LES DEVOIRS
Le prophète David nous a enseigné à nous
promener dans notre cœur, comme dans une vaste demeure, et à vivre avec lui
comme avec un bon compagnon, et c'est ainsi que lui-même se parlait et
conversait avec soi; ainsi dans ce passage: « j'ai dit, je garderai mes voies ».
Son fils Salomon aussi déclare: « Bois l'eau de tes cruches et des sources de
tes puits », c'est-à-dire use de ton propre jugement: « En effet, c'est une eau
profonde, le jugement dans le cœur de l'homme. Que personne d'étranger, dit-il,
n'ait de part avec toi. Que la source de ton eau t'appartienne en propre et
prends ta joie avec la femme qui t'appartient dès la jeunesse. Que cerf aimable
et faon gracieux s'entretiennent avec toi. »
Il ne fut donc pas le premier, Scipion, à
savoir ne pas être seul quand il était seul, ni moins en repos lorsqu'il était
au repos. Moïse le sut avant lui qui en se taisant criait, en se tenant en repos
combattait, et il ne combattait pas seulement, mais encore il triomphait
d'ennemis qu'il n'avait pas touchés. Il était à ce point au repos que d'autres
soutenaient ses mains et il n'était pas moins que tous les autres sans repos,
lui qui de ses mains au repos réduisait l'ennemi que ne pouvaient vaincre ceux
qui luttaient. Ainsi donc Moïse parlait même dans le silence et agissait même
dans le repos. Or de qui les activités furent-elles plus grandes que les repos
de celui qui, établi pendant quarante jours sur la montagne, embrassa toute la
loi? Et dans cette solitude, quelqu'un ne manqua pas pour parler avec lui; c'est
ainsi que David aussi déclare: « J'écouterai ce que dit en moi le Seigneur Dieu
». Et s'il arrive que Dieu parle avec quelqu'un, combien est-ce plus grand que
si l'on parle avec soi-même?
Les apôtres passaient et leur ombre
guérissait les malades. On touchait leurs vêtements et la santé était accordée.
Élie prononça une parole et la pluie
s'arrêta et ne tomba plus sur la terre, durant trois ans et six mois. De nouveau
il parla et la jarre de farine ne s'épuisa pas et la cruche d'huile ne se vida
pas, durant tout le temps d'une famine de chaque jour.
Et puisque les entreprises guerrières ont
de l'attrait pour la plupart des gens, qu'est-ce qui est plus remarquable,
d'avoir gagné la bataille avec les bras d'une grande armée ou par ses seuls
mérites? Elisée restait à demeure en un seul endroit et le roi de Syrie faisait
peser sur le peuple des pères la pression énorme de la guerre et l'aggravait par
les diverses ruses de ses plans et entreprenait de l'envelopper par ses
embûches, mais le prophète découvrait tous ses préparatifs et, partout présent,
par la grâce de Dieu, en la vigueur de sa pensée, il annonçait aux siens les
projets des ennemis et avertissait sur quels endroits se garder. Lorsque la
chose fut révélée au roi de Syrie, il envoya une armée et cerna le prophète.
Elisée pria et fit que tous ceux qui étaient venus l'assiéger, furent frappés de
cécité et entrèrent à Samarie, prisonniers.
Nous comparons ce repos avec le repos des
autres. Les autres en effet, en vue de se détendre, ont l'habitude de détourner
leur esprit des affaires, de se retirer du rassemblement et de la société des
hommes, et ou bien de gagner la retraite de la campagne, de rechercher la
solitude des champs, ou bien, à l'intérieur de la ville, de donner du loisir à
leur esprit, de s'abandonner à la détente et à la tranquillité. Mais Elisée,
dans la solitude, divise par son passage le Jourdain, en sorte que le cours
inférieur s'écoule, tandis que le cours supérieur remonte vers sa source: ou
bien sur le Carmel, ayant mis fin à la difficulté d'engendrer, accorde par une
conception inattendue la fécondité à une femme stérile; ou bien ressuscite les
morts; ou bien tempère l'amertume des aliments et fait qu'elle s'adoucisse par
l'addition de farine; ou bien après avoir distribué dix pains, ramasse les
restes, le peuple étant rassasié; ou bien fait que le fer d'une hache, démanché
et englouti au fond du fleuve du Jourdain, surnage après qu'il eut jeté un bout
de bois sur les eaux; ou bien change le lépreux par la purification, ou la
sécheresse par les pluies, ou la famine par la fertilité.
