiles et
pressantes de leur jeune camarade, il prit la parole à son tour, pour
maintenir la balance égale entre les adversaires. Il lui semblait
défendre ainsi la réputation d'Athènes, qu'il eût souffert de voir trop
humiliée par un étranger à peine introduit dans ses écoles. Mais bientôt
il découvrit les desseins des ennemis de Basile : leur « secret » se
dévoila à ses yeux. Grégoire se mit alors du côté de Basile. Celui-ci,
cependant, s'animant à la discussion, y prenant bientôt un vif plaisir,
poursuivait d'arguments ses rivaux, et, finissant par les réduire au
silence, restait maître du champ de bataille. De ce jour, l'alliance de
Basile et de Grégoire devint indissoluble.
Cette première épreuve,
bien que victorieusement subie, découragea Basile. Il souffrit d'autant
plus, qu'il vit ceux qui lui étaient contraires tourner maintenant leurs
traits contre Grégoire. On l'entendait se plaindre de ne pas trouver à
Athènes les solides jouissances qu'il avait rêvées, mais « une félicité
trompeuse, une ombre de bonheur. » L'influence de son ami parvint
cependant à le rasséréner. Ils prirent logement ensemble, ne se
quittèrent plus, et rassemblèrent peu à peu autour d'eux les meilleurs
et les plus pacifiques de leurs condisciples. S'isolant des amateurs de
festins, de spectacles et de fêtes bruyantes, ils ne connurent que deux
routes : celle de l'église et celle de l'école. Ils fermaient
volontairement leurs yeux à l'aspect païen d'Athènes. La ville de
Minerve n'avait rien perdu encore de son ancienne parure. Partout
s'élevaient dans ses rues, sur ses places, les statues et les temples.
Comme à l'attrait persistant de l'ancienne religion, si puissante sur
l'imagination et les sens, ces images et ces édifices joignaient toutes
les séductions du grand art, Athènes était mise par beaucoup de
chrétiens au premier rang des villes dont le séjour était dangereux pour
la foi. Mais — chose presque incroyable, dit Grégoire, — le spectacle de
l'idolâtrie ne fit que confirmer les deux amis dans leurs croyances. Ils
se glorifiaient d'autant plus « de cette grande chose et de ce grand
nom, être et s'appeler chrétiens. » Par malheur, l'effet produit sur
beaucoup d'autres était tout différent. Parmi les étudiants qu'ils
rencontraient souvent, il en est un dont la foi, déjà à peu près
éclipsée, acheva de s'éteindre à Athènes. C'était un membre de la
famille impériale, Julien, cousin de Constance et frère du César Gallus.
Habile à chercher près de tous la popularité, Julien se mêla plus d'une
fois au groupe sérieux que formaient Basile et ses compagnons habituels.
Dans le jeune homme « à la démarche instable, au regard incertain, aux
discours incohérents, » Grégoire paraît avoir deviné tout de suite le
futur apostat. On l'entendit s'écrier : « Quel fléau nourrit l'Empire
romain ! » et ajouter : « Puisse-je avoir été mauvais prophète ! »
Basile partagea, selon toute apparence, l'impression défavorable de son
ami; mais il n'a laissé aucun détail sur ses relations de jeunesse avec
Julien.
On ne nous dit pas quels
professeurs suivit Basile. « Nos maîtres étaient aussi célèbres dans le
monde, que l'est Athènes elle-même, » écrit seulement Grégoire. Deux
professeurs surtout jouissaient, à cette époque, d'une grande célébrité.
L'un est un païen, Himère, originaire de Bithynie, où il avait abandonné
un patrimoine considérable pour obtenir la gloire d'enseigner à Athènes.
L'autre est un chrétien, Prohaeresius, étudiant pauvre qui s'était élevé
par son talent jusqu'au professorat, et avait obtenu dans la carrière de
sophiste une telle célébrité, que l'Occident lui-même rendit hommage à
ses talents ; une statue fut élevée en son honneur sur le forum, avec
cette inscription : « Rome, reine du monde, au roi de l'éloquence. » Il
est vraisemblable que Basile et son ami suivirent les cours de ces
illustres professeurs. Parmi les connaissances dans lesquelles il se
perfectionna, on cite la grammaire, qui comprenait alors l'étude de la
langue grecque, des règles de la poésie, et même de l'histoire; la
rhétorique, « une rhétorique toute de feu, » selon l'expression de
Grégoire ; la philosophie, avec les spéculations élevées de la
métaphysique et l'art plus terre à terre de la dialectique, dans lequel
Basile devint tellement habile « qu'il eût été plus facile de sortir
d'un labyrinthe que de se dégager de ses arguments. » De l'astronomie,
de la géométrie, des mathématiques, il n'apprit que ce qu'il n'est pas
permis à un homme instruit d'ignorer. Sa santé toujours chancelante le
porta à faire aussi quelques études de médecine. Il acquit, ainsi que
son ami Grégoire, une grande célébrité parmi les étudiants, et même
parmi les professeurs. Leur célébrité dépassa les limites de la Grèce.
Partout où l'on parlait des maîtres illustres dont ils suivaient les
leçons, on associait leur nom à celui de ces maîtres. Tout le groupe
d'étudiants qui s'était formé autour d'eux participait à cette renommée.
Basile était leur chef reconnu. Son panégyriste le compare au char
glorieux qui entraîne dans son sillage les coureurs qui le suivent. On
comprend la douleur ressentie par Basile quand, ses études achevées,
l'heure vint de rompre les liens doux et flatteurs qui l'attachaient à
Athènes. La séparation fut émouvante. Ses condisciples, et quelques-uns
de ses maîtres, l'entouraient, le pressant de rester. On l'embrassait,
on le rappelait, on pleurait. C'était des paroles d'adieu, tristes et
passionnées, et probablement aussi des discours, car cette jeunesse
lettrée n'oubliait pas, au milieu de l'émotion la plus sincère, les
règles de l'art oratoire. Grégoire, qui devait partir aussi, se laissa
toucher; sur le conseil de Basile lui-même, il prolongea son séjour à
Athènes. Mais, plus ferme, Basile résista à toutes les prières, et
s'embarqua pour l'Asie, où les siens l'attendaient avec impatience.
CHAPITRE
III
LE RETOUR D'ATHENES
Il ne devait pas retrouver
intact le groupe familial qu'il avait connu si uni et si prospère.
L'aïeule était morte; le père l'avait suivie dans la tombe. Emmelie
restait veuve avec neuf enfants, et la charge d'un grand patrimoine,
dont les biens étaient dispersés dans trois provinces. Heureusement,
elle avait dans sa fille aînée, Macrine, une femme supérieure, d'un
esprit plutôt viril. Celle-ci fut son auxiliaire le plus dévoué dans le
double devoir qui s'imposait à son veuvage. Retirée avec Emmelie au
domaine héréditaire d'Annesi, près de Néocésarée, elle l'aida à la fois
dans l'administration de ses terres et dans la direction de sa famille.
Macrine avait renoncé pour elle-même à toute idée de mariage. Elle
s'était promis de porter toute sa vie le deuil d'un fiancé que son père
lui avait choisi, alors qu'elle avait douze ans, et que la mort lui
avait enlevé. Pour elle, la mort n'avait point rompu leurs mutuelles
promesses, et elle se regardait toujours comme engagée à lui devant
Dieu. Toutes ses affections terrestres étaient donc maintenant pour sa
famille et pour les pauvres; mais elle appelait de ses vœux le moment
où, libre enfin des devoirs qu'elle avait acceptés, il lui serait permis
de chercher la solitude, pour y attendre, dans la prière et les bonnes
œuvres, la réunion avec l'époux de son âme. Jusque-là, toute à son
œuvre, cette admirable fille secondait la mère dans les soins d'une
administration compliquée, correspondant avec les gouverneurs, les
magistrats, les percepteur d'impôts, à une époque où la fiscalité la
plus oppressive obligeait les propriétaires fonciers à se tenir contre
elle en un perpétuel état de défense. Et de ces soins absorbants Macrine
descendait, sans déchoir, aux plus humbles détails de ménage, prenant,
pour soigner sa mère, la place des servantes, et lui apprêtant souvent
la nourriture de ses propres mains.
Basile trouva ses quatre
autres sœurs mariées : la sollicitude d'Emmelie et de Macrine avait
procuré à chacune d'elles un établissement aussi avantageux
qu'honorable. De ses frères, l'un, Pierre, était encore un enfant :
Macrine, plus âgée de vingt ans, l'avait adopté, le prenant avec elle
dès qu'il eut été sevré, et se faisant pour lui, selon le mot d'un
témoin, « non seulement sœur, mais père, mère, gardien, instituteur. »
Sous la direction de cette pieuse sœur, l'éducation de Pierre ne
ressembla pas à ce qu'avait été celle du frère aîné. Macrine avait été
elle-même élevée avec une extrême sévérité, Emmelie ne lui permettant
pas de lire les poètes profanes, et ne la laissant étudier que la
littérature sacrée : en fait de poésie, elle ne connut que le psautier,
qui suffit à élever et à nourrir cette âme d'élite C'est un peu ainsi
qu'elle-même dirigea Pierre, l'initiant dès l'enfance aux saintes
lettres, ne lui souffrant pas un moment d'oisiveté, mais écartant de lui
la tentation d'aller demander d'autres sciences à des professeurs du
dehors. On sent, en lisant ces détails, que Basile le père n'était plus
là : il eût donné sans doute une impulsion plus large à une éducation
qui semble mieux faite pour une jeune fille que pour un homme destiné à
la vie publique ou aux affaires. Pierre suivit avec docilité la voie
tracée par une main qu'il aimait, et ne chercha de distraction
extérieure que dans les travaux manuels, où bientôt il excella. Du
reste, la suite de sa vie montra que cette éducation un peu timide
n'avait nui ni au développement de son intelligence ni à la valeur
pratique de son caractère : s'il écrivit peu, il agit beaucoup, et
devint un vaillant serviteur de Dieu.
Basile trouva, a son
retour, son troisième frère, Grégoire, encore engagé dans la vie du
monde. Rien ne faisait présager, à ce moment, l'éminente sainteté du
futur évêque de Nysse. Mis, par la mort de son père, en possession de sa
part d'héritage, Grégoire, bien que préparé à tout par une éducation
très soignée, ne se hâtait pas de choisir une carrière. Plus tard
seulement, après avoir hésité un instant entre l'Eglise et la vie
civile, il deviendra professeur de rhétorique, puis se tournera tout à
fait vers l'Eglise. Mais, au moment où nous sommes, ses pensées étaient
loin d'être fixées dans ce sens. Il semble même avoir ressenti alors
quelque tiédeur religieuse, et vu avec ennui les pratiques de dévotion
où se complaisait sa mère. Très différent était l'autre frère, Naucrate,
le plus rapproché de Basile par l'âge et le préféré de Macrine. Beau,
robuste, instruit, il possédait toutes les qualités intellectuelles de
ses frères, avec la force corporelle et la santé en plus. A l'âge de
vingt-deux ans, il avait, à Néocésarée, fait une conférence publique, et
d'enthousiastes applaudissements avaient salué ce début plein de
promesses. Mais un attrait plus fort que toute ambition humaine
l'entraîna bientôt vers la solitude. Accompagné d'un seul serviteur, qui
partageait ses sentiments, il se retira sur une colline couverte de bois
épais et giboyeux, au pied d'une haute montagne, près de la rivière
Iris. Dans ce lieu, séparé de la résidence d'Emmelie par trois jours de
marche, et — remarque son biographe, avec une insistance qui en dit long
sur les misères du temps, — « éloigné tant du bruit des villes que des
vexations et du tumulte des soldats et des juges, » Naucrate établit un
asile pour les vieillards. Rompu à tous les exercices du corps, il était
excellent chasseur, pêcheur habile : aussi les nourrissait-il du gibier
que ses flèches abattaient, et du poisson péché dans la rivière. C'est
là que, un ou deux ans après le retour de Basile dans sa patrie, il
mourut d'un accident de chasse.
Basile ne fit d'abord
qu'une courte visite à sa famille. Ce n'était pas le Pont qui l'attirait
alors, mais surtout la Cappadoce. Il désirait y suivre les leçons du
philosophe Eustathe. Celui-ci se trouvait en Egypte au moment où Basile
le cherchait en Cappadoce ; ni alors, ni plus tard, Basile ne parvint à
le rejoindre. Mais les habitants de Césarée, fiers des lauriers
universitaires dont était chargé leur jeune compatriote, s'efforcèrent
de le retenir. Ils lui offrirent une chaire de rhétorique. C'était lui
ouvrir sans retard la carrière paternelle. Basile accepta, aux
applaudissements de tous. On le considérait, dit son panégyriste, «
comme une sorte de second fondateur et de protecteur de la cité. » Si
exagéré que soit ce langage, il permet au moins de juger du degré
d'enthousiasme. Les leçons de Basile répondirent à l'attente de ses
concitoyens. Il professa pendant assez longtemps la rhétorique à
Césarée, avec le plus grand succès. Mais ce succès le fit désirer
ailleurs. S'il était né dans la Cappadoce, le berceau ancien et la
résidence actuelle de sa famille étaient dans le Pont. Les habitants de
Néocésarée essayèrent de disputer à la métropole cappadocienne le
brillant rhéteur. Ils lui envoyèrent une députation, composée des
premiers de la cité. Basile déclina leurs offres. Lors d'une visite
qu'il fit plus tard à sa famille, de nouvelles tentatives furent
essayées. On se pressait autour de lui, on voulait le retenir de force.
Ce passage éclatant de Basile dans l'enseignement public est ce que
Grégoire de Nazianze appellera plus tard « se montrer en scène et se
prêter pour un instant au théâtre du monde. » Quand Grégoire, à son
tour, s'arracha d'Athènes, il fut obligé aussi de consacrer pendant
quelque temps ses talents à ses concitoyens : il lui fallut soit
plaider, soit enseigner dans la petite ville de Nazianze. Comme il le
dit dans son curieux poème autobiographique, « il dansa un peu pour ses
amis. » Mais, ajoute-t-il, c'est à contrecœur que lui et Basile
s'étaient donnés ainsi en admiration au public. Pour Basile, cela n'est
pas tout à fait juste. Des témoignages plus précis laissent entendre
qu'il n'avait pas été insensible aux premières ivresses de la gloire.
L'œil perspicace de Macrine discerna vite ce mouvement de
l'amour-propre. Elle aperçut Basile « enflé de son éloquence et de son
savoir; » elle le vit « méprisant tous ceux qui étaient élevés en
dignité, se plaçant par son orgueil au-dessus des magistrats. » Lui
montrer la vanité du monde et le néant de l'éloquence elle-même; lui
prêcher l'humilité et la pauvreté; l'enflammer de ce désir de perfection
dont elle se sentait chaque jour plus éprise : cela n'était pas
au-dessus des forces de Macrine. Sa parole simple et droite allait
toujours au but, sans se laisser arrêter par les objections ou les
sophismes. Elle connaissait le passé de Basile et le juge ait capable
d'une vie plus haute que celle du commun des hommes. Ce n'est pas
qu'elle fût ennemie des devoirs ordinaires de la vie, elle qui avait été
fiancée, et qui avait aidé à marier ses sœurs. Mais elle considérait
Basile comme appelé à d'autres destinées, et jugeait que les séductions
du monde l'écartaient de sa vraie vocation. Elle le lui dit hardiment,
et il la crut.
CHAPITRE IV
LA RETRAITE
La conversion de Basile —
si l'on peut appliquer ce mot au changement intérieur que produisirent
en lui les remontrances de Macrine — se fit, dit son frère Grégoire,
avec une « incroyable rapidité. » Lui-même l'a racontée dans une lettre.
« Après avoir donné beaucoup de temps à la vanité, et avoir employé
presque toute ma jeunesse pour acquérir par un long et vain travail les
sciences de cette sagesse réprouvée de Dieu, je me réveillai enfin comme
d'un profond sommeil ; j'aperçus la lumière admirable de la vertu de
l'Évangile; je reconnus l'inutilité et le vide de la sagesse des princes
de ce siècle qui passent et qui périssent ; je déplorai avec une extrême
douleur la misérable vie que j'avais menée jusqu'alors. Dans cet état,
je désirai un guide qui me conduisît et me fît entrer dans les principes
de la piété. Mon plus grand soin fut de travailler à réformer un peu mes
mœurs, qu'une longue habitude avec les méchants avait déréglées. Je lus
donc l'Évangile, et je remarquai qu'il n'y a pas de moyen plus propre
d'arriver à la perfection que de vendre son bien, d'en faire part à ceux
de nos frères qui sont pauvres, de se dégager de tous les soins de cette
vie, de telle sorte que l'âme ne se laisse troubler par aucune attache
aux choses présentes. »
Selon toute vraisemblance,
alors seulement fut baptisé Basile. Le baptême des enfants était en
usage dès les premiers temps de l'Eglise; mais on voit, au IVe siècle,
des familles chrétiennes le différer jusqu'à ce que leurs fils aient
atteint l'âge d'homme. Quelques-uns, alors, entraînés par leurs
passions, ou craignant de ne pouvoir concilier les commandements divins
avec les exigences de la vie politique, le retardaient plus encore,
attendaient parfois même jusqu'à la fin de la vie pour le solliciter:
comme ce préfet de Rome, dont la piété est cependant louée dans son
épitaphe, qui « à quarante-deux ans alla à Dieu, néophyte, »
c'est-à-dire nouvellement baptisé, et sans doute au lit de mort. Mais
souvent c'était à vingt-cinq ou trente ans, quand on avait plus ou moins
victorieusement traversé les tentations de la première jeunesse, qu'on
demandait le baptême Cela était de tradition dans beaucoup de familles,
qui y voyaient une prudence louable et une marque de respect pour le
sacrement. Saint Basile, saint Grégoire de Nysse, son frère, saint
Grégoire de Nazianze, son ami, réfuteront avec une grande force ce
scrupule, et feront ressortir le sophisme qui s'y cache. Ils mettront
dans cette réfutation un accent d'autant plus personnel, que le préjugé
avait fait longtemps loi dans leurs propres familles Grégoire de
Nazianze faillit même en être victime. Il a raconté, avec un accent
pathétique, ses angoisses alors que, voguant vers Athènes, il craignit,
pendant une tempête, de mourir sans avoir été baptise. Dans le récit de
sa vie commune avec Basile à l'université d'Athènes, il dit que tous
deux, fréquentaient assidûment les églises ; mais il marque avec soin
que c'était « pour y entendre les prédicateurs ; » ni pour l'un ni pour
l'autre il ne parle de participation aux saints mystères. Ils n'étaient
probablement encore que catéchumènes. C'est donc (on peut le dire avec
une certitude presque absolue) seulement quand Basile eut revu sa ville
natale, et quand, les premières fumées de la gloire étant dissipées, il
eut renoncé tout à fait au monde pour se consacrer à Dieu, que l'évêque
de Césarée, Dianée, fit couler sur lui l'eau baptismale.
On comprend la joie que
causa à « la grande Macrine, » comme l'appelle un de ses frères, la
détermination de Basile A ce moment, Macrine se trouvait affranchie des
devoirs domestiques. Ses sœurs étaient établies, ses frères mis en
possession du patrimoine paternel, le plus jeune complètement élevé.
Elle était libre de suivre l'attrait qui la portait à l'état religieux.
Usant de l'influence que tant de services rendus lui donnaient sur
l'esprit de sa mère, elle avait décidé la pieuse Emmelie à embrasser
avec elle la vie monastique. Le noyau du monastère était tout trouvé :
les servantes de la maison qui se sentirent la vocation de mener avec
leurs maîtresses, sous le joug de l'égalité évangélique, une vie de
travail et de pauvreté. Le domaine d'Annesi, au bord de l'Iris, fut
destiné à la pieuse colonie. Bientôt à ses premières habitantes se
joignirent de pieuses femmes des meilleures familles du Pont et de la
Cappadoce. On cite parmi elles une veuve, fille d'un sénateur, Vestiana.
Pendant quelque temps, Pierre refusa de se séparer de sa mère et de sa
sœur. Il demeura en leur compagnie dans la solitude, « où le chant des
psaumes ne se taisait ni jour ni nuit. » Son esprit industrieux
fournissait à ces pauvresses volontaires les moyens de vivre, et même de
répandre autour d'elles, en temps de disette, les plus abondantes
aumônes : il s'était fait l'économe de la maison.
Avant d'embrasser, de son
côté, la vie ascétique, dont l'exemple et le conseil lui étaient si
éloquemment donnés, Basile prit le temps d'en étudier les règles et d'en
considérer de près les modèles. On remarquera avec un étonnement
peut-être mêlé d'admiration qu'en ce temps, ou les moyens de locomotion
étaient lents et souvent périlleux, les plus longs voyages paraissent ne
pas coûter. Non seulement les étudiants n'hésitaient pas à franchir
montagnes et mers pour aller écouter un professeur en renom; mais les
évêques se visitaient ou s'assemblaient des provinces les plus
éloignées, et même entre l'Orient et l'Occident les communications
étaient fréquentes. Il semble qu'on allât plus souvent de Rome à
Constantinople ou d'Alexandrie en Gaule, qu'on ne le fait de nos jours.
Les hommes étaient-ils plus endurants, plus patients, d'une trempe plus
ferme ? l'attrait du but à atteindre agissait-il plus fortement sur des
âmes moins soumises à toutes les exigences du corps, et moins , amollies
par la facilité de vivre ? S'il en est ainsi, l'excès de civilisation,
loin d'être un progrès, serait une cause de décadence, et la science, en
pliant la nature aux moindres désirs de l'homme, affaiblirait en lui la
faculté de vouloir. Quoi qu'il en soit, nous voyons Basile, malgré une
santé précaire, entreprendre dans tout l'Orient un pénible voyage, afin
d'étudier sur place la vie monastique. Elle florissait alors en Egypte,
depuis la Libye jusqu'à la Thébaïde. Elle était très répandue en
Palestine. La Syrie, la Mésopotamie étaient pleines de couvents. C'est
par centaines que se comptaient les monastères répandus dans les
diverses provinces de l'Orient romain. Basile consacra une partie des
années 257 et 258 à les visiter.
Il n'a laissé aucune
description détaillée de son voyage. Il dit seulement, en termes
généraux, que, « à Alexandrie, dans toute l'Egypte, en Palestine, en
Célésyrie, en Mésopotamie, » il admira, chez les moines, « leur
abstinence dans la nourriture, leur courage dans le travail, leur
constance dans la prière nocturne, cette haute et indomptable
disposition de l'âme qui leur faisait mépriser la faim, la soif, le
froid, comme s'ils avaient été étrangers à leurs corps, véritables
passants sur cette terre, et déjà citoyens du ciel. »
Il est un point sur lequel nous aurions aimé à recueillir son
témoignage. Les pèlerinages en Terre Sainte avaient déjà une grande
vogue. Depuis la reconnaissance des Saints Lieux accomplie par
l'impératrice Hélène, sous Constantin, la piété conduisait vers eux de
nombreux voyageurs, avides de retrouver les traces du Christ et les
vestiges de l'histoire évangélique. Mais il semble que l'impression
produite sur les pèlerins n'ait pas toujours été la même. Les uns, comme
Paula, dont saint Jérôme a si éloquemment raconté le voyage, comme tout
le groupe d'hommes et de femmes illustres attirés de Rome aux Lieux
Saints dans les dernières années du IVe siècle, ou comme la pieuse
Gallo-Romaine dont la relation a été récemment publiée, s'agenouillaient
avec larmes à tous les sanctuaires consacrés par les grands souvenirs de
la Bible et de l'Evangile. D'autres, comme saint Grégoire de Nysse, se
plaignaient de la dissipation et des mauvaises mœurs qu'ils avaient
rencontrées en route, et déclaraient que la vue même des lieux
sanctifiés par la présence terrestre du Sauveur n'ajoutait rien à leur
foi. Qu'il soit né de la Vierge, nous le savions avant d'avoir vu
Bethléem; qu'il soit ressuscité des morts, nous le savions avant de voir
le monument qui en témoigne ; qu'il soit monté aux cieux, nous le
savions avant d'apercevoir la sainte montagne. Mais si votre âme est
pleine de mauvaises pensées, en vain monterez-vous au Golgotha, en vain
visiterez-vous le mont des Oliviers, en vain entrerez-vous dans la
basilique de la Résurrection : vous serez aussi loin du Christ que ceux
qui ne sont pas chrétiens. » Comme on eût aimé à connaître les
sentiments éprouvés par Basile quand il visita aussi les contrées où
Jésus avait vécu! S'était-il laissé scandaliser, comme le fut son frère,
par « la licence des hôtelleries de ces pays d'Orient » et «
l'indifférence pour le mal qui règne dans leurs villes ? » N'avait-il,
au contraire, comme feront les nobles pèlerins occidentaux, voulu
connaître de la Terre Sainte que les hautes pensées qu'elle inspire,
avouant avec eux que Jérusalem, enrichie par les offrandes du monde
entier, était aussi corrompue que toutes les grandes villes, mais
jugeant aussi que « si l'on comprend mieux les historiens grecs quand on
a vu Athènes, et le troisième livre de l'Enéide quand on est venu par
Leucate et les monts Acrocérauniens de la Troade en Sicile, et de la
Sicile à l'embouchure du Tibre, de même on entend mieux les saintes
Ecritures quand on a vu le ciel de la Judée et le pays des prophètes, de
Jésus-Christ et des Apôtres ? » Il ne nous a laissé, malheureusement,
aucune confidence sur les impressions de son voyage en Palestine.
Sur un autre sujet, plus
considérable encore, nous aurions été heureux d'avoir le témoignage de
Basile. L'époque où il parcourut l'Orient est parmi les plus troublées
du IVe siècle. Fort de la faveur impériale, l'arianisme commet toutes
les violences. Quand il visita la Syrie, Basile trouva le siège
d'Antioche occupé depuis de longues années par des ariens. A Jérusalem,
l'éloquent évêque Cyrille, malgré une réserve qui paraît parfois
excessive, était déposé par son métropolitain, l'arien Acace. Dans les
églises et sur les places publiques d'Alexandrie, le sang chrétien avait
coulé. Athanase contraint de nouveau de se cacher, un intrus installé à
main armée sur son siège épiscopal, seize évêques bannis, trente forcés
de fuir, les églises profanées, des prêtres, des vierges, de simples
fidèles emprisonnés ou martyrises, leurs corps même laissés sans
sépulture, comme au temps de Dèce ou de Dioclétien : tel est le
spectacle qui frappa les regards du voyageur. Quand il s'enfonça clans
les déserts, pour y visiter « ces divines retraites de la méditation qui
sont en Egypte, » il dut les trouver émues de ces épouvantables scènes.
C'est là, passant d'un monastère à l'autre, que, sauvé de la mort par
des moines, et couvert de leur habit, se cachait Athanase. Sa cause y
suscitait les dévouements les plus empressés et les plus ingénieux.
Apprenait-on que ses ennemis étaient sur ses traces ? Une barque sur le
Nil, une caravane furtive à travers les sables, emportait l'exilé vers
un nouvel abri. Pendant ses haltes, retiré dans une hutte de fellah,
dans quelque caverne naturelle ou quelque hypogée abandonné, il traçait
à la hâte, sur un papyrus, ces apologies enflammées, ces traités
dogmatiques, qui, colportés par des mains sûres, allaient faire trembler
ses adversaires et raffermir les fidèles. Toutes les nouvelles
arrivaient jusqu'à lui. Qu'il errât aux environs de sa ville
d'Alexandrie, parmi les reclus de la Basse-Egypte, sur les montagnes de
Nitrie, dans le « désert des Cellules, » ou vers la lointaine Scété;
qu'il remontât d'étape en étape le long du Nil, là « où les derniers
monastères se perdent dans la solitude, comme la source même du fleuve,
» partout il était tenu au courant des événements : il n'était pas
d'homme mieux averti, et plus prêt toujours à rentrer en scène, que cet
éternel fugitif. Patriarche invisible, de ses changeantes retraites il
gouvernait son troupeau. Basile n'eut pas l'occasion de le rencontrer.
Mais il dut entendre parler de lui dans les monastères qu'il visitait,
et peut-être commença-t-il dès lors à ressentir pour l'illustre champion
du Verbe divin le respect presque filial dont sa correspondance garde de
nombreuses traces. Malheureusement il ne nous a laissé aucun détail, ni
sur les sentiments qu'il éprouva à la vue de l'Eglise dévastée
d'Alexandrie, et de tant d'autres villes veuves de leurs pasteurs
orthodoxes, ni sur les confidences que lui firent les moines demeurés,
dans l'universel désarroi, les plus fermes soutiens en Orient de la foi
catholique. Il dit seulement que, « dans ses longues pérégrinations par
terre et par mer, » il évita de communiquer avec les fauteurs de
l'arianisme, et, selon son expression, « reconnut pour pères et pour
guides de son âme ceux-là seuls qui marchaient dans la voie
traditionnelle de la vraie piété. »
Basile revint dans le Pont,
avec la résolution bien arrêtée d'imiter la vie austère des moines. Il
se hâta d'appeler auprès de lui Grégoire de Nazianze, qui était rentré
lui-même en Cappadoce, et y avait enfin reçu le baptême longtemps
désiré. Mais Grégoire s'excusa sur l'âge avancé de ses parents, qui
désiraient le garder près d'eux. Il demanda à son tour à Basile de le
rejoindre dans le district de Tiberina, où était situé son domaine d'Arianze.
Basile, très sensible aux beautés ou aux laideurs de la nature, ne put
s'habituer à ce pays boueux, peuplé, à l'en croire, d'ours et de loups,
« le cloaque du monde, » comme il l'appelle d'un ton moitié sérieux
moitié plaisant. II choisit sa résidence sur le bord de l'Iris, en face
de la terre d'Annesi, où vivaient en religieuses Emmelie, Macrine et
leurs compagnes. Le lieu était proche de Néocésarée, mais dépendait, au
point de vue ecclésiastique, de la petite ville d'Ibore. Basile en fait,
dans une lettre à son ami, un portrait charmant : non une de ces
descriptions quelconques, comme on en trouve souvent chez les anciens,
mais une image nette, détaillée, où les traits particuliers abondent, et
où la nature paraît saisie sur le vif.
Une haute montagne,
couverte de forêts épaisses, et vers l'ouest toute ruisselante d'eaux
limpides, domine une petite plaine, où ces eaux entretiennent la
fertilité. La plaine est elle-même entourée de bois d'essences variées,
qui en font comme une île dans un océan de verdure : l'île de Calypso,
chantée par Homère ! On y accède difficilement, car devant elle coule le
fleuve, et la montagne lui forme, de deux côtés, comme une ceinture de
précipices et de torrents. Un étroit défilé conduit à l'habitation,
dominée elle-même par de hauts sommets, d'où la vue s'étend sur le
fleuve bouillonnant entre les rochers. La brise, en passant sur l'eau, y
prend une douce fraîcheur : des fleurs innombrables parfument le sol :
l'épaisseur des bois est pleine de chants d'oiseaux. Ajoutons que le
fleuve est très poissonneux. « Aucun lieu, dit Basile, ne m'a donné une
telle paix : non seulement les bruits de la ville n'y pénètrent point,
mais on se trouve même en dehors de la route des voyageurs : seuls,
quelques chasseurs viennent animer notre solitude. »
Basile ne resta pas
longtemps isolé dans ce lieu. Il avait trouvé dans le Pont quelques
chrétiens qui s'essayaient à la vie ascétique. Il les rassembla autour
de lui, et transforma peu à peu son ermitage en monastère. Bientôt,
séduit par la description qu'il lui avait envoyée, et surtout attiré par
l'amitié, Grégoire de Nazianze se sépara de sa famille pour venir l'y
rejoindre. Il paraît avoir fait près de Basile un assez long séjour.
Dans une lettre écrite à son ami après le retour en Cappadoce, il
rappelle avec un souvenir ému la vie qu'ils ont menée ensemble : leurs
prières continuelles, leurs psalmodies, leurs saintes veilles; la
concorde de la petite communauté que Basile animait à la perfection par
son exemple et ses conseils; l'étude qu'ils firent tous deux de
l'Écriture sainte et de son commentateur Origène; jusqu'aux travaux
manuels auxquels ils se livrèrent en vrais moines, portant du bois,
cassant des pierres, bêchant, arrosant. Grégoire paraît même très fier
d'un beau platane que ses mains ont planté. Mais il se peut que l'aspect
extérieur des lieux qui ravissaient Basile l'ait moins enchanté que
n'avait été son ami. Dans d'autres lettres d'un ton enjoué, il le raille
de son enthousiasme, et peint, à son tour, de couleurs moins favorables
les brouillards du fleuve, les rochers menaçant la tête des habitants,
les sommets interceptant le soleil, le bruit insupportable du torrent,
son eau trouble, son lit contenant plus de pierres que de poissons. Le
jardin mérite à peine ce nom : sur sa pente rocailleuse les légumes
poussent mal, malgré tout le fumier répandu. Enfin, dans la petite
maison de Basile, au toit branlant, aux portes disjointes, a l'âtre trop
souvent éteint, la chère était maigre, le pain dur à casser les dents,
et sans les secours envoyés par Emmelie, « cette vraie nourricière des
pauvres, » on y serait mort de faim. Grégoire avait gardé une douce
rancune du dédain montré par Basile pour le district de Tiberina.
CHAPITRE V
LA VIE MONASTIQUE
Basile demeura cinq années
dans la solitude.
Ce que Grégoire lui
reprochait en jouant, et en cachant l'admiration sous la raillerie,
était vrai : son austérité lui avait fait choisir l'existence la plus
dure. Ce riche citoyen — car, après la division des biens paternels,
chacun des enfants d'Emmelie s'était encore trouvé fort riche, et des
causes inconnues avaient même donné aux biens de chacun une plus-value
extraordinaire — s'était fait la vie d'un pauvre. Une seule tunique et
un seul manteau composaient sa garde-robe; son lit était une planche ou
un tapis posé à terre; du pain, du sel, quelques herbes suffisaient à
ses repas; l'eau claire de la montagne apaisait sa soif. Grégoire de
Nazianze a peint d'un mot expressif cet homme chaste, pauvre, amaigri
par les jeûnes, pâli par les veilles, en disant qu'il était « sans
femme, sans bien, qu'il n'avait presque plus de chair et presque plus de
sang. »
Dans une longue lettre à
son ami, Basile décrit la vie des solitaires d'Annesi. Nous devons
l'analyser, car elle donne comme la première ébauche des règles
détaillées qu'il tracera plus tard, en même temps qu'elle résume les
instructions que dès lors il adressait aux compagnons de sa retraite.
Ces instructions
s'occupaient en premier lieu du régime intérieur, du travail de l'âme.
Que celle-ci s'applique à tout oublier du passé, affections, intérêts,
opinions, plaisirs, habitudes, et à faire le vide en soi; qu'elle
devienne comme une tablette de cire où l'on vient d'effacer les lettres
anciennes, et qui est toute prête à recevoir une écriture nouvelle. La
première condition pour arrivera cet état, c'est la séparation complète
du monde. Il faut donc choisir, comme l'a fait Basile, un lieu où les
étrangers ne pénètrent pas, et où rien n'interrompe les méditations
solitaires ou les exercices religieux pris en commun.
Là, dès le point du jour,
on se lève pour louer Dieu par la prière et le chant des hymnes; puis,
quand le soleil est sur l'horizon, on se met au travail manuel, travail
mêlé de prières et « assaisonné de cantiques. » La journée aura des
heures d'études, consacrées à la lecture de l'Écriture sainte. Basile,
qui les lut avec Grégoire, d'un esprit sinon critique, au moins attentif
à l'explication et au commentaire, paraît se préoccuper seulement ici de
l'intérêt pratique, du surcroît de vie morale que chacun devra retirer
de la fréquentation du livre divin. La mémoire et l'imagination auront à
jouer leur rôle, car il faudra garder le souvenir des saints personnages
entrevus dans la Bible, et les contempler « comme des statues vivantes
et des images animées. » Cette alternance de prière et d'étude rendra
l'âme capable de s'élever à « la belle oraison, » celle qui imprime en
elle la notion claire de Dieu, le sentiment habituel de sa présence, et
en fait vraiment son temple.
La communauté que gouverne Basile n'est pas vouée au silence : mais les
conversations elles-mêmes doivent être réglées. Ne point parler
inutilement ; ne point poser de questions captieuses ; répondre sans
pensée de dispute ; ne pas craindre de laisser voir son ignorance,
d'apprendre de ceux qui savent, et de rapporter aux autres le mérite de
ce qu'on a appris. Réfléchir avant de parler. Se montrer agréable à
tous, doux dans les propos, sans facéties, charitable dans les conseils,
sans âpreté dans les réprimandes, humble pour soi-même quand on est
contraint de corriger ses frères. Gouverner jusqu'au son de la voix, qui
ne doit être ni trop basse, de peur de n'être pas entendue, ni trop
aiguë, de peur de devenir importune.
Rude aux autres comme à
lui-même, Basile veut que ses religieux aient les yeux habituellement
baissés, la chevelure négligée, le vêtement sordide, l'aspect humilié et
triste des pénitents. La tunique sera serrée au corps par une ceinture,
et devra être la même en hiver comme en été, assez épaisse pour ne pas
en exiger une seconde dans les grands froids. On portera des souliers
grossiers, mais solides. La nourriture se composera de pain et de
légumes : on ne boira que de l'eau; sur vingt-quatre heures, une seule
sera donnée aux repas, qui commenceront et se termineront par la prière.
Comme la nourriture, le sommeil sera léger : on se lèvera tôt : « ce
qu'est le point du jour pour les autres, minuit l'est pour les
serviteurs de Dieu. »
Telles sont les idées
jetées par Basile, à l'adresse de son ami, dans les premiers temps de sa
retraite. Durant son long séjour dans le Pont, il ne cessera de les
mûrir et de les fixer. La méditation, la prière, la lecture, la
nécessité de répondre aux interrogations de ses religieux, lui dictèrent
alors plusieurs écrits ascétiques : les plus importants (ceux-ci d'une
authenticité certaine) sont les deux traités qui le font considérer
comme le législateur de la vie monastique en Asie. Mettant à profit sa
propre expérience et celle de ses devanciers, il composa d'abord un
recueil de cinquante-cinq règles, ou plutôt un résumé de cinquante-cinq
entretiens, formant, sur les questions les plus importantes de la vie
religieuse, non pas classées suivant un ordre méthodique, mais à mesure
sans doute qu'elles se présentèrent à son esprit ou à celui de ses
interlocuteurs, une série de « lectures spirituelles, » comme nous
dirions aujourd'hui. Ainsi que le rappelle le prologue, ce travail est
du temps où Basile résidait « dans un endroit silencieux, entièrement à
l'écart des bruits du dehors, » c'est-à-dire dans sa retraite au bord de
l'Iris. L'autre recueil, comprenant trois cent treize règles, chacune
moins développée, paraît appartenir à une époque différente de sa vie,
et avoir été, sinon composé, au moins retouché ou mis en ordre à
Césarée; du reste, les mêmes pensées se rencontrent dans l'un et l'autre
opuscule, et la plupart étaient en germe dans la lettre de Basile à
Grégoire.
Une des questions examinées
porte sur la forme qui, au moins dans les pays civilisés et dans les
temps paisibles, convient le mieux à la Vie monastique.
