Vie de Saint Basile
(329-379)
Père et Docteur de l'Église

SOMMAIRE

PRÉFACE

I

SAINT BASILE AVANT EPISCOPAT

CHAPITRE I
L'enfance.
CHAPITRE II
Les études
CHAPITRE III
Le retour d'Athènes
CHAPITRE IV
La retraite
CHAPITRE V
La vie monastique
CHAPITRE VI
Le sacerdoce

II

L ÉPISCOPAT DE SAINT BASILE

CHAPITRE I
L'élection
CHAPITRE II
La persécution arienne
CHAPITRE III
Les affaires de la Cappadoce
CHAPITRE IV
L'administration épiscopale.
CHAPITRE V
Les amitiés et les épreuves.
CHAPITRE VI
Les rapports avec l'Occident
CHAPITRE VII
Les dernières années.

III

SAINT BASILE ORATEUR ET ÉCRIVAIN

CHAPITRE I
Les homélies sur l'Hexaemeron.
CHAPITRE II
Les homélies sur les psaumes
CHAPITRE III
Les sermons et homélies sur des sujets divers
CHAPITRE IV — Les écrits et la correspondance

 

 

Vie de Saint Basile
par
PAUL ALLARD

PRÉFACE

Peu de vies de saints ont des documents plus complets et plus sûrs que celle de saint Basile.

Sa correspondance, de plus de trois cents lettres, reflète toutes les grandes affaires qui occupèrent son âge mûr, et met au courant des nombreuses relations qu'il entretint depuis sa jeunesse avec des personnes appartenant à toutes les conditions sociales. Joints à elle, ses discours, ses écrits achèvent de révéler ses idées et son caractère. Le récit de sa vie et son portrait moral ont été faits de main de maître par son intime ami Grégoire de Nazianze, dans une longue oraison funèbre. D'autres discours de ce dernier, et même des poèmes, contiennent aussi sur Basile des renseignements précieux. Le frère de notre saint, Grégoire de Nysse, a écrit son éloge et celui de leur sœur Macrine; il a mêlé de détails biographiques une réfutation des erreurs de l'hérétique Eunome, qui avait attaqué et calomnié Basile. Saint Jérôme consacre à Basile un chapitre de son livre sur les écrivains illustres. L'arien Philostorge, l'évêque historien Théodore, les trois autres historiens ecclésiastiques Rufin, Socrate et Sozomène ont sur saint Basile des pages parfois inexactes, mais qui montrent l'idée qu'on se formait de lui, dans les milieux les plus divers, à la fin du IVe siècle et au courant du Ve.

Ces sources anciennes suffisent à qui essaie d'écrire son histoire. Aussi ai-je consulté peu d'ouvrages modernes. Les seuls qui m'aient été utiles sont la longue biographie mise par le P. Baert dans le tome II de juin des Acta Sanctorum, la notice si solide qui occupe une grande partie du tome IX des Mémoires pour servir à l'histoire ecclésiastique de Tillemont, la Vie ample et précise, en divergence avec celle-ci sur d'assez nombreux points de détail, placée par dom Garnier en tête de l'édition des Bénédictins, le cinquième volume du livre de M. le duc de Broglie sur l'Eglise et l'Empire romain au IVe siècle, où le rôle historique et les écrits de saint Basile sont mis dans la plus vive lumière, et enfin l'article clair et bien ordonné du Rév. Venables dans le Dictionary of Christian biography de Smith et Wace.

Malgré les mérites divers de ces ouvrages, je leur ai seulement demandé quelques renseignements sur la date ou l'ordre des faits, par exception quelques jugements littéraires. Mais je me suis d'abord et surtout adressé à Basile lui-même, aux confidents de ses pensées, aux témoins de ses actions. Quand un saint a, comme lui, beaucoup parlé, beaucoup écrit et beaucoup agi, quand ses confidents et ses témoins sont nombreux et sincères, surtout quand plusieurs d'entre eux sont aussi des saints, on n'a guère qu'à les écouler, et à écrire sous leur dictée.

I - SAINT BASILE AVANT L'ÉPISCOPAT

CHAPITRE PREMIER
L'ENFANCE

Bien que la législation fiscale et industrielle du IVe siècle entravât singulièrement leurs progrès, les classes moyennes avaient encore, à cette époque, une situation considérable. Il en était surtout ainsi dans la partie orientale de l'Empire romain, qui ne possédait point, comme sa moitié occidentale, une aristocratie héréditaire. L'Orient ne connaissait guère d'autre noblesse que celle qui résultait des fonctions administratives, décorées de noms pompeux, et distinguées par une étiquette minutieuse. Aussi restait-il une grande place aux familles provinciales qui avaient su, pendant plusieurs générations, conserver le rang et la fortune. A défaut de titres, elles en imposaient par leurs traditions, et, dans une société où de fréquentes révolutions politiques entraînaient une mobilité perpétuelle, elles représentaient l'élément stable, le bloc solide. Par le haut enseignement, par le barreau, par la propriété, par les magistratures locales, elles exerçaient une grande influence.

A ces familles se rattache un groupe de personnages éminents, unis par la parenté ou l'amitié, les deux Grégoire de Nazianze, Césaire, Basile, Grégoire de Nysse, Amphiloque, qui, dans la seconde moitié du IVe siècle, jetèrent sur le Pont et la Cappadoce le plus vif éclat. Quand on examine de près le caractère de chacun de ces hommes, on remarque en premier lieu sans doute la hauteur d'intelligence et la sainteté ; mais il semble qu'à ces dons de la nature et de la grâce s'en ajoutent d'autres, qui tiennent au milieu social : l'habitude de l'autorité, l'aisance dans le commandement, la courtoisie des relations, l'élégante simplicité du langage, une facilité à entrer de plain-pied dans les grandes affaires, et jusqu'à ce sentiment de la nature, cet amour de la campagne, qui est, à sa manière, une note d'aristocratie, et ne se rencontre guère chez des hommes nouveaux, n'ayant point de racines dans le sol.

Les ancêtres paternels de Basile appartenaient à la province du Pont. Son aïeul y menait un assez grand train. On nous parle du gibier qui abondait sur sa table délicate. Comme nous le verrons plus tard, l'amour de la chasse paraît avoir été héréditaire dans cette famille. Mais on y trouvait une hérédité plus noble, celle de la foi chrétienne. Quand éclata la persécution de Dioclétien, le riche citoyen du Pont préféra tout perdre que d'exposer ce précieux trésor. Il prit la fuite, en compagnie de sa femme Macrine, abandonnant ses biens à la confiscation. Heureusement, les forêts profondes qui couvrent les montagnes du Pont offraient une retraite assez facile. C'est là que, suivis d'un certain nombre de serviteurs, se cachèrent les deux époux. Ils y menèrent pendant sept années une vie errante, exposés aux intempéries des saisons, souffrant surtout, nous dit-on, d'être privés du commerce de leurs amis et des agréments de la société à laquelle ils étaient accoutumés. Ils auraient succombé à la faim, sans l'habitude de la chasse. Bien que privés de chiens, de chevaux, de rabatteurs, et empêchés de chasser selon les règles, le grand-père de Basile et ses serviteurs parvenaient, grâce à leurs arcs et à leurs flèches, à se procurer les aliments nécessaires. Les oiseaux, et surtout le gros gibier, tombaient en telle abondance sous leurs traits, que plus tard, en racontant cet épisode, le narrateur était tenté d'y voir un miracle. C'est ainsi que la Providence les conserva jusqu'au jour où la fin de la persécution rendit à ces époux également prudents et courageux leur liberté avec leurs biens.

Ils avaient un fils, nommé Basile, qui suivait la carrière du barreau, et se fixa à Césarée, métropole de la Cappadoce, où il paraît avoir obtenu en même temps une chaire de rhétorique. On fait le plus grand éloge de son éloquence, de son érudition et de sa vertu. Grégoire de Nazianze opposera même ce chrétien à la fois fervent et ami passionné des belles-lettres, à d'autres chrétiens, nombreux, paraît-il, de son temps, qui se croyaient obligés en conscience de les mépriser. Basile avait épousé une femme digne de lui. C'était une orpheline, appelée Emmelie. On dit que ce mot, qui en grec éveille l'idée d'accord parfait et de grâce harmonieuse, la représentait vraiment. Restée, toute jeune, sans l'appui de ses parents, sa grande beauté, et sans doute aussi sa fortune, lui attirèrent de nombreux prétendants. Elle craignit d'être forcée à un mariage contre son gré. A cette époque, en effet (et l'histoire même de saint Basile le montrera), les magistrats se mêlaient volontiers, dans leur intérêt propre ou dans celui de leurs amis, du mariage des riches héritières. Aussi Emmelie s'empressa-t-elle de choisir elle-même. Son choix tomba sur l'avocat Basile, dont les qualités morales et la réputation lui inspiraient confiance.

L'histoire de Basile le père après son mariage est peu connue. Il paraît avoir partagé sa vie entre Césarée et ses domaines héréditaires du Pont. Grégoire de Nazianze nous le montre rivalisant avec sa femme de charité envers les pauvres. Il aimait à pratiquer dans ses maisons et sur ses terres l'hospitalité, préludant ainsi aux grandes fondations hospitalières que fera le plus illustre de ses fils. Une partie déterminée du patrimoine des deux époux était réservée à l'aumône : cette coutume, nous dit-on, était rare alors parmi les chrétiens, et l'exemple donné par Basile et Emmelie contribua à la répandre. Grégoire ajoute que leur vertu édifiait à la fois le Pont et la Cappadoce : plus loin, il nomme Basile « le maître de la vertu dans le Pont. »

Dieu accorda à ce ménage chrétien dix enfants, cinq filles et cinq fils. Des filles une seule est connue, l'aînée de tous les enfants, appelée Macrine comme son aïeule. Les fils sont Basile, qui reçut, en qualité d'aîné, le nom de son père, Nausicrate, Grégoire, Pierre, et un autre mort en bas âge. Il est probable que les filles étaient venues au monde les premières, car la naissance de l'aîné des cinq frères fut obtenue, dit l'un d'eux, par les prières ferventes de leur père.

Basile naquit à Césarée, en 329. Il fut mis tout de suite en nourrice chez des paysans des environs, à qui ses parents donnèrent, pour prix de la nourriture, l'usufruit de quelques-uns de leurs esclaves. Ce mode assez étrange de paiement étonnera peut-être, de chrétiens fervents comme étaient le père et la mère de Basile; mais il faut ajouter que les nourriciers paraissent avoir été de bonnes gens, attachés au christianisme, et capables de traiter humainement des esclaves : Basile conservera toujours avec eux les plus affectueux rapports : leur fils, qui fut son frère de lait, se fera prêtre. La libéralité des parents de Basile équivalait à peu près à fournir à des paysans, qui étaient vraisemblablement des cultivateurs, une escouade gratuite d'ouvriers agricoles. L'enfance de Basile fut délicate, à en juger par la frêle santé dont il ne cessera de se plaindre. Un de ses frères raconte que, tout jeune, on le crut atteint d'une maladie mortelle : mais, en songe, son père entendit Jésus qui lui disait, comme au petit roi de Capharnaüm : « Va, ton fils est vivant. » Quand Basile fut rentré dans la maison paternelle, son père, nous dit-on, s'occupa de son éducation avec une grande sollicitude, dirigeant lui-même ses études enfantines, et ne craignant pas de lui parler parfois le langage le plus élevé. Basile le père paraît avoir, à cette époque, quitté la Cappadoce pour le Pont, et s'être fixé près de sa mère, la vieille Macrine, dans le domaine de famille que celle-ci habitait aux environs de Néocésarée. C'est là que Basile passa son enfance, écoutant à la fois les leçons de ses parents et les récits de l'aïeule qui avait vu tant de choses, traversé tant d'aventures, et livré elle-même de si beaux combats pour la foi. Elle pouvait évoquer devant l'imagination de son petit-fils les épisodes héroïques de la grande persécution, ou, remontant plus haut encore, lui redire « les propres paroles » du fondateur de l'Église de Nazianze, Grégoire le Thaumaturge, dont elle avait connu les disciples et reçu par eux les enseignements. C'était une tradition vivante, une de ces figures presque historiques que les enfants n'oublient pas, quand ils ont eu l'heureuse fortune de les entrevoir au foyer domestique.

CHAPITRE II
LES ÉTUDES

Cependant le moment était venu où les leçons et les entretiens du foyer ne suffiraient plus à l'adolescent. L'éducation publique était considérée comme indispensable pour former un homme distingué, apte aux fonctions municipales ou politiques comme aux devoirs sociaux. Basile, qui avait terminé sous la direction paternelle ses classes de grammaire, fut envoyé à Césarée pour y faire sa rhétorique et sa philosophie. On s'est demandé de quelle Césarée il est ici question. Césarée de Cappadoce était « la métropole littéraire aussi bien qu'administrative de la province, » et avait compté Basile le père parmi ses professeurs. Mais, par ses écoles et sa bibliothèque, Césarée de Palestine jouissait d'une plus grande célébrité. Le choix de la première me paraît cependant à peu près certain. Il était naturel que les parents de Basile, si connus et si estimés dans la capitale de la Cappadoce, lui confiassent leur fils, qui trouverait facilement des guides et des protecteurs parmi les nombreux amis qu'ils y avaient laissés. Césarée de Cappadoce avait tout ce qu'il faut pour rassurer, au point de vue de la foi et des mœurs, la sollicitude paternelle. Peu de villes de l'Empire étaient aussi chrétiennes. On n'y rencontrait plus qu'un petit nombre de païens. Leurs fêtes, leur culte y avaient à peu près cessé. Deux de leurs temples, ceux de Jupiter et d'Apollon, anciens patrons de la cité, étaient déjà tombés ou allaient prochainement tomber, par la volonté du sénat et du peuple, sous le marteau des démolisseurs. Dans un tel milieu, l'enseignement lui-même devait être tout imprégné d'esprit chrétien. Basile le père connaissait du reste les maîtres à qui il allait recommander son enfant. Si l'on trouvait, dans cette ville, quelque lourdeur provinciale, un peu de cette gaucherie que l'antiquité reprochait aux Cappadociens, il est probable que l'ancien professeur, qui paraît n'avoir jamais habité alternativement que le Pont et la Cappadoce, y était médiocrement sensible. Du reste, le passage par Césarée ne devait être que la transition à des études universitaires plus hautes. Basile y trouva, certes, beaucoup à apprendre. Mais, préparé comme il l'était par les leçons paternelles, il ne tarda pas à monter au premier rang. Grégoire de Nazianze dit qu'il surpassait tous ses condisciples et égalait ses professeurs, rhéteur déjà consommé au pied des chaires de rhétorique, philosophe écoutant les leçons des philosophes. Par la gravité de ses mœurs, il rivalisait avec les prêtres eux-mêmes. Le peuple et les grands de la cité étaient fiers d'un tel écolier.

Quand Basile eut épuisé les ressources que lui offrait l'enseignement donné à Césarée, il partit pour se rendre aux écoles célèbres de Constantinople. C'était l'usage, au IVe siècle, dépasser ainsi de ville en ville, à la recherche des professeurs illustres et à la conquête du savoir. Les plus zélés y consacraient toute leur jeunesse, et même le commencement de leur âge mûr ; certains étudiants, comme Grégoire de Nazianze, ne cessaient qu'à trente ans cette forte préparation à la vie publique. Une poursuite si désintéressée de la science est l'honneur du IVe siècle et suffirait à relever dans l'estime des historiens un temps qu'ils sont trop portés à mépriser. On entreprenait, dans ce but, de longs et pénibles voyages, on affrontait de périlleuses navigations, comme celle ou Grégoire de Nazianze faillit perdre la vie. A l'exemple du négociant dont parle l'Evangile, on sacrifiait tout pour acquérir la perle unique. Sans doute, les connaissances recherchées avec tant d'ardeur nous paraîtraient, à beaucoup d'égards, insuffisantes. L'immense domaine des sciences naturelles y est maigrement représenté ; l'histoire, aussi, y tient peu de place. Tout semble se réduire à l'art de bien écrire et de bien parler. Mais l'étude de cet art comprend celle de tous les classiques de l'antiquité, et cet immense répertoire de prose et de poésie qui renferme d'incalculables trésors et a tant de valeur pour la formation de l'esprit. On y joint la philosophie, bien dégénérée sans doute depuis Platon et Aristote, mais qui a produit encore, au IVe siècle, plus d'un original et profond penseur. Pour estimer à son prix cette haute éducation intellectuelle, il suffit de se souvenir de ce que lui doivent un Basile, un Grégoire de Nazianze, de la reconnaissance qu'ils lui montrent, et de tout ce que, visiblement, elle ajouta de force et de souplesse à leur génie.

Nous n'avons de détails ni sur le temps que Basile passa à Constantinople, ni sur les professeurs dont il suivit les cours. On n'est pas sûr qu'il se soit fait in-scrire parmi les disciples du célèbre rhéteur Libanius : les historiens Socrate et Sozomène, qui le disent, mêlent à leur récit une erreur de lieu, qui peut faire soupçonner une confusion avec un homonyme de notre saint; et quant à la correspondance de Basile et de Libanius, elle est tenue aujourd'hui pour suspecte. Nous sommes beaucoup mieux renseignés sur son séjour de quatre ou cinq ans à Athènes. La capitale de l'Attique était alors, avant tout, une ville universitaire. Ce qui attirait chez elle les étrangers, ce n'étaient plus l'élo-quence des orateurs politiques, les créations sublimes de la poésie, les merveilles d'art naissant sous le ciseau du sculpteur ou le compas de l'architecte. Mais les écoles d'Athènes avaient survécu à sa splendeur éteinte, et recueilli les débris de sa gloire. Vers leurs chaires affluaient les disciples On y venait non seulement de tous les pays de langue grecque, mais même de l'Occi-dent. La turbulence des étudiants remplaçait, dans les rues d'Athènes, le mouvement qu'y avait entretenu na-guère une population nombreuse et affairée. Ils se por-taient avec une passion égale vers le plaisir et l'étude. Diverses causes formaient parmi eux des groupes et des cabales. Il y avait la rivalité des professeurs, pour les-quels prenaient parti les élèves, avec une ardeur entre-tenue par des répétiteurs subalternes aux gages des maîtres. Il y avait aussi les nationalités diverses entre lesquelles se partageaient les étudiants. Sans que la dis-tinction fût officielle, comme elle le sera dans les universités du moyen âge, on peut dire que déjà, à Athènes, ils se groupaient par nations. En arrivant dans ce milieu agité, les nouveaux venus éprouvaient, ordinairement, un moment de gène. Il leur fallait subir de nombreuses brimades. Ils n'étaient, enfin, reçus dans la familiarité de leurs camarades qu'après le baptême universitaire, à la suite d'un bain où on les menait avec une pompe comique. Basile, accoutumé aux égards, fier des succès déjà remportés, naturellement grave et réservé, et d'une santé délicate, eût beaucoup souffert de ses débuts à Athènes, s'il n'y avait rencontré tout de suite un ami et un protecteur.

Cet ami était Grégoire de Nazianze. Il avait déjà connu Basile aux écoles de Césarée ; mais rien n'indique qu'ils se soient liés à cette époque. Après Césarée, l'un et l'autre avaient d'abord suivi une voie différente. Pendant que Basile allait à Constantinople, Grégoire avait étudié à Césarée de Palestine, sous le rhéteur Thespésius, puis avait passé quelque temps à Alexandrie, où Didyme occupait la chaire jadis illustrée par Pantène et Origène. D'Alexandrie il s'était rendu à Athènes, éprouvé, pendant la traversée, par une épouvantable tempête. Il était déjà influent parmi les étudiants athéniens, quand arriva Basile. Grâce à sa protection, le nouveau venu, « par une exception unique, » fut dispensé du bain et des brimades. Ainsi, raconte Grégoire, se noua notre amitié.

Un incident la rendit plus étroite. Les étudiants arméniens étaient nombreux à Athènes. Parmi eux quelques-uns connaissaient Basile. Les uns avaient été ses condisciples à Césarée ; les plus âgés avaient même suivi les leçons de son père. Mais ces souvenirs, loin de les bien disposer pour lui, augmentaient au contraire leur jalousie. Il y eut de tout temps entre Arméniens et Cappadociens une sourde rivalité. « La nation arménienne, dit Grégoire, — n'oublions pas que c'est un Cappadocien qui parle, — n'est pas simple et franche, mais bien plutôt couverte et dissimulée. » Dès la première rencontre, ces anciens, « qui portaient déjà le manteau des philosophes, » virent avec envie un « étranger à leur nation » et un « nouveau » auquel avaient été accordés des privilèges inusités, et que précédait une réputation déjà faite. Ils se préparèrent à argumenter contre lui, espérant le faire tomber clans des pièges savamment dressés. Dans la première dispute, Grégoire, malgré son amitié pour Basile, vint d'abord à leur secours. Les voyant déconcertés par les réponses habiles et pressantes de leur jeune camarade, il prit la parole à son tour, pour maintenir la balance égale entre les adversaires. Il lui semblait défendre ainsi la réputation d'Athènes, qu'il eût souffert de voir trop humiliée par un étranger à peine introduit dans ses écoles. Mais bientôt il découvrit les desseins des ennemis de Basile : leur « secret » se dévoila à ses yeux. Grégoire se mit alors du côté de Basile. Celui-ci, cependant, s'animant à la discussion, y prenant bientôt un vif plaisir, poursuivait d'arguments ses rivaux, et, finissant par les réduire au silence, restait maître du champ de bataille. De ce jour, l'alliance de Basile et de Grégoire devint indissoluble.

Cette première épreuve, bien que victorieusement subie, découragea Basile. Il souffrit d'autant plus, qu'il vit ceux qui lui étaient contraires tourner maintenant leurs traits contre Grégoire. On l'entendait se plaindre de ne pas trouver à Athènes les solides jouissances qu'il avait rêvées, mais « une félicité trompeuse, une ombre de bonheur. » L'influence de son ami parvint cependant à le rasséréner. Ils prirent logement ensemble, ne se quittèrent plus, et rassemblèrent peu à peu autour d'eux les meilleurs et les plus pacifiques de leurs condisciples. S'isolant des amateurs de festins, de spectacles et de fêtes bruyantes, ils ne connurent que deux routes : celle de l'église et celle de l'école. Ils fermaient volontairement leurs yeux à l'aspect païen d'Athènes. La ville de Minerve n'avait rien perdu encore de son ancienne parure. Partout s'élevaient dans ses rues, sur ses places, les statues et les temples. Comme à l'attrait persistant de l'ancienne religion, si puissante sur l'imagination et les sens, ces images et ces édifices joignaient toutes les séductions du grand art, Athènes était mise par beaucoup de chrétiens au premier rang des villes dont le séjour était dangereux pour la foi. Mais — chose presque incroyable, dit Grégoire, — le spectacle de l'idolâtrie ne fit que confirmer les deux amis dans leurs croyances. Ils se glorifiaient d'autant plus « de cette grande chose et de ce grand nom, être et s'appeler chrétiens. » Par malheur, l'effet produit sur beaucoup d'autres était tout différent. Parmi les étudiants qu'ils rencontraient souvent, il en est un dont la foi, déjà à peu près éclipsée, acheva de s'éteindre à Athènes. C'était un membre de la famille impériale, Julien, cousin de Constance et frère du César Gallus. Habile à chercher près de tous la popularité, Julien se mêla plus d'une fois au groupe sérieux que formaient Basile et ses compagnons habituels. Dans le jeune homme « à la démarche instable, au regard incertain, aux discours incohérents, » Grégoire paraît avoir deviné tout de suite le futur apostat. On l'entendit s'écrier : « Quel fléau nourrit l'Empire romain ! » et ajouter : « Puisse-je avoir été mauvais prophète ! » Basile partagea, selon toute apparence, l'impression défavorable de son ami; mais il n'a laissé aucun détail sur ses relations de jeunesse avec Julien.

On ne nous dit pas quels professeurs suivit Basile. « Nos maîtres étaient aussi célèbres dans le monde, que l'est Athènes elle-même, » écrit seulement Grégoire. Deux professeurs surtout jouissaient, à cette époque, d'une grande célébrité. L'un est un païen, Himère, originaire de Bithynie, où il avait abandonné un patrimoine considérable pour obtenir la gloire d'enseigner à Athènes. L'autre est un chrétien, Prohaeresius, étudiant pauvre qui s'était élevé par son talent jusqu'au professorat, et avait obtenu dans la carrière de sophiste une telle célébrité, que l'Occident lui-même rendit hommage à ses talents ; une statue fut élevée en son honneur sur le forum, avec cette inscription : « Rome, reine du monde, au roi de l'éloquence. » Il est vraisemblable que Basile et son ami suivirent les cours de ces illustres professeurs. Parmi les connaissances dans lesquelles il se perfectionna, on cite la grammaire, qui comprenait alors l'étude de la langue grecque, des règles de la poésie, et même de l'histoire; la rhétorique, « une rhétorique toute de feu, » selon l'expression de Grégoire ; la philosophie, avec les spéculations élevées de la métaphysique et l'art plus terre à terre de la dialectique, dans lequel Basile devint tellement habile « qu'il eût été plus facile de sortir d'un labyrinthe que de se dégager de ses arguments. » De l'astronomie, de la géométrie, des mathématiques, il n'apprit que ce qu'il n'est pas permis à un homme instruit d'ignorer. Sa santé toujours chancelante le porta à faire aussi quelques études de médecine. Il acquit, ainsi que son ami Grégoire, une grande célébrité parmi les étudiants, et même parmi les professeurs. Leur célébrité dépassa les limites de la Grèce. Partout où l'on parlait des maîtres illustres dont ils suivaient les leçons, on associait leur nom à celui de ces maîtres. Tout le groupe d'étudiants qui s'était formé autour d'eux participait à cette renommée. Basile était leur chef reconnu. Son panégyriste le compare au char glorieux qui entraîne dans son sillage les coureurs qui le suivent. On comprend la douleur ressentie par Basile quand, ses études achevées, l'heure vint de rompre les liens doux et flatteurs qui l'attachaient à Athènes. La séparation fut émouvante. Ses condisciples, et quelques-uns de ses maîtres, l'entouraient, le pressant de rester. On l'embrassait, on le rappelait, on pleurait. C'était des paroles d'adieu, tristes et passionnées, et probablement aussi des discours, car cette jeunesse lettrée n'oubliait pas, au milieu de l'émotion la plus sincère, les règles de l'art oratoire. Grégoire, qui devait partir aussi, se laissa toucher; sur le conseil de Basile lui-même, il prolongea son séjour à Athènes. Mais, plus ferme, Basile résista à toutes les prières, et s'embarqua pour l'Asie, où les siens l'attendaient avec impatience.

CHAPITRE III
LE RETOUR D'ATHENES

Il ne devait pas retrouver intact le groupe familial qu'il avait connu si uni et si prospère. L'aïeule était morte; le père l'avait suivie dans la tombe. Emmelie restait veuve avec neuf enfants, et la charge d'un grand patrimoine, dont les biens étaient dispersés dans trois provinces. Heureusement, elle avait dans sa fille aînée, Macrine, une femme supérieure, d'un esprit plutôt viril. Celle-ci fut son auxiliaire le plus dévoué dans le double devoir qui s'imposait à son veuvage. Retirée avec Emmelie au domaine héréditaire d'Annesi, près de Néocésarée, elle l'aida à la fois dans l'administration de ses terres et dans la direction de sa famille. Macrine avait renoncé pour elle-même à toute idée de mariage. Elle s'était promis de porter toute sa vie le deuil d'un fiancé que son père lui avait choisi, alors qu'elle avait douze ans, et que la mort lui avait enlevé. Pour elle, la mort n'avait point rompu leurs mutuelles promesses, et elle se regardait toujours comme engagée à lui devant Dieu. Toutes ses affections terrestres étaient donc maintenant pour sa famille et pour les pauvres; mais elle appelait de ses vœux le moment où, libre enfin des devoirs qu'elle avait acceptés, il lui serait permis de chercher la solitude, pour y attendre, dans la prière et les bonnes œuvres, la réunion avec l'époux de son âme. Jusque-là, toute à son œuvre, cette admirable fille secondait la mère dans les soins d'une administration compliquée, correspondant avec les gouverneurs, les magistrats, les percepteur d'impôts, à une époque où la fiscalité la plus oppressive obligeait les propriétaires fonciers à se tenir contre elle en un perpétuel état de défense. Et de ces soins absorbants Macrine descendait, sans déchoir, aux plus humbles détails de ménage, prenant, pour soigner sa mère, la place des servantes, et lui apprêtant souvent la nourriture de ses propres mains.

Basile trouva ses quatre autres sœurs mariées : la sollicitude d'Emmelie et de Macrine avait procuré à chacune d'elles un établissement aussi avantageux qu'honorable. De ses frères, l'un, Pierre, était encore un enfant : Macrine, plus âgée de vingt ans, l'avait adopté, le prenant avec elle dès qu'il eut été sevré, et se faisant pour lui, selon le mot d'un témoin, « non seulement sœur, mais père, mère, gardien, instituteur. » Sous la direction de cette pieuse sœur, l'éducation de Pierre ne ressembla pas à ce qu'avait été celle du frère aîné. Macrine avait été elle-même élevée avec une extrême sévérité, Emmelie ne lui permettant pas de lire les poètes profanes, et ne la laissant étudier que la littérature sacrée : en fait de poésie, elle ne connut que le psautier, qui suffit à élever et à nourrir cette âme d'élite C'est un peu ainsi qu'elle-même dirigea Pierre, l'initiant dès l'enfance aux saintes lettres, ne lui souffrant pas un moment d'oisiveté, mais écartant de lui la tentation d'aller demander d'autres sciences à des professeurs du dehors. On sent, en lisant ces détails, que Basile le père n'était plus là : il eût donné sans doute une impulsion plus large à une éducation qui semble mieux faite pour une jeune fille que pour un homme destiné à la vie publique ou aux affaires. Pierre suivit avec docilité la voie tracée par une main qu'il aimait, et ne chercha de distraction extérieure que dans les travaux manuels, où bientôt il excella. Du reste, la suite de sa vie montra que cette éducation un peu timide n'avait nui ni au développement de son intelligence ni à la valeur pratique de son caractère : s'il écrivit peu, il agit beaucoup, et devint un vaillant serviteur de Dieu.

Basile trouva, a son retour, son troisième frère, Grégoire, encore engagé dans la vie du monde. Rien ne faisait présager, à ce moment, l'éminente sainteté du futur évêque de Nysse. Mis, par la mort de son père, en possession de sa part d'héritage, Grégoire, bien que préparé à tout par une éducation très soignée, ne se hâtait pas de choisir une carrière. Plus tard seulement, après avoir hésité un instant entre l'Eglise et la vie civile, il deviendra professeur de rhétorique, puis se tournera tout à fait vers l'Eglise. Mais, au moment où nous sommes, ses pensées étaient loin d'être fixées dans ce sens. Il semble même avoir ressenti alors quelque tiédeur religieuse, et vu avec ennui les pratiques de dévotion où se complaisait sa mère. Très différent était l'autre frère, Naucrate, le plus rapproché de Basile par l'âge et le préféré de Macrine. Beau, robuste, instruit, il possédait toutes les qualités intellectuelles de ses frères, avec la force corporelle et la santé en plus. A l'âge de vingt-deux ans, il avait, à Néocésarée, fait une conférence publique, et d'enthousiastes applaudissements avaient salué ce début plein de promesses. Mais un attrait plus fort que toute ambition humaine l'entraîna bientôt vers la solitude. Accompagné d'un seul serviteur, qui partageait ses sentiments, il se retira sur une colline couverte de bois épais et giboyeux, au pied d'une haute montagne, près de la rivière Iris. Dans ce lieu, séparé de la résidence d'Emmelie par trois jours de marche, et — remarque son biographe, avec une insistance qui en dit long sur les misères du temps, — « éloigné tant du bruit des villes que des vexations et du tumulte des soldats et des juges, » Naucrate établit un asile pour les vieillards. Rompu à tous les exercices du corps, il était excellent chasseur, pêcheur habile : aussi les nourrissait-il du gibier que ses flèches abattaient, et du poisson péché dans la rivière. C'est là que, un ou deux ans après le retour de Basile dans sa patrie, il mourut d'un accident de chasse.

Basile ne fit d'abord qu'une courte visite à sa famille. Ce n'était pas le Pont qui l'attirait alors, mais surtout la Cappadoce. Il désirait y suivre les leçons du philosophe Eustathe. Celui-ci se trouvait en Egypte au moment où Basile le cherchait en Cappadoce ; ni alors, ni plus tard, Basile ne parvint à le rejoindre. Mais les habitants de Césarée, fiers des lauriers universitaires dont était chargé leur jeune compatriote, s'efforcèrent de le retenir. Ils lui offrirent une chaire de rhétorique. C'était lui ouvrir sans retard la carrière paternelle. Basile accepta, aux applaudissements de tous. On le considérait, dit son panégyriste, « comme une sorte de second fondateur et de protecteur de la cité. » Si exagéré que soit ce langage, il permet au moins de juger du degré d'enthousiasme. Les leçons de Basile répondirent à l'attente de ses concitoyens. Il professa pendant assez longtemps la rhétorique à Césarée, avec le plus grand succès. Mais ce succès le fit désirer ailleurs. S'il était né dans la Cappadoce, le berceau ancien et la résidence actuelle de sa famille étaient dans le Pont. Les habitants de Néocésarée essayèrent de disputer à la métropole cappadocienne le brillant rhéteur. Ils lui envoyèrent une députation, composée des premiers de la cité. Basile déclina leurs offres. Lors d'une visite qu'il fit plus tard à sa famille, de nouvelles tentatives furent essayées. On se pressait autour de lui, on voulait le retenir de force. Ce passage éclatant de Basile dans l'enseignement public est ce que Grégoire de Nazianze appellera plus tard « se montrer en scène et se prêter pour un instant au théâtre du monde. » Quand Grégoire, à son tour, s'arracha d'Athènes, il fut obligé aussi de consacrer pendant quelque temps ses talents à ses concitoyens : il lui fallut soit plaider, soit enseigner dans la petite ville de Nazianze. Comme il le dit dans son curieux poème autobiographique, « il dansa un peu pour ses amis. » Mais, ajoute-t-il, c'est à contrecœur que lui et Basile s'étaient donnés ainsi en admiration au public. Pour Basile, cela n'est pas tout à fait juste. Des témoignages plus précis laissent entendre qu'il n'avait pas été insensible aux premières ivresses de la gloire. L'œil perspicace de Macrine discerna vite ce mouvement de l'amour-propre. Elle aperçut Basile « enflé de son éloquence et de son savoir; » elle le vit « méprisant tous ceux qui étaient élevés en dignité, se plaçant par son orgueil au-dessus des magistrats. » Lui montrer la vanité du monde et le néant de l'éloquence elle-même; lui prêcher l'humilité et la pauvreté; l'enflammer de ce désir de perfection dont elle se sentait chaque jour plus éprise : cela n'était pas au-dessus des forces de Macrine. Sa parole simple et droite allait toujours au but, sans se laisser arrêter par les objections ou les sophismes. Elle connaissait le passé de Basile et le juge ait capable d'une vie plus haute que celle du commun des hommes. Ce n'est pas qu'elle fût ennemie des devoirs ordinaires de la vie, elle qui avait été fiancée, et qui avait aidé à marier ses sœurs. Mais elle considérait Basile comme appelé à d'autres destinées, et jugeait que les séductions du monde l'écartaient de sa vraie vocation. Elle le lui dit hardiment, et il la crut.

CHAPITRE IV
LA RETRAITE

La conversion de Basile — si l'on peut appliquer ce mot au changement intérieur que produisirent en lui les remontrances de Macrine — se fit, dit son frère Grégoire, avec une « incroyable rapidité. » Lui-même l'a racontée dans une lettre. « Après avoir donné beaucoup de temps à la vanité, et avoir employé presque toute ma jeunesse pour acquérir par un long et vain travail les sciences de cette sagesse réprouvée de Dieu, je me réveillai enfin comme d'un profond sommeil ; j'aperçus la lumière admirable de la vertu de l'Évangile; je reconnus l'inutilité et le vide de la sagesse des princes de ce siècle qui passent et qui périssent ; je déplorai avec une extrême douleur la misérable vie que j'avais menée jusqu'alors. Dans cet état, je désirai un guide qui me conduisît et me fît entrer dans les principes de la piété. Mon plus grand soin fut de travailler à réformer un peu mes mœurs, qu'une longue habitude avec les méchants avait déréglées. Je lus donc l'Évangile, et je remarquai qu'il n'y a pas de moyen plus propre d'arriver à la perfection que de vendre son bien, d'en faire part à ceux de nos frères qui sont pauvres, de se dégager de tous les soins de cette vie, de telle sorte que l'âme ne se laisse troubler par aucune attache aux choses présentes. »

Selon toute vraisemblance, alors seulement fut baptisé Basile. Le baptême des enfants était en usage dès les premiers temps de l'Eglise; mais on voit, au IVe siècle, des familles chrétiennes le différer jusqu'à ce que leurs fils aient atteint l'âge d'homme. Quelques-uns, alors, entraînés par leurs passions, ou craignant de ne pouvoir concilier les commandements divins avec les exigences de la vie politique, le retardaient plus encore, attendaient parfois même jusqu'à la fin de la vie pour le solliciter: comme ce préfet de Rome, dont la piété est cependant louée dans son épitaphe, qui « à quarante-deux ans alla à Dieu, néophyte, » c'est-à-dire nouvellement baptisé, et sans doute au lit de mort. Mais souvent c'était à vingt-cinq ou trente ans, quand on avait plus ou moins victorieusement traversé les tentations de la première jeunesse, qu'on demandait le baptême Cela était de tradition dans beaucoup de familles, qui y voyaient une prudence louable et une marque de respect pour le sacrement. Saint Basile, saint Grégoire de Nysse, son frère, saint Grégoire de Nazianze, son ami, réfuteront avec une grande force ce scrupule, et feront ressortir le sophisme qui s'y cache. Ils mettront dans cette réfutation un accent d'autant plus personnel, que le préjugé avait fait longtemps loi dans leurs propres familles Grégoire de Nazianze faillit même en être victime. Il a raconté, avec un accent pathétique, ses angoisses alors que, voguant vers Athènes, il craignit, pendant une tempête, de mourir sans avoir été baptise. Dans le récit de sa vie commune avec Basile à l'université d'Athènes, il dit que tous deux, fréquentaient assidûment les églises ; mais il marque avec soin que c'était « pour y entendre les prédicateurs ; » ni pour l'un ni pour l'autre il ne parle de participation aux saints mystères. Ils n'étaient probablement encore que catéchumènes. C'est donc (on peut le dire avec une certitude presque absolue) seulement quand Basile eut revu sa ville natale, et quand, les premières fumées de la gloire étant dissipées, il eut renoncé tout à fait au monde pour se consacrer à Dieu, que l'évêque de Césarée, Dianée, fit couler sur lui l'eau baptismale.

On comprend la joie que causa à « la grande Macrine, » comme l'appelle un de ses frères, la détermination de Basile A ce moment, Macrine se trouvait affranchie des devoirs domestiques. Ses sœurs étaient établies, ses frères mis en possession du patrimoine paternel, le plus jeune complètement élevé. Elle était libre de suivre l'attrait qui la portait à l'état religieux. Usant de l'influence que tant de services rendus lui donnaient sur l'esprit de sa mère, elle avait décidé la pieuse Emmelie à embrasser avec elle la vie monastique. Le noyau du monastère était tout trouvé : les servantes de la maison qui se sentirent la vocation de mener avec leurs maîtresses, sous le joug de l'égalité évangélique, une vie de travail et de pauvreté. Le domaine d'Annesi, au bord de l'Iris, fut destiné à la pieuse colonie. Bientôt à ses premières habitantes se joignirent de pieuses femmes des meilleures familles du Pont et de la Cappadoce. On cite parmi elles une veuve, fille d'un sénateur, Vestiana. Pendant quelque temps, Pierre refusa de se séparer de sa mère et de sa sœur. Il demeura en leur compagnie dans la solitude, « où le chant des psaumes ne se taisait ni jour ni nuit. » Son esprit industrieux fournissait à ces pauvresses volontaires les moyens de vivre, et même de répandre autour d'elles, en temps de disette, les plus abondantes aumônes : il s'était fait l'économe de la maison.

