CHAPITRE III
AMBROISE ET THEODOSE
A peine arrivée à Thessalonique,
Justine envoya un messager suppliant pour recommander son fils à la protection
de Théodose. Sa confiance était bien placée et Théodose était en mesure de la
justifier.
Les huit années qui s'étaient écoulées depuis que Gratien avait associé ce
vaillant soldat à l'Empire avaient été en effet très heureusement employées par
lui pour remettre l'Orient ébranlé de toutes les secousses que lui avaient
causées la vaniteuse et despotique incapacité de Valens. Le contraste était
complet entre son prédécesseur et lui. Appelé au pouvoir sans l'avoir recherché,
il Y apportait, sinon un génie supérieur, au moins des qualités précieuses, très
bien appropriées à la tâche qu'il avait à remplir : une conscience honnête, un
sens droit et une volonté ferme. Ne cherchant que le bien, quand il croyait
avoir reconnu le moyen de l'accomplir, il s'y appliquait en surmontant tous les
obstacles avec un rare mélange de modération et de persistance.
C'est par une conduite suivie de cette nature qu'il avait réussi à réparer le
désastre d'Andrinople, en traitant séparément avec les tribus révoltées, pour
les faire rentrer, elles et leurs chefs, dans les cadres de l'administration
romaine. Il relevait et fortifiait en même temps les digues, un instant
emportées par le flot de l'inondation barbare.
Plus de peine encore, peut-être, plus de soin et plus d'art lui avaient été
nécessaires pour apaiser les dissentiments religieux si imprudemment fomentés
par Valens. Non que, très fidèle catholique comme il était, il eût hésité un
instant sur la voie qu'il avait à suivre, et ne se fût pas empressé, dès le
lendemain de son avènement, de soustraire les serviteurs de la foi de Nicée aux
épreuves qu'ils avaient eu à subir. Mais une persécution qui a duré et sévi
pendant de longues années laisse toujours après elle d'assez graves désordres,
parce qu'il est rare qu'elle n'ait pas donné lieu à des contestations entre ceux
mêmes qui y ont résisté, mais avec un degré inégal d'intelligence et de courage.
C'était ce spectacle de désunion qu'avait un instant donné une grande réunion
d'évêques, convoquée à Constantinople par Théodose lui-même, et son entremise
avait été plus d'une fois nécessaire pour y rétablir l'harmonie troublée. En
définitive cependant, ses conseils, assistés par la grâce divine, avaient fait
prévaloir l'esprit de paix et le Concile de Constantinople s'était terminé par
un ensemble de décrets qui ont placé cette grande assemblée immédiatement à la
suite de celle de Nicée, sur la liste des assises solennelles de l'Église.
De cette sage administration, Théodose était récompensé (ce qui arrive rarement
à ceux qui commandent) par la reconnaissance des populations qui en sentaient le
prix. Un acte de clémence éclatant, accompli dans des circonstances qui en
relevaient l'éclat, venait même tout récemment de porter à un très haut degré
cette popularité méritée. A la suite d'impositions extraordinaires, rendues
nécessaires par les lourdes charges du Trésor, une sédition violente avait
éclaté dans Antioche, la brillante métropole de l'Asie Mineure : la foule,
égarée, s'était emportée jusqu'à des outrages contre la personne et la famille
de l'Empereur. La plus sévère répression n'eût été que justice, et un arrêt de
mort était déjà rendu contre les principaux coupables, mais devant les
supplications portées au pied de son trône par l'évêque Flavien, Théodose avait
consenti d'abord à suspendre l'exécution, puis à accorder une grâce entière,
dans des termes d'une bonté paternelle. Tout le monde bénissait la générosité du
souverain qu'on attribuait surtout, pour l'honneur de l'Église, aux sentiments
de foi et de charité chrétienne dont il était animé.
La prière de Justine trouvait donc Théodose, grâce à la paix générale qu'il
avait su faire régner autour de lui, en liberté de l'écouter. A vrai dire, elle
ne lui causait aucune surprise. Il n'avait jamais bien auguré des intentions
d'un pouvoir d'aventure inauguré par une sédition militaire; à la première heure
même, il avait songé à accourir pour faire justice d'un si fâcheux exemple. Des
devoirs impérieux, qu'il avait encore à remplir en Orient, l'avaient retenu, et,
d'ailleurs, pour atteindre Maxime en Gaule, il aurait fallu traverser l'Italie
où il n'était pas encore appelé. Mais s'il avait dû accorder à ce fâcheux
collègue une très froide reconnaissance, à aucun prix, cette fois, il ne voulait
de lui pour voisin. D'ailleurs, il restait attaché au souvenir de Gratien qui
était venu le chercher dans sa retraite et il se serait reproché d'abandonner,
dans l'infortune, le frère de celui à qui il avait dû l'Empire.