Durant ses voyages à
travers l'Orient, Basile avait vu, tour à tour ou simultanément, les
deux aspects de cette vie. Dans les sables brûlants de l'Egypte comme
sur les montagnes au climat parfois très âpre de l'Asie Mineure, il
s'était entretenu avec des solitaires habitant des cavernes ou des
cellules isolées, à l'exemple des premiers Pères du désert. Ailleurs, il
avait visité des couvents peuplés de moines, qui vivaient sous un
supérieur, dans le travail et la prière. Entre les anachorètes et les
cénobites, son choix s'était promptement fait. Les uns et les autres
avaient donné déjà de grands saints à l'Église ; mais dans la vie des
premiers il devinait des écueils qu'il n'apercevait pas dans celle des
seconds, préservés par l'obéissance et la discipline de ce péril
d'illusion ou d'orgueil, auquel les plus faibles parmi les solitaires
étaient exposés. Cependant la constitution de certains monastères d'Egypte
ne le satisfaisait encore qu'à demi. Dans une réunion de plusieurs
centaines d'hommes, comme en contenaient quelques-unes de ces maisons,
où tous les métiers étaient représentés, et qui réunissaient quelquefois
jusqu'à quarante groupes d'ouvriers différents, il trouvait trop de
mouvement, trop d'affaires, trop de bruit. Aussi se préoccupait-il, nous
dit saint Grégoire, de créer une forme mixte entre les grandes colonies
monastiques et les cellules isolées des anachorètes, afin d'unir la vie
contemplative de ceux-ci à la vie laborieuse et active de celles-là.
Cette forme consistait en
couvents de dimensions médiocres, de population peu nombreuse, où les
supérieurs pouvaient être en rapports suivis avec chaque frère, et où
les nécessités de la vie matérielle n'obligeaient pas à transformer le
travail, également salutaire au corps et à l'âme, en entreprises
industrielles ou commerciales, dommageables à la vie spirituelle. On
avait vu saint Pacôme, à Tabenne, obligé de réprimander le procureur
d'une de ses maisons, parce que, dans un achat de blé et dans une vente
de chaussures, ce religieux avait fait une trop bonne affaire. Il n'en
sera pas ainsi dans les monastères réglés par saint Basile. Les
difficultés apportées à l'admission des moines, les épreuves imposées à
leur vocation, empêchent ceux-ci d'y être trop nombreux. Aussi le
supérieur connaît-il tous ses subordonnés. Il a le devoir de les
corriger individuellement, comme chacun d'eux a celui de lui ouvrir sa
conscience. Le travail manuel est obligatoire ; mais il est coupé de
tant de prières, qu'il ne pourra faire perdre aux religieux l'esprit
intérieur. Outre celles du matin (laudes) et de minuit (nocturne), cinq
fois au moins dans la journée, à tierce, à sexte, à midi, à none, au
crépuscule (vêpres), les moines interrompent toute tâche matérielle et
se réunissent pour louer Dieu en commun. Chacun a dû choisir ou accepter
un métier; mais ces métiers sont peu nombreux, et Basile recommande
ceux-là seulement « qui ne troublent pas la paix de la vie religieuse,
et n'obligent ni à beaucoup de démarches pour l'achat des matières
premières, ni à un commerce actif pour vendre leurs produits. » Il faut
autant que possible que ces produits soient consommés sur place, afin
d'éviter aux préposés du couvent des voyages qui dissiperaient leur
piété dans les occasions exceptionnelles où ils y seront contraints, ils
auront soin de suivre en route toutes les pratiques prescrites par la
règle, de loger tous ensemble, et de préférence chez de pieux chrétiens,
d'éviter les foires, même celles qui se tiennent autour du tombeau d'un
martyr.
Les raisons que donne
Basile pour préférer le monastère ainsi réglé à l'ermitage sont très
belles. « La vie solitaire, dit-il, n'a qu'un but, sa propre utilité. »
Mais la charité n'y a point l'occasion de s'exercer. « Nous ne pouvons,
si nous vivons à l'écart des autres hommes, nous réjouir avec les
heureux, ni pleurer avec ceux qui souffrent. » L'exercice d'un grand
nombre de vertus se trouve ainsi paralysé. « Nôtre-Seigneur a lavé les
pieds de ses apôtres : vous qui êtes seul, qui laverez-vous ? à qui
rendrez-vous service ? aux yeux de qui serez-vous volontairement le
dernier ?.... Car comment s'exercerait-il à l'humilité, celui qui n'a
personne devant qui s'humilier ? à qui fera-t-il miséricorde, celui qui
n'a point de prochain ? comment apprendra-t-il la patience, celui aux
volontés de qui personne ne s'oppose ? » Rappelant, avec le psalmiste,
qu'il est bon, doux et salutaire à des frères d'habiter ensemble, il
conclut que servir Dieu en commun est le plus conforme à l'esprit de
l'Ancien comme du Nouveau Testament.
Des questions délicates se
présentaient à l'esprit de Basile : il les résout avec autant de fermeté
que de prudence.
Quelquefois des hommes
mariés frappent à la porte des monastères, demandant à y être reçus. Il
faut s'informer avant tout si la volonté des deux époux a été de se
séparer; car si l'un d'eux seulement se sent attiré vers une vie plus
parfaite, et si l'autre désire rester dans son premier état, il n'y a
point à tenir compte de la demande, mais à rappeler à celui qui l'a
faite que, selon le mot de l'Apôtre, il n'était plus libre de disposer
de lui-même. Au cas même où sa réponse aura été favorable, on ne devra
le recevoir qu'en présence de plusieurs témoins.
Plus difficile est la
situation du supérieur, quand c'est un esclave qui se réfugie au
couvent. Tant que l'esclavage n'aura pas été aboli, le pouvoir du maître
devra être respecté. Mais l'Eglise a la mission de s'interposer entre
lui et son serviteur, afin d'adoucir, en quelque sorte, le choc mutuel,
et de poser, quand il le faut, des limites à ce pouvoir. Saint Basile
déclare que les esclaves qui se sont enfuis près des moines pour
esquiver quelque châtiment devront être exhortés à devenir meilleurs,
mais que le supérieur, à l'imitation de saint Paul intervenant près de
Philémon en faveur d'Onésime, a le devoir, en rendant le fugitif à son
maître, d'engager celui-ci au pardon. Cependant il se peut que l'esclave
ait pris la fuite pour se soustraire à des ordres contraires à la loi de
Dieu. On sait combien, dans ce monde romain où le paganisme n'était pas
encore vaincu, où dans beaucoup de familles se perpétuaient son culte et
plus encore ses mœurs, la conscience et la moralité de l'esclave
couraient de périls. Dans ce cas, Basile fait fléchir les droits du
maître devant l'autorité plus haute de la loi divine Si cela est
possible, le supérieur préparera l'esclave à tout souffrir plutôt que de
faire le mal, et lui enseignera à obéir a Dieu plutôt qu'aux hommes;
mais il y a des circonstances exceptionnelles ou ceux qui auront
accueilli l'esclave devront « être prêts à souffrir eux-mêmes, dans la
mesure que Dieu voudra, toutes les épreuves qui leur arriveront a son
sujet, » c'est-à-dire auront le devoir de le protéger, de le garder, de
le refuser à son maître, au risque d'accepter le conflit avec le droit
civil.
Il était naturel que les
monastères devinssent aussi des foyers d'éducation chrétienne. On ne
trouve rien, dans le monde romain, ressemblant à ce qu'est chez nous l'«
internat : » toutes les écoles, officielles ou privées, étaient «
externes, » les étudiants logeant dans leurs familles ou en ville. Dans
une société encore pleine de la corruption du paganisme, et ou
l'enseignement public en restait largement imprégné, beaucoup de parents
éprouvèrent le désir de faire profiter leurs enfants des établissements
pieux que la vie monastique créait en si grand nombre, et ou tant
d'hommes instruits, souvent anciens professeurs eux-mêmes, avaient
cherché asile. Les ressources nécessaires a l'étude, maîtres, livres,
s'y trouvaient rassemblées, avec, en plus, la discipline et le
recueillement. Pour les employer à cette œuvre, il suffisait du
consentement des moines. Nombreux furent les parents qui conduisirent
leurs fils dans les monastères, demandant qu'on les admît à y demeurer
et à y faire leurs études, souvent aussi manifestant l'espoir qu'ils s'y
consacreraient ensuite au service de Dieu. Basile est loin de refuser ce
délicat et précieux dépôt. « Le Seigneur a dit : Laissez venir à moi les
petits enfants; et l'Apôtre a loue ceux qui, dès le premier âge,
s'instruisent dans les saintes Lettres. » Mais de grandes précautions
doivent être prises.
Il faut d'abord que la
libre volonté des parents soit publiquement constatée : c'est en
présence de plusieurs témoins que l'enfant franchira le seuil du
monastère. Là, il ne sera point placé parmi les religieux. On le
conduira a une habitation séparée de la leur, et réservée à ceux de son
âge Basile semble prévoir le cas où des jeunes filles seraient aussi
présentées, car il dit que les enfants des deux sexes ne devront pas
être logés ensemble. Il n'y aura de commun entre les élèves et les
religieux que la participation aux exercices de piété Mais ni pour la
durée du sommeil, ni pour les recréations, ni pour la nourriture, les
enfants ne seront astreints à la règle monastique Ils auront des
professeurs spéciaux. L'éducation qu'on leur donnera sera avant tout
chrétienne. On se servira autant que possible, dans les leçons,
d'expressions tirées de l'Ecriture sainte; on leur en racontera les
histoires, au heu des fables mythologiques ; on exercera leur mémoire à
retenir les proverbes et les sentences des auteurs sacrés « L'éducation
devra être douce, agréable, reposante pour l'esprit, le menant sans
contrainte et sans fatigue vers le but. » Aussi les punitions
seront-elles modérées : on réprimandera discrètement ceux qui auront
manqué seulement à leurs devoirs d'écoliers, réservant les reproches
sévères aux actions vicieuses. Même dans ce cas, les châtiments
resteront doux : si l'un s'est mis en colère, on l'obligera à demander
pardon à celui qu'il a offensé; s'il a été gourmand, bavard, injurieux,
menteur, on le condamnera au silence ou on le mettra « au pain sec. »
Saint Basile ajoute que les enfants en qui l'on découvrirait quelque
aptitude particulière à tel ou tel art pourraient suivre les leçons de
professeurs du dehors, à la condition seulement de revenir manger et
coucher au couvent.
Tel est ce programme
d'éducation vraiment libéral : ce qui suit ne l'est pas moins. Les
élèves du monastère ne pourront être admis à embrasser la vie
religieuse, « à faire profession de virginité, » que lorsque l'âme, «
cette cire molle, où se marquent d'elles-mêmes toutes les premières
impressions, » se sera tout à fait affermie, solidifiée par la raison,
par le discernement, par l'habitude du bien. Un pas aussi décisif devra
être « l'acte d'une raison consommée et parfaite. » Il sera précédé d'un
mûr examen, de méditations personnelles poursuivies pendant une longue
retraite. Les pasteurs de l'Eglise seront ensuite pris pour juges, et
c'est leur avis qui décidera si l'engagement religieux doit être reçu.
Quant à l'élève qui ne se sera pas senti cette vocation, on le rendra à
la vie séculière, en présence de plusieurs témoins.
Dans une de ses règles,
saint Basile semble imposer aux moines de se dépouiller de leurs biens
en embrassant la vie religieuse. Ils ne pourront, dit-il, avoir l'esprit
libre des affections et des inquiétudes de la terre, s'ils gardent la
richesse avec les soucis qu'elle entraîne. Ce sont les épines de la
parabole qui étouffent le verbe divin. Mais le devoir du religieux, en
renonçant à ses biens, n'est pas de s'en débarrasser au hasard. Il ne
doit pas les laisser aux siens, car ce ne serait pas vraiment se
dépouiller. Il ne doit pas en confier la distribution au premier venu.
Il doit les considérer comme désormais consacrés au service de Dieu, et,
dans cette pensée, les employer en bonnes œuvres, soit par ses propres
mains, s'il s'en juge capable, soit par des mandataires choisis avec
soin et sérieusement éprouvés. Le commandement, sans doute, nous paraît
dur; mais il fallait réagir contre l'égoïsme antique; et Basile,
d'ailleurs, ne demandait rien dont il n'eût montré l'exemple. On se
rappelle qu'en abandonnant la vie du monde pour se donner tout à Dieu,
sa première pensée avait été de vendre ses biens, afin d'en faire don
aux pauvres. Il l'avait accomplie peu h peu, avec cette prudence qu'il
recommande, ne distribuant pas au hasard, mais à coup sûr, le patrimoine
dont il se dépouillait. Son frère Grégoire de Nysse le montre
distribuant ses biens par degrés, aux diverses époques de sa vie : en
donnant une partie aux pauvres avant de devenir prêtre — c'est-à-dire
durant la période de sa retraite dans le Pont, — une partie pendant sa
prêtrise, une partie pendant son épiscopat, jusqu'à ce qu'il fût arrivé
à ne plus rien posséder du tout, et à suivre nu la croix nue de son
Sauveur.
CHAPITRE VI
LE SACERDOCE
Saint Basile avait été
baptisé par l'évêque de Césarée, Dianée. Soit tout de suite, soit peu de
temps après, celui-ci l'avait élevé au grade de lecteur. Basile lui
garda toujours une grande reconnaissance, et comme un sentiment filial.
Dianée est un curieux type d'évêque du IVe siècle. Ce n'est ni le ferme
champion de l'orthodoxie, décidé à tout souffrir plutôt que d'abandonner
la défense de la vérité, ni l'arien sectaire, poursuivant par des voies
hardies ou tortueuses la destruction des doctrines traditionnelles, ni
l'ambitieux sans foi, visant uniquement à supplanter sur leurs sièges
les prélats orthodoxes, ni le semi-arien, cherchent par amour de la paix
la conciliation doctrinale, ni l'évêque de cour, attendant tout des
bonnes grâces de l'empereur, et variant de croyances avec lui. C'est un
bon homme, d'aspect vénérable et majestueux, ayant « le grand air
sacerdotal. » Ses mœurs sont douces, son accueil bienveillant, son âme
exempte de fiel, sa conversation à la fois enjouée et sérieuse. Mais,
toutes les fois qu'il y a un acte de faiblesse à commettre, il le
commet. Occupant un des premiers sièges de l'Orient, jamais il ne mit
son autorité au service de sa foi. Dans tous les conciles où les ariens
se trouvèrent en majorité, il vota avec les ariens, adhéra aux symboles
qu'ils lui présentèrent, condamna avec eux saint Athanase, signa avec
eux des lettres injurieuses au pape. Après que, par une dernière
faiblesse, il eut souscrit, en 360, le formulaire dit de Rimini, en
réalité rédigé à Constantinople, qui détruisait toute l'œuvre du concile
œcuménique de Nicée, saint Basile comprit que le temps des ménagements
était passé. Malgré son affection pour Dianée, il rompit publiquement
toute communion avec celui-ci. Mais, joint aux pieux compagnons de sa
retraite, il ne cessa de pleurer sur l'âme du vieil évêque, dont il se
considérait, malgré tout, comme le fils spirituel. Aussi quand, deux ans
plus tard, Dianée, se sentant près de sa fin, l'envoya chercher, Basile
accourut. « Dieu m'est témoin, lui dit le malade, que si j'ai donné mon
adhésion au s) symbole qui m'était apporté de Constantinople, je l'ai
fait dans la simplicité de mon cœur. Je n'avais nul dessein de renier la
foi proclamée par les Pères de Nicée, et je ne voulais pas m'écarter de
leurs traditions. Je ne demande qu'une chose, c'est de n'être point
séparé des trois cent dix-huit évêques qui ont annoncé au monde cette
sainte doctrine. » Soulageant ainsi sa conscience, le pauvre Dianée
calma en même temps la peine de Basile. Les larmes que celui-ci avait
versées en le revoyant cessèrent de couler; il se pencha sur le lit du
mourant, et lui déclara avec joie rentrer dans sa communion. Telle était
la situation que Basile tenait déjà de sa sainteté et de sa science : il
n'avait encore reçu qu'un des ordres mineurs de l'Église, et c'est son
évêque qui ne voulait pas mourir sans être en communion avec lui.
Basile était à Césarée lors
de l'élection du successeur de Dianée. En règle générale, le nouvel élu
était choisi par les évêques de la province (au nombre de trois au
moins, dit le concile de Nicée), avec l'approbation du métropolitain et
le témoignage favorable du peuple. Mais le peuple quelquefois
manifestait trop bruyamment son opinion. En ce temps où la liberté
politique n'existait plus, où même la vie municipale, si ardente
naguère, était à peu près éteinte, les questions religieuses, de
doctrines ou de personnes, avaient gardé presque seules le don de
passionner les esprits. Elles tenaient lieu de vie publique, plus
nobles, même quand elles amenaient des excès ou des violences, que les
jeux et les spectacles par lesquels les gens au pouvoir essayaient de
tromper l'ennui des foules. L'église, en certains jours, remplaçait le
forum. L'élection de l'évêque remuait autant de passions qu'autrefois
celle des magistrats. Il en fut ainsi à Césarée, en 362. L'importance du
siège métropolitain de la Cappadoce mettait en éveil bien des ambitions.
Mais de plus, les habitants de Césarée, très attachés à l'orthodoxie, et
ayant vu avec peine les faiblesses de l'évêque défunt, comprenaient
l'importance, dans les circonstances présentes, du choix qui allait être
fait. Aussi s'échauffèrent-ils vite. En présence de quelques évêques de
la province, qui étaient déjà arrivés, entre autres le vieil évêque de
Nazianze, Grégoire, père de l'ami de Basile, le peuple manifestait avec
bruit ses divisions, ceux-ci acclamant tel candidat, ceux-là tel autre.
On se serait peut-être battu dans l'église, si, comme il arrive
quelquefois, un courant ne s'était formé dans la foule, la portant tout
entière vers un seul nom, le plus inattendu, qui rallia en un instant
les esprits.
Il y avait à Césarée un
laïque estimé de tous pour la gravité de sa vie et la pureté de ses
mœurs. Il s'appelait Eusèbe. Riche, ayant exercé les premières charges
municipales, il était demeuré populaire. « Eusèbe! » cria quelqu'un, et
mille voix répétèrent : « Eusèbe! » On le saisit, on l'entraîna malgré
lui : les soldats se mêlèrent à la foule : malgré sa résistance, Eusèbe
fut porté devant les évêques, afin qu'ils le choisissent par une
élection régulière. Il y avait une difficulté : Eusèbe, suivant la
mauvaise coutume du temps, n'était pas encore baptisé. N'importe : la
foule le voulait pour évêque. Le cas n'est pas unique, et même, au
témoignage de saint Grégoire de Nazianze, il était alors fréquent. C'est
ainsi qu'en 381, le peuple de Constantinople fera monter sur le siège de
cette ville le prêteur Nectaire, et, pour citer un exemple encore plus
illustre, c'est ainsi qu'en 374, population orthodoxe de Milan
contraindra le consulaire de la Ligurie et de l'Emilie, Ambroise, à
recevoir la consécration épiscopale : ni l'un ni l'autre n'étaient
baptisés. Les évêques réunis à Césarée durent céder à la force, et,
devant la passion populaire, baptiser, élire, consacrer Eusèbe.
Mais, dès qu'ils se
sentirent délivrés, ils protestèrent contre la violence qui leur avait
été faite. Cette violence se trouvait être, sans doute, d'une espèce
particulière : le peuple s'agitait, poussait des cris, mais dans son
agitation il y avait « une piété sincère, un ardent désir du bien. » Les
évêques, cependant, avaient été contraints: ils pouvaient dire que leur
consentement n'était pas libre. C'est ce qu'ils firent, déclarant
l'élection nulle, comme accomplie et malgré eux, et malgré l'élu
lui-même. L'élu, plus résigné, avait cessé de protester : dans la
manifestation des évêques peut-être y eut-il quelque mouvement de dépit
ou d'envie; c'est du moins ce que laisse entendre saint Grégoire de
Nazianze, disant finement : « Je ne sais si leurs protestations étaient
inspirées par le Saint-Esprit. » Heureusement il y avait parmi eux un
homme de vertu antique, et aussi de grande prudence, habitué à marcher
droit devant lui, sans se laisser détourner par aucune considération
personnelle de ce qu'il estimait être le devoir. C'était le vieil évêque
de Nazianze. Il lit comprendre à ses collègues que, dans les
circonstances critiques où était l'Église, tout pas en arrière créerait
un péril. Maintenant que la violence avait cessé, la conscience et la
raison commandaient de l'oublier et d'imiter l'élu lui-même, en
acceptant le fait accompli. Ce sage conseil prévalut.
A ce moment, en effet, les
catholiques étaient tenus à plus de prudence et d'union que jamais. Ce
n'était plus seulement l'hérésie arienne, ce paganisme déguisé, qui
menaçait leur foi : l'idolâtrie relevait ouvertement la tête. A un
empereur arien avait succédé un empereur païen. Le jeune prince que
Basile rencontra jadis à l'université d'Athènes, et dont Grégoire avait
dès lors prévu l'apostasie, était depuis un an sur le trône. Julien
remplaçait Constance. La réaction païenne se faisait partout. Une guerre
sourde, parfois violente, était déclarée à l'Eglise. Les soldats qui ne
voulaient pas sacrifier perdaient leurs grades. Un édit ordonnait
d'ouvrir tous les temples. Un autre édit interdisait l'enseignement aux
professeurs chrétiens : malgré l'offre d'une tolérance exceptionnelle,
Probaeresius, l'ancien maître de Basile, de Grégoire et de Julien,
descendait avec éclat de sa chaire d'Athènes. Dans plusieurs villes, des
prêtres, des vierges, des fidèles, tombaient victimes d'une populace
fanatique. A Césarée, de tels excès n'étaient pas à craindre, puisque la
ville était presque entièrement chrétienne; mais, à cause de cela même,
elle avait tout à redouter de l'empereur et de ses agents. Julien
n'aimait pas la Cappadoce, où ses efforts pour rétablir le culte des
dieux n'avaient pas eu de succès. Il gardait rancune aux citoyens de
Césarée de la destruction de deux temples sous Constance. Il était
surtout furieux de l'audace avec laquelle ils avaient salué son
avènement par la démolition d'un troisième temple. « On ne trouverait
pas, s'écriait-il, un seul Grec parmi tous ces Cappadociens ! » Sa
colère fut portée au comble par l'élection épiscopale d'Eusèbe, qui
privait d'un de ses plus riches membres la curie, responsable des
impôts. Aussi le préfet de la Cappadoce, tremblant pour lui-même non
moins que pour ses administrés, essayait-il d'apaiser le prince en
poursuivant la déposition d'Eusèbe. Il y était d'autant plus excité,
qu'il s'était trouvé naguère en dissentiment avec celui-ci au sujet des
affaires de la ville ou de la province. On le vit donc harceler de
lettres les évêques consécrateurs, dont il avait connu les hésitations
premières, afin de les décider à déposer une plainte contre l'élection.
Nous avons la réponse de l'un d'eux, le vieil évêque de Nazianze. C'est
un modèle de sobriété littéraire (chose rare à cette époque) et de
fierté chrétienne. « Très illustre seigneur, écrit-il, nous ne
reconnaissons pour roi et pour juge de ce que nous faisons que Celui
qu'on persécute aujourd'hui. C'est lui qui examinera l'élection que nous
avons faite dans toutes les règles, et d'une manière qui lui est très
agréable. Si vous voulez user de violence, il vous est facile de le
faire en toute autre chose : mais personne ne nous ôtera le pouvoir de
soutenir que nous avons agi dans la plénitude de notre droit. A moins
que vous ne prétendiez aussi nous prescrire des lois en une matière qui
ne regarde que nous et notre religion, et dont il ne vous est pas permis
de vous mêler ! » Le préfet, qui au fond n'était ni un méchant homme ni
un sot, fit mine de se fâcher, mais admira. Cette lettre empêcha les
choses d'aller plus loin, releva le courage des évêques, et peut-être —
écrit le second Grégoire — les sauva de la honte. Il ajoute qu'elle
préserva aussi la ville de toute représailles : en quoi il se trompe.
Julien laissa dormir l'affaire d'Eusèbe : un prince qui faisait
ouvertement profession de paganisme eût été mal venu à casser une
élection épiscopale. Mais il frappa Césarée d'une énorme amende,
confisqua tout le patrimoine de ses églises, enrôla de force son clergé
parmi les troupes de police, ôta à la ville les privilèges et jusqu'au
nom de cité. Les auteurs présumés de la destruction du temple furent les
uns mis à mort, les autres punis de l'exil. On connaît parmi les
premiers Eupsyque et Damas. Saint Basile ne nous a laissé aucun détail
sur leur procès et leur supplice. Ils durent exciter dans la ville une
émotion considérable. Eupsyque, en particulier, avait bien des titres à
la commisération publique. C'était un jeune noble de Cappadoce. Il
venait de se marier, a il était presque fiancé encore, » quand il fut
traduit devant le juge, et condamné. Basile considéra Eupsyque, Damas et
leurs compagnons comme des martyrs : il parle souvent dans ses lettres
de la fête annuelle célébrée par ses soins au jour anniversaire de leur
mort.
Une des choses qui
contribuèrent peut-être à irriter Julien fut l'empressement avec lequel
Eusèbe attacha Basile à son clergé. Comprenant l'utilité d'un pareil
auxiliaire, le nouvel évêque se hâta de l'ordonner prêtre : il semble
même avoir usé de son autorité pour le contraindre à recevoir le
sacerdoce. Julien, nous dit Grégoire de Nazianze, honorait de la même
haine ses deux anciens condisciples. Le persécuteur n'ignorait pas
l'énergie avec laquelle les deux amis combattaient ses desseins :
peut-être savait-il de quel ton dédaigneux Basile parlait de lui, le
comparant à l'aconit ou à la ciguë, qui empoisonnent un instant la
terre, mais sèchent vite. Il put voir dans le choix si rapide fait par
Eusèbe un nouveau défi. Malheureusement la concorde entre l'évêque et
son illustre collaborateur fut de courte durée. Basile était très
populaire en Cappadoce. Il avait fait à Césarée une partie de ses
études, y avait ensuite été brillant professeur, et y comptait de
nombreux amis. Les moines de la ville et des environs le considéraient
comme leur père. Son éloquence, son érudition, sa connaissance tout à la
fois des auteurs profanes et des Ecritures sacrées, dépassaient
l'éloquence et l'érudition d'Eusèbe. Celui-ci, habitué à être le premier
dans la vie civile, souffrit de se sentir éclipsé, dans son Église même,
par un de ses prêtres. Il voyait la faveur populaire, dont il avait joui
autrefois, se détourner maintenant vers Basile. Si ferme, si vraiment
évêque, nous dit saint Grégoire, durant la persécution, il ne sut pas
résister à un mouvement de jalousie. Il eut le tort de le laisser voir.
On se refroidit alors tout à fait pour lui. Les marques d'estime
prodiguées en ce moment à Basile par des prélats occidentaux,
confesseurs de la foi, qui traversaient Césarée pour rentrer dans leur
pays, achevèrent d'exciter les esprits. Basile craignit que ses
partisans, mus par un zèle excessif, ne fissent schisme avec Eusèbe.
Déjà les rigoristes attaquaient tout bas l'élection de celui-ci,
rappelant les violences qui l'avaient accompagnée. Par une décision
rapide, Basile coupa court au péril en quittant brusquement la
Cappadoce. Avec son ami Grégoire, qui durant toute cette crise l'avait
assisté de ses conseils, il regagna la solitude d'Annesi.
Aucun devoir ne s'opposait
à sa retraite. Julien venait de périr, dans une folle expédition contre
les Perses. Pendant son règne, toutes les dissidences religieuses
avaient paru s'apaiser. Le péril commun réunissait alors les âmes. On ne
voyait plus que deux causes en présence, celle du christianisme et celle
de l'idolâtrie renaissante. Le nouvel empereur, Jovien, en rétablissant
la liberté religieuse, put, sans user de violence, mettre fin à la
réaction païenne. Tout semblait donc en paix, au dedans comme au dehors
de l'Église. Avec quelle douceur Basile, échappant aux troubles
passagers qui l'avaient atteint à Césarée, dut-il, dans sa solitude,
jouir de cette paix ! Rien, ni dans ses écrits, ni dans sa
correspondance, ne fait à ce moment allusion aux événements extérieurs
qui venaient de s'accomplir. On sait avec quel accent de triomphe
Grégoire de Nazianze célébra la chute du persécuteur, en deux discours
de l'éloquence la plus âpre. Il semble que ces sentiments — dont
l'expression, à distance, nous paraît parfois excessive — aient éveillé
peu d'écho dans l'âme de Basile, toute à la contemplation des choses
divines. Il aurait volontiers passé le reste de sa vie dans la solitude,
occupé seulement à diriger ses moines, à encourager de ses conseils les
habitants des nombreux monastères qui maintenant couvraient le Pont, et
à jouir des progrès de la vie chrétienne dans cette province devenue, au
dire des contemporains, l'une des meilleures de l'Empire et des plus
attachées à la foi orthodoxe.
Mais l'intervention de
Grégoire, en 365, l'arracha à sa retraite. L'évèque de Césarée n'avait
cessé de correspondre avec celui-ci, rentré à Nazianze près de son père
peu de temps après avoir conduit Basile dans le Pont. Grégoire, sentant
l'injure faite à son ami, répondait avec froideur aux avances d'Eusèbe.
L'heure vint, cependant, où il considéra comme un devoir de se
rapprocher de lui. La paix de l'Église venait d'être de nouveau
troublée. Jovien avait régné quelques mois à peine. Après lui,
l'arianisme relevait la tête. Contenu en Occident par l'esprit
sincèrement libéral de Valentinien, il avait trouvé en Orient dans
Valens un protecteur plus dangereux encore que Constance. On apprenait
précisément que « l'orage allait éclater sur Césarée, et le nuage chargé
de grêle fondre sur son Église. » Valens se dirigeait vers cette ville,
accompagné des évêques ariens qui suivaient sa cour. Ceux-ci
n'ignoraient pas les divisions du troupeau, le peu d'influence du
pasteur, depuis le départ de Basile. La masse de la population, bien que
remplie de zèle pour l'orthodoxie, se laisserait facilement entamer,
n'ayant à sa tète personne qui fût capable de la mener au combat.
Grégoire se hâta d'écrire à Eusèbe. Il connaissait la bonne volonté du
prélat, qui pouvait céder, en temps de paix, aux mouvements mesquins de
l'amour-propre, mais saurait s'élever au-dessus d'eux en temps de crise.
« J'arrive, lui manda-t-il, pour prier et combattre avec vous. » Il
trouva l'évêque bien disposé, prêt même à écrire de la façon la plus
pressante à son subordonné. Grégoire mit tout de suite Basile au courant
de ces dispositions, l'exhortant à prendre les devants et à faire vers
Eusèbe les premiers pas. « Accours, lui écrivit-il, et à cause des
sentiments que montre aujourd'hui le très cher évêque (nous pouvons
vraiment l'appeler ainsi), et à cause des circonstances. Les hérétiques
sont ici à l'œuvre : les uns s'efforcent déjà de troubler les esprits ;
on annonce l'arrivée des autres. La vérité est en péril. » A un si
touchant appel Basile ne pouvait résister. Le devoir parlait clairement.
Grégoire, d'ailleurs, était allé jusque dans le Pont chercher son ami.
Tous deux revinrent à Césarée. Si bien préparé qu'eut été son retour, la
situation de Basile était délicate. Il s'en tira, à force de simplicité
et de droiture. Son premier soin fut de dissiper les inquiétudes
d'Eusèbe. En celui-ci, nous dit Grégoire de Nazianze, vivaient toujours
les susceptibilités de l'homme du monde qui, dans un âge déjà avancé, a
été improvisé évêque. Basile avait à se faire pardonner sa supériorité.
Il y parvint. Le voyant docile, respectueux, attentif à ses désirs,
fidèle observateur des distances hiérarchiques, le bon évêque se
rassura. Peu à peu ses derniers soupçons tombèrent, et, dans celui en
qui il avait jadis redouté un rival, il s'accoutuma désormais à chercher
le conseil de ses incertitudes, la lumière de ses ignorances, et comme
le bâton de sa vieillesse. C'est maintenant par l'intermédiaire de
Basile qu'il réglait presque toutes les affaires. Sans titre officiel,
celui-ci devint bientôt son coadjuteur. L'évêque gouvernait le peuple,
mais, discrètement, Basile dirigeait l'évêque. Ce qui manquait à l'un,
en fait de science religieuse, était suppléé par l'autre. Dans les mains
de Basile avait passé l'autorité réelle, sans qu'Eusèbe songeât à s'en
plaindre, tant les prérogatives de sa charge, les égards dus à sa
situation sociale, à sa vertu, étaient bien observés.
Rentré ainsi dans la
confiance de son évêque, Basile n'eut pas de peine à faire cesser les
divisions dont sa disgrâce ancienne avait été l'occasion, et à
rassembler tous les orthodoxes dans un commun sentiment de résistance
aux ennemis de leur foi. Nous ne savons rien des incidents qui
marquèrent le séjour à Césarée de Valens et des évêques ariens qui
l'accompagnaient. Mais le Code Théodosien nous apprend que l'empereur
était dans cette ville en juillet 365. Quels efforts furent tentés à ce
moment pour implanter l'arianisme en Cappadoce ? Quelles épreuves
subirent les catholiques ? Grégoire de Nazianze, décrivant le rôle de
Basile, dit seulement qu'il entraîna les uns, contint l'ardeur excessive
des autres, excita tous les fidèles à la lutte. Il ajoute que Basile
apprit alors à parler avec une grande liberté aux magistrats et aux
puissants. Il laisse enfin entendre que Basile courut des dangers. Les
ariens, continue Grégoire, durent se retirer confondus, après avoir
appris à leurs dépens que les gens de Cappadoce ne sont point faciles à
entamer, et gardent à la Sainte Trinité une foi inébranlable. La
résistance des catholiques de Césarée et de toute la province dut être
puissamment aidée par les circonstances imprévues qui forcèrent Valens à
abréger son séjour. La révolte de Procope venait d'éclater à
Constantinople, mettant en grand péril l'autorité de l'empereur.
Celui-ci se hâta de regagner la Bithynie.
Basile ne devait plus
quitter Césarée. Pendant cinq années, il aida Eusèbe à remplir les
devoirs de sa charge. Ici encore, beaucoup de détails manquent. Mais
saint Grégoire, le plus intime témoin de la vie de Basile, nous trace au
moins les grandes lignes.
L'influence de Basile était
devenue si considérable, qu'on le choisissait pour arbitre de beaucoup
de procès, et que ses décisions avaient force de loi. Dans ses moments
libres, toujours il revenait à ses chers moines. De vive voix ou par
écrit, il ne cessait de leur donner des conseils. Les secondes règles
ont été rédigées à cette époque. Cependant, si lié qu'il fût avec les
religieux de Cappadoce, c'est plutôt vers sa solitude du Pont qu'il
dirigeait ceux qui lui demandaient avis. Tel paraît au moins le sens
d'une lettre de recommandation donnée par lui à un homme qui l'avait
consulté sur sa vocation religieuse : il l'adresse à des moines sur qui
il a juridiction, et qu'il charge de l'examiner avec soin : selon toute
vraisemblance, cette lettre est écrite de Césarée, et destinée à ses
religieux d'Annesi. L'autorité qu'Eusèbe avait abandonnée à Basile
s'étendait aux choses qui dépendent le plus directement de
l'administration épiscopale : il régla les fonctions des divers ordres
du clergé de Césarée, et réforma la liturgie de cette Église. Dans tous
les patriarcats grecs de l'Orient, on se sert encore des liturgies
attribuées à saint Basile. Il est difficile de déterminer ce qui peut
vraiment remonter jusqu'à lui, et ce que les siècles ont ajouté ou
remanié. Mais une chose reste certaine : de même que, pendant sa
retraite du Pont et pendant le temps de sa prêtrise à Césarée, il donna
des lois à l'ordre monastique, et lui imposa une forme durable, de même
il marqua d'une empreinte qui n'est pas encore effacée la liturgie des
Églises d'Orient. Avec son esprit pratique, discernant ce que peut
porter la dévotion populaire, il abrégea les trop longues formules et
ramena à une moindre durée l'office divin. Il emprunta aux coutumes de
l'Église d'Antioche, et consacra par son exemple, l'usage alors nouveau
de la psalmodie à deux chœurs : il décrit dans une lettre la prière
matinale de tout le peuple rassemblé dans l'église, qu'illuminent les
premiers rayons du soleil, et commençant, sa journée par chanter à voix
alternées les louanges de Dieu. On croit posséder, dans une citation
très ancienne, un passage authentique de sa liturgie : c'est une
oraison, dite par le prêtre à l'autel : « Donne, Seigneur, la force et
ta protection; nous t'en conjurons, rends bons ceux qui sont méchants,
et conserve dans la bonté ceux qui sont bons. Car tu peux tout, et il
n'y a personne qui s'oppose à toi. Tu sauves quand tu veux, et nul ne
résiste à ta volonté. » Ces paroles brèves, animées d'une ardeur
contenue, et renfermant autant de sens que de mots, portent bien la
marque du puissant esprit de saint Basile.
Un des traits de celui-ci, c'est la facilité avec laquelle, des plus
hautes spéculations de la piété, il descend aux affaires communes et au
soin des intérêts publics, quand les circonstances le demandent. Homme
de contemplation et d'action tout ensemble, nous le verrons, dans la
suite du récit, différer par là de son ami Grégoire, chez qui, à mesure
que la vie avance, le contemplatif l'emporte chaque jour davantage sur
l'homme d'action. Basile, à Césarée, s'occupa d'une foule d'œuvres
extérieures. Il devint le patron des pauvres et organisa l'hospitalité
des étrangers, des infirmes et des vieillards. Vers 367 ou 368, la
Cappadoce fut affligée par une terrible famine. Un hiver très sec, un
printemps sans eau, le brusque passage d'une température glaciale à une
chaleur torride, avaient détruit tout espoir de récolte et préparé la
disette. On vit, à l'époque de la moisson, les cultivateurs s'asseoir
désespérés dans leurs champs, en regardant avec des yeux plein de larmes
leurs femmes et leurs enfants qui, dans le temps où le blé tombe
habituellement sous la faucille, arrachaient à grand-peine d'un sol
desséché et fendu par le soleil quelques herbes jaunies. Des pères
vendaient leurs fils pour avoir du pain. La situation de la Cappadoce,
éloignée de la mer, séparée de tout port par des montagnes, rendait le
ravitaillement presque impossible. Personne ne paraît l'avoir tenté. Les
magistrats, comme frappés de stupeur par une calamité sans précédent, ne
prirent pas de mesures pour subvenir à la détresse publique. Un seul
homme se rencontra : Basile. Quoique dépouillé déjà d'une partie de sa
fortune, il conservait encore quelques biens. La succession de sa mère
Emmelie, qui venait de mourir, lui avait reconstitué un patrimoine. Il
vendit tout ce qu'il put. Avec les fonds ainsi recueillis, il fit venir
toutes les provisions qu'il fut possible d'acheter. En même temps,
faisant honte aux riches spéculateurs, qui conservaient dans leurs
granges du blé qu'ils espéraient vendre au poids de l'or, ils les
contraignit, par l'autorité de la parole et de l'exemple, à ouvrir ces
criminelles réserves. Les dons en nature, les souscriptions affluèrent.
Par les soins de Basile, on vit, sur les places de Césarée, se
rassembler la multitude des indigents, hommes pâlis par la faim, femmes
hâves, décharnées, enfants se soutenant à peine; ceux mêmes des Juifs,
dit un contemporain, étaient admis. Dans de grandes marmites cuisaient
les légumes, assaisonnés de sel, dont Basile avait organisé la
distribution. Lui, aidé de ses serviteurs et de quelques personnes
charitables, servait les portions, les reins ceints d'un tablier.
