3
La vie au Carmel
Quelques jours avant
son entrée au Carmel de Dijon, Carmel du Cœur agonisant de Jésus,
Élisabeth écrit au Chanoine Anglès: "Voyez-vous, ce bon Maître me
veut toute à Lui ; je le savais, aussi j'avais confiance, j'étais
sûre qu'Il me prendrait. Remerciez le bon Dieu pour votre petite
Elisabeth, Il lui a tant donné, surtout en grâces connues de Lui
seul, de ces choses qui se passent au plus intime de l'âme ! Oh !
que d'amour ! Mais Lui sait bien que je l'aime, et il me semble que
ce mot dit tout. Vivre d'amour, c'est-à-dire ne plus vivre que de
Lui, en Lui, par Lui, n'est-ce pas avoir déjà un peu son paradis sur
terre?"
Le 2 août 1901
Élisabeth Catez fut accueillie au Carmel de Dijon. Elle fut
immédiatement revêtue de sa robe de postulante et conduite à sa
cellule. Pas de chauffage, pas d'eau courante. Vingt-quatre sœurs de
chœur, dont sept jeunes novices, et deux sœurs tourières
constituaient la communauté. Le Carmel de Dijon venait, avec six
carmélites, de réaliser une fondation à Paray-le-Monial, et se
préparait à en envoyer cinq autres sœurs. Rapidement Élisabeth
suivra l'horaire du couvent:
4h45
Lever 5h Oraison
6h Petites heures
(prime, tierce, sexte et none)
7h
Messe 8h à 10h Travail
10h15
Repas 11 Récréation
12h Temps
libre 13h Travail
14h Vêpres puis travail
17h
Oraison 18h05 Collation puis récréation
19h40 Complies puis
silence
21h Matines et Laudes
22h50 Coucher
Quatre mois après son
entrée au postulat, Élisabeth est admise à la prise d'habit fixée au
dimanche 8 décembre 1901. Le mercredi 4 décembre, au soir, Élisabeth
entre en retraite pour trois jours. Elle écrit au Chanoine Anglès le
1er décembre 1901: "Je vais me préparer au beau jour
des fiançailles par une retraite de trois jours. Oh! voyez-vous,
quand j'y pense je ne me sens déjà plus sur la terre! Priez beaucoup
pour votre petite carmélite afin qu'elle soit toute livrée, toute
donnée et qu'elle réjouisse le Cœur de son Maître. Je voudrais Lui
donner dimanche quelque chose de si bien, car je l'aime tant mon
Christ... "
Il était temps que
l'attente douloureuse se termine. Plusieurs personnes avaient
remarqué que la santé d'Élisabeth s'altérait. Le jour de la prise
d'habit, le 8 décembre 1901, le chanoine d'Anglès dira même à Madame
Catez : "Vous avez donné votre enfant, ne cherchez pas à la
retenir... Tenez pour sûr, qu'il vaut mieux pour vous la savoir
vivante et heureuse dans ce cloître où elle a été appelée, que de la
voir dépérir tous les jours auprès de vous, jusqu'à un dénouement
qui serait fatal."
Beaucoup plus tard,
Mère Germaine, sa Prieure et maîtresse des novices racontera dans
les Souvenirs: "Toute à l'action de grâce, sœur Élisabeth de la
Trinité s'en remit, pour sa préparation, à Celui-là même dont elle
se savait tant aimée. Le divin Maître répondit à son attente,
opérant en son âme des effets si puissants qu'elle semblait parfois
défaillir. 'Je ne puis plus porter ce poids de grâces',
disait-elle…. Ainsi sœur Élisabeth de la Trinité était-elle préparée
par Dieu même à la transformation intérieure dont sa vêture n'était
pour elle que le symbole."
Monseigneur le Nordez,
évêque de Dijon, était présent: il présida les Vêpres solennelles de
l’Immaculée Conception. Puis "le Père Vallée, dominicain grand
ami du Carmel, monta en chaire, et prêcha sur la Vierge Immaculée,
fête du jour, en partant du Livre de l'Apocalypse (Ap 14,1-3)"
À la fin de la journée,
Élisabeth chanta un cantique dont trois couplets disaient déjà ce
que serait sa spiritualité:
Oh, laissez-moi en
ce beau jour
Oui, laissez-moi chanter l'Amour,
L'Amour qui me fait prisonnière
Pour me consumer tout entière.
Qu'il fait bon en la
Trinité,
Tout est clarté et charité.
