LES DEVOIRS
Au livre précédent nous avons traité des
devoirs que nous estimions se rapporter à la beauté morale; en celle-ci nul n'a
douté que se trouvait la vie heureuse que l'Écriture appelle la vie éternelle.
Si grand est en effet le lustre de la beauté morale que c'est la tranquillité de
la conscience et l'assurance de l'innocence qui font la vie heureuse. Et pour
cette raison, de même que le soleil une fois levé dérobe à la vue le disque de
la lune et toutes les autres lumières des étoiles, de même l'éclat de la beauté
morale, lorsqu'elle resplendit dans la vérité et l'authenticité de son harmonie,
fait disparaître toutes les autres réalités que l'on juge bonnes d'après le
plaisir du corps, ou bien remarquables et brillantes d'après le monde.
Heureuse assurément la beauté morale qui ne
s'apprécie pas d'après les jugements d'autrui, mais qui se connaît d'après ses
propres sentiments, en tant que juge de soi-même. En effet, elle ne recherche
pas les opinions de la foule comme une sorte de récompense, et ne les redoute
pas comme un châtiment. C'est pourquoi moins elle poursuit la gloire, plus elle
s'élève au-dessus d'elle. De fait, pour ceux qui recherchent la gloire, cette
récompense pour les réalités présentes est une ombre pour les réalités à venir:
elle est un obstacle à la vie éternelle; ce qui est écrit dans l'Évangile: « En
vérité je vous le dis, ils ont reçu leur récompense », l'est évidemment de ceux
qui brûlent de divulguer, comme avec une trompette retentissante, la générosité
qu'ils pratiquent à l'égard des pauvres. Il en va de même du jeûne qu'ils
pratiquent par ostentation: « Ils ont, dit l'Évangile, leur récompense ». II
appartient donc à la beauté morale, soit de pratiquer la miséricorde, soit
d'offrir le jeûne dans le secret, afin qu'il soit évident que tu n'attends ta
récompense que de ton seul Dieu, et non pas aussi des hommes. Car celui qui
l'attend des hommes, a sa récompense; tandis que celui qui l'attend de Dieu, a
la vie éternelle que seul peut donner le maître de l'éternité, selon qu'il est
écrit: « En vérité, je te le dis, aujourd'hui tu seras avec moi dans le paradis
». C'est pourquoi l'Écriture a appelé ce qui est la vie heureuse, de façon plus
significative, vie éternelle, afin de ne pas la laisser comme chose à apprécier
d'après les opinions des hommes, mais pour la remettre au jugement divin.
C'est ainsi que les philosophes ont placé
la vie heureuse, les uns dans le fait de ne pas souffrir comme Hiéronyme,
d'autres dans la science de la nature comme Hérillus: Apprenant que la science
avait été vantée de façon merveilleuse par Aristote et Théophraste, il
l'établit, elle seule, comme souverain bien, quoique ceux-ci l'aient vantée
comme un bien, mais non comme le seul bien. D'autres ont dit que la vie heureuse
était le plaisir, comme Épicure; d'autres — comme Calliphon et Diodore après lui
— l'ont ainsi entendue que l'un adjoignit au plaisir, l'autre à l'absence de
douleur, la compagnie de la beauté morale, dans l'idée que sans elle il ne peut
y avoir de vie heureuse. Zénon le stoïcien définit seul et souverain bien ce qui
est beau moralement, tandis qu'Aristote ou Théophraste et tous les autres
péripatéticiens affirmèrent que la vie heureuse réside certes dans la vertu,
c'est-à-dire dans la beauté morale, mais que son bonheur est comblé en outre par
les biens du corps et les biens extérieurs.
Or la divine Ecriture a placé la vie
éternelle dans la connaissance de la Divinité et dans le profit de la bonne
action. Car le témoignage de l'Evangile pour l'une et l'autre affirmation est
surabondant. En effet, au sujet de la science, le Seigneur Jésus a ainsi parlé:
« Or ceci est la vie éternelle qu'ils te connaissent, toi le seul vrai Dieu, et
celui que tu as envoyé Jésus-Christ ». Et au sujet des œuvres il a ainsi
répondu: « Tout homme qui aura abandonné sa maison ou ses frères ou ses sœurs ou
sa mère ou ses fils ou ses champs à cause de mon nom, recevra le centuple et
possédera la vie éternelle ».