Quand donc le juste est-il seul, lui qui
est toujours avec Dieu? Quand donc est-il solitaire, lui qui n'est jamais séparé
du Christ? « Qui nous séparera, dit l'apôtre, de l'amour du Christ? J'ai
confiance que ce ne sera ni la mort, ni la vie, ni un ange ». Quand chôme-t-il
d'affaire, celui qui jamais ne chôme du mérite par lequel l'affaire est
accomplie? Quels lieux enferment celui pour qui le monde entier de la richesse
est sa propriété? Quelle appréciation cerne celui que jamais l'opinion ne
saisit? Et en effet il est comme ignoré et il est connu, il est comme mourant et
voici qu'il vit, comme affligé et toujours plus joyeux, ou bien indigent et
généreux puisqu'il n'a rien et possède tout. L'homme juste en effet n'a rien en
vue sinon ce qui est durable et beau. C'est pourquoi, même s'il paraît pauvre à
autrui, à ses yeux il est riche, lui qui se classe, non pas d'après
l'appréciation des biens qui sont périssables, mais de ceux qui sont éternels.
Et puisque nous avons parlé des deux sujets
qui précèdent, où nous avons traité de ce beau et de l'utile, vient ensuite la
question de savoir si nous devons comparer entre elles la beauté et l'utilité et
rechercher ce qu'il faut suivre. De même en effet que, précédemment, nous avons
traité la question de savoir si cela était beau ou laid et en second lieu si
c'était utile ou inutile, de même ici certains pensent qu'il faut rechercher si
c'est beau ou utile.
Quant à nous, nous sommes portés à ne pas
paraître introduire une sorte de conflit de ces réalités entre elles, dont nous
avons montré déjà précédemment qu'elles étaient une seule et même chose: qu'il
ne peut y avoir de beau que ce qui est utile, ni d'utile que ce qui est beau,
car nous ne suivons pas la sagesse de la chair aux yeux de laquelle l'utilité de
l'avantage pécuniaire est tenue en plus grande estime, mais la sagesse qui vient
de Dieu, aux yeux de laquelle les biens que l'on apprécie comme grands dans ce
monde, sont tenus pour préjudice.
Cela est en effet le κατόρθωμα qui
est le devoir parfait et achevé; il procède de la source véritable de la vertu.
Après lui vient le devoir ordinaire dont la langue elle-même indique qu'il n'est
pas le fait d'une vertu abrupte et exceptionnelle, mais qu'il peut être pour un
très grand nombre chose ordinaire. De fait, rechercher des gains d'argent est
habituel à beaucoup, trouver du plaisir à un festin particulièrement raffiné et
à des mets particulièrement succulents est courant, tandis que le jeûne et la
continence sont le fait de peu de gens, l'absence de convoitise du bien d'autrui
une chose rare; il en va tout au contraire de la volonté d'enlever à autrui et
de ne pas être satisfait de son bien, car sur ce point on partage le sort de la
plupart des hommes. Autres sont donc les devoirs premiers et autres les devoirs
moyens; les devoirs premiers se partagent avec peu de gens, les devoirs moyens
avec le plus grand nombre.
Ensuite il y a fréquemment entre les mêmes
mots une différence. C'est en un sens en effet que nous disons Dieu bon, mais en
un autre l'homme; en un sens que nous nommons Dieu juste, mais en un autre
l'homme; de même aussi disons-nous en un sens Dieu sage, mais en un autre
l'homme. Ce que nous apprenons aussi dans l'Evangile: « Soyez donc vous aussi
parfaits comme votre Père qui est dans les cieux est parfait ». De Paul
lui-même, je lis qu'il était parfait et pas parfait. De fait, après avoir dit: «
Ce n'est pas que je l'aie déjà atteint ou que je sois déjà parfait, mais je le
poursuis pour le saisir », il ajouta aussitôt: « Nous tous en effet qui sommes
parfaits ». Double est en effet la forme de la perfection: l'une comportant des
mesures moyennes, l'autre des mesures pleines; l'une est ici, l'autre là-bas;
l'une répond à la capacité de l'homme, l'autre à la perfection de l'avenir.
Quant à Dieu, il est juste à travers toutes choses, sage par dessus toutes
choses, parfait en toutes choses.
Entre les hommes eux-mêmes aussi, il y a
une différence. C'est en un sens que Daniel est sage, dont il est dit: « Qui est
plus sage que Daniel? ». Mais en un autre sens d'autres sont sages, en un autre
Salomon qui fut rempli d'une sagesse supérieure à toute la sagesse des anciens
et supérieure à celle de tous les sages d'Egypte. Autre chose est en effet
d'être sage de manière ordinaire, mais autre chose de l'être parfaitement. Celui
qui est sage de manière ordinaire, l'est pour les choses temporelles, l'est pour
soi, afin d'enlever à autrui quelque chose et de se l'attribuer. Tandis que
celui qui est sage parfaitement, ne sait pas avoir en vue ses intérêts, mais il
regarde, de tout son cœur, autre chose qui est éternel, qui est convenable et
beau, dans une recherche non de ce qui lui est utile, mais de ce qui l'est à
tous.