Ô Christ, toi qui daignas me prendre
Tiens-moi, je ne veux plus descendre.
Chez ces Trois, je
fixe ma tente,
Je suis petite, peu encombrante,
Ne fatiguant point mon Agneau
À m'emmener bien haut, bien haut.
Bientôt Élisabeth
pourra écrire à sa famille : "Oh ! voyez-vous, tout est délicieux
au Carmel, on trouve le bon Dieu à la lessive comme à l'oraison ; il
n'y a que Lui partout : on le respire, on le vit. Je suis bien
heureuse ! Mon horizon grandit chaque jour." Et au Chanoine
Anglès: "Je ne trouve pas d'expression pour dire mon bonheur ;
chaque jour je l'apprécie davantage. Ici, il n'y a plus rien que
Lui. Il est tout, Il suffit à tout..."
Élisabeth est
immensément heureuse, malgré la présence de la souffrance car elle
n'oublie pas sa pauvre maman qu'elle veut consoler, et à qui elle
écrit: "Nous avons, dans le fond du cloître, une statue de Mater
dolorosa à laquelle j'ai beaucoup de dévotion ; tous les soirs je
vais lui parler de toi. J'aime tant ces larmes de la Vierge, je les
unis à celles que ma pauvre maman verse en pensant à son Élisabeth.
Que ne peux-tu lire en mon âme, tu verrais tout le bonheur que je
goûte au Carmel ; bonheur mieux ressenti chaque jour et connu de
Dieu seul ! Quelle belle part Il a faite à sa pauvre petite! Si un
instant tu pouvais voir tout cela, tu serais obligée de te réjouir,
puisqu'il me fallait ton fiat pour entrer en ce coin du ciel. Merci
encore de l'avoir prononcé si courageusement."
La correspondance
d'Élisabeth ne laisse deviner qu'un immense bonheur. Or, selon Mère
Germaine, sa prieure, sur le plan spirituel son noviciat sera très
dur: "Aux radieuses clartés du postulat succédèrent... les
ténèbres d'une nuit profonde, auxquelles ne tardèrent pas à
s'ajouter des inquiétudes, des peines d'esprit, d'étranges fantômes
de l'imagination..."
C'est une autre forme
de souffrance qu'Élisabeth découvre... Mère Germaine est seule à
connaître ce combat intime. Personne ne soupçonne sa détresse, mais
Élisabeth écrit à un prêtre ami: "Demandez à Dieu que je vive
pleinement ma vie de Carmélite, de fiancée du Christ ; cela suppose
des unions si profondes ! Pourquoi m'a-t-il tant aimée ? Je me sens
toute petite et pleine de misère ; mais je l'aime, je ne sais faire
que cela. Je l'aime avec son amour à Lui ; c'est un double courant
entre Celui qui est et celle qui n'est pas."
Et à une
religieuse elle donnera des conseils qui supposent déjà une grande
expérience des ténèbres spirituelles: "
Puisque vous me
permettez de vous parler comme à une sœur, je vous le dis tout
simplement, il me semble que le bon Dieu vous demande un abandon et
une confiance sans limites. À ces heures pénibles où vous sentez ces
vides affreux, pensez qu'il creuse en votre âme des capacités plus
grandes pour le recevoir, c'est-à-dire, en quelque sorte, infinies
comme Lui-même ; tâchez alors d'être, par la volonté, toute joyeuse
sous la main qui vous crucifie ; je dirai même, regardez chaque
souffrance comme une preuve d'amour qui vous vient directement du
bon Dieu pour vous unir à Lui... Il me semble que l'âme la plus
faible, même la plus coupable, est celle qui a le plus lieu
d'espérer... Que vous soyez enflammée ou découragée, n'en tenez pas
compte ; c'est la loi de l'exil de passer ainsi d'un état à l'autre
; croyez alors que Lui ne change pas ; qu'en sa bonté, Il est
toujours penché sur vous pour vous emporter et vous établir en Lui.
Si malgré tout, le vide, la tristesse vous accablent, unissez cette
agonie à celle du divin Maître au jardin des Oliviers, alors qu'Il
disait à son Père : s'il est possible, faites que ce calice
s'éloigne de moi."