L'heure de l'office étant venue, on le voyait de ces cantines populaires
se rendre à l'église. Là, d'une voix émue, il distribuait à tous,
pauvres et riches, le pain plus précieux encore de la parole divine.
Alors fut prononcée son éloquente homélie sur la sécheresse et la
famine, peut-être aussi celle où, pour combattre les blasphèmes inspirés
par la souffrance, il prouva que ce n'est pas Dieu, mais notre propre
perversité, qui est l'auteur des calamités dont nous souffrons ;
peut-être encore son homélie sur les riches, et le beau discours sur
l'avare dont parle l'Evangile, qui, au moment où il va construire des
granges plus vastes, est emporté subitement par la mort.
Basile n'est encore qu'une
simple prêtre, mais ses vertus et ses services rayonnent sur tout
l'Orient chrétien. Les meilleurs évêques, les plus fermes soutiens de
l'orthodoxie, sont ses amis et le traitent en égal. Il possède au plus
haut degré ce don de l'autorité, que l'éclat même des fonctions ne
confère pas, si on ne l'a reçu d'ailleurs. Les paroles fermes, mesurées,
où le commandement naturel se tempère de courtoisie, forment déjà la
caractéristique de sa correspondance. Qu'il donne à des religieux des
conseils sur leur vocation, qu'il écrive à un père pour lui reprocher de
traiter durement ses fils, qu'il recommande à des magistrats ou à des
agents du fisc de ménager des contribuables ; qu'animé, comme saint
Paul, de « la sollicitude de toutes les Eglises, » il console les
diocésains de Néocésarée ou d'Ancyre de la mort de leurs pasteurs, ou
confie à Eusèbe de Samosate les inquiétudes que lui cause la ville de
Tarse, menacée peut-être d'un retour offensif de l'arianisme, l'homme de
gouvernement, pour qui nulle question n'est trop vaste, ou nul intérêt
trop petit, se reconnaît toujours dans son langage. Si intéressantes que
soient les lettres que l'on peut, avec vraisemblance, rapporter à cette
période de sa vie, nous ne saurions les analyser ici ; on nous permettra
de nous arrêter seulement à la correspondance de Basile avec Césaire, le
frère de Grégoire de Nazianze. Ce sera l'occasion d'esquisser rapidement
une figure de savant, de fonctionnaire, et finalement de saint, qui se
détache avec un curieux relief sur l'histoire de ce temps.
Césaire était, comme
Grégoire, le fils de cet ancien professeur de rhétorique, jadis païen,
converti au christianisme par les prières et l'exemple de sa femme Nonna,
qui, déjà vieux, fut élevé au siège épiscopal de Nazianze. D'abord
compagnon d'études de Grégoire en Cappadoce, Césaire le suivit à Césarée
de Palestine; la, trouvant un enseignement excellent pour la rhétorique,
mais médiocre pour les sciences, vers lesquelles le portait un goût
irrésistible, il quitta son frère afin d'étudier la géométrie,
l'astronomie et la médecine à Alexandrie. Devenu excellent médecin, il
partit pour Constantinople, où il acquit une prompte renommée. Les plus
séduisantes perspectives s'ouvrirent à son ambition. On sollicita pour
lui, de Constance, le titre de médecin de la cour; un siège lui fut
offert au sénat de Constantinople; un riche mariage lui fut proposé. Se
dérobant, pour un temps, à ces honneurs et à ces espérances, Césaire
revint en Cappadoce; il avait hâte d'embrasser ses parents et de revoir
sa terre natale. Mais il retourna bientôt à Constantinople; il y fut
bien reçu, entra très avant dans l'intimité de l'empereur, et se fit
estimer de tous par sa science professionnelle, la pureté de ses mœurs,
son désintéressement. Quand Julien eut succédé a Constance, la situation
de Césaire ne fut pas ébranlée. Les mesures prises par Julien contre les
familiers de Constance ne l'atteignirent pas. Le nouvel empereur sembla
mettre son amour-propre à séduire Césaire et à le gagner à sa cause. Ce
fut le motif d'une grande inquiétude pour Grégoire et pour le vieil
évêque de Nazianze. Celui-ci ne prononçait plus le nom du brillant
médecin, tant la faveur de Julien lui semblait un outrage ; quant à
Nonna, son époux et son fils la tenaient soigneusement dans l'ignorance
: on craignait une émotion trop vive pour son âme ardente, d'un
christianisme un peu farouche. Elle qui se faisait une loi de ne pas
donner la main à une païenne et de ne jamais passer devant un temple
d'idoles, comment eut-elle supporté la présence d'un de ses enfants près
d'un empereur apostat, persécuteur de la religion chrétienne ? Grégoire
écrivit tout cela à son frère : « Quelle honte pour le fils d'un évêque!
et quelle situation va être la tienne parmi la catégorie méprisée des
chrétiens qui tolèrent et se laissent tolérer, ou dans les rangs plus
méprisés encore de ceux qui, par ambition, font des choses indignes de
leurs croyances ! » A ces éloquents reproches, Grégoire joint une
considération capable de toucher un riche bourgeois de la Cappadoce,
assez solidement établi en ce monde pour être inexcusable de risquer
l'honneur au service de la fortune : « Sans aucun doute, nous possédons
assez de bien pour vivre honnêtement et libéralement, si nous savons
régler nos désirs. » On ne sait quel accueil Césaire eût fait à ces
remontrances, mais la hâte de Julien précipita la solution. Les apostats
aiment à entraîner les autres dans leur chute : au désir de faire un
prosélyte se joignait, chez l'empereur païen, la joie perverse de
corrompre le fils et le frère des deux Grégoire de Nazianze. Rien ne fut
négligé : promesses d'honneurs, d'argent, arguments captieux. Césaire
aimait beaucoup la vie de la cour, mais il était sincèrement pieux. Il
repoussa les promesses et réfuta les arguments. Ne craignant pas
d'élever la voix en présence de son souverain : « Je suis chrétien,
cria-t-il, et le serai toujours. » Julien se sentit vaincu ; dans le
langage d'oracle où il se complaisait : « L'heureux père ! dit-il, mais
les malheureux enfants ! » C'était la rupture : Césaire abandonna ses
charges et revint à Nazianze.
La mort de Julien réveilla
son ambition. Il se hâta de revenir à la cour pour se mettre au service
de Jovien, puis de ses successeurs. En 368, il était en Bithynie avec le
titre de questeur, quand, à Nicée, où il résidait, survint un
tremblement de terre qui fit d'innombrables victimes. Césaire fut un des
rares survivants; on le tira, blessé, du milieu des décombres. Ce fut
pour Grégoire l'occasion de lui prêcher la retraite. Il lui envoya une
lettre pressante pour l'engager à se donner tout entier, désormais, au
service de Dieu. Basile écrivit à son tour. L'objet apparent de sa
lettre est de féliciter Césaire d'une délivrance presque miraculeuse ;
le but réel est de commenter pour lui les leçons de la Providence. «
Nous aurons beaucoup gagné, si nous sommes résolus à demeurer dans la
disposition où nous avons été au moment du péril. Alors s'est montrée à
notre esprit la vanité de la vie; nous avons compris qu'il n'y a rien de
solide dans les choses humaines et qu'un instant suffit à les renverser.
Nous avons senti en même temps un repentir du passé, et nous avons
promis de mieux servir Dieu à l'avenir. L'imminence du danger nous a
rendu la mort présente. Telles ont été, je le crois, tes pensées. Mais
tu as contracté une dette. Voilà pourquoi, heureux de la grâce que Dieu
t'a faite, et préoccupé de l'avenir, j'ose te parler ainsi. Tu sauras
écouler ce langage avec la patience et la douceur que tu montrais, quand
autrefois nous conversions ensemble. »
Cette lettre est un
excellent spécimen du style épistolaire de Basile, grave, contenu, mais
animé du feu intérieur de la charité. Césaire était homme à se rendre à
de tels accents. Emu par les instances de son frère et de Basile, y
reconnaissant les sentiments mêmes que le danger auquel il venait
d'échapper avait éveillés dans son âme, il vit comme eux, dans la
catastrophe de Nicée, un avertissement de la Providence. Jusque-là,
selon l'usage encore trop répandu, il avait différé son baptême au jour
où il se retirerait de la vie publique. Il se hâta de se démettre de ses
emplois et de recevoir le sacrement. Il était temps, car sa santé
ébranlée ne devait pas résister à la secousse qu'il avait reçue. Il
mourut, probablement encore en Bithynie, sans avoir revu les siens
Grégoire aimait tendrement son frère ; la mort de Césaire lui inspirera
l'un de ses plus touchants discours. Mais elle fut pour lui l'occasion
de grands embarras. Les serviteurs qui assistaient Césaire mourant ,
l'avaient en tendu manifester l'intention que toute sa fortune fût
distribuée aux pauvres. Sous prétexte d'accomplir ce vœu, ils mirent
tout de suite ses biens au pillage. « Le chêne était par terre, chacun
se hâtait d'en couper une branche. » Quand Grégoire essaya, plus tard,
de mettre un peu d'ordre dans ce qui restait du patrimoine de Césaire,
il se trouva harcelé par les demandes des créanciers, vrais ou
prétendus. Grégoire, comme Basile, avait embrassé à cette époque la
pauvreté volontaire : il était dans l'impossibilité de subvenir, soit
avec les débris de la fortune de Césaire, soit avec ses propres biens,
aux demandes qui lui étaient adressées. Son caractère doux,
contemplatif, capable d'énergie à l'occasion, mais peu fait pour les
luttes prolongées, qui font voir de près le vilain jeu des intérêts et
des passions, le disposait mal à soutenir des procès. « Oiseau toujours
prêt à prendre son vol, » comme il le dit en racontant cette partie de
son histoire, il ne savait comment traîner ce fardeau de procédure.
Qu'on lise la lettre
adressée par lui à Sophrone, préfet de Constantinople, avec qui il était
lié : c'est une plainte touchante, un peu vague; ce n'est pas le langage
des affaires. Toute autre est la lettre écrite au même magistrat par
Basile, exposant clairement le litige et offrant, au nom de Grégoire,
l'abandon de ce qui reste de la succession de Césaire au fisc, à charge
par celui-ci de discuter les demandes des créanciers. Une seconde lettre
de Basile sur la même question, écrite à un autre magistrat, Aburbius,
peint au naturel Grégoire de Nazianze, « pour qui c'est un supplice
intolérable de se mêler d'affaires auxquelles il est aussi étranger par
sa nature que par sa volonté : comment demander de l'argent à un pauvre
et faire un plaideur de celui qui n'aspire qu'au repos ? » Basile aussi
aime la paix : il n'est pas moins détaché que Grégoire des intérêts
temporels; mais quand la charité ou l'amitié l'obligent à s'occuper
d'eux, il y porte toute la fermeté de son esprit. La différence des
caractères des deux amis, que la suite de leur vie mettra souvent en
lumière, apparaît ici pour la première fois. L'un, directement
intéressé, se plaint plus qu'il n'agit; l'autre, par affection pour lui,
prend l'affaire en main et propose les solutions précises. On ne sait,
du reste, si les propositions de Basile furent admises, et l'on ignore
comment se terminèrent pour Grégoire les soucis que lui causa la
succession de son frère. Mais, sur des questions plus hautes, ils
avaient eu tous deux gain de cause, puisque leur effort commun avait
détaché du monde et donné à Dieu l'âme de Césaire.
II
L'ÉPISCOPAT DE SAINT BASILE
CHAPITRE I
L'ÉLECTION
L'évêque de Césarée,
Eusèbe, mourut vers le milieu de 370, assisté au lit de mort par Basile.
Une grave question se posa : le choix de son successeur. Césarée n'était
pas seulement la métropole ecclésiastique de la Cappadoce : la
juridiction de son évêque paraît s'être étendue sur cinquante
suffragants, répartis dans onze provinces, qui comprenaient plus de la
moitié de l'Asie Mineure. Dans l'état présent de l'Eglise et de
l'Empire, en face de l'arianisme triomphant, devant un souverain comme
Valens, ennemi déclaré de l'orthodoxie, l'élection d'un prélat aussi
considérable dépassait l'importance d'une affaire locale. Les ambitieux
convoitaient un des plus grands sièges de l'Orient; les hérétiques,
soutenus par toutes les influences officielles, espéraient y placer un
des leurs; les vrais catholiques tournèrent les yeux vers Basile, en qui
se réunissaient la science, l'orthodoxie, l'éloquence, l'indomptable
énergie, l'esprit de gouvernement. Basile lui-même sentait trop la
gravité de la situation, pour se dérober par excès de modestie à un
devoir évident. Il crut bien faire en appelant à Césarée son ami intime
Grégoire de Nazianze, de qui il attendait, dans la crise décisive qu'il
voyait venir, conseil et appui.
Mais Grégoire avait une de
ces âmes délicates à l'excès, facilement ombrageuses, qui répugnent à
servir toute ambition, même la plus sainte et la plus légitime. Pour
l'attirer, Basile crut pouvoir user d'un subterfuge. Il écrivit à son
ami que, gravement malade, il désirait le voir. Sa santé toujours en
péril lui permettait de parler ainsi, sans blesser matériellement la
vérité. Mais Grégoire, en route vers Césarée, rencontra des évêques de
la Cappadoce, qui s'y rendaient pour participer à l'élection. Il comprit
alors dans quel dessein Basile l'avait mandé. Craignant, dit-il, les
mauvaises langues, et s'imaginant que la tyrannie et la brigue auraient
plus de part au choix du futur métropolitain que le suffrage des hommes
droits et pieux, il « mit la proue en arrière » et rentra chez lui, non
sans adresser à Basile une lettre d'amical reproche.
Heureusement vivait encore
à Nazianze un vieil évêque qui n'avait pas de ces scrupules, plutôt
homme d'action qu'homme de pensée, mais voyant toujours droit et
agissant de même. C'était le père de Grégoire, entré tard du paganisme
dans l'Église, et promu des fonctions civiles à l'épiscopat : on se
souvient de son rôle lors de l'élection du précédent métropolitain. La
partie saine du clergé et du peuple désirait vivement sa venue; la
faction opposée à Basile, où se trouvaient beaucoup d'évêques, qui
multipliaient les réunions préparatoires et les conciliabules, la
redoutait : de ce côté, tout en lui écrivant pour l'inviter à venir, on
le faisait d'un ton où perçait le désir que l'invitation ne fût pas
acceptée. Le vieux Grégoire, malade, presque impotent, différait le
voyage. Il envoya plusieurs lettres, en se servant de son fils comme
secrétaire. Une première fut adressée aux habitants de Césarée, «
prêtres, moines, magistrats, sénateurs, peuple. » S'intitulant « le
petit pasteur d'un petit troupeau, le dernier des ministres du Seigneur,
» l'évêque de Nazianze recommandait, avec l'autorité de sa vertu et de
son âge, le seul candidat à ses yeux désirable ou même possible, Basile.
Une autre lettre eut pour destinataire un des plus saints prélats du
temps, défenseur intrépide de l'orthodoxie contre les ariens, Eusèbe de
Samosate . bien que celui-ci ne fût pas au nombre des électeurs pour le
siège de Césarée, puisqu'il résidait en Commagène, Grégoire le suppliait
de venir user de son influence en faveur de Basile, ce qu'Eusèbe
n'hésita pas à faire. Enfin, Grégoire écrivit aux évêques du parti
adverse une lettre énergique, leur disant qu'il se rendrait à leur
appel, mais seulement s'ils se décidaient à choisir Basile, et réfutant
les objections que l'on répandait dans le peuple pour empêcher son
élection : « Basile est sans doute d'une santé frêle; mais c'est un
docteur de la foi, non un athlète qu'il nous faut. » On avait affaire,
cependant, à un fort parti. Les représentants des pouvoirs publics y
cabalaient de concert avec les derniers du peuple. L'influence et le
tact d'Eusèbe de Samosate, en rendant courage aux orthodoxes, n'eussent
peut-être pas suffi à assurer le succès de leur candidat. Le vénérable
évêque de Nazianze prit une résolution héroïque. Au risque de mourir en
route, il quitta son lit pour monter en litière, et partit pour Césarée.
Son fils raconte que l'effort lui rendit la vigueur, et que, redevenu
jeune d'énergie et presque de corps, il mit dans la balance le poids de
son autorité, et décida de l'élection. Ce fut lui qui consacra de ses
mains et intronisa le nouvel évêque.
L'élévation de Basile fit
éclater les sentiments les plus divers : allégresse des orthodoxes et de
la majorité du peuple de Césarée; applaudissement du vétéran des luttes
pour la foi, saint Athanase; joie discrète et profonde du plus cher ami
de Basile, Grégoire de Nazianze, qui, par un excès de délicatesse,
hésita longtemps à venir féliciter le nouvel élu, et refusa les dignités
que celui-ci lui offrait; dépit de Valens à la vue de la puissante digue
élevée contre le flot montant de l'arianisme.
Mais une pénible épreuve
attendait Basile dès le début de son épiscopat. L'opposition faite à son
nom se prolongea après qu'il eut été élu. Un sentiment d'envie,
d'ambition blessée, anima contre lui beaucoup de ses suffragants.
Ceux-ci avaient déjà manifesté leur humeur par des traits malins
décochés au vénérable et doux évêque de Nazianze. Ils cherchèrent toutes
les occasions de montrer à Basile que s'il était devenu leur supérieur,
c'était bien malgré eux. Aucun de ses desseins n'obtenait leur
approbation. Toutes ses avances étaient dédaigneusement repoussées.
Négligeait-il d'inviter quelqu'un de ces opposants à une fête de son
Eglise, à une commémoration de martyr ? Ils se plaignaient avec
amertume. Envoyait-il une invitation ? Ils refusaient de venir. Un jour,
le bruit de sa mort se répandit dans la province : ils accoururent avec
empressement à Césarée, où Basile les accueillit par de sévères paroles.
En sa présence, ils promettaient de s'amender. Rentrés dans leurs
diocèses, ils reprenaient leur opposition. Basile eut même la douleur de
voir un proche parent se mêler à eux. On ne sait pour quel motif un de
ses oncles, évêque aussi en Cappadoce, rompit avec lui. L'affaire fut
envenimée par une maladroite démarche d'un des frères de Basile,
Grégoire, le futur évêque de Nysse, et la rupture eût sans doute
longtemps duré, si Basile, oubliant sa dignité de métropolitain, ne
s'était décidé à écrire le premier à son oncle une lettre affectueuse.
Avec d'autres, la réconciliation fut moins facile. Il faudra à Basile
plusieurs années de patience, de douceur, de charité, pour ramener peu à
peu à lui ces esprits dévoyés, et faire enfin tenir à des adversaires
conquis par sa vertu le propos que rapporte saint Grégoire de Nazianze :
« Qui s'oppose à Basile s'oppose à Dieu. »
CHAPITRE II
LA PERSÉCUTION ARIENNE
Basile occupait depuis un
an le siège de Césarée, quand les événements vinrent justifier la
sagesse de ceux qui l'y avaient élevé.
La persécution contre les
catholiques était dans son plein. Valens, récemment baptisé par un
prélat arien, tenait ses promesses en essayant d'implanter partout
l'hérésie. Devant cette affaire principale s'effaçaient tous les
intérêts de l'État. Magistrats, généraux, soldats, y étaient employés.
Les excès commis sous Constance furent vite dépassés. On imaginerait
difficilement scène plus horrible que le martyre de quatre-vingts
ecclésiastiques de Constantinople, abandonnés en pleine mer sur un
navire auquel les bourreaux mirent le feu. Dans toutes les villes où
passaient l'empereur et sa suite, les catholiques subissaient d'affreux
traitements. Grégoire de Nazianze montre les églises livrées aux
hérétiques, aux païens et aux juifs, l'orgie portée jusque sur l'autel
et dans la chaire sacrée, des vierges outragées, des fidèles livrés aux
bêtes, des évêques déchirés avec des ongles de fer, le sang chrétien
inondant les pavés des sanctuaires. Au milieu de ces scènes d'horreur,
Valens traversa la Bithynie. En Galatie, il rencontra moins de
résistance, et fit par conséquent moins de victimes. Couvert du sang
d'une de ces provinces, fort des apostasies obtenues dans l'autre, il
s'avançait maintenant vers la Cappadoce.
Basile l'y attendait de
pied ferme. Mais il n'eut pas tout de suite à se défendre contre les
promesses et les menaces de l'empereur. Avant celui-ci, divers
personnages arrivèrent à Césarée et s'efforcèrent d'amener le
métropolitain à un compromis. Ce furent d'abord quelques évêques ariens,
conduits par un prélat galate, le vieil Evippius, littérateur renommé,
avec qui Basile avait jadis entretenu des relations d'amitié. Sa seule
réponse à leurs avances fut de les séparer de sa communion. Mais il fut
bientôt assailli par des dignitaires ou des employés de la cour,
magistrats, chambellans, eunuques. A tous il opposa la même résistance.
Saint Grégoire de Nazianze, qui peut-être y assista, qui en tout cas put
en entendre le récit de la bouche même de Basile, a laissé une sorte de
procès-verbal de son entretien avec le plus redoutable de ces
adversaires, Domitius Modestus, préfet du prétoire, le même qui avait
fait brûler en pleine mer quatre-vingts prêtres de Constantinople.
Celui-ci avait reçu, comme Valens, le baptême de la main d'un prêtre
arien : il respirait tout le fanatisme de la secte. Quand Basile fut
amené devant lui, sans même lui donner, comme le voulait l'usage, son
titre d'évêque, il l'apostropha grossièrement en ces termes :
« Quelle raison as-tu donc,
toi, de t'opposer audacieusement à un si grand empereur, et, seul entre
tous, de lui désobéir ?
« — Que veulent dire ces
paroles ? répondit Basile. De quelle audace et de quelle désobéissance
parles-tu ? Je ne comprends pas.
« — Tu ne suis pas la
religion de l'empereur, alors que tous les autres ont été soumis ou
domptés.
« — Mon empereur, à moi, me
le défend; je ne puis adorer aucune créature, ayant été créé de Dieu et
destiné à participer à la nature divine.
« — Et nous, que te
paraissons-nous donc ? Eh quoi! tu ne considères pas comme un honneur de
te joindre à nous, et d'entrer dans notre compagnie ?
« — Vous êtes de hauts
magistrats, des hommes illustres, je ne songe pas à le nier; mais vous
n'êtes pas supérieurs à Dieu. Il me serait, certes, très honorable de
devenir votre ami; mais vous êtes aussi des créatures de Dieu, et vous
avez pour égaux bien d'autres hommes, qui nous sont soumis. Car ce n'est
pas la dignité des personnes, mais leur foi qui honore le christianisme.
»
Le préfet se leva alors en
colère de son siège :
« Quoi ? s'écria-t-il, tu
ne crains pas mon pouvoir ?
« — Pourquoi craindrais-je
? que peut-il m'arriver ? que puis-je avoir à souffrir ?
« — Ce que tu souffriras ?
quelqu'un des châtiments que j'ai le pouvoir d'infliger.
« — Lequel ? fais-toi
comprendre.
« — La confiscation,
l'exil, la torture, la mort.
« — Fais-moi d'autres
menaces. Aucune de celles-ci ne me touche.
« — Comment ?
« — Parce que la
confiscation ne peut atteindre celui qui n'a rien, à moins que tu n'aies
envie de ces vêtements usés et de quelques livres, qui font toute ma
richesse. L'exil ne m'effraie pas davantage : je n'appartiens à aucun
lieu : cette terre où je suis n'est pas mienne; en quelque pays que je
sois mené, j'y serai chez moi. Pour mieux dire, je sais que toute la
terre est à Dieu, et je me considère partout comme un étranger et un
pèlerin. Quant aux tourments, ils ne m'importent guère : mon corps est
si frêle, que le premier coup l'abattra. La mort me sera un bienfait :
elle m'enverra plus vite à Dieu, pour qui je vis, que je sers, pour qui
je suis déjà à de mi mort, et vers qui j'ai hâte d'aller.
« — Personne jusqu'à ce
jour, dit le magistrat stupéfait, ne m'a parlé avec une telle liberté.
« — C'est que peut-être,
répondit Basile, n'as-tu jamais rencontré un évêque. Tout autre t'eût
parlé et résisté comme moi. En toutes choses, ô préfet, nous sommes
doux, paisibles, et nous nous considérons comme les derniers des hommes,
ainsi que le commande notre loi. Contre personne, je ne dis pas contre
un si grand empereur, mais pas même contre un plébéien, un homme de
basse condition, nous ne nous élevons avec arrogance. Mais quand notre
Dieu est en cause, alors nous ne connaissons plus rien, et nous ne
voyons que lui seul. Le feu, le glaive, les bêtes, les ongles qui
déchirent la chair, nous font plus envie que terreur. Accable-nous donc
d'injures, menace, fais ce que tu voudras, use de tout ton pouvoir. Mais
que l'empereur le sache bien : tu ne pourras nous vaincre et nous
soumettre à tes doctrines impies, quand même tu nous annoncerais des
supplices encore plus atroces que ceux-ci. »
Saint Grégoire de Nysse, qui résume avec moins de détails cet entretien,
ajoute que le préfet, subitement radouci, changea de ton.
« Tu devrais, dit-il à
Basile, être bien aise de recevoir l'empereur dans ton Église, et de le
compter nu nombre de tes fidèles. Que faudrait-il, pour obtenir cette
faveur ? presque rien : ôter du symbole le mot consubstantiel. »
Beaucoup de personnes
avaient déjà conseillé à Basile de faire provisoirement cette concession
de forme, afin de détourner l'orage qui s'amassait sur sa tète. Mais
lui, avec son habituelle fermeté :
« Je souhaiterais beaucoup,
répondit-il, de voir l'empereur dans la véritable Eglise, parce que je
désire son salut et celui de tous les hommes. Mais je suis si éloigné
d'ôter ou d'ajouter quelque chose au symbole de la foi, que je n'oserais
pas seulement y changer l'ordre des paroles. »
Pendant ce colloque, la
nuit était venue. On raconte que le préfet invita Basile à réfléchir
jusqu'au lendemain, et à lui donner alors sa réponse. « Je serai demain
ce que je suis aujourd'hui, » répondit l'évêque, et, dans sa soif de
martyre, il ajouta : « Je souhaite que toi non plus tu n'aies pas,
demain, changé de sentiments à mon égard. »
Tel était l'état des choses
au moment où Valens fit son entrée dans la capitale de la Cappadoce. Il
était doublement irrité contre les catholiques de Césarée. Il se
souvenait de l'échec de la tentative faite quatre ans plus tôt contre
leur foi, et il n'oubliait pas la part que Basile, alors simple prêtre,
avait eue à cet échec. La résistance que ses agents venaient de
rencontrer de nouveau portait au comble sa colère. Pour lui plaire,
ceux-ci se crurent obligés à exercer une nouvelle pression sur l'évêque.
Les gens de la suite de l'empereur s'en mêlèrent. Un fonctionnaire,
originaire d'Illyrie, et dont le rang n'est pas clairement indiqué, se
crut le droit d'interroger Basile, en présence de nombreux officiers.
Modestus. dont la colère s'était rallumée, fit de nouveau comparaître
l'évêque. Mais cette fois il s'était entouré de tout l'appareil de la
justice. Il siégeait dans son cabinet, séparé de la salle d'audience
réservée au public par un voile, qu'on levait pour le prononcé de la
sentence: autour de lui était rangé tout l'offîcium, appariteurs,
hérauts, licteurs. Malheureusement, personne ne nous a transmis les
paroles échangées dans cette nouvelle audience, à laquelle apparemment
Grégoire de Nazianze n'assistait pas, et dont Grégoire de Nysse se borne
à décrire la solennité terrifiante. Ce dernier résume d'un mot
l'altitude de son frère : « Le généreux athlète dépassa encore, dans
cette seconde épreuve, la gloire qu'il avait acquise dans le premier
combat. »
Découragé, le préfet du
prétoire vint faire son rapport à Valens. « Seigneur, dit il, nous
sommes vaincus par cet évêque. Il est supérieur à toutes les menaces, ne
se laisse ébranler par aucun discours, et demeure insensible aux
flatteries. Il faut nous attaquer à de plus faibles. De lui l'on obtient
rien : une seule voie reste ouverte, la violence. » Valens recula devant
cette extrémité. Moins brutal que ses serviteurs, il ne pouvait
s'empêcher de ressentir de l'admiration pour tant de courage. Quelque
apaisement se fit dans son esprit. « Le fer se laisse amollir par le
feu, » dit saint Grégoire de Nazianze, qui ajoute : « Mais il ne cesse
pas pour cela d'être du fer. » Valens se demanda par quel moyen, sans
abandonner ses propres opinions, il parviendrait à se concilier Basile.
L'approche d'une des grandes solennités de l'Eglise parut lui en donner
l'occasion.
C'était le jour de l'Epiphanie
(6 janvier 372). Le peuple était assemblé dans la principale église de
Césarée : l'office se célébrait avec cette régularité et cette pompe que
Basile avait établies. Valens, suivi de sa cour, entra dans la basilique
et se plaça parmi les fidèles. Il écouta d'abord avec admiration le
chant alterné des psaumes, ouïes voix de tous les assistants, divises en
deux chœurs, se répondaient, dit saint Grégoire, avec un bruit de
tonnerre. Puis ses regards se portèrent vers l'autel, situé au fond de
l'abside. Là, suivant l'usage antique, Basile était debout, faisant face
au peuple : tout le clergé se tenait autour de lui. Sans paraître
s'apercevoir de la présence de l'empereur, il continua le saint
sacrifice, « le corps, les yeux, l'esprit aussi immobiles que s'il n'y
eût eu rien de nouveau, droit comme une colonne et attaché pour ainsi
dire à Dieu et à l'autel. » C'était, dit saint Grégoire, un spectacle
angélique plutôt qu'humain. Accoutumé aux attentions complaisantes des
prélats de cour, Valens n'avait rien vu de semblable. Aussi, quand le
moment fut venu d'apporter à la sainte table les dons que chacun avait
préparés, l'empereur se sentit troublé. Personne ne se présentait pour
recevoir son offrande, parce qu'on ne savait si Basile l'accepterait :
il se mit à trembler tellement, que si l'un des ministres de l'autel
n'avait avancé la main pour le soutenir, il serait tombé à terre.
Basile, cependant, paraît
avoir reçu le présent de Valens. Il eût pu le refuser, à l'exemple du
pape Libère repoussant celui de Constance. Valens, baptisé par des
hérétiques, et faisant profession d'hérésie, n'avait aucun droit à être
compté parmi les fidèles. Mais Basile était aussi conciliant
qu'intrépide; il n'eût pas voulu éteindre par un refus blessant la
première étincelle de bonne volonté qu'il apercevait chez son ennemi. Là
se bornèrent ses concessions : il ne donna pas la communion à
l'empereur.
Les deux adversaires
demeurèrent quelque temps ainsi, dans un état, si l'on peut dire, de
paix armée. Bientôt, cependant, la haine persévérante des ariens
l'emporta de nouveau dans les conseils de Valens. On obtint de lui
l'exil de l'évêque de Césarée. L'heure du départ fut fixée ; il devait
avoir lieu de nuit, à cause de l'amour que le peuple portait à Basile.
Déjà la voiture était attelée : les ennemis du confesseur de la foi,
prévenus, laissaient éclater leur joie; les catholiques pleuraient;
quelques amis fidèles, comme Grégoire de Nazianze, se tenaient prêts à
suivre le voyageur. Celui-ci, sans montrer d'émotion, et sans faire
d'autres préparatifs, avait seulement donné ordre à l'un de ses
serviteurs de l'accompagner, porteur de ses tablettes. Soudain, une
nouvelle se répand : le fils de l'empereur est malade, on désespère de
sa vie ! Valens avait un fils unique, né en 366, et surnommé Galate,
parce qu'il était venu au monde pendant un séjour de l'empereur en
Galatie. Une fièvre pernicieuse venait de l'atteindre à Césarée : les
médecins, mandés en grande hâte, paraissaient désespérer de la guérison.
« Le malheur abat et humilie les rois, » dit Grégoire : il touche
surtout le cœur des mères. L'impératrice Dominica supplia son mari de
recourir aux prières de Basile. « L'enfant a été frappé, disait-elle, à
cause de la manière injuste dont celui-ci est traité. » Dans l'excès de
son inquiétude, Valens consentit à tout. Aussitôt contre-ordre est donné
: deux officiers de la maison militaire de l'empereur, Térence et
Arinthée, accourent chez Basile, au moment où celui-ci allait partir
pour l'exil. Ils le conjurent, au nom de Valens et de l'impératrice, de
venir sans retard au palais prier sur l'enfant malade. Basile y consent,
mais sous la condition que l'enfant, qui n'était pas encore baptisé,
recevrait le baptême des mains d'un prêtre orthodoxe, et serait instruit
dans la foi catholique. A son arrivée, le petit prince se trouva mieux.
On le crut guéri. Mais, dès que Basile eut quitté le palais, les ariens
reprirent le dessus. Cédant à leurs conseils, Valens fit baptiser son
fils par l'un d'eux. Presque aussitôt l'enfant mourut. « Tous les
assistants, tous les témoins de ce malheur, dit Grégoire de Nazianze,
demeurèrent persuadés qu'il eût été sauvé, » si Valens n'avait manqué à
sa promesse.
Cependant les ariens
avaient regagné leur ascendant sur l'esprit du souverain. Ils pressèrent
celui-ci d'ordonner de nouveau l'exil de l'évêque. Valens finit par
céder. Mais il ne le fit pas sans trouble. La mort de Galate l'avait
frappe de terreur. Malgré son attachement à l'hérésie, il n'était pas
éloigné de voir dans cette mort une punition divine. Aussi, au moment de
signer l'ordre de bannissement, sa main tremblait si fort qu'une
première plume, puis une seconde, se brisèrent sans qu'il pût tracer son
nom. Une troisième fois, il tenta encore d'écrire, et le roseau se
rompit de nouveau. Alors, croyant à un miracle, et s'inclinant devant la
volonté de la Providence, il déchira, plein d'émotion, la sentence
d'exil.
Une sorte d'attrait, mêlé
de terreur, ramenait malgré lui Valens vers Basile. Il voulut le revoir
à l'église. Il y revint, s'assit de nouveau parmi les fidèles, entendit
l'instruction, fit son offrande. Puis, l'office terminé, il fut
introduit dans le sanctuaire, où Basile, assis, l'attendait. Là, abrité
par le voile qui, dans les anciennes basiliques, séparait l'autel de la
nef, il put s'entretenir longuement avec le saint docteur. Plusieurs
personnes de la suite impériale étaient présentes; Grégoire de Nazianze
assistait aussi à l'entretien. « Avec quelle sagesse, dit celui-ci,
Basile parlait à l'empereur ! C'était bien la parole de Dieu qui sortait
de sa bouche. » C'était bien aussi, parfois, la parole de l'homme du
monde, accoutumé à remettre, d'un mot piquant, chacun a sa place. Parmi
les assistants à ce colloque à la fois solennel et intime était un
important fonctionnaire de la cour, surintendant des cuisines
impériales, qui portait assez ridiculement le grand nom de Démosthènes.
Celui-ci, ayant voulu se mêler à l'entretien et fait une objection,
commit un solécisme. « Quoi ! dit en riant Basile, Démosthènes ne sait
pas le grec ! » et comme le grossier personnage s'emportait, il le
renvoya à ses sauces. Valens sortit de l'entretien, en laissant à Basile
une large aumône pour ses fondations charitables.
« A partir de ce moment,
ajoute saint Grégoire, Valens se sentit mieux disposé envers Basile et
son Église. Les rigueurs s'apaisèrent, comme des flots qui ont rencontré
un obstacle. » Il s'agit là d'un apaisement tout relatif, car, jusqu'à
la fin de son règne, c'est-à-dire pendant cinq ans encore. Valens ne
cessera de persécuter les catholiques. Cependant, il ne recommencera la
persécution qu'après avoir quitté Césarée. Les Églises de la Syrie, de
la Mésopotamie, de la Palestine, de l'Egypte, de tout l'Orient romain,
souffrirent alors cruellement; mais le souvenir de Basile protégea la
Cappadoce. « Je suis, écrivait-il lui-même quelques années plus tard,
comme un rocher contre lequel les vagues de l'hérésie ne cessent de se
briser, et qui abrite derrière lui tout le rivage; ou plutôt,
ajoute-t-il avec humilité, je ressemble à cette chose infinie, vile et
petite entre toutes, le grain de sable, que la volonté du Tout-Puissant
a posé comme limite aux colères de l'immense océan. »
CHAPITRE
III
LES AFFAIRES DE LA CAPPADOCE
Presque dans le même
temps où Basile eut à livrer ces grands combats pour la foi, des
affaires d'un autre ordre n'avaient cessé de l'occuper. A peine était-il
devenu évêque de Césarée que ses concitoyens l'appelèrent à leur
secours, dans une crise qui bouleversait toute la Cappadoce.
Valens, dans le
courant de 371, venait de diviser celle-ci en deux provinces. C'était,
en ce moment, la tendance des empereurs, en Occident comme en Orient :
Valentinien crée en Gaule une seconde Narbonnaise; probablement la
Palestine et d'autres provinces d'Asie furent scindées vers cette
époque. Ces remaniements ne pouvaient avoir, au point de vue politique,
aucun intérêt; il est probable qu'une pensée fiscale guidait seule, en
ceci, les souverains, et que toute augmentation du nombre des provinces
se traduisait pour leurs habitants en une aggravation des charges
publiques. D'autres mesures arbitraires en étaient aussi la conséquence
: comme dans le système fiscal de l'Empire romain la curie des villes,
c'est-à-dire la réunion de leurs principaux habitants, était responsable
de la levée de l'impôt, il arrivait que, si la ville érigée en métropole
d'une circonscription nouvellement créée ne contenait pas de citoyens
assez riches pour former une curie solvable, on enlevait sans façon de
quelque autre cité une partie de ses curiales, que l'on transplantait,
malgré leurs protestations et au préjudice de tous leurs intérêts, dans
le nouveau chef-lieu. C est au moins ce qui se passa à Césarée, quand la
Cappadoce eut été partagée en deux provinces, et qu'on voulut faire du
bourg presque inconnu de Podande la capitale improvisée de la seconde
Cappadoce. Dans leur désolation, les habitants de Césarée se tournèrent
vers Basile. L'empereur était alors à Constantinople, se préparant à son
voyage d'Asie : ils supplièrent l'évêque d'aller le trouver, et de lui
demander le retrait d'une mesure qui ruinait et découronnait leur ville.