On ne
saurait hésiter entre le beau et l'utile.
Aussi, que telle soit notre règle, que nous
ne puissions pas nous tromper entre ces deux réalités, le beau et l'utile, pour
la raison que le juste estime ne rien devoir enlever à autrui, et ne veut pas,
au détriment d'autrui, augmenter son bien. C'est le règlement de vie que te
prescrit l'apôtre quand il dit: « Toutes choses sont possibles, mais toutes ne
sont pas profitables; toutes choses sont possibles, mais toutes n'édifient pas.
Que personne ne recherche son propre intérêt, mais celui d'autrui »,
c'est-à-dire que personne ne recherche son propre avantage, mais celui d'autrui;
que personne ne recherche son propre honneur, mais celui d'autrui. C'est
pourquoi l'apôtre dit aussi ailleurs: « L'un estimant l'autre supérieur à soi,
chacun pensant non pas à ses intérêts, mais à ceux des autres ». Que personne en
outre ne recherche son propre agrément, personne son propre éloge, mais ceux
d'autrui. Et nous remarquons que cela, de toute évidence, a été déclaré aussi
dans le livre des Proverbes, l'Esprit-Saint disant par la bouche de Salomon: «
Mon fils, si tu es sage, tu le seras à ton profit et à celui de tes proches,
mais si tu deviens méchant, c'est tout seul que tu épuiseras les maux ». Le sage
en effet s'occupe des autres, comme le juste, puisqu'aussi bien le juste est
semblable à lui par la conformation de l'une et de l'autre vertu.
Ainsi donc si quelqu'un veut être agréable
à tous, qu'il recherche à travers toutes choses, non pas ce qui lui est utile,
mais ce qui l'est à beaucoup, comme le recherchait aussi Paul. C'est cela en
effet se conformer au Christ, que de ne pas rechercher la possession du bien
d'autrui, de ne rien enlever à un autre pour l'acquérir à son profit. Le Christ
Seigneur en effet, bien qu'il fût dans la condition de Dieu, s'anéantit lui-même
pour assumer la condition de l'homme, qu'il devait enrichir par les effets de
ses œuvres. Toi donc tu dépouilles celui que le Christ a revêtu! Tu dévêts
celui que le Christ a couvert! C'est cela que tu fais lorsque, au détriment
d'autrui, tu cherches à augmenter tes biens.
Considère d'où tu as tiré ton nom, homo,
homme: C'est bien entendu ab humo, de la terre qui n'ôte rien à personne, mais
dispense toutes choses à tous et sert les diverses productions à l'usage de tous
les êtres vivants. C'est à partir de cela qu'on a appelé humanitas, l'humanité,
la vertu particulière et privée de l'homme, qui a pour but d'aider son
semblable.
Que la conformation elle-même de ton propre
corps et l'usage de tes membres t'instruisent. Est-ce que par hasard un membre
de ton corps revendique pour lui d'accomplir les devoirs d'un autre membre,
ainsi l'œil le devoir de la bouche ou bien la bouche revendique-t-elle pour elle
le devoir de l'œil, ainsi la main le service des pieds ou le pied celui des
mains? Qui plus est, les mains elles-mêmes ont, répartis à droite et à gauche,
la plupart de leurs devoirs, en telle sorte que, si tu permutes l'usage de l'une
et de l'autre, cela va à l'encontre de la nature et que tu défais l'homme tout
entier avant que d'inverser les services de tes membres, si tu prends un mets
avec la main gauche ou si tu t'acquittes du service de la main gauche avec la
droite pour qu'elle essuie les restes des mets, à moins par hasard que la
nécessité l'exige.
Imagine la chose et accorde à l'œil la
vertu de pouvoir enlever l'intelligence à la tête, l'ouïe aux oreilles, les
pensées à l'âme, l'odorat aux narines, le goût à la bouche, et la vertu de se
les attribuer; est-ce qu'il ne détruira pas tout l'équilibre de la nature? Aussi
l'apôtre dit-il bien: « Si le corps tout entier était œil, où serait l'ouïe?