Mais pour qu'on ne pense pas que ceci est
récent et a été traité par les philosophes avant d'avoir été proclamé dans
l'Evangile — antérieurs à l'Evangile sont en effet les philosophes, c'est-à-dire
Aristote et Théophraste, ou bien Zénon et Hiéronyme, mais ils sont postérieurs
aux prophètes — que l'on apprenne en quel lointain passé, bien avant qu'on
entendît le nom des philosophes, les deux affirmations se trouvent clairement
exprimées par la bouche du saint David. Il est écrit en effet: « Heureux celui
que toi, tu auras instruit, Seigneur, et à qui tu auras enseigné ta loi ». Nous
avons aussi ailleurs: « Heureux l'homme qui craint le Seigneur, à ses
commandements il se plaira beaucoup ». Nous nous sommes expliqués au sujet de
la connaissance; de celle-ci le prophète a rappelé que la récompense est le
bénéfice de l'éternité, lorsqu'il ajoute que dans la maison de cet homme qui
craint Dieu, ou de l'homme instruit dans la loi et se plaisant dans les
commandements de Dieu, « sont gloire et richesse » et que « sa justice demeure
dans les siècles des siècles ». Au sujet des œuvres aussi, il a ajouté ensuite,
dans le même psaume, que la récompense de la vie éternelle comble l'homme juste.
Car il dit: « Heureux l'homme qui prend pitié et prête, il dispose ses propos
avec jugement: il sera inébranlable à jamais. Le juste sera en mémoire
éternellement». Et ensuite: « II a distribué, il a donné aux pauvres, sa justice
demeure pour l'éternité ».
Ainsi donc la foi a la vie éternelle parce
qu'elle est le bon fondement, les bonnes actions ont aussi la vie éternelle
parce que l'homme juste est éprouvé à la fois par ses paroles et par ses actes.
Car s'il se trouve qu'il soit habile dans les propos et paresseux dans les
œuvres, il rejette sa prudence par ses actions; et c'est chose plus grave de
savoir que faire et de n'avoir pas fait ce qu'on voyait qu'on devait faire. À
l'inverse également, se montrer empressé dans les œuvres et infidèle dans les
dispositions intérieures, c'est comme si l'on voulait, sur un fondement
défectueux, élever de belles et hautes constructions: plus on a monté l'édifice,
plus il s'écroule, car sans l'assise de la foi, les œuvres ne peuvent subsister.
Un mouillage peu sûr fait éventrer le navire au port, et un sol sablonneux cède
rapidement, il ne peut supporter le poids de la bâtisse édifiée sur lui. Ainsi
donc, là se trouve la plénitude de la récompense, où se trouvent la perfection
des vertus et une sorte d'égale modération dans les actions et les paroles.
Et puisque la seule science de la nature a
été rejetée, soit comme vaine selon les discussions oiseuses de la philosophie,
soit comme une doctrine imparfaite, examinons quelle limpide doctrine se dégage
de la divine Ecriture à ce sujet sur lequel nous voyons qu'il existe des
recherches philosophiques si nombreuses, embrouillées et désordonnées.
L'Ecriture affirme en effet, que rien n'est bon si ce n'est le beau, et elle
estime heureuse, en tout état de cause, la vertu, que ne peuvent augmenter les
biens du corps ou extérieurs ni ne peuvent diminuer les adversités; et elle
affirme que rien n'est aussi heureux que ce qui est étranger au péché, plein
d'innocence, rempli de la grâce de Dieu. Il est écrit en effet: « Heureux
l'homme qui ne s'en est pas allé dans l'assemblée des impies, qui ne s'est pas
tenu sur le chemin des pécheurs et qui ne s'est pas assis dans la chaire de
corruption, mais dont la volonté s'est tenue dans la loi du Seigneur ». Et
ailleurs: « Heureux, purs sur le chemin, ceux qui marchent dans la loi du
Seigneur.