C'est dans la pure foi
qu'Élisabeth, le 11 janvier 1903, dimanche de l'Épiphanie,
fera sa profession dans l'intimité de la communauté. Ses lettres ne
montrent qu'une joie immense; pourtant, sa retraite préparatoire,
commencée dans une joie profonde, se termine dans une incertitude
crucifiante. Mère Germaine écrit: "Commencée dans la joie, cette
retraite se poursuivit dans une recrudescence de tortures intimes
telles que, la veille du grand jour, la pauvre novice était au
comble de l'angoisse. Un entretien ménagé avec un religieux prudent
et éclairé la réconforta vers le soir." Sœur Marie de la
Trinité, sous-prieure, reçut un billet où transpirait l'angoisse
d'Élisabeth. Elle aussi raconte : "Je me souviens encore du mot
désespéré que je trouvai sur notre chaise en venant à vêpres la
veille de sa profession: 'Je viens de voir Notre Mère qui m'a avoué
son inquiétude de me voir prononcer mes vœux dans un pareil état
d'âme. Priez pour votre petite qui est au comble de l'angoisse'."
Mère Germaine
commençait à être indécise. Elle fit venir le Père Vergne la veille
du 11 janvier 1903. Il rencontra longuement Élisabeth qui fut très
apaisée et calmée par cette ouverture au Père. Elle fera sa
profession; son bonheur et sa paix revinrent, et elle put écrire au
mois de juillet suivant, au chanoine Anglès: "En la nuit qui
précéda le grand jour, tandis que j'étais au chœur dans l'attente de
l'époux, j'ai compris que mon Ciel commençait sur la terre, le Ciel
dans la foi, avec la souffrance et l'immolation pour Celui que
j'aime!... Je voudrais tant l'aimer, l'aimer comme ma séraphique
Mère jusqu'à en mourir...
Il me semble qu'au
Carmel cela est si simple de vivre d'amour; du matin au soir la
Règle est là pour nous exprimer instant par instant la volonté du
bon Dieu. Si vous saviez comme je l'aime, cette Règle qui est la
forme en laquelle Il me veut sainte: je ne sais si j'aurai le
bonheur de donner à mon époux le témoignage du sang, mais du moins,
si je mène pleinement ma vie de carmélite, j'ai la consolation de
m'user pour Lui, pour Lui seul... Je le sens si vivant en mon âme,
je n'ai qu'à me recueillir pour le trouver au-dedans de moi, et
c'est cela qui fait tout mon bonheur ; Il a mis en mon cœur une soif
d'infini et un si grand besoin d'aimer que Lui seul peut rassasier:
alors je vais à Lui, comme le petit enfant à sa mère, pour qu'Il
comble, qu'Il envahisse tout, et qu'il me prenne et m'emporte en ses
bras; il me semble qu'il faut être si simple avec le bon Dieu."
De 23 h à 24 h, le 10
janvier 1903, les sœurs, pendant une "heure sainte", accompagnèrent
de leur prière celle qui allait s'engager pour toujours à la suite
du Christ, pour le service de l'Église. Le 21 janvier 1903, Sœur
Élisabeth de la Trinité reçut le voile noir, en présence de sa
famille et de ses nombreux amis et musiciens. Dorénavant Élisabeth
se laissa transformer par la lumière de la Parole de Dieu reçue à
travers St Paul, pour devenir "une louange de gloire".
Élisabeth précisera plus tard ce qu'elle entend par "Louange de
gloire", lorsque, à la fin de sa vie, elle rédigera, à l'attention
de sa sœur Guite, un petit traité intitulé "Le Ciel dans la foi".
Auparavant, alors que les communautés religieuses de France
traversaient une longue période de persécutions, elle avait déjà
écrit à sa sœur, durant l'hiver 1905: "Il nous faut répondre à
notre vocation, et devenir parfaites Louanges de Gloire de la Très
Sainte Trinité."
Pour notre information,
il convient de rappeler ici que, après la loi du 2 juillet 1901 sur
les associations, origine de la fermeture de nombreux couvents en
France,
la loi du 7 juillet 1904 interdit l'enseignement à toutes les
congrégations. Dans une lettre adressée à Madame Anglès, le 29 juin
1903, Élisabeth avait écrit:
"Je vois que vous aussi souffrez
persécution puisque voilà vos bons Pères franciscains
partis en exil."
Bien que non autorisé, le Carmel de
Dijon ne semble pas avoir été trop inquiété, mais sa chapelle fut
interdite aux visiteurs
le 16 avril 1903... Une partie des meubles fut déménagée à Noiseux,
en Belgique. En juillet 1905, c'est la loi sur la séparation de
l'Église et de l'État. L'inventaire des biens de l'Église
commence...