S'il était tout entier ouïe, où serait l'odorat? » Tous nous sommes donc un seul
corps et des membres différents, mais tous membres nécessaires au corps; un
membre en effet ne peut dire d'un autre membre: Il ne m'est pas nécessaire. Qui
plus est, les membres mêmes qui paraissent être les plus faibles, sont de
beaucoup les plus nécessaires et réclament la plupart du temps le plus grand
soin de leur protection. Et si quelqu'un souffre d'un seul membre, tous les
membres sont affectés avec lui. Aussi combien il est grave de notre part
d'enlever quelque chose à celui avec qui il nous faut compatir, et d'être cause
de tromperie et de préjudice pour celui avec qui nous devons partager le
service. Ceci est assurément une loi de la nature qui nous lie à toute
l'humanité, que nous nous respections mutuellement l'un l'autre comme les
parties d'un seul corps. Et ne pensons pas à enlever quelque chose, alors qu'il
va contre la loi de la nature de ne pas aider. Nous naissons en effet de telle
sorte que les membres s'accordent aux membres, que l'un soit attaché à l'autre
et qu'ils s'obligent par un service réciproque. Que si un seul manque à son
devoir, tous les autres peuvent être entravés; que si par exemple la main
arrache l'œil, ne s'est-elle pas refusé à elle-même l'exercice de sa propre
tâche? Si elle blesse le pied, de combien d'activités s'est-elle, à elle-même,
ôté le bénéfice? Et combien est-il plus grave de supprimer un homme tout entier,
plutôt qu'un seul membre! Si déjà dans un seul membre, c'est tout le corps qui
est atteint, assurément, dans un seul homme, c'est la communauté de l'humanité
tout entière qui est dissoute: sont atteintes la nature du genre humain et
l'assemblée de la sainte Eglise, qui se dresse en un seul corps lié et formé par
l'unité de la foi et de la charité; le Christ Seigneur aussi, qui est mort pour
tous, déplorera la perte du prix de son sang.
Que dire du fait qu'en outre la loi du
Seigneur enseigne qu'il faut maintenir cette règle de ne rien enlever à autrui,
en vue de préserver son avantage, lorsqu'elle dit: « Ne déplace pas les bornes
qu'ont établies tes pères », lorsqu'elle prescrit que tu dois ramener le bœuf
égaré de ton frère, lorsqu'elle ordonne la mort du voleur, lorsqu'elle interdit
de frustrer le salarié du salaire qui lui est dû, lorsqu'elle a jugé que
l'argent devait être rendu sans intérêts. Il appartient en effet au sens de
l'humanité de venir en aide à celui qui est démuni, mais il y a de la dureté à
exiger plus que tu n'as donné. Et en effet si l'indigent doit avoir besoin de
ton secours pour cette raison qu'il n'a pas eu de quoi rendre sur son avoir,
n'est-il pas impie de ta part, sous couvert d'humanité, de réclamer davantage de
lui, qui n'avait pas de quoi acquitter une moindre somme? Tu libères donc le
débiteur, pour le compte d'autrui, afin de le condamner pour ton propre compte,
et tu appelles humanité, l'opération qui représente une aggravation de
l'injustice?
Nous l'emportons en ceci sur tous les
autres êtres vivants, que les autres espèces d'êtres vivants ne savent pas
offrir quelque chose: tandis que les bêtes sauvages arrachent, les hommes
distribuent. C'est pourquoi le psalmiste aussi dit: « Le juste a pitié et
distribue ». Il y a cependant des êtres auxquels les bêtes sauvages aussi
offrent, puisque c'est en offrant que ces bêtes donnent l'alimentation à leur
progéniture et que c'est de leur propre nourriture que les oiseaux rassasient
leurs petits; mais à l'homme seul il a été attribué d'entretenir tous les hommes
comme ses propres enfants. Il le doit en vertu du droit même de la nature. Or
s'il n'est pas permis de ne pas donner, comment est-il permis d'enlever? Les
lois elles-mêmes ne nous l'enseignent-elles pas? Ce qui a été enlevé à quelqu'un
avec dommage causé à la personne ou à la chose elle-même, les lois ordonnent de
le rendre avec surcroît, afin par là de détourner le voleur d'enlever, ou bien
par le châtiment qui l'effraie, ou bien par l'amende qui le dissuade.
Admettons cependant que quelqu'un puisse,
ou ne pas craindre le châtiment, ou se moquer de l'amende, est-ce une chose
digne que certains enlèvent à autrui? C'est un vice d'esclave et habituel à la
plus basse condition, à ce point contre la nature que l'indigence paraît y
contraindre plus que la nature y engager. Toutefois les vols des esclaves sont
cachés, tandis que les pillages faits par les riches sont publics.
Or qu'y a-t-il qui aille autant contre la
nature que de porter atteinte à autrui pour ton propre avantage, alors que, dans
l'intérêt de tous, le sentiment naturel engage à veiller, à supporter des
ennuis, à prendre de la peine, et que chacun tient pour glorieux de rechercher,
au prix de ses propres périls, la tranquillité de tous, et que chacun juge
beaucoup plus précieux pour lui d'avoir écarté la destruction de la patrie
plutôt que ses propres périls, et qu'il regarde comme étant plus remarquable
d'avoir dépensé son activité pour la patrie que si, établi dans le repos, il
avait mené une vie tranquille en s'étant consacré à l'abondance des plaisirs.