Ainsi donc l'innocence et la science font
l'homme heureux. Nous avons observé précédemment que le bonheur de la vie
éternelle est aussi la récompense de la bonne manière d'agir.
Il reste donc, pour l'Ecriture, à montrer
que si l'on méprise la dépendance du plaisir, ou la crainte de la souffrance —
l'Ecriture rejette l'une comme exténuante et amollissante, l'autre comme
dévirilisante et affaiblissante — dans les souffrances elles-mêmes, la vie
heureuse apparaît éminemment. Ce qu'on peut facilement enseigner quand on a lu:
« Heureux êtes-vous quand on vous maudira, qu'on vous persécutera et qu'on dira
toute sorte de mal contre vous, à cause de la justice. Réjouissez-vous et
exultez, car votre récompense est abondante dans le ciel. De cette façon en
effet ils ont persécuté les prophètes aussi, qui étaient avant vous ». Et
ailleurs: « Que celui qui veut marcher derrière moi, prenne sa croix et me suive
».
Ainsi donc le bonheur existe même dans les
souffrances que la vertu pleine de douceur réduit et arrête, étant pour
elle-même abondamment pourvue de richesses intérieures de l'ordre de la
conscience ou de la grâce. Moïse en effet n'avait pas peu de bonheur lorsque,
entouré par la multitude des Egyptiens et enfermé par la mer, il eut trouvé,
grâce aux mérites de sa pitié, un passage à pied à travers les flots, pour lui
et le peuple de nos pères. Or quand fut-il plus courageux qu'en ce moment où,
environné des pires dangers, il ne désespérait pas du salut, mais forçait la
victoire?
Et Aaron? Quand se crut-il plus heureux
qu'au moment où il se tint debout entre les vivants et les morts, et arrêta la
mort, en lui opposant la barrière de sa personne, afin qu'elle ne passât point
des cadavres des morts aux troupes des vivants? Pourquoi parler du jeune Daniel?
Il était si sage qu'au milieu des lions exaspérés par la faim, aucune épouvante
de la cruauté des bêtes ne brisait son courage; il était à ce point étranger à
la crainte, qu'il pouvait manger sans redouter d'exciter par son exemple
l'appétit des bêtes.
Elle existe donc, même dans la souffrance,
la vertu qui s'offre à elle-même la douceur de la bonne conscience; et pour
cette raison elle fournit la preuve que la souffrance ne diminue pas le plaisir
de la vertu. Ainsi donc, de même qu'il n'est pour la vertu aucune régression du
bonheur du fait de la souffrance, de même encore il n'est pour elle aucune
progression de ce bonheur du fait du plaisir du corps, ou à cause des avantages
de la vie. Or sur ces sujets l'apôtre dit fort bien: « Ce qui était pour moi
profits, j'ai estimé que c'était pertes à cause du Christ ». Et il ajouta: « A
cause de lui j'ai estimé toutes choses comme préjudices, et les regarde comme
ordures, afin de gagner le Christ ».
Moïse en outre pensa que les trésors des
Egyptiens étaient sa ruine et il préféra l'opprobre de la croix du Seigneur. Il
n'était pas riche au moment où il regorgeait d'argent, ni pauvre dans la suite
où il était démuni de vivres. A moins par hasard qu'au jugement de quelqu'un, il
fût moins heureux au moment où, dans le désert, la nourriture quotidienne lui
manquait à lui et à son peuple; mais ce que personne n'oserait nier comme étant
le souverain bien et le souverain bonheur, la manne, c'est-à-dire « le pain des
anges », lui était servie du Ciel; grâce à une pluie quotidienne de viande
également, il se trouvait, pour les repas de tout le peuple, dans l'abondance.