Avant d'embrasser, de son côté, la vie ascétique, dont l'exemple et le conseil lui étaient si éloquemment donnés, Basile prit le temps d'en étudier les règles et d'en considérer de près les modèles. On remarquera avec un étonnement peut-être mêlé d'admiration qu'en ce temps, ou les moyens de locomotion étaient lents et souvent périlleux, les plus longs voyages paraissent ne pas coûter. Non seulement les étudiants n'hésitaient pas à franchir montagnes et mers pour aller écouter un professeur en renom; mais les évêques se visitaient ou s'assemblaient des provinces les plus éloignées, et même entre l'Orient et l'Occident les communications étaient fréquentes. Il semble qu'on allât plus souvent de Rome à Constantinople ou d'Alexandrie en Gaule, qu'on ne le fait de nos jours. Les hommes étaient-ils plus endurants, plus patients, d'une trempe plus ferme ? l'attrait du but à atteindre agissait-il plus fortement sur des âmes moins soumises à toutes les exigences du corps, et moins , amollies par la facilité de vivre ? S'il en est ainsi, l'excès de civilisation, loin d'être un progrès, serait une cause de décadence, et la science, en pliant la nature aux moindres désirs de l'homme, affaiblirait en lui la faculté de vouloir. Quoi qu'il en soit, nous voyons Basile, malgré une santé précaire, entreprendre dans tout l'Orient un pénible voyage, afin d'étudier sur place la vie monastique. Elle florissait alors en Egypte, depuis la Libye jusqu'à la Thébaïde. Elle était très répandue en Palestine. La Syrie, la Mésopotamie étaient pleines de couvents. C'est par centaines que se comptaient les monastères répandus dans les diverses provinces de l'Orient romain. Basile consacra une partie des années 257 et 258 à les visiter.

Il n'a laissé aucune description détaillée de son voyage. Il dit seulement, en termes généraux, que, « à Alexandrie, dans toute l'Egypte, en Palestine, en Célésyrie, en Mésopotamie, » il admira, chez les moines, « leur abstinence dans la nourriture, leur courage dans le travail, leur constance dans la prière nocturne, cette haute et indomptable disposition de l'âme qui leur faisait mépriser la faim, la soif, le froid, comme s'ils avaient été étrangers à leurs corps, véritables passants sur cette terre, et déjà citoyens du ciel. »
Il est un point sur lequel nous aurions aimé à recueillir son témoignage. Les pèlerinages en Terre Sainte avaient déjà une grande vogue. Depuis la reconnaissance des Saints Lieux accomplie par l'impératrice Hélène, sous Constantin, la piété conduisait vers eux de nombreux voyageurs, avides de retrouver les traces du Christ et les vestiges de l'histoire évangélique. Mais il semble que l'impression produite sur les pèlerins n'ait pas toujours été la même. Les uns, comme Paula, dont saint Jérôme a si éloquemment raconté le voyage, comme tout le groupe d'hommes et de femmes illustres attirés de Rome aux Lieux Saints dans les dernières années du IVe siècle, ou comme la pieuse Gallo-Romaine dont la relation a été récemment publiée, s'agenouillaient avec larmes à tous les sanctuaires consacrés par les grands souvenirs de la Bible et de l'Evangile. D'autres, comme saint Grégoire de Nysse, se plaignaient de la dissipation et des mauvaises mœurs qu'ils avaient rencontrées en route, et déclaraient que la vue même des lieux sanctifiés par la présence terrestre du Sauveur n'ajoutait rien à leur foi. Qu'il soit né de la Vierge, nous le savions avant d'avoir vu Bethléem; qu'il soit ressuscité des morts, nous le savions avant de voir le monument qui en témoigne ; qu'il soit monté aux cieux, nous le savions avant d'apercevoir la sainte montagne. Mais si votre âme est pleine de mauvaises pensées, en vain monterez-vous au Golgotha, en vain visiterez-vous le mont des Oliviers, en vain entrerez-vous dans la basilique de la Résurrection : vous serez aussi loin du Christ que ceux qui ne sont pas chrétiens. » Comme on eût aimé à connaître les sentiments éprouvés par Basile quand il visita aussi les contrées où Jésus avait vécu! S'était-il laissé scandaliser, comme le fut son frère, par « la licence des hôtelleries de ces pays d'Orient » et « l'indifférence pour le mal qui règne dans leurs villes ? » N'avait-il, au contraire, comme feront les nobles pèlerins occidentaux, voulu connaître de la Terre Sainte que les hautes pensées qu'elle inspire, avouant avec eux que Jérusalem, enrichie par les offrandes du monde entier, était aussi corrompue que toutes les grandes villes, mais jugeant aussi que « si l'on comprend mieux les historiens grecs quand on a vu Athènes, et le troisième livre de l'Enéide quand on est venu par Leucate et les monts Acrocérauniens de la Troade en Sicile, et de la Sicile à l'embouchure du Tibre, de même on entend mieux les saintes Ecritures quand on a vu le ciel de la Judée et le pays des prophètes, de Jésus-Christ et des Apôtres ? » Il ne nous a laissé, malheureusement, aucune confidence sur les impressions de son voyage en Palestine.

Sur un autre sujet, plus considérable encore, nous aurions été heureux d'avoir le témoignage de Basile. L'époque où il parcourut l'Orient est parmi les plus troublées du IVe siècle. Fort de la faveur impériale, l'arianisme commet toutes les violences. Quand il visita la Syrie, Basile trouva le siège d'Antioche occupé depuis de longues années par des ariens. A Jérusalem, l'éloquent évêque Cyrille, malgré une réserve qui paraît parfois excessive, était déposé par son métropolitain, l'arien Acace. Dans les églises et sur les places publiques d'Alexandrie, le sang chrétien avait coulé. Athanase contraint de nouveau de se cacher, un intrus installé à main armée sur son siège épiscopal, seize évêques bannis, trente forcés de fuir, les églises profanées, des prêtres, des vierges, de simples fidèles emprisonnés ou martyrises, leurs corps même laissés sans sépulture, comme au temps de Dèce ou de Dioclétien : tel est le spectacle qui frappa les regards du voyageur. Quand il s'enfonça clans les déserts, pour y visiter « ces divines retraites de la méditation qui sont en Egypte, » il dut les trouver émues de ces épouvantables scènes. C'est là, passant d'un monastère à l'autre, que, sauvé de la mort par des moines, et couvert de leur habit, se cachait Athanase. Sa cause y suscitait les dévouements les plus empressés et les plus ingénieux. Apprenait-on que ses ennemis étaient sur ses traces ? Une barque sur le Nil, une caravane furtive à travers les sables, emportait l'exilé vers un nouvel abri. Pendant ses haltes, retiré dans une hutte de fellah, dans quelque caverne naturelle ou quelque hypogée abandonné, il traçait à la hâte, sur un papyrus, ces apologies enflammées, ces traités dogmatiques, qui, colportés par des mains sûres, allaient faire trembler ses adversaires et raffermir les fidèles. Toutes les nouvelles arrivaient jusqu'à lui. Qu'il errât aux environs de sa ville d'Alexandrie, parmi les reclus de la Basse-Egypte, sur les montagnes de Nitrie, dans le « désert des Cellules, » ou vers la lointaine Scété; qu'il remontât d'étape en étape le long du Nil, là « où les derniers monastères se perdent dans la solitude, comme la source même du fleuve, » partout il était tenu au courant des événements : il n'était pas d'homme mieux averti, et plus prêt toujours à rentrer en scène, que cet éternel fugitif. Patriarche invisible, de ses changeantes retraites il gouvernait son troupeau. Basile n'eut pas l'occasion de le rencontrer. Mais il dut entendre parler de lui dans les monastères qu'il visitait, et peut-être commença-t-il dès lors à ressentir pour l'illustre champion du Verbe divin le respect presque filial dont sa correspondance garde de nombreuses traces. Malheureusement il ne nous a laissé aucun détail, ni sur les sentiments qu'il éprouva à la vue de l'Eglise dévastée d'Alexandrie, et de tant d'autres villes veuves de leurs pasteurs orthodoxes, ni sur les confidences que lui firent les moines demeurés, dans l'universel désarroi, les plus fermes soutiens en Orient de la foi catholique. Il dit seulement que, « dans ses longues pérégrinations par terre et par mer, » il évita de communiquer avec les fauteurs de l'arianisme, et, selon son expression, « reconnut pour pères et pour guides de son âme ceux-là seuls qui marchaient dans la voie traditionnelle de la vraie piété. »

Basile revint dans le Pont, avec la résolution bien arrêtée d'imiter la vie austère des moines. Il se hâta d'appeler auprès de lui Grégoire de Nazianze, qui était rentré lui-même en Cappadoce, et y avait enfin reçu le baptême longtemps désiré. Mais Grégoire s'excusa sur l'âge avancé de ses parents, qui désiraient le garder près d'eux. Il demanda à son tour à Basile de le rejoindre dans le district de Tiberina, où était situé son domaine d'Arianze. Basile, très sensible aux beautés ou aux laideurs de la nature, ne put s'habituer à ce pays boueux, peuplé, à l'en croire, d'ours et de loups, « le cloaque du monde, » comme il l'appelle d'un ton moitié sérieux moitié plaisant. II choisit sa résidence sur le bord de l'Iris, en face de la terre d'Annesi, où vivaient en religieuses Emmelie, Macrine et leurs compagnes. Le lieu était proche de Néocésarée, mais dépendait, au point de vue ecclésiastique, de la petite ville d'Ibore. Basile en fait, dans une lettre à son ami, un portrait charmant : non une de ces descriptions quelconques, comme on en trouve souvent chez les anciens, mais une image nette, détaillée, où les traits particuliers abondent, et où la nature paraît saisie sur le vif.

Une haute montagne, couverte de forêts épaisses, et vers l'ouest toute ruisselante d'eaux limpides, domine une petite plaine, où ces eaux entretiennent la fertilité. La plaine est elle-même entourée de bois d'essences variées, qui en font comme une île dans un océan de verdure : l'île de Calypso, chantée par Homère ! On y accède difficilement, car devant elle coule le fleuve, et la montagne lui forme, de deux côtés, comme une ceinture de précipices et de torrents. Un étroit défilé conduit à l'habitation, dominée elle-même par de hauts sommets, d'où la vue s'étend sur le fleuve bouillonnant entre les rochers. La brise, en passant sur l'eau, y prend une douce fraîcheur : des fleurs innombrables parfument le sol : l'épaisseur des bois est pleine de chants d'oiseaux. Ajoutons que le fleuve est très poissonneux. « Aucun lieu, dit Basile, ne m'a donné une telle paix : non seulement les bruits de la ville n'y pénètrent point, mais on se trouve même en dehors de la route des voyageurs : seuls, quelques chasseurs viennent animer notre solitude. »

Basile ne resta pas longtemps isolé dans ce lieu. Il avait trouvé dans le Pont quelques chrétiens qui s'essayaient à la vie ascétique. Il les rassembla autour de lui, et transforma peu à peu son ermitage en monastère. Bientôt, séduit par la description qu'il lui avait envoyée, et surtout attiré par l'amitié, Grégoire de Nazianze se sépara de sa famille pour venir l'y rejoindre. Il paraît avoir fait près de Basile un assez long séjour. Dans une lettre écrite à son ami après le retour en Cappadoce, il rappelle avec un souvenir ému la vie qu'ils ont menée ensemble : leurs prières continuelles, leurs psalmodies, leurs saintes veilles; la concorde de la petite communauté que Basile animait à la perfection par son exemple et ses conseils; l'étude qu'ils firent tous deux de l'Écriture sainte et de son commentateur Origène; jusqu'aux travaux manuels auxquels ils se livrèrent en vrais moines, portant du bois, cassant des pierres, bêchant, arrosant. Grégoire paraît même très fier d'un beau platane que ses mains ont planté. Mais il se peut que l'aspect extérieur des lieux qui ravissaient Basile l'ait moins enchanté que n'avait été son ami. Dans d'autres lettres d'un ton enjoué, il le raille de son enthousiasme, et peint, à son tour, de couleurs moins favorables les brouillards du fleuve, les rochers menaçant la tête des habitants, les sommets interceptant le soleil, le bruit insupportable du torrent, son eau trouble, son lit contenant plus de pierres que de poissons. Le jardin mérite à peine ce nom : sur sa pente rocailleuse les légumes poussent mal, malgré tout le fumier répandu. Enfin, dans la petite maison de Basile, au toit branlant, aux portes disjointes, a l'âtre trop souvent éteint, la chère était maigre, le pain dur à casser les dents, et sans les secours envoyés par Emmelie, « cette vraie nourricière des pauvres, » on y serait mort de faim. Grégoire avait gardé une douce rancune du dédain montré par Basile pour le district de Tiberina.

CHAPITRE V
LA VIE MONASTIQUE

Basile demeura cinq années dans la solitude.

Ce que Grégoire lui reprochait en jouant, et en cachant l'admiration sous la raillerie, était vrai : son austérité lui avait fait choisir l'existence la plus dure. Ce riche citoyen — car, après la division des biens paternels, chacun des enfants d'Emmelie s'était encore trouvé fort riche, et des causes inconnues avaient même donné aux biens de chacun une plus-value extraordinaire — s'était fait la vie d'un pauvre. Une seule tunique et un seul manteau composaient sa garde-robe; son lit était une planche ou un tapis posé à terre; du pain, du sel, quelques herbes suffisaient à ses repas; l'eau claire de la montagne apaisait sa soif. Grégoire de Nazianze a peint d'un mot expressif cet homme chaste, pauvre, amaigri par les jeûnes, pâli par les veilles, en disant qu'il était « sans femme, sans bien, qu'il n'avait presque plus de chair et presque plus de sang. »

Dans une longue lettre à son ami, Basile décrit la vie des solitaires d'Annesi. Nous devons l'analyser, car elle donne comme la première ébauche des règles détaillées qu'il tracera plus tard, en même temps qu'elle résume les instructions que dès lors il adressait aux compagnons de sa retraite.

Ces instructions s'occupaient en premier lieu du régime intérieur, du travail de l'âme. Que celle-ci s'applique à tout oublier du passé, affections, intérêts, opinions, plaisirs, habitudes, et à faire le vide en soi; qu'elle devienne comme une tablette de cire où l'on vient d'effacer les lettres anciennes, et qui est toute prête à recevoir une écriture nouvelle. La première condition pour arrivera cet état, c'est la séparation complète du monde. Il faut donc choisir, comme l'a fait Basile, un lieu où les étrangers ne pénètrent pas, et où rien n'interrompe les méditations solitaires ou les exercices religieux pris en commun.

Là, dès le point du jour, on se lève pour louer Dieu par la prière et le chant des hymnes; puis, quand le soleil est sur l'horizon, on se met au travail manuel, travail mêlé de prières et « assaisonné de cantiques. » La journée aura des heures d'études, consacrées à la lecture de l'Écriture sainte. Basile, qui les lut avec Grégoire, d'un esprit sinon critique, au moins attentif à l'explication et au commentaire, paraît se préoccuper seulement ici de l'intérêt pratique, du surcroît de vie morale que chacun devra retirer de la fréquentation du livre divin. La mémoire et l'imagination auront à jouer leur rôle, car il faudra garder le souvenir des saints personnages entrevus dans la Bible, et les contempler « comme des statues vivantes et des images animées. » Cette alternance de prière et d'étude rendra l'âme capable de s'élever à « la belle oraison, » celle qui imprime en elle la notion claire de Dieu, le sentiment habituel de sa présence, et en fait vraiment son temple.
La communauté que gouverne Basile n'est pas vouée au silence : mais les conversations elles-mêmes doivent être réglées. Ne point parler inutilement ; ne point poser de questions captieuses ; répondre sans pensée de dispute ; ne pas craindre de laisser voir son ignorance, d'apprendre de ceux qui savent, et de rapporter aux autres le mérite de ce qu'on a appris. Réfléchir avant de parler. Se montrer agréable à tous, doux dans les propos, sans facéties, charitable dans les conseils, sans âpreté dans les réprimandes, humble pour soi-même quand on est contraint de corriger ses frères. Gouverner jusqu'au son de la voix, qui ne doit être ni trop basse, de peur de n'être pas entendue, ni trop aiguë, de peur de devenir importune.

Rude aux autres comme à lui-même, Basile veut que ses religieux aient les yeux habituellement baissés, la chevelure négligée, le vêtement sordide, l'aspect humilié et triste des pénitents. La tunique sera serrée au corps par une ceinture, et devra être la même en hiver comme en été, assez épaisse pour ne pas en exiger une seconde dans les grands froids. On portera des souliers grossiers, mais solides. La nourriture se composera de pain et de légumes : on ne boira que de l'eau; sur vingt-quatre heures, une seule sera donnée aux repas, qui commenceront et se termineront par la prière. Comme la nourriture, le sommeil sera léger : on se lèvera tôt : « ce qu'est le point du jour pour les autres, minuit l'est pour les serviteurs de Dieu. »

Telles sont les idées jetées par Basile, à l'adresse de son ami, dans les premiers temps de sa retraite. Durant son long séjour dans le Pont, il ne cessera de les mûrir et de les fixer. La méditation, la prière, la lecture, la nécessité de répondre aux interrogations de ses religieux, lui dictèrent alors plusieurs écrits ascétiques : les plus importants (ceux-ci d'une authenticité certaine) sont les deux traités qui le font considérer comme le législateur de la vie monastique en Asie. Mettant à profit sa propre expérience et celle de ses devanciers, il composa d'abord un recueil de cinquante-cinq règles, ou plutôt un résumé de cinquante-cinq entretiens, formant, sur les questions les plus importantes de la vie religieuse, non pas classées suivant un ordre méthodique, mais à mesure sans doute qu'elles se présentèrent à son esprit ou à celui de ses interlocuteurs, une série de « lectures spirituelles, » comme nous dirions aujourd'hui. Ainsi que le rappelle le prologue, ce travail est du temps où Basile résidait « dans un endroit silencieux, entièrement à l'écart des bruits du dehors, » c'est-à-dire dans sa retraite au bord de l'Iris. L'autre recueil, comprenant trois cent treize règles, chacune moins développée, paraît appartenir à une époque différente de sa vie, et avoir été, sinon composé, au moins retouché ou mis en ordre à Césarée; du reste, les mêmes pensées se rencontrent dans l'un et l'autre opuscule, et la plupart étaient en germe dans la lettre de Basile à Grégoire.

Une des questions examinées porte sur la forme qui, au moins dans les pays civilisés et dans les temps paisibles, convient le mieux à la Vie monastique.

Durant ses voyages à travers l'Orient, Basile avait vu, tour à tour ou simultanément, les deux aspects de cette vie. Dans les sables brûlants de l'Egypte comme sur les montagnes au climat parfois très âpre de l'Asie Mineure, il s'était entretenu avec des solitaires habitant des cavernes ou des cellules isolées, à l'exemple des premiers Pères du désert. Ailleurs, il avait visité des couvents peuplés de moines, qui vivaient sous un supérieur, dans le travail et la prière. Entre les anachorètes et les cénobites, son choix s'était promptement fait. Les uns et les autres avaient donné déjà de grands saints à l'Église ; mais dans la vie des premiers il devinait des écueils qu'il n'apercevait pas dans celle des seconds, préservés par l'obéissance et la discipline de ce péril d'illusion ou d'orgueil, auquel les plus faibles parmi les solitaires étaient exposés. Cependant la constitution de certains monastères d'Egypte ne le satisfaisait encore qu'à demi. Dans une réunion de plusieurs centaines d'hommes, comme en contenaient quelques-unes de ces maisons, où tous les métiers étaient représentés, et qui réunissaient quelquefois jusqu'à quarante groupes d'ouvriers différents, il trouvait trop de mouvement, trop d'affaires, trop de bruit. Aussi se préoccupait-il, nous dit saint Grégoire, de créer une forme mixte entre les grandes colonies monastiques et les cellules isolées des anachorètes, afin d'unir la vie contemplative de ceux-ci à la vie laborieuse et active de celles-là.

Cette forme consistait en couvents de dimensions médiocres, de population peu nombreuse, où les supérieurs pouvaient être en rapports suivis avec chaque frère, et où les nécessités de la vie matérielle n'obligeaient pas à transformer le travail, également salutaire au corps et à l'âme, en entreprises industrielles ou commerciales, dommageables à la vie spirituelle. On avait vu saint Pacôme, à Tabenne, obligé de réprimander le procureur d'une de ses maisons, parce que, dans un achat de blé et dans une vente de chaussures, ce religieux avait fait une trop bonne affaire. Il n'en sera pas ainsi dans les monastères réglés par saint Basile. Les difficultés apportées à l'admission des moines, les épreuves imposées à leur vocation, empêchent ceux-ci d'y être trop nombreux. Aussi le supérieur connaît-il tous ses subordonnés. Il a le devoir de les corriger individuellement, comme chacun d'eux a celui de lui ouvrir sa conscience. Le travail manuel est obligatoire ; mais il est coupé de tant de prières, qu'il ne pourra faire perdre aux religieux l'esprit intérieur. Outre celles du matin (laudes) et de minuit (nocturne), cinq fois au moins dans la journée, à tierce, à sexte, à midi, à none, au crépuscule (vêpres), les moines interrompent toute tâche matérielle et se réunissent pour louer Dieu en commun. Chacun a dû choisir ou accepter un métier; mais ces métiers sont peu nombreux, et Basile recommande ceux-là seulement « qui ne troublent pas la paix de la vie religieuse, et n'obligent ni à beaucoup de démarches pour l'achat des matières premières, ni à un commerce actif pour vendre leurs produits. » Il faut autant que possible que ces produits soient consommés sur place, afin d'éviter aux préposés du couvent des voyages qui dissiperaient leur piété dans les occasions exceptionnelles où ils y seront contraints, ils auront soin de suivre en route toutes les pratiques prescrites par la règle, de loger tous ensemble, et de préférence chez de pieux chrétiens, d'éviter les foires, même celles qui se tiennent autour du tombeau d'un martyr.

Les raisons que donne Basile pour préférer le monastère ainsi réglé à l'ermitage sont très belles. « La vie solitaire, dit-il, n'a qu'un but, sa propre utilité. » Mais la charité n'y a point l'occasion de s'exercer. « Nous ne pouvons, si nous vivons à l'écart des autres hommes, nous réjouir avec les heureux, ni pleurer avec ceux qui souffrent. » L'exercice d'un grand nombre de vertus se trouve ainsi paralysé. « Nôtre-Seigneur a lavé les pieds de ses apôtres : vous qui êtes seul, qui laverez-vous ? à qui rendrez-vous service ? aux yeux de qui serez-vous volontairement le dernier ?.... Car comment s'exercerait-il à l'humilité, celui qui n'a personne devant qui s'humilier ? à qui fera-t-il miséricorde, celui qui n'a point de prochain ? comment apprendra-t-il la patience, celui aux volontés de qui personne ne s'oppose ? » Rappelant, avec le psalmiste, qu'il est bon, doux et salutaire à des frères d'habiter ensemble, il conclut que servir Dieu en commun est le plus conforme à l'esprit de l'Ancien comme du Nouveau Testament.

Des questions délicates se présentaient à l'esprit de Basile : il les résout avec autant de fermeté que de prudence.

Quelquefois des hommes mariés frappent à la porte des monastères, demandant à y être reçus. Il faut s'informer avant tout si la volonté des deux époux a été de se séparer; car si l'un d'eux seulement se sent attiré vers une vie plus parfaite, et si l'autre désire rester dans son premier état, il n'y a point à tenir compte de la demande, mais à rappeler à celui qui l'a faite que, selon le mot de l'Apôtre, il n'était plus libre de disposer de lui-même. Au cas même où sa réponse aura été favorable, on ne devra le recevoir qu'en présence de plusieurs témoins.

Plus difficile est la situation du supérieur, quand c'est un esclave qui se réfugie au couvent. Tant que l'esclavage n'aura pas été aboli, le pouvoir du maître devra être respecté. Mais l'Eglise a la mission de s'interposer entre lui et son serviteur, afin d'adoucir, en quelque sorte, le choc mutuel, et de poser, quand il le faut, des limites à ce pouvoir. Saint Basile déclare que les esclaves qui se sont enfuis près des moines pour esquiver quelque châtiment devront être exhortés à devenir meilleurs, mais que le supérieur, à l'imitation de saint Paul intervenant près de Philémon en faveur d'Onésime, a le devoir, en rendant le fugitif à son maître, d'engager celui-ci au pardon. Cependant il se peut que l'esclave ait pris la fuite pour se soustraire à des ordres contraires à la loi de Dieu. On sait combien, dans ce monde romain où le paganisme n'était pas encore vaincu, où dans beaucoup de familles se perpétuaient son culte et plus encore ses mœurs, la conscience et la moralité de l'esclave couraient de périls. Dans ce cas, Basile fait fléchir les droits du maître devant l'autorité plus haute de la loi divine Si cela est possible, le supérieur préparera l'esclave à tout souffrir plutôt que de faire le mal, et lui enseignera à obéir a Dieu plutôt qu'aux hommes; mais il y a des circonstances exceptionnelles ou ceux qui auront accueilli l'esclave devront « être prêts à souffrir eux-mêmes, dans la mesure que Dieu voudra, toutes les épreuves qui leur arriveront a son sujet, » c'est-à-dire auront le devoir de le protéger, de le garder, de le refuser à son maître, au risque d'accepter le conflit avec le droit civil.

Il était naturel que les monastères devinssent aussi des foyers d'éducation chrétienne. On ne trouve rien, dans le monde romain, ressemblant à ce qu'est chez nous l'« internat : » toutes les écoles, officielles ou privées, étaient « externes, » les étudiants logeant dans leurs familles ou en ville. Dans une société encore pleine de la corruption du paganisme, et ou l'enseignement public en restait largement imprégné, beaucoup de parents éprouvèrent le désir de faire profiter leurs enfants des établissements pieux que la vie monastique créait en si grand nombre, et ou tant d'hommes instruits, souvent anciens professeurs eux-mêmes, avaient cherché asile. Les ressources nécessaires a l'étude, maîtres, livres, s'y trouvaient rassemblées, avec, en plus, la discipline et le recueillement. Pour les employer à cette œuvre, il suffisait du consentement des moines. Nombreux furent les parents qui conduisirent leurs fils dans les monastères, demandant qu'on les admît à y demeurer et à y faire leurs études, souvent aussi manifestant l'espoir qu'ils s'y consacreraient ensuite au service de Dieu. Basile est loin de refuser ce délicat et précieux dépôt. « Le Seigneur a dit : Laissez venir à moi les petits enfants; et l'Apôtre a loue ceux qui, dès le premier âge, s'instruisent dans les saintes Lettres. » Mais de grandes précautions doivent être prises.

Il faut d'abord que la libre volonté des parents soit publiquement constatée : c'est en présence de plusieurs témoins que l'enfant franchira le seuil du monastère. Là, il ne sera point placé parmi les religieux. On le conduira a une habitation séparée de la leur, et réservée à ceux de son âge Basile semble prévoir le cas où des jeunes filles seraient aussi présentées, car il dit que les enfants des deux sexes ne devront pas être logés ensemble. Il n'y aura de commun entre les élèves et les religieux que la participation aux exercices de piété Mais ni pour la durée du sommeil, ni pour les recréations, ni pour la nourriture, les enfants ne seront astreints à la règle monastique Ils auront des professeurs spéciaux. L'éducation qu'on leur donnera sera avant tout chrétienne. On se servira autant que possible, dans les leçons, d'expressions tirées de l'Ecriture sainte; on leur en racontera les histoires, au heu des fables mythologiques ; on exercera leur mémoire à retenir les proverbes et les sentences des auteurs sacrés « L'éducation devra être douce, agréable, reposante pour l'esprit, le menant sans contrainte et sans fatigue vers le but. » Aussi les punitions seront-elles modérées : on réprimandera discrètement ceux qui auront manqué seulement à leurs devoirs d'écoliers, réservant les reproches sévères aux actions vicieuses. Même dans ce cas, les châtiments resteront doux : si l'un s'est mis en colère, on l'obligera à demander pardon à celui qu'il a offensé; s'il a été gourmand, bavard, injurieux, menteur, on le condamnera au silence ou on le mettra « au pain sec. » Saint Basile ajoute que les enfants en qui l'on découvrirait quelque aptitude particulière à tel ou tel art pourraient suivre les leçons de professeurs du dehors, à la condition seulement de revenir manger et coucher au couvent.

Tel est ce programme d'éducation vraiment libéral : ce qui suit ne l'est pas moins. Les élèves du monastère ne pourront être admis à embrasser la vie religieuse, « à faire profession de virginité, » que lorsque l'âme, « cette cire molle, où se marquent d'elles-mêmes toutes les premières impressions, » se sera tout à fait affermie, solidifiée par la raison, par le discernement, par l'habitude du bien. Un pas aussi décisif devra être « l'acte d'une raison consommée et parfaite. » Il sera précédé d'un mûr examen, de méditations personnelles poursuivies pendant une longue retraite. Les pasteurs de l'Eglise seront ensuite pris pour juges, et c'est leur avis qui décidera si l'engagement religieux doit être reçu. Quant à l'élève qui ne se sera pas senti cette vocation, on le rendra à la vie séculière, en présence de plusieurs témoins.

Dans une de ses règles, saint Basile semble imposer aux moines de se dépouiller de leurs biens en embrassant la vie religieuse. Ils ne pourront, dit-il, avoir l'esprit libre des affections et des inquiétudes de la terre, s'ils gardent la richesse avec les soucis qu'elle entraîne. Ce sont les épines de la parabole qui étouffent le verbe divin. Mais le devoir du religieux, en renonçant à ses biens, n'est pas de s'en débarrasser au hasard. Il ne doit pas les laisser aux siens, car ce ne serait pas vraiment se dépouiller. Il ne doit pas en confier la distribution au premier venu. Il doit les considérer comme désormais consacrés au service de Dieu, et, dans cette pensée, les employer en bonnes œuvres, soit par ses propres mains, s'il s'en juge capable, soit par des mandataires choisis avec soin et sérieusement éprouvés. Le commandement, sans doute, nous paraît dur; mais il fallait réagir contre l'égoïsme antique; et Basile, d'ailleurs, ne demandait rien dont il n'eût montré l'exemple. On se rappelle qu'en abandonnant la vie du monde pour se donner tout à Dieu, sa première pensée avait été de vendre ses biens, afin d'en faire don aux pauvres. Il l'avait accomplie peu h peu, avec cette prudence qu'il recommande, ne distribuant pas au hasard, mais à coup sûr, le patrimoine dont il se dépouillait. Son frère Grégoire de Nysse le montre distribuant ses biens par degrés, aux diverses époques de sa vie : en donnant une partie aux pauvres avant de devenir prêtre — c'est-à-dire durant la période de sa retraite dans le Pont, — une partie pendant sa prêtrise, une partie pendant son épiscopat, jusqu'à ce qu'il fût arrivé à ne plus rien posséder du tout, et à suivre nu la croix nue de son Sauveur.

CHAPITRE VI
LE SACERDOCE

Saint Basile avait été baptisé par l'évêque de Césarée, Dianée. Soit tout de suite, soit peu de temps après, celui-ci l'avait élevé au grade de lecteur. Basile lui garda toujours une grande reconnaissance, et comme un sentiment filial. Dianée est un curieux type d'évêque du IVe siècle. Ce n'est ni le ferme champion de l'orthodoxie, décidé à tout souffrir plutôt que d'abandonner la défense de la vérité, ni l'arien sectaire, poursuivant par des voies hardies ou tortueuses la destruction des doctrines traditionnelles, ni l'ambitieux sans foi, visant uniquement à supplanter sur leurs sièges les prélats orthodoxes, ni le semi-arien, cherchent par amour de la paix la conciliation doctrinale, ni l'évêque de cour, attendant tout des bonnes grâces de l'empereur, et variant de croyances avec lui. C'est un bon homme, d'aspect vénérable et majestueux, ayant « le grand air sacerdotal. » Ses mœurs sont douces, son accueil bienveillant, son âme exempte de fiel, sa conversation à la fois enjouée et sérieuse. Mais, toutes les fois qu'il y a un acte de faiblesse à commettre, il le commet. Occupant un des premiers sièges de l'Orient, jamais il ne mit son autorité au service de sa foi. Dans tous les conciles où les ariens se trouvèrent en majorité, il vota avec les ariens, adhéra aux symboles qu'ils lui présentèrent, condamna avec eux saint Athanase, signa avec eux des lettres injurieuses au pape. Après que, par une dernière faiblesse, il eut souscrit, en 360, le formulaire dit de Rimini, en réalité rédigé à Constantinople, qui détruisait toute l'œuvre du concile œcuménique de Nicée, saint Basile comprit que le temps des ménagements était passé. Malgré son affection pour Dianée, il rompit publiquement toute communion avec celui-ci. Mais, joint aux pieux compagnons de sa retraite, il ne cessa de pleurer sur l'âme du vieil évêque, dont il se considérait, malgré tout, comme le fils spirituel. Aussi quand, deux ans plus tard, Dianée, se sentant près de sa fin, l'envoya chercher, Basile accourut. « Dieu m'est témoin, lui dit le malade, que si j'ai donné mon adhésion au s) symbole qui m'était apporté de Constantinople, je l'ai fait dans la simplicité de mon cœur. Je n'avais nul dessein de renier la foi proclamée par les Pères de Nicée, et je ne voulais pas m'écarter de leurs traditions. Je ne demande qu'une chose, c'est de n'être point séparé des trois cent dix-huit évêques qui ont annoncé au monde cette sainte doctrine. » Soulageant ainsi sa conscience, le pauvre Dianée calma en même temps la peine de Basile. Les larmes que celui-ci avait versées en le revoyant cessèrent de couler; il se pencha sur le lit du mourant, et lui déclara avec joie rentrer dans sa communion. Telle était la situation que Basile tenait déjà de sa sainteté et de sa science : il n'avait encore reçu qu'un des ordres mineurs de l'Église, et c'est son évêque qui ne voulait pas mourir sans être en communion avec lui.

Basile était à Césarée lors de l'élection du successeur de Dianée. En règle générale, le nouvel élu était choisi par les évêques de la province (au nombre de trois au moins, dit le concile de Nicée), avec l'approbation du métropolitain et le témoignage favorable du peuple. Mais le peuple quelquefois manifestait trop bruyamment son opinion. En ce temps où la liberté politique n'existait plus, où même la vie municipale, si ardente naguère, était à peu près éteinte, les questions religieuses, de doctrines ou de personnes, avaient gardé presque seules le don de passionner les esprits. Elles tenaient lieu de vie publique, plus nobles, même quand elles amenaient des excès ou des violences, que les jeux et les spectacles par lesquels les gens au pouvoir essayaient de tromper l'ennui des foules. L'église, en certains jours, remplaçait le forum. L'élection de l'évêque remuait autant de passions qu'autrefois celle des magistrats. Il en fut ainsi à Césarée, en 362. L'importance du siège métropolitain de la Cappadoce mettait en éveil bien des ambitions. Mais de plus, les habitants de Césarée, très attachés à l'orthodoxie, et ayant vu avec peine les faiblesses de l'évêque défunt, comprenaient l'importance, dans les circonstances présentes, du choix qui allait être fait. Aussi s'échauffèrent-ils vite. En présence de quelques évêques de la province, qui étaient déjà arrivés, entre autres le vieil évêque de Nazianze, Grégoire, père de l'ami de Basile, le peuple manifestait avec bruit ses divisions, ceux-ci acclamant tel candidat, ceux-là tel autre. On se serait peut-être battu dans l'église, si, comme il arrive quelquefois, un courant ne s'était formé dans la foule, la portant tout entière vers un seul nom, le plus inattendu, qui rallia en un instant les esprits.

Il y avait à Césarée un laïque estimé de tous pour la gravité de sa vie et la pureté de ses mœurs. Il s'appelait Eusèbe. Riche, ayant exercé les premières charges municipales, il était demeuré populaire. « Eusèbe! » cria quelqu'un, et mille voix répétèrent : « Eusèbe! » On le saisit, on l'entraîna malgré lui : les soldats se mêlèrent à la foule : malgré sa résistance, Eusèbe fut porté devant les évêques, afin qu'ils le choisissent par une élection régulière. Il y avait une difficulté : Eusèbe, suivant la mauvaise coutume du temps, n'était pas encore baptisé. N'importe : la foule le voulait pour évêque. Le cas n'est pas unique, et même, au témoignage de saint Grégoire de Nazianze, il était alors fréquent. C'est ainsi qu'en 381, le peuple de Constantinople fera monter sur le siège de cette ville le prêteur Nectaire, et, pour citer un exemple encore plus illustre, c'est ainsi qu'en 374, population orthodoxe de Milan contraindra le consulaire de la Ligurie et de l'Emilie, Ambroise, à recevoir la consécration épiscopale : ni l'un ni l'autre n'étaient baptisés. Les évêques réunis à Césarée durent céder à la force, et, devant la passion populaire, baptiser, élire, consacrer Eusèbe.

Mais, dès qu'ils se sentirent délivrés, ils protestèrent contre la violence qui leur avait été faite. Cette violence se trouvait être, sans doute, d'une espèce particulière : le peuple s'agitait, poussait des cris, mais dans son agitation il y avait « une piété sincère, un ardent désir du bien. » Les évêques, cependant, avaient été contraints: ils pouvaient dire que leur consentement n'était pas libre. C'est ce qu'ils firent, déclarant l'élection nulle, comme accomplie et malgré eux, et malgré l'élu lui-même. L'élu, plus résigné, avait cessé de protester : dans la manifestation des évêques peut-être y eut-il quelque mouvement de dépit ou d'envie; c'est du moins ce que laisse entendre saint Grégoire de Nazianze, disant finement : « Je ne sais si leurs protestations étaient inspirées par le Saint-Esprit. » Heureusement il y avait parmi eux un homme de vertu antique, et aussi de grande prudence, habitué à marcher droit devant lui, sans se laisser détourner par aucune considération personnelle de ce qu'il estimait être le devoir. C'était le vieil évêque de Nazianze. Il lit comprendre à ses collègues que, dans les circonstances critiques où était l'Église, tout pas en arrière créerait un péril. Maintenant que la violence avait cessé, la conscience et la raison commandaient de l'oublier et d'imiter l'élu lui-même, en acceptant le fait accompli. Ce sage conseil prévalut.

A ce moment, en effet, les catholiques étaient tenus à plus de prudence et d'union que jamais. Ce n'était plus seulement l'hérésie arienne, ce paganisme déguisé, qui menaçait leur foi : l'idolâtrie relevait ouvertement la tête. A un empereur arien avait succédé un empereur païen. Le jeune prince que Basile rencontra jadis à l'université d'Athènes, et dont Grégoire avait dès lors prévu l'apostasie, était depuis un an sur le trône. Julien remplaçait Constance. La réaction païenne se faisait partout. Une guerre sourde, parfois violente, était déclarée à l'Eglise. Les soldats qui ne voulaient pas sacrifier perdaient leurs grades. Un édit ordonnait d'ouvrir tous les temples. Un autre édit interdisait l'enseignement aux professeurs chrétiens : malgré l'offre d'une tolérance exceptionnelle, Probaeresius, l'ancien maître de Basile, de Grégoire et de Julien, descendait avec éclat de sa chaire d'Athènes. Dans plusieurs villes, des prêtres, des vierges, des fidèles, tombaient victimes d'une populace fanatique. A Césarée, de tels excès n'étaient pas à craindre, puisque la ville était presque entièrement chrétienne; mais, à cause de cela même, elle avait tout à redouter de l'empereur et de ses agents. Julien n'aimait pas la Cappadoce, où ses efforts pour rétablir le culte des dieux n'avaient pas eu de succès. Il gardait rancune aux citoyens de Césarée de la destruction de deux temples sous Constance. Il était surtout furieux de l'audace avec laquelle ils avaient salué son avènement par la démolition d'un troisième temple. « On ne trouverait pas, s'écriait-il, un seul Grec parmi tous ces Cappadociens ! » Sa colère fut portée au comble par l'élection épiscopale d'Eusèbe, qui privait d'un de ses plus riches membres la curie, responsable des impôts. Aussi le préfet de la Cappadoce, tremblant pour lui-même non moins que pour ses administrés, essayait-il d'apaiser le prince en poursuivant la déposition d'Eusèbe. Il y était d'autant plus excité, qu'il s'était trouvé naguère en dissentiment avec celui-ci au sujet des affaires de la ville ou de la province. On le vit donc harceler de lettres les évêques consécrateurs, dont il avait connu les hésitations premières, afin de les décider à déposer une plainte contre l'élection. Nous avons la réponse de l'un d'eux, le vieil évêque de Nazianze. C'est un modèle de sobriété littéraire (chose rare à cette époque) et de fierté chrétienne. « Très illustre seigneur, écrit-il, nous ne reconnaissons pour roi et pour juge de ce que nous faisons que Celui qu'on persécute aujourd'hui. C'est lui qui examinera l'élection que nous avons faite dans toutes les règles, et d'une manière qui lui est très agréable. Si vous voulez user de violence, il vous est facile de le faire en toute autre chose : mais personne ne nous ôtera le pouvoir de soutenir que nous avons agi dans la plénitude de notre droit. A moins que vous ne prétendiez aussi nous prescrire des lois en une matière qui ne regarde que nous et notre religion, et dont il ne vous est pas permis de vous mêler ! » Le préfet, qui au fond n'était ni un méchant homme ni un sot, fit mine de se fâcher, mais admira. Cette lettre empêcha les choses d'aller plus loin, releva le courage des évêques, et peut-être — écrit le second Grégoire — les sauva de la honte. Il ajoute qu'elle préserva aussi la ville de toute représailles : en quoi il se trompe. Julien laissa dormir l'affaire d'Eusèbe : un prince qui faisait ouvertement profession de paganisme eût été mal venu à casser une élection épiscopale. Mais il frappa Césarée d'une énorme amende, confisqua tout le patrimoine de ses églises, enrôla de force son clergé parmi les troupes de police, ôta à la ville les privilèges et jusqu'au nom de cité. Les auteurs présumés de la destruction du temple furent les uns mis à mort, les autres punis de l'exil. On connaît parmi les premiers Eupsyque et Damas. Saint Basile ne nous a laissé aucun détail sur leur procès et leur supplice. Ils durent exciter dans la ville une émotion considérable. Eupsyque, en particulier, avait bien des titres à la commisération publique. C'était un jeune noble de Cappadoce. Il venait de se marier, a il était presque fiancé encore, » quand il fut traduit devant le juge, et condamné. Basile considéra Eupsyque, Damas et leurs compagnons comme des martyrs : il parle souvent dans ses lettres de la fête annuelle célébrée par ses soins au jour anniversaire de leur mort.