Aussitôt donc qu'il connut la venue de Justine et de son fils, il donna ordre
que tous les honneurs impériaux lui fussent rendus, et il se transporta de sa
personne auprès d'elle avec les principaux membres de son conseil. On lui amena
Valentinien qu'il serra contre son cœur avec une affection paternelle. « Mon
enfant, lui dit-il, prenez leçon du malheur qui vous arrive. Comprenez que ce ne
sont pas les armes mais c'est la justice qui peut seule solidement fonder la
puissance. Croyez-en mon expérience. C'est par la piété que des empereurs ont pu
maintenir la discipline dans leurs armées, vaincre leurs ennemis, les soumettre
a leurs lois, et sortir de toutes les épreuves. Ce fut la fortune du grand
Constantin et de votre père Valentinien. Votre oncle Valens, au contraire, pour
avoir troublé l'Église par le meurtre et l'exil des saints et des évêques, a été
livré à la foule menaçante des barbares et ses restes ont été consumés par les
flammes. On dit que celui qui vous a chassé de Milan rend au Christ un culte
plus fidèle que le vôtre, c'est donc votre infidélité qui a fait sa force. Car
si nous n'adorons pas le Christ, quel autre nom invoquerons-nous dans les
batailles ? »
Les leçons du malheur sont instructives, et Valentinien, approchant de sa
quinzième année, était d'âge à entendre ce touchant langage : il se jeta dans
les bras de son protecteur, en jurant qu'il ne s'écarterait plus de la loi du
Christ. « Ainsi, disait plus tard Ambroise à Théodose, ce n'est pas l'Empire que
Votre Clémence lui a rendu : c'est lui-même qu'elle a rendu à la foi. »
La religion et la politique commandaient dès lors également à Théodose de venir
en aide à un prince victime d'une trahison, dont l'exemple pouvait être
contagieux et dont il convenait de décourager les imitateurs. Aussi, pour bien
faire voir qu'il considérait la cause du jeune Empereur comme la sienne propre,
il tint à le faire entrer tout de suite clans sa famille. Il venait de perdre,
après des années d'une longue et heureuse union, une épouse tendrement aimée, et
rien ne faisait croire qu'il cherchât à mettre un terme à un veuvage qui ne
devait pas peser à l'austérité connue de ses mœurs. On apprit donc avec surprise
qu'il allait contracter un second mariage avec la jeune Galla, sœur de
Valentinien, que Justine avait amenée avec elle dans sa fuite, et Maxime dut
comprendre par là, avant qu'aucune déclaration de guerre lui eût été signifiée,
à quelle forte partie il avait à faire et qu'il aurait à combattre toutes les
forces de l'Orient, placées sous la main d'un général renommé que la fortune
avait jusque-là toujours favorisé.
Il n'en fallait pas tant pour porter au plus haut degré l'inquiétude que lui
causait déjà l'accueil plus que froid avec lequel était accueilli dans Milan
d'abord, puis dans l'Italie tout entière, le tour d'adresse qui l'avait rendu
maître du pouvoir. La première émotion passée, la soumission était toujours
complète, mais c'était un effet de stupeur générale. Rien de semblable à
l'empressement qu'il avait espéré trouver chez les catholiques délivrés par lui
de l'administration tracassière de Justine. Ambroise, ayant la meilleure raison
pour ne pas se présenter devant lui, ne fit pas un pas à sa rencontre, et là où
Ambroise tardait à venir, aucun catholique n'était pressé d'accourir. Ne pouvant
compter sur un concours qu'il n'avait pas songé à se ménager, il essaya bien d'y
suppléer en se mettant en relation avec le pape Sirice qui occupait, depuis la
mort de Damase, le siège de Rome. II lui adressa une lettre, où il lui assurait
de sa soumission et se faisait honneur d'avoir prévenu des complots prêts à
éclater contre la foi, « dont l'effet, disait-il, eût été un mal sans remède ».
Nous n'avons pas la réponse de Sirice qui, peut-être, fut mis en garde par
Ambroise contre toute démarche précipitée. A la place de cette consécration, qui
se faisait attendre, ce fut une députation du sénat qu'il vit arriver, ayant
toujours à leur tête le même Symmaque porteur d'un de ces panégyriques qui
étaient de rigueur et de style à l'avènement de tous les souverains. Ces avances
d'un parti en déclin l'embarrassaient au lieu de le servir. Il eût été difficile
de passer sans transition d'une clientèle à une autre et l'échange n'eût pas été
avantageux. Pour ne pas cependant renvoyer les députés trop mécontents, il les
fit suivre d'un préfet du prétoire de son choix, auquel il recommanda seulement
de ménager la liberté de tous les cultes, et le nouvel agent crut remplir cette
instruction en faisant reconstruire une synagogue qu'on accusait les chrétiens
d'avoir brûlée dans une émotion populaire. Cet incident, assez remarqué, fut
noté par Ambroise qui, plus tard, en devait tirer parti et ne contribua pas à
faire sortir les catholiques de la réserve qu'ils observaient à son exemple.