À l'issue d'une
retraite communautaire, le 21 novembre 1904 Élisabeth s'offre
"comme une proie", à la Trinité et rédige sa fameuse prière:
"Ô mon Dieu, Trinité que j'adore." Elle n'hésite pas écrire:
"La Trinité, voilà notre demeure, notre chez nous, la maison
paternelle d'où nous ne devons jamais sortir." Désormais elle va
s'ouvrir encore plus au travail de Dieu et n'hésite pas à Lui
demander: "Pacifiez mon âme, faites-en votre Ciel, votre demeure
aimée et le lieu de votre repos. Que je ne vous y laisse jamais
seul..."
Il nous paraît
intéressant de citer ici une personne qui a témoigné lors du procès
de béatification d'Élisabeth de la Trinité et qui rapporte des
souvenirs antérieurs à l'entrée d'Élisabeth au Carmel: "Deux
choses m'ont particulièrement frappée dans les aspirations de cette
âme vibrante, toute faite d'élans : le besoin de la souffrance et le
désir de la mort. Quand nous causions ensemble sur sa belle et si
grande vocation, je ne pouvais m'empêcher de lui dire : 'Ne vous y
trompez pas, Elisabeth, Dieu prend au mot des âmes comme la vôtre,
Il acceptera ce don de vous-même ; en entrant au Carmel, n'ayez pas
d'illusions, vous vous jetez dans l'abîme de la souffrance;
laquelle Dieu vous réserve-t-il, je l'ignore, peut-être toutes
puisque vous voulez être semblable à votre Jésus... Cet abîme est
sans fond...' Elle me répondait avec son large et doux sourire : 'Je
m'y plonge à, l'avance ! Oh ! j'espère bien souffrir ; je ne vais au
Carmel que pour cela, et si le bon Dieu m'épargnait un seul jour, je
craindrais qu'il ne m'oubliât'."
Le Seigneur n'allait
pas l'oublier...
Sans que ses sœurs s'en
aperçoivent, dès 1904 environ, la santé de Sœur Élisabeth de la
Trinité commence à se détériorer. Bientôt la maladie s'abat sur elle
et la conduit inexorablement à la mort. Il s'agit de la maladie
diagnostiquée plus tard sous le nom de "maladie d'Addison",
dégénérescence des glandes surrénales, que l'on ne savait pas
soigner, ni même soulager, à l'époque. Au printemps 1905 la fatigue
l'accable et de temps en temps elle est exemptée de certaines
observances de la Règle. Mais son énergie et sa volonté lui
permettent de trouver, pendant quelques mois, la force dont elle a
besoin. Jamais elle ne se plaint. Pourtant, le 1er janvier 1906,
alors que les sœurs tirent en récréation les saints protecteurs de
l'année, Élisabeth reçoit St Joseph. Elle dit alors :
– Saint Joseph est
le patron de la bonne mort. Il vient pour me conduire au Père.
Évidemment personne ne
crut à cela. Mais, en réalité, Élisabeth était déjà très atteinte,
et elle confiera bien plus tard à sa Prieure : "Ma Mère, la
pensée que je devais vous en parler ne m'est jamais venue ; vos
soins, comme les exceptions auxquelles j'étais soumise, restant sans
effet, je voyais clairement la volonté de Dieu ; d'ailleurs je
craignais toujours d'écouter la nature et de me plaindre ; puis,
qu'auriez-vous pu faire de plus pour moi ? Quand vous me donniez un
repos, je n'en étais pas soulagée : brisée dans tout mon être, je ne
trouvais ni position, ni sommeil profond, en sorte que je n'aurais
pu dire qui l'emportait du jour ou de la nuit en fait
d'accablement... La prière était encore le meilleur remède à mes
maux. Je passais le temps du grand silence dans une véritable agonie
que j'unissais à celle du divin Maître... C'était une heure de pure
souffrance... et sans être aperçue grâce à l'obscurité, je regagnais
tant bien que mal notre cellule m'appuyant souvent au mur."
Fatigue et
souffrances deviennent insupportables; pourtant, ne vivant qu'en
Dieu et que pour Dieu, sœur Élisabeth de la Trinité est pleinement
heureuse; elle écrit à Madame Catez, le 12 août 1905: "Notre
bonne Mère, qui soigne ton Elisabeth avec un cœur tout maternel
tient à ce que j’aille au grand air ; aussi au lieu de travailler
dans notre petite cellule, je m'installe comme un ermite dans
l'endroit le plus désert de notre vaste jardin, et là, je passe des
heures délicieuses. La nature me semble pleine de Dieu ; le vent qui
souffle dans les grands arbres, les petits oiseaux qui chantent, le
beau ciel bleu, tout me parle de Lui. Ô maman, j'ai besoin de te
dire que mon bonheur grandit toujours ; il prend des proportions
infinies comme Dieu Lui-même, et c'est un bonheur si calme, si doux
! Je voudrais te donner mon secret: Saint Pierre dans sa première
épître dit : 'Parce que vous croyez, vous serez remplis d'une joie
inébranlable'.