Une des choses qui contribuèrent peut-être à irriter Julien fut l'empressement avec lequel Eusèbe attacha Basile à son clergé. Comprenant l'utilité d'un pareil auxiliaire, le nouvel évêque se hâta de l'ordonner prêtre : il semble même avoir usé de son autorité pour le contraindre à recevoir le sacerdoce. Julien, nous dit Grégoire de Nazianze, honorait de la même haine ses deux anciens condisciples. Le persécuteur n'ignorait pas l'énergie avec laquelle les deux amis combattaient ses desseins : peut-être savait-il de quel ton dédaigneux Basile parlait de lui, le comparant à l'aconit ou à la ciguë, qui empoisonnent un instant la terre, mais sèchent vite. Il put voir dans le choix si rapide fait par Eusèbe un nouveau défi. Malheureusement la concorde entre l'évêque et son illustre collaborateur fut de courte durée. Basile était très populaire en Cappadoce. Il avait fait à Césarée une partie de ses études, y avait ensuite été brillant professeur, et y comptait de nombreux amis. Les moines de la ville et des environs le considéraient comme leur père. Son éloquence, son érudition, sa connaissance tout à la fois des auteurs profanes et des Ecritures sacrées, dépassaient l'éloquence et l'érudition d'Eusèbe. Celui-ci, habitué à être le premier dans la vie civile, souffrit de se sentir éclipsé, dans son Église même, par un de ses prêtres. Il voyait la faveur populaire, dont il avait joui autrefois, se détourner maintenant vers Basile. Si ferme, si vraiment évêque, nous dit saint Grégoire, durant la persécution, il ne sut pas résister à un mouvement de jalousie. Il eut le tort de le laisser voir. On se refroidit alors tout à fait pour lui. Les marques d'estime prodiguées en ce moment à Basile par des prélats occidentaux, confesseurs de la foi, qui traversaient Césarée pour rentrer dans leur pays, achevèrent d'exciter les esprits. Basile craignit que ses partisans, mus par un zèle excessif, ne fissent schisme avec Eusèbe. Déjà les rigoristes attaquaient tout bas l'élection de celui-ci, rappelant les violences qui l'avaient accompagnée. Par une décision rapide, Basile coupa court au péril en quittant brusquement la Cappadoce. Avec son ami Grégoire, qui durant toute cette crise l'avait assisté de ses conseils, il regagna la solitude d'Annesi.

Aucun devoir ne s'opposait à sa retraite. Julien venait de périr, dans une folle expédition contre les Perses. Pendant son règne, toutes les dissidences religieuses avaient paru s'apaiser. Le péril commun réunissait alors les âmes. On ne voyait plus que deux causes en présence, celle du christianisme et celle de l'idolâtrie renaissante. Le nouvel empereur, Jovien, en rétablissant la liberté religieuse, put, sans user de violence, mettre fin à la réaction païenne. Tout semblait donc en paix, au dedans comme au dehors de l'Église. Avec quelle douceur Basile, échappant aux troubles passagers qui l'avaient atteint à Césarée, dut-il, dans sa solitude, jouir de cette paix ! Rien, ni dans ses écrits, ni dans sa correspondance, ne fait à ce moment allusion aux événements extérieurs qui venaient de s'accomplir. On sait avec quel accent de triomphe Grégoire de Nazianze célébra la chute du persécuteur, en deux discours de l'éloquence la plus âpre. Il semble que ces sentiments — dont l'expression, à distance, nous paraît parfois excessive — aient éveillé peu d'écho dans l'âme de Basile, toute à la contemplation des choses divines. Il aurait volontiers passé le reste de sa vie dans la solitude, occupé seulement à diriger ses moines, à encourager de ses conseils les habitants des nombreux monastères qui maintenant couvraient le Pont, et à jouir des progrès de la vie chrétienne dans cette province devenue, au dire des contemporains, l'une des meilleures de l'Empire et des plus attachées à la foi orthodoxe.

Mais l'intervention de Grégoire, en 365, l'arracha à sa retraite. L'évèque de Césarée n'avait cessé de correspondre avec celui-ci, rentré à Nazianze près de son père peu de temps après avoir conduit Basile dans le Pont. Grégoire, sentant l'injure faite à son ami, répondait avec froideur aux avances d'Eusèbe. L'heure vint, cependant, où il considéra comme un devoir de se rapprocher de lui. La paix de l'Église venait d'être de nouveau troublée. Jovien avait régné quelques mois à peine. Après lui, l'arianisme relevait la tête. Contenu en Occident par l'esprit sincèrement libéral de Valentinien, il avait trouvé en Orient dans Valens un protecteur plus dangereux encore que Constance. On apprenait précisément que « l'orage allait éclater sur Césarée, et le nuage chargé de grêle fondre sur son Église. » Valens se dirigeait vers cette ville, accompagné des évêques ariens qui suivaient sa cour. Ceux-ci n'ignoraient pas les divisions du troupeau, le peu d'influence du pasteur, depuis le départ de Basile. La masse de la population, bien que remplie de zèle pour l'orthodoxie, se laisserait facilement entamer, n'ayant à sa tète personne qui fût capable de la mener au combat. Grégoire se hâta d'écrire à Eusèbe. Il connaissait la bonne volonté du prélat, qui pouvait céder, en temps de paix, aux mouvements mesquins de l'amour-propre, mais saurait s'élever au-dessus d'eux en temps de crise. « J'arrive, lui manda-t-il, pour prier et combattre avec vous. » Il trouva l'évêque bien disposé, prêt même à écrire de la façon la plus pressante à son subordonné. Grégoire mit tout de suite Basile au courant de ces dispositions, l'exhortant à prendre les devants et à faire vers Eusèbe les premiers pas. « Accours, lui écrivit-il, et à cause des sentiments que montre aujourd'hui le très cher évêque (nous pouvons vraiment l'appeler ainsi), et à cause des circonstances. Les hérétiques sont ici à l'œuvre : les uns s'efforcent déjà de troubler les esprits ; on annonce l'arrivée des autres. La vérité est en péril. » A un si touchant appel Basile ne pouvait résister. Le devoir parlait clairement. Grégoire, d'ailleurs, était allé jusque dans le Pont chercher son ami. Tous deux revinrent à Césarée. Si bien préparé qu'eut été son retour, la situation de Basile était délicate. Il s'en tira, à force de simplicité et de droiture. Son premier soin fut de dissiper les inquiétudes d'Eusèbe. En celui-ci, nous dit Grégoire de Nazianze, vivaient toujours les susceptibilités de l'homme du monde qui, dans un âge déjà avancé, a été improvisé évêque. Basile avait à se faire pardonner sa supériorité. Il y parvint. Le voyant docile, respectueux, attentif à ses désirs, fidèle observateur des distances hiérarchiques, le bon évêque se rassura. Peu à peu ses derniers soupçons tombèrent, et, dans celui en qui il avait jadis redouté un rival, il s'accoutuma désormais à chercher le conseil de ses incertitudes, la lumière de ses ignorances, et comme le bâton de sa vieillesse. C'est maintenant par l'intermédiaire de Basile qu'il réglait presque toutes les affaires. Sans titre officiel, celui-ci devint bientôt son coadjuteur. L'évêque gouvernait le peuple, mais, discrètement, Basile dirigeait l'évêque. Ce qui manquait à l'un, en fait de science religieuse, était suppléé par l'autre. Dans les mains de Basile avait passé l'autorité réelle, sans qu'Eusèbe songeât à s'en plaindre, tant les prérogatives de sa charge, les égards dus à sa situation sociale, à sa vertu, étaient bien observés.

Rentré ainsi dans la confiance de son évêque, Basile n'eut pas de peine à faire cesser les divisions dont sa disgrâce ancienne avait été l'occasion, et à rassembler  tous les orthodoxes dans un commun sentiment de résistance aux ennemis de leur foi. Nous ne savons rien des incidents qui marquèrent le séjour à Césarée de Valens et des évêques ariens qui l'accompagnaient. Mais le Code Théodosien nous apprend que l'empereur était dans cette ville en juillet 365. Quels efforts furent tentés à ce moment pour implanter l'arianisme en Cappadoce ? Quelles épreuves subirent les catholiques ? Grégoire de Nazianze, décrivant le rôle de Basile, dit seulement qu'il entraîna les uns, contint l'ardeur excessive des autres, excita tous les fidèles à la lutte. Il ajoute que Basile apprit alors à parler avec une grande liberté aux magistrats et aux puissants. Il laisse enfin entendre que Basile courut des dangers. Les ariens, continue Grégoire, durent se retirer confondus, après avoir appris à leurs dépens que les gens de Cappadoce ne sont point faciles à entamer, et gardent à la Sainte Trinité une foi inébranlable. La résistance des catholiques de Césarée et de toute la province dut être puissamment aidée par les circonstances imprévues qui forcèrent Valens à abréger son séjour. La révolte de Procope venait d'éclater à Constantinople, mettant en grand péril l'autorité de l'empereur. Celui-ci se hâta de regagner la Bithynie.

Basile ne devait plus quitter Césarée. Pendant cinq années, il aida Eusèbe à remplir les devoirs de sa charge. Ici encore, beaucoup de détails manquent. Mais saint Grégoire, le plus intime témoin de la vie de Basile, nous trace au moins les grandes lignes.

L'influence de Basile était devenue si considérable, qu'on le choisissait pour arbitre de beaucoup de procès, et que ses décisions avaient force de loi. Dans ses moments libres, toujours il revenait à ses chers moines. De vive voix ou par écrit, il ne cessait de leur donner des conseils. Les secondes règles ont été rédigées à cette époque. Cependant, si lié qu'il fût avec les religieux de Cappadoce, c'est plutôt vers sa solitude du Pont qu'il dirigeait ceux qui lui demandaient avis. Tel paraît au moins le sens d'une lettre de recommandation donnée par lui à un homme qui l'avait consulté sur sa vocation religieuse : il l'adresse à des moines sur qui il a juridiction, et qu'il charge de l'examiner avec soin : selon toute vraisemblance, cette lettre est écrite de Césarée, et destinée à ses religieux d'Annesi. L'autorité qu'Eusèbe avait abandonnée à Basile s'étendait aux choses qui dépendent le plus directement de l'administration épiscopale : il régla les fonctions des divers ordres du clergé de Césarée, et réforma la liturgie de cette Église. Dans tous les patriarcats grecs de l'Orient, on se sert encore des liturgies attribuées à saint Basile. Il est difficile de déterminer ce qui peut vraiment remonter jusqu'à lui, et ce que les siècles ont ajouté ou remanié. Mais une chose reste certaine : de même que, pendant sa retraite du Pont et pendant le temps de sa prêtrise à Césarée, il donna des lois à l'ordre monastique, et lui imposa une forme durable, de même il marqua d'une empreinte qui n'est pas encore effacée la liturgie des Églises d'Orient. Avec son esprit pratique, discernant ce que peut porter la dévotion populaire, il abrégea les trop longues formules et ramena à une moindre durée l'office divin. Il emprunta aux coutumes de l'Église d'Antioche, et consacra par son exemple, l'usage alors nouveau de la psalmodie à deux chœurs : il décrit dans une lettre la prière matinale de tout le peuple rassemblé dans l'église, qu'illuminent les premiers rayons du soleil, et commençant, sa journée par chanter à voix alternées les louanges de Dieu. On croit posséder, dans une citation très ancienne, un passage authentique de sa liturgie : c'est une oraison, dite par le prêtre à l'autel : « Donne, Seigneur, la force et ta protection; nous t'en conjurons, rends bons ceux qui sont méchants, et conserve dans la bonté ceux qui sont bons. Car tu peux tout, et il n'y a personne qui s'oppose à toi. Tu sauves quand tu veux, et nul ne résiste à ta volonté. » Ces paroles brèves, animées d'une ardeur contenue, et renfermant autant de sens que de mots, portent bien la marque du puissant esprit de saint Basile.
Un des traits de celui-ci, c'est la facilité avec laquelle, des plus hautes spéculations de la piété, il descend aux affaires communes et au soin des intérêts publics, quand les circonstances le demandent. Homme de contemplation et d'action tout ensemble, nous le verrons, dans la suite du récit, différer par là de son ami Grégoire, chez qui, à mesure que la vie avance, le contemplatif l'emporte chaque jour davantage sur l'homme d'action. Basile, à Césarée, s'occupa d'une foule d'œuvres extérieures. Il devint le patron des pauvres et organisa l'hospitalité des étrangers, des infirmes et des vieillards. Vers 367 ou 368, la Cappadoce fut affligée par une terrible famine. Un hiver très sec, un printemps sans eau, le brusque passage d'une température glaciale à une chaleur torride, avaient détruit tout espoir de récolte et préparé la disette. On vit, à l'époque de la moisson, les cultivateurs s'asseoir désespérés dans leurs champs, en regardant avec des yeux plein de larmes leurs femmes et leurs enfants qui, dans le temps où le blé tombe habituellement sous la faucille, arrachaient à grand-peine d'un sol desséché et fendu par le soleil quelques herbes jaunies. Des pères vendaient leurs fils pour avoir du pain. La situation de la Cappadoce, éloignée de la mer, séparée de tout port par des montagnes, rendait le ravitaillement presque impossible. Personne ne paraît l'avoir tenté. Les magistrats, comme frappés de stupeur par une calamité sans précédent, ne prirent pas de mesures pour subvenir à la détresse publique. Un seul homme se rencontra : Basile. Quoique dépouillé déjà d'une partie de sa fortune, il conservait encore quelques biens. La succession de sa mère Emmelie, qui venait de mourir, lui avait reconstitué un patrimoine. Il vendit tout ce qu'il put. Avec les fonds ainsi recueillis, il fit venir toutes les provisions qu'il fut possible d'acheter. En même temps, faisant honte aux riches spéculateurs, qui conservaient dans leurs granges du blé qu'ils espéraient vendre au poids de l'or, ils les contraignit, par l'autorité de la parole et de l'exemple, à ouvrir ces criminelles réserves. Les dons en nature, les souscriptions affluèrent. Par les soins de Basile, on vit, sur les places de Césarée, se rassembler la multitude des indigents, hommes pâlis par la faim, femmes hâves, décharnées, enfants se soutenant à peine; ceux mêmes des Juifs, dit un contemporain, étaient admis. Dans de grandes marmites cuisaient les légumes, assaisonnés de sel, dont Basile avait organisé la distribution. Lui, aidé de ses serviteurs et de quelques personnes charitables, servait les portions, les reins ceints d'un tablier. L'heure de l'office étant venue, on le voyait de ces cantines populaires se rendre à l'église. Là, d'une voix émue, il distribuait à tous, pauvres et riches, le pain plus précieux encore de la parole divine. Alors fut prononcée son éloquente homélie sur la sécheresse et la famine, peut-être aussi celle où, pour combattre les blasphèmes inspirés par la souffrance, il prouva que ce n'est pas Dieu, mais notre propre perversité, qui est l'auteur des calamités dont nous souffrons ; peut-être encore son homélie sur les riches, et le beau discours sur l'avare dont parle l'Evangile, qui, au moment où il va construire des granges plus vastes, est emporté subitement par la mort.

Basile n'est encore qu'une simple prêtre, mais ses vertus et ses services rayonnent sur tout l'Orient chrétien. Les meilleurs évêques, les plus fermes soutiens de l'orthodoxie, sont ses amis et le traitent en égal. Il possède au plus haut degré ce don de l'autorité, que l'éclat même des fonctions ne confère pas, si on ne l'a reçu d'ailleurs. Les paroles fermes, mesurées, où le commandement naturel se tempère de courtoisie, forment déjà la caractéristique de sa correspondance. Qu'il donne à des religieux des conseils sur leur vocation, qu'il écrive à un père pour lui reprocher de traiter durement ses fils, qu'il recommande à des magistrats ou à des agents du fisc de ménager des contribuables ; qu'animé, comme saint Paul, de « la sollicitude de toutes les Eglises, » il console les diocésains de Néocésarée ou d'Ancyre de la mort de leurs pasteurs, ou confie à Eusèbe de Samosate les inquiétudes que lui cause la ville de Tarse, menacée peut-être d'un retour offensif de l'arianisme, l'homme de gouvernement, pour qui nulle question n'est trop vaste, ou nul intérêt trop petit, se reconnaît toujours dans son langage. Si intéressantes que soient les lettres que l'on peut, avec vraisemblance, rapporter à cette période de sa vie, nous ne saurions les analyser ici ; on nous permettra de nous arrêter seulement à la correspondance de Basile avec Césaire, le frère de Grégoire de Nazianze. Ce sera l'occasion d'esquisser rapidement une figure de savant, de fonctionnaire, et finalement de saint, qui se détache avec un curieux relief sur l'histoire de ce temps.

Césaire était, comme Grégoire, le fils de cet ancien professeur de rhétorique, jadis païen, converti au christianisme par les prières et l'exemple de sa femme Nonna, qui, déjà vieux, fut élevé au siège épiscopal de Nazianze. D'abord compagnon d'études de Grégoire en Cappadoce, Césaire le suivit à Césarée de Palestine; la, trouvant un enseignement excellent pour la rhétorique, mais médiocre pour les sciences, vers lesquelles le portait un goût irrésistible, il quitta son frère afin d'étudier la géométrie, l'astronomie et la médecine à Alexandrie. Devenu excellent médecin, il partit pour Constantinople, où il acquit une prompte renommée. Les plus séduisantes perspectives s'ouvrirent à son ambition. On sollicita pour lui, de Constance, le titre de médecin de la cour; un siège lui fut offert au sénat de Constantinople; un riche mariage lui fut proposé. Se dérobant, pour un temps, à ces honneurs et à ces espérances, Césaire revint en Cappadoce; il avait hâte d'embrasser ses parents et de revoir sa terre natale. Mais il retourna bientôt à Constantinople; il y fut bien reçu, entra très avant dans l'intimité de l'empereur, et se fit estimer de tous par sa science professionnelle, la pureté de ses mœurs, son désintéressement. Quand Julien eut succédé a Constance, la situation de Césaire ne fut pas ébranlée. Les mesures prises par Julien contre les familiers de Constance ne l'atteignirent pas. Le nouvel empereur sembla mettre son amour-propre à séduire Césaire et à le gagner à sa cause. Ce fut le motif d'une grande inquiétude pour Grégoire et pour le vieil évêque de Nazianze. Celui-ci ne prononçait plus le nom du brillant médecin, tant la faveur de Julien lui semblait un outrage ; quant à Nonna, son époux et son fils la tenaient soigneusement dans l'ignorance : on craignait une émotion trop vive pour son âme ardente, d'un christianisme un peu farouche. Elle qui se faisait une loi de ne pas donner la main à une païenne et de ne jamais passer devant un temple d'idoles, comment eut-elle supporté la présence d'un de ses enfants près d'un empereur apostat, persécuteur de la religion chrétienne ? Grégoire écrivit tout cela à son frère : « Quelle honte pour le fils d'un évêque! et quelle situation va être la tienne parmi la catégorie méprisée des chrétiens qui tolèrent et se laissent tolérer, ou dans les rangs plus méprisés encore de ceux qui, par ambition, font des choses indignes de leurs croyances ! » A ces éloquents reproches, Grégoire joint une considération capable de toucher un riche bourgeois de la Cappadoce, assez solidement établi en ce monde pour être inexcusable de risquer l'honneur au service de la fortune : « Sans aucun doute, nous possédons assez de bien pour vivre honnêtement et libéralement, si nous savons régler nos désirs. » On ne sait quel accueil Césaire eût fait à ces remontrances, mais la hâte de Julien précipita la solution. Les apostats aiment à entraîner les autres dans leur chute : au désir de faire un prosélyte se joignait, chez l'empereur païen, la joie perverse de corrompre le fils et le frère des deux Grégoire de Nazianze. Rien ne fut négligé : promesses d'honneurs, d'argent, arguments captieux. Césaire aimait beaucoup la vie de la cour, mais il était sincèrement pieux. Il repoussa les promesses et réfuta les arguments. Ne craignant pas d'élever la voix en présence de son souverain : « Je suis chrétien, cria-t-il, et le serai toujours. » Julien se sentit vaincu ; dans le langage d'oracle où il se complaisait : « L'heureux père ! dit-il, mais les malheureux enfants ! » C'était la rupture : Césaire abandonna ses charges et revint à Nazianze.

La mort de Julien réveilla son ambition. Il se hâta de revenir à la cour pour se mettre au service de Jovien, puis de ses successeurs. En 368, il était en Bithynie avec le titre de questeur, quand, à Nicée, où il résidait, survint un tremblement de terre qui fit d'innombrables victimes. Césaire fut un des rares survivants; on le tira, blessé, du milieu des décombres. Ce fut pour Grégoire l'occasion de lui prêcher la retraite. Il lui envoya une lettre pressante pour l'engager à se donner tout entier, désormais, au service de Dieu. Basile écrivit à son tour. L'objet apparent de sa lettre est de féliciter Césaire d'une délivrance presque miraculeuse ; le but réel est de commenter pour lui les leçons de la Providence. « Nous aurons beaucoup gagné, si nous sommes résolus à demeurer dans la disposition où nous avons été au moment du péril. Alors s'est montrée à notre esprit la vanité de la vie; nous avons compris qu'il n'y a rien de solide dans les choses humaines et qu'un instant suffit à les renverser. Nous avons senti en même temps un repentir du passé, et nous avons promis de mieux servir Dieu à l'avenir. L'imminence du danger nous a rendu la mort présente. Telles ont été, je le crois, tes pensées. Mais tu as contracté une dette. Voilà pourquoi, heureux de la grâce que Dieu t'a faite, et préoccupé de l'avenir, j'ose te parler ainsi. Tu sauras écouler ce langage avec la patience et la douceur que tu montrais, quand autrefois nous conversions ensemble. »

Cette lettre est un excellent spécimen du style épistolaire de Basile, grave, contenu, mais animé du feu intérieur de la charité. Césaire était homme à se rendre à de tels accents. Emu par les instances de son frère et de Basile, y reconnaissant les sentiments mêmes que le danger auquel il venait d'échapper avait éveillés dans son âme, il vit comme eux, dans la catastrophe de Nicée, un avertissement de la Providence. Jusque-là, selon l'usage encore trop répandu, il avait différé son baptême au jour où il se retirerait de la vie publique. Il se hâta de se démettre de ses emplois et de recevoir le sacrement. Il était temps, car sa santé ébranlée ne devait pas résister à la secousse qu'il avait reçue. Il mourut, probablement encore en Bithynie, sans avoir revu les siens Grégoire aimait tendrement son frère ; la mort de Césaire lui inspirera l'un de ses plus touchants discours. Mais elle fut pour lui l'occasion de grands embarras. Les serviteurs qui assistaient Césaire mourant , l'avaient en tendu manifester l'intention que toute sa fortune fût distribuée aux pauvres. Sous prétexte d'accomplir ce vœu, ils mirent tout de suite ses biens au pillage. « Le chêne était par terre, chacun se hâtait d'en couper une branche. » Quand Grégoire essaya, plus tard, de mettre un peu d'ordre dans ce qui restait du patrimoine de Césaire, il se trouva harcelé par les demandes des créanciers, vrais ou prétendus. Grégoire, comme Basile, avait embrassé à cette époque la pauvreté volontaire : il était dans l'impossibilité de subvenir, soit avec les débris de la fortune de Césaire, soit avec ses propres biens, aux demandes qui lui étaient adressées. Son caractère doux, contemplatif, capable d'énergie à l'occasion, mais peu fait pour les luttes prolongées, qui font voir de près le vilain jeu des intérêts et des passions, le disposait mal à soutenir des procès. « Oiseau toujours prêt à prendre son vol, » comme il le dit en racontant cette partie de son histoire, il ne savait comment traîner ce fardeau de procédure.

Qu'on lise la lettre adressée par lui à Sophrone, préfet de Constantinople, avec qui il était lié : c'est une plainte touchante, un peu vague; ce n'est pas le langage des affaires. Toute autre est la lettre écrite au même magistrat par Basile, exposant clairement le litige et offrant, au nom de Grégoire, l'abandon de ce qui reste de la succession de Césaire au fisc, à charge par celui-ci de discuter les demandes des créanciers. Une seconde lettre de Basile sur la même question, écrite à un autre magistrat, Aburbius, peint au naturel Grégoire de Nazianze, « pour qui c'est un supplice intolérable de se mêler d'affaires auxquelles il est aussi étranger par sa nature que par sa volonté : comment demander de l'argent à un pauvre et faire un plaideur de celui qui n'aspire qu'au repos ? » Basile aussi aime la paix : il n'est pas moins détaché que Grégoire des intérêts temporels; mais quand la charité ou l'amitié l'obligent à s'occuper d'eux, il y porte toute la fermeté de son esprit. La différence des caractères des deux amis, que la suite de leur vie mettra souvent en lumière, apparaît ici pour la première fois. L'un, directement intéressé, se plaint plus qu'il n'agit; l'autre, par affection pour lui, prend l'affaire en main et propose les solutions précises. On ne sait, du reste, si les propositions de Basile furent admises, et l'on ignore comment se terminèrent pour Grégoire les soucis que lui causa la succession de son frère. Mais, sur des questions plus hautes, ils avaient eu tous deux gain de cause, puisque leur effort commun avait détaché du monde et donné à Dieu l'âme de Césaire.

II
L'ÉPISCOPAT DE SAINT BASILE

CHAPITRE I
L'ÉLECTION

L'évêque de Césarée, Eusèbe, mourut vers le milieu de 370, assisté au lit de mort par Basile. Une grave question se posa : le choix de son successeur. Césarée n'était pas seulement la métropole ecclésiastique de la Cappadoce : la juridiction de son évêque paraît s'être étendue sur cinquante suffragants, répartis dans onze provinces, qui comprenaient plus de la moitié de l'Asie Mineure. Dans l'état présent de l'Eglise et de l'Empire, en face de l'arianisme triomphant, devant un souverain comme Valens, ennemi déclaré de l'orthodoxie, l'élection d'un prélat aussi considérable dépassait l'importance d'une affaire locale. Les ambitieux convoitaient un des plus grands sièges de l'Orient; les hérétiques, soutenus par toutes les influences officielles, espéraient y placer un des leurs; les vrais catholiques tournèrent les yeux vers Basile, en qui se réunissaient la science, l'orthodoxie, l'éloquence, l'indomptable énergie, l'esprit de gouvernement. Basile lui-même sentait trop la gravité de la situation, pour se dérober par excès de modestie à un devoir évident. Il crut bien faire en appelant à Césarée son ami intime Grégoire de Nazianze, de qui il attendait, dans la crise décisive qu'il voyait venir, conseil et appui.

Mais Grégoire avait une de ces âmes délicates à l'excès, facilement ombrageuses, qui répugnent à servir toute ambition, même la plus sainte et la plus légitime. Pour l'attirer, Basile crut pouvoir user d'un subterfuge. Il écrivit à son ami que, gravement malade, il désirait le voir. Sa santé toujours en péril lui permettait de parler ainsi, sans blesser matériellement la vérité. Mais Grégoire, en route vers Césarée, rencontra des évêques de la Cappadoce, qui s'y rendaient pour participer à l'élection. Il comprit alors dans quel dessein Basile l'avait mandé. Craignant, dit-il, les mauvaises langues, et s'imaginant que la tyrannie et la brigue auraient plus de part au choix du futur métropolitain que le suffrage des hommes droits et pieux, il « mit la proue en arrière » et rentra chez lui, non sans adresser à Basile une lettre d'amical reproche.

Heureusement vivait encore à Nazianze un vieil évêque qui n'avait pas de ces scrupules, plutôt homme d'action qu'homme de pensée, mais voyant toujours droit et agissant de même. C'était le père de Grégoire, entré tard du paganisme dans l'Église, et promu des fonctions civiles à l'épiscopat : on se souvient de son rôle lors de l'élection du précédent métropolitain. La partie saine du clergé et du peuple désirait vivement sa venue; la faction opposée à Basile, où se trouvaient beaucoup d'évêques, qui multipliaient les réunions préparatoires et les conciliabules, la redoutait : de ce côté, tout en lui écrivant pour l'inviter à venir, on le faisait d'un ton où perçait le désir que l'invitation ne fût pas acceptée. Le vieux Grégoire, malade, presque impotent, différait le voyage. Il envoya plusieurs lettres, en se servant de son fils comme secrétaire. Une première fut adressée aux habitants de Césarée, « prêtres, moines, magistrats, sénateurs, peuple. » S'intitulant « le petit pasteur d'un petit troupeau, le dernier des ministres du Seigneur, » l'évêque de Nazianze recommandait, avec l'autorité de sa vertu et de son âge, le seul candidat à ses yeux désirable ou même possible, Basile. Une autre lettre eut pour destinataire un des plus saints prélats du temps, défenseur intrépide de l'orthodoxie contre les ariens, Eusèbe de Samosate . bien que celui-ci ne fût pas au nombre des électeurs pour le siège de Césarée, puisqu'il résidait en Commagène, Grégoire le suppliait de venir user de son influence en faveur de Basile, ce qu'Eusèbe n'hésita pas à faire. Enfin, Grégoire écrivit aux évêques du parti adverse une lettre énergique, leur disant qu'il se rendrait à leur appel, mais seulement s'ils se décidaient à choisir Basile, et réfutant les objections que l'on répandait dans le peuple pour empêcher son élection : « Basile est sans doute d'une santé frêle; mais c'est un docteur de la foi, non un athlète qu'il nous faut. » On avait affaire, cependant, à un fort parti. Les représentants des pouvoirs publics y cabalaient de concert avec les derniers du peuple. L'influence et le tact d'Eusèbe de Samosate, en rendant courage aux orthodoxes, n'eussent peut-être pas suffi à assurer le succès de leur candidat. Le vénérable évêque de Nazianze prit une résolution héroïque. Au risque de mourir en route, il quitta son lit pour monter en litière, et partit pour Césarée. Son fils raconte que l'effort lui rendit la vigueur, et que, redevenu jeune d'énergie et presque de corps, il mit dans la balance le poids de son autorité, et décida de l'élection. Ce fut lui qui consacra de ses mains et intronisa le nouvel évêque.

L'élévation de Basile fit éclater les sentiments les plus divers : allégresse des orthodoxes et de la majorité du peuple de Césarée; applaudissement du vétéran des luttes pour la foi, saint Athanase; joie discrète et profonde du plus cher ami de Basile, Grégoire de Nazianze, qui, par un excès de délicatesse, hésita longtemps à venir féliciter le nouvel élu, et refusa les dignités que celui-ci lui offrait; dépit de Valens à la vue de la puissante digue élevée contre le flot montant de l'arianisme.

Mais une pénible épreuve attendait Basile dès le début de son épiscopat. L'opposition faite à son nom se prolongea après qu'il eut été élu. Un sentiment d'envie, d'ambition blessée, anima contre lui beaucoup de ses suffragants. Ceux-ci avaient déjà manifesté leur humeur par des traits malins décochés au vénérable et doux évêque de Nazianze. Ils cherchèrent toutes les occasions de montrer à Basile que s'il était devenu leur supérieur, c'était bien malgré eux. Aucun de ses desseins n'obtenait leur approbation. Toutes ses avances étaient dédaigneusement repoussées. Négligeait-il d'inviter quelqu'un de ces opposants à une fête de son Eglise, à une commémoration de martyr ? Ils se plaignaient avec amertume. Envoyait-il une invitation ? Ils refusaient de venir. Un jour, le bruit de sa mort se répandit dans la province : ils accoururent avec empressement à Césarée, où Basile les accueillit par de sévères paroles. En sa présence, ils promettaient de s'amender. Rentrés dans leurs diocèses, ils reprenaient leur opposition. Basile eut même la douleur de voir un proche parent se mêler à eux. On ne sait pour quel motif un de ses oncles, évêque aussi en Cappadoce, rompit avec lui. L'affaire fut envenimée par une maladroite démarche d'un des frères de Basile, Grégoire, le futur évêque de Nysse, et la rupture eût sans doute longtemps duré, si Basile, oubliant sa dignité de métropolitain, ne s'était décidé à écrire le premier à son oncle une lettre affectueuse. Avec d'autres, la réconciliation fut moins facile. Il faudra à Basile plusieurs années de patience, de douceur, de charité, pour ramener peu à peu à lui ces esprits dévoyés, et faire enfin tenir à des adversaires conquis par sa vertu le propos que rapporte saint Grégoire de Nazianze : « Qui s'oppose à Basile s'oppose à Dieu. »

CHAPITRE II
LA PERSÉCUTION ARIENNE

Basile occupait depuis un an le siège de Césarée, quand les événements vinrent justifier la sagesse de ceux qui l'y avaient élevé.

La persécution contre les catholiques était dans son plein. Valens, récemment baptisé par un prélat arien, tenait ses promesses en essayant d'implanter partout l'hérésie. Devant cette affaire principale s'effaçaient tous les intérêts de l'État. Magistrats, généraux, soldats, y étaient employés. Les excès commis sous Constance furent vite dépassés. On imaginerait difficilement scène plus horrible que le martyre de quatre-vingts ecclésiastiques de Constantinople, abandonnés en pleine mer sur un navire auquel les bourreaux mirent le feu. Dans toutes les villes où passaient l'empereur et sa suite, les catholiques subissaient d'affreux traitements. Grégoire de Nazianze montre les églises livrées aux hérétiques, aux païens et aux juifs, l'orgie portée jusque sur l'autel et dans la chaire sacrée, des vierges outragées, des fidèles livrés aux bêtes, des évêques déchirés avec des ongles de fer, le sang chrétien inondant les pavés des sanctuaires. Au milieu de ces scènes d'horreur, Valens traversa la Bithynie. En Galatie, il rencontra moins de résistance, et fit par conséquent moins de victimes. Couvert du sang d'une de ces provinces, fort des apostasies obtenues dans l'autre, il s'avançait maintenant vers la Cappadoce.

Basile l'y attendait de pied ferme. Mais il n'eut pas tout de suite à se défendre contre les promesses et les menaces de l'empereur. Avant celui-ci, divers personnages arrivèrent à Césarée et s'efforcèrent d'amener le métropolitain à un compromis. Ce furent d'abord quelques évêques ariens, conduits par un prélat galate, le vieil Evippius, littérateur renommé, avec qui Basile avait jadis entretenu des relations d'amitié. Sa seule réponse à leurs avances fut de les séparer de sa communion. Mais il fut bientôt assailli par des dignitaires ou des employés de la cour, magistrats, chambellans, eunuques. A tous il opposa la même résistance. Saint Grégoire de Nazianze, qui peut-être y assista, qui en tout cas put en entendre le récit de la bouche même de Basile, a laissé une sorte de procès-verbal de son entretien avec le plus redoutable de ces adversaires, Domitius Modestus, préfet du prétoire, le même qui avait fait brûler en pleine mer quatre-vingts prêtres de Constantinople. Celui-ci avait reçu, comme Valens, le baptême de la main d'un prêtre arien : il respirait tout le fanatisme de la secte. Quand Basile fut amené devant lui, sans même lui donner, comme le voulait l'usage, son titre d'évêque, il l'apostropha grossièrement en ces termes :

« Quelle raison as-tu donc, toi, de t'opposer audacieusement à un si grand empereur, et, seul entre tous, de lui désobéir ?

« — Que veulent dire ces paroles ? répondit Basile. De quelle audace et de quelle désobéissance parles-tu ? Je ne comprends pas.

« — Tu ne suis pas la religion de l'empereur, alors que tous les autres ont été soumis ou domptés.

« — Mon empereur, à moi, me le défend; je ne puis adorer aucune créature, ayant été créé de Dieu et destiné à participer à la nature divine.

« — Et nous, que te paraissons-nous donc ? Eh quoi! tu ne considères pas comme un honneur de te joindre à nous, et d'entrer dans notre compagnie ?

« — Vous êtes de hauts magistrats, des hommes illustres, je ne songe pas à le nier; mais vous n'êtes pas supérieurs à Dieu. Il me serait, certes, très honorable de devenir votre ami; mais vous êtes aussi des créatures de Dieu, et vous avez pour égaux bien d'autres hommes, qui nous sont soumis. Car ce n'est pas la dignité des personnes, mais leur foi qui honore le christianisme. »

Le préfet se leva alors en colère de son siège :

« Quoi ? s'écria-t-il, tu ne crains pas mon pouvoir ?

« — Pourquoi craindrais-je ? que peut-il m'arriver ? que puis-je avoir à souffrir ?

« — Ce que tu souffriras ? quelqu'un des châtiments que j'ai le pouvoir d'infliger.

« — Lequel ? fais-toi comprendre.

« — La confiscation, l'exil, la torture, la mort.

« — Fais-moi d'autres menaces. Aucune de celles-ci ne me touche.

« — Comment ?

« — Parce que la confiscation ne peut atteindre celui qui n'a rien, à moins que tu n'aies envie de ces vêtements usés et de quelques livres, qui font toute ma richesse. L'exil ne m'effraie pas davantage : je n'appartiens à aucun lieu : cette terre où je suis n'est pas mienne; en quelque pays que je sois mené, j'y serai chez moi. Pour mieux dire, je sais que toute la terre est à Dieu, et je me considère partout comme un étranger et un pèlerin. Quant aux tourments, ils ne m'importent guère : mon corps est si frêle, que le premier coup l'abattra. La mort me sera un bienfait : elle m'enverra plus vite à Dieu, pour qui je vis, que je sers, pour qui je suis déjà à de mi mort, et vers qui j'ai hâte d'aller.

« — Personne jusqu'à ce jour, dit le magistrat stupéfait, ne m'a parlé avec une telle liberté.

« — C'est que peut-être, répondit Basile, n'as-tu jamais rencontré un évêque. Tout autre t'eût parlé et résisté comme moi. En toutes choses, ô préfet, nous sommes doux, paisibles, et nous nous considérons comme les derniers des hommes, ainsi que le commande notre loi. Contre personne, je ne dis pas contre un si grand empereur, mais pas même contre un plébéien, un homme de basse condition, nous ne nous élevons avec arrogance. Mais quand notre Dieu est en cause, alors nous ne connaissons plus rien, et nous ne voyons que lui seul. Le feu, le glaive, les bêtes, les ongles qui déchirent la chair, nous font plus envie que terreur. Accable-nous donc d'injures, menace, fais ce que tu voudras, use de tout ton pouvoir. Mais que l'empereur le sache bien : tu ne pourras nous vaincre et nous soumettre à tes doctrines impies, quand même tu nous annoncerais des supplices encore plus atroces que ceux-ci. »
Saint Grégoire de Nysse, qui résume avec moins de détails cet entretien, ajoute que le préfet, subitement radouci, changea de ton.