Basile s'excusa sur sa santé, qui ne lui permettait pas d'entreprendre
le voyage, et aussi sur les soins de son gouvernement ecclésiastique,
qui aurait à souffrir d'une longue absence; peut-être aussi ce qu'il
savait des dispositions de Valens, qui venait de persécuter les
catholiques de Constantinople pour les punir d'avoir élu un évêque
orthodoxe, lui faisait-il craindre de n'être pas en faveur près du
souverain. Mais ses relations, dès lors très étendues, lui permettaient
aisément de charger de la cause de Césarée des personnages mieux vus à
la cour. Il écrivit à Martinianus, qui tenait le premier rang parmi les
habitants de la Cappadoce, et avait libre accès près de l'empereur :
qu'il se présente lui-même à Valens, et lui parle avec la liberté à
laquelle lui donnent droit son âge et ses services; ou, si la vieillesse
l'empêche de se rendre à la cour, qu'au moins il appuie par une lettre
la requête de ses compatriotes. Un haut fonctionnaire, Aburgius, né à
Césarée même, et qui jusqu'à ce jour, comme le lui rappelle Basile, n'a
eu qu'à se louer de la fortune, ou plutôt de la Providence, est
également intéressé à leur sort. Enfin Basile s'efforce de mettre en
mouvement le maître des offices, Sophrone, originaire aussi de la
Cappadoce, et le supplie « de prendre en main la cause de la cité, qui
se jette à ses genoux. »
Les lettres de Basile
contiennent d'abord les arguments que le bon sens pouvait opposer à
toute pensée de subdivision des provinces. De tels changements, loin de
fortifier l'Empire, en diminueront plutôt la vigueur par la destruction
de son organisme traditionnel. « Si l'on coupe en deux un bœuf ou un
cheval, on n'aura pas deux bœufs ou deux chevaux; mais on aura tué son
cheval ou son bœuf. Ce n'est pas le nombre des provinces, c'est leur
existence même qui importe. » Surtout Basile insiste sur la ruine et la
désolation de Césarée. Il semble que le décret qui partageait la
province avait été accompagné tout de suite d'une augmentation d'impôts;
car les rues, dit-il, ne retentissent que des cris des agents du fisc et
des plaintes des contribuables, que l'on est obligé de battre pour les
faire payer. Leur voix éveille seule les échos des portiques abandonnés
par la foule. Sans ce bruit, on se croirait dans un désert. Les gymnases
sont fermés : la nuit, on n'éclaire plus les rues. Des grands, des
riches, des magistrats, une partie s'est enfuie, emmenant femmes,
enfants, serviteurs, afin d'éviter l'émigration forcée à Podande; les
autres y ont déjà été traînés comme des captifs; un tiers à peine des
curiales habite encore Césarée. Le départ de tant de grands, les
colonnes de la cité, a amené l'écroulement universel. Des maisons vides,
plus de commerce sur le marché, plus de conversations ou de discours au
forum, à peine de rares passants dans les rues : on dirait une ville
détruite par un tremblement de terre ou par une inondation.
On ne sait si les
mandataires de l'évêque et du peuple de Césarée firent valoir avec zèle
ces arguments; mais ils ne purent empêcher le morcellement de la
province. Une seule modification fut vraisemblablement apportée au
projet primitif : Tyane semble avoir été substituée, comme métropole de
la seconde Cappadoce, au bourg de Podande, ce qui peut-être permit le
rapatriement de quelques-uns au moins des curiales de Césarée, puisque
Tyane, ville importante, devait déjà posséder une bourgeoisie riche,
suffisante pour répondre de l'impôt.
Mais du choix de
Tyane allait naître, pour Basile, une nouvelle épreuve. Cette ville
avait alors un évêque appelé Anthime, jadis en bon accord avec son
supérieur de Césarée, car il avait signé en même temps que lui une
lettre adressée aux prélats de l'Occident. Mais Anthime, bien que fort
avancé en âge, semble avoir été tout ensemble ambitieux et cupide. Il
vit dans la promotion de Tyane au rang de capitale une occasion
d'augmenter l'importance de son siège. Il imagina d'en faire la
métropole religieuse en même temps que civile de la seconde Cappadoce,
et de revendiquer comme suffragants tous les évêchés, jusque-là relevant
de Césarée, qui se trouvaient dans cette partie détachée de l'ancienne
province. Comme conséquence, il prétendit mettre la main sur ceux des
biens et des revenus du siège métropolitain qui étaient répartis dans
les limites du nouveau territoire. C'était détruire la stabilité de
l'organisation ecclésiastique, en la rendant dépendante des fluctuations
administratives. Comme le rappellera, quelques années plus tard, le pape
Innocent Ier, « l'Eglise de Dieu ne doit pas suivre les changements
opères par la politique, et adopter les divisions ou les honneurs que
les souverains ont cru devoir établir dans leur intérêt. » Mais la
passion fait facilement litière des principes.
Anthime trouva des
allies. Parmi les évêques suffragants de Césarée, qui résidaient dans la
nouvelle province, tous n'étaient pas encore réconcilies avec Basile. Un
grand nombre restaient envieux de son élévation, jaloux de sa
supériorité, et se plaisaient même à jeter des doutes sur son
orthodoxie, pourtant assez glorieusement prouvée. C'est environ un an
après le décret impérial scindant la province, et apparemment quand
Valens eut quitté Césarée, que se manifestèrent les prétentions d'Anthime.
Aussitôt beaucoup des adversaires plus ou moins caches de Basile
jetèrent le masque, et s'attachèrent à l'évêque de Tyane. Ils se
considérèrent comme faisant partie de son synode, répondirent à ses
convocations, repoussèrent celles de Basile. Comme l'écrit celui-ci, «
dès que la partie delà province ou ils habitaient reçut un autre nom,
ils s'estimèrent d'un autre pays, d'une autre race, et n'eurent plus de
rapports avec nous. » A ces dissidents de parti pris se joignirent sans
doute des hommes de bonne foi, qui n'avaient pas su voir le vice de la
thèse soutenue par Anthime, et aussi la foule de ceux que charme la
nouveauté, et qui se tournent d'instinct vers le soleil levant. Avec
l'aide de tout ce monde, Anthime se prépara à lui-même sa province
ecclésiastique, séduisant les uns, au besoin déplaçant d'autorité les
autres.
Anthime fit plus
encore : il se conduisit en vrai brigand. Le monastère de Saint-Oreste,
bâti sur une des pentes du Taurus, devait à l'Eglise de Césarée un
tribut en argent et en nature. Basile, voulant, en face des prétentions
de ses adversaires, affirmer son droit, résolut d'aller en personne
percevoir ces redevances. Grégoire, en fidèle ami, l'accompagna. Comme
ils revenaient, ramenant un troupeau, et suivis d'une caravane de mules,
ils furent assaillis, dans un défilé de la montagne, par une troupe
d'hommes armés, que dirigeait Anthime en personne. « Je ne permettrai
pas de payer tribut aux hérétiques, » s'écriait celui-ci, joignant à la
violence l'injure la plus cruelle et la plus imméritée, et cachant sa
cupidité sous le faux prétexte de l'intérêt des âmes et d'un zèle jaloux
pour l'orthodoxie. Il fallut employer la force pour se frayer un passage
: des hommes aussi pacifiques que Basile et Grégoire furent obligés de
prendre part au combat. Il semble qu'une partie des mules resta aux
mains des assaillants. On s'étonnera peut-être de l'ardeur mise par
Basile, ce pauvre volontaire, qui ne possédait en propre que ses habits
et ses livres, à défendre des biens temporels. Il faut se souvenir qu'il
ne pouvait en conscience y renoncer, puisque ces biens n'étaient dans
ses mains qu'un dépôt. Et l'on ne doit pas oublier qu'à cette époque, où
il n'y avait pas de budget des cultes, les Églises, avec leur personnel
considérable de prêtres, de clercs, de veuves, de vierges, d'orphelins
et de pauvres, ne pouvaient subsister que du revenu de leurs immeubles.
Nous verrons bientôt l'immensité des fondations charitables entreprises
par Basile : à elles seules elles suffiraient à le justifier de s'être
montré le gardien scrupuleux du patrimoine ecclésiastique.
Ce qui préoccupait
Basile, ce n'était pas seulement la diminution des revenus de sou Eglise;
c'était encore l'amoindrissement du siège de Césarée par suite de la
défection de beaucoup de suffragants. Il résolut d'accroître, dans la
partie de la Cappadoce qui lui restait, le nombre des évêchés. Cette
résolution n'était pas inspirée par une puérile vanité, qui était bien
éloignée de l'esprit de Basile; mais, comme les canons des conciles
obligeaient les suffragants à se réunir, à des époques périodiques et
assez rapprochées, autour du métropolitain de la province, il importait,
et pour la dignité du siège, et pour la bonne direction des affaires,
que son synode ne fût pas trop réduit. La multiplication des évêchés,
dans la partie de la province qui garde le nom de première Cappadoce,
eut, selon saint Grégoire, de grands avantages, et pour le bien des
âmes, dont elle rapprocha les pasteurs, et pour la conciliation future,
dont elle prépara les voies. Cette mesure opportune fit cependant une
victime, qui fut Grégoire lui-même.
Parmi les localités
qu'Anthime disputait à la juridiction de Basile était le bourg de
Sasimes. Bien qu'assez distant de Césarée, il paraît avoir eu pour
l'Église de cette ville une importance particulière, à cause de sa
situation au confluent de plusieurs routes par lesquelles passaient les
convois d'animaux ou de denrées qui, de divers côtés, lui étaient
envoyés en tribut. Basile comprit Sasimes parmi les évêchés nouveaux
qu'il érigea, et ne crut pas trop présumer de l'amitié de Grégoire en
l'appelant à en occuper le siège, dont les circonstances faisaient comme
une sorte de point stratégique. Quand il prit cette détermination, à
laquelle rien n'avait préparé Grégoire, Basile ne se doutait pas du coup
qu'il portait à son ami. Peu s'en fallut que l'étroite liaison qui
l'unissait à l'ancien compagnon de ses éludes, au cher confident de ses
pensées, n'en lut rompue. Pour comprendre la peine que ressentit
Grégoire, il faut savoir que ce soudain appel à l'épiscopat était pour
lui la brusque fin d'un rêve longtemps caressé. Grégoire, qui préférait
à tout la contemplation et la solitude, qui même n'avait naguère reçu la
prêtrise que par obéissance pour son père, et presque malgré lui, avait
formé le dessein d'embrasser la vie monastique après la mort de ses
parents. Voyant Basile, qui savait cela, qui avait approuvé ce dessein,
n'en pas tenir compte, et le jeter d'autorité dans une voie nouvelle,
contraire à tous ses goûts, Grégoire ne put retenir ses plaintes. Il fut
amer jusqu'à l'injustice. Il se crut sacrifié à un intérêt étranger, «
emporté par une volonté qui entraîne tout comme un torrent. » Le choix
du lieu lui fut particulièrement pénible. A l'en croire, Sasimes est un
bourg étroit, sans eaux courantes, sans verdure, traversé par trois
routes poudreuses, vulgaire, bruyant, plein de voitures, de chevaux, de
voyageurs, d'agents du fisc, ayant une population pauvre et flottante.
L'envoyer là, comme une sentinelle avancée, condamnée à une lutte
perpétuelle avec Anthime, n'était-ce pas un crime de lèse-amitié ? « Il
apprenait enfin à ne plus se fier à un ami, et à mettre sa confiance en
Dieu seul. » Le ressentiment, sans doute, ne durera pas, et dans l'âme
loyale de Grégoire, l'ancienne amitié pour Basile reviendra bientôt,
aussi franche, aussi dévouée, aussi tendre que jamais. Cependant de la
blessure il restera toujours un point douloureux. Dix ans plus tard,
quand, jouissant enfin de la retraite tant désirée, Grégoire écrira le
poème de sa vie, il ne pourra toucher à ce souvenir sans que le flot
comprimé de l'ancienne amertume ne jaillisse de nouveau.
Grégoire consentit,
cependant, à recevoir la consécration épiscopale. L'ascendant qu'avaient
sur lui le vieil évêque de Nazianze et Basile triompha de ses
résistances. Il inclina la tête sous l'onction sainte, tout en
protestant dans son cœur contre ce qu'il estimait une atteinte à sa
liberté. Les discours qu'il prononça dans cette occasion solennelle sont
curieux à lire. On y trouve un mélange de sentiments contraires.
Prêchant à Nazianze, peu de jours après avoir été consacré, devant son
père et Basile : « Ce que tu voulais est arrivé, dit-il à ce dernier; tu
m'as maintenant en ta dépendance; tu as vaincu celui qui ne devait pas
céder.... Je n'ai pas été persuadé, mais contraint. » La vertu de Basile
est telle, cependant, qu'à ces reproches à peine voilés le nouvel évêque
ne peut s'empêcher de joindre de justes louanges : « Enseigne-moi,
s'écrie-t-il, à imiter ta charité pour ton troupeau, ton soin, ton
attention, ta sollicitude, tes veilles, la subordination de ton corps à
l'esprit, le zèle qui te fait pâlir au service des âmes, le soin avec
lequel tu as tempéré ta vivacité de cœur, ta sérénité et ta mansuétude
(exemple rare entre tous) dans le maniement des affaires, les combats
que tu as livrés pour tes ouailles, les victoires que, par la grâce du
Christ, tu as remportées ! »
Un autre Grégoire,
cependant, le frère de Basile, récemment nommé évêque de Nysse, était
arrivé à Nazianze pour consoler et encourager le nouveau prélat. On peut
se demander si la démarche était opportune; Grégoire de Nysse, qui avait
en toutes choses les intentions les plus pures, se trompa quelquefois
par excès de zèle. Grégoire de Nazianze, prêchant devant lui, ne put
s'empêcher de faire un parallèle entre les deux frères, et de mettre en
pendant la compassion de l'un et ce qui lui paraissait être l'humeur
impérieuse de l'autre. Bientôt, cependant, un nouvel incident se
produisit. La passion de la solitude fut un instant la plus forte : se
dérobant à ses nouveaux devoirs, Grégoire s'enfuit au désert ou se
réfugia dans quelque maison de retraite. Son père et Basile eurent
beaucoup de peine à le décider au retour. Il revint cependant à Nazianze;
dans un discours mélancolique, il y pleura son repos perdu. « Je
désirais, dit-il, laisser à d'autres les travaux et les honneurs, les
combats et les victoires; je voulais me créer une vie de méditation et
de paix, traverser sur une petite barque un étroit océan, me bâtir
modestement une petite maison pour l'éternité. » Mais, ajoute-t-il, «
l'amitié, d'une part, de l'autre les cheveux blancs de mon père l'ont
emporté : cette vieillesse qui touche presque au port, et cette amitié
qui est riche en Dieu et qui enrichit les autres de ses dons ! » Aussi,
conclut le pieux orateur, « j'abjure désormais toute colère, je regarde
d'un œil calme la main qui m'a fait violence, et je souris à l'Esprit;
ma poitrine haletante s'apaise; la raison revient; l'amitié, cette
flamme qui était assoupie et presque éteinte, se rallume et revit. »
Je regrette d'être
obligé d'interrompre ces citations; rien autant que ces trois discours
ne fait comprendre l'âme délicate, hésitante, prompte à s'éloigner et à
revenir, l'âme sainte et douloureuse de Grégoire de Nazianze. Peut-être
n'est-il pas de meilleure explication de la conduite de Basile, qui se
sentait obligé de suppléer par une volonté ferme à l'indécision de son
pieux ami. Accoutumé à tout regarder d'un point de vue supérieur, il ne
songea peut-être pas assez à la disproportion qu'il y avait entre le
petit siège de Sasimes et le mérite de Grégoire. Ou s'il y songea, ce
fut pour dire que « le nouvel évêque ne tirerait aucun lustre de sa
résidence, mais au contraire illustrerait celle-ci; car il est d'un
homme vraiment grand de n'être pas seulement prêt aux grandes choses,
mais de grandir par ses talents celles qui semblent infimes. » Si même
Basile manqua en quelque chose aux ménagements que l'extrême sensibilité
de son ami eût demandés, ou si Grégoire, de son côté, se froissa ou se
découragea avec excès, nous contemplerons d'un œil ému la passagère
imperfection mêlée à de si hautes vertus, et nous remercierons Dieu de
nous laisser voir en ses saints quelque reste d'humaine faiblesse.
Ajoutons, cependant, que l'approbation donnée sans réserves par le
vénérable évêque de Nazianze à la conduite de Basile semble propre à
disculper celui-ci de tout reproche.
Les événements se
chargèrent, du reste, de tirer d'embarras le nouvel évêque de Sasimes.
Il était encore à Nazianze, peu pressé de prendre possession de son
siège, quand Anthime, accompagné de quelques-uns de ses suffragants, se
rendit dans cette ville. Le prétexte du voyage était une visite au vieux
Grégoire ; le but véritable, profiter du mécontentement du fils pour
attirer celui-ci à son parti, et s'en faire reconnaître comme
métropolitain. A toutes ses avances, Grégoire répondit par un refus
formel : Anthime, dépité, le quitta en raillant ce qu'il appelait son «
Basilisme. » Une lettre d'Anthime vint bientôt après inviter Grégoire à
son synode : ce fut le même refus. Anthime, alors, écrivit qu'il venait
de s'emparer « des marais de Sasimes, » malgré les protestations et les
défenses de Grégoire. Celui-ci fut probablement heureux de cette
occasion de céder à la force : ne pouvant reconquérir à main armée sa
ville épiscopale, il demeura à Nazianze, où il accepta d'aider son père
comme coadjuteur. Il n'était point allé à Sasimes, et n'avait fait dans
cette Église aucun acte de juridiction.
Un accord, sur lequel
nous n'avons pas de détails se fit peu après entre Anthime et saint
Basile. On possède une lettre de celui-ci, adressée au sénat de Tyane et
pleine des sentiments les plus conciliants. Saint Basile paraît avoir eu
une conférence avec les évêques de la seconde Cappadoce. Il est probable
que l'amour de la paix lui fit abandonner beaucoup de ses droits, et
tolérer l'état de choses créé par les usurpations d'Anthime.
CHAPITRE IV
L'ADMINISTRATION ÉPISCOPALE
Il nous faut maintenant
voir saint Basile dans l'exercice de sa charge épiscopale et dans
l'administration intérieure de son Église.
On se souvient que la
confiance de son prédécesseur l'avait chargé, simple prêtre, de réformes
à faire dans la liturgie comme dans la discipline. Basile, en prenant
possession du siège de Césarée, trouvait donc accomplie déjà une partie
de son œuvre. Aussi ne remarquons-nous pas que, dans la suite, il ait eu
beaucoup à innover. Son clergé, pris en masse, paraît avoir été
exemplaire. L'évêque d'une grande ville, voulant se choisir un
successeur, ne trouve rien de mieux que de s'adresser à Basile et de lui
demander un de ses prêtres; Basile n'a pas à chercher longtemps pour
désigner, dans le corps sacerdotal de Césarée, un homme de mœurs graves,
savant en droit canonique, d'une foi non moins éclairée que solide,
d'une austérité presque excessive, pauvre par choix et par vertu. Cet
amour de la pauvreté lui est commun avec ses confrères. Malgré les lois
qui permettaient alors aux clercs de faire le commerce, et leur
accordaient même dans ce cas (au moins jusqu'au règne de Valentinien et
de Valens) l'exemption de la patente, les prêtres soumis à la
juridiction de Basile s'en abstiennent généralement. Sans traitement,
sans revenus, quelquefois plusieurs ensemble, ils vivent, a l'exemple de
saint Paul, du travail de leurs mains. Ils s'adonnent de préférence à
des métiers sédentaires, qui ne les obligent pas à de fréquentes
absences et n'entravent pas le ministère paroissial. Lors de la
persécution de Julien, on n'a signale aucune apostasie dans le cierge de
Césarée : un de ses membres a même eu la gloire d'être torturé sous les
yeux de l'empereur : sans en prendre de l'orgueil, le confesseur de la
foi gagne sa vie au métier de copiste, et trouve encore le moyen de
prélever sur ses modestes gains de quoi faire l'aumône. Basile entoure
de respect et d'affection ce vétéran du sacerdoce. Le seul privilège
temporel qu'il réclame pour ses prêtres, comme pour ses moines, c'est
l'exemption d'impôts. On a de lui, sur ce sujet, une lettre au préfet du
prétoire Modestus. Peut-être s'étonnera-t-on du langage confiant de
cette lettre, adressée à l'arrogant magistrat dont nous avons rapporté
le dialogue avec Basile. Mais Grégoire de Nazianze raconte qu'a la fin
du séjour de Valens à Césarée, Modestus, tombé gravement malade, avait
eu recours aux prières de Basile, et leur attribuait sa guérison. Des
rapports affectueux s'étaient dès lors établis entre le fonctionnaire
reconnaissant et l'évêque, toujours prêt à oublier les injures reçues.
Basile en profita pour intercéder en faveur des ministres de son Eglise,
que des répartiteurs trop zèles avaient inscrits parmi les contribuables
: ce qu'il demande, ce n'est pas la radiation individuelle de chacun
d'eux, mais la faculté pour l'évêque d'exonérer ceux qui ne peuvent
payer, non une faveur passagère, mais la reconnaissance d'un principe.
La même immunité doit être accordée aux moines qui « vivent conformément
à leur profession, n'ont ni argent ni corps; leur argent, ils le
distribuent aux pauvres; leur corps, ils l'exténuent de jeûnes et de
prières; et ils travaillent au bien public, puisque leur manière de
vivre apaise la colère de Dieu. »
Saint Basile n'avait pas de
peine à maintenir autour de lui, par l'autorité et par l'exemple, les
mœurs édifiantes de son clergé. Sur les prêtres, diacres ou clercs
établis hors de Césarée, dans les villes ou les campagnes de sa
juridiction, il exerçait une exacte surveillance. On le voit jusqu'à la
fin de sa vie, malgré la faiblesse de sa santé, visiter les paroisses de
son diocèse, même celles qui étaient situées dans les montagnes. Son
attention à retrancher tout scandale est extrême : un prêtre de la
campagne, âgé de soixante-dix ans, ayant cru pouvoir, malgré les canons
de Nicée, garder une femme dans sa maison, Basile l'oblige à la
renvoyer, non qu'il craigne de ce vieillard un manquement à la vertu,
mais parce que la discipline doit être observée, et qu'il n'est pas
permis, par un mauvais exemple, de donner à d'autres occasion de pécher.
Si Basile poursuivait ainsi jusqu'à l'apparence du mal, il obligeait
ceux qui dépendaient de lui à faire de même, et travaillait à leur
communiquer son énergie. Les rapts étaient fréquents en Cappadoce.
Basile apprend qu'une jeune fille de la campagne a été enlevée, que le
ravisseur a eu des complices, que la victime a trouvé asile dans un
village voisin, et que les habitants se sont même armés pour empêcher
qu'on la reprenne. Il rend responsable de ce fait le prêtre de la
paroisse où elle demeurait, et lui reproche dans les termes les plus
sévères sa mollesse, « son absence d'indignation. » Il devra réparer sa
faute en ramenant, coûte que coûte, la fille à ses parents. Quant au
ravisseur, à ses complices, et à toute leur famille, ils seront
excommuniés, et le village où la jeune fille a été recueillie sera mis
en interdit.
Pas plus que le scandale ou
la mollesse, les excentricités religieuses ne trouvaient grâce devant
lui. Le diacre Glycère avait été attaché à l'une des églises du diocèse,
pour en aider le desservant. D'esprit chimérique, de manières
séduisantes, il se fit promptement une clientèle de jeunes filles, qu'il
dirigea dans les voies d'une piété plus bizarre que solide. Il affectait
des airs arrogants, avait adopté un costume de supérieur ou de «
patriarche, » se laissait combler de petits cadeaux. Ni les
avertissements du prêtre de la paroisse, vieillard vénérable, ni ceux du
chorévêque, ni ceux de Basile lui-même, n'étaient écoutés. Craignant,
cependant, des réprimandes plus sévères, il prit la fuite, un soir,
suivi des jeunes filles qui s'étaient attachées à lui. Quelques jeunes
gens les accompagnaient. On ne dit pas qu'aucun scandale de mœurs se
soit produit : le silence de Basile à cet égard est une preuve du
contraire. Mais cette troupe qui parcourait les campagnes en chantant
des hymnes et, semble-t-il, en dansant, et traversait même ainsi, au
milieu des rires de la populace, la foule assemblée un jour de marché,
causait aux vrais chrétiens une surprise mêlée d'indignation. Les
parents dont les filles avaient été enlevées couraient à leur poursuite,
les suppliaient de revenir, n'obtenaient le plus souvent de ces exaltées
et de leur chef que des refus dédaigneux. Glycère et sa suite se
réfugièrent enfin près d'un évêque de Cappadoce, appelé Grégoire.
Celui-ci, les croyant sans doute injustement persécutés, ne découvrant
d'ailleurs rien d'immoral dans leur conduite, consentit à les prendre
sous sa protection. Basile écrivit alors à Grégoire, lui exposa les
faits, et lui demanda de rapatrier Glycère et ses compagnes, ou au moins
celles-ci, au cas où Glycère refuserait de revenir. Pourvu que les
fugitifs se présentent porteurs d'une lettre de l'évêque, la faute sera
pardonnée; mais, en cas de désobéissance, Glycère sera destitué de toute
fonction ecclésiastique. Il envoya une autre lettre à ce dernier,
paternelle et sévère tout ensemble. « Ta conduite, lui dit-il, a cou
vert d'opprobre tout l'ordre monastique, » ce qui montre que cet
aventurier avait eu la prétention d'instituer un nouveau genre de vie
religieuse ; il lui réitère la promesse de pardon, s'il manifeste un
repentir sincère : « autrement, avec tes cantiques et ta belle robe, tu
perdras Dieu, et conduiras à l'abîme les vierges que tu as entraînées. »
Une troisième lettre de Basile, adressée à l'évêque Grégoire, fait part
de son étonnement de n'avoir encore rien obtenu. On ne sait comment se
termina cette affaire : le dossier qui en est resté met bien en lumière
le bon sens, la fermeté et la douceur de Basile.
Celui-ci ne faisait pas
seulement porter sa vigilance sur les membres de son clergé : il
veillait aussi à réprimer toute faute ou toute négligence des chorévêque,
sorte de coadjuteurs établis dans les districts de campagne pour y
exercer certaines fonctions épiscopales. Les canons leur donnaient un
droit de surveillance sur les prêtres et les diacres : on vient de voir
Glycère averti par le chorévêque de qui dépendait la paroisse où il
servait. Ils avaient de plus le pouvoir d'ordonner les ministres
inférieurs, c'est-à-dire les clercs au-dessous des diacres. Mais il
paraît que des abus s'étaient quelquefois glissés dans ces ordinations.
Bien des gens, à cette époque, comme on le verra aussi au moyen âge,
entraient dans la cléricature, non pour exercer des fonctions
ecclésiastiques, mais pour se soustraire soit à la justice civile, soit
à certaines charges fiscales, soit au service militaire. Des chorévêques,
oublieux de leur devoir, avaient consenti, à prix d'argent, à ordonner
ainsi des sujets incapables ou indignes. Basile adressa à tous ceux de
sa circonscription une lettre circulaire très énergique. Il condamne les
pasteurs qui « vendent les choses spirituelles, » et « font un marché de
l'église, où ils ont le dépôt du corps et du sang du Christ. » S'ils
persistent « à imiter ainsi Judas, » ils seront déposés.
Un autre abus, moins
criminel sans doute que la simonie, mais cependant assez grave, s'était
aussi introduit. Des chorévêques complaisants admettaient sans examen
les aspirants à la cléricature et négligeaient d'en donner avis à
l'évêque, comme ils y étaient obligés. Souvent même ils laissaient les
prêtres ou les diacres de leur circonscription choisir ces ministres
inférieurs. Il arrivait ainsi que les petites villes ou les villages se
remplissaient de clercs, parmi lesquels il était impossible de trouver
un homme en état d'être appelé au service des autels. Basile envoya à
ses chorévêques une nouvelle circulaire pour remettre en vigueur les
canons. Il est probable que l'abus qu'il se proposait de corriger était
fort ancien, car il déclare que les clercs admis directement par les
prêtres depuis la première indiction, c'est-à-dire depuis l'an 358,
seront déposés et remis au rang des laïques, sauf à pouvoir, s'ils le
méritent, être choisis de nouveau, après mûr examen, par les chorévêques.
Cette vigilance de Basile
n'impliquait, vis-à-vis de ses subordonnés, ni dédain ni dureté. Une
lettre adressée par lui à l'un de ses chorévêques, Timothée, en qui il
avait à reprendre quelque immixtion indiscrète ou excessive dans les
affaires temporelles et dans la politique, montre de quelle affection,
de quels égards, de quel vrai respect étaient mêlées ses admonitions
pastorales. Une autre lettre laisse voir le soin avec lequel il
choisissait ses coadjuteurs, attentif à écarter toute considération
humaine, et attendant de la prière plus que de tout autre moyen les
lumières propres à guider son choix.
La renommée de saint Basile
était assez grande pour que, malgré les dissidences profondes qui les
séparaient, l'empereur ait eu recours à lui pour rétablir la paix
religieuse dans une province où l'épiscopat était affaibli par de
longues dissensions. C'est probablement avant de quitter Césarée, en
372, que Valens l'envoya en Arménie, avec mission de pourvoir aux sièges
vacants. Bien que contrarié par la défection d'un auxiliaire sur lequel
il avait compté, Basile paraît avoir réussi dans cette œuvre difficile.
Son zèle, sa prudence, suppléèrent au peu de connaissance qu'il avait
des hommes et des lieux, à son ignorance même de la langue et des
coutumes du pays. Il parvint à rétablir la concorde entre les évêques;
il les réveilla de leur indifférence; il leur fit même accepter un
ensemble de règles disciplinaires, en vue de réprimer des désordres de
mœurs particuliers à l'Arménie. Il eut, entre autres succès, la joie de
laver un prélat arménien, Cyrille, de calomnies répandues contre lui, et
de nommera l'Eglise de Satales, demeurée sans pasteur, un évêque
excellent. La paix religieuse eût été pour longtemps rétablie en
Arménie, si les intrigues d'Anthime n'y avaient trop vile ramené la
division.
L'histoire d'une autre
élection épiscopale, à laquelle furent mêlés saint Basile et saint
Grégoire de Nazianze, mérite d'être racontée, car elle montre la brèche
chaque jour plus large laite par l'esprit de l'Évangile dans l'inhumaine
institution de l'esclavage. Les canons en vigueur au IVe siècle
interdisaient d'élever un esclave au sacerdoce ou à l'épiscopat, sans le
consentement de son maître, manifesté par l'affranchissement préalable.
Quelquefois l'intérêt des âmes déterminait à passer outre, dans des
circonstances que l'on eût pu croire exceptionnelles, si saint Jérôme ne
nous assurait que le clergé de son temps comptait beaucoup d'esclaves.
Un jour, les habitants d'un
petit bourg de Cappadoce, perdu dans une contrée déserte et depuis
longtemps privé d'évêque, élurent d'un commun accord, et malgré ses
protestations, un pieux esclave, appartenant a la matrone Simplicia. Ils
l'amenèrent à Basile et à Grégoire, les suppliant de lui donner la
consécration épiscopale. Ceux-ci, touchés des larmes de ces braves gens,
cédèrent à leur désir, sans attendre le consentement de Simplicia. Elle
ne paraît pas avoir revendiqué l'esclave du vivant de Basile (à moins
que la lettre 115 de celui-ci ne soit considérée comme une réponse à une
revendication de cette nature). Mais, après la mort de l'évêque de
Césarée, elle menacera Grégoire d'un procès, ce qui donnera à celui-ci
l'occasion d'écrire une fort belle lettre, où il offre à Simplicia de
lui payer la valeur de l'esclave, mais la supplie d'avoir égard à la
mémoire de Basile, de respecter « la liberté de la grâce, » et « de ne
pas contrister l'Esprit Saint eu soumettant aux tribunaux civils un
litige de cette nature. »
Les évêques jouissaient, à
celte époque, d'une certaine juridiction temporelle. Non seulement ils
exerçaient légalement le rôle d'arbitre envers les chrétiens qui
préféraient leur sentence à celle des tribunaux ordinaires, mais encore
ils connaissaient des délits commis au préjudice des églises et dans
l'enceinte des lieux consacrés au culte. Quand il avait à juger quelque
infraction de ce genre, le vieux Grégoire de Nazianze s'entourait
quelquefois de l'appareil de la torture ; puis, quand le coupable, tout
tremblant, était couché à terre, dépouillé de ses vêtements, il se
contentait de lui tirer l'oreille ou de lui donner une légère tape, avec
une admonition paternelle. Basile n'avait pas de ces façons de
vieillard; mais il tenait à l'exercice de son droit. Il savait que la
juridiction épiscopale avait le moyen, qui manquait à la juridiction
civile, de tempérer la justice par la miséricorde. Un jour, des voleurs
pillèrent, dans une église de son diocèse, le vestiaire des pauvres. Ils
furent arrêtés par les gardiens du sanctuaire. Un greffier du tribunal
civil estima que ceux-ci avaient usurpé sur ses fonctions, et qu'a lui
seul appartenaient l'arrestation et la garde de ces voleurs. Autant pour
défendre le droit épiscopal que pour dégager la responsabilité de ce
fonctionnaire, Basile lui écrivit, affirmant son privilège de juger les
délits commis dans une église, et d'en soustraire la connaissance aux
juges civils. Il revendiqua ensuite les vêtements dérobés, dont le
greffier avait déjà dressé l'inventaire, et distribua les uns aux
pauvres, remit les autres dans le vestiaire pour les distributions
futures. Quant aux pillards, il leur fit une sévère réprimande,
espérant, dit-il, les rendre meilleurs et amener leur conversion. « Car
ce que ne font pas les châtiments corporels infligés par les tribunaux,
nous savons que souvent l'accomplit la crainte des terribles jugements
de Dieu. » Basile autorisa, du reste, le greffier à faire de toutes ces
choses rapport au magistrat, sûr que celui-ci, dont il connaissait le
caractère intègre, approuverait cette façon d'agir.
A cette époque, ou les
troubles civils étaient fréquents et où les citoyens restaient souvent
exposés aux caprices de fonctionnaires sans surveillance et sans
contrôle, les conciles avaient fait un devoir aux évêques d'intervenir
en faveur des petits, des faibles, des gens injustement accusés, de
toutes les victimes de l'arbitraire ou de la tyrannie. Saint Basile y
donna toute son activité. Une partie de sa correspondance est consacrée
à cet objet charitable. Il met en mouvement, pour l'atteindre, ses amis
les plus haut placés, préfets du prétoire, maîtres des offices,
magistrats, gouverneurs. C'est dans ce but qu'il cultive avec soin leur
amitié. « De même, dit-il, que ceux qui marchent au soleil sont, qu'ils
le veuillent ou non, accompagnés de leur ombre; de même les rapports
entretenus avec les grands sont toujours suivis de quelque chose, qui
est le soulagement des malheureux. » Nombreuses sont ses lettres
demandant des exemptions ou des remises d'impôts, de charges, de
redevances, en faveur soit de pauvres gens, soit même de bourgs ou de
villes. Si quelqu'un est l'objet de soupçons ou de poursuites injustes,
aussitôt Basile écrit pour le défendre. Les vices de la fiscalité
romaine ne cessent de le préoccuper : en même temps qu'il réclame contre
l'inscription dans la curie d'un enfant de quatre ans, qu'il demande
qu'un de ses protégés soit libéré de l'office de répartiteur, qu'il
condamne comme immoral le serment que les percepteurs exigeaient des
paysans, il exhorte un ancien magistrat à sacrifier son amour du repos
au bien public, en acceptant un emploi fiscal dans un canton où les
contribuables étaient opprimés. Connaissant les abus de la justice
officielle, il presse un de ses amis de se laisser nommer arbitre entre
deux plaideurs, afin de les dispenser de recourir aux tribunaux. Un
maître est-il irrité contre des esclaves coupables ? Basile le supplie
de pardonner. Un païen est-il mécontent de la conversion de son fils ?
Basile l'invite à faire fléchir l'autorité paternelle devant les droits
de la conscience. Des voyageurs sont-ils venus de loin, pour ramener
dans leur pays le corps d'un parent mort en Cappadoce ? Il sollicite
pour eux la faveur de la poste impériale. Le manque de communications
aggrave-t-il la famine qui sévissait dans la province ? Il écrit
directement à l'empereur pour demander la construction d'un pont. Il
n'est pas une misère, méritée ou imméritée, il n'est pas un intérêt,
grand ou petit, public ou privé, qui n'ait Basile pour avocat.
Il s'y dévoua quelquefois
au péril même de sa liberté et de sa vie. Une veuve de haute naissance
était demandée en mariage par un assesseur du préfet du Pont. Elle
résistait à ses poursuites. L'assesseur menaça de l'enlever. La veuve se
réfugia dans l'église de Césarée, près de l'autel et de la table sainte.
L'évêque vint au secours de la suppliante, en lui donnant asile dans sa
maison. Le préfet se déclara pour son subordonné. « Il faut m'obéir,
s'écria-t-il, et les chrétiens doivent faire céder leurs lois à ma
volonté. » Sur son ordre, on fouilla la demeure épiscopale. Ses envoyés
firent des recherches jusque dans la chambre de Basile. C'était adresser
une odieuse injure à l'homme, selon l'expression de saint Grégoire, « le
plus étranger à toute concupiscence, qui vivait dans la compagnie des
anges, et sur lequel une femme n'eût même osé lever les yeux. » Irrité
de ne rien trouver, le préfet, qui s'était rendu à Césarée, manda Basile
au tribunal comme s'il eût commis un rapt. Celui-ci comparut avec son
calme ordinaire, mêlé de ce dédain ironique qui tant de fois démonta ses
adversaires. « Enlevez-lui son manteau, » commanda le magistrat furieux.
« Je déposerai même ma tunique, si tu le veux, » dit Basile. « Je vais
te faire déchirer avec des ongles de fer, » continua le préfet. « Ce
traitement, repartit Basile, sera peut-être salutaire à mon foie, qui me
fait en ce moment beaucoup souffrir. » Pendant que ces propos
s'échangeaient, la cité était en émoi. Le peuple sortait en foule des
maisons. On eût dit, selon la remarque de Grégoire, un essaim
d'abeilles, chassé hors des ruches par le feu. Les gens de tout âge, de
toute condition, se rassemblaient. Parmi eux, on voyait au premier rang
les ouvriers des manufactures impériales, armuriers et tisserands. Les
uns brandissaient les outils de leur profession, d'autres avaient en
main des pierres, des bâtons, jusqu'à des torches allumées; les femmes
s'armaient de leurs fuseaux. Ce peuple, qui adorait Basile, s'avançait
furieux vers le tribunal. Au bruit de l'émeute, le préfet pâlit. Tout à
l'heure si arrogant, il se fit petit, humble, suppliant, tandis que
Basile, aussi calme dans le triomphe que dans l'épreuve, du geste
écartait les flots du peuple et protégeait la retraite de son juge.
L'attachement des habitants de Césarée à la foi orthodoxe, dont ils
voyaient en Basile l'un des plus intrépides champions, était sans doute
pour beaucoup dans cette popularité; mais l'amour témoigné par le saint
évêque aux malades et aux pauvres dut contribuer aussi, pour une grande
part, à lui gagner le cœur du peuple. Nul peut-être, depuis les premiers
temps du christianisme, n'avait fondé d'aussi nombreuses et d'aussi
puissantes institutions charitables. Si l'empereur Julien eût vécu
quelques années de plus, l'impatience qu'il ressentait en comparant
l'admirable organisation de l'assistance publique chez les chrétiens et
son absence presque complète dans la société païenne aurait trouvé pour
s'exprimer des accents encore plus vifs. Ce ne sont pas seulement des
établissements isolés, c'est, autant qu'il est possible de l'entrevoir,
tout un ensemble de secours qu'a prévu l'esprit créateur de Basile. Au
premier degré sont les asiles locaux. Dans chaque circonscription
administrée au spirituel par un chorévêque est une « maison de pauvres,
» sorte de petit hospice desservant les divers villages qui composent la
circonscription. Au centre du diocèse, près de Césarée, s'élève un grand
établissement, ou plutôt toute une ville de la charité, où chaque
maladie, chaque misère a son compartiment, sa demeure, ses soins
particuliers, et vers laquelle affluent les malheureux pour qui la
charité privée et l'assistance locale se sont trouvées insuffisantes.