Théodose ne laissa pas d'ailleurs longtemps à son adversaire le temps de
respirer. Son parti une fois pris, il passa à l'exécution avec sa résolution et
sa vigueur accoutumées. En moins de deux mois, arrivé à l'entrée de la Pannonie,
il y rencontra et mit en fuite, dans deux batailles successives et également
heureuses, l'armée dont Maxime n'avait pas même osé prendre en personne le
commandement. La seconde journée à proprement parler ne fut qu'un jeu : car la
défection se mit, dès le début de l'action, dans des troupes qui ne se
souciaient nullement de partager la mauvaise fortune de leur chef improvisé, ce
qui changea rapidement la défaite en déroute. Ce furent les soldats mêmes de la
garde de Maxime qui se chargèrent de le dépouiller de la pourpre et du diadème
et l'amenèrent pieds et mains liés à la tente du vainqueur. Théodose aurait
désiré épargner sa vie, ne fût-ce que pour ne pas accoutumer le jeune prince qui
l'accompagnait ù jouir du spectacle de la vengeance, mais ce n'était pas le
compte des traîtres qui, ayant livré leur maître, ne se croyaient en sûreté
qu'après s'être délivrés de lui, la mort étant, dans ces temps troublés, le seul
moyen de prévenir un retour toujours à craindre de la fortune. Après celte
douloureuse exécution, Théodose fit route rapidement vers Milan, toujours en
compagnie de Valentinien avec qui il tenait à partager lu réception triomphale
qui l'attendait. Il mettait du prix à faire bien voir qu'il n'attendait aucun
fruit pour lui-même du service qu'il venait de rendre, Aussi il fut entendu, dès
le premier jour, qu'il ne serait point procédé à un partage de l'Empire sur de
nouvelles bases, et que Valentinien devrait joindre aux provinces qu'il avait
perdues, celles dont il avait dû laisser momentanément la jouissance à Maxime.
Théodose, qui aurait pu profiter de sa victoire pour exiger quelque extension de
son propre domaine, tenait au contraire à ne rien garder que ce qu'il avait reçu
de Gratien lui-même.
Mais ce désintéressement, bien que certainement sincère, ne faisait illusion à
personne. En fait, l'Empire n'avait plus qu'un maître, Valentinien ne régnait
que par la grâce de Théodose et ne pouvait plus agir que par ses conseils. Rien
n'indique qu'il eût la pensée de s'en affranchir, et personne n'était plus là
pour la lui suggérer, Justine, qui seule y aurait pu songer, ayant, ou cessé de
vivre, comme un historien l'affirme, ou jugé prudent de rester dans la retraite.
En réalité, donc, il n'y avait plus dans la ville qui était devenue la capitale
de l'Empire d'Occident que deux hommes en face l'un de l'autre et sur qui tous
les regards étaient tournés : Ambroise et Théodose.
Ce dut être une scène curieuse que celle de leur première entrevue et il est
regrettable que la correspondance d'Ambroise, très riche en détails utiles à
l'histoire, ne nous ait, sur une occasion si intéressante, rien donné à
connaître. Ce qui est certain, c'est qu'une véritable confiance s'établit entre
eux rapidement, comme on pouvait l'attendre d'un accord de vues et de sentiments
qui, sur les points qu'ils devaient traiter en commun, ne pouvait être plus
complet. L'union étroite de l'Église et de l'Empire était non seulement pour
tous deux un but constant à poursuivre, mais comme le fondement de ce que nous
appellerions aujourd'hui un système politique et social qui leur était commun.
Théodose, comme on l'a vu tout à l'heure, ne voyait de salut pour l'Empire que
dans le respect absolu de l'Église du Christ, d'où sortait la conséquence
qu'Ambroise avait su déjà tirer par avance, qu'assurer l'autorité des lois de
l'Église, c'était le meilleur moyen de veiller au bien de l'Empire. Entre ces
deux causes, non seulement l'hostilité, mais la séparation même n'était pas
possible. Cette communauté de pensée allait devenir la règle qui présida à leurs
relations. Non qu'on dût revoir rien de semblable à la protection paternelle
dont Ambroise avait du accorder l'appui à la jeunesse et à l'inexpérience de
Gratien, Théodose, parvenu au comble de la puissance et de la gloire, dans la
pleine maturité de son âge et de son génie, ne réclamait et n'aurait
probablement accepté aucune tutelle ; mais il n'eut pas à s'en défendre, car
Ambroise n'était jamais sorti qu'à regret, et pour répondre à des appels
suppliants, de la stricte limite de ses attributions épiscopales. Aussi ne
trouve-t-on pas de trace qu'il ait reçu et encore moins sollicité de Théodose
aucune de ces missions de confiance dont Justine, bien malgré lui, et aussi
malgré elle, l'avait investi dans des heures d'extrême péril. Entre évêque et
empereur, dignes l'un de l'autre, suffisant chacun à leur tâche, ce fut une
amitié loyale et virile reposant sur un fond solide d'estime et de sympathie.