« Tu devrais, dit-il à Basile, être bien aise de recevoir l'empereur dans ton Église, et de le compter nu nombre de tes fidèles. Que faudrait-il, pour obtenir cette faveur ? presque rien : ôter du symbole le mot consubstantiel. »

Beaucoup de personnes avaient déjà conseillé à Basile de faire provisoirement cette concession de forme, afin de détourner l'orage qui s'amassait sur sa tète. Mais lui, avec son habituelle fermeté :

« Je souhaiterais beaucoup, répondit-il, de voir l'empereur dans la véritable Eglise, parce que je désire son salut et celui de tous les hommes. Mais je suis si éloigné d'ôter ou d'ajouter quelque chose au symbole de la foi, que je n'oserais pas seulement y changer l'ordre des paroles. »

Pendant ce colloque, la nuit était venue. On raconte que le préfet invita Basile à réfléchir jusqu'au lendemain, et à lui donner alors sa réponse. « Je serai demain ce que je suis aujourd'hui, » répondit l'évêque, et, dans sa soif de martyre, il ajouta : « Je souhaite que toi non plus tu n'aies pas, demain, changé de sentiments à mon égard. »

Tel était l'état des choses au moment où Valens fit son entrée dans la capitale de la Cappadoce. Il était doublement irrité contre les catholiques de Césarée. Il se souvenait de l'échec de la tentative faite quatre ans plus tôt contre leur foi, et il n'oubliait pas la part que Basile, alors simple prêtre, avait eue à cet échec. La résistance que ses agents venaient de rencontrer de nouveau portait au comble sa colère. Pour lui plaire, ceux-ci se crurent obligés à exercer une nouvelle pression sur l'évêque. Les gens de la suite de l'empereur s'en mêlèrent. Un fonctionnaire, originaire d'Illyrie, et dont le rang n'est pas clairement indiqué, se crut le droit d'interroger Basile, en présence de nombreux officiers. Modestus. dont la colère s'était rallumée, fit de nouveau comparaître l'évêque. Mais cette fois il s'était entouré de tout l'appareil de la justice. Il siégeait dans son cabinet, séparé de la salle d'audience réservée au public par un voile, qu'on levait pour le prononcé de la sentence: autour de lui était rangé tout l'offîcium, appariteurs, hérauts, licteurs. Malheureusement, personne ne nous a transmis les paroles échangées dans cette nouvelle audience, à laquelle apparemment Grégoire de Nazianze n'assistait pas, et dont Grégoire de Nysse se borne à décrire la solennité terrifiante. Ce dernier résume d'un mot l'altitude de son frère : « Le généreux athlète dépassa encore, dans cette seconde épreuve, la gloire qu'il avait acquise dans le premier combat. »

Découragé, le préfet du prétoire vint faire son rapport à Valens. « Seigneur, dit il, nous sommes vaincus par cet évêque. Il est supérieur à toutes les menaces, ne se laisse ébranler par aucun discours, et demeure insensible aux flatteries. Il faut nous attaquer à de plus faibles. De lui l'on obtient rien : une seule voie reste ouverte, la violence. » Valens recula devant cette extrémité. Moins brutal que ses serviteurs, il ne pouvait s'empêcher de ressentir de l'admiration pour tant de courage. Quelque apaisement se fit dans son esprit. « Le fer se laisse amollir par le feu, » dit saint Grégoire de Nazianze, qui ajoute : « Mais il ne cesse pas pour cela d'être du fer. » Valens se demanda par quel moyen, sans abandonner ses propres opinions, il parviendrait à se concilier Basile. L'approche d'une des grandes solennités de l'Eglise parut lui en donner l'occasion.

C'était le jour de l'Epiphanie (6 janvier 372). Le peuple était assemblé dans la principale église de Césarée : l'office se célébrait avec cette régularité et cette pompe que Basile avait établies. Valens, suivi de sa cour, entra dans la basilique et se plaça parmi les fidèles. Il écouta d'abord avec admiration le chant alterné des psaumes, ouïes voix de tous les assistants, divises en deux chœurs, se répondaient, dit saint Grégoire, avec un bruit de tonnerre. Puis ses regards se portèrent vers l'autel, situé au fond de l'abside. Là, suivant l'usage antique, Basile était debout, faisant face au peuple : tout le clergé se tenait autour de lui. Sans paraître s'apercevoir de la présence de l'empereur, il continua le saint sacrifice, « le corps, les yeux, l'esprit aussi immobiles que s'il n'y eût eu rien de nouveau, droit comme une colonne et attaché pour ainsi dire à Dieu et à l'autel. » C'était, dit saint Grégoire, un spectacle angélique plutôt qu'humain. Accoutumé aux attentions complaisantes des prélats de cour, Valens n'avait rien vu de semblable. Aussi, quand le moment fut venu d'apporter à la sainte table les dons que chacun avait préparés, l'empereur se sentit troublé. Personne ne se présentait pour recevoir son offrande, parce qu'on ne savait si Basile l'accepterait : il se mit à trembler tellement, que si l'un des ministres de l'autel n'avait avancé la main pour le soutenir, il serait tombé à terre.

Basile, cependant, paraît avoir reçu le présent de Valens. Il eût pu le refuser, à l'exemple du pape Libère repoussant celui de Constance. Valens, baptisé par des hérétiques, et faisant profession d'hérésie, n'avait aucun droit à être compté parmi les fidèles. Mais Basile était aussi conciliant qu'intrépide; il n'eût pas voulu éteindre par un refus blessant la première étincelle de bonne volonté qu'il apercevait chez son ennemi. Là se bornèrent ses concessions : il ne donna pas la communion à l'empereur.

Les deux adversaires demeurèrent quelque temps ainsi, dans un état, si l'on peut dire, de paix armée. Bientôt, cependant, la haine persévérante des ariens l'emporta de nouveau dans les conseils de Valens. On obtint de lui l'exil de l'évêque de Césarée. L'heure du départ fut fixée ; il devait avoir lieu de nuit, à cause de l'amour que le peuple portait à Basile. Déjà la voiture était attelée : les ennemis du confesseur de la foi, prévenus, laissaient éclater leur joie; les catholiques pleuraient; quelques amis fidèles, comme Grégoire de Nazianze, se tenaient prêts à suivre le voyageur. Celui-ci, sans montrer d'émotion, et sans faire d'autres préparatifs, avait seulement donné ordre à l'un de ses serviteurs de l'accompagner, porteur de ses tablettes. Soudain, une nouvelle se répand : le fils de l'empereur est malade, on désespère de sa vie ! Valens avait un fils unique, né en 366, et surnommé Galate, parce qu'il était venu au monde pendant un séjour de l'empereur en Galatie. Une fièvre pernicieuse venait de l'atteindre à Césarée : les médecins, mandés en grande hâte, paraissaient désespérer de la guérison. « Le malheur abat et humilie les rois, » dit Grégoire : il touche surtout le cœur des mères. L'impératrice Dominica supplia son mari de recourir aux prières de Basile. « L'enfant a été frappé, disait-elle, à cause de la manière injuste dont celui-ci est traité. » Dans l'excès de son inquiétude, Valens consentit à tout. Aussitôt contre-ordre est donné : deux officiers de la maison militaire de l'empereur, Térence et Arinthée, accourent chez Basile, au moment où celui-ci allait partir pour l'exil. Ils le conjurent, au nom de Valens et de l'impératrice, de venir sans retard au palais prier sur l'enfant malade. Basile y consent, mais sous la condition que l'enfant, qui n'était pas encore baptisé, recevrait le baptême des mains d'un prêtre orthodoxe, et serait instruit dans la foi catholique. A son arrivée, le petit prince se trouva mieux. On le crut guéri. Mais, dès que Basile eut quitté le palais, les ariens reprirent le dessus. Cédant à leurs conseils, Valens fit baptiser son fils par l'un d'eux. Presque aussitôt l'enfant mourut. « Tous les assistants, tous les témoins de ce malheur, dit Grégoire de Nazianze, demeurèrent persuadés qu'il eût été sauvé, » si Valens n'avait manqué à sa promesse.

Cependant les ariens avaient regagné leur ascendant sur l'esprit du souverain. Ils pressèrent celui-ci d'ordonner de nouveau l'exil de l'évêque. Valens finit par céder. Mais il ne le fit pas sans trouble. La mort de Galate l'avait frappe de terreur. Malgré son attachement à l'hérésie, il n'était pas éloigné de voir dans cette mort une punition divine. Aussi, au moment de signer l'ordre de bannissement, sa main tremblait si fort qu'une première plume, puis une seconde, se brisèrent sans qu'il pût tracer son nom. Une troisième fois, il tenta encore d'écrire, et le roseau se rompit de nouveau. Alors, croyant à un miracle, et s'inclinant devant la volonté de la Providence, il déchira, plein d'émotion, la sentence d'exil.

Une sorte d'attrait, mêlé de terreur, ramenait malgré lui Valens vers Basile. Il voulut le revoir à l'église. Il y revint, s'assit de nouveau parmi les fidèles, entendit l'instruction, fit son offrande. Puis, l'office terminé, il fut introduit dans le sanctuaire, où Basile, assis, l'attendait. Là, abrité par le voile qui, dans les anciennes basiliques, séparait l'autel de la nef, il put s'entretenir longuement avec le saint docteur. Plusieurs personnes de la suite impériale étaient présentes; Grégoire de Nazianze assistait aussi à l'entretien. « Avec quelle sagesse, dit celui-ci, Basile parlait à l'empereur ! C'était bien la parole de Dieu qui sortait de sa bouche. » C'était bien aussi, parfois, la parole de l'homme du monde, accoutumé à remettre, d'un mot piquant, chacun a sa place. Parmi les assistants à ce colloque à la fois solennel et intime était un important fonctionnaire de la cour, surintendant des cuisines impériales, qui portait assez ridiculement le grand nom de Démosthènes. Celui-ci, ayant voulu se mêler à l'entretien et fait une objection, commit un solécisme. « Quoi ! dit en riant Basile, Démosthènes ne sait pas le grec ! » et comme le grossier personnage s'emportait, il le renvoya à ses sauces. Valens sortit de l'entretien, en laissant à Basile une large aumône pour ses fondations charitables.

« A partir de ce moment, ajoute saint Grégoire, Valens se sentit mieux disposé envers Basile et son Église. Les rigueurs s'apaisèrent, comme des flots qui ont rencontré un obstacle. » Il s'agit là d'un apaisement tout relatif, car, jusqu'à la fin de son règne, c'est-à-dire pendant cinq ans encore. Valens ne cessera de persécuter les catholiques. Cependant, il ne recommencera la persécution qu'après avoir quitté Césarée. Les Églises de la Syrie, de la Mésopotamie, de la Palestine, de l'Egypte, de tout l'Orient romain, souffrirent alors cruellement; mais le souvenir de Basile protégea la Cappadoce. « Je suis, écrivait-il lui-même quelques années plus tard, comme un rocher contre lequel les vagues de l'hérésie ne cessent de se briser, et qui abrite derrière lui tout le rivage; ou plutôt, ajoute-t-il avec humilité, je ressemble à cette chose infinie, vile et petite entre toutes, le grain de sable, que la volonté du Tout-Puissant a posé comme limite aux colères de l'immense océan. »

CHAPITRE III
LES AFFAIRES DE LA CAPPADOCE

Presque dans le même temps où Basile eut à livrer ces grands combats pour la foi, des affaires d'un autre ordre n'avaient cessé de l'occuper. A peine était-il devenu évêque de Césarée que ses concitoyens l'appelèrent à leur secours, dans une crise qui bouleversait toute la Cappadoce.

Valens, dans le courant de 371, venait de diviser celle-ci en deux provinces. C'était, en ce moment, la tendance des empereurs, en Occident comme en Orient : Valentinien crée en Gaule une seconde Narbonnaise; probablement la Palestine et d'autres provinces d'Asie furent scindées vers cette époque. Ces remaniements ne pouvaient avoir, au point de vue politique, aucun intérêt; il est probable qu'une pensée fiscale guidait seule, en ceci, les souverains, et que toute augmentation du nombre des provinces se traduisait pour leurs habitants en une aggravation des charges publiques. D'autres mesures arbitraires en étaient aussi la conséquence : comme dans le système fiscal de l'Empire romain la curie des villes, c'est-à-dire la réunion de leurs principaux habitants, était responsable de la levée de l'impôt, il arrivait que, si la ville érigée en métropole d'une circonscription nouvellement créée ne contenait pas de citoyens assez riches pour former une curie solvable, on enlevait sans façon de quelque autre cité une partie de ses curiales, que l'on transplantait, malgré leurs protestations et au préjudice de tous leurs intérêts, dans le nouveau chef-lieu. C est au moins ce qui se passa à Césarée, quand la Cappadoce eut été partagée en deux provinces, et qu'on voulut faire du bourg presque inconnu de Podande la capitale improvisée de la seconde Cappadoce. Dans leur désolation, les habitants de Césarée se tournèrent vers Basile. L'empereur était alors à Constantinople, se préparant à son voyage d'Asie : ils supplièrent l'évêque d'aller le trouver, et de lui demander le retrait d'une mesure qui ruinait et découronnait leur ville. Basile s'excusa sur sa santé, qui ne lui permettait pas d'entreprendre le voyage, et aussi sur les soins de son gouvernement ecclésiastique, qui aurait à souffrir d'une longue absence; peut-être aussi ce qu'il savait des dispositions de Valens, qui venait de persécuter les catholiques de Constantinople pour les punir d'avoir élu un évêque orthodoxe, lui faisait-il craindre de n'être pas en faveur près du souverain. Mais ses relations, dès lors très étendues, lui permettaient aisément de charger de la cause de Césarée des personnages mieux vus à la cour. Il écrivit à Martinianus, qui tenait le premier rang parmi les habitants de la Cappadoce, et avait libre accès près de l'empereur : qu'il se présente lui-même à Valens, et lui parle avec la liberté à laquelle lui donnent droit son âge et ses services; ou, si la vieillesse l'empêche de se rendre à la cour, qu'au moins il appuie par une lettre la requête de ses compatriotes. Un haut fonctionnaire, Aburgius, né à Césarée même, et qui jusqu'à ce jour, comme le lui rappelle Basile, n'a eu qu'à se louer de la fortune, ou plutôt de la Providence, est également intéressé à leur sort. Enfin Basile s'efforce de mettre en mouvement le maître des offices, Sophrone, originaire aussi de la Cappadoce, et le supplie « de prendre en main la cause de la cité, qui se jette à ses genoux. »

Les lettres de Basile contiennent d'abord les arguments que le bon sens pouvait opposer à toute pensée de subdivision des provinces. De tels changements, loin de fortifier l'Empire, en diminueront plutôt la vigueur par la destruction de son organisme traditionnel. « Si l'on coupe en deux un bœuf ou un cheval, on n'aura pas deux bœufs ou deux chevaux; mais on aura tué son cheval ou son bœuf. Ce n'est pas le nombre des provinces, c'est leur existence même qui importe. » Surtout Basile insiste sur la ruine et la désolation de Césarée. Il semble que le décret qui partageait la province avait été accompagné tout de suite d'une augmentation d'impôts; car les rues, dit-il, ne retentissent que des cris des agents du fisc et des plaintes des contribuables, que l'on est obligé de battre pour les faire payer. Leur voix éveille seule les échos des portiques abandonnés par la foule. Sans ce bruit, on se croirait dans un désert. Les gymnases sont fermés : la nuit, on n'éclaire plus les rues. Des grands, des riches, des magistrats, une partie s'est enfuie, emmenant femmes, enfants, serviteurs, afin d'éviter l'émigration forcée à Podande; les autres y ont déjà été traînés comme des captifs; un tiers à peine des curiales habite encore Césarée. Le départ de tant de grands, les colonnes de la cité, a amené l'écroulement universel. Des maisons vides, plus de commerce sur le marché, plus de conversations ou de discours au forum, à peine de rares passants dans les rues : on dirait une ville détruite par un tremblement de terre ou par une inondation.

On ne sait si les mandataires de l'évêque et du peuple de Césarée firent valoir avec zèle ces arguments; mais ils ne purent empêcher le morcellement de la province. Une seule modification fut vraisemblablement apportée au projet primitif : Tyane semble avoir été substituée, comme métropole de la seconde Cappadoce, au bourg de Podande, ce qui peut-être permit le rapatriement de quelques-uns au moins des curiales de Césarée, puisque Tyane, ville importante, devait déjà posséder une bourgeoisie riche, suffisante pour répondre de l'impôt.

Mais du choix de Tyane allait naître, pour Basile, une nouvelle épreuve. Cette ville avait alors un évêque appelé Anthime, jadis en bon accord avec son supérieur de Césarée, car il avait signé en même temps que lui une lettre adressée aux prélats de l'Occident. Mais Anthime, bien que fort avancé en âge, semble avoir été tout ensemble ambitieux et cupide. Il vit dans la promotion de Tyane au rang de capitale une occasion d'augmenter l'importance de son siège. Il imagina d'en faire la métropole religieuse en même temps que civile de la seconde Cappadoce, et de revendiquer comme suffragants tous les évêchés, jusque-là relevant de Césarée, qui se trouvaient dans cette partie détachée de l'ancienne province. Comme conséquence, il prétendit mettre la main sur ceux des biens et des revenus du siège métropolitain qui étaient répartis dans les limites du nouveau territoire. C'était détruire la stabilité de l'organisation ecclésiastique, en la rendant dépendante des fluctuations administratives. Comme le rappellera, quelques années plus tard, le pape Innocent Ier, « l'Eglise de Dieu ne doit pas suivre les changements opères par la politique, et adopter les divisions ou les honneurs que les souverains ont cru devoir établir dans leur intérêt. » Mais la passion fait facilement litière des principes.

Anthime trouva des allies. Parmi les évêques suffragants de Césarée, qui résidaient dans la nouvelle province, tous n'étaient pas encore réconcilies avec Basile. Un grand nombre restaient envieux de son élévation, jaloux de sa supériorité, et se plaisaient même à jeter des doutes sur son orthodoxie, pourtant assez glorieusement prouvée. C'est environ un an après le décret impérial scindant la province, et apparemment quand Valens eut quitté Césarée, que se manifestèrent les prétentions d'Anthime. Aussitôt beaucoup des adversaires plus ou moins caches de Basile jetèrent le masque, et s'attachèrent à l'évêque de Tyane. Ils se considérèrent comme faisant partie de son synode, répondirent à ses convocations, repoussèrent celles de Basile. Comme l'écrit celui-ci, « dès que la partie delà province ou ils habitaient reçut un autre nom, ils s'estimèrent d'un autre pays, d'une autre race, et n'eurent plus de rapports avec nous. » A ces dissidents de parti pris se joignirent sans doute des hommes de bonne foi, qui n'avaient pas su voir le vice de la thèse soutenue par Anthime, et aussi la foule de ceux que charme la nouveauté, et qui se tournent d'instinct vers le soleil levant. Avec l'aide de tout ce monde, Anthime se prépara à lui-même sa province ecclésiastique, séduisant les uns, au besoin déplaçant d'autorité les autres.

Anthime fit plus encore : il se conduisit en vrai brigand. Le monastère de Saint-Oreste, bâti sur une des pentes du Taurus, devait à l'Eglise de Césarée un tribut en argent et en nature. Basile, voulant, en face des prétentions de ses adversaires, affirmer son droit, résolut d'aller en personne percevoir ces redevances. Grégoire, en fidèle ami, l'accompagna. Comme ils revenaient, ramenant un troupeau, et suivis d'une caravane de mules, ils furent assaillis, dans un défilé de la montagne, par une troupe d'hommes armés, que dirigeait Anthime en personne. « Je ne permettrai pas de payer tribut aux hérétiques, » s'écriait celui-ci, joignant à la violence l'injure la plus cruelle et la plus imméritée, et cachant sa cupidité sous le faux prétexte de l'intérêt des âmes et d'un zèle jaloux pour l'orthodoxie. Il fallut employer la force pour se frayer un passage : des hommes aussi pacifiques que Basile et Grégoire furent obligés de prendre part au combat. Il semble qu'une partie des mules resta aux mains des assaillants. On s'étonnera peut-être de l'ardeur mise par Basile, ce pauvre volontaire, qui ne possédait en propre que ses habits et ses livres, à défendre des biens temporels. Il faut se souvenir qu'il ne pouvait en conscience y renoncer, puisque ces biens n'étaient dans ses mains qu'un dépôt. Et l'on ne doit pas oublier qu'à cette époque, où il n'y avait pas de budget des cultes, les Églises, avec leur personnel considérable de prêtres, de clercs, de veuves, de vierges, d'orphelins et de pauvres, ne pouvaient subsister que du revenu de leurs immeubles. Nous verrons bientôt l'immensité des fondations charitables entreprises par Basile : à elles seules elles suffiraient à le justifier de s'être montré le gardien scrupuleux du patrimoine ecclésiastique.

Ce qui préoccupait Basile, ce n'était pas seulement la diminution des revenus de sou Eglise; c'était encore l'amoindrissement du siège de Césarée par suite de la défection de beaucoup de suffragants. Il résolut d'accroître, dans la partie de la Cappadoce qui lui restait, le nombre des évêchés. Cette résolution n'était pas inspirée par une puérile vanité, qui était bien éloignée de l'esprit de Basile; mais, comme les canons des conciles obligeaient les suffragants à se réunir, à des époques périodiques et assez rapprochées, autour du métropolitain de la province, il importait, et pour la dignité du siège, et pour la bonne direction des affaires, que son synode ne fût pas trop réduit. La multiplication des évêchés, dans la partie de la province qui garde le nom de première Cappadoce, eut, selon saint Grégoire, de grands avantages, et pour le bien des âmes, dont elle rapprocha les pasteurs, et pour la conciliation future, dont elle prépara les voies. Cette mesure opportune fit cependant une victime, qui fut Grégoire lui-même.

Parmi les localités qu'Anthime disputait à la juridiction de Basile était le bourg de Sasimes. Bien qu'assez distant de Césarée, il paraît avoir eu pour l'Église de cette ville une importance particulière, à cause de sa situation au confluent de plusieurs routes par lesquelles passaient les convois d'animaux ou de denrées qui, de divers côtés, lui étaient envoyés en tribut. Basile comprit Sasimes parmi les évêchés nouveaux qu'il érigea, et ne crut pas trop présumer de l'amitié de Grégoire en l'appelant à en occuper le siège, dont les circonstances faisaient comme une sorte de point stratégique. Quand il prit cette détermination, à laquelle rien n'avait préparé Grégoire, Basile ne se doutait pas du coup qu'il portait à son ami. Peu s'en fallut que l'étroite liaison qui l'unissait à l'ancien compagnon de ses éludes, au cher confident de ses pensées, n'en lut rompue. Pour comprendre la peine que ressentit Grégoire, il faut savoir que ce soudain appel à l'épiscopat était pour lui la brusque fin d'un rêve longtemps caressé. Grégoire, qui préférait à tout la contemplation et la solitude, qui même n'avait naguère reçu la prêtrise que par obéissance pour son père, et presque malgré lui, avait formé le dessein d'embrasser la vie monastique après la mort de ses parents. Voyant Basile, qui savait cela, qui avait approuvé ce dessein, n'en pas tenir compte, et le jeter d'autorité dans une voie nouvelle, contraire à tous ses goûts, Grégoire ne put retenir ses plaintes. Il fut amer jusqu'à l'injustice. Il se crut sacrifié à un intérêt étranger, « emporté par une volonté qui entraîne tout comme un torrent. » Le choix du lieu lui fut particulièrement pénible. A l'en croire, Sasimes est un bourg étroit, sans eaux courantes, sans verdure, traversé par trois routes poudreuses, vulgaire, bruyant, plein de voitures, de chevaux, de voyageurs, d'agents du fisc, ayant une population pauvre et flottante. L'envoyer là, comme une sentinelle avancée, condamnée à une lutte perpétuelle avec Anthime, n'était-ce pas un crime de lèse-amitié ? « Il apprenait enfin à ne plus se fier à un ami, et à mettre sa confiance en Dieu seul. » Le ressentiment, sans doute, ne durera pas, et dans l'âme loyale de Grégoire, l'ancienne amitié pour Basile reviendra bientôt, aussi franche, aussi dévouée, aussi tendre que jamais. Cependant de la blessure il restera toujours un point douloureux. Dix ans plus tard, quand, jouissant enfin de la retraite tant désirée, Grégoire écrira le poème de sa vie, il ne pourra toucher à ce souvenir sans que le flot comprimé de l'ancienne amertume ne jaillisse de nouveau.

Grégoire consentit, cependant, à recevoir la consécration épiscopale. L'ascendant qu'avaient sur lui le vieil évêque de Nazianze et Basile triompha de ses résistances. Il inclina la tête sous l'onction sainte, tout en protestant dans son cœur contre ce qu'il estimait une atteinte à sa liberté. Les discours qu'il prononça dans cette occasion solennelle sont curieux à lire. On y trouve un mélange de sentiments contraires. Prêchant à Nazianze, peu de jours après avoir été consacré, devant son père et Basile : « Ce que tu voulais est arrivé, dit-il à ce dernier; tu m'as maintenant en ta dépendance; tu as vaincu celui qui ne devait pas céder.... Je n'ai pas été persuadé, mais contraint. » La vertu de Basile est telle, cependant, qu'à ces reproches à peine voilés le nouvel évêque ne peut s'empêcher de joindre de justes louanges : « Enseigne-moi, s'écrie-t-il, à imiter ta charité pour ton troupeau, ton soin, ton attention, ta sollicitude, tes veilles, la subordination de ton corps à l'esprit, le zèle qui te fait pâlir au service des âmes, le soin avec lequel tu as tempéré ta vivacité de cœur, ta sérénité et ta mansuétude (exemple rare entre tous) dans le maniement des affaires, les combats que tu as livrés pour tes ouailles, les victoires que, par la grâce du Christ, tu as remportées ! »

Un autre Grégoire, cependant, le frère de Basile, récemment nommé évêque de Nysse, était arrivé à Nazianze pour consoler et encourager le nouveau prélat. On peut se demander si la démarche était opportune; Grégoire de Nysse, qui avait en toutes choses les intentions les plus pures, se trompa quelquefois par excès de zèle. Grégoire de Nazianze, prêchant devant lui, ne put s'empêcher de faire un parallèle entre les deux frères, et de mettre en pendant la compassion de l'un et ce qui lui paraissait être l'humeur impérieuse de l'autre. Bientôt, cependant, un nouvel incident se produisit. La passion de la solitude fut un instant la plus forte : se dérobant à ses nouveaux devoirs, Grégoire s'enfuit au désert ou se réfugia dans quelque maison de retraite. Son père et Basile eurent beaucoup de peine à le décider au retour. Il revint cependant à Nazianze; dans un discours mélancolique, il y pleura son repos perdu. « Je désirais, dit-il, laisser à d'autres les travaux et les honneurs, les combats et les victoires; je voulais me créer une vie de méditation et de paix, traverser sur une petite barque un étroit océan, me bâtir modestement une petite maison pour l'éternité. » Mais, ajoute-t-il, « l'amitié, d'une part, de l'autre les cheveux blancs de mon père l'ont emporté : cette vieillesse qui touche presque au port, et cette amitié qui est riche en Dieu et qui enrichit les autres de ses dons ! » Aussi, conclut le pieux orateur, « j'abjure désormais toute colère, je regarde d'un œil calme la main qui m'a fait violence, et je souris à l'Esprit; ma poitrine haletante s'apaise; la raison revient; l'amitié, cette flamme qui était assoupie et presque éteinte, se rallume et revit. »

Je regrette d'être obligé d'interrompre ces citations; rien autant que ces trois discours ne fait comprendre l'âme délicate, hésitante, prompte à s'éloigner et à revenir, l'âme sainte et douloureuse de Grégoire de Nazianze. Peut-être n'est-il pas de meilleure explication de la conduite de Basile, qui se sentait obligé de suppléer par une volonté ferme à l'indécision de son pieux ami. Accoutumé à tout regarder d'un point de vue supérieur, il ne songea peut-être pas assez à la disproportion qu'il y avait entre le petit siège de Sasimes et le mérite de Grégoire. Ou s'il y songea, ce fut pour dire que « le nouvel évêque ne tirerait aucun lustre de sa résidence, mais au contraire illustrerait celle-ci; car il est d'un homme vraiment grand de n'être pas seulement prêt aux grandes choses, mais de grandir par ses talents celles qui semblent infimes. » Si même Basile manqua en quelque chose aux ménagements que l'extrême sensibilité de son ami eût demandés, ou si Grégoire, de son côté, se froissa ou se découragea avec excès, nous contemplerons d'un œil ému la passagère imperfection mêlée à de si hautes vertus, et nous remercierons Dieu de nous laisser voir en ses saints quelque reste d'humaine faiblesse. Ajoutons, cependant, que l'approbation donnée sans réserves par le vénérable évêque de Nazianze à la conduite de Basile semble propre à disculper celui-ci de tout reproche.

Les événements se chargèrent, du reste, de tirer d'embarras le nouvel évêque de Sasimes. Il était encore à Nazianze, peu pressé de prendre possession de son siège, quand Anthime, accompagné de quelques-uns de ses suffragants, se rendit dans cette ville. Le prétexte du voyage était une visite au vieux Grégoire ; le but véritable, profiter du mécontentement du fils pour attirer celui-ci à son parti, et s'en faire reconnaître comme métropolitain. A toutes ses avances, Grégoire répondit par un refus formel : Anthime, dépité, le quitta en raillant ce qu'il appelait son « Basilisme. » Une lettre d'Anthime vint bientôt après inviter Grégoire à son synode : ce fut le même refus. Anthime, alors, écrivit qu'il venait de s'emparer « des marais de Sasimes, » malgré les protestations et les défenses de Grégoire. Celui-ci fut probablement heureux de cette occasion de céder à la force : ne pouvant reconquérir à main armée sa ville épiscopale, il demeura à Nazianze, où il accepta d'aider son père comme coadjuteur. Il n'était point allé à Sasimes, et n'avait fait dans cette Église aucun acte de juridiction.

Un accord, sur lequel nous n'avons pas de détails se fit peu après entre Anthime et saint Basile. On possède une lettre de celui-ci, adressée au sénat de Tyane et pleine des sentiments les plus conciliants. Saint Basile paraît avoir eu une conférence avec les évêques de la seconde Cappadoce. Il est probable que l'amour de la paix lui fit abandonner beaucoup de ses droits, et tolérer l'état de choses créé par les usurpations d'Anthime.

CHAPITRE IV
L'ADMINISTRATION ÉPISCOPALE

Il nous faut maintenant voir saint Basile dans l'exercice de sa charge épiscopale et dans l'administration intérieure de son Église.

On se souvient que la confiance de son prédécesseur l'avait chargé, simple prêtre, de réformes à faire dans la liturgie comme dans la discipline. Basile, en prenant possession du siège de Césarée, trouvait donc accomplie déjà une partie de son œuvre. Aussi ne remarquons-nous pas que, dans la suite, il ait eu beaucoup à innover. Son clergé, pris en masse, paraît avoir été exemplaire. L'évêque d'une grande ville, voulant se choisir un successeur, ne trouve rien de mieux que de s'adresser à Basile et de lui demander un de ses prêtres; Basile n'a pas à chercher longtemps pour désigner, dans le corps sacerdotal de Césarée, un homme de mœurs graves, savant en droit canonique, d'une foi non moins éclairée que solide, d'une austérité presque excessive, pauvre par choix et par vertu. Cet amour de la pauvreté lui est commun avec ses confrères. Malgré les lois qui permettaient alors aux clercs de faire le commerce, et leur accordaient même dans ce cas (au moins jusqu'au règne de Valentinien et de Valens) l'exemption de la patente, les prêtres soumis à la juridiction de Basile s'en abstiennent généralement. Sans traitement, sans revenus, quelquefois plusieurs ensemble, ils vivent, a l'exemple de saint Paul, du travail de leurs mains. Ils s'adonnent de préférence à des métiers sédentaires, qui ne les obligent pas à de fréquentes absences et n'entravent pas le ministère paroissial. Lors de la persécution de Julien, on n'a signale aucune apostasie dans le cierge de Césarée : un de ses membres a même eu la gloire d'être torturé sous les yeux de l'empereur : sans en prendre de l'orgueil, le confesseur de la foi gagne sa vie au métier de copiste, et trouve encore le moyen de prélever sur ses modestes gains de quoi faire l'aumône. Basile entoure de respect et d'affection ce vétéran du sacerdoce. Le seul privilège temporel qu'il réclame pour ses prêtres, comme pour ses moines, c'est l'exemption d'impôts. On a de lui, sur ce sujet, une lettre au préfet du prétoire Modestus. Peut-être s'étonnera-t-on du langage confiant de cette lettre, adressée à l'arrogant magistrat dont nous avons rapporté le dialogue avec Basile. Mais Grégoire de Nazianze raconte qu'a la fin du séjour de Valens à Césarée, Modestus, tombé gravement malade, avait eu recours aux prières de Basile, et leur attribuait sa guérison. Des rapports affectueux s'étaient dès lors établis entre le fonctionnaire reconnaissant et l'évêque, toujours prêt à oublier les injures reçues. Basile en profita pour intercéder en faveur des ministres de son Eglise, que des répartiteurs trop zèles avaient inscrits parmi les contribuables : ce qu'il demande, ce n'est pas la radiation individuelle de chacun d'eux, mais la faculté pour l'évêque d'exonérer ceux qui ne peuvent payer, non une faveur passagère, mais la reconnaissance d'un principe. La même immunité doit être accordée aux moines qui « vivent conformément à leur profession, n'ont ni argent ni corps; leur argent, ils le distribuent aux pauvres; leur corps, ils l'exténuent de jeûnes et de prières; et ils travaillent au bien public, puisque leur manière de vivre apaise la colère de Dieu. »

Saint Basile n'avait pas de peine à maintenir autour de lui, par l'autorité et par l'exemple, les mœurs édifiantes de son clergé. Sur les prêtres, diacres ou clercs établis hors de Césarée, dans les villes ou les campagnes de sa juridiction, il exerçait une exacte surveillance. On le voit jusqu'à la fin de sa vie, malgré la faiblesse de sa santé, visiter les paroisses de son diocèse, même celles qui étaient situées dans les montagnes. Son attention à retrancher tout scandale est extrême : un prêtre de la campagne, âgé de soixante-dix ans, ayant cru pouvoir, malgré les canons de Nicée, garder une femme dans sa maison, Basile l'oblige à la renvoyer, non qu'il craigne de ce vieillard un manquement à la vertu, mais parce que la discipline doit être observée, et qu'il n'est pas permis, par un mauvais exemple, de donner à d'autres occasion de pécher. Si Basile poursuivait ainsi jusqu'à l'apparence du mal, il obligeait ceux qui dépendaient de lui à faire de même, et travaillait à leur communiquer son énergie. Les rapts étaient fréquents en Cappadoce. Basile apprend qu'une jeune fille de la campagne a été enlevée, que le ravisseur a eu des complices, que la victime a trouvé asile dans un village voisin, et que les habitants se sont même armés pour empêcher qu'on la reprenne. Il rend responsable de ce fait le prêtre de la paroisse où elle demeurait, et lui reproche dans les termes les plus sévères sa mollesse, « son absence d'indignation. » Il devra réparer sa faute en ramenant, coûte que coûte, la fille à ses parents. Quant au ravisseur, à ses complices, et à toute leur famille, ils seront excommuniés, et le village où la jeune fille a été recueillie sera mis en interdit.

Pas plus que le scandale ou la mollesse, les excentricités religieuses ne trouvaient grâce devant lui. Le diacre Glycère avait été attaché à l'une des églises du diocèse, pour en aider le desservant. D'esprit chimérique, de manières séduisantes, il se fit promptement une clientèle de jeunes filles, qu'il dirigea dans les voies d'une piété plus bizarre que solide. Il affectait des airs arrogants, avait adopté un costume de supérieur ou de « patriarche, » se laissait combler de petits cadeaux. Ni les avertissements du prêtre de la paroisse, vieillard vénérable, ni ceux du chorévêque, ni ceux de Basile lui-même, n'étaient écoutés. Craignant, cependant, des réprimandes plus sévères, il prit la fuite, un soir, suivi des jeunes filles qui s'étaient attachées à lui. Quelques jeunes gens les accompagnaient. On ne dit pas qu'aucun scandale de mœurs se soit produit : le silence de Basile à cet égard est une preuve du contraire. Mais cette troupe qui parcourait les campagnes en chantant des hymnes et, semble-t-il, en dansant, et traversait même ainsi, au milieu des rires de la populace, la foule assemblée un jour de marché, causait aux vrais chrétiens une surprise mêlée d'indignation. Les parents dont les filles avaient été enlevées couraient à leur poursuite, les suppliaient de revenir, n'obtenaient le plus souvent de ces exaltées et de leur chef que des refus dédaigneux. Glycère et sa suite se réfugièrent enfin près d'un évêque de Cappadoce, appelé Grégoire. Celui-ci, les croyant sans doute injustement persécutés, ne découvrant d'ailleurs rien d'immoral dans leur conduite, consentit à les prendre sous sa protection. Basile écrivit alors à Grégoire, lui exposa les faits, et lui demanda de rapatrier Glycère et ses compagnes, ou au moins celles-ci, au cas où Glycère refuserait de revenir. Pourvu que les fugitifs se présentent porteurs d'une lettre de l'évêque, la faute sera pardonnée; mais, en cas de désobéissance, Glycère sera destitué de toute fonction ecclésiastique. Il envoya une autre lettre à ce dernier, paternelle et sévère tout ensemble. « Ta conduite, lui dit-il, a cou vert d'opprobre tout l'ordre monastique, » ce qui montre que cet aventurier avait eu la prétention d'instituer un nouveau genre de vie religieuse ; il lui réitère la promesse de pardon, s'il manifeste un repentir sincère : « autrement, avec tes cantiques et ta belle robe, tu perdras Dieu, et conduiras à l'abîme les vierges que tu as entraînées. » Une troisième lettre de Basile, adressée à l'évêque Grégoire, fait part de son étonnement de n'avoir encore rien obtenu. On ne sait comment se termina cette affaire : le dossier qui en est resté met bien en lumière le bon sens, la fermeté et la douceur de Basile.

Celui-ci ne faisait pas seulement porter sa vigilance sur les membres de son clergé : il veillait aussi à réprimer toute faute ou toute négligence des chorévêque, sorte de coadjuteurs établis dans les districts de campagne pour y exercer certaines fonctions épiscopales. Les canons leur donnaient un droit de surveillance sur les prêtres et les diacres : on vient de voir Glycère averti par le chorévêque de qui dépendait la paroisse où il servait. Ils avaient de plus le pouvoir d'ordonner les ministres inférieurs, c'est-à-dire les clercs au-dessous des diacres. Mais il paraît que des abus s'étaient quelquefois glissés dans ces ordinations. Bien des gens, à cette époque, comme on le verra aussi au moyen âge, entraient dans la cléricature, non pour exercer des fonctions ecclésiastiques, mais pour se soustraire soit à la justice civile, soit à certaines charges fiscales, soit au service militaire. Des chorévêques, oublieux de leur devoir, avaient consenti, à prix d'argent, à ordonner ainsi des sujets incapables ou indignes. Basile adressa à tous ceux de sa circonscription une lettre circulaire très énergique. Il condamne les pasteurs qui « vendent les choses spirituelles, » et « font un marché de l'église, où ils ont le dépôt du corps et du sang du Christ. » S'ils persistent « à imiter ainsi Judas, » ils seront déposés.

Un autre abus, moins criminel sans doute que la simonie, mais cependant assez grave, s'était aussi introduit. Des chorévêques complaisants admettaient sans examen les aspirants à la cléricature et négligeaient d'en donner avis à l'évêque, comme ils y étaient obligés. Souvent même ils laissaient les prêtres ou les diacres de leur circonscription choisir ces ministres inférieurs. Il arrivait ainsi que les petites villes ou les villages se remplissaient de clercs, parmi lesquels il était impossible de trouver un homme en état d'être appelé au service des autels. Basile envoya à ses chorévêques une nouvelle circulaire pour remettre en vigueur les canons. Il est probable que l'abus qu'il se proposait de corriger était fort ancien, car il déclare que les clercs admis directement par les prêtres depuis la première indiction, c'est-à-dire depuis l'an 358, seront déposés et remis au rang des laïques, sauf à pouvoir, s'ils le méritent, être choisis de nouveau, après mûr examen, par les chorévêques.

Cette vigilance de Basile n'impliquait, vis-à-vis de ses subordonnés, ni dédain ni dureté. Une lettre adressée par lui à l'un de ses chorévêques, Timothée, en qui il avait à reprendre quelque immixtion indiscrète ou excessive dans les affaires temporelles et dans la politique, montre de quelle affection, de quels égards, de quel vrai respect étaient mêlées ses admonitions pastorales. Une autre lettre laisse voir le soin avec lequel il choisissait ses coadjuteurs, attentif à écarter toute considération humaine, et attendant de la prière plus que de tout autre moyen les lumières propres à guider son choix.

La renommée de saint Basile était assez grande pour que, malgré les dissidences profondes qui les séparaient, l'empereur ait eu recours à lui pour rétablir la paix religieuse dans une province où l'épiscopat était affaibli par de longues dissensions. C'est probablement avant de quitter Césarée, en 372, que Valens l'envoya en Arménie, avec mission de pourvoir aux sièges vacants. Bien que contrarié par la défection d'un auxiliaire sur lequel il avait compté, Basile paraît avoir réussi dans cette œuvre difficile. Son zèle, sa prudence, suppléèrent au peu de connaissance qu'il avait des hommes et des lieux, à son ignorance même de la langue et des coutumes du pays. Il parvint à rétablir la concorde entre les évêques; il les réveilla de leur indifférence; il leur fit même accepter un ensemble de règles disciplinaires, en vue de réprimer des désordres de mœurs particuliers à l'Arménie. Il eut, entre autres succès, la joie de laver un prélat arménien, Cyrille, de calomnies répandues contre lui, et de nommera l'Eglise de Satales, demeurée sans pasteur, un évêque excellent. La paix religieuse eût été pour longtemps rétablie en Arménie, si les intrigues d'Anthime n'y avaient trop vile ramené la division.