Un établissement de ce
genre suppose une foule de dépendances. Basile fut peu à peu amené à y
concentrer presque toutes les formes de l'activité humaine. L'église
occupait la place principale et la plus en vue. Autour d'elle se
groupaient la maison de l'évêque, qui avait voulu demeurer près de ses
malades et de ses pauvres, puis les bâtiments destinés aux divers ordres
du clergé, et aménagés de manière à offrir une large hospitalité : des
appartements y étaient réservés au gouverneur de la province. Venaient
ensuite les hôtelleries des voyageurs et des pèlerins, l'hospice des
vieillards, l'hôpital des malades : les lépreux avaient un quartier
spécial, auquel Valens, lors de son passage à Césarée, avait affecté le
revenu de plusieurs immeubles. On voyait encore les logements des
médecins, des infirmiers, des gens de service; puis les écuries,
étables, bâtiments accessoires. Cette immense agglomération exigeait
aussi beaucoup d'ouvriers, soit pour les constructions, soit pour
l'entretien. Tous les métiers y étaient représentés : c'était, du reste,
l'usage antique : on sait que les grandes exploitations agricoles, les
importantes villas, se suffisaient ordinairement à elles-mêmes, sans
presque rien tirer du travail du dehors. A l'entoure des bâtiments
hospitaliers se déployèrent des ateliers de toute sorte : même les
ateliers d'art n'avaient pas été oubliés : Basile savait que les choses
utiles ont, elles aussi, besoin d'être belles. Il n'y a pas à presser
beaucoup certains mots de sa lettre au gouverneur Elie, pour ajouter que
des écoles d'arts et métiers, réservées aux orphelins entretenus par l'Eglise,
faisaient probablement partie de cet immense ensemble.
La calomnie, qui suit
toujours les grandes entreprises, ne pouvait manquer de noircir les
desseins de Basile et d'incriminer ses intentions. On effraya le
gouverneur. On lui dénonça dans l'évêque un rival, et dans les édifices
dédiés à la charité une seconde Césarée, destinée à éclipser la
première. Il est certain que l'établissement formé par Basile avait les
apparences d'une véritable cité. Le peuple l'appelait la Basiliade, nom
qu'elle gardait encore au Ve siècle. Tant d'intérêts se sentaient
attirés vers elle, que peu à peu le centre d'activité de Césarée paraît
s'être déplacé, et que la population abandonna graduellement l'ancienne
ville pour se grouper, un ou deux milles plus loin, autour des
constructions religieuses et hospitalières. Mais ce résultat, que Basile
n'avait pas cherché, ne se produisit probablement pas de son temps. A
coup sûr, Basile était innocent de toute pensée d'ambition. On allait à
lui et à ses fondations, comme, aux époques où toutes les institutions
semblent déclinantes ou mortes, on va d'instinct là où se manifeste la
vie. Basile n'aurait pu aisément répondre cela au représentant de
l'autorité impériale : mais il n'eut pas de peine à se justifier auprès
de ce magistrat, qui était un excellent chrétien, et l'un des meilleurs
administrateurs qu'ait eus la Cappadoce. Il sut lui faire apercevoir
tout l'éclat que l'œuvre nouvelle ferait jaillir sur la ville, sur la
province, sur le gouverneur lui-même. A ceux, d'ailleurs, qui
l'accusaient d'arrogance et de faste, il eût suffi, dit saint Grégoire
de Nazianze, de montrer Basile au milieu de ses malades et de ses
pauvres. Il laissait à d'autres les tables somptueuses, les riches
vêtements, les élégants équipages : son luxe était d'être parmi ses
lépreux et de coller ses lèvres sur leurs plaies saignantes.
CHAPITRE V
LES AMITIÉS ET LES ÉPREUVES
Saint Basile eut
d'illustres amis. On sait de quelle affection l'entoura Grégoire de
Nazianze. Si quelques nuages passèrent parfois sur leur amitié, celle-ci
reparaissait bientôt plus radieuse et plus vive : après la mort de
Basile, Grégoire se constituera le gardien de sa mémoire, le panégyriste
de ses vertus. Pour nous qui les étudions de loin, la liaison des deux
anciens condisciples met en relief non seulement la conformité de leurs
pensées, mais plus encore peut-être la différence de leurs natures. Il
semble que, malgré les heurts passagers causés par elle, cette
différence même les attirait. Un autre, parmi les plus chers amis de
Basile, paraît au contraire avoir été porté vers lui par la ressemblance
de leur caractère et de leur destinée. C'est un personnage célèbre dans
l'histoire ecclésiastique du IVe siècle, Eusèbe, évêque de Samosate dans
la Commagène.
Plus âgé que Basile, Eusèbe
était déjà évêque quand celui-ci habitait encore le couvent d'Annesi. Il
avait passé, dans la première phase de la persécution arienne, par les
épreuves que Basile traversa à son tour dans la seconde. Et, vis-à-vis
de Constance, il s'était montré l'homme de fer que sera Basile vis-à-vis
de Valens.
Quand Constance, pour
plaire aux ariens, voulut le contraindre à livrer le procès-verbal de la
consécration de Mélèce comme évêque d'Antioche : « Je n'y consentirai,
dit-il, que sur l'ordre de l'assemblée d'évêques qui me l'a remis en
dépôt; » et comme le mandataire de l'empereur le menaçait de lui faire
couper une main s'il persistait dans son refus : « Je perdrais les deux
mains, répondit Eusèbe, plutôt que de rendre un document qui contient
une démonstration manifeste de l'impiété des ariens. » C'est
probablement dans un voyage entrepris en Phénicie et en Palestine pour
encourager les orthodoxes, qu'il fit la connaissance de Basile. La
liaison se forma vite, si les lettres 27 et 31 de celui-ci sont
antérieures à son épiscopat, comme l'ont pensé les éditeurs bénédictins.
Elles témoignent de la confiance de Basile dans les prières d'Eusèbe,
auxquelles il attribue la guérison d'une grave maladie. On se souvient
des efforts d'Eusèbe pour triompher des opposants à l'élection
épiscopale de Basile. Lors du voyage qu'il fit dans ce but à Césarée, on
vit, dit saint Grégoire de Nazianze, « la vieillesse se ranimer, les
maladies cesser, les grabataires sauter du lit, les infirmes redevenir
forts : » qu'il faille entendre à la lettre ces paroles, ou les prendre
pour des métaphores, il n'en reste pas moins que, soit dans l'ordre
physique, soit dans l'ordre moral, le passage d'Eusèbe à travers la
capitale de la Cappadoce opéra des merveilles. Dans tout le cours de son
épiscopat, Basile ne laisse passer aucune occasion de consulter Eusèbe,
de l'inviter, de l'aller voir. Il lui donne rendez-vous en Arménie, le
supplie de venir à Césarée, va le trouver à Samosate.
A ses tentatives pour
appeler les Églises d'Occident au secours de celles d'Orient, il associe
Eusèbe : ensemble ils signent les lettres écrites dans ce but. Quand
Eusèbe, en 374, fut envoyé en exil, dans des circonstances qui le
montrent jouissant à Samosate d'une popularité égale à celle qui
entourait Basile à Césarée, celui-ci et aussi Grégoire de Nazianze ne
cessent de correspondre avec l'exilé, et de le tenir en communication
avec ses diocésains : une des épîtres les plus pathétiques de Basile est
pour les exhorter à demeurer fidèles au pasteur légitime.
Il faut lire les lettres
adressées par lui à Eusèbe, en diverses époques de sa vie, pour se
rendre compte de leur affection réciproque, et aussi de la nuance
particulière de respect qu'y mêle Basile. Il le considère comme un
directeur de conscience, l'appui de sa faiblesse, la lumière de ses
doutes. Ce grand homme, à qui la supériorité est si naturelle, et qui
parle à tous avec une autorité presque involontaire, se fait petit
devant Eusèbe. Une lettre d'Eusèbe est pour lui « ce qu'est au
navigateur battu par la tempête la vue du phare annonçant la terre
prochaine. » Si Eusèbe peut venir à Césarée, Basile « ne se croira pas
complètement exclu des dons de Dieu. » Basile a été malade : « Je n'ai
jamais tant souffert de mes maux, écrit-il, qu'en songeant qu'ils m'ont
empêché d'aller jouir de ta présence et de tes entretiens. De quelle
joie j'ai été privé, je le sais par expérience, bien que je n'aie pu,
l'année dernière, que goûter du bout du doigt le miel très doux de votre
Eglise.... Mais j'avais, cette fois, de puissants motifs de te désirer :
j'avais beaucoup h apprendre de toi. On peut trouver un parfait ami;
mais on ne rencontrera personne capable de conseiller avec l'admirable
prudence et l'expérience consommée que tu as acquises au service de l'Eglise.
» « Que la puissante main de Dieu, écrit-il encore, te conserve entre
tous les hommes, généreux gardien de la foi, vigilant défenseur des
Églises! puisse Dieu me juger digne de jouir de ta présence, et de
m'entretenir avec toi avant de mourir, pour le bien de mon âme ! »
La dernière lettre,
peut-être, qu'ait écrite Basile est adressée à Eusèbe. Malade, exténué,
se sentant près de sa fin, le saint évêque de Césarée se réjouit à la
pensée de la prochaine rentrée de son ami à Samosate. « Plaise, si je
dois vivre encore, au Dieu tout-puissant de m'accorder ce spectacle si
désirable, ou sinon à moi, au moins à tant d'autres qui souhaitent ton
retour dans l'intérêt de leur salut ! Car je me persuade que le moment
viendra où le Dieu de miséricorde, se laissant toucher par les larmes
que versent pour toi toutes les Eglises, te rendra sain et sauf à ceux
qui le prient nuit et jour. » Gratien venait en effet de remplacer
Valens, et de rétablir la liberté religieuse. Basile verra seulement
l'aurore de ce jour réparateur. Eusèbe lui survivra de quelques mois,
pour tomber presque martyr, frappé par une arienne fanatique. Ses
fidèles avaient été si profondément pénétrés par lui de l'esprit
évangélique, qu'ils demandèrent aux magistrats grâce pour ses
meurtriers.
Entre tous les amis de
Basile, un des plus attachants est l'évêque d'Iconium, Amphiloque. Ici,
les relations ne sont plus les mêmes qu'avec Eusèbe. Basile est de
beaucoup l'aîné d'Amphiloque, et c'est en disciple qu'il le traite. Mais
on voit tout de suite que le disciple est digne du maître par « l'ardeur
et la sincérité du zèle, la gravité et la discrétion des mœurs, » et
l'on ne s'étonne pas que Basile ait dédié « à cette tête chérie,
précieuse entre toutes, frère Amphiloque, » son Traité du Saint-Esprit.
Cousin germain de saint
Grégoire de Nazianze, Amphiloque appartenait, comme celui-ci et Basile,
à l'une de ces vieilles familles cappadociennes qui semblaient
héréditairement vouées au barreau et même, selon le mot de Grégoire, «
aux Grâces et aux Muses, » c'est-à-dire aux belles-lettres. Son père
était un avocat de Diocésarée. Amphiloque choisit pour son éloquence un
plus grand théâtre. Il s'établit à Constantinople. Mais là, jeune et
inexpérimenté, il eut le tort de mettre sa confiance dans un aventurier,
et de se laisser compromettre dans une fâcheuse affaire d'argent.
Grégoire de Nazianze dut employer pour l'en tirer tout le crédit qu'il
avait près de quelques puissants personnages, — entre autres le célèbre
sophiste païen Themistius, — auxquels il représenta que son parent avait
péché par légèreté, sans que la probité ou l'honneur fussent en cause.
Découragé par cet incident, Amphiloque revint en Cappadoce. Il s'y
retira dans sa terre d'Ozizala, soignant son père qui touchait à la
vieillesse, et passant le temps en méditations religieuses. On a
quelques lettres spirituelles et gaies, que Grégoire lui écrivit à cette
époque. Basile, qui connaissait le jeune reclus, et avait deviné sa
valeur, encore mûrie par l'épreuve, conçut le dessein de l'attirer tout
à fait à Dieu. Bientôt une lettre arriva à Ozizala, écrite en apparence
par un ami d'Amphiloque, nommé Héraclide, mais en réalité dictée par
Basile. Cet Héraclide était aussi un transfuge du barreau, qui faisait à
ce moment une retraite près de l'évêque de Césarée, dans le bâtiment de
l'hôpital affecte aux hôtes. « Nous autres, lui fit-on écrire, longtemps
habitués au forum, nous ne savons ni nous contenter de peu de paroles,
ni nous défendre contre les vaines pensées. Nous nous laissons entraîner
par l'orgueil, et nous ne renonçons point aisément à avoir grande
opinion de nous-mêmes. Contre ces tendances, il nous faut un maître
puissant et expérimenté. » Il continue en vantant les leçons de
l'évêque, et en les ramenant toutes à ceci : renoncer aux avantages, aux
richesses, aux vanités du monde. Mais les leçons ne suffisent pas : pour
apprendre à vivre en chrétien, il faut l'exemple de tous les jours.
C'est là ce qu'il engage Amphiloque à venir chercher à Césarée. Que
celui-ci demande congé à son vieux père, et qu'il se hâte vers l'hôpital
: là, il trouvera l'évêque, la vie commune, un continuel entretien. «
Nous aurons toujours des rochers et des cavernes où nous retirer; mais
nous ne trouverons pas toujours, à notre portée, le secours d'un homme.
» Il y aurait faute a n'en pas profiter.
Amphiloque ne résista pas à
une invitation aussi ingénieuse et aussi persuasive. Ses progrès près de
Basile furent rapides. Il paraît cependant avoir essayé de se
soustraire, lui aussi, au fardeau du sacerdoce, et avoir, pendant
quelque temps, pris la fuite. Mais « les filets de la grâce le
ramenèrent. » Son père cependant souffrait de son absence. Il se
plaignit à Grégoire, lui attribuant une part de responsabilité dans ce
qu'il appelait l'abandon d'Amphiloque. Grégoire, à ce moment en deuil du
vieil évêque de Nazianze, n'eut pas de peine à montrer qu'il n'était
pour rien dans la résolution de son jeune parent : par une lettre un peu
obscure, mais où semble percer quelque amertume, il rejette tout sur un
ami commun, dont lui aussi, dit-il, souffrit naguère semblable violence.
Cela paraît bien désigner Basile, si ferme à saisir et à garder ceux
qu'il avait une fois jugés capables de servir l'Église. Quelques mois
plus tard mourut l'évêque d'Iconium, en Pisidie. Ses diocésains, ne
trouvant parmi eux personne qu'ils jugeassent capables de les gouverner,
se tournèrent vers Basile, comme tant d'autres l'avaient fait déjà, pour
lui demander un pasteur. Basile, qui, loin de chercher à dominer,
éprouvait du scrupule à se mêler ainsi « d'ordinations étrangères, »
prit conseil d'Eusèbe de Samosate. On n'a pas la réponse de celui-ci, —
pas plus qu'aucune de ses lettres, qui eussent été si intéressantes pour
l'histoire de ce temps, — mais il est probable qu'il encouragea son ami
à rendre le service attendu par les gens d'Iconium. Basile désigna alors
Amphiloque.
Pendant les cinq années que
vécut encore Basile, il fut en relations constantes avec le nouvel
évêque. Sous sa direction, celui-ci régla les affaires ecclésiastiques
de l'Isaurie, de la Lycaonie et de la Lycie. Il vint souvent à Césarée.
Son arrivée y était une fêle pour le peuple, qui regardait Amphiloque
comme un enfant d'adoption. La solennité du martyr Eupsyque, à laquelle
Basile conviait toujours beaucoup de prélats, n'eut pas d'assistant plus
empressé que lui. Il se plaisait à descendre alors à l'établissement
hospitalier, où s'étaient passés les jours décisifs de sa jeunesse. Avec
une simplicité touchante, Amphiloque consultait sans cesse Basile. Sur
toutes les questions de discipline qui embarrassaient son inexpérience,
il lui demandait des solutions : de là les trois lettres canoniques de
celui-ci, qui donnent des détails si curieux sur les cas de conscience
qui se posaient devant les évêques de ce temps. Avec la même simplicité,
Amphiloque avertissait Basile des calomnies répandues contre lui. C'est
ainsi qu'il fit savoir à l'évêque de Césarée que des malveillants ou des
sots mettaient en doute sa foi en la divinité du Saint-Esprit, et lui
donna l'occasion d'écrire le traité dont nous avons déjà parlé et dont
nous parlerons plus longuement ailleurs. Quand Basile se sentait tout à
fait affaibli par la maladie, au point de ne pouvoir même se faire
porter en voiture à quelque sanctuaire de martyr, c'est à Amphiloque
qu'il avait recours ; à son tour, il lui demandait conseil et le
chargeait de le suppléer. Le ton de ses lettres à ce fils spirituel,
chaque jour plus aimé, a quelque chose à la fois de respectueux et de
paternel : le langage garde la réserve habituelle à Basile; mais on
devine les épanchements qui devaient remplir leurs entretiens. « Si
j'avais toujours des messagers pour les porter, lui écrit-il, je ferais
des lettres que je t'adresse un journal de ma vie. C'est pour moi une
grande consolation de te parler de mes affaires, qui t'intéressent à
l'égal des tiennes propres. »
A côté de ces anciens et
intimes amis de Basile, on aimerait a connaître les nombreux serviteurs
de Dieu que sa renommée de sainteté et de science attira près de lui,
qui s'en retournèrent charmés et conservèrent de leur rapide entrevue un
fidèle souvenir. Je rappellerai seulement l'un d'eux, le célèbre lyrique
syriaque, saint Ephrem.
On lui attribue ce poétique
récit de sa visite à Basile : « Le Seigneur eut pitié de moi, un jour
que je me trouvais dans une ville. J'entendis sa voix qui m'appelait: «
Lève-toi, Ephrem, et mange des pensées. » Je lui dis, plein d'anxiété :
« Et où donc, Seigneur, en mangerai-je ? » Il me répondit : « Voici que
dans ma maison un vase royal te fournira la nourriture. » Saisi
d'étonnement, je me levai et me rendis au temple du Très-Haut. Et quand
je fus entré dans le vestibule et eus regardé par l'ouverture de la
porte, je visée vase d'élection dans le sanctuaire, exposé à
l'admiration de son troupeau, orné et enrichi de paroles majestueuses,
et les yeux de tout le peuple appliqués à le contempler. Je vis tout le
temple animé de cet esprit. Je vis cette chanté tendre et compatissante
qu'il témoignait aux veuves et aux orphelins. Je vis les torrents et les
fleuves de larmes que répandait ce saint pasteur, en faisant monter ses
prières jusqu'au ciel. Je vis cette Église qu'il aimait si tendrement,
qu'il avait si magnifiquement ornée, qu'il avait établie dans un ordre
si merveilleux. Je vis couler de sa bouche la doctrine de saint Paul, la
loi de l'Évangile, la crainte religieuse de nos mystères. Je vis enfin
cette sainte assemblée tout éclatante des divines splendeurs de la
grâce. »
Ephrem raconte qu'après
l'office Basile le fit venir, et lui dit par interprète (car le pieux
pèlerin ne parlait que le syriaque) : « Es-tu cet Ephrem qui s'est
soumis d'une manière si admirable au joug du salut ? — Je suis,
répondit-il, cet Ephrem qui marche si mal dans la carrière du salut. »
Basile s'approcha : les deux saints s'embrassèrent. Puis ils eurent un
entretien qu'Ephrem compare à « une table couverte non de mets
périssables, mais de vérités éternelles. » Emu de la sagesse de Basile :
« Père, lui dit Ephrem, défends-moi contre la paresse et l'inertie;
dirige-moi dans la voie droite; perce la pierre de mon cœur. Le Dieu des
esprits m'a jeté à toi, afin que tu prennes soin de mon âme. » Ephrem
parle en fermes généraux des conversations qui suivirent : il rapporte
particulièrement que Basile lui raconta l'histoire, si célèbre en
Cappadoce, des quarante martyrs de Sébaste. Sozomène dit que Basile, de
son côté, admira l'érudition du diacre syrien : il semble y faire
allusion en deux passages de ses discours sur l'Hexaemeron et de son
livre sur le Saint-Esprit.
L'amitié eut une grande
place dans la vie de Basile. « Depuis mon enfance jusqu'à ma vieillesse,
écrit-il dans ses dernières années, j'ai eu beaucoup d'amis. » Avec
quelle tendresse il leur parle ! Ecrivant à un ancien condisciple, que
dans un de ses voyages il a eu le regret de ne pas rencontrer : « Qu'il
m'eût été précieux, lui dit-il, de te revoir et de t'embrasser ! de nous
rappeler ensemble notre jeunesse, les jours où nous avions même maison,
même foyer, même pédagogue, où la récréation, et l'étude, et le plaisir,
et la pauvreté, et tout enfin, nous était commun! Comme ces souvenirs
m'eussent ranimé ! quelle joie j'eusse éprouvée à secouer la vieillesse
qui m'accable, et à redevenir jeune avec toi! » Mais si l'amitié lui fut
souvent une consolation et un soutien, elle fut cause aussi pour lui de
vives douleurs. « Je n'ai jamais péché contre l'amitié, » écrit-il. Tous
ceux qu'il aima n'eussent pu se rendre ce témoignage. Ses rapports avec
Eustathe de Sébaste amenèrent une des épreuves les plus pénibles qu'il
ait traversées.
Cappadocien comme Basile,
mais son aîné d'un grand nombre d'années, Eustathe, évêque de Sébaste
dans le Pont, est un des caractères les plus singuliers du IVe siècle.
D'une grande austérité de mœurs, d'une vertu sans défaillance,
charitable aux pauvres, un des premiers propagateurs de la vie
monastique en Asie, il avait gagné par tous ces traits le cœur de
Basile, qui le reçut naguère dans son monastère des bords de l'Iris,
visita en sa compagnie diverses communautés, et reconnaissait en lui «
quelque chose de plus qu'humain. » Mais Eustathe avait en même temps un
esprit incapable de se fixer, « vrai nuage emporté ça et là par tout
vent qui souffle. » Ayant eu le malheur d'être, dans sa jeunesse,
l'élève d'Arius, on l'avait vu passer par toutes les nuances
doctrinales, tantôt voisin de l'erreur de cet hérésiarque, tantôt
rapproché de la vérité proclamée au concile de Nicée. Des innombrables
formulaires que firent éclore les controverses de l'époque, il n'en est
pour ainsi dire pas un qui n'ait été signé par lui. Adepte et transfuge
de tous les partis, il demeure un personnage énigmatique, ondoyant,
insaisissable, qui a successivement usé toutes les affections et encouru
toutes les haines. Aussi fidèle dans les unes qu'incapable des autres,
Basile persista longtemps à se faire le répondant d'Eustathe. Dans sa
droiture, il ne pouvait admettre qu'un homme, dont il jugeait la vertu
inébranlable, pût varier en doctrine. L'ascète lui cachait le docteur
suspect et le croyant douteux. Aussi interprétait-il dans un sens
orthodoxe toutes les démarches d'Eustathe, continuant h frayer avec lui
quand d'autres s'en détournaient, et lui demandant des gages de fidélité
à l'Eglise, moins pour se rassurer lui-même qu'en vue de ramener
l'opinion des évêques catholiques vers un ami qu'il pensait méconnu. A
ceux-ci il pouvait rappeler un principe qu'il tenait de saint Athanase,
le plus glorieux champion du Verbe divin : si quelqu'un a renoncé à la
doctrine d'Arius, et confessé la foi définie à Nicée, il faut l'admettre
sans hésiter. Or Eustathe, à Rome, en 366, devant le pape Libère, avait
affirmé sa croyance aux définitions de Nicée ; en 367, son orthodoxie,
après une affirmation semblable, avait été reconnue au concile de Tyane.
Elle devait donc être présumée jusqu'à preuve du contraire. Mais le zèle
de Basile allait plus loin. Invité, en 372, par Théodote, évêque de
Nicopolis et métropolitain de la Petite-Arménie, à venir célébrer une
fête de son Eglise, il s'arrêta en route, à Sébaste, en vue d'obtenir de
nouvelles preuves de l'orthodoxie d'Eustathe. Après une discussion de
deux jours avec celui-ci, on tomba d'accord sur tous les points, et
Basile n'eut plus qu'à courir à l'église remercier Dieu. Dans la joie
désintéressée de son cœur, il écrivit alors à Théodote pour lui demander
de rédiger lui-même un écrit que souscrirait Eustathe. Mais Théodote,
dont la défiance était incurable, refusa de le faire, et témoigna même à
Basile le peu de désir qu'il avait maintenant de recevoir sa visite.
Basile revint, tout triste, à Césarée. Un an après, il eut occasion de
rencontrer Théodote. Celui-ci lui reprocha vivement son entrevue de
l'année précédente avec Eustathe, qui, dit-il, niait maintenant avoir
fait aucun accord avec Basile. Ce dernier fut stupéfait. « Comment
Eustathe, s'écria-t-il, que j'ai connu ennemi de tout mensonge, au point
d'en avoir horreur même dans les choses les plus légères, oserait-il
trahir la vérité dans une affaire d'une telle importance ? J'irai le
voir, je lui proposerai un symbole de la vraie foi, et s'il le souscrit,
je demeurerai dans sa communion ; s'il refuse, je me séparerai de lui à
mon tour. » Rassuré par ces paroles, Théodote invita Basile à venir le
visiter à Nicopolis. Mais à peine celui-ci fut-il arrivé, que, repris de
ses défiances, son hôte le reçut avec une froideur injurieuse, l'accabla
de reproches outrageants, refusa de l'aider, comme il avait promis, dans
sa mission d'Arménie : Basile partit désolé.
Aucun découragement ne
pouvait refroidir la charité de Basile, comme aucune injure ne pouvait
lasser sa patience. A ses yeux, le premier devoir était « de tout (aire
pour ne pas s'aliéner ceux dont la foi est imparfaite, mais au contraire
de prendre soin d'eux, selon les antiques lois de la charité, leur
apportant toute consolation avec des entrailles de miséricorde, et leur
proposant la foi des Pères pour les amener à l'union. » Il parvint,
l'année suivante, à faire signer à Eustathe une profession de foi
complètement orthodoxe. Oublieux des mauvais procédés de Théodote, il
s'empressa de lui communiquer cette pièce, qui devait réhabiliter
l'évêque de Sébaste. Mais, par une étrange aberration d'esprit, ce fut
ce moment même que choisit celui-ci pour rompre avec Basile. Malgré ses
promesses, il refusa de se rendre à un synode que Basile avait convoqué.
Il lui écrivit pour repousser sa communion, et commença à le déchirer,
en public comme en particulier, l'accusant d'orgueil, lui imputant des
opinions hérétiques sur le Saint-Esprit. Ne gardant aucune mesure, il
répandit dans toutes les provinces d'Orient un pamphlet contre Basile;
et enfin, dans le but de le faire passer pour apollinariste, il alla
jusqu'à exhumer une lettre écrite par Basile à l'hérésiarque
Apollinaire, lettre de pure courtoisie, datant de l'époque où l'un et
l'autre étaient laïques, et où les opinions d'Apollinaire étaient
irréprochables. En ce temps de controverses incessantes, les orthodoxes,
souvent trompés, se sentaient obligés de veiller avec le soin le plus
scrupuleux sur leurs relations, et d'être d'une réserve extrême quant
aux opinions et aux personnes; aussi une publication de cette nature,
aggravée par un texte tronqué ou falsifié, devait-elle, dans la pensée
de ses ennemis, compromettre Basile aux yeux des gens superficiels et le
faire passer pour fauteur d'un hérétique.
Cette indigne conduite
dissipa enfin les illusions de Basile. Il demeura, comme il le dit, a
muet, frappé de stupeur, pensant à la profondeur de dissimulation d'Eustathe,
et à la manière dont celui-ci s'était de tout temps insinué dans sa
confiance. » Il se souvint alors qu'Eustathe avait eu Arius pour maître;
se rappelant un proverbe populaire : « L'Ethiopien, dit-il, ne peut
changer la couleur de sa peau, ni la panthère effacer les taches de son
poil. » Cependant son âme fut ébranlée, comme le sont les âmes droites
au spectacle de l'injustice : « J'avais le cœur serré, la langue
hésitante, la main sans force, le courage défaillant; j'ai été sur le
point de haïr le genre humain, de le juger incapable d'affection, à la
pensée de cet homme qui s'était gardé pur de l'enfance à la vieillesse
et qui, pour des motifs insignifiants, s'emportait jusqu'à oublier ce
qu'il savait de moi pour prêter l'oreille aux plus viles calomnies. Que
n'avais-je pas le droit de penser des autres hommes, avec qui je n'avais
pas échangé tant de gages d'amitié et qui ne m'avaient pas donné tant de
preuves de vertu ? » Mais Basile n'était pas de ceux qui, en face des
plus cruelles épreuves, s'abattent ou s'irritent. « Prie pour moi,
écrivait-il à Théodote, afin que le Seigneur me fasse la grâce d'éviter
la colère, de garder la charité, qui est modérée et sans enflure. Vois
comme ceux qui en manquent sortent des bornes de l'humanité et agissent
mal, osant des choses dont les âges précédents n'ont pas d'exemple. »
Saint Basile donna alors
d'admirables preuves de patience. Pendant trois ans, il souffrit en
silence « la flagellation de la calomnie, » se contentant de prendre
Dieu à témoin de son innocence. » Jésus autem tacebat. C'est seulement
quand il craignit que ce silence ne devînt une occasion de scandale
qu'il se décida à le rompre par une lettre justificative envoyée à tous
les moines de son diocèse. Vinrent ensuite une lettre d'explications,
touchante dans son humilité, écrite aux évêques d'un district du Pont;
d'autres aux habitants, au clergé et aux principaux de Néocésarée, qu'il
avait vus avec tristesse depuis plusieurs années prêter l'oreille aux
hérétiques et s'éloigner de lui, attaché à eux et à leur ville par tant
de souvenirs d'enfance. Il eut la consolation de ramener à sa communion
les évêques du Pont, mais ne put, même en invoquant la mémoire vénérée
de sa sainte aïeule Macrine, triompher des préventions de ses anciens
concitoyens de Néocésarée. Les événements, cependant, se chargèrent de
le justifier, car il vit son infidèle ami Eustathe s'enfoncer de plus en
plus dans l'erreur, faire chaque année un nouveau pas hors de la vérité
catholique et finir, vers 376 ou 376, par rechercher ouvertement la
communion des ariens. La Providence réservait à la mémoire de Basile une
revanche meilleure, en faisant, après la mort ou la déposition d'Eustathe,
en 380, monter sur le siège de Sébaste Pierre, le plus jeune frère du
saint évêque de Césarée.
CHAPITRE VI
LES RAPPORTS AVEC L'OCCIDENT
On a dit que les épreuves
de Basile se confondent avec celles de l'Orient chrétien. Cette «
sollicitude de toutes les Eglises, » dont parle saint Paul, il la porte
partout : elle est de moitié dans les affections ou les déceptions de sa
vie. Rien ne le fait mieux voir que ses efforts pour appeler au secours
des chrétiens orientaux, divisés entre eux et persécutés par Valens, les
Églises occidentales, qui jouissaient de la paix sous le règne de
Valentinien Ier.
Dans la première phase de
la persécution arienne, au temps de Constance, les Églises de l'Orient
avaient reçu de celles de l'Occident un chaleureux appui. Le pape Jules
1er, son successeur Libère, donnèrent asile aux orthodoxes proscrits.
Expulsé d'Alexandrie, saint Athanase vint « soumettre sa cause » à
l'Église de Rome. Le pape condamna ses adversaires, « leur déniant, au
nom de la discipline ecclésiastique, le droit de rien décider sans
l'approbation du pontife romain. » Athanase passa trois ans à l'ombre de
la chaire de saint Pierre. Vers le même temps s'y réfugièrent des
évêques et des prêtres de Thrace, Célésyrie, Phénicie, Palestine, Egypte,
déposés par les ariens; le pape, devant lequel ils portèrent aussi leur
cause, « en vertu de la prérogative de l'Église romaine, les renvoya en
Orient, munis de lettres les rétablissant sur leurs sièges et condamnant
ceux qui les en avaient chassés. »
En proie, sous Valens, à
une persécution plus atroce encore, les Eglises orientales tournèrent de
nouveau leurs yeux vers le siège de Rome et vers les évêques d'Italie et
des Gaules qui, à son exemple. « avaient gardé intact et inviolable le
dépôt de la foi reçu des apôtres. » Elles leur demandèrent de les
défendre contre les hérétiques, et, en même temps, de faire cesser leurs
divisions intérieures. La principale était le schisme qui, depuis
plusieurs années, divisait l'Eglise d'Antioche. Il était d'autant plus
douloureux que les deux évêques entre lesquels se partageait l'obédience
des catholiques étaient l'un et l'autre de fermes défenseurs de
l'orthodoxie et des hommes d'une éminente vertu : l'un, Mélèce, exilé
pour la foi par Valens, avait les sympathies des Églises asiatiques et
comptait parmi les meilleurs amis de saint Basile ; l'autre, Paulin,
épargné par les persécuteurs « à cause de sa grande piété, » était
favorablement vu en Egypte, en Orient et à Rome.
Dès 371, Basile informa
Mélèce de son intention d'envoyer le diacre Dorothée à Rome. Les
catholiques de la cour de Valens, avec lesquels il entretient des
relations, renoncent à rien obtenir et s'estiment heureux que la
persécution ne soit pas encore plus violente. Il faut solliciter une
intervention des évêques d'Occident. Basile communique à Mélèce le
mémoire qu'il se propose de remettre à son messager et prie Mélèce de
munir, de son côté, celui-ci de lettres et d'instructions. En même
temps, il écrit à saint Athanase, qu'il n'a jamais vu, mais pour lequel
il professe un véritable culte, lui demandant de couvrir cette mission
de sa grande autorité.
Basile compte que
l'illustre docteur alexandrin, si puissant dans la ville éternelle,
voudra bien y accréditer le diacre Dorothée. Celui-ci devra supplier le
pape Damase d'envoyer en Orient, non les délégués d'un synode, ce qui
pourrait offrir des difficultés, mais ses représentants personnels. On
priera le pape de choisir des hommes doux et fermes, sachant parler,
capables de ramener les égarés. Parmi les pièces qu'on leur demandera
d'apporter seront les actes de ce qui a été fait en Occident pour casser
les décisions hérétiques du concile de Rimini, et aussi une sentence de
condamnation des erreurs de Marcel d'Ancyre, qui n'ont pas encore été
condamnées à Rome. Un des buts de leur mission sera de faire cesser le
schisme qui désole l'Église d'Antioche. Mais aux qualités morales
nécessaires pour accomplir cette œuvre multiple de pacification
religieuse, les envoyés de Damase devront joindre l'endurance physique
nécessaire pour supporter les fatigues d'un long voyage ; celui-ci devra
être fait par mer, afin de leur permettre d'arriver sans bruit et de
surprendre les adversaires de la paix.
« Autant que me laisse voir
mon peu de connaissance des choses, écrit Basile, je crois que nos
Eglises n'ont pas d'autre moyen de salut. Si les Occidentaux veulent
montrer pour nous autant de zèle qu'ils en mettent chez eux à éteindre
l'hérésie, peut-être quelque bien en résultera-t-il, car l'empereur
redoutera leur nombre, leur unanimité, et les peuples les suivront. » Il
est facile de retrouver dans cette épître à saint Athanase les grandes
lignes du mémoire rédigé pour être soumis au pape. La lettre dont il fut
accompagné est longue et pathétique, pleine à la fois de respect et de
confiance pour le successeur de saint Pierre.
Basile expose d'abord à
Damase les misères religieuses de l'Orient, « c'est-à-dire des contrées
qui s'étendent de l'Illyrie à l'Egypte. » On y attend avec ardeur les
effets de la piété du pape. Aux jours passés, la charité romaine a, bien
des fois déjà, secouru les Orientaux. Un siècle plus tôt, le pape saint
Denys a envoyé d'abondantes aumônes à l'Eglise de Césarée, dévastée par
les Barbares; ses lettres ont consolé les fidèles et ses offrandes ont
racheté de nombreux captifs. Aujourd'hui, c'est des âmes qu'il s'agit!
Ce sont les captifs de l'hérésie qu'il faut délivrer! Les chrétiens de
l'Orient se sentent déjà réjouis et fortifiés à la pensée que Damase va
les assister. Qu'il veuille bien leur envoyer des hommes capables de
concilier les dissidents, de rétablir l'union entre les Églises, ou du
moins de l'éclairer sur leur situation, en lui faisant connaître les
auteurs des troubles et ceux qu'il doit recevoir dans sa communion.
A son arrivée à Rome,
Dorothée paraît avoir trouvé réuni un concile d'évêques d'Italie, de
Gaule et d'Illyrie. II revint, l'année suivante, en Orient, accompagné
d'un délégué des Occidentaux, le diacre milanais Sabinus. Tous deux
étaient porteurs d'une lettre synodale des évêques, adressée à saint
Athanase. Celui-ci s'empressa de la communiquer à saint Basile. On n'en
a pas le texte et l'on n'en peut guère deviner la teneur. On sait
seulement qu'elle contenait une profession de foi et qu'elle y joignait
de chaleureuses assurances de sympathie.
Saint Basile se chargea de
remercier ses collègues de l'Occident. « Vos paroles, leur écrit-il, ont
ramené un peu de sourire dans mon âme. » Mais il leur demande de venir
en aide de façon plus efficace aux Orientaux. Chez ceux-ci, « tout
s'affaisse. » A la place des pasteurs chassés, les loups s'introduisent
dans la bergerie. « Les vieillards pleurent, en comparant le présent au
passé; les jeunes gens sont plus malheureux encore, car, n'ayant pas
connu celui-ci, ils s'accoutument au présent. » Partout, les dogmes
anciens sont méprisés; on oublie les traditions; les inventions des
novateurs font loi; « il n'y a plus de théologiens, mais seulement
d'habiles arrangeurs de mots. » Puissent les vraies doctrines sur la
Trinité sainte être enfin rétablies par les soins de ceux « auxquels le
Seigneur a donné à la fois la vérité et la liberté ! »
Outre la lettre collective,
les envoyés étaient porteurs de plusieurs lettres particulières, dont
une adressée à saint Basile par Valérien, évêque d'Aquilée. A ce prélat
pieux et savant, dont la ville épiscopale avait abrité pendant plusieurs
années une colonie d'exégètes où saint Jérôme tenait le premier rang,
Basile répondit avec effusion. « Nous avons une grande soif d'amour, ô
frère très vénéré! » s'écrie-t-il. C'est une vive joie pour lui de
savoir les Occidentaux indissolublement unis dans la vérité et libres de
l'annoncer sans entraves. En Orient, la partie saine de la population,
encore attachée à la croyance des aïeux, se décourage et se fatigue. Si
le monde est destiné à durer encore, c'est de l'Occident, de ses
enseignements, de ses prières, de ses exemples, que viendra, pour les
Orientaux, le réveil de la foi.
Cependant, si touchant
qu'il fût, cet échange de sympathies demeurait sans résultat. Basile et
ses amis attendaient du pape et des prélats d'Occident une aide plus
pratique, tout en ne pouvant peut-être leur en indiquer très clairement
les moyens. Il fut décidé qu'en réponse à la lettre des évêques
occidentaux une épître collective des principaux prélats orthodoxes de
l'Orient serait portée par le diacre Sabinus, afin de bien marquer
l'union des esprits sur toutes les questions déjà résolues, et de
rappeler celles qui attendaient encore une solution. Mélèce, alors banni
pour la troisième fois, fut chargé de la rédiger.