Plus d'une épreuve qui aurait dû l'ébranler ne fit, comme on va le voir, que
l'affermir. Dans de rares occasions, Ambroise devra sortir de sa réserve pour
défendre, soit ce qu'il regarde comme le droit de sa charge, soit quelqu'une de
ces grandes lois morales dont Dieu a confié à son Église la garde et la
sanction. Ce jour-là, il n'attendra pas qu'on le consulte : il offre, ou, pour
mieux dire, il impose son avis, au nom de l'autorité de son ministère, il veut
que sa voix s'élève assez haut pour réveiller la conscience égarée d'un maître
tout-puissant, et dominer le concert d'adulations d'un monde asservi. Mais un
accent de dévouement affectueux tempère toujours la franchise hardie dont il ne
ménage pas l'expression et qu'il finit par faire accepter.
On ne tarda pas d'ailleurs à reconnaître que l'action d'Ambroise, moins
fréquemment exercée peut-être que du temps des empereurs novices, ne serait que
plus efficace lorsqu'il croirait son intervention réclamée par quelque intérêt
essentiel et vital de l'Église. La première occasion qui se présenta d'en faire
l'épreuve, ce fut à propos de la grande question que, deux fois déjà, il avait
fait trancher et qu'on fit renaître, en partie peut-être pour sonder le terrain
et voir s'il aurait encore le crédit de faire maintenir sa décision. Le Sénat,
on l'a vu, avait félicité Maxime de la chute de Valentinien, c'était une raison
de plus pour qu'il s'empressât de féliciter Théodose de l'avoir rétabli. Aussi
une nouvelle députation ne se fît pas attendre, mais il lui parut nécessaire
d'ajouter quelque chose aux compliments du jour pour faire oublier ceux de la
veille; aussi, aux éloges de convention, cette fois mieux placés que la
précédente, de vives instances furent jointes pressant le vainqueur, comblé de
gloire, de venir honorer la Ville Éternelle de sa précieuse présence. Par
exception, ce désir était, ce jour-là, l'expression d'une pensée sincère. Rome,
depuis que Constantinople existait, se sentait délaissée. En trente ans, le
peuple, autrefois souverain, n'avait vu qu'un seul de ses maîtres, un des fils
de Constantin, Constance, dont le rapide passage avait laissé aussi peu de trace
que de souvenirs : mais la rareté même du fait en augmenterait le prix, et on
pouvait promettre, à la venue d'un empereur sorti victorieux de deux batailles,
tout l'éclat d'un triomphe des meilleurs jours.
Bien que peu touché du faste extérieur, Théodose fut sensible à la proposition :
il sentit que la consécration donnée à son pouvoir, au centre même de l'Empire,
et sous la protection de tous les grands souvenirs, serait d'un puissant effet
qu'il ne pouvait méconnaître. Aussi, ne faisant attention qu'à une idée qui lui
agréait, il ne remarqua pas, ou ne voulut pas comprendre, quelques phrases
embarrassées par lesquelles l'orateur du Sénat (c'était toujours Symmaque)
insinuait que le jour où on célébrait les bienfaits nouveaux de la victoire, il
conviendrait peut-être de lui rendre les hommages dont on l'avait privé. Nulle
réponse ne leur étant faite, les députés sortirent tout heureux de n'avoir pas
été découragés.
Mais, dès que le Sénat parlait, Ambroise se méfiait, il veillait et, averti à
temps, il aborda tout droit l'Empereur pour lui bien faire comprendre ce qu'on
voulait de lui. « Je lui en jetai, dit-il lui-même, l'explication au visage. »
Théodose, un peu surpris, n'ayant pas encore fait cette fois une réponse tout à
fait nette, l'évêque s'abstint pendant plusieurs jours de paraître au palais.