Au saint Elie aussi le pain manquait pour
sa subsistance s'il en avait cherché, mais on le voyait ne pas en manquer parce
qu'il n'en cherchait pas. Et c'est ainsi qu'un service quotidien de corbeaux
apportait le pain le matin, et la viande le soir. Est-ce que par hasard il était
moins heureux pour la raison qu'il était pauvre pour lui-même? Pas du tout. Bien
au contraire il était d'autant plus heureux qu'il était riche pour Dieu. Il vaut
mieux en effet être riche pour les autres que pour soi, comme l'était cet Elie
qui, en temps de famine, demandait de la nourriture à une veuve, bien qu'il fût
sur le point de lui faire cette largesse: son pot de farine, au long de trois
années et six mois, ne lui ferait pas défaut, et sa cruche d'huile suffirait à
cette veuve sans ressources et fournirait ses besoins de chaque jour. C'est à
juste titre que Pierre voulait être là où il voyait ces hommes. C'est à juste
titre qu'ils apparurent dans la gloire avec le Christ sur la montagne, car le
Christ aussi « s'est fait pauvre alors qu'il était riche».
La richesse n'offre donc aucun secours pour
la vie heureuse. Ce que le Seigneur, de toute évidence, a montré dans l'Evangile
en disant: « Heureux les pauvres, parce que le royaume de Dieu est à vous.
Heureux ceux qui maintenant ont faim et soif, car ils seront rassasiés. Heureux
vous qui maintenant pleurez, car vous rirez ». Ainsi donc, de la pauvreté, de la
faim, de la souffrance — qu'on estime des maux — il a été proclamé de la façon
la plus claire que non seulement elles ne sont pas un obstacle à la vie
heureuse, mais qu'elles sont même une aide.
Mais en outre, ce qui paraît des biens, la
richesse, la satiété, la joie exempte de souffrance, sont préjudiciables à la
jouissance du bonheur; le jugement du Seigneur l'a déclaré de façon limpide,
puisqu'il est dit: « Malheur à vous riches, car vous avez votre consolation!
Malheur à vous qui êtes rassasiés, car vous aurez faim! »
De même à ceux qui rient, car ils
pleureront, s'il est donc vrai que non seulement les biens du corps ou les biens
extérieurs ne sont pas un secours en vue de la vie heureuse, mais encore qu'ils
sont dommageables.
Il s'ensuit en vérité que Naboth était
heureux, même alors que le riche le faisait lapider, car pauvre et faible en
face des ressources du roi, il n'avait que la richesse de son cœur et de sa
piété pour refuser d'échanger contre l'argent du roi l'héritage de la vigne
paternelle; et il était parfait pour cette raison qu'il entendait défendre, au
prix de son sang, les droits de ses ancêtres. Il s'ensuit aussi qu'Achab était
malheureux, à ses propres yeux, car il avait fait tuer un pauvre pour posséder
sa vigne.
Il est assuré que la vertu est le seul et
souverain bien et qu'elle seule est féconde en vue de jouir de la vie heureuse;
assuré que ni les biens extérieurs ni ceux du corps mais que la seule vertu
offre la vie heureuse par laquelle s'acquiert la vie éternelle. La vie heureuse
est en effet la jouissance des réalités présentes, tandis que la vie éternelle
est l'espérance des réalités à venir.
Et il se trouve cependant des gens pour
penser que la vie heureuse est impossible dans ce corps si faible, si fragile,
en lequel il est inévitable que l'on soit inquiet, que l'on souffre, que l'on
pleure, que l'on tombe malade; comme si en vérité je disais, moi, que la vie
heureuse consiste dans l'exubérance du corps et non pas dans la profondeur de la
sagesse, la sérénité de la conscience, l'élévation de la vertu. Ce n'est pas en
effet de vivre dans la souffrance qui est une chose heureuse, mais d'être
vainqueur de la souffrance et de n'être pas brisé par l'ébranlement d'une
douleur temporaire.