Dans cette lettre, qui
porte les signatures de trente-deux évêques, parmi lesquels Eusèbe de
Samosate, Basile, Grégoire de Nysse, Grégoire de Nazianze, on se plaint
doucement de n'avoir pas obtenu encore le secours attendu. Mais les
vénérables signataires espèrent que l'intervention des Églises
d'Occident deviendra plus active, quand tout y sera mieux connu. Suit un
tableau très sombre de l'état religieux de l'Orient. Ce que les évêques
réunis demandent maintenant à leurs collègues, ce n'est plus d'envoyer
un petit nombre de délégués, mais de venir sans retard, nombreux, en
synode, les visiter. « A la valeur personnelle des envoyés se joindront
ainsi le poids et l'autorité que donne le nombre, et l'on pourra
rétablir la foi définie h Nicée, poursuivre l'hérésie, remettre la paix
dans les Églises, amener à la concorde ceux qui, au fond, pensent de
même. » Ces derniers mots font allusion au schisme d'Antioche. La lettre
y revient plus loin, en termes tout à fait explicites. « Ce qui est le
plus digne de pitié, c'est que la partie saine du peuple est divisée
contre elle-même. Nous ressemblons aux habitants de Jérusalem, qui, sous
Vespasien, étaient à la fois assiégés au dehors et en proie à la
sédition au dedans. Nous aussi, nous avons à nous défendre des
hérétiques, et nous sommes réduits à une extrême faiblesse par une autre
guerre, où les belligérants sont des orthodoxes. » La lettre se termine
par une adhésion pleine et entière à la profession de foi contenue dans
la lettre synodale des Occidentaux.
Cependant, malgré la bonne
volonté réciproque, les affaires n'avançaient pas. L'année 373 paraît
s'être passée en négociations, dont l'agent principal est un prêtre
latin, Sanctissime. II avait apporté un mémoire ou formulaire, répondant
à la lettre collective des Orientaux. Basile se déclare prêt à souscrire
cette pièce, que Sanctissime, dont le zèle est infatigable, soumettra à
la signature d'autres prélats, et rapportera en Occident. Sur la demande
d'Eusèbe de Samosate, Basile écrit encore à Mélèce, pour le prier de
composer une nouvelle lettre, destinée à y être jointe. Cette lettre est
probablement celle qui a le numéro 242 dans la correspondance de saint
Basile. Discrètement, Mélèce se plaint encore du peu de secours reçu. «
Nous avons souvent espéré en vous au temps de nos épreuves, frères très
vénérés; puis, déçus dans nos espérances, nous avons dit avec le
psalmiste : J'ai attendu qui compatirait, et nul n'est venu; qui me
consolerait, et je n'ai trouvé personne. » Vient ensuite le tableau,
déjà tracé bien des fois, de la désolation des Eglises orientales. « Le
comble des maux, le voici : le peuple, abandonnant les maisons de
prières, se réunit dans les solitudes. Lamentable spectacle ! Femmes,
enfants, vieillards, infirmes, sous la pluie, la neige, lèvent, parmi
les glaces de l'hiver ou les feux de l'été, demeurent au dehors,
refusant de participer h la communion des ariens. » Ce trait se présente
naturellement sous la plume d'un évêque d'Antioche : après le premier
exil de Mélèce, ses fidèles s'assemblaient dans des cavernes pour ne pas
communiquer avec l'arien Euzoius. Du reste, la lettre est écrite dans
les termes les plus généraux : probablement était-elle accompagnée d'un
mémoire, entrant dans le détail des questions à traiter.
Basile avait manifesté
l'intention de ne pas écrire : cependant, le zèle l'emporta, et lui
inspira une nouvelle lettre « aux évêques d'Italie et de Gaule. » Malgré
la monotonie de telles citations, il est impossible de ne pas reproduire
ici la description très précise qu'il donne des maux causés par la
persécution arienne. « Les pasteurs sont chassés, les troupeaux
dispersés, et, ce qui est plus triste, le peuple refuse aux victimes le
nom de martyrs, parce que les persécuteurs se parent eux-mêmes de celui
de chrétiens. On ne punit plus sévèrement qu'un crime : la fidélité aux
traditions paternelles. Ceux qui en sont coupables sont expulsés de leur
patrie et relégués dans les déserts.... Tandis qu'aucun scélérat n'est
condamné sans preuves, il suffit de la plus légère calomnie pour faire
prononcer la condamnation d'un évêque, et l'envoyer au supplice.
Quelques-uns sont enlevés de nuit, conduits dans les pays lointains,
sans avoir été confrontés avec leurs accusateurs et avoir même comparu
devant un tribunal.... Les prêtres, les diacres s'enfuient : le clergé
se dépeuple.... Les jours de fête sont changés en jours de deuil : il
n'y a plus d'assemblées de chrétiens, plus de prédicateurs, plus de
veillées pieuses, plus de joies spirituelles. Les maisons de prière sont
fermées; les autels restent sans sacrifices.... Les enfants sont élevés
dans des doctrines impies.... On enseigne une Trinité mutilée où le Fils
ne participe pas à la nature divine, où le Saint-Esprit est une
créature.... Les âmes des ignorants s'habituent à ces blasphèmes.... Par
les baptêmes, par l'hospitalité envers les voyageurs, par la visite des
malades, par les consolations prodiguées aux malheureux, par
l'administration des sacrements, les hérétiques s'insinuent dans le
peuple; le mal fait de tels progrès que, si on ne se hâte de l'arrêter,
il deviendra inutile de rendre la liberté aux catholiques : beaucoup,
séduits par une longue erreur, ne reviendront plus à la vérité. »
Saint Basile craint que la
contagion de ce mal ne s'étende. « L'hérésie est une bête dévorante : on
peut redouter qu'après avoir fait sa pâture de nos Églises, elle ne se
glisse ensuite jusqu'aux vôtres, plus saines et mieux préservées. »
Certes, pour arrêter cette contagion les moyens spirituels sont
préférables à tous les autres. Mais une expérience récente a montré
qu'ils sont parfois moins efficaces et surtout moins rapides qu'on n'eût
espéré d'abord. Basile a maintenant la pensée d'une intervention de
nature différente. Ce qui fait en Orient la force de l'hérésie, c'est
qu'elle a su gagner à sa cause le pouvoir impérial. Le souverain qui
règne en Occident s'est, au contraire, montré soucieux de garantir à ses
sujets la paix religieuse. Mais il a toujours évité de s'engager à fond,
et de se faire le champion déclaré de l'orthodoxie. « Ceci est l'affaire
des évêques, » répondit un jour Valentinien à quelqu'un qui lui
demandait de prendre parti dans les querelles religieuses. Si l'on peut
obtenir qu'il sorte d'une réserve à bon droit jugée excessive, et le
toucher de pitié pour les catholiques orientaux, ceux-ci, assurément,
seront sauvés. Valentinien est tout-puissant sur son frère Valens, qui
lui doit le trône. A cette œuvre Basile convie maintenant les évêques. «
Ce que nous demandons surtout, leur écrit-il, c'est que, par les soins
de votre piété, le trouble de nos affaires soit porté à la connaissance
de l'empereur qui gouverne la partie du globe où vous habitez. »
Cet appel ne parvint pas
tout de suite à ceux à qui il était adressé. Le mémoire de Mélèce, pour
lequel Sanctissime recueillait avec zèle des signatures, la
correspondance des évêques, et en particulier la lettre de Basile,
devaient être portés en Occident par le prêtre Dorothée (probablement
distinct du diacre de ce nom). Mais le voyage de celui-ci paraît avoir
subi d'assez longs retards, dus à l'hiver et aux brigands qui
infestaient tout le pays, de la Cappadoce à Constantinople. Il fut un
instant question de lui adjoindre Grégoire de Nysse, sans doute pour
donner plus d'éclat à sa mission. Basile ne fut pas de cet avis : la
douceur et la simplicité de son frère, peu accoutumé aux usages des
cours, ne lui paraissaient point propres à traiter avec « un homme assis
sur un trône sublime, d'où il entend à peine ceux qui d'en bas lui
disent la vérité ». Ce langage, par lequel est évidemment désigné le
pape Damase, surprend après la lettre si cordiale de 371 : c'est le
premier symptôme d'un malentendu qui dura quelque temps, et eut surtout
pour cause la manière différente d'apprécier les affaires d'Antioche.
Peut-être aussi Basile s'irritait de la lenteur avec laquelle, à Rome,
étaient étudiées les questions si multiples de doctrines et de
personnes, qui se rattachaient à la pacification religieuse de l'Orient.
Celle-ci cependant fit tout à coup un pas considérable, auquel les
lettres enfin portées en Occident par Dorothée ne furent probablement
pas étrangères.
Quand cet envoyé des
Orientaux revint en Asie, en 375, un concile venait d'être tenu en
Illyrie, où l'empereur Valentinien résidait alors. L'arianisme y avait
été condamné une fois de plus. Les Pères avaient, en même temps, obtenu
de Valentinien l'envoi en Asie d'un rescrit, dont Théodoret nous a
conservé le texte. Cet acte interdit aux hérétiques de se prévaloir des
sentiments des princes pour répandre leurs erreurs; il leur défend
d'exercer aucune persécution « contre ceux qui servent Dieu mieux qu'eux
et ont une foi plus pure ; » il rend aux catholiques une entière
liberté. C'est la répudiation formelle de la politique de Valens,
consignée dans un document législatif auquel Valens fut obligé d'apposer
sa signature à côté de celle de son frère.
Malheureusement le rescrit
obtenu, contre toute attente, du libéralisme indiffèrent de Valentinien
n'eut pas le temps de produire ses fruits. Valentinien mourut avant la
fin de 375, laissant à Valens le champ libre en Orient. La persécution
continua, d'autant plus violente, peut-être, que les ariens avaient pu
la croire un moment arrêtée. La Cappadoce même, que l'ascendant
personnel de Basile avait préservée depuis ses entrevues mémorables avec
Valens, fut de nouveau en proie aux hérétiques.
A la tête de ceux-ci était
le vicaire de la province, Démosthènes. Si ce personnage est le même que
l'ancien intendant des cuisines, avec qui Basile eut jadis un piquant
colloque, on peut croire qu'il fut heureux de donner enfin libre cours à
ses rancunes. Nous le voyons assembler à Ancyre, puis à Nysse, des
conciliabules d'ariens ; envoyer des soldats arrêter, sous une
inculpation mensongère, saint Grégoire de Nysse, qui n'eut que le temps
de s'enfuir et de se cacher; astreindre, malgré leurs privilèges, tous
les clercs de Césarée aux obligations de la curie ; imposer les mêmes
charges à ceux de Sébaste qui demeuraient en communion avec Basile. On
parlait ouvertement de la réunion d'un concile où serait déposé
celui-ci. Sur plusieurs sièges épiscopaux de la province étaient
intronisés de force des hérétiques, parfois des gens tarés, comme celui
qui fut mis par les ariens à la place de Grégoire de Nysse. Les
violences les plus graves étaient exercées contre les prêtres, les
instituteurs orthodoxes, par « les dépositaires de l'autorité impériale
: » un fidèle qui refusait de communiquer avec un évêque intrus fut
tellement, maltraité, qu'il mourut de ses blessures. La persécution, qui
en beaucoup de provinces n'avait pas cessé, se réveillait ainsi dans
celles mêmes où elle avait paru assoupie.
Saint Basile l'a décrite
dans deux lettres de 376, adressées à ses amis Amphiloque et Eusèbe de
Samosate. L'une d'elles se termine par des plaintes très dures de «
l'arrogance » des Occidentaux. Toujours affligé de les voir prendre
parti pour Paulin contre Mélèce, Basile leur applique le vers mis par
Homère dans la bouche de Diomède : « Mieux valait ne pas le prier :
c'est un homme orgueilleux. » On n'a pas de documents sur le fait précis
qui fut l'occasion de ces reproches. A bon droit l'on s'étonnera de leur
vivacité. Mais il faut se souvenir qu'ils se rencontrent dans une lettre
toute confidentielle, écrite à un intime ami. Dans l'un des moments les
plus cruels de sa vie, ayant vu l'échec de ses plus chères espérances,
sentant la persécution se rallumer de toutes parts, atteindre ses amis
et ses proches, le saint évêque laisse s'épancher son âme, sans mesurer
l'expression de paroles qui n'étaient pas destinées à la publicité.
Basile marque, à la fin de
cette lettre, l'intention d'écrire au « chef du chœur, » c'est-à-dire
probablement à Damase, « en dehors des formes officielles, » et sans
entrer dans le détail des affaires, afin d'avertir par lui les
Occidentaux de la faute qu'ils commettent en manquant d'égards envers
des hommes éprouvés par la tentation, et en paraissant insulter a leur
malheur. Mais il ne semble pas avoir donné suite à ce projet, formé sous
le coup d'une émotion passagère. On le voit, au contraire, adresser non
à saint Damase, mais « aux Occidentaux » en général, soit vers la fin de
376, soit l'année suivante, une longue lettre, d'un ton affectueux et
conciliant.
Il y expose que l'hérésie
arienne a cessé d'être le plus grand danger pour les âmes, tant elle est
maintenant démasquée; mais il leur demande d'avertir, avec l'autorité
qui leur appartient, les Eglises d'Orient, et de signaler à la défiance
de celles-ci les erreurs plus subtiles et plus récentes propagées par
Eustathe de Sébaste et par Apollinaire. Il les prie ensuite, en termes
très modérés, de se prononcer sur le cas de Paulin d'Antioche, qui, en
plus de l'irrégularité présumée de son élection, aurait partagé ou
toléré les erreurs attribuées à Marcel d'Ancyre.
Cette lettre est une
réponse à une missive apportée d'Occident par les infatigables Dorothée
et Sanctissime, et qui paraît avoir, par son langage tout empreint
d'affection et de pitié, calmé la peine ressentie avec excès par Basile.
« Quoique nos blessures, écrit-il, soient aussi vives, cependant nous
sommes un peu consolés en pensant que des médecins sont prêts, si les
circonstances s'y montrent favorables, à porter un remède rapide à nos
maux. C'est pourquoi nous vous saluons encore par ces chers messagers,
et nous vous exhortons, si le Seigneur vous donne quelque moyen de nous
visiter, à le faire sans retard. Visiter les infirmes est une des plus
grandes œuvres de miséricorde. Que si le bon Dieu, sage directeur de nos
vies, réserve ce bienfait à un autre temps, au moins écrivez-nous tout
ce qu'il vous est possible d'écrire pour consoler les affligés et
relever ceux qui sont brisés. Nombreuses sont les brisures de l'Eglise,
et nous en avons une grande affliction : nous n'attendons pas d'autre
secours que celui que le Seigneur nous enverra par vous, qui l'adorez
avec une telle sincérité. »
On pourrait aisément
montrer la cordialité des rapports établis, désormais, entre saint
Basile et ses collègues occidentaux. Ecrivant à des évêques égyptiens,
confesseurs de la foi, qui lui paraissaient avoir reçu trop facilement
dans leur communion des disciples de Marcel d'Ancyre, Basile leur dit
qu'ils auraient dû, avant de le faire, s'assurer si tel était l'avis des
évêques d'Occident. Ailleurs il se plaint, dans une lettre adressée au
successeur de saint Athanase, Pierre d'Alexandrie, alors réfugié à Rome,
d'un propos tenu par celui-ci contre ses amis Eusèbe et Mélèce : il le
fait avec une extrême courtoisie, et, ayant à nommer Damase, il
l'appelle « l'évêque très vénéré. » Grande est sa joie de l'élection de
saint Ambroise au siège de Milan : il a deviné l'avenir de ce grand
homme : l'astre de l'Église d'Orient salue, avant de s'éteindre, la
nouvelle lumière qui se lève sur celle d'Occident.
Saint Ambroise avait écrit
à Basile pour lui demander l'autorisation de transférer à Milan les
restes de son prédécesseur Denys, mort exilé pour la foi en Cappadoce,
vers 359. Basile accorda volontiers la concession demandée : clans sa
réponse à Ambroise, il fait l'éloge des ecclésiastiques milanais chargés
de ramener le précieux dépôt, loue la modestie de leur maintien, la
gravité de leurs mœurs, les paroles persuasives qu'ils employèrent pour
vaincre la résistance des prêtres, des diacres, des fidèles qui
hésitaient à laisser ouvrir le tombeau vénéré du confesseur de la foi.
Ceux qui avaient naguère été les hôtes de l'exilé, et qui l'y avaient
déposé de leurs mains, tinrent à l'en tirer eux-mêmes, et pleurèrent
comme si l'on avait emporté les reliques de leur père et de leur patron.
Basile n'a garde de manquer une aussi excellente occasion de dire à
Ambroise tout ce qu'il y a de providentiel dans le choix inattendu qui
l'éleva, malgré ses résistances, sur l'un des plus grands sièges de
l'Occident.
« Dieu choisit, dans tous
les temps, ceux qui lui plaisent. Il a pris un berger pour le placer à
la tête de son peuple; il a mis son esprit dans le chevrier Amos, pour
en faire un prophète. Maintenant, dans une ville royale, il prend le
gouverneur de toute une province, aussi élevé par l'âme que par la
naissance et les richesses, remarquable entre tous par la splendeur de
l'éloquence, et lui confie le troupeau du Christ. Va donc, homme de Dieu
! Ce n'est pas des hommes que tu as reçu et que tu as appris l'Evangile
du Christ; c'est le Seigneur lui-même qui t'a tiré des rangs des juges
de la terre pour t'asseoir dans la chaire des apôtres. Livre le bon
combat. Guéris les maladies du peuple, si quelqu'un s'y trouve infesté
de la contagion arienne. Renouvelle les anciens sentiers des Pères, et
aie soin de fortifier, par la fréquence de nos relations, cette amitié
mutuelle dont tu as jeté le fondement. Ainsi nous pourrons être voisins
par l'esprit, bien que de longues distances nous séparent sur cette
terre. »
Voisins par l'esprit, ils
le furent, ces deux grands hommes qui s'étaient devinés sans se
connaître. Il y a plus que des similitudes de pensées, il y a des traces
visibles de l'influence de Basile dans les écrits et les discours de
saint Ambroise. Mais, plus heureux que Basile, Ambroise pourra employer
efficacement à l'amélioration des rapports de l'Eglise et de l'État ces
grandes qualités de gouvernement qu'il avait en commun avec lui.
CHAPITRE
VIII
LES DERMÈRES ANNÉES
La fin de la vie de saint
Basile fut marquée par une grande joie. Lui qui, humblement, attribuait
à ses péchés le démenti jusque-là donné par les événements à toutes ses
espérances, les vit enfin s'accomplir. Quand il mourut, les catholiques
jouissaient partout de la paix. La tyrannie exercée depuis quarante-sept
ans par les ariens était brisée.
Refoulés par les Huns, qui,
pour la première fois, apparaissent dans l'histoire, les Goths des rives
du Danube avaient obtenu de Valens, en 376, la permission de passer le
fleuve pour s'établir comme vassaux dans l'Empire. Mais la mauvaise foi
de quelques officiers romains les mécontenta : prenant l'offensive, ils
inondèrent la Thrace, pendant que d'autres Goths, qui servaient comme
auxiliaires dans la garnison d'Andrinople, faisaient défection et
allaient rejoindre leurs compatriotes. Valens, alarmé, demanda du
secours à son neveu Gratien, qui avait succédé en Occident à
Valentinien. En 377, une bataille sanglante fut livrée à Salices, entre
les Goths elles Romains, commandés par un ami de Basile, le comte
Trajan. La victoire demeura indécise ; Valens, qui résidait à Antioche,
se décida à quitter cette ville. Il se rendit à Constantinople, où le
peuple, inquiet des progrès de l'invasion, le reçut assez mal. Valens
déchargea sa colère sur Trajan, coupable de n'avoir pas été victorieux,
et lui ôta son commandement. On raconte que Trajan osa lui répondre : «
Ce n'est pas moi, seigneur, qui ai été vaincu. C'est toi-même qui as
donné la victoire aux Barbares et qui leur as procuré le secours de Dieu
en t'armant contre lui. Parce que tu lui as fait la guerre, il s'est mis
du côté de tes ennemis. Ne te souviens-tu pas de ceux que tu as chassés
des églises, et de ceux que tu en as rendus les maîtres ? » D'autres
généraux, dont l'un, Victor, était encore un ami de saint Basile,
approuvèrent ces paroles. Sans se laisser émouvoir, Valens donna le
commandement de l'armée au comte Sébastien, qui, bien que professant le
manichéisme, avait été l'un des agents les plus cruels de la
persécution, et, vingt ans plus tôt, avait accablé les catholiques de
mauvais traitements lors de l'élévation de l'évêque intrus Georges en
remplacement de saint Athanase sur le siège d'Alexandrie : c'est le même
général qui, en 363, commandait avec Procope, pendant l'expédition
persane de Julien, l'armée de secours vainement attendue par celui-ci.
Quelques succès partiels donnèrent courage à Valens. Sans attendre
l'arrivée de Gratien, retardé par des combats victorieux contre les
Alemans, il se porta, en 378, vers Andrinople, autour de laquelle
s'était concentrée l'armée des Goths. Dans la bataille livrée le 9 août
sous les murs de cette ville, les Romains furent entièrement défaits.
Leurs meilleurs généraux périrent, parmi lesquels Trajan, dont nous
avons rapporté l'énergique réponse. Valens fut grièvement blessé. On
raconte qu'il fut transporté à la hâte dans une cabane et que des
soldats goths y mirent le feu, sans savoir qui elle contenait.
La fin tragique de Valens
ne mit pas l'Empire en péril : l'invasion vint se briser contre la jeune
vaillance de Gratien, et bientôt contre la science militaire de
Théodose. Mais, avant qu'une politique aussi sage que désintéressée ait
appelé celui-ci au partage du pouvoir impérial, la paix religieuse était
déjà rétablie. Dans les derniers mois du règne de Valens, distrait par
la guerre, la persécution avait à peu près partout cessé d'elle-même.
Pierre d'Alexandrie était revenu dans sa ville épiscopale, porteur de
lettres du pape Damase qui confirmaient son élection : le peuple chassa
l'évêque intrus que les ariens avaient intronisé à sa place. A
Constantinople, les catholiques, opprimés depuis trente-huit ans par la
faction arienne, et réduits à un petit nombre, attendirent la mort de
Valens pour relever la tète : ils entamèrent, à la fin de 378, des
négociations avec Grégoire de Nazianze, pour que celui-ci vînt prendre
soin de leur Église, et la relever de ses ruines : la réponse favorable
qu'il fit à leurs instances fut concertée avec saint Basile. La plupart
des exilés rentrèrent seulement vers cette époque, quand Gratien eut
promulgué une loi rendant pleine liberté aux orthodoxes et frappant les
plus dangereux des hérétiques. Basile eut alors la joie, tant désirée,
d'apprendre le retour à Samosate de son cher Eusèbe, après un exil
rempli de dangers dans la Thrace ravagée par la guerre.
Quand ces heureuses
nouvelles lui parvinrent, le saint évêque de Césarée était déjà sur son
lit de mort. Bien qu'âgé seulement de quarante-neuf ans, le travail, le
jeûne, la maladie, les épreuves, avaient fait de lui un vieillard. Il se
sentait près de sa fin. Ses derniers jours se passèrent à donner aux
meilleurs de ses disciples '" des instructions suprêmes, dans lesquelles
il montra sa lucidité et sa vigueur accoutumées. Puis, comme
quelques-uns n'avaient pas reçu les ordres du diaconat ou de la
prêtrise, il eut encore la force de les leur conférer. Cependant la
connaissance de son état s'était répandue dans Césarée, où il était si
populaire. Toute la ville assiégea bientôt la demeure épiscopale. On
pleurait, on priait : chacun eût volontiers retranché de ses jours pour
ajouter à ceux de l'agonisant. « Il y en avait, nous dit-on, que la
pensée de sa mort prochaine rendait comme fous. » Le saint parlait
encore à ceux qui l'entouraient. Il leur rappelait les doctrines qu'il
avait prêchées toute sa vie ; il les exhortait à devenir meilleurs.
Enfin, sa voix s'éteignit, et murmurant, dans un dernier souffle, les
paroles du psaume : « Seigneur, je remets mon âme entre vos mains, » il
expira, le 1er janvier 379.
Ses funérailles, présidées
par Grégoire de Nysse, furent un triomphe. Des membres du clergé
portaient à découvert le corps de Basile : tout le peuple se pressait
alentour; les uns cherchaient à toucher une frange de ses vêtements,
d'autres à poser la main sur son cercueil : il y en avait qui
s'efforçaient, au passage, d'être atteints par son ombre, ou qui
baisaient le sol que les porteurs avaient foulé. La foule précédant ou
suivant la sainte dépouille remplissait successivement les rues, les
places, les portiques de la cité; tous les étages des maisons étaient
garnis de spectateurs. La douleur publique éclatait si fort, que les
gémissements empêchaient d'entendre les chants liturgiques. Tous
marchaient confondus dans le même deuil : étrangers, païens, juifs,
pleuraient comme les catholiques. L'empressement fut si grand, qu'il y
eut des personnes écrasées : mais telle était l'exaltation du sentiment
populaire, qu'on ne les plaignait pas, les jugeant heureuses de mourir
avec Basile. C'est à grand-peine qu'on put enfin arracher aux mains qui
ne cessaient de le saisir le cercueil du saint, et le descendre dans le
caveau funéraire des évêques de Césarée.
Saint Grégoire de Nazianze,
retenu par la maladie, ne put être présent à la mort et aux funérailles
de son ami. On sait qu'il fit de lui, en 381, une magnifique oraison
funèbre. C'est la source la plus précieuse et la plus abondante pour la
biographie de saint Basile. Grégoire de Nazianze ne borna pas à ce
discours l'honneur dû à une chère mémoire. Il lui consacra une longue
épitaphe en vers, dans laquelle, après avoir éloquemment célébré le
docteur et l'évêque, il revient, avec une grâce tout attique, sur les
souvenirs de leur commune jeunesse : « O les entretiens ! ô la demeure
de notre amitié ! ô la belle Athènes! ô l'antique familiarité d'une vie
vraiment divine ! » Mais plus touchante que toute autre parole, parce
qu'on n'y sent point d'apprêt, est la lettre qu'il écrit à saint
Grégoire de Nysse, aussitôt après avoir reçu la nouvelle de la mort de
son frère :
« Il était donc réservé à
ma triste vie d'apprendre la mort de Basile, le départ de cette sainte
âme, maintenant présente devant Dieu, ce qui était le sujet de sa
méditation continuelle ! Entre tant d'autres causes de regret, j'ai
celui d'avoir, par la grave et dangereuse maladie dont je suis
présentement atteint, été privé d'embrasser sa sainte dépouille, de
m'entretenir avec toi de notre douleur commune, et d'apporter des
consolations à nos amis. Mais ce que peut être la solitude de cette
Eglise, dépouillée de sa gloire, privée de sa couronne, on ne saurait ni
le dire ni le faire entendre, à ceux-là au moins qui ont un peu d'âme.
Toi-même, bien qu'entouré d'amis et d'encouragements, il me semble que
tu ne peux avoir d'autre consolation que son souvenir et la pensée du
grand exemple que l'un et l'autre vous avez donné à tous, tant par votre
modération dans la prospérité que par votre patience dans le malheur.
Car, en vérité, en ceci consiste toute la philosophie, rester modéré
quand on est heureux, supporter avec honneur l'infortune. Voilà ce que
j'ai voulu t'écrire. Mais moi, qui écris ainsi, quand et comment me
consolerai-je jamais ? Une seule chose le pourra faire, ta société, tes
entretiens, que ce bienheureux nous a légués, afin que, regardant ses
vertus en toi, comme dans un beau et clair miroir, nous croyions le
posséder encore. »
Saint Grégoire de Nysse
garde, lui aussi, pour son frère un véritable culte. A l'un des
anniversaires de sa mort, il prononça une longue oraison funèbre, où
l'histoire peut recueillir de précieux détails. Grégoire de Nysse était
très attentif à conserver les souvenirs de famille . à ce point de vue,
son discours sur son frère et sa Vie de sa sœur Macrine ont une valeur
particulière. Dans ce dernier écrit, il raconte qu'étant allé, neuf ou
dix mois après la mort de Basile, visiter cette sœur, il la trouva
malade, couchée par terre, dans sa cellule, sur une planche recouverte
d'un sac, la tète appuyée contre un morceau de bois en guise d'oreiller.
La sainte religieuse leva les mains au ciel et rendit grâces à Dieu,
puis tous deux causèrent ils ne s'étaient pas vus depuis huit ans Quand
la conversation eut amené le nom de Basile, le visage de Grégoire se
contracta : de grosses larmes coulèrent de ses yeux. Macrine, plus
ferme, ne pleura point, elle passa en revue la carrière de Basile, fit
remarquer les grandes leçons qu'un chrétien en pourrait tirer, y montra
visible la providence de Dieu, et parla de la vie future comme une
personne qui y touchait déjà.
Macrine mourut peu de jours
après ; mais Grégoire de Nysse et son frère Pierre de Sébaste vécurent
assez pourvoir le culte public de Basile établi dans l'Eglise. Tout
l'Orient s'accoutuma vite a célébrer par des réunions pieuses et des
panégyriques l'anniversaire de sa mort, coïncidant avec la fête de la
Circoncision. On possède deux des discours prononces a cette date, celui
de saint Grégoire de Nysse, dont nous avons parle, et un autre attribue
plus ou moins exactement a saint Amphiloque. L'Eglise d'Orient a
continue a faire, le 1er janvier, la fête de saint Basile : depuis le
IXe siècle, on trouve la commémoration de sa mort marquée à cette date
dans les martyrologes latins ; mais sa fête, dès cette époque, se
célébrait en Occident le 14 juin, comme on l'y célèbre encore de nos
jours.
On aimerait a se
représenter l'aspect extérieur de saint Basile. Un manuscrit anonyme de
la Bibliothèque vaticane, reproduit par Baronius, le dépeint comme
grand, maigre, sec, le teint pâle, le regard pensif, les tempes un peu
creuses, la tête à demi chauve, portant toute sa barbe. Quelle que soit
la valeur historique de ce portrait, il concorde sur plus d'un point
avec la description donnée par saint Grégoire de Nazianze Celui-ci dit
de même que Basile était pâle, avec une longue barbe. Il ajoute que,
dans la vie ordinaire, ce grand orateur était lent a parler. Ce n'est
pas qu'il montrât ou éprouvât du dédain pour ses interlocuteurs, mais il
était habituellement absorbe dans ses pensées. Basile donne humblement
de cette lenteur une autre explication il l'attribue a une lourdeur et a
une gaucherie de Cappadocien. Le plus probable, c'est que Basile était
extrêmement timide. Un de ses ennemis, l'hérétique Eunome, dit qu'il
tressaillait et changeait de couleur si quelqu'un entrait dans la
chambre ou il s'enfermait pour travailler. Philostorge ajoute que la
timidité d'esprit lui faisait éviter les discussions publiques. Basile
semble avoir été de ces hommes qui montrent un courage intrépide quand
ils se sentent moralement obligés d'agir, mais ne se décident pas sans
un devoir impérieux a sortir de la retraite qui fait leurs délices.
Cette grande réserve ne provenait pas, chez lui, d'une âme portée à la
tristesse ses lettres ont de l'enjouement, avec le sel le plus fin, et
un sentiment très vif des beautés de la nature Grégoire de Nazianze dit
qu'il se plaisait aux réunions d'amis, racontait à merveille, et n'était
pas ennemi d'une spirituelle plaisanterie. Mais le trait caractéristique
de sa personne morale comme de sa personne physique était la constante
possession de soi-même, se traduisant au dehors par un calme
inaltérable, une politesse mesurée. S'il avait à contredire, il le
faisait d'une manière très nette, mais avec une extrême douceur. Il
était de ceux à qui il suffit d'un sourire pour marquer l'approbation et
qui blâment par leur silence. Saint Grégoire de Nazianze ajoute que
beaucoup, parmi ses contemporains, s'efforçaient de copier ses allures,
son langage, ses manières, les moindres particularités de sa démarche et
de son costume la maladresse même des imitations, qui témoignaient de la
popularité de Basile, faisait ressortir le naturel et la distinction du
modèle.
III
SAINT BASILE ORATEUR ET
ÉCRIVAIN
CHAPITRE I
LES HOMÉLIES SUR L '«
HEXAEMERON »
Les Œuvres de saint
Basile consistent en ses discours, ses écrits dogmatiques et sa
correspondance. Tous les ouvrages qu'il composa ne nous sont point
parvenus : au dire de Cassiodore, il écrivit des commentaires sur
presque toutes les parties de l'Ecriture Sainte. Parmi les écrits mis
sous son nom, plusieurs aussi, à tort ou à raison, sont contestes.
J'analyserai seulement ceux dont l'authenticité ne peut faire doute :
ils sont encore assez nombreux pour donner une idée de ce que fut en
saint Basile l'orateur et l'écrivain.
« Basile — à dit M.
de Broglie — est le premier orateur qu'au compté l'Eglise. Avant lui,
Athanase avait harangué les soldats de la foi, comme un général qui
monte à la brèche; Origène avait dogmatisé devant des disciples; Basile
le premier parle à toute heure, devant toute espèce d'hommes, un langage
à la fois naturel et savant, dont l'élégance ne diminue jamais ni la
simplicité, ni la force. Nulle faconde plus ornée, plus nourrie de
souvenirs classiques que la sienne; nulle pourtant qui soit plus à la
main, coulant plus naturellement de source, plus accessible à toutes les
intelligences. L'étude n'a fait que lui préparer un trésor toujours
ouvert, où l'inspiration puise, sans compter, pour les besoins du jour.
Pour ce mérite de facilité à la fois brillante et usuelle, sou
condisciple Grégoire lui-même ne peut lui être comparé. L'imagination
est peut-être plus vive chez Grégoire, mais elle se complaît en
elle-même, et celui qui parle, entraîné à la poursuite ou de
l'expression qu'il a rencontrée ou de l'idée qu'il entrevoit, oublie
parfois et laisse en chemin celui qui l'écoute. La parole est encore un
ornement pour Grégoire; pour Basile, elle n'est qu'une arme, dont la
poignée, si bien ciselée qu'elle soit, ne sert qu'à enfoncer la pointe
plus avant. Il y a du rhéteur souvent, et toujours du poète chez
Grégoire. L'orateur seul respire chez Basile. »
Il était déjà en
possession de tous ses moyens, quand furent prononcées, avant son
élévation à l'épiscopat, ses neuf homélies sur l'Hexaemeron. Le
commentaire oratoire des six jours de la création fut donné par Basile
pendant une semaine de carême. Il y prêcha deux fois par jour, le matin
et le soir, sauf un jour, où il ne prêcha qu'une fois. Dans ces
discours, d'un tour à la fois si antique et si chrétien, « se reconnaît
le génie grec, presque dans sa beauté native, doucement animé d'une
teinte orientale, plus abondant et moins attique, mais toujours
harmonieux et pur. » Ce sont, cependant, des discours improvisés. Cela
se voit à la familiarité du trait, aux digressions où l'orateur se
laisse entraîner, pour rentrer brusquement ensuite dans son sujet, à la
brièveté avec laquelle il conclut son discours, s'il s'aperçoit qu'il a
dépassé le temps convenable. On concevrait difficilement un meilleur
modèle de prédication populaire. La pensée de l'orateur reste toujours
élevée, tandis que, par la simplicité du langage, par la multiplicité
des tableaux, par l'abondance des anecdotes, par le soin d'intéresser,
d'amuser même, il se met à la portée des plus humbles auditeurs. Entre
le discours du matin et le discours du soir, on leur laissera le temps
de faire le travail de la journée. Un matin, cependant, Basile a parlé
trop longuement. « Je ne m'en repens point, dit-il. Nous sommes en temps
déjeune; vous n'êtes pas attendus pour le repas. Que feriez-vous jusqu'à
ce soir ? Beaucoup, peut-être, joueraient aux dés, ou s'oublieraient
dans les querelles que le jeu engendre. En vous retenant à l'église, je
vous ai tenus loin des occasions de pécher. » L'auditoire à qui il
s'adresse, dans ce hardi et familier langage, ne se composait pas
d'hommes seulement : les femmes et les enfants y étaient nombreux.
Quand, avant ou après le sermon, leurs voix mêlées s'élevaient pour
réciter en commun la prière ou entonner des chants liturgiques, c'était,
dit Basile, un bruit comparable à celui de la mer se brisant sur le
rivage. Mais ce bon peuple de Césarée, si attaché à la foi orthodoxe, ne
rappelle pas seulement la mer par l'agitation de la surface : Basile le
loue du calme qui règne dans ses profondeurs, où l'hérésie fut toujours
impuissante à soulever des tempêtes.
Il s'empare
ordinairement de l'attention des fidèles par un exorde court, et comme
pressé d'aller au but. Quelquefois, cependant, il procède avec plus de
pompe, et la simplicité de son langage paraît plus ornée. C'est ainsi
qu'au début de la sixième homélie sur l'Hexaemeron, après avoir rappelé
que les anciens assistaient aux combats du stade la tête découverte, et
dit que de même les chrétiens doivent apporter aux grands spectacles de
la sagesse divine une âme bien préparée, il s'écrie : « Si jamais, dans
la sérénité des nuits, contemplant d'un œil attentif l'inénarrable
beauté des astres, vous avez pensé au Créateur de l'univers qui a semé
le ciel de fleurs brillantes, et donné aux choses une utilité plus
grande encore que leur beauté; ou si, pendant le jour, vous avez admiré
les merveilles de la lumière, et, par une soigneuse méditation, monté
des choses visibles jusqu'aux invisibles ; alors vous êtes un digne
auditeur, et vous avez droit à vous asseoir dans ce noble et bienheureux
théâtre. »
A aucun moment
l'orateur ne perd de vue les esprits simples auxquels il s'adresse. Son
auditoire est, comme ceux de tous les pays de civilisation grecque,
amoureux de la parole. Bien que composé en partie d'artisans,
d'illettrés, il est capable de supporter mieux peut-être qu'un auditoire
de nos jours le long développement des idées. On le devine sensible à
l'enchaînement logique des raisonnements et h la musique des mots. Mais
Basile sait que ses ouailles ont besoin avant tout de leçons pratiques.
Dans sa première homélie, où il commente ces mots du texte sacré : « Au
commencement Dieu créa le ciel et la terre, » il oppose aux systèmes
flottants des philosophes, contredits ou détruits les uns par les
autres, l'autorité des immuables paroles qui impriment dans l'âme comme
un sceau indélébile le nom de Dieu. Dans la seconde, où il montre le
Créateur débrouillant le chaos, il s'attaque à la fois aux sophistes qui
soutenaient l'éternité de la matière, et aux hérésies, « celte
pourriture des Églises, » qui, avec Valentin, Marcion, Mânes,
personnifiaient le mal et les ténèbres pour en faire le principe mauvais
opposé à Dieu. Dans la troisième, il s'élève en passant contre l'abus
des explications allégoriques de la Sainte Ecriture. La quatrième
s'ouvre par un exorde où il fait le procès aux villes, nombreuses alors,
dont la population oubliait tout, commerce, industrie, devoirs de
famille, pour les jeux du cirque et les représentations théâtrales. La
cinquième, à propos de la création des plantes, lui donne lieu de
rajeunir, par les traits les plus saisissants, l'antique lieu commun sur
la prospérité des puissants et des riches, qui se fane comme l'herbe : «
hier des honneurs, des gouvernements, des soldats, le héraut annonçant
sa venue, des licteurs précédant ses pas, le pouvoir d'ordonner coups,
confiscations, exils; cette nuit, la fièvre, la pleurésie, une
congestion pulmonaire : et voilà un homme enlevé du milieu des hommes,
la scène vide de celui qui la remplissait, sa gloire évanouie comme un
songe ! » La sixième homélie, qui traite de la création des astres,
conduit Basile à réfuter les rêveries des astrologues, à en montrer le
péril pour la moralité publique, et à défendre la liberté et la
responsabilité humaines par des arguments qui gardent toute leur valeur
contre le moderne déterminisme.