Il en résulte donc la conclusion que
l'homme, qui a été formé selon la directive de la nature, pour obéir à soi-même,
ne saurait nuire à autrui; que, si quelqu'un nuit, c'est à la nature qu'il
porterait atteinte; et que l'avantage qu'il penserait obtenir, n'est pas aussi
grand que le désavantage qui, de ce fait, lui adviendrait. Quel châtiment plus
grave en effet que la blessure de la conscience intime? Quel jugement plus
sévère que le jugement privé où chacun est son propre accusé et se reproche
d'avoir, d'une manière indigne, fait tort à son frère? Ce que l'Ecriture fait
valoir de façon pas banale, en disant: « C'est de la bouche des sots que sort le
bâton de l'outrage ». La sottise est donc condamnée parce qu'elle fait outrage.
Cela n'est-il pas plus à éviter que la mort, que la perte d'argent, que le
dénuement, que l'exil, la souffrance de l'infirmité? Qui en effet ne tiendrait
un mal du corps ou la ruine du patrimoine pour choses de moins d'importance
qu'un mal de l'âme et la perte de la considération?
Conclusions sur la
première thèse.
Il est donc clair que tous doivent avoir en
vue et tenir ceci, que l'utilité de chacun soit la même que celle de l'ensemble,
et qu'il ne faille rien estimer utile qui ne soit profitable de manière
générale. Comment peut-il en effet y avoir de profit pour un seul? Ce qui est
inutile à tous, es nuisible. Il ne me paraît assurément pas que celui qui est
inutile à tous, puisse être utile à soi-même. Et en effet s'il est une seule loi
de la nature pour tous et une seule utilité, évidemment, de l'ensemble, nous
sommes contraints par la loi de la nature de prendre soin, évidemment, de tous.
Il n'appartient donc pas à celui qui veut qu'on prenne soin d'autrui,
conformément à la nature, de lui nuire, à l'encontre de la loi de la nature.
Et en effet, ceux qui courent pour le
stade, sont, d'après la tradition, formés par des préceptes et éduqués de telle
sorte que chacun rivalise de vitesse, non pas de ruse, et se hâte à la course,
autant qu'il le peut, vers la victoire, mais sans oser faire un croc-en-jambe à
autrui ou le repousser de la main. Combien plus, dans cette course qu'est la vie
présente, devons nous, sans ruse à l'égard d'autrui et sans tricherie, remporter
la victoire.
Certains demandent, au cas où le sage, pris
dans un naufrage, pourrait arracher une planche à un naufragé, s'il devrait le
faire? Pour moi, assurément, bien qu'il paraisse plus avantageux pour l'intérêt
général, que le sage réchappe du naufrage, plutôt que l'insensé, cependant il ne
me paraît pas qu'un homme qui est chrétien, juste et sage, doive rechercher sa
propre vie au prix de la mort d'autrui; comme il est naturel pour un homme qui
ne peut, même s'il rencontre un brigand armé, frapper en retour qui le frappe,
de peur qu'en défendant son salut, il n'offense la charité. A ce sujet, il est
dans les livres de l'Evangile une maxime claire et évidente: « Rengaine ton
glaive: tout homme en effet qui se sera servi du glaive, sera frappé du glaive
». Quel brigand fut plus abominable que le persécuteur qui était venu pour tuer
le Christ? Mais le Christ ne voulut pas être défendu au prix d'une blessure de
ses persécuteurs, lui qui voulut guérir tous les hommes au prix de sa propre
blessure.
Pourquoi en effet te jugerais-tu supérieur
à autrui, alors qu'il appartient à l'homme qui est chrétien, de préférer autrui
à soi-même, de ne rien s'attribuer à soi-même, de ne s'attirer aucun honneur à
soi-même, de ne pas réclamer la récompense de son propre mérite? Ensuite,
pourquoi ne prendrais-tu pas l'habitude de supporter un désavantage plutôt que
d'arracher l'avantage d'autrui? Qu'y a-t-il d'aussi opposé à la nature que de ne
pas être satisfait de ce que tu as, de rechercher les biens d'autrui, de
convoiter vilainement? Car si la beauté morale est conforme à la nature — Dieu
fit toutes choses en effet parfaitement bonnes — la laideur assurément lui est
contraire. Il ne peut donc y avoir d'accord entre la beauté morale et la
laideur, puisque ces réalités ont été séparées l'une de l'autre par la loi de la
nature.
Mais maintenant, afin d'établir sur ce
livre aussi, un faîte sur lequel, comme sur le terme de notre discussion, nous
dirigions notre pensée, posons que rien ne doit être recherché si ce n'est le
beau. Le sage ne fait rien si ce n'est avec franchise, sans tromperie; et il ne
commet rien qui l'engage dans quelque faute, même s'il peut échapper aux
regards. C'est en effet à ses propres yeux qu'il est coupable, avant de l'être à
ceux des autres, et la divulgation de l'ignominie ne doit pas lui faire honte
autant que lui fait honte la conscience de celle-ci. Et cela, nous pouvons
l'enseigner, non pas à l'aide de fables imaginaires, comme en discutent les
philosophes, mais en recourant aux exemples tout à fait véritables des hommes
justes.