Suppose qu'advienne ce qui passe pour
accablant sous le rapport de la violence de la douleur: la cécité, l'exil, la
faim, le déshonneur d'une fille, la perte des enfants. Qui nierait qu'Isaac fût
heureux, lui qui ne voyait pas dans sa vieillesse et attribuait les bonheurs par
ses bénédictions? Ou bien Jacob ne fut-il pas heureux qui, fuyant la maison
paternelle, subit l'exil comme pasteur à gages, déplora que la pudeur de sa
fille ait été outragée et supporta la faim? Ne furent-ils donc pas heureux, ceux
par la foi de qui Dieu reçoit témoignage quand il est dit: « Dieu d'Abraham,
Dieu d'Isaac, Dieu de Jacob »? La servitude est malheureuse, mais Joseph ne fut
pas malheureux; bien au contraire il fut tout à fait heureux alors que, réduit
en servitude, il contenait les désirs de sa maîtresse. Pourquoi parler du saint
David qui pleura la mort de trois fils et, ce qui fut plus cruel que ces deuils,
l'inceste de sa fille? Comment ne fut-il pas heureux, celui du lignage de qui
sortit l'auteur du bonheur, qui fit le plus grand nombre d'hommes, heureux: «
Heureux en effet ceux qui n'ont pas vu et qui ont cru »? Ils eurent eux aussi le
sentiment de leur faiblesse, mais ils devinrent, à partir de leur faiblesse,
courageux. Quoi de plus pénible que l'état du saint Job, soit dans l'incendie de
sa maison, soit dans la mort instantanée de ses dix enfants, dans les douleurs
de son corps? Fut-il par hasard moins heureux que s'il n'avait pas supporté ces
maux dans lesquels il fut davantage mis à l'épreuve?
J'accorde cependant qu'il y eut en leur vie
quelque âpreté, douleur que la force de l'âme ne dissimule pas. Et en effet je
ne saurais nier la profondeur de la mer parce que les rivages sont peu profonds,
ni la clarté du ciel parce qu'il se couvre parfois de nuages, ni la fertilité de
la terre parce qu'en quelques endroits il est un maigre gravier, ou la richesse
des moissons parce qu'il s'y mêle d'ordinaire une folle avoine; considère de la
même manière que la récolte de la conscience heureuse est interrompue par
quelque âpreté de la douleur. S'il survient par hasard quelque amère adversité,
n'est-elle pas, comme une folle avoine, dissimulée par les gerbes de toute une
vie heureuse, ou bien n'est-elle pas, comme l'amertume de l'ivraie, recouverte
par la douceur du froment. Mais maintenant poursuivons nos projets.
Au livre précédent, nous avons établi la
division du sujet de telle sorte qu'en premier lieu fussent placés la beauté
morale et le convenable d'où se déduisent les devoirs; en second lieu la
question de savoir ce qui est utile. Et de même que dans la première partie nous
avons dit qu'entre la beauté morale et le convenable il existe une certaine
distinction que l'on peut plutôt saisir qu'expliquer, de même aussi lorsque nous
traitons de l'utile, il apparaît qu'il faut examiner ce qui est plus utile.
Or nous n'apprécions pas l'utilité du point
de vue de l'évaluation d'un gain pécuniaire, mais du point de vue de
l'acquisition de la piété, comme le dit l'apôtre: « La piété est utile pour
toutes choses, car elle a la promesse de la vie présente et future ». Et ainsi,
dans les divines Ecritures, si nous cherchons attentivement, nous trouvons
souvent que l'on appelle utile ce qui est beau moralement: « Toutes choses me
sont possibles, mais toutes ne sont pas utiles ». Il parlait auparavant des
vices. Il dit donc ceci: il est possible de pécher mais cela ne convient pas.
Les péchés sont en notre pouvoir, mais ils ne sont pas beaux moralement.
S'abandonner au plaisir est à portée de la main, mais n'est pas juste. Ce n'est
pas en effet pour Dieu qu'on amasse la nourriture mais pour le ventre.
Ainsi donc, puisque ce qui est utile est
aussi juste, il est juste que nous servions le Christ qui nous a rachetés; c'est
pourquoi sont justes ceux qui pour son nom s'offrirent à la mort, mais sont
injustes ceux qui s'y dérobèrent, dont il dit: « Quelle utilité dans mon sang?
», c'est-à-dire: quel est le progrès de ma justice? D'où aussi leurs réflexions:
« Enchaînons le juste puisqu'il nous est inutile », c'est-à-dire il est injuste
celui qui nous accuse, nous condamne, nous corrige. Il est possible que cela
puisse être appliqué aussi à la cupidité des hommes impies, qui est proche de la
perfidie; comme nous le lisons dans le cas du traître Judas qui, par goût de la
cupidité et par convoitise de l'argent, courut au lacet de la trahison et y
tomba.