La Carmélite puise en effet tout son bonheur à cette source divine :
la foi."
À sa sœur Guite,
elle conseillera:
"À travers tout, tandis que tu es
toute aux petits anges,
tu peux te retirer en cette solitude pour te livrer à l'Esprit
Saint, afin qu'Il te transforme en Dieu, qu'Il imprime en ton âme
l'image de la Beauté suprême; afin que le Père, en se penchant sur
toi ne voie plus que son christ, et qu'Il puisse dire: 'celle-ci est
ma fille bien-aimée'..."
Pourtant la souffrance
d'Élisabeth devient intolérable et, en décembre 1905, elle écrit à
Germaine de Gemeaux qui vient de perdre un être cher: "Oui, ma
petite Germaine, la vie est une suite de souffrances, et je crois
que les heureux de ce monde sont ceux qui ont choisi la Croix pour
leur partage et leur héritage, et cela par amour pour Celui dont
saint Paul a dit: 'Il m'a aimé, Il s'est livré pour moi'..."
En mars 1906 Élisabeth
entre à l'infirmerie du Carmel. Son épuisement est total
et ses souffrances inouïes. Jamais on ne lui donna de calmants;
c'est vraiment une victime de l'Amour, mue par la présence des
Trois, le présence de Marie, le désir d'union à Dieu animé par la
lecture de Ruysbrock, et la conscience grandissante d'accomplir une
mission. À la demande de sa prieure, Mère Germaine, elle rédigera
ses derniers écrits.
Le Père Vallée écrira
plus tard, parlant de la fin de la vie d'Élisabeth: "Enfin, en la
dernière phase, elle reçut la frappe de la croix ; elle en connut la
joie, joie voulue, portée avec un héroïsme étonnant, surhumain:
c'était encore plus en force qu'en sourire qu'elle portait cet état.
L'Esprit-Saint lui communiquait visiblement ce don. C'est dans ce
goût de la souffrance que je la trouvai trois semaines avant sa
mort, lorsque je la revis pour la dernière fois."
Élisabeth elle-même
confirmera la pensée du Père Vallée. Elle avouera un jour à sa
prieure "avoir regardé quelquefois de son côté, en quittant la
récréation du matin, avec l'espérance d'un petit signe d'appel
attendu comme un rayon bienfaisant dans sa nuit... je regagnais
notre cellule avec ma souffrance... Je cherchais à m'élever
au-dessus ou à me glisser dessous, je prnais saint Paul qui avait
toujours grâce pour moi, quoique bien dans la foi, je vous assure, à
ces heures-là... Je finissais par tout dominer. Mais si vous saviez
ce que le bon Dieu veut de moi ! Il ne me permet pas un seul regard
en dehors de Lui, pourtant si caché ; c'est tout bonnement de
l'héroïsme qu'Il me demande."
Oui, c'est
véritablement de l'héroïsme, et pourtant elle a le courage d'écrire
à sa mère et à sa sœur Guite, le 3 septembre 1905: "... mes
chéries, vous êtes en mon âme, en ce sanctuaire intime où je vis
nuit et jour avec Celui qui est mon Ami de tous les instants. Qu'il
fait bon vivre en cette douce intimité! Il connaît sa petite
épouse... Il sait comme son cœur a besoin d'aimer et Il veut être
cet amour; en Lui je me sens si près de vous, je vous crois tout
près de moi..."
La fatigue qui abat
Élisabeth prend la forme, vers le milieu du Carême 1906, d'une
maladie d'estomac. Ses sœurs, sa famille et ses amis vont alors se
mobiliser pour procurer à Élisabeth des aliments que son estomac
puisse digérer. Cependant la maladie poursuit son cours... et
Élisabeth s'oublie elle-même pour penser à ceux qu'elle va bientôt
laisser : sa mère, sa sœur, sa Prieure et ses sœurs, ses amis. C'est
alors qu'elle compose au mois d'août 1906 quatre "traités
spirituels". Trois sont destinés à sa sœur, Guite, à Françoise de
Sourdon et à sa Prieure, Mère Germaine de Jésus. Elle commence à
exercer la mission qu'elle pressent être la sienne : "Il me
semble qu'au Ciel, ma mission sera d'attirer les âmes en les aidant
à sortir d'elles-mêmes pour adhérer à Dieu par un mouvement tout
simple et tout amoureux, et de les garder en ce grand silence du
dedans qui permet à Dieu de s'imprimer en elles, de les transformer
en Lui-même."
