LES DEVOIRS
Mais aussi ceux qui interdisent la Ville
aux étrangers, ne doivent être en aucune manière approuvés: expulser en ce temps
où il faut aider, retirer des échanges les productions de la mère commune
répandues pour tous, refuser des communautés de vie déjà commencées; ceux avec
qui ont existé des droits en commun, ne pas vouloir avec eux, en temps de
nécessité, partager les secours. Les bêtes sauvages ne bannissent pas les bêtes
sauvages et l'homme repousse l'homme! Bêtes sauvages et animaux tiennent pour
commune à tous la subsistance que sert la terre; ceux-ci viennent en aide, même
au semblable de leur race, tandis que l'homme attaque, lui qui devrait croire
que rien ne lui est étranger, de tout ce qui est humain.
Combien plus justement agit cet homme
fameux: il était déjà arrivé à un âge avancé, la cité subissait la famine et,
comme c'est l'habitude en de telles circonstances, on demandait communément que
la Ville fût interdite aux étrangers; comme il assumait la charge, plus grande
que toutes les autres, de la préfecture urbaine, il convoqua les hommes
honoraires et plus riches, et leur demanda d'aviser au bien commun; il disait
combien il était monstrueux que les étrangers fussent chassés, combien
monstrueux que l'homme fût dépouillé de sa condition d'homme pour refuser la
nourriture au mourant! Nous ne souffrons pas que les chiens restent à jeun
devant la table et nous repoussons des hommes; combien il était inutile aussi
que fussent perdues pour le monde tant de populations, que consumait un sinistre
dépérissement; quel grand nombre de gens étaient perdus pour leur propre Ville,
qui, d'ordinaire, lui venaient en aide, ou bien en apportant des secours ou bien
en pratiquant des échanges; que la famine d'autrui ne servait à personne; qu'on
pouvait prolonger le plus de jours possible, mais non pas écarter la disette;
bien plus, après l'extinction de tant de cultivateurs, après la disparition de
tant d'agriculteurs, les secours en blé disparaîtraient à jamais. Ainsi donc
nous repoussons ceux-là qui ont accoutumé de nous apporter la subsistance; nous
ne voulons pas, en un moment de besoin, nourrir ceux-là qui, en tout temps, nous
ont nourris. Qu'ils sont nombreux les biens dont eux-mêmes, en ce moment même,
nous assurent le service: « L'homme ne vit pas que de pain »! Il s'agit là de
notre propre maison, très nombreux sont aussi nos parents. Rendons ce que nous
avons reçu.
Mais nous craignons d'augmenter la
disette. Tout d'abord la compassion à l'égard de tous n'est jamais abandonnée
mais aidée. Ensuite les secours pris sur la récolte, qu'il faut leur partager,
rachetons-les par une collecte, reconstituons-les avec de l'or. Ne voit-on pas
par hasard qu'à défaut de ces hommes, il nous faudrait racheter d'autres
cultivateurs? Combien il est meilleur marché de nourrir plutôt que d'acheter un
cultivateur? Où reconstituer en outre, où trouver en outre la main-d'œuvre à
refaire? Ajoutez, si l'on trouvait, qu'il s'agirait d'une main-d'œuvre
ignorante, avec une pratique étrangère, que l'on pourrait mettre à la place des
manquants, pour le nombre, mais non pour la qualité de la culture.
Que dire de plus? Grâce à la collecte d'or,
on fit rentrer des blés. Ainsi il ne réduisit pas la provision de la Ville et
fit servir de la nourriture aux étrangers. Quelle recommandation ce fut auprès
de Dieu pour ce très saint vieillard, quelle gloire auprès des hommes! Voilà un
grand homme qui a fait ses preuves en toute vérité, qui a pu dire à l'empereur
en toute vérité, en lui montrant les populations de toute une province: Voici
tous ceux que je t'ai conservés, voici ceux qui vivent par le bienfait de ton
sénat, voici ceux que ta curie a arrachés à la mort.
Combien cela fut plus utile que ce qui fut
fait récemment à Rome: des gens ont été chassés de la Ville prestigieuse, qui
avaient passé là, déjà, la plus grande partie de leur vie; des gens s'en
allèrent en pleurant avec leurs enfants, sur lesquels ils se lamentaient, disant
que l'exil aurait dû leur être épargné comme à des citoyens; les liens d'amitié
d'un bon nombre ont été rompus; des parentés déchirés. Et assurément l'année
avait été souriante par sa fertilité, seule la Ville avait besoin de blé
importé: on aurait pu être aidé, on pouvait demander du blé aux Italiens dont on
bannissait les enfants. Rien de plus laid que cela: repousser l'homme comme
étranger et réclamer le blé comme sien. Pourquoi chasses-tu celui qui se nourrit
de son propre blé? Pourquoi chasses-tu celui qui te nourrit? Tu retiens
l'esclave, mais tu expulses le parent! Tu reçois le blé, mais tu ne partages pas
l'affection! Tu obtiens de force ta subsistance, mais tu ne paies pas de
reconnaissance!