L'histoire d'une autre élection épiscopale, à laquelle furent mêlés saint Basile et saint Grégoire de Nazianze, mérite d'être racontée, car elle montre la brèche chaque jour plus large laite par l'esprit de l'Évangile dans l'inhumaine institution de l'esclavage. Les canons en vigueur au IVe siècle interdisaient d'élever un esclave au sacerdoce ou à l'épiscopat, sans le consentement de son maître, manifesté par l'affranchissement préalable. Quelquefois l'intérêt des âmes déterminait à passer outre, dans des circonstances que l'on eût pu croire exceptionnelles, si saint Jérôme ne nous assurait que le clergé de son temps comptait beaucoup d'esclaves.

Un jour, les habitants d'un petit bourg de Cappadoce, perdu dans une contrée déserte et depuis longtemps privé d'évêque, élurent d'un commun accord, et malgré ses protestations, un pieux esclave, appartenant a la matrone Simplicia. Ils l'amenèrent à Basile et à Grégoire, les suppliant de lui donner la consécration épiscopale. Ceux-ci, touchés des larmes de ces braves gens, cédèrent à leur désir, sans attendre le consentement de Simplicia. Elle ne paraît pas avoir revendiqué l'esclave du vivant de Basile (à moins que la lettre 115 de celui-ci ne soit considérée comme une réponse à une revendication de cette nature). Mais, après la mort de l'évêque de Césarée, elle menacera Grégoire d'un procès, ce qui donnera à celui-ci l'occasion d'écrire une fort belle lettre, où il offre à Simplicia de lui payer la valeur de l'esclave, mais la supplie d'avoir égard à la mémoire de Basile, de respecter « la liberté de la grâce, » et « de ne pas contrister l'Esprit Saint eu soumettant aux tribunaux civils un litige de cette nature. »

Les évêques jouissaient, à celte époque, d'une certaine juridiction temporelle. Non seulement ils exerçaient légalement le rôle d'arbitre envers les chrétiens qui préféraient leur sentence à celle des tribunaux ordinaires, mais encore ils connaissaient des délits commis au préjudice des églises et dans l'enceinte des lieux consacrés au culte. Quand il avait à juger quelque infraction de ce genre, le vieux Grégoire de Nazianze s'entourait quelquefois de l'appareil de la torture ; puis, quand le coupable, tout tremblant, était couché à terre, dépouillé de ses vêtements, il se contentait de lui tirer l'oreille ou de lui donner une légère tape, avec une admonition paternelle. Basile n'avait pas de ces façons de vieillard; mais il tenait à l'exercice de son droit. Il savait que la juridiction épiscopale avait le moyen, qui manquait à la juridiction civile, de tempérer la justice par la miséricorde. Un jour, des voleurs pillèrent, dans une église de son diocèse, le vestiaire des pauvres. Ils furent arrêtés par les gardiens du sanctuaire. Un greffier du tribunal civil estima que ceux-ci avaient usurpé sur ses fonctions, et qu'a lui seul appartenaient l'arrestation et la garde de ces voleurs. Autant pour défendre le droit épiscopal que pour dégager la responsabilité de ce fonctionnaire, Basile lui écrivit, affirmant son privilège de juger les délits commis dans une église, et d'en soustraire la connaissance aux juges civils. Il revendiqua ensuite les vêtements dérobés, dont le greffier avait déjà dressé l'inventaire, et distribua les uns aux pauvres, remit les autres dans le vestiaire pour les distributions futures. Quant aux pillards, il leur fit une sévère réprimande, espérant, dit-il, les rendre meilleurs et amener leur conversion. « Car ce que ne font pas les châtiments corporels infligés par les tribunaux, nous savons que souvent l'accomplit la crainte des terribles jugements de Dieu. » Basile autorisa, du reste, le greffier à faire de toutes ces choses rapport au magistrat, sûr que celui-ci, dont il connaissait le caractère intègre, approuverait cette façon d'agir.

A cette époque, ou les troubles civils étaient fréquents et où les citoyens restaient souvent exposés aux caprices de fonctionnaires sans surveillance et sans contrôle, les conciles avaient fait un devoir aux évêques d'intervenir en faveur des petits, des faibles, des gens injustement accusés, de toutes les victimes de l'arbitraire ou de la tyrannie. Saint Basile y donna toute son activité. Une partie de sa correspondance est consacrée à cet objet charitable. Il met en mouvement, pour l'atteindre, ses amis les plus haut placés, préfets du prétoire, maîtres des offices, magistrats, gouverneurs. C'est dans ce but qu'il cultive avec soin leur amitié. « De même, dit-il, que ceux qui marchent au soleil sont, qu'ils le veuillent ou non, accompagnés de leur ombre; de même les rapports entretenus avec les grands sont toujours suivis de quelque chose, qui est le soulagement des malheureux. » Nombreuses sont ses lettres demandant des exemptions ou des remises d'impôts, de charges, de redevances, en faveur soit de pauvres gens, soit même de bourgs ou de villes. Si quelqu'un est l'objet de soupçons ou de poursuites injustes, aussitôt Basile écrit pour le défendre. Les vices de la fiscalité romaine ne cessent de le préoccuper : en même temps qu'il réclame contre l'inscription dans la curie d'un enfant de quatre ans, qu'il demande qu'un de ses protégés soit libéré de l'office de répartiteur, qu'il condamne comme immoral le serment que les percepteurs exigeaient des paysans, il exhorte un ancien magistrat à sacrifier son amour du repos au bien public, en acceptant un emploi fiscal dans un canton où les contribuables étaient opprimés. Connaissant les abus de la justice officielle, il presse un de ses amis de se laisser nommer arbitre entre deux plaideurs, afin de les dispenser de recourir aux tribunaux. Un maître est-il irrité contre des esclaves coupables ? Basile le supplie de pardonner. Un païen est-il mécontent de la conversion de son fils ? Basile l'invite à faire fléchir l'autorité paternelle devant les droits de la conscience. Des voyageurs sont-ils venus de loin, pour ramener dans leur pays le corps d'un parent mort en Cappadoce ? Il sollicite pour eux la faveur de la poste impériale. Le manque de communications aggrave-t-il la famine qui sévissait dans la province ? Il écrit directement à l'empereur pour demander la construction d'un pont. Il n'est pas une misère, méritée ou imméritée, il n'est pas un intérêt, grand ou petit, public ou privé, qui n'ait Basile pour avocat.

Il s'y dévoua quelquefois au péril même de sa liberté et de sa vie. Une veuve de haute naissance était demandée en mariage par un assesseur du préfet du Pont. Elle résistait à ses poursuites. L'assesseur menaça de l'enlever. La veuve se réfugia dans l'église de Césarée, près de l'autel et de la table sainte. L'évêque vint au secours de la suppliante, en lui donnant asile dans sa maison. Le préfet se déclara pour son subordonné. « Il faut m'obéir, s'écria-t-il, et les chrétiens doivent faire céder leurs lois à ma volonté. » Sur son ordre, on fouilla la demeure épiscopale. Ses envoyés firent des recherches jusque dans la chambre de Basile. C'était adresser une odieuse injure à l'homme, selon l'expression de saint Grégoire, « le plus étranger à toute concupiscence, qui vivait dans la compagnie des anges, et sur lequel une femme n'eût même osé lever les yeux. » Irrité de ne rien trouver, le préfet, qui s'était rendu à Césarée, manda Basile au tribunal comme s'il eût commis un rapt. Celui-ci comparut avec son calme ordinaire, mêlé de ce dédain ironique qui tant de fois démonta ses adversaires. « Enlevez-lui son manteau, » commanda le magistrat furieux. « Je déposerai même ma tunique, si tu le veux, » dit Basile. « Je vais te faire déchirer avec des ongles de fer, » continua le préfet. « Ce traitement, repartit Basile, sera peut-être salutaire à mon foie, qui me fait en ce moment beaucoup souffrir. » Pendant que ces propos s'échangeaient, la cité était en émoi. Le peuple sortait en foule des maisons. On eût dit, selon la remarque de Grégoire, un essaim d'abeilles, chassé hors des ruches par le feu. Les gens de tout âge, de toute condition, se rassemblaient. Parmi eux, on voyait au premier rang les ouvriers des manufactures impériales, armuriers et tisserands. Les uns brandissaient les outils de leur profession, d'autres avaient en main des pierres, des bâtons, jusqu'à des torches allumées; les femmes s'armaient de leurs fuseaux. Ce peuple, qui adorait Basile, s'avançait furieux vers le tribunal. Au bruit de l'émeute, le préfet pâlit. Tout à l'heure si arrogant, il se fit petit, humble, suppliant, tandis que Basile, aussi calme dans le triomphe que dans l'épreuve, du geste écartait les flots du peuple et protégeait la retraite de son juge. L'attachement des habitants de Césarée à la foi orthodoxe, dont ils voyaient en Basile l'un des plus intrépides champions, était sans doute pour beaucoup dans cette popularité; mais l'amour témoigné par le saint évêque aux malades et aux pauvres dut contribuer aussi, pour une grande part, à lui gagner le cœur du peuple. Nul peut-être, depuis les premiers temps du christianisme, n'avait fondé d'aussi nombreuses et d'aussi puissantes institutions charitables. Si l'empereur Julien eût vécu quelques années de plus, l'impatience qu'il ressentait en comparant l'admirable organisation de l'assistance publique chez les chrétiens et son absence presque complète dans la société païenne aurait trouvé pour s'exprimer des accents encore plus vifs. Ce ne sont pas seulement des établissements isolés, c'est, autant qu'il est possible de l'entrevoir, tout un ensemble de secours qu'a prévu l'esprit créateur de Basile. Au premier degré sont les asiles locaux. Dans chaque circonscription administrée au spirituel par un chorévêque est une « maison de pauvres, » sorte de petit hospice desservant les divers villages qui composent la circonscription. Au centre du diocèse, près de Césarée, s'élève un grand établissement, ou plutôt toute une ville de la charité, où chaque maladie, chaque misère a son compartiment, sa demeure, ses soins particuliers, et vers laquelle affluent les malheureux pour qui la charité privée et l'assistance locale se sont trouvées insuffisantes.

Un établissement de ce genre suppose une foule de dépendances. Basile fut peu à peu amené à y concentrer presque toutes les formes de l'activité humaine. L'église occupait la place principale et la plus en vue. Autour d'elle se groupaient la maison de l'évêque, qui avait voulu demeurer près de ses malades et de ses pauvres, puis les bâtiments destinés aux divers ordres du clergé, et aménagés de manière à offrir une large hospitalité : des appartements y étaient réservés au gouverneur de la province. Venaient ensuite les hôtelleries des voyageurs et des pèlerins, l'hospice des vieillards, l'hôpital des malades : les lépreux avaient un quartier spécial, auquel Valens, lors de son passage à Césarée, avait affecté le revenu de plusieurs immeubles. On voyait encore les logements des médecins, des infirmiers, des gens de service; puis les écuries, étables, bâtiments accessoires. Cette immense agglomération exigeait aussi beaucoup d'ouvriers, soit pour les constructions, soit pour l'entretien. Tous les métiers y étaient représentés : c'était, du reste, l'usage antique : on sait que les grandes exploitations agricoles, les importantes villas, se suffisaient ordinairement à elles-mêmes, sans presque rien tirer du travail du dehors. A l'entoure des bâtiments hospitaliers se déployèrent des ateliers de toute sorte : même les ateliers d'art n'avaient pas été oubliés : Basile savait que les choses utiles ont, elles aussi, besoin d'être belles. Il n'y a pas à presser beaucoup certains mots de sa lettre au gouverneur Elie, pour ajouter que des écoles d'arts et métiers, réservées aux orphelins entretenus par l'Eglise, faisaient probablement partie de cet immense ensemble.

La calomnie, qui suit toujours les grandes entreprises, ne pouvait manquer de noircir les desseins de Basile et d'incriminer ses intentions. On effraya le gouverneur. On lui dénonça dans l'évêque un rival, et dans les édifices dédiés à la charité une seconde Césarée, destinée à éclipser la première. Il est certain que l'établissement formé par Basile avait les apparences d'une véritable cité. Le peuple l'appelait la Basiliade, nom qu'elle gardait encore au Ve siècle. Tant d'intérêts se sentaient attirés vers elle, que peu à peu le centre d'activité de Césarée paraît s'être déplacé, et que la population abandonna graduellement l'ancienne ville pour se grouper, un ou deux milles plus loin, autour des constructions religieuses et hospitalières. Mais ce résultat, que Basile n'avait pas cherché, ne se produisit probablement pas de son temps. A coup sûr, Basile était innocent de toute pensée d'ambition. On allait à lui et à ses fondations, comme, aux époques où toutes les institutions semblent déclinantes ou mortes, on va d'instinct là où se manifeste la vie. Basile n'aurait pu aisément répondre cela au représentant de l'autorité impériale : mais il n'eut pas de peine à se justifier auprès de ce magistrat, qui était un excellent chrétien, et l'un des meilleurs administrateurs qu'ait eus la Cappadoce. Il sut lui faire apercevoir tout l'éclat que l'œuvre nouvelle ferait jaillir sur la ville, sur la province, sur le gouverneur lui-même. A ceux, d'ailleurs, qui l'accusaient d'arrogance et de faste, il eût suffi, dit saint Grégoire de Nazianze, de montrer Basile au milieu de ses malades et de ses pauvres. Il laissait à d'autres les tables somptueuses, les riches vêtements, les élégants équipages : son luxe était d'être parmi ses lépreux et de coller ses lèvres sur leurs plaies saignantes.

CHAPITRE V
LES AMITIÉS ET LES ÉPREUVES

Saint Basile eut d'illustres amis. On sait de quelle affection l'entoura Grégoire de Nazianze. Si quelques nuages passèrent parfois sur leur amitié, celle-ci reparaissait bientôt plus radieuse et plus vive : après la mort de Basile, Grégoire se constituera le gardien de sa mémoire, le panégyriste de ses vertus. Pour nous qui les étudions de loin, la liaison des deux anciens condisciples met en relief non seulement la conformité de leurs pensées, mais plus encore peut-être la différence de leurs natures. Il semble que, malgré les heurts passagers causés par elle, cette différence même les attirait. Un autre, parmi les plus chers amis de Basile, paraît au contraire avoir été porté vers lui par la ressemblance de leur caractère et de leur destinée. C'est un personnage célèbre dans l'histoire ecclésiastique du IVe siècle, Eusèbe, évêque de Samosate dans la Commagène.

Plus âgé que Basile, Eusèbe était déjà évêque quand celui-ci habitait encore le couvent d'Annesi. Il avait passé, dans la première phase de la persécution arienne, par les épreuves que Basile traversa à son tour dans la seconde. Et, vis-à-vis de Constance, il s'était montré l'homme de fer que sera Basile vis-à-vis de Valens.

Quand Constance, pour plaire aux ariens, voulut le contraindre à livrer le procès-verbal de la consécration de Mélèce comme évêque d'Antioche : « Je n'y consentirai, dit-il, que sur l'ordre de l'assemblée d'évêques qui me l'a remis en dépôt; » et comme le mandataire de l'empereur le menaçait de lui faire couper une main s'il persistait dans son refus : « Je perdrais les deux mains, répondit Eusèbe, plutôt que de rendre un document qui contient une démonstration manifeste de l'impiété des ariens. » C'est probablement dans un voyage entrepris en Phénicie et en Palestine pour encourager les orthodoxes, qu'il fit la connaissance de Basile. La liaison se forma vite, si les lettres 27 et 31 de celui-ci sont antérieures à son épiscopat, comme l'ont pensé les éditeurs bénédictins. Elles témoignent de la confiance de Basile dans les prières d'Eusèbe, auxquelles il attribue la guérison d'une grave maladie. On se souvient des efforts d'Eusèbe pour triompher des opposants à l'élection épiscopale de Basile. Lors du voyage qu'il fit dans ce but à Césarée, on vit, dit saint Grégoire de Nazianze, « la vieillesse se ranimer, les maladies cesser, les grabataires sauter du lit, les infirmes redevenir forts : » qu'il faille entendre à la lettre ces paroles, ou les prendre pour des métaphores, il n'en reste pas moins que, soit dans l'ordre physique, soit dans l'ordre moral, le passage d'Eusèbe à travers la capitale de la Cappadoce opéra des merveilles. Dans tout le cours de son épiscopat, Basile ne laisse passer aucune occasion de consulter Eusèbe, de l'inviter, de l'aller voir. Il lui donne rendez-vous en Arménie, le supplie de venir à Césarée, va le trouver à Samosate.

A ses tentatives pour appeler les Églises d'Occident au secours de celles d'Orient, il associe Eusèbe : ensemble ils signent les lettres écrites dans ce but. Quand Eusèbe, en 374, fut envoyé en exil, dans des circonstances qui le montrent jouissant à Samosate d'une popularité égale à celle qui entourait Basile à Césarée, celui-ci et aussi Grégoire de Nazianze ne cessent de correspondre avec l'exilé, et de le tenir en communication avec ses diocésains : une des épîtres les plus pathétiques de Basile est pour les exhorter à demeurer fidèles au pasteur légitime.

Il faut lire les lettres adressées par lui à Eusèbe, en diverses époques de sa vie, pour se rendre compte de leur affection réciproque, et aussi de la nuance particulière de respect qu'y mêle Basile. Il le considère comme un directeur de conscience, l'appui de sa faiblesse, la lumière de ses doutes. Ce grand homme, à qui la supériorité est si naturelle, et qui parle à tous avec une autorité presque involontaire, se fait petit devant Eusèbe. Une lettre d'Eusèbe est pour lui « ce qu'est au navigateur battu par la tempête la vue du phare annonçant la terre prochaine. » Si Eusèbe peut venir à Césarée, Basile « ne se croira pas complètement exclu des dons de Dieu. » Basile a été malade : « Je n'ai jamais tant souffert de mes maux, écrit-il, qu'en songeant qu'ils m'ont empêché d'aller jouir de ta présence et de tes entretiens. De quelle joie j'ai été privé, je le sais par expérience, bien que je n'aie pu, l'année dernière, que goûter du bout du doigt le miel très doux de votre Eglise.... Mais j'avais, cette fois, de puissants motifs de te désirer : j'avais beaucoup h apprendre de toi. On peut trouver un parfait ami; mais on ne rencontrera personne capable de conseiller avec l'admirable prudence et l'expérience consommée que tu as acquises au service de l'Eglise. » « Que la puissante main de Dieu, écrit-il encore, te conserve entre tous les hommes, généreux gardien de la foi, vigilant défenseur des Églises! puisse Dieu me juger digne de jouir de ta présence, et de m'entretenir avec toi avant de mourir, pour le bien de mon âme ! »

La dernière lettre, peut-être, qu'ait écrite Basile est adressée à Eusèbe. Malade, exténué, se sentant près de sa fin, le saint évêque de Césarée se réjouit à la pensée de la prochaine rentrée de son ami à Samosate. « Plaise, si je dois vivre encore, au Dieu tout-puissant de m'accorder ce spectacle si désirable, ou sinon à moi, au moins à tant d'autres qui souhaitent ton retour dans l'intérêt de leur salut ! Car je me persuade que le moment viendra où le Dieu de miséricorde, se laissant toucher par les larmes que versent pour toi toutes les Eglises, te rendra sain et sauf à ceux qui le prient nuit et jour. » Gratien venait en effet de remplacer Valens, et de rétablir la liberté religieuse. Basile verra seulement l'aurore de ce jour réparateur. Eusèbe lui survivra de quelques mois, pour tomber presque martyr, frappé par une arienne fanatique. Ses fidèles avaient été si profondément pénétrés par lui de l'esprit évangélique, qu'ils demandèrent aux magistrats grâce pour ses meurtriers.

Entre tous les amis de Basile, un des plus attachants est l'évêque d'Iconium, Amphiloque. Ici, les relations ne sont plus les mêmes qu'avec Eusèbe. Basile est de beaucoup l'aîné d'Amphiloque, et c'est en disciple qu'il le traite. Mais on voit tout de suite que le disciple est digne du maître par « l'ardeur et la sincérité du zèle, la gravité et la discrétion des mœurs, » et l'on ne s'étonne pas que Basile ait dédié « à cette tête chérie, précieuse entre toutes, frère Amphiloque, » son Traité du Saint-Esprit.

Cousin germain de saint Grégoire de Nazianze, Amphiloque appartenait, comme celui-ci et Basile, à l'une de ces vieilles familles cappadociennes qui semblaient héréditairement vouées au barreau et même, selon le mot de Grégoire, « aux Grâces et aux Muses, » c'est-à-dire aux belles-lettres. Son père était un avocat de Diocésarée. Amphiloque choisit pour son éloquence un plus grand théâtre. Il s'établit à Constantinople. Mais là, jeune et inexpérimenté, il eut le tort de mettre sa confiance dans un aventurier, et de se laisser compromettre dans une fâcheuse affaire d'argent. Grégoire de Nazianze dut employer pour l'en tirer tout le crédit qu'il avait près de quelques puissants personnages, — entre autres le célèbre sophiste païen Themistius, — auxquels il représenta que son parent avait péché par légèreté, sans que la probité ou l'honneur fussent en cause. Découragé par cet incident, Amphiloque revint en Cappadoce. Il s'y retira dans sa terre d'Ozizala, soignant son père qui touchait à la vieillesse, et passant le temps en méditations religieuses. On a quelques lettres spirituelles et gaies, que Grégoire lui écrivit à cette époque. Basile, qui connaissait le jeune reclus, et avait deviné sa valeur, encore mûrie par l'épreuve, conçut le dessein de l'attirer tout à fait à Dieu. Bientôt une lettre arriva à Ozizala, écrite en apparence par un ami d'Amphiloque, nommé Héraclide, mais en réalité dictée par Basile. Cet Héraclide était aussi un transfuge du barreau, qui faisait à ce moment une retraite près de l'évêque de Césarée, dans le bâtiment de l'hôpital affecte aux hôtes. « Nous autres, lui fit-on écrire, longtemps habitués au forum, nous ne savons ni nous contenter de peu de paroles, ni nous défendre contre les vaines pensées. Nous nous laissons entraîner par l'orgueil, et nous ne renonçons point aisément à avoir grande opinion de nous-mêmes. Contre ces tendances, il nous faut un maître puissant et expérimenté. » Il continue en vantant les leçons de l'évêque, et en les ramenant toutes à ceci : renoncer aux avantages, aux richesses, aux vanités du monde. Mais les leçons ne suffisent pas : pour apprendre à vivre en chrétien, il faut l'exemple de tous les jours. C'est là ce qu'il engage Amphiloque à venir chercher à Césarée. Que celui-ci demande congé à son vieux père, et qu'il se hâte vers l'hôpital : là, il trouvera l'évêque, la vie commune, un continuel entretien. « Nous aurons toujours des rochers et des cavernes où nous retirer; mais nous ne trouverons pas toujours, à notre portée, le secours d'un homme. » Il y aurait faute a n'en pas profiter.

Amphiloque ne résista pas à une invitation aussi ingénieuse et aussi persuasive. Ses progrès près de Basile furent rapides. Il paraît cependant avoir essayé de se soustraire, lui aussi, au fardeau du sacerdoce, et avoir, pendant quelque temps, pris la fuite. Mais « les filets de la grâce le ramenèrent. » Son père cependant souffrait de son absence. Il se plaignit à Grégoire, lui attribuant une part de responsabilité dans ce qu'il appelait l'abandon d'Amphiloque. Grégoire, à ce moment en deuil du vieil évêque de Nazianze, n'eut pas de peine à montrer qu'il n'était pour rien dans la résolution de son jeune parent : par une lettre un peu obscure, mais où semble percer quelque amertume, il rejette tout sur un ami commun, dont lui aussi, dit-il, souffrit naguère semblable violence. Cela paraît bien désigner Basile, si ferme à saisir et à garder ceux qu'il avait une fois jugés capables de servir l'Église. Quelques mois plus tard mourut l'évêque d'Iconium, en Pisidie. Ses diocésains, ne trouvant parmi eux personne qu'ils jugeassent capables de les gouverner, se tournèrent vers Basile, comme tant d'autres l'avaient fait déjà, pour lui demander un pasteur. Basile, qui, loin de chercher à dominer, éprouvait du scrupule à se mêler ainsi « d'ordinations étrangères, » prit conseil d'Eusèbe de Samosate. On n'a pas la réponse de celui-ci, — pas plus qu'aucune de ses lettres, qui eussent été si intéressantes pour l'histoire de ce temps, — mais il est probable qu'il encouragea son ami à rendre le service attendu par les gens d'Iconium. Basile désigna alors Amphiloque.

Pendant les cinq années que vécut encore Basile, il fut en relations constantes avec le nouvel évêque. Sous sa direction, celui-ci régla les affaires ecclésiastiques de l'Isaurie, de la Lycaonie et de la Lycie. Il vint souvent à Césarée. Son arrivée y était une fêle pour le peuple, qui regardait Amphiloque comme un enfant d'adoption. La solennité du martyr Eupsyque, à laquelle Basile conviait toujours beaucoup de prélats, n'eut pas d'assistant plus empressé que lui. Il se plaisait à descendre alors à l'établissement hospitalier, où s'étaient passés les jours décisifs de sa jeunesse. Avec une simplicité touchante, Amphiloque consultait sans cesse Basile. Sur toutes les questions de discipline qui embarrassaient son inexpérience, il lui demandait des solutions : de là les trois lettres canoniques de celui-ci, qui donnent des détails si curieux sur les cas de conscience qui se posaient devant les évêques de ce temps. Avec la même simplicité, Amphiloque avertissait Basile des calomnies répandues contre lui. C'est ainsi qu'il fit savoir à l'évêque de Césarée que des malveillants ou des sots mettaient en doute sa foi en la divinité du Saint-Esprit, et lui donna l'occasion d'écrire le traité dont nous avons déjà parlé et dont nous parlerons plus longuement ailleurs. Quand Basile se sentait tout à fait affaibli par la maladie, au point de ne pouvoir même se faire porter en voiture à quelque sanctuaire de martyr, c'est à Amphiloque qu'il avait recours ; à son tour, il lui demandait conseil et le chargeait de le suppléer. Le ton de ses lettres à ce fils spirituel, chaque jour plus aimé, a quelque chose à la fois de respectueux et de paternel : le langage garde la réserve habituelle à Basile; mais on devine les épanchements qui devaient remplir leurs entretiens. « Si j'avais toujours des messagers pour les porter, lui écrit-il, je ferais des lettres que je t'adresse un journal de ma vie. C'est pour moi une grande consolation de te parler de mes affaires, qui t'intéressent à l'égal des tiennes propres. »

A côté de ces anciens et intimes amis de Basile, on aimerait a connaître les nombreux serviteurs de Dieu que sa renommée de sainteté et de science attira près de lui, qui s'en retournèrent charmés et conservèrent de leur rapide entrevue un fidèle souvenir. Je rappellerai seulement l'un d'eux, le célèbre lyrique syriaque, saint Ephrem.

On lui attribue ce poétique récit de sa visite à Basile : « Le Seigneur eut pitié de moi, un jour que je me trouvais dans une ville. J'entendis sa voix qui m'appelait: « Lève-toi, Ephrem, et mange des pensées. » Je lui dis, plein d'anxiété : « Et où donc, Seigneur, en mangerai-je ? » Il me répondit : « Voici que dans ma maison un vase royal te fournira la nourriture. » Saisi d'étonnement, je me levai et me rendis au temple du Très-Haut. Et quand je fus entré dans le vestibule et eus regardé par l'ouverture de la porte, je visée vase d'élection dans le sanctuaire, exposé à l'admiration de son troupeau, orné et enrichi de paroles majestueuses, et les yeux de tout le peuple appliqués à le contempler. Je vis tout le temple animé de cet esprit. Je vis cette chanté tendre et compatissante qu'il témoignait aux veuves et aux orphelins. Je vis les torrents et les fleuves de larmes que répandait ce saint pasteur, en faisant monter ses prières jusqu'au ciel. Je vis cette Église qu'il aimait si tendrement, qu'il avait si magnifiquement ornée, qu'il avait établie dans un ordre si merveilleux. Je vis couler de sa bouche la doctrine de saint Paul, la loi de l'Évangile, la crainte religieuse de nos mystères. Je vis enfin cette sainte assemblée tout éclatante des divines splendeurs de la grâce. »

Ephrem raconte qu'après l'office Basile le fit venir, et lui dit par interprète (car le pieux pèlerin ne parlait que le syriaque) : « Es-tu cet Ephrem qui s'est soumis d'une manière si admirable au joug du salut ? — Je suis, répondit-il, cet Ephrem qui marche si mal dans la carrière du salut. » Basile s'approcha : les deux saints s'embrassèrent. Puis ils eurent un entretien qu'Ephrem compare à « une table couverte non de mets périssables, mais de vérités éternelles. » Emu de la sagesse de Basile : « Père, lui dit Ephrem, défends-moi contre la paresse et l'inertie; dirige-moi dans la voie droite; perce la pierre de mon cœur. Le Dieu des esprits m'a jeté à toi, afin que tu prennes soin de mon âme. » Ephrem parle en fermes généraux des conversations qui suivirent : il rapporte particulièrement que Basile lui raconta l'histoire, si célèbre en Cappadoce, des quarante martyrs de Sébaste. Sozomène dit que Basile, de son côté, admira l'érudition du diacre syrien : il semble y faire allusion en deux passages de ses discours sur l'Hexaemeron et de son livre sur le Saint-Esprit.

L'amitié eut une grande place dans la vie de Basile. « Depuis mon enfance jusqu'à ma vieillesse, écrit-il dans ses dernières années, j'ai eu beaucoup d'amis. » Avec quelle tendresse il leur parle ! Ecrivant à un ancien condisciple, que dans un de ses voyages il a eu le regret de ne pas rencontrer : « Qu'il m'eût été précieux, lui dit-il, de te revoir et de t'embrasser ! de nous rappeler ensemble notre jeunesse, les jours où nous avions même maison, même foyer, même pédagogue, où la récréation, et l'étude, et le plaisir, et la pauvreté, et tout enfin, nous était commun! Comme ces souvenirs m'eussent ranimé ! quelle joie j'eusse éprouvée à secouer la vieillesse qui m'accable, et à redevenir jeune avec toi! » Mais si l'amitié lui fut souvent une consolation et un soutien, elle fut cause aussi pour lui de vives douleurs. « Je n'ai jamais péché contre l'amitié, » écrit-il. Tous ceux qu'il aima n'eussent pu se rendre ce témoignage. Ses rapports avec Eustathe de Sébaste amenèrent une des épreuves les plus pénibles qu'il ait traversées.

Cappadocien comme Basile, mais son aîné d'un grand nombre d'années, Eustathe, évêque de Sébaste dans le Pont, est un des caractères les plus singuliers du IVe siècle. D'une grande austérité de mœurs, d'une vertu sans défaillance, charitable aux pauvres, un des premiers propagateurs de la vie monastique en Asie, il avait gagné par tous ces traits le cœur de Basile, qui le reçut naguère dans son monastère des bords de l'Iris, visita en sa compagnie diverses communautés, et reconnaissait en lui « quelque chose de plus qu'humain. » Mais Eustathe avait en même temps un esprit incapable de se fixer, « vrai nuage emporté ça et là par tout vent qui souffle. » Ayant eu le malheur d'être, dans sa jeunesse, l'élève d'Arius, on l'avait vu passer par toutes les nuances doctrinales, tantôt voisin de l'erreur de cet hérésiarque, tantôt rapproché de la vérité proclamée au concile de Nicée. Des innombrables formulaires que firent éclore les controverses de l'époque, il n'en est pour ainsi dire pas un qui n'ait été signé par lui. Adepte et transfuge de tous les partis, il demeure un personnage énigmatique, ondoyant, insaisissable, qui a successivement usé toutes les affections et encouru toutes les haines. Aussi fidèle dans les unes qu'incapable des autres, Basile persista longtemps à se faire le répondant d'Eustathe. Dans sa droiture, il ne pouvait admettre qu'un homme, dont il jugeait la vertu inébranlable, pût varier en doctrine. L'ascète lui cachait le docteur suspect et le croyant douteux. Aussi interprétait-il dans un sens orthodoxe toutes les démarches d'Eustathe, continuant h frayer avec lui quand d'autres s'en détournaient, et lui demandant des gages de fidélité à l'Eglise, moins pour se rassurer lui-même qu'en vue de ramener l'opinion des évêques catholiques vers un ami qu'il pensait méconnu. A ceux-ci il pouvait rappeler un principe qu'il tenait de saint Athanase, le plus glorieux champion du Verbe divin : si quelqu'un a renoncé à la doctrine d'Arius, et confessé la foi définie à Nicée, il faut l'admettre sans hésiter. Or Eustathe, à Rome, en 366, devant le pape Libère, avait affirmé sa croyance aux définitions de Nicée ; en 367, son orthodoxie, après une affirmation semblable, avait été reconnue au concile de Tyane. Elle devait donc être présumée jusqu'à preuve du contraire. Mais le zèle de Basile allait plus loin. Invité, en 372, par Théodote, évêque de Nicopolis et métropolitain de la Petite-Arménie, à venir célébrer une fête de son Eglise, il s'arrêta en route, à Sébaste, en vue d'obtenir de nouvelles preuves de l'orthodoxie d'Eustathe. Après une discussion de deux jours avec celui-ci, on tomba d'accord sur tous les points, et Basile n'eut plus qu'à courir à l'église remercier Dieu. Dans la joie désintéressée de son cœur, il écrivit alors à Théodote pour lui demander de rédiger lui-même un écrit que souscrirait Eustathe. Mais Théodote, dont la défiance était incurable, refusa de le faire, et témoigna même à Basile le peu de désir qu'il avait maintenant de recevoir sa visite. Basile revint, tout triste, à Césarée. Un an après, il eut occasion de rencontrer Théodote. Celui-ci lui reprocha vivement son entrevue de l'année précédente avec Eustathe, qui, dit-il, niait maintenant avoir fait aucun accord avec Basile. Ce dernier fut stupéfait. « Comment Eustathe, s'écria-t-il, que j'ai connu ennemi de tout mensonge, au point d'en avoir horreur même dans les choses les plus légères, oserait-il trahir la vérité dans une affaire d'une telle importance ? J'irai le voir, je lui proposerai un symbole de la vraie foi, et s'il le souscrit, je demeurerai dans sa communion ; s'il refuse, je me séparerai de lui à mon tour. » Rassuré par ces paroles, Théodote invita Basile à venir le visiter à Nicopolis. Mais à peine celui-ci fut-il arrivé, que, repris de ses défiances, son hôte le reçut avec une froideur injurieuse, l'accabla de reproches outrageants, refusa de l'aider, comme il avait promis, dans sa mission d'Arménie : Basile partit désolé.

Aucun découragement ne pouvait refroidir la charité de Basile, comme aucune injure ne pouvait lasser sa patience. A ses yeux, le premier devoir était « de tout (aire pour ne pas s'aliéner ceux dont la foi est imparfaite, mais au contraire de prendre soin d'eux, selon les antiques lois de la charité, leur apportant toute consolation avec des entrailles de miséricorde, et leur proposant la foi des Pères pour les amener à l'union. » Il parvint, l'année suivante, à faire signer à Eustathe une profession de foi complètement orthodoxe. Oublieux des mauvais procédés de Théodote, il s'empressa de lui communiquer cette pièce, qui devait réhabiliter l'évêque de Sébaste. Mais, par une étrange aberration d'esprit, ce fut ce moment même que choisit celui-ci pour rompre avec Basile. Malgré ses promesses, il refusa de se rendre à un synode que Basile avait convoqué. Il lui écrivit pour repousser sa communion, et commença à le déchirer, en public comme en particulier, l'accusant d'orgueil, lui imputant des opinions hérétiques sur le Saint-Esprit. Ne gardant aucune mesure, il répandit dans toutes les provinces d'Orient un pamphlet contre Basile; et enfin, dans le but de le faire passer pour apollinariste, il alla jusqu'à exhumer une lettre écrite par Basile à l'hérésiarque Apollinaire, lettre de pure courtoisie, datant de l'époque où l'un et l'autre étaient laïques, et où les opinions d'Apollinaire étaient irréprochables. En ce temps de controverses incessantes, les orthodoxes, souvent trompés, se sentaient obligés de veiller avec le soin le plus scrupuleux sur leurs relations, et d'être d'une réserve extrême quant aux opinions et aux personnes; aussi une publication de cette nature, aggravée par un texte tronqué ou falsifié, devait-elle, dans la pensée de ses ennemis, compromettre Basile aux yeux des gens superficiels et le faire passer pour fauteur d'un hérétique.

Cette indigne conduite dissipa enfin les illusions de Basile. Il demeura, comme il le dit, a muet, frappé de stupeur, pensant à la profondeur de dissimulation d'Eustathe, et à la manière dont celui-ci s'était de tout temps insinué dans sa confiance. » Il se souvint alors qu'Eustathe avait eu Arius pour maître; se rappelant un proverbe populaire : « L'Ethiopien, dit-il, ne peut changer la couleur de sa peau, ni la panthère effacer les taches de son poil. » Cependant son âme fut ébranlée, comme le sont les âmes droites au spectacle de l'injustice : « J'avais le cœur serré, la langue hésitante, la main sans force, le courage défaillant; j'ai été sur le point de haïr le genre humain, de le juger incapable d'affection, à la pensée de cet homme qui s'était gardé pur de l'enfance à la vieillesse et qui, pour des motifs insignifiants, s'emportait jusqu'à oublier ce qu'il savait de moi pour prêter l'oreille aux plus viles calomnies. Que n'avais-je pas le droit de penser des autres hommes, avec qui je n'avais pas échangé tant de gages d'amitié et qui ne m'avaient pas donné tant de preuves de vertu ? » Mais Basile n'était pas de ceux qui, en face des plus cruelles épreuves, s'abattent ou s'irritent. « Prie pour moi, écrivait-il à Théodote, afin que le Seigneur me fasse la grâce d'éviter la colère, de garder la charité, qui est modérée et sans enflure. Vois comme ceux qui en manquent sortent des bornes de l'humanité et agissent mal, osant des choses dont les âges précédents n'ont pas d'exemple. »

Saint Basile donna alors d'admirables preuves de patience. Pendant trois ans, il souffrit en silence « la flagellation de la calomnie, » se contentant de prendre Dieu à témoin de son innocence. » Jésus autem tacebat. C'est seulement quand il craignit que ce silence ne devînt une occasion de scandale qu'il se décida à le rompre par une lettre justificative envoyée à tous les moines de son diocèse. Vinrent ensuite une lettre d'explications, touchante dans son humilité, écrite aux évêques d'un district du Pont; d'autres aux habitants, au clergé et aux principaux de Néocésarée, qu'il avait vus avec tristesse depuis plusieurs années prêter l'oreille aux hérétiques et s'éloigner de lui, attaché à eux et à leur ville par tant de souvenirs d'enfance. Il eut la consolation de ramener à sa communion les évêques du Pont, mais ne put, même en invoquant la mémoire vénérée de sa sainte aïeule Macrine, triompher des préventions de ses anciens concitoyens de Néocésarée. Les événements, cependant, se chargèrent de le justifier, car il vit son infidèle ami Eustathe s'enfoncer de plus en plus dans l'erreur, faire chaque année un nouveau pas hors de la vérité catholique et finir, vers 376 ou 376, par rechercher ouvertement la communion des ariens. La Providence réservait à la mémoire de Basile une revanche meilleure, en faisant, après la mort ou la déposition d'Eustathe, en 380, monter sur le siège de Sébaste Pierre, le plus jeune frère du saint évêque de Césarée.

CHAPITRE VI
LES RAPPORTS AVEC L'OCCIDENT

On a dit que les épreuves de Basile se confondent avec celles de l'Orient chrétien. Cette « sollicitude de toutes les Eglises, » dont parle saint Paul, il la porte partout : elle est de moitié dans les affections ou les déceptions de sa vie. Rien ne le fait mieux voir que ses efforts pour appeler au secours des chrétiens orientaux, divisés entre eux et persécutés par Valens, les Églises occidentales, qui jouissaient de la paix sous le règne de Valentinien Ier.