En proie à des
souffrances impressionnantes Élisabeth reste cependant profondément
unie à Celui auquel, par amour, elle a voulu être configurée.
Le 19 mars 1906,
Élisabeth entre à l'infirmerie. Le 19 avril 1906 elle écrit à sa
mère: "Si tu savais comme je suis heureuse dans la solitude de ma
petite infirmerie: mon doux Maître est avec moi, et nous vivons nuit
et jour cœur à cœur. J'apprécie encore plus mon bonheur d'être
carmélite et je prie Dieu, pour la petite maman qui m'a donnée à
Lui." En août, elle compose
Le Ciel dans la
foi
et sa Dernière retraite. Le soir des Rameaux 1906 elle reçoit
l'Extrême-Onction. Elle écrira quelques jours plus tard:
"Notre
révérende Mère était sans cesse à mon chevet, me préparant à la
rencontre de l'Époux, et dans mon désir d'aller à Lui, je trouvais
qu'Il tardait bien à venir. Qu'elle est suave et douce la mort, pour
les âmes qui n'ont aimé que Lui et qui, selon le langage de
l'Apôtre, n'ont pas cherché les choses visibles parce qu'elles sont
passagères, mais les invisibles parce qu'elles sont éternelles' !
Et le 16 juillet, à sa
sœur: "Qu'importe ce que nous sentons: Lui, Il est l'Immuable,
Celui qui ne change jamais; Il t'aime aujourd'hui comme Il t'aimait
hier, comme Il t'aimera demain... Il m'attire aussi beaucoup vers la
souffrance, le don de soi: il me semble que c'est le terme de
l'amour... Moi aussi j'ai besoin de chercher mon Maître qui se cache
bien; mais alors je réveille ma foi, et je suis plus contente de ne
pas jouir de sa présence, pour le faire jouir, Lui, de mon amour...
Ce que je veux, c'est Le connaître, Lui le Christ, et la communion à
ses souffrances et la conformité à sa mort..."
Pourtant, ces jours
'ineffables' furent une vraie montée au Calvaire. Mère Germaine
écrit: "de vives douleurs, jointes à son état général déjà fort
pénible, lui procurèrent une participation plus intime au grand
mystère de la Croix... Absorbée par la contemplation du 'Christ
douloureux', elle se tenait unie à Lui comme une douce victime,
heureuse d'avoir été choisie pour l'immolation. Sa patience ne se
démentit pas un instant, son abandon fut parfait."
Élisabeth écrit au
chanoine Anglès le 9 juillet 1906: "... Voilà encore ce qui me
poursuit, ce qui donne de la force à mon âme dans la souffrance. Si
vous saviez quelle œuvre de destruction je sens en tout mon être;
c'est la route du Calvaire qui s'est ouverte et je suis toute
joyeuse d'y marcher comme une épouse à côté du divin Crucifié... Je
vous demande comme une enfant à son père de vouloir bien, à la
sainte Messe, me consacrer comme une hostie de louange à la gloire
de Dieu. Oh! consacrez-moi si bien que je ne sois plus moi, mais
Lui... Je vous demande de me bénir au nom de cette Trinité à
laquelle je suis spécialement consacrée..."
Le 15 août 1906,
Élisabeth, avant de commencer "son noviciat du Ciel", écrit à
une religieuse: "Ce que je vais me faire enseigner: la
conformité; l'identité avec mon Maître adoré, le Crucifié par amour..."
À sa mère, le 9 septembre suivant, elle affirme "que si elle
passe par le sentier de la souffrance, elle demeure bien plus encore
sur la route du bonheur, du vrai, maman chérie, de celui que nul ne
saurait lui ravir." Quelques jours plus tard, à Madame de
Sourdon: "Jamais je n'avais tant compris que la souffrance est le
plus grand gage d'amour que Dieu puisse donner à sa créature, et je
ne me doutais pas qu'une telle saveur était cachée au fond du
calice, pour celui qui en a bu toute la lie."