Combien cela est vilain, combien inutile!
Comment en effet peut être utile ce qui ne convient pas? De quels secours des
corporati Rome depuis quelque temps a-t-elle été frustrée! Il eût été possible
de ne pas perdre ces gens et d'échapper à la famine, en attendant les souffles
favorables des vents et le convoi des navires escomptés.
Combien, en vérité, l'épisode précédent est
beau et utile! Qu'y a-t-il en effet d'aussi convenable et beau que d'aider les
indigents grâce à une collecte des riches, de servir aux affamés leur
subsistance, de ne laisser la nourriture manquer à personne. Qu'y a-t-il d'aussi
utile que de conserver les cultivateurs à la campagne, que de ne pas faire périr
le peuple des paysans?
Cela donc qui est beau est aussi utile, et
ce qui est utile est beau. Et au contraire ce qui n'est pas utile, n'est pas
convenable; et d'autre part ce qui n'est pas convenable, cela aussi n'est pas
utile.
Quand nos aïeux auraient-ils pu sortir de
la servitude, s'ils n'avaient pas cru que c'était non seulement une chose
honteuse, mais encore inutile, que d'être asservis au roi des Égyptiens?
Josué aussi et Caleb, qui avaient été
envoyés pour reconnaître la terre, annoncèrent que la terre était assurément
riche, mais qu'elle était habitée par des races très sauvages. Le peuple, brisé
par la terreur d'une guerre, refusait la possession de cette terre. Josué et
Caleb qui avaient été envoyés en reconnaissance, s'efforçaient de persuader que
la terre était utile: ils estimaient qu'il n'était pas convenable de le céder
aux païens, ils choisissaient d'être lapidés, ce dont les menaçait le peuple,
plutôt que de renoncer à la beauté morale. D'autres s'efforçaient de dissuader:
le peuple se récriait en disant qu'il y aurait la guerre contre des races
cruelles et farouches, qu'il leur faudrait s'exposer au combat, que leurs femmes
et leurs enfants seraient voués au butin.
La colère du Seigneur s'enflamma, au point
qu'il voulait tous les anéantir, mais à la prière de Moïse, il modéra sa
sentence, différa la punition, jugeant qu'était suffisant un châtiment pour les
mécréants: bien qu'il les épargnât pour un temps et ne frappât point les
incrédules, toutefois, pour prix de leurs incrédulité, ils ne parviendraient pas
à cette terre qu'ils avaient refusée, mais les enfants et les femmes qui
n'avaient pas proféré de murmures, excusables qu'ils étaient en raison ou de
leur sexe ou de leur âge, atteindraient l'héritage promis de cette terre.
Finalement, de tous ceux qui avaient dix-neuf ans et plus, les corps tombèrent
au désert, mais la peine des autres fut différée. Quant à ceux qui montèrent
avec Josué et estimèrent qu'il fallait dissuader le peuple, sous l'effet d'un
grand coup ils moururent aussitôt, tandis que Josué et Caleb, en compagnie de
ceux dont l'âge ou le sexe faisaient l'innocence, entrèrent dans la terre de la
promesse.
Ainsi donc la partie du peuple la meilleure
préféra la gloire à la conservation, mais la plus mauvaise, la conservation à la
beauté morale. Or la sentence de Dieu approuva ceux qui estimaient que les
belles valeurs morales l'emportaient sur les choses utiles, mais elle condamna
ceux aux yeux de qui valaient davantage les réalités qui semblaient appropriées
à la conservation plutôt qu'à la beauté morale.
Et ainsi rien de plus hideux que de n'avoir
aucun amour de la beauté morale, d'être entraîné par quelque pratique d'un
commerce indigne, par un gain honteux, de bouillonner avec un cœur cupide, jours
et nuits de béer de convoitise en vue des préjudices à porter au patrimoine
d'autrui, de ne pas élever son âme à l'éclat de la beauté morale, de ne pas
contempler la beauté du vrai mérite.