Dans la première phase de la persécution arienne, au temps de Constance, les Églises de l'Orient avaient reçu de celles de l'Occident un chaleureux appui. Le pape Jules 1er, son successeur Libère, donnèrent asile aux orthodoxes proscrits. Expulsé d'Alexandrie, saint Athanase vint « soumettre sa cause » à l'Église de Rome. Le pape condamna ses adversaires, « leur déniant, au nom de la discipline ecclésiastique, le droit de rien décider sans l'approbation du pontife romain. » Athanase passa trois ans à l'ombre de la chaire de saint Pierre. Vers le même temps s'y réfugièrent des évêques et des prêtres de Thrace, Célésyrie, Phénicie, Palestine, Egypte, déposés par les ariens; le pape, devant lequel ils portèrent aussi leur cause, « en vertu de la prérogative de l'Église romaine, les renvoya en Orient, munis de lettres les rétablissant sur leurs sièges et condamnant ceux qui les en avaient chassés. »

En proie, sous Valens, à une persécution plus atroce encore, les Eglises orientales tournèrent de nouveau leurs yeux vers le siège de Rome et vers les évêques d'Italie et des Gaules qui, à son exemple. « avaient gardé intact et inviolable le dépôt de la foi reçu des apôtres. » Elles leur demandèrent de les défendre contre les hérétiques, et, en même temps, de faire cesser leurs divisions intérieures. La principale était le schisme qui, depuis plusieurs années, divisait l'Eglise d'Antioche. Il était d'autant plus douloureux que les deux évêques entre lesquels se partageait l'obédience des catholiques étaient l'un et l'autre de fermes défenseurs de l'orthodoxie et des hommes d'une éminente vertu : l'un, Mélèce, exilé pour la foi par Valens, avait les sympathies des Églises asiatiques et comptait parmi les meilleurs amis de saint Basile ; l'autre, Paulin, épargné par les persécuteurs « à cause de sa grande piété, » était favorablement vu en Egypte, en Orient et à Rome.

Dès 371, Basile informa Mélèce de son intention d'envoyer le diacre Dorothée à Rome. Les catholiques de la cour de Valens, avec lesquels il entretient des relations, renoncent à rien obtenir et s'estiment heureux que la persécution ne soit pas encore plus violente. Il faut solliciter une intervention des évêques d'Occident. Basile communique à Mélèce le mémoire qu'il se propose de remettre à son messager et prie Mélèce de munir, de son côté, celui-ci de lettres et d'instructions. En même temps, il écrit à saint Athanase, qu'il n'a jamais vu, mais pour lequel il professe un véritable culte, lui demandant de couvrir cette mission de sa grande autorité.

Basile compte que l'illustre docteur alexandrin, si puissant dans la ville éternelle, voudra bien y accréditer le diacre Dorothée. Celui-ci devra supplier le pape Damase d'envoyer en Orient, non les délégués d'un synode, ce qui pourrait offrir des difficultés, mais ses représentants personnels. On priera le pape de choisir des hommes doux et fermes, sachant parler, capables de ramener les égarés. Parmi les pièces qu'on leur demandera d'apporter seront les actes de ce qui a été fait en Occident pour casser les décisions hérétiques du concile de Rimini, et aussi une sentence de condamnation des erreurs de Marcel d'Ancyre, qui n'ont pas encore été condamnées à Rome. Un des buts de leur mission sera de faire cesser le schisme qui désole l'Église d'Antioche. Mais aux qualités morales nécessaires pour accomplir cette œuvre multiple de pacification religieuse, les envoyés de Damase devront joindre l'endurance physique nécessaire pour supporter les fatigues d'un long voyage ; celui-ci devra être fait par mer, afin de leur permettre d'arriver sans bruit et de surprendre les adversaires de la paix.

« Autant que me laisse voir mon peu de connaissance des choses, écrit Basile, je crois que nos Eglises n'ont pas d'autre moyen de salut. Si les Occidentaux veulent montrer pour nous autant de zèle qu'ils en mettent chez eux à éteindre l'hérésie, peut-être quelque bien en résultera-t-il, car l'empereur redoutera leur nombre, leur unanimité, et les peuples les suivront. » Il est facile de retrouver dans cette épître à saint Athanase les grandes lignes du mémoire rédigé pour être soumis au pape. La lettre dont il fut accompagné est longue et pathétique, pleine à la fois de respect et de confiance pour le successeur de saint Pierre.

Basile expose d'abord à Damase les misères religieuses de l'Orient, « c'est-à-dire des contrées qui s'étendent de l'Illyrie à l'Egypte. » On y attend avec ardeur les effets de la piété du pape. Aux jours passés, la charité romaine a, bien des fois déjà, secouru les Orientaux. Un siècle plus tôt, le pape saint Denys a envoyé d'abondantes aumônes à l'Eglise de Césarée, dévastée par les Barbares; ses lettres ont consolé les fidèles et ses offrandes ont racheté de nombreux captifs. Aujourd'hui, c'est des âmes qu'il s'agit! Ce sont les captifs de l'hérésie qu'il faut délivrer! Les chrétiens de l'Orient se sentent déjà réjouis et fortifiés à la pensée que Damase va les assister. Qu'il veuille bien leur envoyer des hommes capables de concilier les dissidents, de rétablir l'union entre les Églises, ou du moins de l'éclairer sur leur situation, en lui faisant connaître les auteurs des troubles et ceux qu'il doit recevoir dans sa communion.

A son arrivée à Rome, Dorothée paraît avoir trouvé réuni un concile d'évêques d'Italie, de Gaule et d'Illyrie. II revint, l'année suivante, en Orient, accompagné d'un délégué des Occidentaux, le diacre milanais Sabinus. Tous deux étaient porteurs d'une lettre synodale des évêques, adressée à saint Athanase. Celui-ci s'empressa de la communiquer à saint Basile. On n'en a pas le texte et l'on n'en peut guère deviner la teneur. On sait seulement qu'elle contenait une profession de foi et qu'elle y joignait de chaleureuses assurances de sympathie.

Saint Basile se chargea de remercier ses collègues de l'Occident. « Vos paroles, leur écrit-il, ont ramené un peu de sourire dans mon âme. » Mais il leur demande de venir en aide de façon plus efficace aux Orientaux. Chez ceux-ci, « tout s'affaisse. » A la place des pasteurs chassés, les loups s'introduisent dans la bergerie. « Les vieillards pleurent, en comparant le présent au passé; les jeunes gens sont plus malheureux encore, car, n'ayant pas connu celui-ci, ils s'accoutument au présent. » Partout, les dogmes anciens sont méprisés; on oublie les traditions; les inventions des novateurs font loi; « il n'y a plus de théologiens, mais seulement d'habiles arrangeurs de mots. » Puissent les vraies doctrines sur la Trinité sainte être enfin rétablies par les soins de ceux « auxquels le Seigneur a donné à la fois la vérité et la liberté ! »

Outre la lettre collective, les envoyés étaient porteurs de plusieurs lettres particulières, dont une adressée à saint Basile par Valérien, évêque d'Aquilée. A ce prélat pieux et savant, dont la ville épiscopale avait abrité pendant plusieurs années une colonie d'exégètes où saint Jérôme tenait le premier rang, Basile répondit avec effusion. « Nous avons une grande soif d'amour, ô frère très vénéré! » s'écrie-t-il. C'est une vive joie pour lui de savoir les Occidentaux indissolublement unis dans la vérité et libres de l'annoncer sans entraves. En Orient, la partie saine de la population, encore attachée à la croyance des aïeux, se décourage et se fatigue. Si le monde est destiné à durer encore, c'est de l'Occident, de ses enseignements, de ses prières, de ses exemples, que viendra, pour les Orientaux, le réveil de la foi.

Cependant, si touchant qu'il fût, cet échange de sympathies demeurait sans résultat. Basile et ses amis attendaient du pape et des prélats d'Occident une aide plus pratique, tout en ne pouvant peut-être leur en indiquer très clairement les moyens. Il fut décidé qu'en réponse à la lettre des évêques occidentaux une épître collective des principaux prélats orthodoxes de l'Orient serait portée par le diacre Sabinus, afin de bien marquer l'union des esprits sur toutes les questions déjà résolues, et de rappeler celles qui attendaient encore une solution. Mélèce, alors banni pour la troisième fois, fut chargé de la rédiger.

Dans cette lettre, qui porte les signatures de trente-deux évêques, parmi lesquels Eusèbe de Samosate, Basile, Grégoire de Nysse, Grégoire de Nazianze, on se plaint doucement de n'avoir pas obtenu encore le secours attendu. Mais les vénérables signataires espèrent que l'intervention des Églises d'Occident deviendra plus active, quand tout y sera mieux connu. Suit un tableau très sombre de l'état religieux de l'Orient. Ce que les évêques réunis demandent maintenant à leurs collègues, ce n'est plus d'envoyer un petit nombre de délégués, mais de venir sans retard, nombreux, en synode, les visiter. « A la valeur personnelle des envoyés se joindront ainsi le poids et l'autorité que donne le nombre, et l'on pourra rétablir la foi définie h Nicée, poursuivre l'hérésie, remettre la paix dans les Églises, amener à la concorde ceux qui, au fond, pensent de même. » Ces derniers mots font allusion au schisme d'Antioche. La lettre y revient plus loin, en termes tout à fait explicites. « Ce qui est le plus digne de pitié, c'est que la partie saine du peuple est divisée contre elle-même. Nous ressemblons aux habitants de Jérusalem, qui, sous Vespasien, étaient à la fois assiégés au dehors et en proie à la sédition au dedans. Nous aussi, nous avons à nous défendre des hérétiques, et nous sommes réduits à une extrême faiblesse par une autre guerre, où les belligérants sont des orthodoxes. » La lettre se termine par une adhésion pleine et entière à la profession de foi contenue dans la lettre synodale des Occidentaux.

Cependant, malgré la bonne volonté réciproque, les affaires n'avançaient pas. L'année 373 paraît s'être passée en négociations, dont l'agent principal est un prêtre latin, Sanctissime. II avait apporté un mémoire ou formulaire, répondant à la lettre collective des Orientaux. Basile se déclare prêt à souscrire cette pièce, que Sanctissime, dont le zèle est infatigable, soumettra à la signature d'autres prélats, et rapportera en Occident. Sur la demande d'Eusèbe de Samosate, Basile écrit encore à Mélèce, pour le prier de composer une nouvelle lettre, destinée à y être jointe. Cette lettre est probablement celle qui a le numéro 242 dans la correspondance de   saint Basile. Discrètement, Mélèce se plaint encore du peu de secours reçu. « Nous avons souvent espéré en vous au temps de nos épreuves, frères très vénérés; puis, déçus dans nos espérances, nous avons dit avec le psalmiste : J'ai attendu qui compatirait, et nul n'est venu; qui me consolerait, et je n'ai trouvé personne. » Vient ensuite le tableau, déjà tracé bien des fois, de la désolation des Eglises orientales. « Le comble des maux, le voici : le peuple, abandonnant les maisons de prières, se réunit dans les solitudes. Lamentable spectacle ! Femmes, enfants, vieillards, infirmes, sous la pluie, la neige, lèvent, parmi les glaces de l'hiver ou les feux de l'été, demeurent au dehors, refusant de participer h la communion des ariens. » Ce trait se présente naturellement sous la plume d'un évêque d'Antioche : après le premier exil de Mélèce, ses fidèles s'assemblaient dans des cavernes pour ne pas communiquer avec l'arien Euzoius. Du reste, la lettre est écrite dans les termes les plus généraux : probablement était-elle accompagnée d'un mémoire, entrant dans le détail des questions à traiter.

Basile avait manifesté l'intention de ne pas écrire : cependant, le zèle l'emporta, et lui inspira une nouvelle lettre « aux évêques d'Italie et de Gaule. » Malgré la monotonie de telles citations, il est impossible de ne pas reproduire ici la description très précise qu'il donne des maux causés par la persécution arienne. « Les pasteurs sont chassés, les troupeaux dispersés, et, ce qui est plus triste, le peuple refuse aux victimes le nom de martyrs, parce que les persécuteurs se parent eux-mêmes de celui de chrétiens. On ne punit plus sévèrement qu'un crime : la fidélité aux traditions paternelles. Ceux qui en sont coupables sont expulsés de leur patrie et relégués dans les déserts.... Tandis qu'aucun scélérat n'est condamné sans preuves, il suffit de la plus légère calomnie pour faire prononcer la condamnation d'un évêque, et l'envoyer au supplice. Quelques-uns sont enlevés de nuit, conduits dans les pays lointains, sans avoir été confrontés avec leurs accusateurs et avoir même comparu devant un tribunal.... Les prêtres, les diacres s'enfuient : le clergé se dépeuple.... Les jours de fête sont changés en jours de deuil : il n'y a plus d'assemblées de chrétiens, plus de prédicateurs, plus de veillées pieuses, plus de joies spirituelles. Les maisons de prière sont fermées; les autels restent sans sacrifices.... Les enfants sont élevés dans des doctrines impies.... On enseigne une Trinité mutilée où le Fils ne participe pas à la nature divine, où le Saint-Esprit est une créature.... Les âmes des ignorants s'habituent à ces blasphèmes.... Par les baptêmes, par l'hospitalité envers les voyageurs, par la visite des malades, par les consolations prodiguées aux malheureux, par l'administration des sacrements, les hérétiques s'insinuent dans le peuple; le mal fait de tels progrès que, si on ne se hâte de l'arrêter, il deviendra inutile de rendre la liberté aux catholiques : beaucoup, séduits par une longue erreur, ne reviendront plus à la vérité. »

Saint Basile craint que la contagion de ce mal ne s'étende. « L'hérésie est une bête dévorante : on peut redouter qu'après avoir fait sa pâture de nos Églises, elle ne se glisse ensuite jusqu'aux vôtres, plus saines et mieux préservées. » Certes, pour arrêter cette contagion les moyens spirituels sont préférables à tous les autres. Mais une expérience récente a montré qu'ils sont parfois moins efficaces et surtout moins rapides qu'on n'eût espéré d'abord. Basile a maintenant la pensée d'une intervention de nature différente. Ce qui fait en Orient la force de l'hérésie, c'est qu'elle a su gagner à sa cause le pouvoir impérial. Le souverain qui règne en Occident s'est, au contraire, montré soucieux de garantir à ses sujets la paix religieuse. Mais il a toujours évité de s'engager à fond, et de se faire le champion déclaré de l'orthodoxie. « Ceci est l'affaire des évêques, » répondit un jour Valentinien à quelqu'un qui lui demandait de prendre parti dans les querelles religieuses. Si l'on peut obtenir qu'il sorte d'une réserve à bon droit jugée excessive, et le toucher de pitié pour les catholiques orientaux, ceux-ci, assurément, seront sauvés. Valentinien est tout-puissant sur son frère Valens, qui lui doit le trône. A cette œuvre Basile convie maintenant les évêques. « Ce que nous demandons surtout, leur écrit-il, c'est que, par les soins de votre piété, le trouble de nos affaires soit porté à la connaissance de l'empereur qui gouverne la partie du globe où vous habitez. »

Cet appel ne parvint pas tout de suite à ceux à qui il était adressé. Le mémoire de Mélèce, pour lequel Sanctissime recueillait avec zèle des signatures, la correspondance des évêques, et en particulier la lettre de Basile, devaient être portés en Occident par le prêtre Dorothée (probablement distinct du diacre de ce nom). Mais le voyage de celui-ci paraît avoir subi d'assez longs retards, dus à l'hiver et aux brigands qui infestaient tout le pays, de la Cappadoce à Constantinople. Il fut un instant question de lui adjoindre Grégoire de Nysse, sans doute pour donner plus d'éclat à sa mission. Basile ne fut pas de cet avis : la douceur et la simplicité de son frère, peu accoutumé aux usages des cours, ne lui paraissaient point propres à traiter avec « un homme assis sur un trône sublime, d'où il entend à peine ceux qui d'en bas lui disent la vérité ». Ce langage, par lequel est évidemment désigné le pape Damase, surprend après la lettre si cordiale de 371 : c'est le premier symptôme d'un malentendu qui dura quelque temps, et eut surtout pour cause la manière différente d'apprécier les affaires d'Antioche. Peut-être aussi Basile s'irritait de la lenteur avec laquelle, à Rome, étaient étudiées les questions si multiples de doctrines et de personnes, qui se rattachaient à la pacification religieuse de l'Orient. Celle-ci cependant fit tout à coup un pas considérable, auquel les lettres enfin portées en Occident par Dorothée ne furent probablement pas étrangères.

Quand cet envoyé des Orientaux revint en Asie, en 375, un concile venait d'être tenu en Illyrie, où l'empereur Valentinien résidait alors. L'arianisme y avait été condamné une fois de plus. Les Pères avaient, en même temps, obtenu de Valentinien l'envoi en Asie d'un rescrit, dont Théodoret nous a conservé le texte. Cet acte interdit aux hérétiques de se prévaloir des sentiments des princes pour répandre leurs erreurs; il leur défend d'exercer aucune persécution « contre ceux qui servent Dieu mieux qu'eux et ont une foi plus pure ; » il rend aux catholiques une entière liberté. C'est la répudiation formelle de la politique de Valens, consignée dans un document législatif auquel Valens fut obligé d'apposer sa signature à côté de celle de son frère.

Malheureusement le rescrit obtenu, contre toute attente, du libéralisme indiffèrent de Valentinien n'eut pas le temps de produire ses fruits. Valentinien mourut avant la fin de 375, laissant à Valens le champ libre en Orient. La persécution continua, d'autant plus violente, peut-être, que les ariens avaient pu la croire un moment arrêtée. La Cappadoce même, que l'ascendant personnel de Basile avait préservée depuis ses entrevues mémorables avec Valens, fut de nouveau en proie aux hérétiques.

A la tête de ceux-ci était le vicaire de la province, Démosthènes. Si ce personnage est le même que l'ancien intendant des cuisines, avec qui Basile eut jadis un piquant colloque, on peut croire qu'il fut heureux de donner enfin libre cours à ses rancunes. Nous le voyons assembler à Ancyre, puis à Nysse, des conciliabules d'ariens ; envoyer des soldats arrêter, sous une inculpation mensongère, saint Grégoire de Nysse, qui n'eut que le temps de s'enfuir et de se cacher; astreindre, malgré leurs privilèges, tous les clercs de Césarée aux obligations de la curie ; imposer les mêmes charges à ceux de Sébaste qui demeuraient en communion avec Basile. On parlait ouvertement de la réunion d'un concile où serait déposé celui-ci. Sur plusieurs sièges épiscopaux de la province étaient intronisés de force des hérétiques, parfois des gens tarés, comme celui qui fut mis par les ariens à la place de Grégoire de Nysse. Les violences les plus graves étaient exercées contre les prêtres, les instituteurs orthodoxes, par « les dépositaires de l'autorité impériale : » un fidèle qui refusait de communiquer avec un évêque intrus fut tellement, maltraité, qu'il mourut de ses blessures. La persécution, qui en beaucoup de provinces n'avait pas cessé, se réveillait ainsi dans celles mêmes où elle avait paru assoupie.

Saint Basile l'a décrite dans deux lettres de 376, adressées à ses amis Amphiloque et Eusèbe de Samosate. L'une d'elles se termine par des plaintes très dures de « l'arrogance » des Occidentaux. Toujours affligé de les voir prendre parti pour Paulin contre Mélèce, Basile leur applique le vers mis par Homère dans la bouche de Diomède : « Mieux valait ne pas le prier : c'est un homme orgueilleux. » On n'a pas de documents sur le fait précis qui fut l'occasion de ces reproches. A bon droit l'on s'étonnera de leur vivacité. Mais il faut se souvenir qu'ils se rencontrent dans une lettre toute confidentielle, écrite à un intime ami. Dans l'un des moments les plus cruels de sa vie, ayant vu l'échec de ses plus chères espérances, sentant la persécution se rallumer de toutes parts, atteindre ses amis et ses proches, le saint évêque laisse s'épancher son âme, sans mesurer l'expression de paroles qui n'étaient pas destinées à la publicité.

Basile marque, à la fin de cette lettre, l'intention d'écrire au « chef du chœur, » c'est-à-dire probablement à Damase, « en dehors des formes officielles, » et sans entrer dans le détail des affaires, afin d'avertir par lui les Occidentaux de la faute qu'ils commettent en manquant d'égards envers des hommes éprouvés par la tentation, et en paraissant insulter a leur malheur. Mais il ne semble pas avoir donné suite à ce projet, formé sous le coup d'une émotion passagère. On le voit, au contraire, adresser non à saint Damase, mais « aux Occidentaux » en général, soit vers la fin de 376, soit l'année suivante, une longue lettre, d'un ton affectueux et conciliant.

Il y expose que l'hérésie arienne a cessé d'être le plus grand danger pour les âmes, tant elle est maintenant démasquée; mais il leur demande d'avertir, avec l'autorité qui leur appartient, les Eglises d'Orient, et de signaler à la défiance de celles-ci les erreurs plus subtiles et plus récentes propagées par Eustathe de Sébaste et par Apollinaire. Il les prie ensuite, en termes très modérés, de se prononcer sur le cas de Paulin d'Antioche, qui, en plus de l'irrégularité présumée de son élection, aurait partagé ou toléré les erreurs attribuées à Marcel d'Ancyre.

Cette lettre est une réponse à une missive apportée d'Occident par les infatigables Dorothée et Sanctissime, et qui paraît avoir, par son langage tout empreint d'affection et de pitié, calmé la peine ressentie avec excès par Basile. « Quoique nos blessures, écrit-il, soient aussi vives, cependant nous sommes un peu consolés en pensant que des médecins sont prêts, si les circonstances s'y montrent favorables, à porter un remède rapide à nos maux. C'est pourquoi nous vous saluons encore par ces chers messagers, et nous vous exhortons, si le Seigneur vous donne quelque moyen de nous visiter, à le faire sans retard. Visiter les infirmes est une des plus grandes œuvres de miséricorde. Que si le bon Dieu, sage directeur de nos vies, réserve ce bienfait à un autre temps, au moins écrivez-nous tout ce qu'il vous est possible d'écrire pour consoler les affligés et relever ceux qui sont brisés. Nombreuses sont les brisures de l'Eglise, et nous en avons une grande affliction : nous n'attendons pas d'autre secours que celui que le Seigneur nous enverra par vous, qui l'adorez avec une telle sincérité. »

On pourrait aisément montrer la cordialité des rapports établis, désormais, entre saint Basile et ses collègues occidentaux. Ecrivant à des évêques égyptiens, confesseurs de la foi, qui lui paraissaient avoir reçu trop facilement dans leur communion des disciples de Marcel d'Ancyre, Basile leur dit qu'ils auraient dû, avant de le faire, s'assurer si tel était l'avis des évêques d'Occident. Ailleurs il se plaint, dans une lettre adressée au successeur de saint Athanase, Pierre d'Alexandrie, alors réfugié à Rome, d'un propos tenu par celui-ci contre ses amis Eusèbe et Mélèce : il le fait avec une extrême courtoisie, et, ayant à nommer Damase, il l'appelle « l'évêque très vénéré. » Grande est sa joie de l'élection de saint Ambroise au siège de Milan : il a deviné l'avenir de ce grand homme : l'astre de l'Église d'Orient salue, avant de s'éteindre, la nouvelle lumière qui se lève sur celle d'Occident.

Saint Ambroise avait écrit à Basile pour lui demander l'autorisation de transférer à Milan les restes de son prédécesseur Denys, mort exilé pour la foi en Cappadoce, vers 359. Basile accorda volontiers la concession demandée : clans sa réponse à Ambroise, il fait l'éloge des ecclésiastiques milanais chargés de ramener le précieux dépôt, loue la modestie de leur maintien, la gravité de leurs mœurs, les paroles persuasives qu'ils employèrent pour vaincre la résistance des prêtres, des diacres, des fidèles qui hésitaient à laisser ouvrir le tombeau vénéré du confesseur de la foi. Ceux qui avaient naguère été les hôtes de l'exilé, et qui l'y avaient déposé de leurs mains, tinrent à l'en tirer eux-mêmes, et pleurèrent comme si l'on avait emporté les reliques de leur père et de leur patron. Basile n'a garde de manquer une aussi excellente occasion de dire à Ambroise tout ce qu'il y a de providentiel dans le choix inattendu qui l'éleva, malgré ses résistances, sur l'un des plus grands sièges de l'Occident.

« Dieu choisit, dans tous les temps, ceux qui lui plaisent. Il a pris un berger pour le placer à la tête de son peuple; il a mis son esprit dans le chevrier Amos, pour en faire un prophète. Maintenant, dans une ville royale, il prend le gouverneur de toute une province, aussi élevé par l'âme que par la naissance et les richesses, remarquable entre tous par la splendeur de l'éloquence, et lui confie le troupeau du Christ. Va donc, homme de Dieu ! Ce n'est pas des hommes que tu as reçu et que tu as appris l'Evangile du Christ; c'est le Seigneur lui-même qui t'a tiré des rangs des juges de la terre pour t'asseoir dans la chaire des apôtres. Livre le bon combat. Guéris les maladies du peuple, si quelqu'un s'y trouve infesté de la contagion arienne. Renouvelle les anciens sentiers des Pères, et aie soin de fortifier, par la fréquence de nos relations, cette amitié mutuelle dont tu as jeté le fondement. Ainsi nous pourrons être voisins par l'esprit, bien que de longues distances nous séparent sur cette terre. »

Voisins par l'esprit, ils le furent, ces deux grands hommes qui s'étaient devinés sans se connaître. Il y a plus que des similitudes de pensées, il y a des traces visibles de l'influence de Basile dans les écrits et les discours de saint Ambroise. Mais, plus heureux que Basile, Ambroise pourra employer efficacement à l'amélioration des rapports de l'Eglise et de l'État ces grandes qualités de gouvernement qu'il avait en commun avec lui.

CHAPITRE VIII
LES DERMÈRES ANNÉES

La fin de la vie de saint Basile fut marquée par une grande joie. Lui qui, humblement, attribuait à ses péchés le démenti jusque-là donné par les événements à toutes ses espérances, les vit enfin s'accomplir. Quand il mourut, les catholiques jouissaient partout de la paix. La tyrannie exercée depuis quarante-sept ans par les ariens était brisée.

Refoulés par les Huns, qui, pour la première fois, apparaissent dans l'histoire, les Goths des rives du Danube avaient obtenu de Valens, en 376, la permission de passer le fleuve pour s'établir comme vassaux dans l'Empire. Mais la mauvaise foi de quelques officiers romains les mécontenta : prenant l'offensive, ils inondèrent la Thrace, pendant que d'autres Goths, qui servaient comme auxiliaires dans la garnison d'Andrinople, faisaient défection et allaient rejoindre leurs compatriotes. Valens, alarmé, demanda du secours à son neveu Gratien, qui avait succédé en Occident à Valentinien. En 377, une bataille sanglante fut livrée à Salices, entre les Goths elles Romains, commandés par un ami de Basile, le comte Trajan. La victoire demeura indécise ; Valens, qui résidait à Antioche, se décida à quitter cette ville. Il se rendit à Constantinople, où le peuple, inquiet des progrès de l'invasion, le reçut assez mal. Valens déchargea sa colère sur Trajan, coupable de n'avoir pas été victorieux, et lui ôta son commandement. On raconte que Trajan osa lui répondre : « Ce n'est pas moi, seigneur, qui ai été vaincu. C'est toi-même qui as donné la victoire aux Barbares et qui leur as procuré le secours de Dieu en t'armant contre lui. Parce que tu lui as fait la guerre, il s'est mis du côté de tes ennemis. Ne te souviens-tu pas de ceux que tu as chassés des églises, et de ceux que tu en as rendus les maîtres ? » D'autres généraux, dont l'un, Victor, était encore un ami de saint Basile, approuvèrent ces paroles. Sans se laisser émouvoir, Valens donna le commandement de l'armée au comte Sébastien, qui, bien que professant le manichéisme, avait été l'un des agents les plus cruels de la persécution, et, vingt ans plus tôt, avait accablé les catholiques de mauvais traitements lors de l'élévation de l'évêque intrus Georges en remplacement de saint Athanase sur le siège d'Alexandrie : c'est le même général qui, en 363, commandait avec Procope, pendant l'expédition persane de Julien, l'armée de secours vainement attendue par celui-ci. Quelques succès partiels donnèrent courage à Valens. Sans attendre l'arrivée de Gratien, retardé par des combats victorieux contre les Alemans, il se porta, en 378, vers Andrinople, autour de laquelle s'était concentrée l'armée des Goths. Dans la bataille livrée le 9 août sous les murs de cette ville, les Romains furent entièrement défaits. Leurs meilleurs généraux périrent, parmi lesquels Trajan, dont nous avons rapporté l'énergique réponse. Valens fut grièvement blessé. On raconte qu'il fut transporté à la hâte dans une cabane et que des soldats goths y mirent le feu, sans savoir qui elle contenait.

La fin tragique de Valens ne mit pas l'Empire en péril : l'invasion vint se briser contre la jeune vaillance de Gratien, et bientôt contre la science militaire de Théodose. Mais, avant qu'une politique aussi sage que désintéressée ait appelé celui-ci au partage du pouvoir impérial, la paix religieuse était déjà rétablie. Dans les derniers mois du règne de Valens, distrait par la guerre, la persécution avait à peu près partout cessé d'elle-même. Pierre d'Alexandrie était revenu dans sa ville épiscopale, porteur de lettres du pape Damase qui confirmaient son élection : le peuple chassa l'évêque intrus que les ariens avaient intronisé à sa place. A Constantinople, les catholiques, opprimés depuis trente-huit ans par la faction arienne, et réduits à un petit nombre, attendirent la mort de Valens pour relever la tète : ils entamèrent, à la fin de 378, des négociations avec Grégoire de Nazianze, pour que celui-ci vînt prendre soin de leur Église, et la relever de ses ruines : la réponse favorable qu'il fit à leurs instances fut concertée avec saint Basile. La plupart des exilés rentrèrent seulement vers cette époque, quand Gratien eut promulgué une loi rendant pleine liberté aux orthodoxes et frappant les plus dangereux des hérétiques. Basile eut alors la joie, tant désirée, d'apprendre le retour à Samosate de son cher Eusèbe, après un exil rempli de dangers dans la Thrace ravagée par la guerre.

Quand ces heureuses nouvelles lui parvinrent, le saint évêque de Césarée était déjà sur son lit de mort. Bien qu'âgé seulement de quarante-neuf ans, le travail, le jeûne, la maladie, les épreuves, avaient fait de lui un vieillard. Il se sentait près de sa fin. Ses derniers jours se passèrent à donner aux meilleurs de ses disciples '" des instructions suprêmes, dans lesquelles il montra sa lucidité et sa vigueur accoutumées. Puis, comme quelques-uns n'avaient pas reçu les ordres du diaconat ou de la prêtrise, il eut encore la force de les leur conférer. Cependant la connaissance de son état s'était répandue dans Césarée, où il était si populaire. Toute la ville assiégea bientôt la demeure épiscopale. On pleurait, on priait : chacun eût volontiers retranché de ses jours pour ajouter à ceux de l'agonisant. « Il y en avait, nous dit-on, que la pensée de sa mort prochaine rendait comme fous. » Le saint parlait encore à ceux qui l'entouraient. Il leur rappelait les doctrines qu'il avait prêchées toute sa vie ; il les exhortait à devenir meilleurs. Enfin, sa voix s'éteignit, et murmurant, dans un dernier souffle, les paroles du psaume : « Seigneur, je remets mon âme entre vos mains, » il expira, le 1er janvier 379.

Ses funérailles, présidées par Grégoire de Nysse, furent un triomphe. Des membres du clergé portaient à découvert le corps de Basile : tout le peuple se pressait alentour; les uns cherchaient à toucher une frange de ses vêtements, d'autres à poser la main sur son cercueil : il y en avait qui s'efforçaient, au passage, d'être atteints par son ombre, ou qui baisaient le sol que les porteurs avaient foulé. La foule précédant ou suivant la sainte dépouille remplissait successivement les rues, les places, les portiques de la cité; tous les étages des maisons étaient garnis de spectateurs. La douleur publique éclatait si fort, que les gémissements empêchaient d'entendre les chants liturgiques. Tous marchaient confondus dans le même deuil : étrangers, païens, juifs, pleuraient comme les catholiques. L'empressement fut si grand, qu'il y eut des personnes écrasées : mais telle était l'exaltation du sentiment populaire, qu'on ne les plaignait pas, les jugeant heureuses de mourir avec Basile. C'est à grand-peine qu'on put enfin arracher aux mains qui ne cessaient de le saisir le cercueil du saint, et le descendre dans le caveau funéraire des évêques de Césarée.

Saint Grégoire de Nazianze, retenu par la maladie, ne put être présent à la mort et aux funérailles de son ami. On sait qu'il fit de lui, en 381, une magnifique oraison funèbre. C'est la source la plus précieuse et la plus abondante pour la biographie de saint Basile. Grégoire de Nazianze ne borna pas à ce discours l'honneur dû à une chère mémoire. Il lui consacra une longue épitaphe en vers, dans laquelle, après avoir éloquemment célébré le docteur et l'évêque, il revient, avec une grâce tout attique, sur les souvenirs de leur commune jeunesse : « O les entretiens ! ô la demeure de notre amitié ! ô la belle Athènes! ô l'antique familiarité d'une vie vraiment divine ! » Mais plus touchante que toute autre parole, parce qu'on n'y sent point d'apprêt, est la lettre qu'il écrit à saint Grégoire de Nysse, aussitôt après avoir reçu la nouvelle de la mort de son frère :

« Il était donc réservé à ma triste vie d'apprendre la mort de Basile, le départ de cette sainte âme, maintenant présente devant Dieu, ce qui était le sujet de sa méditation continuelle ! Entre tant d'autres causes de regret, j'ai celui d'avoir, par la grave et dangereuse maladie dont je suis présentement atteint, été privé d'embrasser sa sainte dépouille, de m'entretenir avec toi de notre douleur commune, et d'apporter des consolations à nos amis. Mais ce que peut être la solitude de cette Eglise, dépouillée de sa gloire, privée de sa couronne, on ne saurait ni le dire ni le faire entendre, à ceux-là au moins qui ont un peu d'âme. Toi-même, bien qu'entouré d'amis et d'encouragements, il me semble que tu ne peux avoir d'autre consolation que son souvenir et la pensée du grand exemple que l'un et l'autre vous avez donné à tous, tant par votre modération dans la prospérité que par votre patience dans le malheur. Car, en vérité, en ceci consiste toute la philosophie, rester modéré quand on est heureux, supporter avec honneur l'infortune. Voilà ce que j'ai voulu t'écrire. Mais moi, qui écris ainsi, quand et comment me consolerai-je jamais ? Une seule chose le pourra faire, ta société, tes entretiens, que ce bienheureux nous a légués, afin que, regardant ses vertus en toi, comme dans un beau et clair miroir, nous croyions le posséder encore. »

Saint Grégoire de Nysse garde, lui aussi, pour son frère un véritable culte. A l'un des anniversaires de sa mort, il prononça une longue oraison funèbre, où l'histoire peut recueillir de précieux détails. Grégoire de Nysse était très attentif à conserver les souvenirs de famille . à ce point de vue, son discours sur son frère et sa Vie de sa sœur Macrine ont une valeur particulière. Dans ce dernier écrit, il raconte qu'étant allé, neuf ou dix mois après la mort de Basile, visiter cette sœur, il la trouva malade, couchée par terre, dans sa cellule, sur une planche recouverte d'un sac, la tète appuyée contre un morceau de bois en guise d'oreiller. La sainte religieuse leva les mains au ciel et rendit grâces à Dieu, puis tous deux causèrent ils ne s'étaient pas vus depuis huit ans Quand la conversation eut amené le nom de Basile, le visage de Grégoire se contracta : de grosses larmes coulèrent de ses yeux. Macrine, plus ferme, ne pleura point, elle passa en revue la carrière de Basile, fit remarquer les grandes leçons qu'un chrétien en pourrait tirer, y montra visible la providence de Dieu, et parla de la vie future comme une personne qui y touchait déjà.

Macrine mourut peu de jours après ; mais Grégoire de Nysse et son frère Pierre de Sébaste vécurent assez pourvoir le culte public de Basile établi dans l'Eglise. Tout l'Orient s'accoutuma vite a célébrer par des réunions pieuses et des panégyriques l'anniversaire de sa mort, coïncidant avec la fête de la Circoncision. On possède deux des discours prononces a cette date, celui de saint Grégoire de Nysse, dont nous avons parle, et un autre attribue plus ou moins exactement a saint Amphiloque. L'Eglise d'Orient a continue a faire, le 1er janvier, la fête de saint Basile : depuis le IXe siècle, on trouve la commémoration de sa mort marquée à cette date dans les martyrologes latins ; mais sa fête, dès cette époque, se célébrait en Occident le 14 juin, comme on l'y célèbre encore de nos jours.

On aimerait a se représenter l'aspect extérieur de saint Basile. Un manuscrit anonyme de la Bibliothèque vaticane, reproduit par Baronius, le dépeint comme grand, maigre, sec, le teint pâle, le regard pensif, les tempes un peu creuses, la tête à demi chauve, portant toute sa barbe. Quelle que soit la valeur historique de ce portrait, il concorde sur plus d'un point avec la description donnée par saint Grégoire de Nazianze Celui-ci dit de même que Basile était pâle, avec une longue barbe. Il ajoute que, dans la vie ordinaire, ce grand orateur était lent a parler. Ce n'est pas qu'il montrât ou éprouvât du dédain pour ses interlocuteurs, mais il était habituellement absorbe dans ses pensées. Basile donne humblement de cette lenteur une autre explication il l'attribue a une lourdeur et a une gaucherie de Cappadocien. Le plus probable, c'est que Basile était extrêmement timide. Un de ses ennemis, l'hérétique Eunome, dit qu'il tressaillait et changeait de couleur si quelqu'un entrait dans la chambre ou il s'enfermait pour travailler. Philostorge ajoute que la timidité d'esprit lui faisait éviter les discussions publiques. Basile semble avoir été de ces hommes qui montrent un courage intrépide quand ils se sentent moralement obligés d'agir, mais ne se décident pas sans un devoir impérieux a sortir de la retraite qui fait leurs délices. Cette grande réserve ne provenait pas, chez lui, d'une âme portée à la tristesse ses lettres ont de l'enjouement, avec le sel le plus fin, et un sentiment très vif des beautés de la nature Grégoire de Nazianze dit qu'il se plaisait aux réunions d'amis, racontait à merveille, et n'était pas ennemi d'une spirituelle plaisanterie. Mais le trait caractéristique de sa personne morale comme de sa personne physique était la constante possession de soi-même, se traduisant au dehors par un calme inaltérable, une politesse mesurée. S'il avait à contredire, il le faisait d'une manière très nette, mais avec une extrême douceur. Il était de ceux à qui il suffit d'un sourire pour marquer l'approbation et qui blâment par leur silence. Saint Grégoire de Nazianze ajoute que beaucoup, parmi ses contemporains, s'efforçaient de copier ses allures, son langage, ses manières, les moindres particularités de sa démarche et de son costume la maladresse même des imitations, qui témoignaient de la popularité de Basile, faisait ressortir le naturel et la distinction du modèle.

III
SAINT BASILE ORATEUR ET ÉCRIVAIN

CHAPITRE I
LES HOMÉLIES SUR L '« HEXAEMERON »

Les Œuvres de saint Basile consistent en ses discours, ses écrits dogmatiques et sa correspondance. Tous les ouvrages qu'il composa ne nous sont point parvenus : au dire de Cassiodore, il écrivit des commentaires sur presque toutes les parties de l'Ecriture Sainte. Parmi les écrits mis sous son nom, plusieurs aussi, à tort ou à raison, sont contestes. J'analyserai seulement ceux dont l'authenticité ne peut faire doute : ils sont encore assez nombreux pour donner une idée de ce que fut en saint Basile l'orateur et l'écrivain.