Cette absence fut remarquée et comprise, et, en définitive, les députés
repartirent sans avoir obtenu de l'Empereur une parole dont les adorateurs de la
victoire pussent se prévaloir. « Il ne m'en voulut pas, disait Ambroise plus
tard, parce que ce n'était pas pour mon intérêt, mais pour le bien de mon âme et
de la sienne, que j'osais parler ainsi devant un souverain. » Peut-être aussi
Théodose avait-il compris qu'un acte de faiblesse, dont un blâme public
d'Ambroise aurait fait comprendre la gravité, aurait dénaturé entièrement le
caractère de sa visite. L'effet, au contraire, fut celui qu'Ambroise aurait pu
souhaiter. Les amis chrétiens qu'il avait laissés à Rome se pressèrent autour de
Théodose et leur nombre parut plus grand que jamais. « La foi, dit un poète
chrétien contemporain, n'avait pas encore fait tant de néophytes, surtout parmi
les pères conscrits, que pendant ces jours de fête et de gloire, où il semblait
que ces nouveaux hommages venaient rendre à la république vieillissante une
seconde jeunesse. »
Mais pendant que Théodose employait ainsi utilement le temps de sa présence en
Occident, non à jouir du vain plaisir d'un triomphe, mais à consolider les
fruits de sa victoire, l'Orient, où sa main ne se faisait plus sentir, commença
à s'agiter. C'était la faiblesse de l'Empire que l'action personnelle du chef
était partout nécessaire, et que là, où elle cessait de s'exercer, les progrès
de la décomposition intérieure qui minait ce corps usé apparaissaient à la
surface. Déjà pendant que durait encore la lutte contre Maxime, sur la fausse
nouvelle d'un échec des troupes impériales, les Ariens de Constantinople,
relevant la tête, s'étaient rués sur les catholiques et avaient mis le feu à
tout un quartier où se trouvait la demeure de l'évêque Nectaire qui jouissait,
on le savait, de la confiance de Théodose. Le lendemain, à la vérité, l'erreur
étant reconnue, ce furent les catholiques, à leur tour, qui ne surent pas
modérer la joie de leur triomphe et leur désir de vengeance. Des désordres assez
graves éclatèrent, surtout dans les campagnes. Dans la province d'Osroène en
particulier, sur les rives de l'Euphrate et au pied du Taurus, le zèle aveugle
de quelques moines se donna carrière : et soit des juifs, soit de petites sectes
hérétiques eurent à se plaindre d'actes de violence et de destruction qu'aucune
agression n'avait motivés.
La contrariété de Théodose en apprenant ces nouvelles, qui lui arrivaient des
points les plus divers et se succédaient rapidement, fut extrême. Il ne pouvait
voir sans impatience cette paix, qu'il espérait avoir rétablie par la constance
de ses efforts et par la sévérité de ses mesures, compromise, dès qu'il n'était
plus là pour y veiller lui-même, par les passions ou les fantaisies de quelques
cerveaux exaltés. Il eût volontiers sévi contre tous les perturbateurs, sans
distinction. Mais son jeune fils Arcadius, qu'il avait laissé à sa place à
Constantinople, après lui avoir conféré le rang d'Auguste, intercéda en faveur
des Ariens qui témoignaient leur repentir et supplia son père de ne pas lui
faire inaugurer son règne par des rigueurs. Théodose, qui chérissait ses
enfants, crut devoir consentir à sa demande. Restaient les catholiques auxquels
il en voulait peut-être davantage, parce que, comblés des témoignages de sa
bienveillance et protégés par ses édits, ils n'avaient aucune raison pour
enfreindre une légalité désormais tout entière dirigée en leur faveur. C'était
une espèce d'ingratitude qui le payait mal de ses bienfaits ; et ce n'étaient
pas seulement, lui disait-on, quelques moines furieux dont il avait à se
plaindre, l'évêque de Callinique, chef-lieu de la province d'Osroène, était
accusé de les avoir excités et encouragés. L'importance de la personne
accroissait la gravité du fait; aussi, sans vouloir examiner si l'imputation
était fondée, Théodose répondit à ses agents qui lui demandaient ce qu'ils
avaient à faire : « Vous connaissez la loi, exécutez-la, quel qu'en soit
l'application. » C'était condamner l'évêque à rétablir à ses frais les bâtiments
qui avaient péri dans le trouble, entre autres une synagogue juive.
Ambroise s'était momentanément absenté de Milan, et ces graves incidents, qui ne
le regardaient pas directement, ne furent pas tout de suite portés à sa
connaissance. Quand il en fut informe, il en éprouva une émotion assez vive pour
en faire tout de suite d'Aquilée, où il séjournait encore, le sujet d'une
réclamation adressée à Théodose. Il y avait, en effet, plus d'un point de cette
décision, trop rapidement prise, qui pouvait donner lieu ù de justes critiques.
D'abord la complicité de l'évêque dans le fait incriminé n'était rien moins que
certaine. On le frappait sans l'avoir appelé, ni entendu. Puis, du moment qu'on
faisait, avec éclat, dans une grande ville, un acte de clémence en faveur d
hérétiques qui se reconnaissaient coupables, pourquoi n'en pas étendre le
bienfait aux fidèles d'un diocèse reculé et inconnu, dont le tort n'était pas
démontré ? Enfin n'y avait-il pas quelque moyen plus convenable de réparer le
dommage causé, que d'imposer au premier pasteur d'une église chrétienne une
sorte d'amende honorable publiquement faite aux descendants des meurtriers du
Christ ?