De là procède la chasse à la quête des
héritages que l'on capte en feignant la retenue et la gravité, ce qui s'oppose à
la ligne de conduite de l'homme qui est chrétien: en effet à tout ce qui a été
obtenu par artifice et arrangé par tromperie, fait défaut le mérite de la
simplicité. Chez ceux-mêmes qui n'ont assumé aucun devoir d'un ordre de
l'Eglise, on juge inconvenante l'intrigue à la recherche d'un héritage: les gens
qui se trouvent à l'extrême fin de leur vie, ont leur propre jugement pour
léguer librement ce qu'ils veulent, et par la suite ne sont pas destinés à y
apporter des corrections, alors qu'il n'est pas beau moralement de détourner des
profits convenables qui sont dus à d'autres ou qui leur ont été préparés, alors
qu'il appartient au prêtre comme au ministre d'être utile, si faire se peut, à
tous, mais de ne nuire à personne.
Finalement, s'il n'est pas possible de
venir en aide à l'un sans blesser l'autre, il vaut mieux n'aider aucun des deux
que d'accabler l'un. Aussi n'appartient-il pas au prêtre d'intervenir dans les
procès d'argent, en lesquels on ne peut empêcher que souvent l'un ne soit
blessé, celui qui a perdu, parce qu'il pense avoir perdu en raison d'une faveur
du médiateur. Il appartient donc au prêtre de ne nuire à personne, mais de
vouloir être utile à tous; tandis que le pouvoir appartient à Dieu seul. En
réalité, à l'occasion d'un procès capital, le fait de nuire à celui que tu dois
aider dans le danger, ne va pas sans un grave péché; mais à l'occasion d'un
procès d'argent, rechercher des haines, c'est de la folie; alors que souvent de
graves ennuis arrivent pour sauver un homme, ce en quoi il est glorieux même de
s'exposer au danger. Ainsi donc que la règle proposée soit observée, dans le
devoir de sa charge, par le prêtre: qu'il ne nuise à personne, pas même eut-il
été provoqué et offensé par quelque injustice. C'est un homme de bien en effet
qui a dit: « Je jure que je n'ai pas rendu à ceux qui m'ont dispensé des maux ».
Quelle gloire y a-t-il en effet si nous ne blessons pas celui qui ne nous a pas
blessés? Mais c'est vertu si, blessé, tu pardonnes.
Combien ce fut beau moralement que, tout en
ayant eu la possibilité de nuire à son royal ennemi, il ait mieux aimé
l'épargner! Combien ce fut utile aussi, car cela profita au successeur, que tous
aient appris à garder la fidélité à leur propre roi, à ne pas usurper le
pouvoir, mais à le respecter! Et ainsi, à la fois, la beauté morale fut préférée
à l'utilité, et l'utilité suivit la beauté morale.
C'est trop peu dire qu'il l'épargna, il y
ajouta qu'en outre il s'affligea de sa mort dans la guerre et se lamenta,
versant des larmes et disant: « Montagnes qui êtes en Gelboé, que ni la rosée ni
la pluie ne tombent sur vous. Montagnes de mort parce qu'ici a été supprimée la
défense des puissants, la défense de Saül. Il n'a pas été oint dans l'huile et
le sang des blessés, et avec la graisse des combattants. La flèche de Jonathan
n'est pas revenue en arrière et l'épée de Saül n'est pas revenue inutile. Saül
et Jonathan, beaux et très chers, inséparables dans leur vie, dans la mort aussi
n'ont pas été séparés. Plus légers que les aigles, plus puissants que les lions.
Filles d'Israël, lamentez-vous sur Saül qui vous vêtait de vêtements écarlates,
accompagnés d'une parure pour vous, qui mettait de l'or sur vos vêtements.
Comment tombèrent les puissants au milieu de la bataille? Jonathan a été blessé
à mort. Je m'afflige sur toi, frère Jonathan, si beau à mes yeux. L'amour de toi
avait fondu sur moi comme l'amour des femmes. Comment tombèrent les puissants et
furent anéanties les armes désirables? »
Quelle mère pleurerait un fils unique comme
cet homme pleura un ennemi? Qui honorerait l'auteur d'une faveur d'autant de
louanges que cet homme honora celui qui attentait à sa vie? Avec quelle piété il
s'affligea, avec combien d'affection il se plaignit! Les montagnes se
desséchèrent sous l'effet de la malédiction prophétique et la puissance divine
accomplit la sentence de celui qui maudissait. Et ainsi devant le spectacle de
la mort du roi, les éléments acquittèrent une peine.