« Basile — à dit M. de Broglie — est le premier orateur qu'au compté l'Eglise. Avant lui, Athanase avait harangué les soldats de la foi, comme un général qui monte à la brèche; Origène avait dogmatisé devant des disciples; Basile le premier parle à toute heure, devant toute espèce d'hommes, un langage à la fois naturel et savant, dont l'élégance ne diminue jamais ni la simplicité, ni la force. Nulle faconde plus ornée, plus nourrie de souvenirs classiques que la sienne; nulle pourtant qui soit plus à la main, coulant plus naturellement de source, plus accessible à toutes les intelligences. L'étude n'a fait que lui préparer un trésor toujours ouvert, où l'inspiration puise, sans compter, pour les besoins du jour. Pour ce mérite de facilité à la fois brillante et usuelle, sou condisciple Grégoire lui-même ne peut lui être comparé. L'imagination est peut-être plus vive chez Grégoire, mais elle se complaît en elle-même, et celui qui parle, entraîné à la poursuite ou de l'expression qu'il a rencontrée ou de l'idée qu'il entrevoit, oublie parfois et laisse en chemin celui qui l'écoute. La parole est encore un ornement pour Grégoire; pour Basile, elle n'est qu'une arme, dont la poignée, si bien ciselée qu'elle soit, ne sert qu'à enfoncer la pointe plus avant. Il y a du rhéteur souvent, et toujours du poète chez Grégoire. L'orateur seul respire chez Basile. »

Il était déjà en possession de tous ses moyens, quand furent prononcées, avant son élévation à l'épiscopat, ses neuf homélies sur l'Hexaemeron. Le commentaire oratoire des six jours de la création fut donné par Basile pendant une semaine de carême. Il y prêcha deux fois par jour, le matin et le soir, sauf un jour, où il ne prêcha qu'une fois. Dans ces discours, d'un tour à la fois si antique et si chrétien, « se reconnaît le génie grec, presque dans sa beauté native, doucement animé d'une teinte orientale, plus abondant et moins attique, mais toujours harmonieux et pur. » Ce sont, cependant, des discours improvisés. Cela se voit à la familiarité du trait, aux digressions où l'orateur se laisse entraîner, pour rentrer brusquement ensuite dans son sujet, à la brièveté avec laquelle il conclut son discours, s'il s'aperçoit qu'il a dépassé le temps convenable. On concevrait difficilement un meilleur modèle de prédication populaire. La pensée de l'orateur reste toujours élevée, tandis que, par la simplicité du langage, par la multiplicité des tableaux, par l'abondance des anecdotes, par le soin d'intéresser, d'amuser même, il se met à la portée des plus humbles auditeurs. Entre le discours du matin et le discours du soir, on leur laissera le temps de faire le travail de la journée. Un matin, cependant, Basile a parlé trop longuement. « Je ne m'en repens point, dit-il. Nous sommes en temps déjeune; vous n'êtes pas attendus pour le repas. Que feriez-vous jusqu'à ce soir ? Beaucoup, peut-être, joueraient aux dés, ou s'oublieraient dans les querelles que le jeu engendre. En vous retenant à l'église, je vous ai tenus loin des occasions de pécher. » L'auditoire à qui il s'adresse, dans ce hardi et familier langage, ne se composait pas d'hommes seulement : les femmes et les enfants y étaient nombreux. Quand, avant ou après le sermon, leurs voix mêlées s'élevaient pour réciter en commun la prière ou entonner des chants liturgiques, c'était, dit Basile, un bruit comparable à celui de la mer se brisant sur le rivage. Mais ce bon peuple de Césarée, si attaché à la foi orthodoxe, ne rappelle pas seulement la mer par l'agitation de la surface : Basile le loue du calme qui règne dans ses profondeurs, où l'hérésie fut toujours impuissante à soulever des tempêtes.

Il s'empare ordinairement de l'attention des fidèles par un exorde court, et comme pressé d'aller au but. Quelquefois, cependant, il procède avec plus de pompe, et la simplicité de son langage paraît plus ornée. C'est ainsi qu'au début de la sixième homélie sur l'Hexaemeron, après avoir rappelé que les anciens assistaient aux combats du stade la tête découverte, et dit que de même les chrétiens doivent apporter aux grands spectacles de la sagesse divine une âme bien préparée, il s'écrie : « Si jamais, dans la sérénité des nuits, contemplant d'un œil attentif l'inénarrable beauté des astres, vous avez pensé au Créateur de l'univers qui a semé le ciel de fleurs brillantes, et donné aux choses une utilité plus grande encore que leur beauté; ou si, pendant le jour, vous avez admiré les merveilles de la lumière, et, par une soigneuse méditation, monté des choses visibles jusqu'aux invisibles ; alors vous êtes un digne auditeur, et vous avez droit à vous asseoir dans ce noble et bienheureux théâtre. »

A aucun moment l'orateur ne perd de vue les esprits simples auxquels il s'adresse. Son auditoire est, comme ceux de tous les pays de civilisation grecque, amoureux de la parole. Bien que composé en partie d'artisans, d'illettrés, il est capable de supporter mieux peut-être qu'un auditoire de nos jours le long développement des idées. On le devine sensible à l'enchaînement logique des raisonnements et h la musique des mots. Mais Basile sait que ses ouailles ont besoin avant tout de leçons pratiques. Dans sa première homélie, où il commente ces mots du texte sacré : « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre, » il oppose aux systèmes flottants des philosophes, contredits ou détruits les uns par les autres, l'autorité des immuables paroles qui impriment dans l'âme comme un sceau indélébile le nom de Dieu. Dans la seconde, où il montre le Créateur débrouillant le chaos, il s'attaque à la fois aux sophistes qui soutenaient l'éternité de la matière, et aux hérésies, « celte pourriture des Églises, » qui, avec Valentin, Marcion, Mânes, personnifiaient le mal et les ténèbres pour en faire le principe mauvais opposé à Dieu. Dans la troisième, il s'élève en passant contre l'abus des explications allégoriques de la Sainte Ecriture. La quatrième s'ouvre par un exorde où il fait le procès aux villes, nombreuses alors, dont la population oubliait tout, commerce, industrie, devoirs de famille, pour les jeux du cirque et les représentations théâtrales. La cinquième, à propos de la création des plantes, lui donne lieu de rajeunir, par les traits les plus saisissants, l'antique lieu commun sur la prospérité des puissants et des riches, qui se fane comme l'herbe : « hier des honneurs, des gouvernements, des soldats, le héraut annonçant sa venue, des licteurs précédant ses pas, le pouvoir d'ordonner coups, confiscations, exils; cette nuit, la fièvre, la pleurésie, une congestion pulmonaire : et voilà un homme enlevé du milieu des hommes, la scène vide de celui qui la remplissait, sa gloire évanouie comme un songe ! » La sixième homélie, qui traite de la création des astres, conduit Basile à réfuter les rêveries des astrologues, à en montrer le péril pour la moralité publique, et à défendre la liberté et la responsabilité humaines par des arguments qui gardent toute leur valeur contre le moderne déterminisme.

Amené par son sujet à passer en revue toute la création, planètes, mers, plantes, oiseaux, poissons, reptiles, quadrupèdes, et à chercher dans chacune des créatures de Dieu une raison de le louer, Basile se trouve décrire la nature, telle qu'on la connaissait de son temps. C'est, en quelque sorte, l'astronomie, la physique, l'histoire naturelle, qu'il résume pour ses auditeurs. Sans doute, les erreurs sont nombreuses. Les sciences naturelles de ce temps offraient d'énormes lacunes, acceptaient sans les vérifier d'étranges hypothèses, et demeuraient resserrées entre les bornes les plus étroites. Il serait aisé de le montrer par les discours mêmes de Basile. Mais en avons-nous le droit ? L'enchaînement des idées, la trame solide et sobre du raisonnement, dans la première homélie sur l'Hexaemeron, fait songer à Descartes: se souvient-on de ce qu'était la physique de Descartes, et de quelles hypothèses se contentait quelquefois son génie ? Qui sait même si plusieurs de celles qui font la gloire de la science moderne seront encore acceptées de nos descendants ? Il vaut mieux voir dans l'Hexaemeron ce qui s'y trouve en effet : un tableau du monde créé, où bien des détails pourraient être corrigés, mais où se montre une information très vaste, où abondent les images splendides et les peintures délicates, et qui annonce le Traité de l'existence de Dieu de Fénelon ou quelques-uns des plus beaux chapitres du Génie du christianisme.

On comprend tout ce qu'un esprit pratique comme celui de Basile devait, dans un tel cadre, placer d'utiles conseils et d'allusions ingénieuses. Les auditeurs suivaient avec ravissement ses descriptions ; tout à coup, un trait moral s'en dégageait, et l'un ou l'autre le recevait en plein cœur; les créatures sans raison devenaient au besoin les moniteurs de l'homme. L'indifférence ou la cruauté de certains oiseaux pour leurs petits, qu'ils abandonnent ou rejettent du nid dès qu'ils les voient en état de voler, lui est une occasion d'avertir les pères dénaturés qui, par avarice, vendent leurs enfants, ou par caprice leur font une part inégale. Le veuvage fidèlement gardé par la tourterelle lui sert à faire rougir les femmes chrétiennes trop empressées à de nouvelles noces. S'il décrit, de façon charmante, la construction d'un nid d'hirondelle, bâti d'un peu de paille et d'un peu de boue, c'est pour apprendre aux plus pauvres à ne pas désespérer de la Providence. Les soins prodigués par les jeunes cigognes aux vieilles prêchent la piété filiale. Les services que rendent, dit-on, les corneilles aux cigognes voyageuses condamnent ceux qui manquent aux devoirs de l'hospitalité et ferment en hiver leur porte au voyageur. Les oies du Capitole, elles-mêmes, ne sont pas oubliées : allusion rare chez Basile à l'histoire romaine. La nature est ainsi, pour l'orateur de Césarée, « une ample comédie aux cent actes divers, » dont le dénouement est toujours une leçon de morale.

L'homélie VII, sur les habitants des eaux, est pleine de conseils ingénieusement tirés des mœurs des poissons. Un auditoire composé de Cappadociens devait les écouter avec d'autant plus d'intérêt qu'il était, par l'éloignement, plus étranger aux choses maritimes, et que beaucoup des récits de Basile avaient pour lui l'attrait de la nouveauté. Quand celui-ci, par exemple, après avoir décrit la migration de certains poissons, « à l'époque de la ponte passant comme un torrent de la Propontide dans le Pont-Euxin, » disait : « J'ai vu ces choses, et j'ai admiré la sagesse de Dieu, » tous les regards devaient s'attacher sur l'orateur, ajoutant à ses enseignements de théologie ou de morale le poids de son expérience de voyageur. Ce qu'il cherche surtout à prouver, dans cette homélie et dans les deux suivantes, c'est la théorie des causes finales et des harmonies providentielles. Tout organe, dans la nature, est adapté à une fin, qui est la conservation de chaque espèce par les moyens qui lui sont propres. De là, le sentiment obscur qui pousse les poissons à chercher des eaux plus douces pour y déposer leurs œufs; de là la structure différente des oiseaux, selon qu'ils sont destinés à s'élever dans les airs ou à nager sur les étangs, à saisir leur nourriture au vol ou à la chercher dans la vase; de là l'organisation merveilleuse et la discipline extraordinaire de la monarchie des abeilles et de la république des fourmis; de là, chez les quadrupèdes, la rapidité avec laquelle se multiplient les plus faibles et les plus exposés à la destruction, et la stérilité relative des puissants carnassiers; de là surtout l'instinct des animaux, qui leur indique la pâture qui leur convient, au besoin les herbes qui les guérissent, « et compense par une surabondance de sensibilité la raison dont ils sont privés. »

Mais l'instinct des animaux sert à l'orateur pour inculquer encore une autre vérité. Cet instinct est vraiment admirable. Il tient lieu de mémoire au chien qui, refusant toute nourriture, se laisse mourir de faim sur le tombeau de son maître. Chez le chien de chasse, habile à démêler les pistes les plus compliquées, « sans être la raison, il procède parfois à la façon du raisonnement. » On peut dire que, dans la plupart des cas, l'instinct est pour l'animal un guide infaillible. N'est-ce pas l'image obscure de la loi naturelle, guide non moins infaillible de la raison humaine, de la conscience morale, contre lequel on ne peut invoquer l'ignorance, et auquel on ne résiste pas sans un abus coupable de la liberté ? « Nous n'avons pas le droit de nous excuser en disant que nous n'avons lu nulle part le précepte : la nature a suffi à nous l'enseigner. Sais-tu quel bien tu dois faire à ton prochain ? Celui que tu voudrais qu'un autre te fît. Sais-tu quel mal (tu ne dois pas lui faire) ? Ce que tu ne voudrais pas souffrir d'autrui. Personne n'a enseigné aux animaux les racines qu'ils doivent brouter, l'herbe qui leur est profitable. Mais chacun d'eux l'a appris de la nature, par une admirable correspondance de la nature avec ses besoins. Il y a de même des vertus naturelles auxquelles l'âme est obligée, non par l'enseignement des hommes, mais par la nature même.... C'est pourquoi, quand saint Paul nous dit : « Fils, aimez vos pères. Pères, n'excitez pas la colère de vos fils, » il ne dit rien de nouveau, puisque la nature l'avait déjà dit. Mais il noue d'un lien plus fort l'obligation naturelle. » Ainsi le pieux orateur, selon son expression, « conduisait par les choses visibles et sensibles, comme on conduirait par la main, ses auditeurs jusqu'à la contemplation des choses invisibles, » et les faisait monter par degrés de l'étude des créatures jusqu'aux sommets les plus élevés de la philosophie et de la religion.

Nous avons essayé de caractériser, plus encore que d'analyser, les célèbres discours de saint Basile sur l'Hexaemeron. On ne sait pourquoi il ne les termina pas, et s'arrêta à l'œuvre du cinquième jour. Le discours sur la création de l'homme manque, et certainement ne fut pas prononcé, car saint Grégoire de Nysse se crut obligé de l'écrire, pour compléter l'ouvrage inachevé de son frère. Peut-être une des fréquentes maladies qui éprouvèrent Basile l'avait-elle obligé d'interrompre brusquement cette station de carême, et comme les sermons en étaient improvisés, rien ne se retrouva dans ses papiers de celui qu'il n'avait pas prêché. Quoiqu'il en soit, il est facile de comprendre l'impression produite par cette prédication si originale sur le peuple de Césarée. On ne sera pas surpris que l'antiquité chrétienne tout entière ait admiré un travail à bien des égards très neuf, où le grand style de Basile se développe dans tout son éclat, et où il fait preuve non seulement des plus hautes qualités du théologien et de l'orateur, mais encore d'une science aussi complète qu'on pouvait la posséder à son époque. « Quand je prends en main son Hexaemeron, s'écrie saint Grégoire de Nazianze, je me sens uni au Créateur, et il me semble que je connais mieux les raisons de la création. » Saint Ambroise fera de ce recueil un éloge plus grand encore, en l'imitant dans son propre Hexaemeron. Peut-être en possédait-on des cette époque une traduction latine : nous savons au moins, par Cassiodore, qu'il en existait une au Ve siècle : une autre traduction fut faite, au VIe siècle, par Denys le Petit.

CHAPITRE II
LES HOMÉLIES SUR LES PSAUMES

Une autre série de sermons est généralement attribuée à l'époque où Basile était encore simple prêtre. Ce sont les homélies sur les psaumes. Tillemont pense que le grand orateur expliqua au peuple de Césarée tout le psautier. Mais il ne reste de ce vaste commentaire, si en effet il fut donné, que treize homélies dont l'authenticité soit incontestable. Ce sont moins des discours que des méditations ou, comme eût dit Bossuet, des élévations. Dans chacune d'elles, Basile commente, verset par verset, le texte d'un psaume. De telles compositions, qui n'ont pas de plan arrêté, se prêtent peu à l'analyse. Le ton n'est plus celui de l'Hexaemeron. Les raisonnements calmes et précis, les pieuses effusions, y remplacent les tableaux brillants. Cependant on y peut encore noter bien des traits de mœurs. Basile est aussi hardi dans la chaire de Césarée que Jean Chrysostome dans celle d'Antioche ou de Constantinople. Par la encore, il se montre vraiment prédicateur populaire.

Dans la foule qui se presse pour l'entendre, que de types divers ! Les riches sont en grand nombre : Basile, qui les connaît tous, qui sait l'histoire de chacun, n'est pas tendre pour eux. Il faut avouer que ceux qu'il flagelle l'ont souvent mérité. Il y a les orgueilleux. Ceux-ci quelquefois sont des bienfaiteurs de la cité; ils l'embellissent, suivant l'usage antique, en y construisant des muraille, des forums, des gymnases, des aqueducs : mais ils gâtent leurs bienfaits par une vanité ridicule. Partout s'étalent leurs noms et les inscriptions célébrant leur munificence. D'autres ont la vanité moins inoffensive : ils dépensent leur fortune à donner au peuple l'immoral et cruel spectacle des combats d'animaux et de bestiaires. Viennent ensuite les voluptueux, qui se traînent dans la boue des plaisirs sensuels. Toute une homélie (la seconde sur le psaume XIV) est dirigée contre les usuriers. Ceux-ci spéculent sur la misère publique, perçoivent mois par mois l'intérêt des sommes prêtées, et, « plantant sans terre, moissonnant sans épis, » font rendre à leur argent dix, quelquefois cent pour cent. Mais, avec la sûreté habituelle de son jugement, Basile, s'il maltraite les mauvais riches, ne condamne pas la richesse. L'argent est sans doute pour lui « l'origine des maux, la cause des guerres, la racine des haines; » cependant la possession en est légitime, à condition de se souvenir « qu'il coule dans la main comme l'eau, » et par conséquent de n'y pas attacher son cœur. Ce n'est pas un bien en soi : il ne mérite ni l'admiration ni l'amour : mais c'est un utile serviteur, un valable instrument, dont il est licite d'user.

La sollicitude de Basile est surtout pour les petits, pour ces pauvres gens dont il a reçu les confidences, qu'il verra peut-être passer clans les asiles ouverts par lui à toutes les misères. Il leur apprend à ne pas se scandaliser de l'inégale répartition des biens de ce monde. Il leur enseigne à s'incliner, en ceci comme en toutes choses, devant les insondables jugements de Dieu. Il essaie de leur faire comprendre les avantages relatifs de la pauvreté. Il leur prêche surtout le travail, et leur recommande avec la plus grande énergie de fuir les emprunts. Mieux vaut vendre son superflu, retrancher tout luxe, que de se lier à une dette. Mieux vaut accepter un labeur manuel, louer ses services, mieux vaudrai t même mendier, que de tomber aux mains des usuriers. « J'ai vu, spectacle lamentable, des enfants de naissance libre conduits par leurs pères sur le marché, et mis en vente, afin de rembourser un prêteur ! » On sent qu'ici — et, dans un autre endroit, à propos des femmes esclaves, — Basile touche à des plaies vives.

Dans les homélies sur les psaumes se rencontrent de très beaux passages, où les plus hautes intelligences et les âmes le plus délicates chercheront leur pâture. Mais le caractère pratique, populaire, domine dans l'ensemble. « Ces brèves paroles que je vais dire importent beaucoup à la conduite de la vie. » Une fois, bien qu'il donne ordinairement peu à l'imagination, Basile semble lui emprunter ses couleurs les plus voyantes pour peindre le tableau du Jugement dernier :

« Quand tu es tenté de quelque péché, pense au terrible et insoutenable tribunal du Christ. Là, sur un trône sublime, préside le Juge. En sa glorieuse présence toute créature est debout, tremblante. Nous lui serons tous amenés, pour rendre compte chacun de nos œuvres. Autour des pécheurs se pressent des esprits horribles et lugubres; leurs yeux jettent des flammes, leur bouche souffle le feu, et trahit la cruauté de leur âme ; leur visage, où se lit leur haine pour l'homme, est sombre comme la nuit. Figure-toi, ensuite, un abîme profond, des ténèbres impénétrables, un feu qui brûle sans lumière; puis une race de vers, venimeux, carnivores, mangeant toujours, jamais rassasiés, et dont la morsure cause d'intolérables douleurs; enfin, supplice pire que tous les autres, la honte sans fin, l'opprobre éternel. Crains cela, et, instruit par cette crainte, retiens d'un frein puissant ton âme entraînée vers les concupiscences mauvaises. »
On croirait voir déjà quelqu'une de ces fresques terribles, que les artistes du moyen âge ont peintes aux murs des cathédrales.

Ces images vives, saisissantes, les conseils pratiques, les allusions, contribuaient sans doute non moins que les raisonnements serrés et les élévations mystiques à retenir l'auditoire autour de Basile. Une fois, il se plaint de la mauvaise tenue de son peuple; mais une autre fois il lui rend un témoignage tout différent. Il montre les fidèles assemblés dans l'église depuis minuit, et y trompant l'attente par le chant des hymnes ; vers midi seulement Basile, qui avait prêché ou officié dans un autre sanctuaire, pourra monter à l'ambon. Un tel empressement et une telle patience de ses fidèles méritaient que, pour les instruire, il fît violence à la faiblesse de sa santé, dont il ne cesse de se plaindre. « En vous voyant, — leur dit-il, clans une de ces images hardies et ingénieuses où il excelle, —je pense à quelque enfant déjà robuste, mais non encore sevré, qui cherche la mamelle de sa mère; celle-ci sent que les sources du lait sont maintenant taries, et cependant elle lui offre encore son sein, non pour le nourrir, mais pour le calmer. Ainsi moi, sans forces, accablé par mes infirmités corporelles, cependant je vous parle; non qu'un grand plaisir soit réservé à ceux qui m'entendront, mais parce que la grandeur de votre amour est telle, qu'il sera satisfait du seul sonde ma voix. »

CHAPITRE III
LES SERMONS ET HOMÉLIES SUR DES SUJETS DIVERS

On assignerait difficilement à une époque précise de la vie de saint Basile les sermons et homélies sur des sujets divers, qui forment une des parties les plus intéressantes de son œuvre oratoire. Quelques-unes de ces pièces peuvent se rapporter avec certitude ou au moins avec vraisemblance au temps de sa prêtrise ; d'autres paraissent appartenir à celui de son épiscopat; la plupart sont difficiles à dater.

Elles se rangent aisément sous des rubriques diverses. Les unes sont proprement théologiques. Un grand nombre sont plutôt des traités de morale religieuse. Il en est enfin dont le caractère est surtout historique.

L'homélie sur la foi, l'homélie sur les premières paroles de l'Évangile selon saint Jean, et celle qui est dirigée « contre les Sabelliens, Arius et les Anoméens, » sont des pages de controverse théologique, ayant pour objet la défense de l'orthodoxie menacée par la grande hérésie du IVe siècle. Dans « l'exhortation au baptême, » le caractère pratique et populaire l'emporte, au contraire, sur l'explication du dogme. Ce que l'orateur se propose est moins de faire comprendre à ses auditeurs la nature de la régénération produite par le sacrement, que de les exhorter à ne pas en différer la réception. On sent l'impatience avec laquelle la logique supérieure de Basile — comme celle de Grégoire de Nazianze et des autres Pères de ce temps — supportait les misérables arguties qui, dans tous les rangs de la société (dans les plus élevés surtout), servaient à justifier le retard du baptême :

« Tu as reçu la foi dès l'enfance, et tu attends jusqu'à la vieillesse pour devenir chrétien !... Si j'annonçais aujourd'hui que je vais faire dans l'église une distribution d'argent, vous ne me remettriez pas à demain, mais vous accourriez, impatients de tout délai.... Si vous étiez esclaves, et que l'on vous annonçât l'affranchissement, avec quelle hâte, entraînant les patrons, suppliant les juges, vous viendriez vous soumettre au soufflet libérateur, qui vous dispensera de toute crainte de coups à l'avenir !... Tu es jeune ? Reçois dans le baptême le frein qui maîtrisera ta jeunesse. Tu es vieux ? Prends garde de ne pas avoir à temps le viatique.... Mais je connais la cause inavouée de vos délais : les choses parlent assez d'elles-mêmes. Laissez-moi, dites-vous, jouir de honteuses voluptés, laissez-moi me rouler dans la boue, ensanglanter mes mains, prendre le bien d'autrui. Le jour viendra où j'en aurai fini avec tout cela, et où je demanderai le baptême.... C'est le démon qui dit par ta bouche : aujourd'hui à moi, demain à Dieu.... Aujourd'hui tu peux agir, tu passes ta jeunesse dans le péché ; quand tes organes seront affaiblis, tu offriras à Dieu les restes d'un corps usé.... Mais qui t'a garanti la durée de la vie ? Ne vois-tu pas des enfants, des hommes dans la force de l'âge, soudainement enlevés ? Pourquoi attends-tu que la fièvre te contraigne à demander le baptême ? Alors tu ne pourras plus prononcer les paroles salutaires, ou ton cerveau malade ne pourra plus les entendre : quand ni tes mains ne seront capables de se lever vers le ciel, ni tes pieds de te supporter, ni tes genoux de se plier pour la prière, quand tu ne pourras plus ni te faire instruire, ni confesser tes péchés, ni faire ta paix avec Dieu, ni renoncer au démon, ni peut-être recevoir avec intelligence l'initiation chrétienne ; quand les personnes présentes douteront si tu as senti la grâce qui t'était donnée, ou si tu as reçu sans connaissance le sacrement. »

Dans la seconde série de ses homélies, Basile exhorte les fidèles aux vertus et aux pratiques du christianisme, réprimande leurs vices, et leur apprend à méditer la parole de Dieu. L'un de ces discours a été prononcé lors de la famine qui, en 367 ou 368, affligea la Cappadoce, et dont nous avons parlé ailleurs. Peut-être les homélies sur l'avarice, sur les riches, furent-elles composées à la même époque, ainsi que celle où l'orateur démontre que « Dieu n'est pas l'auteur des maux. » Ne pouvant analyser tous les discours religieux et moraux de saint Basile, je m'arrêterai de préférence au groupe d'homélies qui traitent de l'usage et de l'abus des richesses, et au célèbre discours sur la lecture des auteurs profanes. Ce sera l'occasion d'étudier quelques-unes des idées économiques, sociales et littéraires du vénérable orateur.

Saint Basile enseigne que la richesse a été donnée à quelques hommes comme un dépôt. De ce dépôt ils sont moralement obligés de faire usage. Ils n'ont pas le droit de le garder pour eux seuls.

Il y a deux manières de le garder : celle des avares et celle des prodigues. Aux premiers Basile s'adresse avec une extrême sévérité. « A qui fais-je injure ? je ne conserve que ce qui est à moi. — Et quelles choses, dites-moi, sont à vous ? Vous ressemblez à celui qui, ayant occupé une place au théâtre, empêcherait d'entrer tous les autres spectateurs, pensant avoir en propre ce qui est fait pour l'usage commun. Tels sont les riches avares. Ils ont occupé les premiers ce qui est commun à tous, et s'autorisent de cette « préoccupation « pour se le réserver. Et cependant, si chacun se contentait du nécessaire et donnait son superflu aux indigents, il n'y aurait ni riche ni pauvre.... Est-ce que Dieu, en faisant une inégale répartition des biens de ce monde, aurait été injuste ? A-t-il voulu que celui-ci fût pauvre, pendant que tu es riche ? n'a-t-il pas voulu plutôt te faire gagner la récompense d'une fidèle administration des richesses qui te sont confiées, tandis que cet autre obtiendra le prix dû h sa patience ?... L'avare est un spoliateur. Il s'est approprié ce qu'il avait reçu pour le distribuer. Si l'on appelle voleur l'homme qui arrache à quelqu'un son vêtement, quel nom donner à celui qui, pouvant revêtir son frère nu, ne l'a point fait ? Ce pain que tu gardes, il appartient à l'affamé; cet habit que tu enfermes dans ton coffre, il appartient à cet homme sans vêtement ; cette chaussure qui pourrit chez toi, elle appartient à celui qui va nu-pieds; cet argent que tu tiens enfoui, il est aux pauvres. Tu es injuste en proportion de ce que tu pouvais donner aux hommes. »

Le riche, cependant, se défend d'une épargne immodérée, en invoquant ses devoirs envers ses enfants. Basile le poursuit dans ce dernier retranchement. « Tu dis que la conservation de tes richesses est nécessaire à cause de tes enfants. Excuse spécieuse pour ton avarice; tu allègues tes enfants pour défendre ta passion... N'oubliez pas que la richesse est pour beaucoup de gens une occasion de péché : prenez garde que cela ne cause un jour la perte de vos enfants. D'ailleurs, est-ce que votre âme ne vous est pas plus proche que vos enfants eux-mêmes ? Donnez-lui donc, puisqu'elle est la première, la part principale dans votre héritage ; vous partagerez entre vos enfants le reste de votre fortune. Il y a même bien des enfants qui, n'ayant hérité d'aucun patrimoine, ont su se créer de bonnes maisons; mais votre âme, si vous ne l'aidez, qui aura pitié d'elle ? » Ces paroles permettent de ramener à une mesure exacte ce qui, dans la citation précédant celle-ci, aurait pu paraître excessif. Basile ne dit que ce que diront après lui, parfois même en termes plus âpres, saint Jean Chrysostome, saint Ambroise, saint Augustin, ce que rappelleront, avec la précision de leur langage, les maîtres de la chaire chrétienne au XVIIe siècle, les Bossuet, les Bourdaloue. S'il fait au riche un devoir de partager son patrimoine avec les pauvres, c'est du devoir de l'aumône, largement entendu, qu'il parle. Bourdaloue s'exprimera de même, quand il inculquera aux chrétiens de son temps l'obligation « de pourvoir à l'indigence et à la nécessité du prochain, et par titre de justice et par titre de charité. » Mais Basile ne demande ni la destruction des fortunes, ni l'abolition de l'héritage. Comme on vient de le voir, il reconnaît expressément aux pères de famille le droit de laisser celui-ci à ses enfants, après l'avoir allégé de tout ce qu'exigé la charité, c'est-à-dire, selon le mot de Bossuet, résumant avec sa forme et sa concision habituelles la doctrine de ses prédécesseurs, après avoir « suppléé au défaut par l'abondance, » et « acquitté les assignations que Dieu a données aux nécessiteux sur le superflu des opulents. »

Cependant on doit reconnaître que les moralistes chrétiens du IVe siècle, et Basile avec eux, ne voyaient pas clairement le rôle nécessaire que le capital aurait un jour dans la société chrétienne, et ne devinaient pas ce que peut la conservation et l'accroissement de celui-ci pour la prospérité générale, par conséquent pour l'amélioration du sort des petits et des pauvres. C'est que la science économique n'était pas encore née; c'est peut être aussi que le capital industriel se confondait en grande partie, à cette époque, avec la possession et le travail des esclaves, et ne profitait guère qu'à la classe restreinte des maîtres. Et le produit de ce travail s'accumulait souvent, avili et stérile, au lieu de se répandre; Basile l'indique d'un mot, quand il parle des vêtements qui s'entassaient dans les coffres des riches, et des chaussures qui « pourrissaient » dans leurs armoires; c'était le trop-plein du travail de leurs esclaves.

Si Basile, cependant, ne paraît pas, selon nos idées modernes, estimer l'épargne à sa juste valeur, il n'est pas un économiste qui n'approuvera, même de nos jours, les critiques qu'il dirige contre le luxe. Elles sont d'autant plus justifiées que ce luxe (on le voit par ses paroles mêmes) est surtout celui qui résulte soit de la présence, soit du travail des esclaves, et résume des forces incalculables stérilement gaspillées pour le bien-être, l'amusement ou la vanité de quelques-uns. « Je ne saurais assez m'étonner qu'on ait pu imaginer tant d'inutiles manières de dépenser son argent. » Passe alors sous nos yeux le tableau cent fois tracé du luxe antique: le cortège somptueux du riche en voyage, avec ses chars incrustés de métaux précieux, la multitude des mules rangées par couleurs, les troupes de chameaux chargés de bagages, les chevaux revêtus de housses de pourpre et harnachés d'or et d'argent; « le nombre infini des esclaves, » représentant tous les métiers, tous les arts et tous les plaisirs; les maisons étincelantes de marbres, lambrissées d'or, pavées de mosaïque, et où « toute la place laissée par la mosaïque est remplie par des peintures de fleurs; » la parure des femmes; les mains innombrables qui y sont occupées. Que de ressources dérobées au travail utile où à l'aumône ! « Ceux qui jugent prudemment ne devraient pas oublier que l'usage des richesses nous a été concédé pour les employer, non pour les faire servir à nos plaisirs. » Le premier de leurs emplois, c'est d'assister les pauvres. « Comment peux-tu posséder des lits d'argent, des tables d'ar gent, des couches et des sièges d'ivoire, quand le vestibule de ta maison est assiégé par d'innombrables pauvres, dont tu entends la plainte lamentable ?... L'anneau de ton doigt suffirait à payer leurs dettes, ou à relever leurs masures croulantes ; un seul de tes coffres à vêtements contient de quoi réchauffer tout un peuple qui tremble de froid.»

Ceux que Basile poursuit de ces éloquentes paroles sont pour la plupart îles chrétiens oublieux d'un seul devoir, et scrupuleux à remplir les autres. « J'en connais qui jeûnent, prient, gémissent sur leurs péchés, accomplissent toutes les œuvres de piété qu'ils peuvent faire sans dépense, et n'offrent jamais une obole aux indigents. » Mais il est d'autres riches qui à l'avarice joignent l'injustice. Les paroles qui suivent en disent long sur les misères du temps. « Les richesses de ceux-là, personne ne peut en soutenir le poids : tout cède à leur tyrannie : leur puissance est formidable à tous. Ceux à qui ils ont fait tort songent plus à se préserver de nouveaux dommages qu'à tirer vengeance des premiers. Ce riche a des jougs de bœufs pour labourer, ensemencer, moissonner des champs qui ne sont pas à lui. Si tu résistes, il frappe; si tu te plains, il te poursuit pour injure, te fait condamner à la servitude, jeter en prison : les faux témoins sont prêts, dont les paroles mettront ta vie même en péril. Tu te trouves heureux si tu peux enfin acheter de lui ton repos. » Pour ces oppresseurs, Basile est sans pitié ; il met sous leurs regards le tableau terrible de leur dernier jour, où « partout où ils tourneront les yeux, ce sera pour apercevoir l'image de leurs crimes : ici, les larmes des orphelins, là, les gémissements des veuves, ailleurs les pauvres portant encore les traces des coups reçus, les esclaves couverts de contusions, les voisins exaspérés: toutes ces choses se tournent contre eux, et les enferment dans un cercle d'actions coupables. »

De ceux-là mêmes, cependant, Basile ne veut pas désespérer. Il en a parmi ses auditeurs. Il s'efforce de « parler à leur cœur de pierre, » et leur prodigue les exhortations, les raisonnements, tout ce qui peut convaincre et toucher. Si l'on veut voir jusqu'où Basile est capable de pousser le pathétique, lorsqu'il plaide la cause des pauvres, qu'on lise, dans son homélie sur les avares, le tableau du père de famille réduit par la misère à vendre ses enfants. C'est un vrai drame, comme les temps antiques en ont vu, comme, même dans les périodes d'extrême misère, les sociétés modernes, que la charité persévérante de l'Église a depuis tant de siècles guéries de la plaie de l'esclavage, n'en connaîtront jamais.

« Comment vous mettrai-je sous les yeux les angoisses du pauvre ? Ayant tout compté, il vient de reconnaître qu'il n'a pas, qu'il n'aura jamais d'argent, et que son chétif mobilier vaut à peine quelques oboles. Que faire ? Il tourne enfin ses yeux vers ses enfants, et se dit qu'en les mettant en vente sur le marché, il acquerrait quelque ressource pour se sauver de la mort imminente. Contemplez le combat qui se livre entre les tortures de la faim et l'amour paternel ! La faim lui montre la mort terrible qui l'attend, la nature le retient, et l'exhorte à mourir alors avec ses enfants : poussé dans un sens, dans un autre, il succombe enfin sous l'implacable étreinte de la misère. Mais quel nouveau combat remplit l'âme de ce père ! Lequel vendrai-je le premier ? Lequel tentera davantage le marchand de blé ? Prendrai-je l'aîné ? Mais je respecte en lui le droit d'aînesse. Choisirai-je le plus jeune ? J'ai pitié de son âge, qui ne comprend pas encore la souffrance. Celui-ci est l'image vivante de ses parents : celui-là montre d'excellentes dispositions à s'instruire. Terrible incertitude ! Ou me tourner ? sur lequel tomberai-je ? contre lequel prendrai-je une âme de bête ? pour lequel oublierai-je la nature humaine ? Si je les garde tous avec moi, je les verrai tous mourir de faim. Si je vends l'un d'eux, de quels yeux regarderai-je les autres, qui me considéreront comme traître et perfide ? Comment habiterai-je une maison où j'aurai fait moi-même une place vide ? Comment m'approcherai-je d'une table, dont la nouvelle abondance aura une telle cause ? Enfin, après avoir beaucoup pleuré, le père met en vente le plus aimé de ses fils. Son affliction ne t'émeut pas. Quand la faim presse ce malheureux, tu prolonges son tourment par tes hésitations et tes ruses. Il t'offre ses entrailles, en échange de quelque nourriture : non seulement, au moment de le payer, ta main n'est pas frappée d'immobilité, mais tu marchandes sur le prix, l'efforçant de tirer un bénéfice de ce marché horrible ! Ni larmes ne t'émeuvent, ni gémissements ne t'attendrissent : inflexible, implacable, tu vois une seule chose, l'or! »

On se figure l'effet de telles paroles sur un auditoire pour qui les scènes si puissamment décrites étaient de l'histoire contemporaine, et où plus d'un, peut-être, pouvait nommer des acteurs de ces drames trop réels. Privée du mouvement, du geste, de l'action oratoire, cette éloquence, où tant d'émotion se mêle à tant d'art, nous trouble encore après quinze siècles. Saint Jean Chrysostome, si hardi à attaquer sans ménagement les mœurs de son temps, ne porte pas plus hardiment le fer dans des blessures saignantes. Aussi ne sera-t-on pas surpris que la page que nous venons de citer ait été tout de suite célèbre : saint Ambroise, placé devant les mêmes plaies sociales, ne trouvera rien de mieux à faire que de la traduire, traduction libre et frémissante, aussi belle que l'original.

On se rend compte de la souplesse du génie de Basile en lisant, après ces véhéments discours, une autre homélie, non moins célèbre dans l'antiquité, qui expose des idées d'une nature très différente, et sur un tout autre ton. C'est le discours « aux jeunes gens sur la manière d'étudier avec fruit les écrits des païens. »

S'il pouvait subsister des doutes sur la légitimité de l'emploi des classiques païens dans l'éducation, la lecture de ce discours suffirait à les dissiper. Basile ne pose pas la question, qui lui paraît résolue d'avance. Il y avait cependant, de son temps, des chrétiens qui voyaient un danger pour la foi dans l'étude des lettres profanes. Quelques-uns parmi eux avaient été jusqu'à se réjouir de l'édit de Julien interdisant aux professeurs chrétiens de commenter les écrivains helléniques, et, tout en considérant comme un bienfait de la Providence la mort rapide de ce prince, de toutes ses réformes avaient regretté celle-là. On les avait entendus se plaindre de ce que les classiques païens eussent recommencé, sous le règne de son successeur, à être enseignés dans les écoles chrétiennes. Socrate, dans la première moitié du Ve siècle, rapporte ce propos, et se croit obligé de le réfuter longuement, en des pages qui sont parmi les meilleures de son Histoire ecclésiastique. Saint Basile ne fait même pas allusion aux esprits étroits qui soutiennent de telles idées. Peut-être n'y en avait-il pas à Césarée; ou peut-être dédaignait-il de discuter avec eux.

Aussi entre-t-il franchement dans son sujet, sans s'arrêter aux alentours. Toute la vie présente, dit-il à ses jeunes auditeurs, n'est qu'une préparation à la vie future. Cette vie future, c'est la parole de Dieu, contenue dans les Saintes Ecritures, qui nous la révèle. Mais des adolescents ne sont pas capables de les comprendre. Ils doivent s'y préparer en formant leur intelligence par l'étude des poètes, des historiens et des rhéteurs. Ils s'accoutumeront ainsi à regarder de loin la vérité : semblables à des gens qui, après avoir contemplé d'abord le soleil réfléchi dans l'eau, osent lever les jeux ensuite vers l'astre rayonnant.

Comment et avec quelle pensée faut-il lire les classique» païens ?
Saint Basile veut que les jeunes gens apportent à cette étude les plus grandes précautions. Dans les poètes, il faut éviter tout ce qui est de mauvais exemple, et, quand ceux-ci chantent le vin ou la volupté, quand ils exposent les fables mythologiques, quand ils célèbrent les adultères et les amours éhontées des dieux, se boucher les oreilles comme Ulysse devant le chant des Sirènes. Les historiens mêmes doivent être lus avec défiance, ceux-là surtout qui écrivent principalement pour plaire. Dans les rhéteurs, il faut éviter d'apprendre l'art de mentir. En toutes ces matières, l'étudiant devra imiter l'abeille, qui ne se pose pas indifféremment sur toutes les fleurs, et, dans celles mêmes où elle puise, ne recueille pas tout sans choix. Ou encore il doit faire comme celui qui cueille la rose, en ayant bien soin de ne pas se piquer les doigts aux épines.