Si les plaintes d'Ambroise eussent été ainsi motivées par ces considérations de
convenance et d'équité, on peut présumer, d'après la modération et le bon sens
dont Théodose avait souvent fait preuve, qu'elles eussent été favorablement
accueillies. Mais tel n'est point, il faut bien le reconnaître, le caractère de
l'épître d'Ambroise qui nous a été conservée. Ce n'est ni un plaidoyer en faveur
de l'évêque, ni un appel à un juge mieux informé, encore moins un recours en
grâce : c'est une protestation formelle, appuyée sur un principe d'un dogmatisme
absolu. Coupable ou non de l'excès de zèle qu'on lui reproche, un évêque ne
peut, en aucun cas, pour aucune cause, être contraint de contribuer à la
construction d'un édifice où la foi chrétienne pourra être méconnue ou attaquée.
Cette participation indirecte à la prédication de l'erreur serait, de sa part,
un sacrilège : vouloir l'y contraindre par la force ce serait le réduire à une
lâche faiblesse ou à une résistance qui devrait être poussée au besoin jusqu'au
martyre. Et le raisonnement, bien que sous une forme oratoire, est exprimé dans
des termes d'une généralité telle que de l'incident du jour et de l'évêque en
cause l'application peut s'étendre à tous les chrétiens de tous les temps.
L'excès logique est ici évident, car il est certain qu'en pratique, dans plus
d'une circonstance analogue, la prudence maternelle de l'Église n'a pas poussé
si loin la rigueur. C'est peut-être le seul écrit d'Ambroise où on no retrouve
pas la mesure et la justesse d'expression qui sont les qualités propres de son
éloquence.
Cette remarque faite, il est impossible de ne pas admirer avec quel art est
présentée cette requête si difficile à faire admettre par un souverain contre
une mesure déjà prise, aussi bien que les développements pressants et souvent
pathétiques qui l'appuient. Quel mélange de dignité et de respectueuse
indépendance dans ce début :
« Bienheureux empereur, je suis habituellement tourmenté de sollicitudes, mais
jamais je n'ai eu une préoccupation aussi vive qu'en ce jour où je vois que j'ai
à me prémunir contre le danger de prendre part à un sacrilège. Je vous prie
d'écouter mes paroles, car si je suis indigne que vous m'écoutiez, je suis donc
indigne aussi d'offrir le sacrifice pour vous et de recevoir les confidences de
vos vœux et de vos prières. N'entendrez-vous pas dans sa propre cause celui que
vous avez entendu dans la cause de tant d'autres ? mais il appartient à un
empereur de ne pas craindre la liberté de la parole : il appartient à un prêtre
de ne pas déguiser sa pensée. »
Puis, après une allusion délicate à la chute de Maxime qui avait suivi de si
près un acte de faiblesse du même genre que celui qu'on veut faire commettre à
sou successeur : « Voyez, dit-il, dans quelle voie vous vous engagez. Vous avez
autant à craindre le courage de l'évêque que sa faiblesse; s'il est courageux,
vous en ferez un martyr; s'il faiblit, c'est vous qui aurez amené sa chute, car,
quand un faible succombe, c'est celui qui l'a fait tomber qui est surtout
responsable. Ne craignez-vous pas aussi que l'évêque vienne vous dire : « Eh
bien oui, c'est moi qui ai tout fait, c'est moi qui ai allumé le feu, rassemblé
et excité la foule : frappez-moi et épargnez tous les autres. » Heureux mensonge
qui lui donnera l'avantage d'avoir obtenu l'absolution de tous, et pour lui-même
la grâce du martyre.
« Et puis, comment ferez-vous l'exécution ?