Amené par son sujet à
passer en revue toute la création, planètes, mers, plantes, oiseaux,
poissons, reptiles, quadrupèdes, et à chercher dans chacune des
créatures de Dieu une raison de le louer, Basile se trouve décrire la
nature, telle qu'on la connaissait de son temps. C'est, en quelque
sorte, l'astronomie, la physique, l'histoire naturelle, qu'il résume
pour ses auditeurs. Sans doute, les erreurs sont nombreuses. Les
sciences naturelles de ce temps offraient d'énormes lacunes, acceptaient
sans les vérifier d'étranges hypothèses, et demeuraient resserrées entre
les bornes les plus étroites. Il serait aisé de le montrer par les
discours mêmes de Basile. Mais en avons-nous le droit ? L'enchaînement
des idées, la trame solide et sobre du raisonnement, dans la première
homélie sur l'Hexaemeron, fait songer à Descartes: se souvient-on de ce
qu'était la physique de Descartes, et de quelles hypothèses se
contentait quelquefois son génie ? Qui sait même si plusieurs de celles
qui font la gloire de la science moderne seront encore acceptées de nos
descendants ? Il vaut mieux voir dans l'Hexaemeron ce qui s'y trouve en
effet : un tableau du monde créé, où bien des détails pourraient être
corrigés, mais où se montre une information très vaste, où abondent les
images splendides et les peintures délicates, et qui annonce le Traité
de l'existence de Dieu de Fénelon ou quelques-uns des plus beaux
chapitres du Génie du christianisme.
On comprend tout ce
qu'un esprit pratique comme celui de Basile devait, dans un tel cadre,
placer d'utiles conseils et d'allusions ingénieuses. Les auditeurs
suivaient avec ravissement ses descriptions ; tout à coup, un trait
moral s'en dégageait, et l'un ou l'autre le recevait en plein cœur; les
créatures sans raison devenaient au besoin les moniteurs de l'homme.
L'indifférence ou la cruauté de certains oiseaux pour leurs petits,
qu'ils abandonnent ou rejettent du nid dès qu'ils les voient en état de
voler, lui est une occasion d'avertir les pères dénaturés qui, par
avarice, vendent leurs enfants, ou par caprice leur font une part
inégale. Le veuvage fidèlement gardé par la tourterelle lui sert à faire
rougir les femmes chrétiennes trop empressées à de nouvelles noces. S'il
décrit, de façon charmante, la construction d'un nid d'hirondelle, bâti
d'un peu de paille et d'un peu de boue, c'est pour apprendre aux plus
pauvres à ne pas désespérer de la Providence. Les soins prodigués par
les jeunes cigognes aux vieilles prêchent la piété filiale. Les services
que rendent, dit-on, les corneilles aux cigognes voyageuses condamnent
ceux qui manquent aux devoirs de l'hospitalité et ferment en hiver leur
porte au voyageur. Les oies du Capitole, elles-mêmes, ne sont pas
oubliées : allusion rare chez Basile à l'histoire romaine. La nature est
ainsi, pour l'orateur de Césarée, « une ample comédie aux cent actes
divers, » dont le dénouement est toujours une leçon de morale.
L'homélie VII, sur
les habitants des eaux, est pleine de conseils ingénieusement tirés des
mœurs des poissons. Un auditoire composé de Cappadociens devait les
écouter avec d'autant plus d'intérêt qu'il était, par l'éloignement,
plus étranger aux choses maritimes, et que beaucoup des récits de Basile
avaient pour lui l'attrait de la nouveauté. Quand celui-ci, par exemple,
après avoir décrit la migration de certains poissons, « à l'époque de la
ponte passant comme un torrent de la Propontide dans le Pont-Euxin, »
disait : « J'ai vu ces choses, et j'ai admiré la sagesse de Dieu, » tous
les regards devaient s'attacher sur l'orateur, ajoutant à ses
enseignements de théologie ou de morale le poids de son expérience de
voyageur. Ce qu'il cherche surtout à prouver, dans cette homélie et dans
les deux suivantes, c'est la théorie des causes finales et des harmonies
providentielles. Tout organe, dans la nature, est adapté à une fin, qui
est la conservation de chaque espèce par les moyens qui lui sont
propres. De là, le sentiment obscur qui pousse les poissons à chercher
des eaux plus douces pour y déposer leurs œufs; de là la structure
différente des oiseaux, selon qu'ils sont destinés à s'élever dans les
airs ou à nager sur les étangs, à saisir leur nourriture au vol ou à la
chercher dans la vase; de là l'organisation merveilleuse et la
discipline extraordinaire de la monarchie des abeilles et de la
république des fourmis; de là, chez les quadrupèdes, la rapidité avec
laquelle se multiplient les plus faibles et les plus exposés à la
destruction, et la stérilité relative des puissants carnassiers; de là
surtout l'instinct des animaux, qui leur indique la pâture qui leur
convient, au besoin les herbes qui les guérissent, « et compense par une
surabondance de sensibilité la raison dont ils sont privés. »
Mais l'instinct des
animaux sert à l'orateur pour inculquer encore une autre vérité. Cet
instinct est vraiment admirable. Il tient lieu de mémoire au chien qui,
refusant toute nourriture, se laisse mourir de faim sur le tombeau de
son maître. Chez le chien de chasse, habile à démêler les pistes les
plus compliquées, « sans être la raison, il procède parfois à la façon
du raisonnement. » On peut dire que, dans la plupart des cas, l'instinct
est pour l'animal un guide infaillible. N'est-ce pas l'image obscure de
la loi naturelle, guide non moins infaillible de la raison humaine, de
la conscience morale, contre lequel on ne peut invoquer l'ignorance, et
auquel on ne résiste pas sans un abus coupable de la liberté ? « Nous
n'avons pas le droit de nous excuser en disant que nous n'avons lu nulle
part le précepte : la nature a suffi à nous l'enseigner. Sais-tu quel
bien tu dois faire à ton prochain ? Celui que tu voudrais qu'un autre te
fît. Sais-tu quel mal (tu ne dois pas lui faire) ? Ce que tu ne voudrais
pas souffrir d'autrui. Personne n'a enseigné aux animaux les racines
qu'ils doivent brouter, l'herbe qui leur est profitable. Mais chacun
d'eux l'a appris de la nature, par une admirable correspondance de la
nature avec ses besoins. Il y a de même des vertus naturelles auxquelles
l'âme est obligée, non par l'enseignement des hommes, mais par la nature
même.... C'est pourquoi, quand saint Paul nous dit : « Fils, aimez vos
pères. Pères, n'excitez pas la colère de vos fils, » il ne dit rien de
nouveau, puisque la nature l'avait déjà dit. Mais il noue d'un lien plus
fort l'obligation naturelle. » Ainsi le pieux orateur, selon son
expression, « conduisait par les choses visibles et sensibles, comme on
conduirait par la main, ses auditeurs jusqu'à la contemplation des
choses invisibles, » et les faisait monter par degrés de l'étude des
créatures jusqu'aux sommets les plus élevés de la philosophie et de la
religion.
Nous avons essayé de
caractériser, plus encore que d'analyser, les célèbres discours de saint
Basile sur l'Hexaemeron. On ne sait pourquoi il ne les termina pas, et
s'arrêta à l'œuvre du cinquième jour. Le discours sur la création de
l'homme manque, et certainement ne fut pas prononcé, car saint Grégoire
de Nysse se crut obligé de l'écrire, pour compléter l'ouvrage inachevé
de son frère. Peut-être une des fréquentes maladies qui éprouvèrent
Basile l'avait-elle obligé d'interrompre brusquement cette station de
carême, et comme les sermons en étaient improvisés, rien ne se retrouva
dans ses papiers de celui qu'il n'avait pas prêché. Quoiqu'il en soit,
il est facile de comprendre l'impression produite par cette prédication
si originale sur le peuple de Césarée. On ne sera pas surpris que
l'antiquité chrétienne tout entière ait admiré un travail à bien des
égards très neuf, où le grand style de Basile se développe dans tout son
éclat, et où il fait preuve non seulement des plus hautes qualités du
théologien et de l'orateur, mais encore d'une science aussi complète
qu'on pouvait la posséder à son époque. « Quand je prends en main son
Hexaemeron, s'écrie saint Grégoire de Nazianze, je me sens uni au
Créateur, et il me semble que je connais mieux les raisons de la
création. » Saint Ambroise fera de ce recueil un éloge plus grand
encore, en l'imitant dans son propre Hexaemeron. Peut-être en
possédait-on des cette époque une traduction latine : nous savons au
moins, par Cassiodore, qu'il en existait une au Ve siècle : une autre
traduction fut faite, au VIe siècle, par Denys le Petit.
CHAPITRE II
LES HOMÉLIES SUR LES PSAUMES
Une autre série de sermons
est généralement attribuée à l'époque où Basile était encore simple
prêtre. Ce sont les homélies sur les psaumes. Tillemont pense que le
grand orateur expliqua au peuple de Césarée tout le psautier. Mais il ne
reste de ce vaste commentaire, si en effet il fut donné, que treize
homélies dont l'authenticité soit incontestable. Ce sont moins des
discours que des méditations ou, comme eût dit Bossuet, des élévations.
Dans chacune d'elles, Basile commente, verset par verset, le texte d'un
psaume. De telles compositions, qui n'ont pas de plan arrêté, se prêtent
peu à l'analyse. Le ton n'est plus celui de l'Hexaemeron. Les
raisonnements calmes et précis, les pieuses effusions, y remplacent les
tableaux brillants. Cependant on y peut encore noter bien des traits de
mœurs. Basile est aussi hardi dans la chaire de Césarée que Jean
Chrysostome dans celle d'Antioche ou de Constantinople. Par la encore,
il se montre vraiment prédicateur populaire.
Dans la foule qui se presse
pour l'entendre, que de types divers ! Les riches sont en grand nombre :
Basile, qui les connaît tous, qui sait l'histoire de chacun, n'est pas
tendre pour eux. Il faut avouer que ceux qu'il flagelle l'ont souvent
mérité. Il y a les orgueilleux. Ceux-ci quelquefois sont des
bienfaiteurs de la cité; ils l'embellissent, suivant l'usage antique, en
y construisant des muraille, des forums, des gymnases, des aqueducs :
mais ils gâtent leurs bienfaits par une vanité ridicule. Partout
s'étalent leurs noms et les inscriptions célébrant leur munificence.
D'autres ont la vanité moins inoffensive : ils dépensent leur fortune à
donner au peuple l'immoral et cruel spectacle des combats d'animaux et
de bestiaires. Viennent ensuite les voluptueux, qui se traînent dans la
boue des plaisirs sensuels. Toute une homélie (la seconde sur le psaume
XIV) est dirigée contre les usuriers. Ceux-ci spéculent sur la misère
publique, perçoivent mois par mois l'intérêt des sommes prêtées, et, «
plantant sans terre, moissonnant sans épis, » font rendre à leur argent
dix, quelquefois cent pour cent. Mais, avec la sûreté habituelle de son
jugement, Basile, s'il maltraite les mauvais riches, ne condamne pas la
richesse. L'argent est sans doute pour lui « l'origine des maux, la
cause des guerres, la racine des haines; » cependant la possession en
est légitime, à condition de se souvenir « qu'il coule dans la main
comme l'eau, » et par conséquent de n'y pas attacher son cœur. Ce n'est
pas un bien en soi : il ne mérite ni l'admiration ni l'amour : mais
c'est un utile serviteur, un valable instrument, dont il est licite
d'user.
La sollicitude de Basile
est surtout pour les petits, pour ces pauvres gens dont il a reçu les
confidences, qu'il verra peut-être passer clans les asiles ouverts par
lui à toutes les misères. Il leur apprend à ne pas se scandaliser de
l'inégale répartition des biens de ce monde. Il leur enseigne à
s'incliner, en ceci comme en toutes choses, devant les insondables
jugements de Dieu. Il essaie de leur faire comprendre les avantages
relatifs de la pauvreté. Il leur prêche surtout le travail, et leur
recommande avec la plus grande énergie de fuir les emprunts. Mieux vaut
vendre son superflu, retrancher tout luxe, que de se lier à une dette.
Mieux vaut accepter un labeur manuel, louer ses services, mieux vaudrai
t même mendier, que de tomber aux mains des usuriers. « J'ai vu,
spectacle lamentable, des enfants de naissance libre conduits par leurs
pères sur le marché, et mis en vente, afin de rembourser un prêteur ! »
On sent qu'ici — et, dans un autre endroit, à propos des femmes
esclaves, — Basile touche à des plaies vives.
Dans les homélies sur les
psaumes se rencontrent de très beaux passages, où les plus hautes
intelligences et les âmes le plus délicates chercheront leur pâture.
Mais le caractère pratique, populaire, domine dans l'ensemble. « Ces
brèves paroles que je vais dire importent beaucoup à la conduite de la
vie. » Une fois, bien qu'il donne ordinairement peu à l'imagination,
Basile semble lui emprunter ses couleurs les plus voyantes pour peindre
le tableau du Jugement dernier :
« Quand tu es tenté de
quelque péché, pense au terrible et insoutenable tribunal du Christ. Là,
sur un trône sublime, préside le Juge. En sa glorieuse présence toute
créature est debout, tremblante. Nous lui serons tous amenés, pour
rendre compte chacun de nos œuvres. Autour des pécheurs se pressent des
esprits horribles et lugubres; leurs yeux jettent des flammes, leur
bouche souffle le feu, et trahit la cruauté de leur âme ; leur visage,
où se lit leur haine pour l'homme, est sombre comme la nuit. Figure-toi,
ensuite, un abîme profond, des ténèbres impénétrables, un feu qui brûle
sans lumière; puis une race de vers, venimeux, carnivores, mangeant
toujours, jamais rassasiés, et dont la morsure cause d'intolérables
douleurs; enfin, supplice pire que tous les autres, la honte sans fin,
l'opprobre éternel. Crains cela, et, instruit par cette crainte, retiens
d'un frein puissant ton âme entraînée vers les concupiscences mauvaises.
»
On croirait voir déjà quelqu'une de ces fresques terribles, que les
artistes du moyen âge ont peintes aux murs des cathédrales.
Ces images vives,
saisissantes, les conseils pratiques, les allusions, contribuaient sans
doute non moins que les raisonnements serrés et les élévations mystiques
à retenir l'auditoire autour de Basile. Une fois, il se plaint de la
mauvaise tenue de son peuple; mais une autre fois il lui rend un
témoignage tout différent. Il montre les fidèles assemblés dans l'église
depuis minuit, et y trompant l'attente par le chant des hymnes ; vers
midi seulement Basile, qui avait prêché ou officié dans un autre
sanctuaire, pourra monter à l'ambon. Un tel empressement et une telle
patience de ses fidèles méritaient que, pour les instruire, il fît
violence à la faiblesse de sa santé, dont il ne cesse de se plaindre. «
En vous voyant, — leur dit-il, clans une de ces images hardies et
ingénieuses où il excelle, —je pense à quelque enfant déjà robuste, mais
non encore sevré, qui cherche la mamelle de sa mère; celle-ci sent que
les sources du lait sont maintenant taries, et cependant elle lui offre
encore son sein, non pour le nourrir, mais pour le calmer. Ainsi moi,
sans forces, accablé par mes infirmités corporelles, cependant je vous
parle; non qu'un grand plaisir soit réservé à ceux qui m'entendront,
mais parce que la grandeur de votre amour est telle, qu'il sera
satisfait du seul sonde ma voix. »
CHAPITRE
III
LES SERMONS ET
HOMÉLIES SUR DES SUJETS DIVERS
On assignerait
difficilement à une époque précise de la vie de saint Basile les sermons
et homélies sur des sujets divers, qui forment une des parties les plus
intéressantes de son œuvre oratoire. Quelques-unes de ces pièces peuvent
se rapporter avec certitude ou au moins avec vraisemblance au temps de
sa prêtrise ; d'autres paraissent appartenir à celui de son épiscopat;
la plupart sont difficiles à dater.
Elles se rangent aisément
sous des rubriques diverses. Les unes sont proprement théologiques. Un
grand nombre sont plutôt des traités de morale religieuse. Il en est
enfin dont le caractère est surtout historique.
L'homélie sur la foi,
l'homélie sur les premières paroles de l'Évangile selon saint Jean, et
celle qui est dirigée « contre les Sabelliens, Arius et les Anoméens, »
sont des pages de controverse théologique, ayant pour objet la défense
de l'orthodoxie menacée par la grande hérésie du IVe siècle. Dans «
l'exhortation au baptême, » le caractère pratique et populaire
l'emporte, au contraire, sur l'explication du dogme. Ce que l'orateur se
propose est moins de faire comprendre à ses auditeurs la nature de la
régénération produite par le sacrement, que de les exhorter à ne pas en
différer la réception. On sent l'impatience avec laquelle la logique
supérieure de Basile — comme celle de Grégoire de Nazianze et des autres
Pères de ce temps — supportait les misérables arguties qui, dans tous
les rangs de la société (dans les plus élevés surtout), servaient à
justifier le retard du baptême :
« Tu as reçu la foi dès
l'enfance, et tu attends jusqu'à la vieillesse pour devenir chrétien
!... Si j'annonçais aujourd'hui que je vais faire dans l'église une
distribution d'argent, vous ne me remettriez pas à demain, mais vous
accourriez, impatients de tout délai.... Si vous étiez esclaves, et que
l'on vous annonçât l'affranchissement, avec quelle hâte, entraînant les
patrons, suppliant les juges, vous viendriez vous soumettre au soufflet
libérateur, qui vous dispensera de toute crainte de coups à l'avenir
!... Tu es jeune ? Reçois dans le baptême le frein qui maîtrisera ta
jeunesse. Tu es vieux ? Prends garde de ne pas avoir à temps le
viatique.... Mais je connais la cause inavouée de vos délais : les
choses parlent assez d'elles-mêmes. Laissez-moi, dites-vous, jouir de
honteuses voluptés, laissez-moi me rouler dans la boue, ensanglanter mes
mains, prendre le bien d'autrui. Le jour viendra où j'en aurai fini avec
tout cela, et où je demanderai le baptême.... C'est le démon qui dit par
ta bouche : aujourd'hui à moi, demain à Dieu.... Aujourd'hui tu peux
agir, tu passes ta jeunesse dans le péché ; quand tes organes seront
affaiblis, tu offriras à Dieu les restes d'un corps usé.... Mais qui t'a
garanti la durée de la vie ? Ne vois-tu pas des enfants, des hommes dans
la force de l'âge, soudainement enlevés ? Pourquoi attends-tu que la
fièvre te contraigne à demander le baptême ? Alors tu ne pourras plus
prononcer les paroles salutaires, ou ton cerveau malade ne pourra plus
les entendre : quand ni tes mains ne seront capables de se lever vers le
ciel, ni tes pieds de te supporter, ni tes genoux de se plier pour la
prière, quand tu ne pourras plus ni te faire instruire, ni confesser tes
péchés, ni faire ta paix avec Dieu, ni renoncer au démon, ni peut-être
recevoir avec intelligence l'initiation chrétienne ; quand les personnes
présentes douteront si tu as senti la grâce qui t'était donnée, ou si tu
as reçu sans connaissance le sacrement. »
Dans la seconde série de
ses homélies, Basile exhorte les fidèles aux vertus et aux pratiques du
christianisme, réprimande leurs vices, et leur apprend à méditer la
parole de Dieu. L'un de ces discours a été prononcé lors de la famine
qui, en 367 ou 368, affligea la Cappadoce, et dont nous avons parlé
ailleurs. Peut-être les homélies sur l'avarice, sur les riches,
furent-elles composées à la même époque, ainsi que celle où l'orateur
démontre que « Dieu n'est pas l'auteur des maux. » Ne pouvant analyser
tous les discours religieux et moraux de saint Basile, je m'arrêterai de
préférence au groupe d'homélies qui traitent de l'usage et de l'abus des
richesses, et au célèbre discours sur la lecture des auteurs profanes.
Ce sera l'occasion d'étudier quelques-unes des idées économiques,
sociales et littéraires du vénérable orateur.
Saint Basile enseigne que
la richesse a été donnée à quelques hommes comme un dépôt. De ce dépôt
ils sont moralement obligés de faire usage. Ils n'ont pas le droit de le
garder pour eux seuls.
Il y a deux manières de le
garder : celle des avares et celle des prodigues. Aux premiers Basile
s'adresse avec une extrême sévérité. « A qui fais-je injure ? je ne
conserve que ce qui est à moi. — Et quelles choses, dites-moi, sont à
vous ? Vous ressemblez à celui qui, ayant occupé une place au théâtre,
empêcherait d'entrer tous les autres spectateurs, pensant avoir en
propre ce qui est fait pour l'usage commun. Tels sont les riches avares.
Ils ont occupé les premiers ce qui est commun à tous, et s'autorisent de
cette « préoccupation « pour se le réserver. Et cependant, si chacun se
contentait du nécessaire et donnait son superflu aux indigents, il n'y
aurait ni riche ni pauvre.... Est-ce que Dieu, en faisant une inégale
répartition des biens de ce monde, aurait été injuste ? A-t-il voulu que
celui-ci fût pauvre, pendant que tu es riche ? n'a-t-il pas voulu plutôt
te faire gagner la récompense d'une fidèle administration des richesses
qui te sont confiées, tandis que cet autre obtiendra le prix dû h sa
patience ?... L'avare est un spoliateur. Il s'est approprié ce qu'il
avait reçu pour le distribuer. Si l'on appelle voleur l'homme qui
arrache à quelqu'un son vêtement, quel nom donner à celui qui, pouvant
revêtir son frère nu, ne l'a point fait ? Ce pain que tu gardes, il
appartient à l'affamé; cet habit que tu enfermes dans ton coffre, il
appartient à cet homme sans vêtement ; cette chaussure qui pourrit chez
toi, elle appartient à celui qui va nu-pieds; cet argent que tu tiens
enfoui, il est aux pauvres. Tu es injuste en proportion de ce que tu
pouvais donner aux hommes. »
Le riche, cependant, se
défend d'une épargne immodérée, en invoquant ses devoirs envers ses
enfants. Basile le poursuit dans ce dernier retranchement. « Tu dis que
la conservation de tes richesses est nécessaire à cause de tes enfants.
Excuse spécieuse pour ton avarice; tu allègues tes enfants pour défendre
ta passion... N'oubliez pas que la richesse est pour beaucoup de gens
une occasion de péché : prenez garde que cela ne cause un jour la perte
de vos enfants. D'ailleurs, est-ce que votre âme ne vous est pas plus
proche que vos enfants eux-mêmes ? Donnez-lui donc, puisqu'elle est la
première, la part principale dans votre héritage ; vous partagerez entre
vos enfants le reste de votre fortune. Il y a même bien des enfants qui,
n'ayant hérité d'aucun patrimoine, ont su se créer de bonnes maisons;
mais votre âme, si vous ne l'aidez, qui aura pitié d'elle ? » Ces
paroles permettent de ramener à une mesure exacte ce qui, dans la
citation précédant celle-ci, aurait pu paraître excessif. Basile ne dit
que ce que diront après lui, parfois même en termes plus âpres, saint
Jean Chrysostome, saint Ambroise, saint Augustin, ce que rappelleront,
avec la précision de leur langage, les maîtres de la chaire chrétienne
au XVIIe siècle, les Bossuet, les Bourdaloue. S'il fait au riche un
devoir de partager son patrimoine avec les pauvres, c'est du devoir de
l'aumône, largement entendu, qu'il parle. Bourdaloue s'exprimera de
même, quand il inculquera aux chrétiens de son temps l'obligation « de
pourvoir à l'indigence et à la nécessité du prochain, et par titre de
justice et par titre de charité. » Mais Basile ne demande ni la
destruction des fortunes, ni l'abolition de l'héritage. Comme on vient
de le voir, il reconnaît expressément aux pères de famille le droit de
laisser celui-ci à ses enfants, après l'avoir allégé de tout ce qu'exigé
la charité, c'est-à-dire, selon le mot de Bossuet, résumant avec sa
forme et sa concision habituelles la doctrine de ses prédécesseurs,
après avoir « suppléé au défaut par l'abondance, » et « acquitté les
assignations que Dieu a données aux nécessiteux sur le superflu des
opulents. »
Cependant on doit
reconnaître que les moralistes chrétiens du IVe siècle, et Basile avec
eux, ne voyaient pas clairement le rôle nécessaire que le capital aurait
un jour dans la société chrétienne, et ne devinaient pas ce que peut la
conservation et l'accroissement de celui-ci pour la prospérité générale,
par conséquent pour l'amélioration du sort des petits et des pauvres.
C'est que la science économique n'était pas encore née; c'est peut être
aussi que le capital industriel se confondait en grande partie, à cette
époque, avec la possession et le travail des esclaves, et ne profitait
guère qu'à la classe restreinte des maîtres. Et le produit de ce travail
s'accumulait souvent, avili et stérile, au lieu de se répandre; Basile
l'indique d'un mot, quand il parle des vêtements qui s'entassaient dans
les coffres des riches, et des chaussures qui « pourrissaient » dans
leurs armoires; c'était le trop-plein du travail de leurs esclaves.
Si Basile, cependant, ne
paraît pas, selon nos idées modernes, estimer l'épargne à sa juste
valeur, il n'est pas un économiste qui n'approuvera, même de nos jours,
les critiques qu'il dirige contre le luxe. Elles sont d'autant plus
justifiées que ce luxe (on le voit par ses paroles mêmes) est surtout
celui qui résulte soit de la présence, soit du travail des esclaves, et
résume des forces incalculables stérilement gaspillées pour le
bien-être, l'amusement ou la vanité de quelques-uns. « Je ne saurais
assez m'étonner qu'on ait pu imaginer tant d'inutiles manières de
dépenser son argent. » Passe alors sous nos yeux le tableau cent fois
tracé du luxe antique: le cortège somptueux du riche en voyage, avec ses
chars incrustés de métaux précieux, la multitude des mules rangées par
couleurs, les troupes de chameaux chargés de bagages, les chevaux
revêtus de housses de pourpre et harnachés d'or et d'argent; « le nombre
infini des esclaves, » représentant tous les métiers, tous les arts et
tous les plaisirs; les maisons étincelantes de marbres, lambrissées
d'or, pavées de mosaïque, et où « toute la place laissée par la mosaïque
est remplie par des peintures de fleurs; » la parure des femmes; les
mains innombrables qui y sont occupées. Que de ressources dérobées au
travail utile où à l'aumône ! « Ceux qui jugent prudemment ne devraient
pas oublier que l'usage des richesses nous a été concédé pour les
employer, non pour les faire servir à nos plaisirs. » Le premier de
leurs emplois, c'est d'assister les pauvres. « Comment peux-tu posséder
des lits d'argent, des tables d'ar gent, des couches et des sièges
d'ivoire, quand le vestibule de ta maison est assiégé par d'innombrables
pauvres, dont tu entends la plainte lamentable ?... L'anneau de ton
doigt suffirait à payer leurs dettes, ou à relever leurs masures
croulantes ; un seul de tes coffres à vêtements contient de quoi
réchauffer tout un peuple qui tremble de froid.»
Ceux que Basile poursuit de
ces éloquentes paroles sont pour la plupart îles chrétiens oublieux d'un
seul devoir, et scrupuleux à remplir les autres. « J'en connais qui
jeûnent, prient, gémissent sur leurs péchés, accomplissent toutes les
œuvres de piété qu'ils peuvent faire sans dépense, et n'offrent jamais
une obole aux indigents. » Mais il est d'autres riches qui à l'avarice
joignent l'injustice. Les paroles qui suivent en disent long sur les
misères du temps. « Les richesses de ceux-là, personne ne peut en
soutenir le poids : tout cède à leur tyrannie : leur puissance est
formidable à tous. Ceux à qui ils ont fait tort songent plus à se
préserver de nouveaux dommages qu'à tirer vengeance des premiers. Ce
riche a des jougs de bœufs pour labourer, ensemencer, moissonner des
champs qui ne sont pas à lui. Si tu résistes, il frappe; si tu te
plains, il te poursuit pour injure, te fait condamner à la servitude,
jeter en prison : les faux témoins sont prêts, dont les paroles mettront
ta vie même en péril. Tu te trouves heureux si tu peux enfin acheter de
lui ton repos. » Pour ces oppresseurs, Basile est sans pitié ; il met
sous leurs regards le tableau terrible de leur dernier jour, où «
partout où ils tourneront les yeux, ce sera pour apercevoir l'image de
leurs crimes : ici, les larmes des orphelins, là, les gémissements des
veuves, ailleurs les pauvres portant encore les traces des coups reçus,
les esclaves couverts de contusions, les voisins exaspérés: toutes ces
choses se tournent contre eux, et les enferment dans un cercle d'actions
coupables. »
De ceux-là mêmes,
cependant, Basile ne veut pas désespérer. Il en a parmi ses auditeurs.
Il s'efforce de « parler à leur cœur de pierre, » et leur prodigue les
exhortations, les raisonnements, tout ce qui peut convaincre et toucher.
Si l'on veut voir jusqu'où Basile est capable de pousser le pathétique,
lorsqu'il plaide la cause des pauvres, qu'on lise, dans son homélie sur
les avares, le tableau du père de famille réduit par la misère à vendre
ses enfants. C'est un vrai drame, comme les temps antiques en ont vu,
comme, même dans les périodes d'extrême misère, les sociétés modernes,
que la charité persévérante de l'Église a depuis tant de siècles guéries
de la plaie de l'esclavage, n'en connaîtront jamais.
« Comment vous mettrai-je
sous les yeux les angoisses du pauvre ? Ayant tout compté, il vient de
reconnaître qu'il n'a pas, qu'il n'aura jamais d'argent, et que son
chétif mobilier vaut à peine quelques oboles. Que faire ? Il tourne
enfin ses yeux vers ses enfants, et se dit qu'en les mettant en vente
sur le marché, il acquerrait quelque ressource pour se sauver de la mort
imminente. Contemplez le combat qui se livre entre les tortures de la
faim et l'amour paternel ! La faim lui montre la mort terrible qui
l'attend, la nature le retient, et l'exhorte à mourir alors avec ses
enfants : poussé dans un sens, dans un autre, il succombe enfin sous
l'implacable étreinte de la misère. Mais quel nouveau combat remplit
l'âme de ce père ! Lequel vendrai-je le premier ? Lequel tentera
davantage le marchand de blé ? Prendrai-je l'aîné ? Mais je respecte en
lui le droit d'aînesse. Choisirai-je le plus jeune ? J'ai pitié de son
âge, qui ne comprend pas encore la souffrance. Celui-ci est l'image
vivante de ses parents : celui-là montre d'excellentes dispositions à
s'instruire. Terrible incertitude ! Ou me tourner ? sur lequel
tomberai-je ? contre lequel prendrai-je une âme de bête ? pour lequel
oublierai-je la nature humaine ? Si je les garde tous avec moi, je les
verrai tous mourir de faim. Si je vends l'un d'eux, de quels yeux
regarderai-je les autres, qui me considéreront comme traître et perfide
? Comment habiterai-je une maison où j'aurai fait moi-même une place
vide ? Comment m'approcherai-je d'une table, dont la nouvelle abondance
aura une telle cause ? Enfin, après avoir beaucoup pleuré, le père met
en vente le plus aimé de ses fils. Son affliction ne t'émeut pas. Quand
la faim presse ce malheureux, tu prolonges son tourment par tes
hésitations et tes ruses. Il t'offre ses entrailles, en échange de
quelque nourriture : non seulement, au moment de le payer, ta main n'est
pas frappée d'immobilité, mais tu marchandes sur le prix, l'efforçant de
tirer un bénéfice de ce marché horrible ! Ni larmes ne t'émeuvent, ni
gémissements ne t'attendrissent : inflexible, implacable, tu vois une
seule chose, l'or! »
On se figure l'effet de
telles paroles sur un auditoire pour qui les scènes si puissamment
décrites étaient de l'histoire contemporaine, et où plus d'un,
peut-être, pouvait nommer des acteurs de ces drames trop réels. Privée
du mouvement, du geste, de l'action oratoire, cette éloquence, où tant
d'émotion se mêle à tant d'art, nous trouble encore après quinze
siècles. Saint Jean Chrysostome, si hardi à attaquer sans ménagement les
mœurs de son temps, ne porte pas plus hardiment le fer dans des
blessures saignantes. Aussi ne sera-t-on pas surpris que la page que
nous venons de citer ait été tout de suite célèbre : saint Ambroise,
placé devant les mêmes plaies sociales, ne trouvera rien de mieux à
faire que de la traduire, traduction libre et frémissante, aussi belle
que l'original.
On se rend compte de la
souplesse du génie de Basile en lisant, après ces véhéments discours,
une autre homélie, non moins célèbre dans l'antiquité, qui expose des
idées d'une nature très différente, et sur un tout autre ton. C'est le
discours « aux jeunes gens sur la manière d'étudier avec fruit les
écrits des païens. »
S'il pouvait subsister des
doutes sur la légitimité de l'emploi des classiques païens dans
l'éducation, la lecture de ce discours suffirait à les dissiper. Basile
ne pose pas la question, qui lui paraît résolue d'avance. Il y avait
cependant, de son temps, des chrétiens qui voyaient un danger pour la
foi dans l'étude des lettres profanes. Quelques-uns parmi eux avaient
été jusqu'à se réjouir de l'édit de Julien interdisant aux professeurs
chrétiens de commenter les écrivains helléniques, et, tout en
considérant comme un bienfait de la Providence la mort rapide de ce
prince, de toutes ses réformes avaient regretté celle-là. On les avait
entendus se plaindre de ce que les classiques païens eussent recommencé,
sous le règne de son successeur, à être enseignés dans les écoles
chrétiennes. Socrate, dans la première moitié du Ve siècle, rapporte ce
propos, et se croit obligé de le réfuter longuement, en des pages qui
sont parmi les meilleures de son Histoire ecclésiastique. Saint Basile
ne fait même pas allusion aux esprits étroits qui soutiennent de telles
idées. Peut-être n'y en avait-il pas à Césarée; ou peut-être
dédaignait-il de discuter avec eux.
Aussi entre-t-il
franchement dans son sujet, sans s'arrêter aux alentours. Toute la vie
présente, dit-il à ses jeunes auditeurs, n'est qu'une préparation à la
vie future. Cette vie future, c'est la parole de Dieu, contenue dans les
Saintes Ecritures, qui nous la révèle. Mais des adolescents ne sont pas
capables de les comprendre. Ils doivent s'y préparer en formant leur
intelligence par l'étude des poètes, des historiens et des rhéteurs. Ils
s'accoutumeront ainsi à regarder de loin la vérité : semblables à des
gens qui, après avoir contemplé d'abord le soleil réfléchi dans l'eau,
osent lever les jeux ensuite vers l'astre rayonnant.
Comment et avec quelle
pensée faut-il lire les classique» païens ?
Saint Basile veut que les jeunes gens apportent à cette étude les plus
grandes précautions. Dans les poètes, il faut éviter tout ce qui est de
mauvais exemple, et, quand ceux-ci chantent le vin ou la volupté, quand
ils exposent les fables mythologiques, quand ils célèbrent les adultères
et les amours éhontées des dieux, se boucher les oreilles comme Ulysse
devant le chant des Sirènes. Les historiens mêmes doivent être lus avec
défiance, ceux-là surtout qui écrivent principalement pour plaire. Dans
les rhéteurs, il faut éviter d'apprendre l'art de mentir. En toutes ces
matières, l'étudiant devra imiter l'abeille, qui ne se pose pas
indifféremment sur toutes les fleurs, et, dans celles mêmes où elle
puise, ne recueille pas tout sans choix. Ou encore il doit faire comme
celui qui cueille la rose, en ayant bien soin de ne pas se piquer les
doigts aux épines.
Ces précautions prises,
dans quel but doit-on lire ? D'abord pour orner et former sou esprit. «
La destinée d'un arbre est de donner son fruit en temps opportun :
cependant les feuilles qui s'agitent autour des branches lui forment une
parure. Ainsi le fruit essentiel de l'âme est la vérité, mais le
vêtement extérieur de la sagesse ne doit pas être méprisé : il ressemble
à ces feuilles qui prêtent au fruit une ombre utile et un gracieux
ornement. C'est ainsi que le grand Moïse, le plus célèbre des hommes
pour la sagesse, s'exerça dans toutes les sciences des Egyptiens, avant
de s'élever à la contemplation de « Celui qui est. » De même, en un
autre temps, on dit que le sage Daniel fut instruit à Babylone dans la
sagesse des Chaldéens, et ensuite s'adonna aux sciences sacrées. »
Cependant on aurait tort de
voir simplement dans l'étude des meilleurs parmi les païens une
gymnastique de l'esprit, un exercice de style ou de pensée. Saint Basile
y reconnaît plus que cela. Les écrits des grands poètes, des vrais
philosophes, ont aussi une force éducatrice. « Puisque c'est par la
vertu que nous devons parvenir à la vie future, on s'attachera utilement
aux poètes, aux historiens, surtout aux philosophes qui l'ont célébrée.
La vertu deviendra familière aux enfants, quand ces écrits, qui parlent
d'elle, se seront enfoncés profondément et comme gravés en caractères
indélébiles dans leur mémoire encore tendre. »
Basile rappelle, à ce
propos, les vers d'Hésiode, « répétés de tous, » qui encouragent au bien
les adolescents. « Comme le disait un homme très versé dans
l'interprétation d'Homère, toute l'œuvre de ce grand poète a pour objet
de louer la vertu, et, en dehors de ce qui est de simple ornement, il
n'est aucune de ses parties qui ne tende à ce but. » Le mythe d'Hercule
jeune, hésitant entre les deux voies, sollicité tour à tour par le Vice
et par la Vertu, et suivant celle-ci, qui, au prix de pénibles travaux
et d'innombrables périls, fera de lui un dieu, est une admirable
invention du sophiste de Cos. Que dire de tant de traits de la vie des
grands hommes, rapportés par les historiens ? Périclès, Euclide de
Mégare, Sophronisque, fils de Socrate, nous ont laissé de beaux exemples
de douceur et de patience. Clinias, disciple de Pythagore, aima mieux
perdre une grosse somme d'argent que de jurer. La continence d'Alexandre
est célèbre. On trouvera amplement dans les historiens antiques de quoi
s'exciter au bien.
Saint Basile rapproche des préceptes ou même des conseils évangéliques
divers traits d'histoire. « Celui qui les aura connus ne dira plus que
les commandements du christianisme sont d'une exécution impossible. »
Mais, par d'autres côtés encore, la connaissance de la littérature, de
la philosophie et de l'histoire antiques aidera à l'intelligence des
vérités chrétiennes. « Autant, quand elle se présente, la conformité de
leurs enseignements avec notre doctrine est utile à constater, autant la
supériorité de celle-ci sera confirmée par leurs divergences. »
Dans la seconde partie de
son discours Basile joint l'exemple au précepte. Il exhorte les jeunes
gens à la vie de l'âme, à la poursuite du salut éternel, leur apprenant
à mépriser les exigences du corps et à dompter ses appétits. A l'appui
de ses paroles, il cite un grand nombre d'anciens : Homère, Pittacus,
Execestis, fils de Solon, Theognis, parmi les poètes; Pythagore, Bias,
Socrate, Platon, Diogène, parmi les philosophes. « Platon dit que celui
qui ne veut pas se rouler dans la volupté comme dans la boue doit
mépriser le corps, et ne l'estimer qu'en tant qu'il sert à la
philosophie ; ne parlant pas très différemment de saint Paul, qui nous
enseigne à ne céder en rien aux désirs de la chair. » Les œuvres les
plus célèbres de l'art antique lui fournissent aussi des exemples. «
Est-ce que si Phidias et Polyclète avaient tiré vanité de l'or et de
l'argent dont ils se servirent pour faire les statues, l'un du Jupiter
d'Elée, l'autre de la Junon d'Argos, ils n'auraient pas prêté à rire,
pour avoir mis des richesses étrangères au-dessus de l'art, qui donne la
forme et le prix à l'or lui-même ? et nous, ne ferions-nous pas une
chose aussi honteuse, si nous pensions que la vertu ne se suffit pas,
mais qu'elle a besoin de l'ornement et de l'éclat des richesses ? »
Quatre homélies de saint
Basile ont trait a l'histoire des martyrs : ce sont les panégyriques de
saint Mamas, de sainte Julitta, de saint Gordius, des quarante soldats
de Sébaste.