C'est donc de cette utilité qu'il me faut
traiter, qui est remplie de beauté morale comme en propres termes l'apôtre l'a
définie en disant: « Or je dis cela pour votre utilité, non pas pour jeter un
lacet sur vous, mais en vue de ce qui est beau ». Il est donc clair que ce qui
est beau est utile, et que ce qui est utile est beau; que ce qui est utile est
juste, et que ce qui est juste est utile. Et ma parole en effet ne s'adresse pas
à des trafiquants cupides par convoitise du gain, mais à des fils; et ma parole
a trait aux devoirs que je brûle du désir de vous inculquer et de faire pénétrer
en vous que j'ai choisis pour le service du Seigneur, afin que ce qui a été
implanté et imprimé dans vos âmes et dans vos mœurs, par la pratique et
l'éducation, soit aussi exposé par la parole et par l'enseignement.
C'est pourquoi voulant parler de l'utilité,
je me servirai de ce verset du prophète: « Incline mon cœur vers tes
commandements et non pas vers la cupidité », de peur que le mot d'utilité ne
suggère la convoitise de l'argent. Car quelques versions portent: « Incline mon
cœur vers tes commandements et non pas vers l'utilité », c'est-à-dire vers cette
utilité qui est à l'affût des trafics où l'on gagne, cette utilité gauchie et
déviée par la pratique des hommes dans le sens du goût de l'argent. Communément
en effet l'on dit utile cela seulement qui fait gagner; quant à nous, nous
traitons de cette utilité que l'on recherche au prix de dommages, afin
d'acquérir le Christ dont « le gain, c'est la piété, pour qui se suffit ». Il
est grand, assurément, le gain par lequel nous obtenons la piété qui est riche,
aux yeux de Dieu, non pas de ressources périssables, mais de faveurs éternelles
en lesquelles il n'est point de tentation où l'on glisse, mais une grâce assurée
et définitive.
Autre est donc l'utilité du corps et autre
celle de la piété, suivant la distinction de l'apôtre: « L'exercice du corps en
effet, dit-il, est utile pour peu de chose; mais la piété est utile pour toutes
choses ». Or qu'y a-t-il d'aussi beau moralement que la virginité? Quoi d'aussi
convenable que de conserver son corps sans tache, sa pudeur inviolée et sans
souillure? Qu'y a-t-il encore d'aussi convenable que la volonté, pour une épouse
veuve, de conserver la fidélité à son conjoint défunt? Qu'y a-t-il aussi de plus
utile que ceci par quoi l'on obtient le royaume du ciel? « II en est en effet
qui se sont faits eunuques à cause du royaume des cieux. »
Ainsi donc il n'existe pas seulement une
liaison intime de la beauté morale et de l'utilité, mais l'utilité est aussi la
même chose que la beauté morale. C'est pourquoi même celui qui voulait ouvrir à
tous le royaume des cieux, ne recherchait pas ce qui lui était utile, mais ce
qui l'était à tous. Aussi nous faut-il établir un certain ordre et une
gradation, en partant même de choses accoutumées et communes, pour aller vers
celles qui sont supérieures, afin de recueillir, à partir d'un plus grand nombre
de ces choses, le profit de l'utilité.
Et tout d'abord sachons que rien n'est
aussi utile que d'être tenu en affection et que rien n'est aussi nuisible que de
ne pas être aimé: je pense en vérité que le fait d'être haï est une chose
funeste et absolument fatale. Aussi faisons ceci: mettons toute notre
application à recommander l'estime et la bonne opinion de nous-mêmes; et
d'abord, par le calme de notre âme et l'obligeance de notre cœur, exerçons une
influence sur les dispositions des hommes. La bonté est en effet appréciée du
peuple et agréable à tous, il n'est rien qui s'insinue aussi facilement dans les
sentiments des hommes. Si cette bonté est aidée par la douceur et la facilité du
caractère, puis par la modération dans le commandement et par l'affabilité de la
conversation, par la déférence des termes, par la patience aussi dans l'échange
des conversations, et par l'agrément de la modestie, il est incroyable à quel
point la bonté aboutit au comble de l'affection.