Pourtant, vers la fin
septembre 1906, elle avoue à sa mère: "Je ne peux pas dire que
j'aime la souffrance en elle-même, mais je l'aime parce qu'elle me
rend conforme à Celui qui est mon Époux et mon amour..." Et au
début d'octobre 1906, à sa prieure: "Oh! Aidez-moi à gravir mon
Calvaire... Ma Mère, je sens mes Trois si près de moi; je suis plus
accablée par le bonheur que par la douleur: mon Maître m'a rappelé
que c'était ma résidence et que je ne devais pas choisir mes
souffrances; je me plonge donc avec Lui en la douleur immense, avec
toute crainte et angoisse." Et quelques jours plus tard vers la
fin du mois d'octobre: "Votre petite hostie souffre beaucoup,
beaucoup, c'est une sorte d'agonie physique. Elle se sent si lâche,
lâche à en crier..."
Un jour Élisabeth se
confia davantage à Mère Germaine qui raconte: "... Un jour elle
me dit: 'Ma Mère, vous êtes tranquille de me laisser toute seule
ainsi?' comme je la regardais surprise de cette interrogation, elle
ajouta: 'Je souffre tant que je comprends maintenant le suicide.
Mais soyez tranquille, Dieu est là et Il me garde'..."
Vers le 10 octobre
1906, elle écrit à Germaine de Gemeaux: "... Je m'affaiblis de
jour en jour et je sens que le Maître ne tardera plus beaucoup à
venir me chercher. Je goûte, j'expérimente des joies inconnues. La
joie de la douleur, ô petite Germaine, quelle est suave et douce!...
Si vous saviez quel bonheur ineffable goûte mon âme en pensant que
le Père m'a prédestinée pour être conforme à son Fils crucifié..."
Remarque: Les
affirmations d'Élisabeth de la Trinité au sujet de la douleur nous
déconcertent beaucoup. Heureusement qu'elle nous livre aussi comme
un mode d'emploi: le 20 octobre 1906, elle écrit à sa mère: "Il y
a un Être qui est l'Amour et qui veut que nous vivions en société
avec Lui. Oh! maman, c'est délicieux, Il est là qui me tient
compagnie, qui m'aide à souffrir, qui me fait dépasser ma douleur
pour me reposer en Lui; fais comme moi, tu verras comme cela
transforme tout." Madame Catez avait probablement besoin de ces
paroles, car elle avait compris combien les souffrances de sa fille
étaient intolérables. Elle écrit le 22 octobre: "Sa langue et son
palais étaient en feu, parler était atroce pour elle, mais elle
adressa encore des paroles affectueuses à des amies qui la
quittaient en pleurant... Une grande inflammation intérieure
accroissait encore ses souffrances; elle était littéralement
calcinée et ne pouvait parler qu'avec peine, mais la plus grande
joie rayonnait sur son visage..."
Le 28 octobre, à l'une
des sœurs du Carmel partie lors de la fondation du Carmel de
Paray-le-Monial, elle écrit: "Priez pour moi, aidez-moi à me
préparer pour le souper des noces de l'Agneau. Il faut beaucoup
souffrir pour mourir et je compte sur vous pour m'aider... Mon
Maître me presse, Il ne me parle plus que d'éternité."
Le soir du 30 octobre
1906 Élisabeth s'alite définitivement et le 1er novembre, elle
communie pour la dernière fois. Elle a encore le courage de dicter,
pour le docteur Barbier, début novembre 1906: "... ces mois de
souffrances ont été pour moi des mois de bénédictions, de joie
profonde inconnue du monde... Je voudrais pouvoir me faire entendre
à toutes les âmes pour leur dire la vanité, le néant de ce qui passe
sans être fait pour Dieu..." Le 9 novembre, elle murmure dans un
souffle : "Je vais à la Lumière, à l'Amour, à la Vie..." puis
elle s'éteint. Son agonie avait duré neuf jours. (voir annexe 1)
Vers la fin du mois
d'avril 1906, Élisabeth écrit à sa sœur Guite ce qui peut être
considéré comme son testament: "Petite sœur, je serai heureuse
d'aller là-haut pour être ton ange... Je te laisse ma dévotion pour
les Trois, à l'Amour. Vis au-dedans avec Eux dans le Ciel de ton
âme; le Père te couvrira de son ombre, mettant comme une nuée entre
toi et les choses de la terre pour te garder sienne... Le Verbe
imprimera en ton âme comme en un cristal l'image de sa propre
beauté, afin que tu sois pure de sa pureté, lumineuse de sa lumière.