Ces précautions prises, dans quel but doit-on lire ? D'abord pour orner et former sou esprit. « La destinée d'un arbre est de donner son fruit en temps opportun : cependant les feuilles qui s'agitent autour des branches lui forment une parure. Ainsi le fruit essentiel de l'âme est la vérité, mais le vêtement extérieur de la sagesse ne doit pas être méprisé : il ressemble à ces feuilles qui prêtent au fruit une ombre utile et un gracieux ornement. C'est ainsi que le grand Moïse, le plus célèbre des hommes pour la sagesse, s'exerça dans toutes les sciences des Egyptiens, avant de s'élever à la contemplation de « Celui qui est. » De même, en un autre temps, on dit que le sage Daniel fut instruit à Babylone dans la sagesse des Chaldéens, et ensuite s'adonna aux sciences sacrées. »

Cependant on aurait tort de voir simplement dans l'étude des meilleurs parmi les païens une gymnastique de l'esprit, un exercice de style ou de pensée. Saint Basile y reconnaît plus que cela. Les écrits des grands poètes, des vrais philosophes, ont aussi une force éducatrice. « Puisque c'est par la vertu que nous devons parvenir à la vie future, on s'attachera utilement aux poètes, aux historiens, surtout aux philosophes qui l'ont célébrée. La vertu deviendra familière aux enfants, quand ces écrits, qui parlent d'elle, se seront enfoncés profondément et comme gravés en caractères indélébiles dans leur mémoire encore tendre. »

Basile rappelle, à ce propos, les vers d'Hésiode, « répétés de tous, » qui encouragent au bien les adolescents. « Comme le disait un homme très versé dans l'interprétation d'Homère, toute l'œuvre de ce grand poète a pour objet de louer la vertu, et, en dehors de ce qui est de simple ornement, il n'est aucune de ses parties qui ne tende à ce but. » Le mythe d'Hercule jeune, hésitant entre les deux voies, sollicité tour à tour par le Vice et par la Vertu, et suivant celle-ci, qui, au prix de pénibles travaux et d'innombrables périls, fera de lui un dieu, est une admirable invention du sophiste de Cos. Que dire de tant de traits de la vie des grands hommes, rapportés par les historiens ? Périclès, Euclide de Mégare, Sophronisque, fils de Socrate, nous ont laissé de beaux exemples de douceur et de patience. Clinias, disciple de Pythagore, aima mieux perdre une grosse somme d'argent que de jurer. La continence d'Alexandre est célèbre. On trouvera amplement dans les historiens antiques de quoi s'exciter au bien.
Saint Basile rapproche des préceptes ou même des conseils évangéliques divers traits d'histoire. « Celui qui les aura connus ne dira plus que les commandements du christianisme sont d'une exécution impossible. » Mais, par d'autres côtés encore, la connaissance de la littérature, de la philosophie et de l'histoire antiques aidera à l'intelligence des vérités chrétiennes. « Autant, quand elle se présente, la conformité de leurs enseignements avec notre doctrine est utile à constater, autant la supériorité de celle-ci sera confirmée par leurs divergences. »

Dans la seconde partie de son discours Basile joint l'exemple au précepte. Il exhorte les jeunes gens à la vie de l'âme, à la poursuite du salut éternel, leur apprenant à mépriser les exigences du corps et à dompter ses appétits. A l'appui de ses paroles, il cite un grand nombre d'anciens : Homère, Pittacus, Execestis, fils de Solon, Theognis, parmi les poètes; Pythagore, Bias, Socrate, Platon, Diogène, parmi les philosophes. « Platon dit que celui qui ne veut pas se rouler dans la volupté comme dans la boue doit mépriser le corps, et ne l'estimer qu'en tant qu'il sert à la philosophie ; ne parlant pas très différemment de saint Paul, qui nous enseigne à ne céder en rien aux désirs de la chair. » Les œuvres les plus célèbres de l'art antique lui fournissent aussi des exemples. « Est-ce que si Phidias et Polyclète avaient tiré vanité de l'or et de l'argent dont ils se servirent pour faire les statues, l'un du Jupiter d'Elée, l'autre de la Junon d'Argos, ils n'auraient pas prêté à rire, pour avoir mis des richesses étrangères au-dessus de l'art, qui donne la forme et le prix à l'or lui-même ? et nous, ne ferions-nous pas une chose aussi honteuse, si nous pensions que la vertu ne se suffit pas, mais qu'elle a besoin de l'ornement et de l'éclat des richesses ? »

Quatre homélies de saint Basile ont trait a l'histoire des martyrs : ce sont les panégyriques de saint Mamas, de sainte Julitta, de saint Gordius, des quarante soldats de Sébaste.

Dans l'homélie sur saint Mamas, il y a peu de détails dont l'histoire puisse faire son profit. Une partie du discours est consacrée à prouver contre les ariens la divinité du Verbe. On me permettra, cependant, de noter dans l'exorde une phrase qui est bien cappadocienne. « Vous connaissez, s'écrie Basile, les grands nourrisseurs de chevaux ! vous apercevez les blanches murailles de leurs mausolées ! et vous constatez comme on les abandonne. Au contraire, au souvenir du martyr toute la province tressaille, et la cité entière se porte vers son tombeau. » Le pays qui, dit ailleurs Basile, « surpasse toutes les contrées du monde pour l'élevage des chevaux, » courant au sépulcre d'un pauvre berger
se détournant des tombeaux de ses grands éleveurs, « quel triomphe de la vertu sur la richesse ! »

Les trois autres homélies ont une valeur historique incontestable. Julitta mourut en 303, à Césarée, victime de la persécution de Dioclétien. Le centurion Gordius périt dans la même ville, en 323, sous Licinius. Sous Licinius également périrent à Sébaste, dans la Petite-Arménie, les quarante martyrs. Pour Julitta et Gordius, Basile connut évidemment des traditions locales : il se peut même que, lorsqu'il prêcha le panégyrique de Gordius, Césarée eût encore des vieillards ayant vu les scènes qu'il décrivait. Basile peut aussi avoir été renseigné de première ou de seconde main sur les martyrs de Sébaste : cette ville fit probablement partie de la Cappadoce avant d'être réunie à la Petite-Arménie, et il semble y avoir eu des ancêtres. La mère de Basile plaça des reliques des quarante martyrs dans sa chapelle d'Annesi : il est probable que la tradition orale ou écrite de leur martyre fut également recueillie par elle. On peut donc considérer ces trois homélies de saint Basile non sans doute comme de vrais Actes de martyrs, mais au moins comme des Passions ou récits contenant de bons éléments historiques. Il est facile, en les lisant, de se rendre compte de ce que l'orateur ajouta au fond de traditions existant avant lui : il traduisit sous forme oratoire les sentiments que durent éprouver les spectateurs du martyre, et prêta aux martyrs eux-mêmes des discours admirablement en situation, mais qui, de toute évidence, ont été imaginés : quant aux faits, leur structure est si précise, le récit tellement circonstancié, qu'on ne peut douter de l'exactitude au moins générale du canevas.

Analyser ces trois discours me mènerait trop loin. Je résumerai le plus court d entre eux, le panégyrique de Julitta.

A Césarée habitait une veuve, Julitta, autrefois propriétaire de grands biens. « Elle était en procès avec un des principaux de la cité. Cet homme, avare et violent, qui amassait des richesses par rapine et par force, lui avait enlevé beaucoup de terres. Il avait réussi à s'approprier peu à peu les champs, les métairies, les troupeaux, les esclaves et tout le patrimoine de la veuve. Celle-ci se décida enfin à invoquer l'appui des tribunaux. Il s'y présenta entouré de complices, de faux témoins, et muni de présents destinés à corrompre les juges. Le jour fixé pour le procès était arrivé : l'huissier venait d'appeler la cause : les avocats étaient prêts. Julitta commençait à dévoiler les fraudes de son adversaire : elle établissait contre lui les origines de sa propriété et la durée de sa possession : elle se plaignait de l'audace et de la cupidité du spoliateur. Soudain celui-ci, s'élançant au milieu du forum, déclara qu'elle n'avait, pas le droit de lui faire un procès. Car le droit commun n'existait pas pour ceux qui n'adoraient pas les dieux des empereurs et n'abjuraient pas la foi du Christ. Le président lui donna raison. On apporta de l'encens et un brasier, et l'on proposa aux plaideurs cette alternative ou de renier le Christ, et de jouir de la protection des lois, ou de garder leur foi et de ne plus participer ni a la justice, ni a aucun des privilèges de la cité. Telle était, en effet, l'infamie de l'édit rendu par les empereurs alors régnants. »

Saint Basile fait ici allusion au premier édit de persécution promulgue par Dioclétien et Galère en 303, qui refusait, dit Lactance, aux chrétiens tout droit d ester en justice, même pour demander réparation d'un dommage. Julitta n'hésita pas. « Périsse la vie, dit elle, périssent les biens, périsse mon corps même, avant que sorte de ma bouche une seule parole contre Dieu mon Créateur » A toutes les instances comme à toutes les menaces du juge elle répondit en se proclamant la servante du Christ, et en maudissant ceux qui voulaient l'entraîner au parjure. Le magistrat, irrité, non seulement la déclara déchue de tout droit sur les biens qu'elle revendiquait, mais encore la condamna, comme chrétienne, a être brûlée vive. Julitta marcha joyeusement au supplice. « Aux femmes qui l'assistaient elle recommandait de demeurer fermes dans la piété, et de ne pas s'excuser sur la faiblesse de leur sexe « Nous avons été créées, dit-elle, comme l'homme à l'image de Dieu. Le Créateur nous a faites aussi capables de vertu. Nous sommes les égales de l'homme en toutes choses; non seulement chair de sa chair, mais os de ses os, aussi Dieu exige-t-il de nous une foi non moins solide et non moins robuste que la sienne ». Parlant ainsi, elle s'élança sur le bûcher comme sur un lit glorieux, et, pendant que son âme montait vers le royaume du ciel, le feu étouffait son corps sans le détruire. » Saint Basile parle alors du tombeau de Julitta, placé dans l'atrium d'une des églises de Césarée, de la source rafraîchissante et salutaire qui jaillit au lieu même ou avait été le bûcher, puis il conclut, avec sa sobre éloquence « Hommes, ne vous montiez pas moins pieux que les femmes. Femmes, ne soyez pas indignes de cet exemple, mais, renonçant à toute excuse, embrassez la piété, puisque l'expérience a prouve que la fragilité de votre sexe ne peut être un obstacle aux meilleures et aux plus belles actions. »

On se rend compte, par ce résumé et par ces citations, de la valeur des panégyriques prononcés par saint Basile, « Quand je lis ses éloges des martyrs, dit Grégoire de Nazianze, je méprise mon corps, je deviens par l'âme le compagnon de ceux qu'il a loués, et je brûle de combattre comme eux. » Inspirer de tels sentiments est le premier désir du pieux orateur, il n'exalte les saints que pour susciter d'autres saints à leur exemple, et il parle d'autant plus éloquemment des martyrs que, par le fait de l'arianisme, l'ère du martyre n'était pas encore close pour les chrétiens. Mais il se propose aussi de nous renseigner exactement sur les héros qu'il célèbre. On demanderait vainement à ce ferme esprit ces légendes gracieuses et fleuries, ou le sentiment a plus de part que la science, qui germèrent spontanément autour de tant de saints tombeaux. Maigre l'éclat de la forme, ses narrations sont simples et précises. C'est de l'histoire, traitée par un orateur, mais, visiblement, c'est de l'histoire.

CHAPITRE IV
LES ÉCRITS ET LA CORRESPONDANCE

J'ai parlé longuement de l'œuvre oratoire de saint Basile, parce que l'homme, avec ses qualités si diverses, avec ses dons de nature et ce que l'étude et la sainteté y ajoutèrent, se laisse voir la tout entier.

Ne pour le gouvernement et l'action, vrai conducteur d'âmes, Basile devait être avant tout orateur. C'est par la parole qu'on gouverne Au IVe siècle, la vie publique n'existait plus. Cette puissance formidable qu'est de nos jours la presse n'était pas encore. Seul l'orateur chrétien avait le pouvoir de répandre des idées et de donner une direction aux esprits Sans doute, les sophistes continuaient à attirer autour de leurs chaires la foule sensible à l'art de bien dire ; mais ce plaisir superficiel effleurait seulement les âmes le vide qu'elles ressentaient, après avoir goûté les déclamations de l'école, leur faisait apprécier davantage les enseignements plus substantiels de la chaire chrétienne. La, ce n'était plus de fictions que les entretenait l'orateur. Il touchait, avec la plus grande liberté, à tout ce qui fait la vie des âmes, dogme, morale, questions sociales. La prédication n'était pas encore un genre littéraire, ayant des règles, enfermé dans des cadres inflexibles. Même quand elle atteignait la plus haute éloquence, elle ne cessait d'être naturelle et familière. Les événements de chaque jour, les plus petits détails parfois de l'existence populaire, s'y reflétaient comme dans un miroir. Le peuple se reconnaissait dans l'orateur chrétien. Celui-ci n'était un étranger pour personne. Il avait grandi, le plus souvent, dans la ville ou il exerçait le ministère pastoral. Il s'était mêlé à la vie de tous. De sa chaire, il aurait pu nommer beaucoup de ses auditeurs. Il lisait leurs sentiments et leurs pensées sur leurs visages. Il avait expérimenté de longue date les cordes qu'il fallait toucher pour éveiller dans leurs cœurs les émotions salutaires. II savait de quelles erreurs ou de quels entraînements il était plus utile de les défendre. Comme le Sauveur lui même, il pouvait dire « Je connais mes brebis et mes brebis me connaissent » Tel fut Basile à Césarée, tel sera, un peu plus tard, Jean Chrysostome à Antioche et à Constantinople. On comprend que les discours de tels hommes n'aient rien d'arbitraire ou de conventionnel, aillent toujours au but, et soient encore pour nous si vivants C'est par la parole que Basile se donna le plus aux âmes. Sa vie relativement courte, remplie d'affaires, d'œuvres et de soucis, ne lui laissa peut être pas le loisir de composer beaucoup de livres. Au moins en est-il resté peu qui puissent avec certitude lui être attribués. Nous connaissons déjà, pour les avoir étudiés ailleurs, ses écrits ascétiques, c'est-à-dire ses deux recueils de Règles Saint Grégoire de Nazianze parle des livres que Basile publia pour la défense de la foi chrétienne, et les compare « à un feu dévorant qui anéantissait l'erreur comme le feu du ciel réduisit Sodome en cendres. » De cette catégorie d'écrits subsistent seuls les livres contre Eunome et le traité du Saint-Esprit.

Avant de donner de ces deux ouvrages une rapide analyse, je dois reproduire une page où leur caractère général est admirablement résumé :

« Dès qu'on a jeté les yeux sur ces écrits, on se sent porté, pour ainsi dire, en pleine mer de philosophie : le platonisme, le péripatétisme, l'éclectisme d'Alexandrie, toutes ces variétés de la pensée métaphysique de l'antiquité sont évidemment familières et présentes à l'esprit de l'écrivain ; il y emprunte à tout instant des idées, des explications, des définitions. Sur la nature divine, sur les rapports des diverses hypostases dont elle se compose, sur le rôle de chacun de ces éléments de l'indivisible Trinité, des lumières sont puisées tour à tour à ces foyers divers. Mais une philosophie du dogme propre à Basile, et suivie par lui dans toutes ses pensées, plus d'un commentateur l'a cherchée, trompé par ce nom de Platon chrétien que les contemporains lui avaient décerné. La recherche a toujours été infructueuse. Rien de semblable n'a été et ne sera trouvé. L'arme de la philosophie est entre les mains de Basile purement défensive. Quand les ennemis de la foi attaquent le dogme ou le dénaturent en vertu d'un argument tiré d'un système philosophique, Basile entre à leur suite dans le système qu'ils ont adopté, pour leur prouver que leur argument est sans force et ne porte pas la conséquence qu'ils en font sortir. Puis, une fois l'attaque repoussée, il rentre dans la citadelle du dogme et la referme sur lui. »

Cette méthode suppose chez celui qui l'emploie une vaste érudition, l'intelligence de tous les systèmes des philosophes : ses résultats suffiraient à justifier, s'il en était besoin, la direction large imprimée par Basile, par Grégoire de Nazianze, et en général par tous les Pères grecs, à l'éducation des jeunes chrétiens. Si l'abus de la philosophie égara des esprits chimériques, et favorisa par eux le développement des hérésies, sa possession complète munit contre cet abus même et contre ses conséquences les plus illustres champions de la foi. Même quand ils se renfermèrent, comme Basile paraît l'avoir fait, dans une action purement défensive, on put admirer la trempe solide de leurs armes. Elle se montre dans la polémique de notre saint avec Eunome. Basile se borne à réfuter l'Apologétique de cet hérésiarque. Il a pour unique but de parer les coups portés à la doctrine chrétienne. Rien ne marque l'intention de construire de celle-ci une belle et large synthèse, à la façon d'un saint Augustin ou d'un saint Thomas. Mais, dans ces limites restreintes, Basile se révèle polémiste de premier ordre.

Le livre contre Eunome est pourtant une œuvre de jeunesse. Il fut écrit avant 364, soit pendant le premier séjour que Basile fit auprès d'Eusèbe, évêque de Césarée, soit quand il eut quitté celui-ci pour se retirer momentanément à Annesi. Dans une phrase de l'exorde, Basile parle de sa faiblesse et de son inexpérience. Sans doute il s'exprime ainsi par un excès de modestie. Mûrie par la prière et l'étude, sa jeunesse valait la maturité de bien d'autres, et tout laisse voir qu'au moment où il écrivait la réfutation d'Eunome, il n'était plus un débutant. L'œuvre, cependant, avait ses difficultés. Sans chaleur, sans onction, sans piété, même sans style, Eunome, évêque de Cyzique, n'était pas un adversaire négligeable. Nul plus que ce dur et subtil raisonneur ne savait jouer avec la logique, et pousser de déductions en déductions un argument à ses dernières conséquences. Il se tient à l'extrême gauche de l'arianisme, mais, en réalité, c'est un pur rationaliste. Il pose en principe que la nature de Dieu est pleinement intelligible a l'homme. Puis, avec une audace tranquille, prenant des mots pour des idées, et le mécanisme du raisonnement pour l'évidence, il dresse un système d'où ont disparu tous les compromis, tous les artifices de parole, par lesquels l'hérésie essayait de se rattacher au dogme chrétien. C'est, selon l'expression de Basile, « la sagesse vaine et tout extérieure, » ruinant « la simplicité de la doctrine transmise par le Saint-Esprit. » C'est, « sous un faux semblant de christianisme, la négation formelle de la divinité du Fils de Dieu. » En un mot, c'est l'arianisme, dans une nudité effrayante aux ariens eux-mêmes.

Basile prend le meilleur moyen de le montrer. Sans rien dissimuler de l'argumentation d'Eunome, il en transcrit l'un après l'autre les passages caractéristiques, faisant suivre chaque argument d'une réfutation a la fois ample et rigoureuse. Il suit avec une admirable souplesse tous les replis de la pensée de son adversaire, et se montre, avec un tout autre talent d'exposition, aussi expert raisonneur que lui; mais chez Basile la piété tendre, la profonde intelligence du dogme catholique, l'ardent amour des âmes, donnent au raisonnement de la chaleur, sans rien enlever de sa précision.

Citer des morceaux d'un tel écrit est à peu près impossible, car rien n'y est donné à l'imagination ou a l'agrément, la passion reste toujours contenue, l'éloquence même se tait, et il serait malaisé de détacher un anneau quelconque de cette chaîne solide, ou rien ne brille, ou tout se tient. Ceux qui auront la patience d'entreprendre la lecture assez austère et difficile des livres contre Eunome reconnaîtront la vérité de ce que saint Grégoire de Nazianze, dans un passage que nous avons cité ailleurs, dit de la grande puissance de dialectique acquise par Basile.

Basile s'efforça de répandre son livre. Malgré son humilité, il se rendait compte du bien que celui-ci pouvait faire. En adressant un exemplaire à un chrétien lettré, le sophiste Léonce : « En ce qui le concerne, écrit-il, je pense que tu n'en as pas besoin, mais j'espère que, si tu rencontres des esprits pervers, tu trouveras dans ce livre un trait qui ne sera pas sans force. Non que j'aie une grande confiance en la valeur de mon œuvre, mais tu es capable de tirer de quelques raisons une argumentation puissante. Si divers points, cependant, te paraissaient faibles, n'hésite pas à me les signaler. L'ami diffère du flatteur, en ce que celui-ci parle pour plaire, celui-là ne craint pas de dire ce qui déplaît. »

Basile se défiait trop de lui-même, car Eunome se sentit profondément atteint. Il tenta de répondre à l'écrit de Basile; on dit qu'il consacra plusieurs années, la plus grande partie du temps qui lui restait a vivre, à composer une apologie de son propre livre. L'arien Philostorge prétend que Basile lut ce nouvel ouvrage, et en mourut de chagrin. C'est une fable, comme tant d'autres racontées par cet historien. Il semble, au contraire, qu'Eunome n'ait pas osé publier son second livre du vivant de Basile. C'était un véritable pamphlet. A la discussion étaient jointes des vanteries ridicules, et, contre Basile, de grossières attaques. Le champion des doctrines orthodoxes était traité par leur adversaire de « méchant, » « d'ignorant, » de « menteur, » et même de « furieux » et de « stupide. » A l'homme qui avait intrépidement exposé sa liberté et même sa vie pour défendre la foi de Nicée contre Valens. Eunome reprochait d'être craintif à l'excès. La lecture de ces indécentes diatribes, paraissant au jour quand Basile n'était plus là pour se défendre, suscita l'indignation et la verve de Grégoire de Nysse, qui composa à son tour un traité en douze livres contre Eunome. Il venge éloquemment, dans les premières pages, la mémoire de son frère, et indique une des raisons qui avaient porté jadis celui-ci à écrire. Basile s'était proposé « de venir au secours d'un infirme dans la foi, » et, « en réfutant l'hérésie, de rendre la santé à un malade, et de le restituer à l'Église. » Le malade, malheureusement, se plaisait dans son mal, et ne voulut pas être guéri.

IILe second traité dogmatique fut écrit à une époque plus avancée de la vie de Basile, alors que depuis cinq ans il était évêque. C'est encore une œuvre défensive ; mais cette fois Basile défend moins le dogme lui-même que son honneur personnel, poursuivi par la calomnie.

Des soupçons avaient été, dès 371, jetés sur l'orthodoxie de saint Basile. Les ennemis que lui avait faits son élection à l'épiscopat guettaient les occasions de l'attaquer. On prétendit que, dans un discours prononcé à la fête du martyr Eupsyque, après avoir parlé très clairement de la divinité du Père et du Fils, il avait employé des expressions moins fortes à l'égard de celle du Saint-Esprit. Au cours d'un banquet, auquel assistait Grégoire de Nazianze, un religieux, fatigué d'entendre louer Basile, lança contre lui cette accusation, reprochant à Grégoire lui-même d'avoir approuvé par son silence le langage de son ami. La vérité est que, par prudence et par charité tout ensemble, afin d'éviter un piège des hérétiques et aussi afin de ménager des âmes hésitantes qu'il voulait ramener doucement à la vraie foi, Basile s'était abstenu de se servir, à propos de la troisième personne de la Sainte-Trinité, de termes que n'avait pas employés le concile de Nicée. Mais il avait emprunté au raisonnement et à l'Ecriture Sainte des expressions équivalentes, pour attester la divinité du Saint-Esprit. Aucune doctrine ne lui tenait plus à cœur. « Puisse-je — s'écria-t-il un jour devant Grégoire de Nazianze, en prononçant, dit celui-ci, une sorte d'imprécation contrairement à toutes ses habitudes, — puisse-je être abandonné de cet Esprit, si je ne le vénère pas, avec le Père et le Fils, comme leur étant consubstantiel, et égal en dignité ! » Comment, d'ailleurs, eut-on pu douter de sa foi en ce dogme fondamental de la religion chrétienne, quand il avait déjà consacré à la démonstration de la divinité du Saint-Esprit tout un livre, le troisième, du traité contre Eunome ? Grégoire repoussa sur-le-champ la calomnie, justifia Basile et se justifia lui-même; puis il écrivit à Basile pour l'avertir de l'attaque dont il venait d'être l'objet. Apprenant l'accusation dirigée contre l'évêque de Césarée, saint Athanase, à son tour, écrivit pour le disculper, et, avec l'autorité que lui donnaient tant de combats livrés pour l'intégrité de la doctrine chrétienne, se porta garant de l'orthodoxie de saint Basile. Mais l'intervention d'un si illustre champion ne désarma pas ses ennemis. Trois ans plus tard, la même calomnie renaissait, sous un prétexte encore plus futile. On accusa Basile d'avoir, improvisant la doxologie qui terminait une prière publique, employé indifféremment ces expressions : « Gloire au Père, avec le Fils et avec le Saint-Esprit » ou : « Gloire au Père, par le Fils, dans le Saint-Esprit. » Des auditeurs ombrageux découvrirent dans ces formules quelque chose d'hétérodoxe. Amphiloque (nous l'avons dit plus haut) avertit Basile de cette nouvelle attaque. Une première fois, le saint docteur n'avait pas pris la peine de se défendre. « Si nos frères, écrivait-il alors avec amertume, ne savent pas encore quelles sont mes croyances sur la Divinité, je n'ai rien à leur dire. Ce qu'une longue vie n'a pu leur persuader, comment le leur apprendraient de brèves paroles ! » Cette fois, cependant, il voulut couper court à la calomnie. En exposant avec ampleur la doctrine catholique, tout ensemble il ferait taire ceux qui l'accusaient de la méconnaître, et il rendrait un nouveau service à la religion. De là son traité, moitié dogmatique, moitié d'apologie personnelle, sur le Saint-Esprit.

L'œuvre est de tout point digne de la science et du génie de saint Basile : cependant on ne peut s'empêcher de regretter que la nécessité de se défendre ait donné à ce traité doctrinal quelques-uns des caractères d'un écrit de circonstance. C'est ainsi que les premiers chapitres sont consacrés à une discussion de mots. La faute n'en est pas à l'écrivain : l'esprit contentieux de l'arianisme avait introduit dans l'Eglise ce genre de querelles, si étranger à la simplicité du christianisme primitif. Force était bien aux défenseurs de l'orthodoxie de suivre l'attaque sur ce terrain, et de détourner les coups que l'hérésie leur portait de sa main subtile et sèche. « Cette mesquine importance attachée aux mots et aux syllabes n'est pas inoffensive, dit saint Basile : elle cache un dessein secret et profond contre la vraie piété. » Sans doute Basile, dès qu'il le peut, élève et agrandit le débat : tout le milieu du livre renferme une admirable théologie du Saint-Esprit, et réfute les erreurs opposées à sa divinité. Cependant le saint docteur est sans cesse, malgré lui, ramené au point de départ, c'est-à-dire à démontrer que les expressions qu'on lui a reprochées sont d'une parfaite orthodoxie. Cette démonstration amène, vers la fin, un très intéressant chapitre d'histoire religieuse. Basile y passe en revue les Pères de l'Église qui, aux temps antérieurs, ont parlé comme lui. On admire, à ce propos, son érudition, et l'aisance avec laquelle il la porte ; mais on souffre de voir ce grand et noble esprit enlacé dans les liens d'une misérable controverse, et obligé de se défendre là où il devrait seulement enseigner. On souffre surtout de le voir souffrir, au point de s'épancher, en terminant, dans des pages d'une inexprimable amertume. « A quoi sert de crier contre le vent, quand la tempête fait rage autour de nous ? » Suit le tableau de l'état présent de l'Eglise, comparé à celte tempête. Basile montre la division introduite dans le peuple chrétien, les orthodoxes eux-mêmes se déchirant quand ils n'ont plus d'ennemis à combattre, toutes les ambitions en éveil, les évêchés disputés comme des préfectures, les magistrats civils impuissants à rétablir la paix parmi les fidèles, et enfin, las des subtilités de l'arianisme, certains de ceux-ci s'inspirant de ses principes pour retourner au judaïsme, d'autres y trouvant des raisons de redevenir païens. Basile, cependant, ne perd pas courage. « La nuée de nos ennemis ne m'a pas épouvanté, dit-il à Amphiloque; j'ai fixé mon espérance dans le Saint-Esprit, et j'ai annoncé avec confiance la vérité. »

III. Quand on a recueilli de tels cris d'âme, on hésite à parler de littérature : et cependant on ne saurait abandonner l'étude des écrits de saint Basile sans dire comment il entendait la composition des ouvrages de controverse religieuse.

Il a eu l'occasion de s'en expliquer, dans une lettre adressée au célèbre prêtre Diodore, le maître de saint Jean Chrysostome et l'un des fondateurs de la critique biblique. Diodore avait communiqué à saint Basile deux de ses livres, l'un, court, sans digressions et, semble-t-il, sans aucune recherche de forme, l'autre, au contraire, composé avec art, à la manière des dialogues de Platon. Basile lut ce dernier, puis le renvoya à son auteur ; il conserva le premier pour en prendre lui-même copie. Avec cette liberté de lang agedont il demandait qu'on usât aussi à son égard, il explique à Diodore les raisons de sa préférence.

L'un des livres « abonde en pensées, met en évidence les objections de l'adversaire et les réponses à ces objections : le style simple, sans apprêt, convient au but d'un chrétien qui se propose d'écrire non pour montrer son talent, mais en vue de l'utilité commune. » L'autre a la même valeur pour le fond des idées, mais des agréments inutiles prennent le temps du lecteur et fatiguent parfois son attention La forme dialoguée sert trop facilement aux personnalités, blâme jeté sur les adversaires, louanges données aux amis : la pensée se découvre plus lentement et la conclusion, trop différée, s'expose à perdre de sa force. Il y a, d'ailleurs, deux manières de dialoguer. Si, comme Théophraste ou Aristote, « on ne se sent pas dans l'esprit les grâces platoniciennes, » on fera servir seulement le dialogue à l'exposition des idées. « Platon, lui, avait tant de talent, qu'à la fois il discutait les idées et marquait d'un trait comique les personnes, Thrasymaque avec son audace et son impudence, Hippias et son esprit frivole, le faste arrogant de Protagoras. Lui-même, cependant, quand il introduit dans le dialogue des interlocuteurs anonymes, ne les fait disserter que pour rendre plus claires les idées, sans y mêler aucun trait de caractère : ainsi a-t-il fait dans les Lois. » Employé pour l'apologétique chrétienne, le dialogue aura à se garder de deux écueils : manquer à la charité, si l'on met en scène des personnages réels, dont on connaît et dont on accuse les défauts; feindre des traits inutiles, si l'on fait parler des personnages imaginaires.

J'ai résumé un peu longuement cette lettre, parce qu'elle montre tout ensemble en Basile le critique littéraire, familier avec les modèles antiques et d'un jugement à la fois très fin et très libre, et le censeur chrétien, qui ramène tout ouvrage de l'esprit aux règles de l'utilité et de la charité. On a remarqué sans doute que dans le résumé qu'il fait de celui de Diodore qui a sa préférence, le livre court, où tout va au but, et d'où toute vanité d'auteur est absente, il définit, à son insu, le caractère des deux seuls écrits dogmatiques qui nous soient restés de lui.

Malgré l'austérité de cet idéal, dont, au moins dans ses compositions écrites, il ne s'écartait pas, le style de saint Basile excita l'admiration des anciens. Saint Grégoire de Nazianze en loue la facilité élégante; il fait remarquer la propriété des expressions; il met en lumière la construction logique, l'équilibre parfait du discours. Grâce à ces mérites de forme, les ouvrages de Basile passèrent, de son vivant, dans toutes les mains. Ils devinrent vraiment populaires. Le monde profane y trouvait autant de charmes que le monde ecclésiastique. Les princes, nous dit-on, en faisaient leurs délices aussi bien que les moines. Ces homélies, ces panégyriques, ces traités dogmatiques eux-mêmes consolaient la retraite d'anciens magistrats, de politiques écartés des affaires, et charmaient les loisirs de leurs successeurs. Les professeurs, les étudiants y cherchaient les règles de l'art de penser juste et de bien dire, comme les aspirants au sacerdoce y trouvaient l'aliment le plus propre à nourrir leur vocation. Cinq siècles plus tard, un illustre helléniste, Photius, leur reconnaîtra les mêmes mérites : pureté du langage, ordre et netteté dans les pensées, style coulant et clair comme l'eau de source, force persuasive; à son avis, l'étude des discours de Basile pouvait remplacer, pour la formation de l'orateur, celle des œuvres de Platon ou de Démosthènes. Photius parle ensuite de sa correspondance, dans laquelle il voit le plus admirable témoignage de la piété de notre saint et un modèle de l'art épistolaire.

Cette correspondance nous a servi, autant que le témoignage des anciens, à esquisser la figure de saint Basile. Le récit de sa vie a mis sous les yeux des lecteurs de nombreux fragments de ses lettres. Ou nous nous trompons fort, ou ils en ont remarqué la noblesse, la vivacité, l'éloquence. Mais ils y ont certainement vu autre chose. Les saints n'écrivent pas pour le seul plaisir d'écrire, par vanité d'auteur, ou pour remplir quelque devoir de sociabilité mondaine. C'est la piété ou la charité qui dicte leurs lettres. Cela seul doit les rendre supérieures pour le fond des idées, pour la forme même peut-être, à celles de contemporains dont l'idéal était moins haut et moins pur. On s'en aperçoit en comparant la correspondance de Basile à l'œuvre épistolaire d'autres écrivains célèbres du IVe siècle. Entre ses lettres où tout respire l'amour de Dieu et des hommes, où de rares marques d'impatience ne sont que le cri de la charité blessée, et celles de l'empereur Julien, remplies de vanité, de passion, parfois d'incohérence, la distance morale, même littéraire, semble infinie. Pour des raisons différentes, la comparaison avec la correspondance de Symmaque nous laisse à peine moins sévères. Certes, la figure de ce haut magistrat païen n'a rien de vulgaire : on ne peut refuser toute estime à l'homme qui sut, en plusieurs circonstances, défendre courageusement ses convictions : mais comme cela paraît peu dans ses lettres, courts billets d'où l'âme est absente, et qui se bornent le plus souvent à condenser, en un style maigre et précieux, de banales formules de politesse ! On hésiterait à les croire contemporaines de celles de Basile, tant le sérieux des unes contraste avec la puérilité des autres. La vaste correspondance de Libanius donne, à certains égards, une impression plus favorable. Le célèbre sophiste montre des sentiments d'humanité, de tolérance, qui lui font honneur. Rien cependant ne dépasse le niveau du littérateur de profession. C'est « l'intellectuel, » comme on dit aujourd'hui, dans son infatuation naïve. Cela sonne creux, auprès des lettres de Basile, débordantes de foi et de charité. Ajoutons que ces dernières ont une qualité rare au IVe siècle, et qui ne se retrouve ni chez Julien, ni chez Symmaque, ni chez Libanius : le naturel. Presque aucune trace n'y paraît de la rhétorique du temps. Même les quelques ornements un peu fanés qui s'y rencontrent ne cachent rien du miroir où Basile se peint tout entier.

Les éditeurs bénédictins ont divisé en trois classes la correspondance de saint Basile : lettres écrites avant qu'il fût évêque ; lettres écrites pendant ses huit années d'épiscopat; lettres de date incertaine. On pourrait les classer autrement. Il serait facile de rapporter les diverses épîtres de saint Basile aux événements ou aux devoirs qui ont rempli sa vie. Celles qui montrent son amour de l'Eglise, sa sollicitude pour tous les intérêts de l'épouse persécutée du Christ, sont innombrables. Nous avons cité déjà beaucoup d'entre elles : nous sommes loin de les avoir indiquées toutes. Nombreuses aussi sont les lettres adressées par Basile à des moines, pour leur rappeler les règles de cette vie de renoncement et de solitude qu'il n'avait abandonnée lui même qu'avec un regret si profond. D'autres lettres sont de vrais traités sur la théologie ou la discipline, depuis les longues épîtres canoniques à Amphiloque jusqu'à de simples billets, où, en quelques mots rapides et décisifs, est exposée une vérité de la foi ou réfutée une objection. Mais la classe la plus étendue et la plus variée serait celles des lettres écrites pour la protection de quelque faiblesse ou le soulagement de quelque infortune. Cette partie de la correspondance touche (on l'a vu) à tous les ordres d'intérêts privés et même publics. Elle met surtout en lumière l'infatigable activité de Basile, la multitude de ses relations, l'aisance avec laquelle il traite avec les grands et soutient le fardeau des affaires les plus diverses.

Ceux qui, de l'intrépidité de Basile, de son esprit de gouvernement, de l'autorité qui paraît dans son langage et dans ses actes, auraient gardé l'idée d'un génie plus imposant que tendre, jugeront autrement après avoir parcouru cette série de ses lettres. On ne se donne pas si complètement à la protection des petits et des faibles, si l'on n'est pitoyable à toutes les misères humaines. Bien des pièces de sa correspondance nous ont laissé voir combien il était sensible à l'amitié. D'autres sentiments trouvaient encore le chemin de son cœur. Plusieurs de ses épîtres rentrent dans la catégorie de ce qu'on appelait au XVIIe siècle des lettres de direction. Il s'y montre attentif à toutes les inquiétudes de pensée et de conscience de ceux qui ont mis leur confiance en lui. Mais surtout sa pitié est grande pour les pécheurs. Lui, qui n'hésite pas à frapper d'excommunication les coupables scandaleux et obstinés, il tend les bras à ceux dont il espère la conversion. Avec quelle insistance, dans une longue lettre, aussi travaillée que ses plus parfaits ouvrages, s'efforce-t-il de toucher le cœur d'une religieuse infidèle à ses vœux, et tombée dans les pires désordres ! Ses lettres à deux moines, qui ont succombé de même à la tentation, sont de touchants appels au repentir. « Si tu as encore quelque espoir de salut, écrit-il à l'un deux, si tu te souviens un peu de Dieu, si tu crains les supplices réservés aux impénitents, lève les yeux au ciel, comprends, renonce à ton péché, secoue ton ivresse, terrasse ton ennemi. Fais effort pour te relever. Souviens-toi du bon pasteur qui te cherche.... Que nulle considération humaine ne t'empêche de venir à moi. Je te recevrai en pleurant, comme celui qui était mort et qui est ressuscité. Je soignerai tes blessures.... Ne tombe pas dans le découragement. Souviens-toi des anciens jours. Là est le salut, là est le remède. Aie confiance, ne désespère pas. Nous ne sommes pas sous la loi qui condamne à mort sans miséricorde, mais sous la grâce, qui diffère le châtiment et attend le repentir. La porte n'est pas fermée : l'Epoux écoute : le péché ne domine pas encore. Reprends donc la lutte, sans tarder : aie pitié de toi-même et de nous tous, dans le Christ Jésus Notre Seigneur. »

Basile n'a pas moins d'éloquence, quand, en face de douleurs qui semblent sans remèdes, il lui faut prêcher la résignation. Ses lettres à des parents ou à des époux en deuil sont quelquefois admirables. Aux froides raisons de se soumettre, que suggère la nature, il joint tous les motifs que donne la foi. Il redit le mot de Job : « Dieu me l'avait donné, Dieu me l'a ôté, que son saint nom soit béni ! » Mais il répète aussi le mot de saint Paul, défendant aux chrétiens de s'affliger sans mesure, « comme ceux qui n'ont pas d'espérance. » Son langage varie selon la condition des personnes, ferme, viril, s'il parle à un père, à un homme élevé en dignité et mûri par l'expérience de la vie, pénétré d'une tendre compassion s'il s'adresse à une mère ou à une veuve. Je sais, écrit-il à l'une, ce que sont les entrailles d'une mère. » Il fait l'éloge de l'enfant qu'elle a perdu. Il célèbre son innocence, ses grâces, ses jeunes talents. Mais il montre en même temps la miséricorde de Dieu, qui l'enlève au monde avant l'heure où tous ces trésors auraient pu être souillés. « Attendons un peu, et bientôt nous serons réunis à celui que nous avons aimé. » A la veuve d'un général illustre, il rappelle ses actions d'éclat, le deuil universel que la mort du guerrier a excité, et que partage l'empereur lui-même; mais il rappelle surtout la grâce que Dieu lui fit de laver avant de mourir ses fautes dans l'eau du baptême. Il ne se contente pas de présenter à ses amis affligés les motifs les plus propres à leur faire accepter chrétiennement lu douleur. Il met chacun en face du devoir spécial que lui a réservé la Providence. Il dit à une mère en pleurs : « Aie pitié de ton mari. Soyez-vous une consolation l'un pour l'autre. N'aggrave pas sa peine, en te renfermant trop complètement dans la tienne. » Il écrit à une veuve : « Aie pitié de ta mère, accablée par la vieillesse. Aie pitié de ta fille, si jeune, et dont tu es maintenant le seul appui. Sois un exemple aux autres femmes. Gouverne-toi de telle sorte, que ta douleur te soit toujours présente, mais que tu ne te laisses pas absorber par elle. » « Tes enfants, écrit-il à une autre, te restent comme l'image vivante de celui que tu pleures. Que le soin de leur éducation préserve ton âme de l'excès de la tristesse. Le reste de ton temps, consacre-le à chercher les occasions de plaire à Dieu. Ainsi le travail te procurera l'apaisement. »

A ces conseils précis, directs, pleins d'autorité et de prudence, on reconnaît l'esprit pratique de saint Basile. Mais on voit aussi par où de telles lettres de consolation diffèrent des déclamations élégantes et vaines où la sagesse antique était le plus souvent contrainte de s'enfermer. Celui dont nous venons de citer les paroles n'est pas un rhéteur : il est plus qu'un moraliste; c'est un zélé conducteur d'âmes, un pasteur, un père.

« J'ai vu ton âme dans tes lettres, » écrivait saint Basile à l'un de ses amis. Nous adresserons respectueusement la même parole au grand saint dont nous avons essayé, dans ces pages trop imparfaites, de raconter la vie et de retracer l'image.

PARIS LIBRAIRIE VICTOR LECOFFRE
RUE  BONAPARTE, 90 (1903)

SOURCE :

http://www.jesusmarie.com/vie_de_saint_basile.html

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