Nous lisons en effet, non seulement en ce
qui concerne les particuliers, mais aussi les rois eux-mêmes, combien fut
profitable l'aisance d'une séduisante affabilité, ou combien furent dommageables
l'orgueil et la hauteur des paroles, au point d'ébranler les royaumes eux-mêmes
et de briser la puissance. Donc si quelque roi par sa sagesse, sa façon d'agir,
son administration, l'accomplissement de ses devoirs, gagne la faveur du peuple,
ou si quelque roi se présente au danger pour l'ensemble de la population, ce
n'est pas douteux: un tel amour refluera de la population vers lui, que le
peuple fera passer le salut et l'agrément du roi avant son intérêt.
Que d'affronts de la part du peuple
essuyait Moïse! Et alors que le Seigneur voulait sévir contre les rebelles, lui
cependant se présentait souvent, plaidant en faveur du peuple, afin de
soustraire la population à la colère divine. Avec quelle douceur dans les
propos, après les outrages, il s'adressait au peuple, le réconfortait dans ses
peines, le calmait par ses oracles, l'encourageait par ses travaux! Et alors
qu'il parlait constamment à Dieu9, cependant il avait l'habitude d'adresser la
parole aux hommes sur un ton humble et agréable. À juste titre il fut jugé
supérieur aux hommes, à tel point que l'on ne pouvait regarder son visage et que
l'on croyait que sa tombe n'avait pas été découverte; car il s'était attaché les
âmes de toute la population, en telle sorte qu'on le chérissait plus pour sa
bienveillance qu'on ne l'admirait pour ses actions.
Eh quoi? Son imitateur, le saint David, qui
fut choisi d'entre tous pour gouverner la population, comme il fut doux et
aimable, humble d'esprit, attentif de cœur, facile de caractère! Avant de régner
il se présentait au service de tous: roi, c'est au niveau de tous qu'il plaçait
sa fonction et avec tous qu'il partageait le labeur; il était courageux dans le
combat, bienveillant dans le commandement, patient devant la récrimination, plus
enclin à subir qu'à rendre les outrages. Aussi était-il si cher à tous que
jeune, il fut sollicité, même contre son gré, pour régner, qu'il y fut contraint
malgré sa résistance, que vieux, les siens lui demandèrent de ne pas se mêler au
combat, parce que tous aimaient mieux affronter le danger pour sa personne, que
de le voir, lui, en danger pour tous.
IL s'était tellement attaché la population
par l'accomplissement de devoirs bienvenus, que, d'abord durant les dissensions
du peuple, il aima mieux vivre en exil à Hébron, que de régner à Jérusalem;
qu'ensuite il apprécia la vertu, fût-elle le fait de l'ennemi, et pensa que
justice devait être rendue même à ceux qui avalent pris les armes contre lui,
tout autant qu'aux siens; enfin, en ce qui concerne le plus courageux défenseur
du parti adverse, le chef Abner, quand celui-ci lui Imposa des combats, David
l'admira, et quand Abner lui demanda la faveur de la paix, il ne le méprisa pas,
mais l'honora d'un festin; quand il fut tué dans un guet-apens, David s'affligea
et le pleura; en suivant ses funérailles il lui fit honneur; en vengeant sa mort
il montra la fidélité de sa conscience, fidélité qu'il transmit à son fils,
parmi ses dispositions testamentaires, plus soucieux qu'il était de ne pas
laisser impunie la mort d'un innocent que de s'affliger de sa propre mort.
Ce n'est pas une chose ordinaire, surtout
chez un roi, de s'acquitter de telle sorte des humbles charges, qu'il se
montrait le compagnon même des plus petits; de ne pas rechercher de la
nourriture au péril d'autrui, de refuser de la boisson; d'avouer son péché et de
se présenter lui-même à la mort pour le peuple, afin que la colère divine se
retournât contre lui, alors qu'il se présentait à l'ange qui frappait, en
disant: « Me voici, c'est moi qui ai péché, c'est moi le pasteur qui ai fait le
mal, ton troupeau qu'a-t-il fait? Que ta main vienne sur moi ».