Qu'advint-il en vérité au saint Naboth,
quelle fut la cause de sa mort, si ce n'est la considération de la beauté
morale? De fait, alors que le roi lui demandait sa vigne, promettant qu'il lui
donnerait de l'argent, Naboth refusa un marché inconvenant en échange de
l'héritage paternel et il aima mieux, au prix de la mort, éviter une vilenie de
cette sorte: « Le Seigneur ne me fasse pas que je te donne l'héritage de mes
pères », c'est-à-dire qu'un si grand déshonneur ne m'advienne pas, que Dieu ne
permette pas que me soit arrachée de force une si grande infamie. Il ne dit pas
cela de vignes, évidemment, et Dieu en effet ne se soucie pas de vignes ni d'une
surface de terre, mais il parle du droit de ses pères. Il aurait pu, évidemment,
recevoir une autre vigne prise sur les vignes du roi, et être son ami; or en ce
cas on juge d'ordinaire l'utilité de ce monde, point du tout médiocre. Mais ce
qui était vilain, Naboth jugea que cela ne paraissait pas utile et il aima mieux
aller au devant du danger et de la beauté morale, qu'au devant de l'utilité et
du déshonneur; je parle de l'utilité au sens vulgaire et non de celle où réside
aussi l'agrément de la beauté morale.
Finalement le roi lui-même aussi aurait pu
obtenir par la force cette vigne, mais il pensait que c'était du cynisme, mais
il s'affligea de la mort de Naboth. Le Seigneur également annonça que serait
punie d'un juste châtiment la cruauté de la femme qui, oublieuse de la beauté
morale, préféra la vilenie du profit.
Vilaine est ainsi toute tromperie. En
effet, même en des choses sans importance, détestables sont la fausseté de la
balance et la mesure trompeuse. Si sur le marché des choses qui se vendent, dans
la pratique des échanges commerciaux, on punit la tromperie, peut-elle paraître
irréprochable au milieu des devoirs des vertus? Salomon s'écrie: « Grand et
petit poids, doubles mesures sont choses ignobles aux yeux du Seigneur ». Il dit
aussi plus haut: « La balance infidèle est une abomination pour le Seigneur,
mais le juste poids lui est agréable ».
Ainsi donc en toutes choses, la loyauté est
bienséante, la justice agréable, la mesure de l'équité plaisante. Pourquoi
parler de tous les autres contrats et surtout de l'achat de biens immeubles ou
bien des transactions et des pactes? N'existe-t-il pas des règles stipulant que
la fraude est exclue et que celui dont la fraude aura été découverte, sera
soumis à une double réparation? Ainsi donc partout la considération de la beauté
morale l'emporte qui proscrit la fraude, rejette la tromperie. Aussi David
a-t-il énoncé à bon droit, de façon générale, sa pensée en disant: « Et il n'a
pas fait de mal à son prochain ». C'est pourquoi non seulement dans les contrats
— en lesquels on ordonne de révéler jusqu'aux défauts des biens qui sont vendus;
et si le vendeur ne les a pas déclarés, le vendeur eut-il transféré ces biens en
la propriété de l'acheteur, les contrats sont nuls par l'effet de la fraude —
mais encore de façon générale en toutes choses, la fraude doit être exclue: il
faut étaler la franchise, déclarer la vérité.
Or cette ancienne, je ne dis pas règle des
juristes, mais pensée des patriarches sur la fraude, la divine Ecriture l'a
visiblement exprimée dans le livre de l'Ancien Testament qui s'intitule Livre
de Josué. En effet le bruit s'étant répandu à travers les nations que la mer
avait été asséchée au passage des Hébreux, que l'eau avait coulé de la pierre,
que, venue du ciel, une nourriture quotidienne était servie en abondance pour
tant de milliers d'hommes du peuple d'Israël, que s'étaient écroulés les murs de
Jéricho, ébranlés par le son des trompettes sacrées et par le choc du cri de
guerre du peuple, que le roi de Gat aussi avait été vaincu et pendu au gibet
jusqu'au soir, les Gabaonites, redoutant une troupe solide, vinrent en feignant
par ruse, d'être originaires d'une terre lointaine, d'avoir au cours d'un long
voyage, déchiré leurs chaussures, usé les surtouts qui couvraient leurs
vêtements, dont ils montraient les signes de vétusté: or, disaient-ils, la
raison d'une si grande fatigue était leur désir d'obtenir la paix et d'entrer en
relations d'amitié avec les Hébreux; et ils se mirent à solliciter Josué de
constituer avec eux une alliance. Et parce qu'il était encore dans l'ignorance
des lieux et n'était pas informé sur leurs habitants, il ne reconnut pas leurs
tromperies et ne consulta pas Dieu, mais les crut aisément.
La loyauté chez les Hébreux était à ce
point sacrée en ces temps, qu'ils ne croyaient pas que des gens pussent tromper.