Je ne reprendrai donc pas, pour ma part,
l'histoire de la crevasse de la terre qui se serait entrouverte, rompue sous
l'effet de certaines grandes pluies. Platon met en scène Gygès:
il descendit dans cette crevasse et y
trouva ce cheval de bronze des fables, qui avait des portes dans ses flancs.
Quand il les ouvrit, il remarqua un anneau d'or au doigt d'un homme mort dont le
corps inanimé gisait là. Par cupidité de l'or, Gygès enleva l'anneau. Mais une
fois revenu auprès des bergers du roi — dont lui-même faisait partie — par une
sorte de hasard, du fait qu'il avait retourné le chaton de cet anneau vers la
paume de la main, lui-même voyait tout le monde, tandis que personne ne le
voyait; puis ayant ramené l'anneau à sa place, tout le monde le voyait. Devenu
expert en ce prodige, il se rendit, grâce à la propriété de l'anneau, maître de
la reine et la déshonora, donna la mort au roi, et après avoir supprimé tous
ceux qu'il avait estimé devoir tuer pour qu'ils ne lui fissent point obstacle,
il obtint le royaume de Lydie. Donne, dit Platon, cet anneau au sage, en telle
sorte qu'à sa faveur il puisse échapper aux regards quand il aura failli; en
vérité, il ne fuira pas moins la souillure du péché, que s'il ne pouvait leur
échapper. Pour le sage en effet, l'échappatoire n'est pas l'espoir de
l'impunité, mais c'est l'innocence. Finalement, « la loi n'a pas été établie
pour le juste, mais pour l'injuste », car le juste possède la loi de son âme et
la norme de son équité et de sa justice; aussi n'est-ce pas la peur du châtiment
qui le détourne de la faute, mais la règle de la beauté morale.
Ainsi donc pour en revenir à notre propos,
je ne fournirai pas d'exemple fabuleux au lieu d'exemples vrais, mais des
exemples vrais au lieu d'exemples fabuleux. En quoi ai-je besoin en effet
d'imaginer une crevasse de la terre, un cheval de bronze et la découverte d'un
anneau d'or au doigt d'un mort; d'un anneau dont la puissance soit si grande
qu'à son gré, celui qui le met, apparaisse quand il le veut; mais, lorsqu'il ne
veut pas, qu'il se soustraie à la vue des gens présents, en sorte que présent
lui-même, on ne puisse le voir? Car cette histoire vise à savoir ceci: est-ce
que le sage, même s'il a l'usage de cet anneau grâce auquel il peut cacher ses
propres forfaits et obtenir le royaume, se refuse à pécher et tient la souillure
du crime pour plus onéreuse que les douleurs des châtiments, ou bien est-ce
qu'il profite de l'espoir de l'impunité pour perpétrer le crime? En quoi,
dis-je, ai-je besoin de la fiction de l'anneau, alors que je puis, à partir de
choses qui ont été accomplies, enseigner ceci: L'homme sage, bien qu'il se vît
capable, non seulement d'échapper aux regards dans le péché, mais encore de
régner, s'il acceptait le péché, et qu'à l'inverse, il aperçût le danger pour
son salut, s'il refusait le forfait, cet homme néanmoins a choisi le danger pour
son salut, afin d'être exempt de forfait, plutôt que le forfait pour se procurer
le royaume.
En effet, alors que David fuyait devant le
roi Saül parce que le roi, accompagné de trois mille hommes d'élite, le
cherchait dans le désert pour lui donner la mort, il entra dans le camp du roi,
et l'ayant trouvé en train de dormir, non seulement lui-même ne le frappa pas,
mais encore il le protégea, de peur qu'il ne fût tué par quelqu'un qui était
entré avec lui. Car à Abisai qui lui disait: « Le Seigneur aujourd'hui a livré
ton ennemi entre tes mains, et maintenant l'abattrai-je? » David répondit: « Ne
le tue pas, car qui portera la main sur l'oint du Seigneur et restera pur? » Et
il ajouta: « Aussi vrai que le Seigneur est vivant, à moins que le Seigneur ne
le frappe, ou que son heure ne soit venue de mourir, ou qu'il trépasse dans le
combat et soit enseveli, que le Seigneur me garde de porter la main sur l'oint
du Seigneur. » Ainsi donc il ne permit pas de le tuer, mais il enleva seulement
sa lance qui était auprès de sa tête et sa gourde. Ainsi, alors que tout le
monde dormait, il sortit du camp, se rendit sur le sommet de la montagne et se
mit à accuser les gardes royaux, et en particulier le chef de la troupe, Abner,
lui disant qu'il ne montait pas du tout une garde fidèle pour son roi et
seigneur, lui demandant enfin de lui indiquer où se trouvaient la lance du roi
ou la gourde qui était auprès de sa tête. Appelé par le roi, il restitua la
lance: « Que le Seigneur, dit-il, rende à chacun ses bonnes actions et sa
fidélité, de même que le Seigneur t'a livré entre mes mains et que je n'ai pas
voulu tirer vengeance de ma propre main contre l'oint du Seigneur... » Et bien
qu'il parlât ainsi, il craignait cependant des embûches du roi et s'enfuit,
changeant de séjour pour l'exil. Néanmoins il ne préféra pas le salut à
l'innocence: en effet alors que déjà pour la seconde fois la possibilité lui
avait été donnée de tuer le roi, il n'avait pas voulu profiter de l'avantage
d'une occasion qui offrait la sécurité du salut à ses craintes et le royaume à
l'exilé.