En vérité que dire d'autre? Il n'ouvrait
pas la bouche à l'adresse de ceux qui méditaient la ruse et il pensait ne devoir
répliquer aucune parole comme s'il n'entendait pas: il ne répondait pas aux
invectives; quand on l'outrageait, il priait; quand on le maudissait, il
bénissait. Marchant dans la simplicité, évitant les orgueilleux, s'attachant aux
hommes sans souillure, lui qui mêlait de la cendre à ses aliments quand il
pleurait ses propres péchés, et mouillait sa boisson de ses larmes, c'est à
juste titre qu'il fut réclamé par l'ensemble du peuple en sorte que toute les
tribus d'Israël vinrent à lui en disant: « Nous voici, nous sommes tes os et ta
chair; hier et avant-hier, quand vivait Saül et qu'il régnait sur nous, c'était
toi qui faisais sortir et faisais rentrer Israël; et le Seigneur t'a dit: « Tu
paîtras mon peuple ». Et pourquoi en dirais-je plus sur lui au sujet de qui le
jugement de Dieu alla jusqu'à déclarer: « J'ai trouvé David selon mon cœur »?
Qui en effet marcha comme lui dans la sainteté du cœur et la justice afin
d'accomplir la volonté de Dieu? Lui à cause de qui le pardon fut accordé à ses
descendants pour leurs fautes et à cause de qui son privilège fut conservé à ses
héritiers.
Qui donc pouvait ne pas chérir cet homme,
en le voyant si aimé de ses amis qu'on pensait, parce que lui-même chérissait
sincèrement ses amis, qu'il était également chéri d'eux. Finalement les parents
le préféraient à leurs fils et les fils à leurs parents. Aussi, en proie à une
violente indignation, Saül voulut-il percer de sa lance son fils Jonathan parce
qu'il estimait que l'amitié de David valait plus à ses yeux que l'affection ou
l'autorité de son père.
Et en effet, pour stimuler une commune
affection, le plus profitable est de rendre la pareille à ceux qui nous aiment,
de montrer que l'on n'aime pas moins en retour que l'on est aimé soi-même et de
le faire par des témoignages d'amitié fidèle. Qu'y a-t-il, en réalité, d'aussi
communément apprécié que la reconnaissance? Qu'y a-t-il d'aussi enraciné dans la
nature que de chérir qui nous chérit? Qu'y a-t-il d'aussi implanté et gravé dans
les sentiments humains que d'appliquer son cœur à aimer celui dont on veut être
aimé? Le sage dit avec raison: « Perds de l'argent pour ton frère et ton ami ».
Et ailleurs: « Je ne rougirai pas de saluer un ami et je ne me cacherai pas loin
de son regard », car le discours de l'Ecclésiastique atteste qu'il y a dans un
ami « une médication de vie et d'immortalité »; et personne ne pourrait douter
qu'il y a dans la charité le souverain secours, puisque l'apôtre dit: « Elle
supporte tout, elle croit tout, elle espère tout, elle endure tout, la charité
ne cesse jamais ».
David ne cessa pas de régner pour la raison
qu'il fut aimé de tous et qu'il préféra être chéri de ses sujets que craint. La
crainte en effet maintient les sentinelles d'une protection temporaire, mais ne
connaît pas une garde de longue durée. Aussi dès que la crainte s'est retirée,
l'effronterie s'approche, car ce n'est pas la crainte qui contraint à la
confiance, mais l'affection qui en fait preuve.
Primordial est donc l'amour, pour nous
recommander. Il est donc bon que nous ayons le témoignage de l'attachement du
plus grand nombre de gens. De là naît la confiance, en telle sorte que même des
étrangers n'appréhendent pas de s'en remettre à ton affection qu'ils ont
remarquée chère à un grand nombre. De la même manière, on vient aussi par la
voie de la confiance à l'amour, en telle sorte que celui qui a honoré la
confiance d'un ou deux, exerce une sorte d'influence sur les âmes de tout
l'ensemble et gagne la faveur de tous.
Ce sont donc ces deux choses, l'amour et la
confiance, qui font le plus pour nous recommander, et cette troisième chose: si
tu as quelque qualité que la plupart des hommes estiment en toi digne
d'admiration, et dont ils pensent qu'elle mérite d'être honorée.
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