Vous enverrez donc au comte d'Orient
vos drapeaux victorieux avec le signe sacré du Labarum, pour rétablir une
synagogue ! Essayez de faire entrer le Labarum dans la synagogue, nous verrons
qui s'y prêtera. Nous lisons dans l'histoire qu'on a élevé autrefois des temples
aux idoles de Rome avec les dépouilles des Cimbres, aujourd'hui ce seront les
juifs qui inscriront au fronton de leur synagogue : Temple élevé avec les
dépouilles des chrétiens. » Et cette apostrophe véhémente était terminée par
cette parole significative : « Voilà ma demande qui ne saurait être présentée
avec plus de respect. J'ai essayé de vous la faire entendre dans le palais pour
qu'il ne fût pas nécessaire de la faire entendre dans l'Église. »
Théodose ne comprit-il pas l'avertissement, ou trouva-t-il que la sévérité de
cette allocution dépassait l'importance du fait et la mesure de liberté de
langage qu'il pouvait souffrir; toujours est-il qu'Ambroise revint à Milan sans
avoir reçu de réponse, et sans que rien l'autorisât à penser que les ordres dont
il se plaignait dussent être retirés, ou même adoucis. La réclamation,
d'ailleurs, portant sur un incident dont le théâtre était éloigné et les détails
peu connus, la première fois que, Théodose étant venu à l'église, Ambroise prit
la parole devant lui, l'assistance fut longtemps sans comprendre l'application
du sujet qu'il avait choisi. Le texte était ce verset de Jérémie : « Prends ton
bâton de noyer, » et l'explication donnée fut que ce bâton était la verge de
l'autorité sacerdotale, faite pour être utile et non agréable à ceux qu'elle
frappe. Puis, dans d'assez longs développements, l'orateur établit que l'œuvre
du Christ étant justice autant que miséricorde, l'office de ses ministres est de
corriger autant que d'absoudre. Cherchant alors même dans l'ancienne loi les
exemples qui autorisent le prêtre à exercer ce droit de correction salutaire, il
rappelle et met en scène le prophète Nathan, adressant à David une réprimande
publique : « Dieu, fait-il dire au prophète dans un langage plus sévère encore
que celui que rapporte l'Écriture, t'avait comblé de ses bienfaits, et tu
déshonores sou nom devant ses adversaires en faisant tort à un de ses humbles
serviteurs. »
L'allusion restait obscure et voilée pour les auditeurs, mais elle ne l'était
déjà plus pour Théodose, et on vit au trouble de son visage qu'il cherchait si
réellement c'était à lui qu'elle s'adressait. Ambroise alors le regardant en
face : « Oui, Empereur, dit-il, ce n'est pas de vous seulement, c'est à vous que
je veux parler. Songez que plus Dieu vous a accordé de gloire, plus vous lui
devez de respect et de soumission. Vous devez aimer le corps du Christ qui est
l'Église. Vous devez laver, baiser et oindre ses pieds, c'est-à-dire honorer les
moindres de ses ministres, et s'ils ont fait tort, leur pardonner, car le pardon
d'un pécheur réjouit les anges dans le ciel.
« Quand j'eus fini de parler, écrivait le lendemain Ambroise à sa sœur
Marcelline, il vint à moi et me dit : « C'est donc de moi que vous avez fait «
le sujet de votre discours ? » J'ai dit, lui ai-je répondu, ce que j'ai cru
devoir vous être utile. Alors il me dit : « Je conviens que c'était un peu dur
de faire réparer la synagogue par l'évêque, mais j'ai déjà adouci cet ordre, et
vos moines font souvent tant de mal. » Le maître de la cavalerie, Symase,
intervint et s'emporta contre les moines.
Je parle à l'Empereur, lui dis-je, comme je le dois, sachant qu'il a la crainte
de Dieu : si j'avais à faire à vous qui parlez si durement, je me conduirais
d'autre sorte. J'étais toujours debout, devant l'Empereur et je lui dis : «
Faites que je puisse en conscience offrir pour vous le saint sacrifice :
déchargez mon âme. » Il s'assit, fit signe qu'il consentait, mais sans me donner
une promesse expresse, puis, comme je restais toujours en face de lui, il dit
qu'il corrigerait sa décision. Supprimez donc toute l'affaire, lui dis-je, car
ce sera toujours pour le comte qui en est chargé une occasion de tourmenter les
chrétiens. Alors il me le promit. J'agis donc sur votre parole (ago fide tua),
lui dis-je, et je répétai donc deux fois ces mots : sur votre parole. « Allez
donc sur ma parole, dit-il, » et je montai à l'autel, ce que je n'aurais pas
fait si sa promesse n'eût été complète. Mais j'éprouvai tant de grâce en offrant
le saint sacrifice que je sentis que j'avais fait ce qui était agréable à notre
Dieu et qu'il m'avait aidé de sa divine présence. »
On peut juger quelle émotion régnait, quelle sourde rumeur s'élevait dans
l'auditoire, pendant ce dialogue prolongé entre l'évêque et l'empereur, dont le
sujet n'était pas bien connu ; mais on voyait seulement que c'était l'empereur
qui, malgré sa contrariété visible, finissait par céder. L'autorité morale
d'Ambroise, si on avait pu croire qu'elle eût fléchi un instant, en sortait
singulièrement accrue. La seule chose qui fût h craindre, c'est que son avantage
eût été trop complet et que l'Empereur restât secrètement froissé d'une
concession plutôt arrachée qu'obtenue, sorte de capitulation, en réalité, qu'il
avait dû subir. Il ne devait pas manquer alors de courtisans empressés à flatter
les susceptibilités du maître, et de fonctionnaires jaloux d'une autorité rivale
pour revenir avec insistance sur un thème déjà, on l'a vu, souvent exploité : le
danger de laisser l'épiscopat chrétien, dans la personne de son représentant le
plus en vue, affecter une véritable prédominance dans l'État. Pour Ambroise
lui-même, la situation qu'il s'était faite ne serait pas sans péril. Il venait
de prendre avec un éclat retentissant la cause de la justice et de la clémence;
du moment où il avait pu se faire écouler, il devait s'attendre que dans
d'autres circonstances, plus graves peut-être et plus délicates, où son
intercession serait réclamée, et où, la parole n'étant pas sans péril, le
silence lui serait imputé à faiblesse. Sous un régime d'absolu pouvoir, et avec
le meilleur des empereurs, c'était un rôle difficile à jouer et une lourde
responsabilité à encourir; on allait voir qu'Ambroise était de force à la
porter.