Quand Jean a-t-il eu besoin de l'anneau de
Gygès, lui qui, s'il s'était tu, n'aurait pas été tué par Hérode? Son silence
aurait pu lui donner à la fois d'être vu et de ne pas être tué; or non seulement
il ne souffrit pas de pécher pour assurer son salut, mais il ne put supporter et
endurer le péché, même chez autrui; c'est la raison pour laquelle il suscita
contre lui-même, un motif de le tuer. Assurément ils ne peuvent nier qu'il ait
eu la possibilité de se taire, ceux qui nient, à propos de ce Gygès, qu'il ait
eu celle de se cacher à la faveur de l'anneau.
Mais bien que la légende n'ait pas force de
vérité, elle a cependant cette signification: si l'homme juste peut se
dissimuler, qu'il écarte cependant le péché, comme s'il ne pouvait le
dissimuler, et qu'il ne cache pas sa personne s'étant revêtu de l'anneau, mais
qu'il cache sa vie s'étant revêtu du Christ, selon la parole de l'apôtre: «
Notre vie a été cachée avec le Christ en Dieu ». Que personne donc ne cherche à
briller ici-bas, que personne ne se grandisse, que personne ne se vante. Le
Christ ne voulait pas être connu ici-bas, il ne voulait pas, dans l'Evangile,
que son nom fût proclamé, alors qu'il vivait sur terre; il vint pour rester
ignoré de ce monde. Et nous par conséquent, de la même manière, cachons notre
vie à l'exemple du Christ, fuyons la vantardise, ne nous attendons pas à être
proclamés. Mieux vaut être ici-bas dans l'abaissement, mais là-haut dans la
gloire: « Lorsque le Christ sera apparu, dit l'apôtre, alors vous aussi
apparaîtrez avec lui dans la gloire ».
Ainsi donc, que l'utilité ne l'emporte pas
sur la beauté morale, mais la beauté morale sur l'utilité; je parle de cette
utilité que l'on entend d'après l'opinion du commun. Que la cupidité soit
mortifiée et que la concupiscence meure. Le saint dit qu'il n'est pas entré dans
le négoce, parce que chercher à obtenir des augmentations de prix n'est pas le
fait de la droiture mais de la ruse. Et un autre dit: « Celui qui accapare les
prix du blé est maudit dans le peuple ».
Définitif est le jugement, ne laissant
aucunement à la discussion la place que lui fait d'ordinaire le genre
d'éloquence contradictoire, lorsque l'un fait valoir que la culture du sol,
auprès de tous les hommes, est tenue pour digne d'éloge, que les produits de la
terre sont naturels, que celui qui a semé davantage sera d'autant plus estimé,
que les revenus plus abondants du savoir-faire ne sont pas déçus, mais que ce
qu'on blâme d'ordinaire c'est plutôt la négligence et l'incurie d'une terre
inculte.
J'ai labouré, dit-il, fort attentivement,
fort abondamment semé, fort activement cultivé, j'ai ramassé de bonnes récoltes,
fort soigneusement je les ai rentrées, je les ai gardées constamment, avec
prévoyance je les ai conservées. Maintenant, en temps de famine, je vends, je
viens en aide à ceux qui ont faim; ce n'est pas le blé d'autrui que je vends,
mais le mien; je ne vends pas plus cher que tous les autres, au contraire je
vends même à moindre prix. Qu'y a-t-il là de malhonnête alors que beaucoup de
gens pourraient être en péril s'ils n'avaient pas quelque chose à acheter?
Est-ce le savoir-faire par hasard qu'on cite en accusation? Est-ce l'activité
par hasard qu'on reproche? Est-ce la prévoyance par hasard que l'on blâme?
Peut-être dirait-il: Joseph aussi ramassa des blés en abondance, les vendit en
temps de cherté. Est-ce que par hasard on contraint quelqu'un à acheter trop
cher? Est-ce que par hasard, auprès de l'acheteur, on emploierait la force? A
tous on offre la possibilité d'acheter, mais à personne on n'impose une
injustice.