Dans l'homélie sur saint
Mamas, il y a peu de détails dont l'histoire puisse faire son profit.
Une partie du discours est consacrée à prouver contre les ariens la
divinité du Verbe. On me permettra, cependant, de noter dans l'exorde
une phrase qui est bien cappadocienne. « Vous connaissez, s'écrie
Basile, les grands nourrisseurs de chevaux ! vous apercevez les blanches
murailles de leurs mausolées ! et vous constatez comme on les abandonne.
Au contraire, au souvenir du martyr toute la province tressaille, et la
cité entière se porte vers son tombeau. » Le pays qui, dit ailleurs
Basile, « surpasse toutes les contrées du monde pour l'élevage des
chevaux, » courant au sépulcre d'un pauvre berger
se détournant des tombeaux de ses grands éleveurs, « quel triomphe de la
vertu sur la richesse ! »
Les trois autres homélies
ont une valeur historique incontestable. Julitta mourut en 303, à
Césarée, victime de la persécution de Dioclétien. Le centurion Gordius
périt dans la même ville, en 323, sous Licinius. Sous Licinius également
périrent à Sébaste, dans la Petite-Arménie, les quarante martyrs. Pour
Julitta et Gordius, Basile connut évidemment des traditions locales : il
se peut même que, lorsqu'il prêcha le panégyrique de Gordius, Césarée
eût encore des vieillards ayant vu les scènes qu'il décrivait. Basile
peut aussi avoir été renseigné de première ou de seconde main sur les
martyrs de Sébaste : cette ville fit probablement partie de la Cappadoce
avant d'être réunie à la Petite-Arménie, et il semble y avoir eu des
ancêtres. La mère de Basile plaça des reliques des quarante martyrs dans
sa chapelle d'Annesi : il est probable que la tradition orale ou écrite
de leur martyre fut également recueillie par elle. On peut donc
considérer ces trois homélies de saint Basile non sans doute comme de
vrais Actes de martyrs, mais au moins comme des Passions ou récits
contenant de bons éléments historiques. Il est facile, en les lisant, de
se rendre compte de ce que l'orateur ajouta au fond de traditions
existant avant lui : il traduisit sous forme oratoire les sentiments que
durent éprouver les spectateurs du martyre, et prêta aux martyrs
eux-mêmes des discours admirablement en situation, mais qui, de toute
évidence, ont été imaginés : quant aux faits, leur structure est si
précise, le récit tellement circonstancié, qu'on ne peut douter de
l'exactitude au moins générale du canevas.
Analyser ces trois discours
me mènerait trop loin. Je résumerai le plus court d entre eux, le
panégyrique de Julitta.
A Césarée habitait une
veuve, Julitta, autrefois propriétaire de grands biens. « Elle était en
procès avec un des principaux de la cité. Cet homme, avare et violent,
qui amassait des richesses par rapine et par force, lui avait enlevé
beaucoup de terres. Il avait réussi à s'approprier peu à peu les champs,
les métairies, les troupeaux, les esclaves et tout le patrimoine de la
veuve. Celle-ci se décida enfin à invoquer l'appui des tribunaux. Il s'y
présenta entouré de complices, de faux témoins, et muni de présents
destinés à corrompre les juges. Le jour fixé pour le procès était arrivé
: l'huissier venait d'appeler la cause : les avocats étaient prêts.
Julitta commençait à dévoiler les fraudes de son adversaire : elle
établissait contre lui les origines de sa propriété et la durée de sa
possession : elle se plaignait de l'audace et de la cupidité du
spoliateur. Soudain celui-ci, s'élançant au milieu du forum, déclara
qu'elle n'avait, pas le droit de lui faire un procès. Car le droit
commun n'existait pas pour ceux qui n'adoraient pas les dieux des
empereurs et n'abjuraient pas la foi du Christ. Le président lui donna
raison. On apporta de l'encens et un brasier, et l'on proposa aux
plaideurs cette alternative ou de renier le Christ, et de jouir de la
protection des lois, ou de garder leur foi et de ne plus participer ni a
la justice, ni a aucun des privilèges de la cité. Telle était, en effet,
l'infamie de l'édit rendu par les empereurs alors régnants. »
Saint Basile fait ici
allusion au premier édit de persécution promulgue par Dioclétien et
Galère en 303, qui refusait, dit Lactance, aux chrétiens tout droit d
ester en justice, même pour demander réparation d'un dommage. Julitta
n'hésita pas. « Périsse la vie, dit elle, périssent les biens, périsse
mon corps même, avant que sorte de ma bouche une seule parole contre
Dieu mon Créateur » A toutes les instances comme à toutes les menaces du
juge elle répondit en se proclamant la servante du Christ, et en
maudissant ceux qui voulaient l'entraîner au parjure. Le magistrat,
irrité, non seulement la déclara déchue de tout droit sur les biens
qu'elle revendiquait, mais encore la condamna, comme chrétienne, a être
brûlée vive. Julitta marcha joyeusement au supplice. « Aux femmes qui
l'assistaient elle recommandait de demeurer fermes dans la piété, et de
ne pas s'excuser sur la faiblesse de leur sexe « Nous avons été créées,
dit-elle, comme l'homme à l'image de Dieu. Le Créateur nous a faites
aussi capables de vertu. Nous sommes les égales de l'homme en toutes
choses; non seulement chair de sa chair, mais os de ses os, aussi Dieu
exige-t-il de nous une foi non moins solide et non moins robuste que la
sienne ». Parlant ainsi, elle s'élança sur le bûcher comme sur un lit
glorieux, et, pendant que son âme montait vers le royaume du ciel, le
feu étouffait son corps sans le détruire. » Saint Basile parle alors du
tombeau de Julitta, placé dans l'atrium d'une des églises de Césarée, de
la source rafraîchissante et salutaire qui jaillit au lieu même ou avait
été le bûcher, puis il conclut, avec sa sobre éloquence « Hommes, ne
vous montiez pas moins pieux que les femmes. Femmes, ne soyez pas
indignes de cet exemple, mais, renonçant à toute excuse, embrassez la
piété, puisque l'expérience a prouve que la fragilité de votre sexe ne
peut être un obstacle aux meilleures et aux plus belles actions. »
On se rend compte, par ce
résumé et par ces citations, de la valeur des panégyriques prononcés par
saint Basile, « Quand je lis ses éloges des martyrs, dit Grégoire de
Nazianze, je méprise mon corps, je deviens par l'âme le compagnon de
ceux qu'il a loués, et je brûle de combattre comme eux. » Inspirer de
tels sentiments est le premier désir du pieux orateur, il n'exalte les
saints que pour susciter d'autres saints à leur exemple, et il parle
d'autant plus éloquemment des martyrs que, par le fait de l'arianisme,
l'ère du martyre n'était pas encore close pour les chrétiens. Mais il se
propose aussi de nous renseigner exactement sur les héros qu'il célèbre.
On demanderait vainement à ce ferme esprit ces légendes gracieuses et
fleuries, ou le sentiment a plus de part que la science, qui germèrent
spontanément autour de tant de saints tombeaux. Maigre l'éclat de la
forme, ses narrations sont simples et précises. C'est de l'histoire,
traitée par un orateur, mais, visiblement, c'est de l'histoire.
CHAPITRE IV
LES ÉCRITS ET LA
CORRESPONDANCE
J'ai parlé longuement
de l'œuvre oratoire de saint Basile, parce que l'homme, avec ses
qualités si diverses, avec ses dons de nature et ce que l'étude et la
sainteté y ajoutèrent, se laisse voir la tout entier.
Ne pour le
gouvernement et l'action, vrai conducteur d'âmes, Basile devait être
avant tout orateur. C'est par la parole qu'on gouverne Au IVe siècle, la
vie publique n'existait plus. Cette puissance formidable qu'est de nos
jours la presse n'était pas encore. Seul l'orateur chrétien avait le
pouvoir de répandre des idées et de donner une direction aux esprits
Sans doute, les sophistes continuaient à attirer autour de leurs chaires
la foule sensible à l'art de bien dire ; mais ce plaisir superficiel
effleurait seulement les âmes le vide qu'elles ressentaient, après avoir
goûté les déclamations de l'école, leur faisait apprécier davantage les
enseignements plus substantiels de la chaire chrétienne. La, ce n'était
plus de fictions que les entretenait l'orateur. Il touchait, avec la
plus grande liberté, à tout ce qui fait la vie des âmes, dogme, morale,
questions sociales. La prédication n'était pas encore un genre
littéraire, ayant des règles, enfermé dans des cadres inflexibles. Même
quand elle atteignait la plus haute éloquence, elle ne cessait d'être
naturelle et familière. Les événements de chaque jour, les plus petits
détails parfois de l'existence populaire, s'y reflétaient comme dans un
miroir. Le peuple se reconnaissait dans l'orateur chrétien. Celui-ci
n'était un étranger pour personne. Il avait grandi, le plus souvent,
dans la ville ou il exerçait le ministère pastoral. Il s'était mêlé à la
vie de tous. De sa chaire, il aurait pu nommer beaucoup de ses
auditeurs. Il lisait leurs sentiments et leurs pensées sur leurs
visages. Il avait expérimenté de longue date les cordes qu'il fallait
toucher pour éveiller dans leurs cœurs les émotions salutaires. II
savait de quelles erreurs ou de quels entraînements il était plus utile
de les défendre. Comme le Sauveur lui même, il pouvait dire « Je connais
mes brebis et mes brebis me connaissent » Tel fut Basile à Césarée, tel
sera, un peu plus tard, Jean Chrysostome à Antioche et à Constantinople.
On comprend que les discours de tels hommes n'aient rien d'arbitraire ou
de conventionnel, aillent toujours au but, et soient encore pour nous si
vivants C'est par la parole que Basile se donna le plus aux âmes. Sa vie
relativement courte, remplie d'affaires, d'œuvres et de soucis, ne lui
laissa peut être pas le loisir de composer beaucoup de livres. Au moins
en est-il resté peu qui puissent avec certitude lui être attribués. Nous
connaissons déjà, pour les avoir étudiés ailleurs, ses écrits
ascétiques, c'est-à-dire ses deux recueils de Règles Saint Grégoire de
Nazianze parle des livres que Basile publia pour la défense de la foi
chrétienne, et les compare « à un feu dévorant qui anéantissait l'erreur
comme le feu du ciel réduisit Sodome en cendres. » De cette catégorie
d'écrits subsistent seuls les livres contre Eunome et le traité du
Saint-Esprit.
Avant de donner de
ces deux ouvrages une rapide analyse, je dois reproduire une page où
leur caractère général est admirablement résumé :
« Dès qu'on a jeté
les yeux sur ces écrits, on se sent porté, pour ainsi dire, en pleine
mer de philosophie : le platonisme, le péripatétisme, l'éclectisme
d'Alexandrie, toutes ces variétés de la pensée métaphysique de
l'antiquité sont évidemment familières et présentes à l'esprit de
l'écrivain ; il y emprunte à tout instant des idées, des explications,
des définitions. Sur la nature divine, sur les rapports des diverses
hypostases dont elle se compose, sur le rôle de chacun de ces éléments
de l'indivisible Trinité, des lumières sont puisées tour à tour à ces
foyers divers. Mais une philosophie du dogme propre à Basile, et suivie
par lui dans toutes ses pensées, plus d'un commentateur l'a cherchée,
trompé par ce nom de Platon chrétien que les contemporains lui avaient
décerné. La recherche a toujours été infructueuse. Rien de semblable n'a
été et ne sera trouvé. L'arme de la philosophie est entre les mains de
Basile purement défensive. Quand les ennemis de la foi attaquent le
dogme ou le dénaturent en vertu d'un argument tiré d'un système
philosophique, Basile entre à leur suite dans le système qu'ils ont
adopté, pour leur prouver que leur argument est sans force et ne porte
pas la conséquence qu'ils en font sortir. Puis, une fois l'attaque
repoussée, il rentre dans la citadelle du dogme et la referme sur lui. »
Cette méthode suppose
chez celui qui l'emploie une vaste érudition, l'intelligence de tous les
systèmes des philosophes : ses résultats suffiraient à justifier, s'il
en était besoin, la direction large imprimée par Basile, par Grégoire de
Nazianze, et en général par tous les Pères grecs, à l'éducation des
jeunes chrétiens. Si l'abus de la philosophie égara des esprits
chimériques, et favorisa par eux le développement des hérésies, sa
possession complète munit contre cet abus même et contre ses
conséquences les plus illustres champions de la foi. Même quand ils se
renfermèrent, comme Basile paraît l'avoir fait, dans une action purement
défensive, on put admirer la trempe solide de leurs armes. Elle se
montre dans la polémique de notre saint avec Eunome. Basile se borne à
réfuter l'Apologétique de cet hérésiarque. Il a pour unique but de parer
les coups portés à la doctrine chrétienne. Rien ne marque l'intention de
construire de celle-ci une belle et large synthèse, à la façon d'un
saint Augustin ou d'un saint Thomas. Mais, dans ces limites restreintes,
Basile se révèle polémiste de premier ordre.
Le livre contre
Eunome est pourtant une œuvre de jeunesse. Il fut écrit avant 364, soit
pendant le premier séjour que Basile fit auprès d'Eusèbe, évêque de
Césarée, soit quand il eut quitté celui-ci pour se retirer momentanément
à Annesi. Dans une phrase de l'exorde, Basile parle de sa faiblesse et
de son inexpérience. Sans doute il s'exprime ainsi par un excès de
modestie. Mûrie par la prière et l'étude, sa jeunesse valait la maturité
de bien d'autres, et tout laisse voir qu'au moment où il écrivait la
réfutation d'Eunome, il n'était plus un débutant. L'œuvre, cependant,
avait ses difficultés. Sans chaleur, sans onction, sans piété, même sans
style, Eunome, évêque de Cyzique, n'était pas un adversaire négligeable.
Nul plus que ce dur et subtil raisonneur ne savait jouer avec la
logique, et pousser de déductions en déductions un argument à ses
dernières conséquences. Il se tient à l'extrême gauche de l'arianisme,
mais, en réalité, c'est un pur rationaliste. Il pose en principe que la
nature de Dieu est pleinement intelligible a l'homme. Puis, avec une
audace tranquille, prenant des mots pour des idées, et le mécanisme du
raisonnement pour l'évidence, il dresse un système d'où ont disparu tous
les compromis, tous les artifices de parole, par lesquels l'hérésie
essayait de se rattacher au dogme chrétien. C'est, selon l'expression de
Basile, « la sagesse vaine et tout extérieure, » ruinant « la simplicité
de la doctrine transmise par le Saint-Esprit. » C'est, « sous un faux
semblant de christianisme, la négation formelle de la divinité du Fils
de Dieu. » En un mot, c'est l'arianisme, dans une nudité effrayante aux
ariens eux-mêmes.
Basile prend le
meilleur moyen de le montrer. Sans rien dissimuler de l'argumentation d'Eunome,
il en transcrit l'un après l'autre les passages caractéristiques,
faisant suivre chaque argument d'une réfutation a la fois ample et
rigoureuse. Il suit avec une admirable souplesse tous les replis de la
pensée de son adversaire, et se montre, avec un tout autre talent
d'exposition, aussi expert raisonneur que lui; mais chez Basile la piété
tendre, la profonde intelligence du dogme catholique, l'ardent amour des
âmes, donnent au raisonnement de la chaleur, sans rien enlever de sa
précision.
Citer des morceaux
d'un tel écrit est à peu près impossible, car rien n'y est donné à
l'imagination ou a l'agrément, la passion reste toujours contenue,
l'éloquence même se tait, et il serait malaisé de détacher un anneau
quelconque de cette chaîne solide, ou rien ne brille, ou tout se tient.
Ceux qui auront la patience d'entreprendre la lecture assez austère et
difficile des livres contre Eunome reconnaîtront la vérité de ce que
saint Grégoire de Nazianze, dans un passage que nous avons cité
ailleurs, dit de la grande puissance de dialectique acquise par Basile.
Basile s'efforça de
répandre son livre. Malgré son humilité, il se rendait compte du bien
que celui-ci pouvait faire. En adressant un exemplaire à un chrétien
lettré, le sophiste Léonce : « En ce qui le concerne, écrit-il, je pense
que tu n'en as pas besoin, mais j'espère que, si tu rencontres des
esprits pervers, tu trouveras dans ce livre un trait qui ne sera pas
sans force. Non que j'aie une grande confiance en la valeur de mon
œuvre, mais tu es capable de tirer de quelques raisons une argumentation
puissante. Si divers points, cependant, te paraissaient faibles,
n'hésite pas à me les signaler. L'ami diffère du flatteur, en ce que
celui-ci parle pour plaire, celui-là ne craint pas de dire ce qui
déplaît. »
Basile se défiait
trop de lui-même, car Eunome se sentit profondément atteint. Il tenta de
répondre à l'écrit de Basile; on dit qu'il consacra plusieurs années, la
plus grande partie du temps qui lui restait a vivre, à composer une
apologie de son propre livre. L'arien Philostorge prétend que Basile lut
ce nouvel ouvrage, et en mourut de chagrin. C'est une fable, comme tant
d'autres racontées par cet historien. Il semble, au contraire, qu'Eunome
n'ait pas osé publier son second livre du vivant de Basile. C'était un
véritable pamphlet. A la discussion étaient jointes des vanteries
ridicules, et, contre Basile, de grossières attaques. Le champion des
doctrines orthodoxes était traité par leur adversaire de « méchant, » «
d'ignorant, » de « menteur, » et même de « furieux » et de « stupide. »
A l'homme qui avait intrépidement exposé sa liberté et même sa vie pour
défendre la foi de Nicée contre Valens. Eunome reprochait d'être
craintif à l'excès. La lecture de ces indécentes diatribes, paraissant
au jour quand Basile n'était plus là pour se défendre, suscita
l'indignation et la verve de Grégoire de Nysse, qui composa à son tour
un traité en douze livres contre Eunome. Il venge éloquemment, dans les
premières pages, la mémoire de son frère, et indique une des raisons qui
avaient porté jadis celui-ci à écrire. Basile s'était proposé « de venir
au secours d'un infirme dans la foi, » et, « en réfutant l'hérésie, de
rendre la santé à un malade, et de le restituer à l'Église. » Le malade,
malheureusement, se plaisait dans son mal, et ne voulut pas être guéri.
IILe second traité
dogmatique fut écrit à une époque plus avancée de la vie de Basile,
alors que depuis cinq ans il était évêque. C'est encore une œuvre
défensive ; mais cette fois Basile défend moins le dogme lui-même que
son honneur personnel, poursuivi par la calomnie.
Des soupçons avaient
été, dès 371, jetés sur l'orthodoxie de saint Basile. Les ennemis que
lui avait faits son élection à l'épiscopat guettaient les occasions de
l'attaquer. On prétendit que, dans un discours prononcé à la fête du
martyr Eupsyque, après avoir parlé très clairement de la divinité du
Père et du Fils, il avait employé des expressions moins fortes à l'égard
de celle du Saint-Esprit. Au cours d'un banquet, auquel assistait
Grégoire de Nazianze, un religieux, fatigué d'entendre louer Basile,
lança contre lui cette accusation, reprochant à Grégoire lui-même
d'avoir approuvé par son silence le langage de son ami. La vérité est
que, par prudence et par charité tout ensemble, afin d'éviter un piège
des hérétiques et aussi afin de ménager des âmes hésitantes qu'il
voulait ramener doucement à la vraie foi, Basile s'était abstenu de se
servir, à propos de la troisième personne de la Sainte-Trinité, de
termes que n'avait pas employés le concile de Nicée. Mais il avait
emprunté au raisonnement et à l'Ecriture Sainte des expressions
équivalentes, pour attester la divinité du Saint-Esprit. Aucune doctrine
ne lui tenait plus à cœur. « Puisse-je — s'écria-t-il un jour devant
Grégoire de Nazianze, en prononçant, dit celui-ci, une sorte
d'imprécation contrairement à toutes ses habitudes, — puisse-je être
abandonné de cet Esprit, si je ne le vénère pas, avec le Père et le
Fils, comme leur étant consubstantiel, et égal en dignité ! » Comment,
d'ailleurs, eut-on pu douter de sa foi en ce dogme fondamental de la
religion chrétienne, quand il avait déjà consacré à la démonstration de
la divinité du Saint-Esprit tout un livre, le troisième, du traité
contre Eunome ? Grégoire repoussa sur-le-champ la calomnie, justifia
Basile et se justifia lui-même; puis il écrivit à Basile pour l'avertir
de l'attaque dont il venait d'être l'objet. Apprenant l'accusation
dirigée contre l'évêque de Césarée, saint Athanase, à son tour, écrivit
pour le disculper, et, avec l'autorité que lui donnaient tant de combats
livrés pour l'intégrité de la doctrine chrétienne, se porta garant de
l'orthodoxie de saint Basile. Mais l'intervention d'un si illustre
champion ne désarma pas ses ennemis. Trois ans plus tard, la même
calomnie renaissait, sous un prétexte encore plus futile. On accusa
Basile d'avoir, improvisant la doxologie qui terminait une prière
publique, employé indifféremment ces expressions : « Gloire au Père,
avec le Fils et avec le Saint-Esprit » ou : « Gloire au Père, par le
Fils, dans le Saint-Esprit. » Des auditeurs ombrageux découvrirent dans
ces formules quelque chose d'hétérodoxe. Amphiloque (nous l'avons dit
plus haut) avertit Basile de cette nouvelle attaque. Une première fois,
le saint docteur n'avait pas pris la peine de se défendre. « Si nos
frères, écrivait-il alors avec amertume, ne savent pas encore quelles
sont mes croyances sur la Divinité, je n'ai rien à leur dire. Ce qu'une
longue vie n'a pu leur persuader, comment le leur apprendraient de
brèves paroles ! » Cette fois, cependant, il voulut couper court à la
calomnie. En exposant avec ampleur la doctrine catholique, tout ensemble
il ferait taire ceux qui l'accusaient de la méconnaître, et il rendrait
un nouveau service à la religion. De là son traité, moitié dogmatique,
moitié d'apologie personnelle, sur le Saint-Esprit.
L'œuvre est de tout
point digne de la science et du génie de saint Basile : cependant on ne
peut s'empêcher de regretter que la nécessité de se défendre ait donné à
ce traité doctrinal quelques-uns des caractères d'un écrit de
circonstance. C'est ainsi que les premiers chapitres sont consacrés à
une discussion de mots. La faute n'en est pas à l'écrivain : l'esprit
contentieux de l'arianisme avait introduit dans l'Eglise ce genre de
querelles, si étranger à la simplicité du christianisme primitif. Force
était bien aux défenseurs de l'orthodoxie de suivre l'attaque sur ce
terrain, et de détourner les coups que l'hérésie leur portait de sa main
subtile et sèche. « Cette mesquine importance attachée aux mots et aux
syllabes n'est pas inoffensive, dit saint Basile : elle cache un dessein
secret et profond contre la vraie piété. » Sans doute Basile, dès qu'il
le peut, élève et agrandit le débat : tout le milieu du livre renferme
une admirable théologie du Saint-Esprit, et réfute les erreurs opposées
à sa divinité. Cependant le saint docteur est sans cesse, malgré lui,
ramené au point de départ, c'est-à-dire à démontrer que les expressions
qu'on lui a reprochées sont d'une parfaite orthodoxie. Cette
démonstration amène, vers la fin, un très intéressant chapitre
d'histoire religieuse. Basile y passe en revue les Pères de l'Église
qui, aux temps antérieurs, ont parlé comme lui. On admire, à ce propos,
son érudition, et l'aisance avec laquelle il la porte ; mais on souffre
de voir ce grand et noble esprit enlacé dans les liens d'une misérable
controverse, et obligé de se défendre là où il devrait seulement
enseigner. On souffre surtout de le voir souffrir, au point de
s'épancher, en terminant, dans des pages d'une inexprimable amertume. «
A quoi sert de crier contre le vent, quand la tempête fait rage autour
de nous ? » Suit le tableau de l'état présent de l'Eglise, comparé à
celte tempête. Basile montre la division introduite dans le peuple
chrétien, les orthodoxes eux-mêmes se déchirant quand ils n'ont plus
d'ennemis à combattre, toutes les ambitions en éveil, les évêchés
disputés comme des préfectures, les magistrats civils impuissants à
rétablir la paix parmi les fidèles, et enfin, las des subtilités de
l'arianisme, certains de ceux-ci s'inspirant de ses principes pour
retourner au judaïsme, d'autres y trouvant des raisons de redevenir
païens. Basile, cependant, ne perd pas courage. « La nuée de nos ennemis
ne m'a pas épouvanté, dit-il à Amphiloque; j'ai fixé mon espérance dans
le Saint-Esprit, et j'ai annoncé avec confiance la vérité. »
III. Quand on a
recueilli de tels cris d'âme, on hésite à parler de littérature : et
cependant on ne saurait abandonner l'étude des écrits de saint Basile
sans dire comment il entendait la composition des ouvrages de
controverse religieuse.
Il a eu l'occasion de
s'en expliquer, dans une lettre adressée au célèbre prêtre Diodore, le
maître de saint Jean Chrysostome et l'un des fondateurs de la critique
biblique. Diodore avait communiqué à saint Basile deux de ses livres,
l'un, court, sans digressions et, semble-t-il, sans aucune recherche de
forme, l'autre, au contraire, composé avec art, à la manière des
dialogues de Platon. Basile lut ce dernier, puis le renvoya à son auteur
; il conserva le premier pour en prendre lui-même copie. Avec cette
liberté de lang agedont il demandait qu'on usât aussi à son égard, il
explique à Diodore les raisons de sa préférence.
L'un des livres «
abonde en pensées, met en évidence les objections de l'adversaire et les
réponses à ces objections : le style simple, sans apprêt, convient au
but d'un chrétien qui se propose d'écrire non pour montrer son talent,
mais en vue de l'utilité commune. » L'autre a la même valeur pour le
fond des idées, mais des agréments inutiles prennent le temps du lecteur
et fatiguent parfois son attention La forme dialoguée sert trop
facilement aux personnalités, blâme jeté sur les adversaires, louanges
données aux amis : la pensée se découvre plus lentement et la
conclusion, trop différée, s'expose à perdre de sa force. Il y a,
d'ailleurs, deux manières de dialoguer. Si, comme Théophraste ou
Aristote, « on ne se sent pas dans l'esprit les grâces platoniciennes, »
on fera servir seulement le dialogue à l'exposition des idées. « Platon,
lui, avait tant de talent, qu'à la fois il discutait les idées et
marquait d'un trait comique les personnes, Thrasymaque avec son audace
et son impudence, Hippias et son esprit frivole, le faste arrogant de
Protagoras. Lui-même, cependant, quand il introduit dans le dialogue des
interlocuteurs anonymes, ne les fait disserter que pour rendre plus
claires les idées, sans y mêler aucun trait de caractère : ainsi a-t-il
fait dans les Lois. » Employé pour l'apologétique chrétienne, le
dialogue aura à se garder de deux écueils : manquer à la charité, si
l'on met en scène des personnages réels, dont on connaît et dont on
accuse les défauts; feindre des traits inutiles, si l'on fait parler des
personnages imaginaires.
J'ai résumé un peu
longuement cette lettre, parce qu'elle montre tout ensemble en Basile le
critique littéraire, familier avec les modèles antiques et d'un jugement
à la fois très fin et très libre, et le censeur chrétien, qui ramène
tout ouvrage de l'esprit aux règles de l'utilité et de la charité. On a
remarqué sans doute que dans le résumé qu'il fait de celui de Diodore
qui a sa préférence, le livre court, où tout va au but, et d'où toute
vanité d'auteur est absente, il définit, à son insu, le caractère des
deux seuls écrits dogmatiques qui nous soient restés de lui.
Malgré l'austérité de
cet idéal, dont, au moins dans ses compositions écrites, il ne
s'écartait pas, le style de saint Basile excita l'admiration des
anciens. Saint Grégoire de Nazianze en loue la facilité élégante; il
fait remarquer la propriété des expressions; il met en lumière la
construction logique, l'équilibre parfait du discours. Grâce à ces
mérites de forme, les ouvrages de Basile passèrent, de son vivant, dans
toutes les mains. Ils devinrent vraiment populaires. Le monde profane y
trouvait autant de charmes que le monde ecclésiastique. Les princes,
nous dit-on, en faisaient leurs délices aussi bien que les moines. Ces
homélies, ces panégyriques, ces traités dogmatiques eux-mêmes
consolaient la retraite d'anciens magistrats, de politiques écartés des
affaires, et charmaient les loisirs de leurs successeurs. Les
professeurs, les étudiants y cherchaient les règles de l'art de penser
juste et de bien dire, comme les aspirants au sacerdoce y trouvaient
l'aliment le plus propre à nourrir leur vocation. Cinq siècles plus
tard, un illustre helléniste, Photius, leur reconnaîtra les mêmes
mérites : pureté du langage, ordre et netteté dans les pensées, style
coulant et clair comme l'eau de source, force persuasive; à son avis,
l'étude des discours de Basile pouvait remplacer, pour la formation de
l'orateur, celle des œuvres de Platon ou de Démosthènes. Photius parle
ensuite de sa correspondance, dans laquelle il voit le plus admirable
témoignage de la piété de notre saint et un modèle de l'art épistolaire.
Cette correspondance
nous a servi, autant que le témoignage des anciens, à esquisser la
figure de saint Basile. Le récit de sa vie a mis sous les yeux des
lecteurs de nombreux fragments de ses lettres. Ou nous nous trompons
fort, ou ils en ont remarqué la noblesse, la vivacité, l'éloquence. Mais
ils y ont certainement vu autre chose. Les saints n'écrivent pas pour le
seul plaisir d'écrire, par vanité d'auteur, ou pour remplir quelque
devoir de sociabilité mondaine. C'est la piété ou la charité qui dicte
leurs lettres. Cela seul doit les rendre supérieures pour le fond des
idées, pour la forme même peut-être, à celles de contemporains dont
l'idéal était moins haut et moins pur. On s'en aperçoit en comparant la
correspondance de Basile à l'œuvre épistolaire d'autres écrivains
célèbres du IVe siècle. Entre ses lettres où tout respire l'amour de
Dieu et des hommes, où de rares marques d'impatience ne sont que le cri
de la charité blessée, et celles de l'empereur Julien, remplies de
vanité, de passion, parfois d'incohérence, la distance morale, même
littéraire, semble infinie. Pour des raisons différentes, la comparaison
avec la correspondance de Symmaque nous laisse à peine moins sévères.
Certes, la figure de ce haut magistrat païen n'a rien de vulgaire : on
ne peut refuser toute estime à l'homme qui sut, en plusieurs
circonstances, défendre courageusement ses convictions : mais comme cela
paraît peu dans ses lettres, courts billets d'où l'âme est absente, et
qui se bornent le plus souvent à condenser, en un style maigre et
précieux, de banales formules de politesse ! On hésiterait à les croire
contemporaines de celles de Basile, tant le sérieux des unes contraste
avec la puérilité des autres. La vaste correspondance de Libanius donne,
à certains égards, une impression plus favorable. Le célèbre sophiste
montre des sentiments d'humanité, de tolérance, qui lui font honneur.
Rien cependant ne dépasse le niveau du littérateur de profession. C'est
« l'intellectuel, » comme on dit aujourd'hui, dans son infatuation
naïve. Cela sonne creux, auprès des lettres de Basile, débordantes de
foi et de charité. Ajoutons que ces dernières ont une qualité rare au
IVe siècle, et qui ne se retrouve ni chez Julien, ni chez Symmaque, ni
chez Libanius : le naturel. Presque aucune trace n'y paraît de la
rhétorique du temps. Même les quelques ornements un peu fanés qui s'y
rencontrent ne cachent rien du miroir où Basile se peint tout entier.
Les éditeurs
bénédictins ont divisé en trois classes la correspondance de saint
Basile : lettres écrites avant qu'il fût évêque ; lettres écrites
pendant ses huit années d'épiscopat; lettres de date incertaine. On
pourrait les classer autrement. Il serait facile de rapporter les
diverses épîtres de saint Basile aux événements ou aux devoirs qui ont
rempli sa vie. Celles qui montrent son amour de l'Eglise, sa sollicitude
pour tous les intérêts de l'épouse persécutée du Christ, sont
innombrables. Nous avons cité déjà beaucoup d'entre elles : nous sommes
loin de les avoir indiquées toutes. Nombreuses aussi sont les lettres
adressées par Basile à des moines, pour leur rappeler les règles de
cette vie de renoncement et de solitude qu'il n'avait abandonnée lui
même qu'avec un regret si profond. D'autres lettres sont de vrais
traités sur la théologie ou la discipline, depuis les longues épîtres
canoniques à Amphiloque jusqu'à de simples billets, où, en quelques mots
rapides et décisifs, est exposée une vérité de la foi ou réfutée une
objection. Mais la classe la plus étendue et la plus variée serait
celles des lettres écrites pour la protection de quelque faiblesse ou le
soulagement de quelque infortune. Cette partie de la correspondance
touche (on l'a vu) à tous les ordres d'intérêts privés et même publics.
Elle met surtout en lumière l'infatigable activité de Basile, la
multitude de ses relations, l'aisance avec laquelle il traite avec les
grands et soutient le fardeau des affaires les plus diverses.
Ceux qui, de
l'intrépidité de Basile, de son esprit de gouvernement, de l'autorité
qui paraît dans son langage et dans ses actes, auraient gardé l'idée
d'un génie plus imposant que tendre, jugeront autrement après avoir
parcouru cette série de ses lettres. On ne se donne pas si complètement
à la protection des petits et des faibles, si l'on n'est pitoyable à
toutes les misères humaines. Bien des pièces de sa correspondance nous
ont laissé voir combien il était sensible à l'amitié. D'autres
sentiments trouvaient encore le chemin de son cœur. Plusieurs de ses
épîtres rentrent dans la catégorie de ce qu'on appelait au XVIIe siècle
des lettres de direction. Il s'y montre attentif à toutes les
inquiétudes de pensée et de conscience de ceux qui ont mis leur
confiance en lui. Mais surtout sa pitié est grande pour les pécheurs.
Lui, qui n'hésite pas à frapper d'excommunication les coupables
scandaleux et obstinés, il tend les bras à ceux dont il espère la
conversion. Avec quelle insistance, dans une longue lettre, aussi
travaillée que ses plus parfaits ouvrages, s'efforce-t-il de toucher le
cœur d'une religieuse infidèle à ses vœux, et tombée dans les pires
désordres ! Ses lettres à deux moines, qui ont succombé de même à la
tentation, sont de touchants appels au repentir. « Si tu as encore
quelque espoir de salut, écrit-il à l'un deux, si tu te souviens un peu
de Dieu, si tu crains les supplices réservés aux impénitents, lève les
yeux au ciel, comprends, renonce à ton péché, secoue ton ivresse,
terrasse ton ennemi. Fais effort pour te relever. Souviens-toi du bon
pasteur qui te cherche.... Que nulle considération humaine ne t'empêche
de venir à moi. Je te recevrai en pleurant, comme celui qui était mort
et qui est ressuscité. Je soignerai tes blessures.... Ne tombe pas dans
le découragement. Souviens-toi des anciens jours. Là est le salut, là
est le remède. Aie confiance, ne désespère pas. Nous ne sommes pas sous
la loi qui condamne à mort sans miséricorde, mais sous la grâce, qui
diffère le châtiment et attend le repentir. La porte n'est pas fermée :
l'Epoux écoute : le péché ne domine pas encore. Reprends donc la lutte,
sans tarder : aie pitié de toi-même et de nous tous, dans le Christ
Jésus Notre Seigneur. »
Basile n'a pas moins
d'éloquence, quand, en face de douleurs qui semblent sans remèdes, il
lui faut prêcher la résignation. Ses lettres à des parents ou à des
époux en deuil sont quelquefois admirables. Aux froides raisons de se
soumettre, que suggère la nature, il joint tous les motifs que donne la
foi. Il redit le mot de Job : « Dieu me l'avait donné, Dieu me l'a ôté,
que son saint nom soit béni ! » Mais il répète aussi le mot de saint
Paul, défendant aux chrétiens de s'affliger sans mesure, « comme ceux
qui n'ont pas d'espérance. » Son langage varie selon la condition des
personnes, ferme, viril, s'il parle à un père, à un homme élevé en
dignité et mûri par l'expérience de la vie, pénétré d'une tendre
compassion s'il s'adresse à une mère ou à une veuve. Je sais, écrit-il à
l'une, ce que sont les entrailles d'une mère. » Il fait l'éloge de
l'enfant qu'elle a perdu. Il célèbre son innocence, ses grâces, ses
jeunes talents. Mais il montre en même temps la miséricorde de Dieu, qui
l'enlève au monde avant l'heure où tous ces trésors auraient pu être
souillés. « Attendons un peu, et bientôt nous serons réunis à celui que
nous avons aimé. » A la veuve d'un général illustre, il rappelle ses
actions d'éclat, le deuil universel que la mort du guerrier a excité, et
que partage l'empereur lui-même; mais il rappelle surtout la grâce que
Dieu lui fit de laver avant de mourir ses fautes dans l'eau du baptême.
Il ne se contente pas de présenter à ses amis affligés les motifs les
plus propres à leur faire accepter chrétiennement lu douleur. Il met
chacun en face du devoir spécial que lui a réservé la Providence. Il dit
à une mère en pleurs : « Aie pitié de ton mari. Soyez-vous une
consolation l'un pour l'autre. N'aggrave pas sa peine, en te renfermant
trop complètement dans la tienne. » Il écrit à une veuve : « Aie pitié
de ta mère, accablée par la vieillesse. Aie pitié de ta fille, si jeune,
et dont tu es maintenant le seul appui. Sois un exemple aux autres
femmes. Gouverne-toi de telle sorte, que ta douleur te soit toujours
présente, mais que tu ne te laisses pas absorber par elle. » « Tes
enfants, écrit-il à une autre, te restent comme l'image vivante de celui
que tu pleures. Que le soin de leur éducation préserve ton âme de
l'excès de la tristesse. Le reste de ton temps, consacre-le à chercher
les occasions de plaire à Dieu. Ainsi le travail te procurera
l'apaisement. »
A ces conseils
précis, directs, pleins d'autorité et de prudence, on reconnaît l'esprit
pratique de saint Basile. Mais on voit aussi par où de telles lettres de
consolation diffèrent des déclamations élégantes et vaines où la sagesse
antique était le plus souvent contrainte de s'enfermer. Celui dont nous
venons de citer les paroles n'est pas un rhéteur : il est plus qu'un
moraliste; c'est un zélé conducteur d'âmes, un pasteur, un père.
« J'ai vu ton âme
dans tes lettres, » écrivait saint Basile à l'un de ses amis. Nous
adresserons respectueusement la même parole au grand saint dont nous
avons essayé, dans ces pages trop imparfaites, de raconter la vie et de
retracer l'image.
PARIS
LIBRAIRIE VICTOR LECOFFRE
RUE BONAPARTE, 90 (1903)
SOURCE :
http://www.jesusmarie.com/vie_de_saint_basile.html
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