Qui reprocherait cela aux saints qui jugent tous les autres d'après leur propre
disposition d'âme? Et parce qu'ils ont la vérité pour amie, ils pensent que
personne ne ment, ils ignorent ce que c'est que tromper, ils croient volontiers
ce qu'ils sont eux-mêmes et ne peuvent avoir le soupçon de ce qu'ils ne sont
pas. D'où le mot de Salomon: « L'innocent croit à toute parole ». Il ne faut pas
blâmer leur confiance, mais louer leur bonté. Ignorer ce qui peut nuire, c'est
cela être innocent: fut-il circonvenu par quelqu'un, néanmoins il a de tous
bonne opinion, celui qui estime que la loyauté existe chez tous.
Ainsi donc cette générosité de son âme
l'inclinant à les croire, Josué arrangea une convention, accorda la paix,
constitua une alliance. Mais quand on arriva sur leurs terres, la tromperie fut
découverte, en ce que, alors qu'ils étaient voisins, ils ont feint qu'ils
étaient étrangers; le peuple des pères se mit donc à s'indigner de qu'il avait
été circonvenu. Josué cependant n'estima pas devoir revenir sur la paix qu'il
avait accordée, parce qu'elle avait été constituée sous la foi sacrée du
serment; il ne voulait pas, en dénonçant la déloyauté d'autrui, manquer lui-même
à la loyauté. Il les punit cependant en les soumettant à un fort vil service.
Sentence d'une fort grande douceur, mais d'une fort longue durée: le châtiment
de la vieille supercherie demeure en effet par les devoirs qu'il impose, étant
représenté par un service héréditaire jusqu'à ce jour.
Pour moi, je ne relèverai pas, dans l'accès
aux héritages, les claquements de doigts et les danses du légataire tout nu —
car ce sont choses qui sont connues jusque dans la foule — ni non plus les
ressources apprêtées d'un simulacre de pêche afin d'allécher les dispositions de
l'acheteur. Pourquoi en effet s'est-il trouvé si amateur de profusion et de
plaisirs qu'il fut victime d'une tromperie de cette sorte?
Quelle raison y a-t-il pour moi de traiter
de ce coin agréable et retiré, à Syracuse, et de l'astuce de cet homme de
Sicile? Il avait trouvé quelque étranger et ayant appris qu'il était en quête de
jardins à vendre, il le pria à dîner dans ses jardins; l'invité accepta, vint le
lendemain; il y tomba sur une grande foule de pêcheurs, sur un festin
abondamment garni de mets recherchés, et, à la vue des convives, aménagée devant
les jardins, sur des pêcheurs, là où jamais auparavant ils ne jetaient leurs
filets: chacun à l'envi offrait aux dîneurs ce qu'il avait pris; les poissons
étaient apportés sur la table, fouettaient en sautant la figure des banqueteurs.
L'hôte de s'étonner d'une si grande abondance de poissons et du nombre de si
grandes barques. On répond à sa question qu'il y a là une pièce d'eau, qu'à
cause de l'eau douce les poissons s'y rassemblent innombrables. Bref, l'homme
amène son hôte à lui arracher ses jardins: voulant vendre il se fait
contraindre, avec peine il en reçoit le prix.
Le jour suivant, l'acheteur vient aux
jardins avec des amis, ne trouve aucun bateau. Quand il s'enquiert pour savoir
si par hasard il y avait, ce jour-là, quelque fête chômée pour les pêcheurs, on
lui répond que non et qu'ils n'ont jamais l'habitude, à l'exception du jour
précédent, de pêcher là. Quelle autorité a-t-il pour dénoncer la fraude, celui
qui a pu saisir l'appât si laid des plaisirs? Celui en effet qui accuse autrui
de péché, doit être lui-même exempt de péché. Je n'en appellerai donc pas à des
balivernes de ce genre pour appuyer sur ce point l'autorité de la censure de
l'Église qui, d'une manière générale, condamne toute recherche d'un vilain
profit et, avec la brièveté condensée de sa parole, proscrit la légèreté et la
ruse.
Car pourquoi parlerais-je de celui qui, se
fondant sur un testament que d'autres, sans doute, ont fait, mais que lui sait
faux cependant, revendique pour soi un héritage ou un legs et cherche à tirer
profit de la faute d'autrui, alors que même les lois publiques punissent comme
coupable d'un forfait celui qui use sciemment d'un faux testament? Or la règle
de la justice est claire: ce qui s'écarte du vrai ne convient pas à l'homme de
bien, et aussi, d'infliger un dommage injuste à personne, ni non plus ajouter
quelque fraude ou arranger quelque tromperie.