Ainsi donc quand on a discuté — autant que
le comporte le talent de chacun — ces arguments, un autre se lève en disant: —
Bonne est assurément la culture du sol, qui à tous sert ses produits; qui, grâce
à un savoir-faire naturel, augmente la fertilité des terres, n'y mêlant aucune
tromperie, aucune malhonnêteté. Enfin si elle a comporté quelque faute, il en
résulte plus de dommage que si quelqu'un a bien ensemencé; il moissonnera mieux
s'il a semé un grain de froment propre: il ramasse une moisson plus saine et
propre. La terre fertile rend en le multipliant ce qu'elle a reçu, le champ
fidèle rapporte ses récoltes, d'ordinaire, avec usure.
C'est donc des revenus d'une glèbe riche
que tu dois attendre la récompense de ta peine, de la fécondité d'un sol gras
que tu dois espérer de justes profits. Pourquoi détournes-tu en vue de la
malhonnêteté le savoir-faire de la nature? Pourquoi refuses-tu aux usages des
hommes des productions destinées à tout le peuple? Pourquoi réduis-tu pour les
populations l'abondance? Pourquoi simules-tu la pénurie? Pourquoi fais-tu que
les pauvres souhaitent la stérilité? Lorsque en effet je ne m'aperçois pas des
bienfaits de la fertilité, parce que tu vends à l'encan et que tu mets de côté
le prix, ils souhaitent que le blé ne lève en aucune façon, plutôt que de te
voir, toi, trafiquer de la famine du peuple. Tu désires ardemment le manque de
blés, la disette des vivres, tu gémis sur les productions d'un sol riche, tu
pleures sur la fécondité destinée à tout le peuple, tu déplores les greniers
pleins de moissons, tu guettes le moment où la récolte sera plus maigre, où la
production sera plus faible. Tu te réjouis que la malédiction ait souri à tes
vœux, de telle sorte que rien ne lève pour personne. Alors tu es joyeux de ce
que ta propre moisson est venue, alors tu accumules les richesses, à ton profit,
sur la misère de tous, et c'est cela que toi tu appelles savoir-faire, cela que
tu nommes activité, qui est ruse habile, qui est astuce malhonnête, et c'est
cela que toi tu appelles remède, qui est méchante machination? Désignerais-je
cela du nom de brigandage ou de celui d'usure? Tu convoites, pour ainsi dire,
les occasions du brigandage, afin de t'approcher furtivement et, cruel, de
prendre en traître les hommes aux entrailles. Tu augmentes le prix de l'usure,
pour ainsi dire multiplié par le capital, afin d'accroître le péril de mort.
L'intérêt de la moisson que tu as mise de côté se multiplie: toi, en tant
qu'usurier, tu caches le blé; en tant que vendeur, tu le mets à
l'encan
.
Pourquoi souhaites-tu du mal à tous les hommes en prétextant que la famine sera
plus grande, comme s'il ne restait rien des moissons, comme si devait suivre une
année plus stérile? Ton gain est un dommage public.
Le saint Joseph ouvrit à tous ses greniers,
il ne les ferma pas; il n'accapara pas le prix de la récolte de l'année, mais il
mit en place un secours durable; il n'acquit rien pour lui-même, mais de manière
à surmonter la famine encore à l'avenir, il prit des dispositions avec une
prévoyante organisation.
Tu as lu de quelle manière le Seigneur
Jésus dans l'Evangile présente ce négociant en blé, accapareur du prix de la
récolte, dont la propriété rapporta de riches produits, et cet homme, comme s'il
était dans le besoin, disait: « Que ferai-je? Je n'ai pas où amasser, je
détruirai mes greniers et j'en ferai de plus grands », alors qu'il ne pouvait
savoir si la nuit suivante on lui réclamerait son âme. Il ne savait que faire:
comme si les vivres lui manquaient, il était embarrassé, dans l'indécision. Ses
greniers ne contenaient pas la récolte de l'année et il se croyait dans le
besoin.
Salomon dit donc justement: « Celui qui
détient du blé, le laissera aux païens », non pas à ses héritiers, parce que le
profit de la cupidité n'entre pas dans les droits de ceux qui viennent après
soi. Ce qui n'est pas légitimement acquis, comme par des sortes de vents, que
cela soit ainsi dispersé par des étrangers qui le pillent. Et il a ajouté: «
Celui qui accapare la récolte de l'année est maudit dans le peuple, tandis que
la bénédiction appartient à celui qui la partage ». Tu vois donc qu'il convient
d'être dispensateur du blé et non accapareur de son prix. Il n'y a pas par
conséquent d'utilité là où on enlève plus à la beauté morale qu'on n'ajoute à
l'utilité.
|