L'Esprit Saint te transformera en une lyre mystérieuse qui, dans le
silence, sous sa touche divine, produira un magnifique cantique à
l'Amour; alors tu seras la louange de sa gloire, ce que j'avais rêvé
d'être sur la terre... Si tu as à souffrir, pense que tu es plus
aimée encore, et chante merci toujours. Il est si jaloux de la
beauté de ton âme! Ce n'est que cela qu'Il vise."
Puis, le 24 juin 1906,
Élisabeth complète: "Oh! vois-tu, j'ai tant de désirs pour ton
âme, ou plutôt je n'en ai qu'un, c'est que tu aimes, que tu sois
tout amour, que tu ne te meuves que dans l'amour, que tu fasses le
bonheur de l'Amour; qu'Il creuse en ton âme son abîme et que tu sois
toujours présente à Lui..." Vers la mi-juin 1906, Élisabeth
écrit également à Germaine de Gemeaux. Nous pouvons lire, entre
autres: "... qu'elle est suave et douce, la mort pour les âmes
qui n'ont aimé que Lui... Chère petite Germaine, le conseil qui vous
a été donné est bon: soyez fidèle à vos résolutions, exercez-vous
dans la voie du sacrifice et du renoncement, car pour toute vie
chrétienne ce doit être la grande loi, à plus forte raison pour une
âme qui, comme la vôtre, aspire à suivre le Maître tout près, quels
que soient ses desseins sur elle. Vivre toujours avec Lui au
dedans... que l'Esprit Saint qui est l'Amour fasse de votre cœur un
petit foyer qui réjouisse les Trois Personnes divines par l'ardeur
de ses flammes... Vivez plus par la volonté que par l'imagination...
... Il vous aime tant, petite sœur... Oh! n'est-ce pas que notre âme
a besoin d'aller puiser la force dans la prière, surtout dans
l'oraison, le cœur à cœur intime où toute l'âme s'écoule en Dieu,
tandis que Dieu s'écoule en elle pour la transformer en Lui-même...
C'est par le Cœur de Jésus, dans la Sainte Trinité, que nos âmes se
retrouvent et ne sont qu'une..."
"Ce fut, une grande
consolation pour la chère enfant, de pouvoir se rendre dans cette
tribune d'infirmerie. Que de fois la Mère Prieure la trouva-t-elle
là, pliée en deux par la souffrance ! Un jour, ne l'apercevant pas
dans l'obscurité, elle l'appela par ce nom qui lui était si cher :
'Laudem gloriae'. La pauvre enfant, toute ramassée sur elle-même,
essaya de se redresser, et, les larmes aux yeux, mais le sourire sur
les lèvres : 'Je suis venue, dit-elle, me réfugier sous la prière de
mon Maître, car j'avais besoin de sa force divine : je souffre
tant !'
Le même fait se
reproduisit souvent: "Je la rencontrai comme une ombre, sur le
palier de l'infirmerie." rapporte une des sœurs ; "je lui
demandai un renseignement qu'elle me donna avec son amabilité
accoutumée, comme si elle n'eût pas souffert. J'appris ensuite qu'à
cet instant même, elle se rendait à la tribune pour chercher la
force de supporter une crise presque intolérable." Souvent la
tribune paraissait vide, il fallait s'approcher pour apercevoir
Élisabeth accroupie à terre, dans un petit coin sombre. Elle
apparaissait comme une personnification de la prière et de la
douleur. L'état de la malade s'aggravait ; il lui devenait chaque
jour plus difficile de s'alimenter. Ses maux de tête étaient
continuels, ses nuits sans sommeil ; mais une incessante oraison
soutenait son courage.
"Votre chère lettre m'a
fait un bien grand plaisir, écrit-elle à son vénérable ami
; j'aime la pensée de saint Paul que vous m'avez envoyée ; il me
semble qu'elle se réalise en moi, sur ce petit lit qui est l'autel
où je m'immole à l'amour. Oh ! demandez que la ressemblance avec
l'image adorée soit chaque jour plus parfaite : voilà ce qui me
poursuit, ce qui donne de la force à mon âme dans la souffrance..."
Le matin 9 novembre
1906, alors que sonne l'Angélus, Élisabeth s'élance au sein des
Trois. Ses derniers mots intelligibles auront été : "Je vais à la
lumière, à l'amour, à la vie !"
Élisabeth de la Trinité
sera béatifiée à Rome par Jean-Paul II le 25 novembre 1984.
|