Quoi de plus manifeste que l'épisode
d'Ananie? Lui qui trompa sur le prix de son champ que lui-même avait vendu, et
déposa aux pieds des apôtres une partie du prix comme étant le montant de la
somme totale, il périt en qualité de coupable d'une tromperie, Il lui eût été
permis, bien sûr, de ne rien offrir et il l'eût fait sans tromperie. Mais parce
qu'il y mêla la tromperie, il ne remporta pas la gratitude pour sa générosité,
mais acquitta le châtiment pour sa supercherie.
Le Seigneur aussi, dans l'Evangile,
repoussait ceux qui s'approchaient de lui avec des dispositions de fraude, en
leur disant: « Les renard ont des tanières », parce qu'il nous ordonne de vivre
dans la simplicité du cœur et l'innocence. David également déclare: « Comme un
rasoir effilé tu as accompli la fraude », accusant le traître de malice, du fait
qu'un instrument de ce genre est employé pour la toilette de l'homme et bien
souvent l'écorche. Il s'agit donc du cas où quelqu'un donne l'apparence de la
faveur et ourdit la fraude, à l'exemple du traître, pour livrer à la mort celui
qu'il devrait protéger; on en juge d'après la comparaison de cet instrument qui
blesse, d'ordinaire, par la faute d'un esprit enivré et d'une main hésitante. De
même, cet homme, enivré du vin de la méchanceté, livra-t-il à la mort par une
dénonciation traîtresse et fatale, le prêtre Ahimelech du fait qu'il avait reçu,
au titre de l'hospitalité, le prophète que le roi persécutait, enflammé par
les brandons de l'envie.
Ainsi donc il faut que les dispositions de
l'âme soient pures et sincères, afin que chacun énonce une parole sans détours,
maintienne son corps dans la sainteté, qu'il ne séduise pas son frère par la
duperie des mots, qu'il ne promette rien qui ne soit pas beau, et s'il a promis,
il serait plus supportable de ne pas accomplir la promesse, que d'accomplir ce
qui serait laid.
Souvent bien des gens se lient eux-mêmes
par l'engagement d'un serment, et quand eux-mêmes ont appris qu'il n'aurait pas
fallu promettre, cependant, par considération de l'engagement, ils accomplissent
ce qu'ils ont garanti; comme plus haut nous l'avons écrit au sujet d'Hérode qui
promit vilainement une récompense à une danseuse et s'acquitta cruellement:
vilaine chose que de reçu, au titre de l'hospitalité, le prophète que le roi
persécutait, enflammé par les brandons de l'envie.
Ainsi donc il faut que les dispositions de
l'âme soient pures et sincères, afin que chacun énonce une parole sans détours,
maintienne son corps dans la sainteté, qu'il ne séduise pas son frère par la
duperie des mots, qu'il ne promette rien qui ne soit pas beau, et s'il a promis,
il serait plus supportable de ne pas accomplir la promesse, que d'accomplir ce
qui serait laid.
Souvent bien des gens se lient eux-mêmes
par l'engagement d'un serment, et quand eux-mêmes ont appris qu'il n'aurait pas
fallu promettre, cependant, par considération de l'engagement, ils accomplissent
ce qu'ils ont garanti; comme plus haut nous l'avons écrit au sujet d'Hérode qui
promit vilainement une récompense à une danseuse et s'acquitta cruellement:
vilaine chose que de promettre un royaume pour une danse; cruelle chose que
d'accorder la mort d'un prophète pour le respect du serment. Combien le parjure
eut-il été plus supportable qu'un tel engagement! Si toutefois on pouvait
appeler parjure ce qu'un homme enivré avait juré parmi les vins, ce qu'un
efféminé avait proclamé parmi les chœurs de danse. On apporte sur un plateau la
tête du prophète, et on tint pour fidélité à sa parole ce qui était de
l'égarement. Jamais non plus on ne m'amènera à croire que ce ne fut pas une
imprudence, de la part du chef Jephté, d'avoir promis d'immoler au Seigneur quoi
que ce fût qui, à son retour, se présenterait à lui, sur le seuil de sa maison;
aussi bien lui-même se repentit de son vœu après que sa fille se fut présentée à
lui. Finalement il déchira ses vêtements et dit: « Malheur à moi! ma fille, tu
t'es mise en travers de mes pas, tu m'es devenue un aiguillon de douleur ». Et
bien qu'avec piété, dans la crainte et l'effroi, il eût satisfait à la cruauté
d'un acquittement rigoureux, cependant ce Jephté institua et laissa après lui
une lamentation annuelle à célébrer, même par la postérité. Rigoureuse promesse,
plus cruel acquittement dont fut dans la nécessité de se lamenter celui-là même
qui l'accomplit! Finalement, il y eut une règle et un principe en Israël, jours
après jours: « Elles s'en allaient, dit l'Écriture, les filles du peuple
d'Israël, se lamentant sur la fille de Jephté de Galaad, durant quatre jours
dans l'année ». Je ne puis incriminer un homme qui fut dans la nécessité de
satisfaire au vœu qu'il avait fait, mais cependant pitoyable nécessité que celle
dont on s'acquitte par le meurtre d'un parent.
Il vaut mieux ne pas faire de vœu, que de
faire le vœu d'une chose dont celui à qui elle est promise, ne veut pas qu'on
s'acquitte envers lui. Ainsi nous avons un exemple en la personne d'Isaac à la
place de qui le Seigneur décréta que lui fût immolé un bélier. Il ne faut donc
pas toujours acquitter toutes les promesses, Ainsi le Seigneur lui-même
fréquemment change sa façon de voir, comme l'indique l'Ecriture. De fait, dans
ce livre qui s'intitule Les Nombres, il s'était proposé de frapper à mort et
d'anéantir le peuple, mais ensuite, à la prière de Moïse, il se réconcilia avec
son peuple. Et de nouveau il dit à Moïse et Aaron: « Séparez-vous du milieu de
cette assemblée et je les exterminerai tous à la fois ». Or ceux-ci s'écartèrent
de la réunion et ce fut les impies Dathan et Abiron, soudain, que la terre
rompue par la déchirure d'une crevasse, engouffra.
Cet exemple relatif à la fille de Jephté
est plus remarquable et plus ancien que celui que l'on tient pour mémorable chez
les philosophes, qui est relatif à deux pythagoriciens: alors que l'un d'eux
avait été condamné à la peine capitale par le tyran Denys, le jour de la mise à
mort ayant été notifié, il demanda que lui fût accordée la faveur de se rendre
chez lui, afin de recommander les siens; et pour que la confiance en son retour
ne fût pas hésitante, il offrit un garant de sa mort, avec cette condition que,
si lui-même faisait défaut au jour fixé, son garant reconnût qu'il lui faudrait
mourir à sa place. Celui qui était offert ne refusa pas la modalité de
l'engagement et, avec fermeté d'âme, attendait le jour de l'exécution. Et ainsi
le second ne se déroba pas, mais le premier fit retour au jour dit. Ce qui fut
admirable à ce point que le tyran se ménagea l'amitié de ces hommes qu'il
mettait en péril. Cela donc qui, chez des hommes en vue et formés, fait l'objet
de l'admiration, on le découvre de façon beaucoup plus grande et beaucoup plus
brillante, chez la vierge disant à son père qui gémissait: « Traite-moi selon la
parole sortie de ta bouche ». Mais elle demanda un délai de deux mois pour tenir
dans les montagnes une réunion avec les amies de son âge qui, dans un sentiment
de piété, accompagneraient son deuil de vierge promise à la mort. Ni le sanglot
de ses amies n'émut la jeune fille, ni leur douleur ne la fléchit, ni leur
gémissement ne la retarda, ni le jour ne passa, ni l'heure ne lui échappa. Elle
revint vers son père, comme si elle revenait pour remplir un vœu; par sa propre
volonté elle força l'hésitation de son père et fit en sorte, par une décision
spontanée, que ce qui était un hasard impie, devint un pieux sacrifice.
Voici que se présente à toi Judith,
admirable, elle qui alla trouver un homme redouté des peuples, Holopherne,
entouré de son escorte triomphale d'Assyriens. Tout d'abord, elle le frappa par
l'agrément de son allure et le charme de son visage, puis elle le circonvint par
la distinction de ses propos. Son premier triomphe fut qu'elle ramena sa pudeur
intacte de la tente de l'ennemi, le second qu'étant femme, elle remporta la
victoire sur un homme, mit en fuite des peuples par sa décision.
Les Perses furent horrifiés de son audace.
En tout cas, chose que l'on admire chez ces deux pythagoriciens, elle ne
s'effraya pas du péril de mort; mais pas non plus du péril pour sa pudeur, chose
qui est plus grave pour les femmes de bien; elle ne trembla pas, non point
devant le coup d'un bourreau, mais pas non plus devant les traits de toute une
armée. Elle se tint debout, femme parmi les formations de guerriers, calme
devant la mort, parmi les armes victorieuses. Pour autant qu'on considère
l'importance du péril, elle marcha à la mort; mais pour autant qu'on considère
la foi, elle marcha au combat.
Ainsi donc, c'est la beauté morale que
poursuivit Judith et, en la poursuivant, elle trouva l'utilité. Il appartenait
en effet à la beauté morale d'empêcher que le peuple de Dieu ne se rendît aux
impies, qu'il ne livrât les cultes de ses pères et les mystères, qu'il ne soumît
la consécration des vierges, la dignité des veuves, la pudeur des matrones à la
luxure des barbares, qu'il n'interrompît le siège par la reddition; il
appartenait à la beauté morale de préférer s'exposer pour tous au péril, afin de
les tirer tous du péril.
Comme il est grand le prestige de la beauté
morale pour qu'une femme revendiquât pour elle-même la décision sur les plus
hautes affaires, sans la confier aux chefs du peuple! Comme il est grand le
prestige de la beauté morale pour qu'elle présumât de l'aide de Dieu! Comme elle
est grande la grâce de la trouver!
En vérité, que poursuivit Elisée si ce
n'est la beauté morale? Ce jour-là il amena captive, dans Samarie, l'armée de
Syrie — qui était venue pour le cerner, dont il avait couvert les yeux de cécité
— et il dit: « Seigneur, ouvre leurs yeux pour qu'ils voient ». Aussi comme le
roi d'Israël voulait frapper ceux qui étaient entrés et qu'il demandait que la
faculté lui en fût accordée par le prophète, celui-ci répondit qu'il ne fallait
pas frapper des hommes qu'il n'avait pas faits prisonniers de sa main et par les
armes de la guerre, mais qu'il fallait plutôt les aider par un secours en
vivres. Finalement, restaurés par d'abondantes victuailles, jamais par la suite,
les brigands syriens ne pensèrent à revenir sur la terre d'Israël.
Combien cette attitude est plus haute que
cette autre des Grecs: alors que deux peuples luttaient l'un contre l'autre,
pour la gloire et la domination, et que l'un d'eux avait la possibilité de
détruire par le feu, secrètement, les navires de l'autre peuple, il crut que
l'action était laide et il aima mieux avoir moins de pouvoir, en respectant la
beauté morale, que plus de pouvoir en consentant à la laideur de l'acte. Et ces
hommes, assurément, ne pouvaient, sans infamie, accepter d'abuser par cette
tromperie ceux qui, pour achever la guerre contre les Perses, s'étaient réunis
en coalition: certes, ils pourraient nier cette tromperie, ils ne pourraient pas
cependant, ne pas en rougir. Elisée, lui, à l'égard d'hommes qui, certes,
n'avaient pas été abusés par tromperie, mais frappés par la puissance du
Seigneur, aima mieux cependant les sauver que les anéantir: il était convenable,
à son avis, d'épargner l'ennemi et d'accorder à l'adversaire une vie qu'il
aurait pu lui enlever s'il ne l'avait épargné.
Ainsi donc il est clair que ce qui est
convenable est toujours utile. De fait, la sainte Judith, par le mépris qui
convenait de son propre salut, interrompit le péril du siège, et par la beauté
morale de sa conduite personnelle, obtint l'utilité de tout le peuple; quant à
Elisée, il pardonna avec plus de gloire qu'il ne vainquit, et sauva les ennemis
avec plus d'utilité qu'il ne les avait faits prisonniers.
Mais Jean eut-il autre chose en vue, sinon
la beauté morale, pour ne pouvoir supporter, même chez un roi, un mariage qui
n'était pas beau, lorsqu'il dit: « Il ne t'est pas permis d'avoir cette femme
comme épouse »? Il aurait pu se taire s'il n'avait jugé disconvenant pour lui,
par crainte de la mort, de ne pas dire la vérité, de faire fléchir pour le roi
l'autorité de l'Ecriture, de voiler sous l'adulation, la pensée que, de toute
façon, il était promis à la mort, parce qu'il s'opposait au roi. Mais il préféra
la beauté morale à son salut. Et cependant, quoi de plus utile que ce qui
apporta au saint homme la gloire de sa passion?
La sainte Suzanne aussi, quand la terrible
menace d'un faux témoignage lui eut été signifiée, alors qu'elle se voyait
pressée d'un côté par le danger, de l'autre par le déshonneur, aima mieux
échapper au déshonneur par une belle mort, que de subir et de supporter une vie
laide par souci de son salut. Et ainsi en se tournant vers la beauté morale,
elle conserva même sa vie; or si elle avait choisi de préférence ce qui lui
semblait être utile à la vie, elle n'aurait pas remporté une si grande gloire;
bien plus, peut-être n'aurait-elle pas évité — ce qui était non seulement
inutile mais encore dangereux — le châtiment du crime. Nous observons donc que
ce qui est laid ne peut être utile, ni inversement ce qui est beau, inutile,
parce que l'utilité est toujours associée à la beauté morale et la beauté morale
à l'utilité.
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