Il était dit, en effet, que tandis que Théodose s'appliquait, avant de quitter
Milan, à tout régler pour laisser un pouvoir bien établi à son jeune collègue,
les affaires de son propre empire ne lui laisseraient pas un jour de repos. Les
désordres passagers auxquels il avait dû pourvoir par les ordres, dont, à la
demande d'Ambroise, il venait de tempérer l'exécution, n'étaient rien auprès de
la sédition bien autrement sérieuse dont la grande ville de Thessalonique fut le
théâtre. Le mal eut cette fois ce caractère particulier de gravité que du plus
frivole des motifs sortirent soudainement d'odieuses et sanglantes conséquences.
Thessalonique était la métropole de la province de Macédoine : il semblait qu'on
n'y eût à craindre aucune des causes de trouble qui, ailleurs, étaient toujours
menaçantes, car la foi catholique y régnait à peu près sans partage et son
Église tenait à honneur d'avoir été fondée, dès les temps apostoliques, par l'un
des premiers et des plus illustres messagers du Christ, saint Paul lui-même.
Théodose qui savait qu'il y était bien vu, y faisait volontiers sa résidence ;
il en avait confié le gouvernement à un de ses amis personnels, le comte
Botheric. Nulle part sa victoire sur Maxime n'avait été mieux accueillie, aussi
Botheric avait-il cru devoir la célébrer par une suite de fêtes brillantes où
des jeux du cirque, genre de divertissement préféré de toutes les villes
d'Orient, furent particulièrement remarqués. Un des cochers s'y était distingué
par de telles merveilles d'adresse qu'à la fin de chaque épreuve de véritables
ovations lui étaient faites. Malheureusement, à l'habileté près, c'était un
triste personnage et, à la suite d'actes de débauche infâmes dont il fut
convaincu, le gouverneur dut le faire mettre en prison. La foule réclama à
grands cris qu'on lui rendît son favori : Botheric tint bon et ne consentit pas
à le mettre en liberté. De là une explosion d'irritation si générale dans toute
la cité que la résistance de la force armée fut bientôt réduite à l'impuissance;
Botheric, qui en avait lui-même le commandement, périt dans la bagarre, ses
principaux officiers furent massacrés par une multitude affolée qui déchira
leurs corps et en porta les lambeaux en triomphe à travers les rues.
Quand ces scènes d'orgie sanguinaire furent connues à Milan, ce fut d'abord chez
Théodose une véritable consternation. Il ne sortit de cette stupeur que par un
éclat de colère qui, aux yeux de ceux qui connaissaient son tempérament
habituel, eut un caractère vraiment effrayant. Il proférait les plus sinistres
menaces. Le sang de son ami qui criait vengeance, les cadavres de ses serviteurs
devenus le jouet de la populace, les signes de l'autorité impériale déchirés et
foulés aux pieds, le tout dans une ville chrétienne, pour arracher un vil
histrion à une punition méritée ! Quel châtiment pouvait être égal à une telle
injure ! Une parole entre autres très imprudente lui échappa : « Puisque c'était
toute la population qui était complice du forfait, dit-il, c'était aussi la
population entière qui en devait porter la peine. »
Ambroise eut-il connaissance de cet état d'esprit, et vint-il au palais pour
essayer de le calmer ? Un biographe contemporain le rapporte et laisse même
croire qu'après quelques paroles bien reçues comme tout ce qui venait de lui, il
emporta l'espoir que la première irritation une fois passée le tour de
l'indulgence et de la compassion pourrait venir(9).
Si cet adoucissement d humeur fut réel, ce fut chez Théodose une impression
passagère, promptement détruite par les conseillers qui l'entouraient. Il n'est
pas même certain que l'intervention prématurée d'Ambroise n'eût pas contribué à
précipiter l'horrible exécution qui se préparait. Quelle occasion plus
naturelle, en effet, pouvait se présenter de faire remarquer que la religion, ni
aucun de ses ministres n'ayant cette fois rien à faire dans ces douloureuses
circonstances, et qu'aucun droit, aucun intérêt de l'Église n'étant enjeu,
l'Église n'avait non plus rien à connaître dans le crime qui avait été commis,
ni dans le choix qu'on pourrait faire du châtiment. Ambroise ne pouvait donc se
trouver offensé d'être tenu à l'écart d'une affaire qui, quelque grave qu'elle
fût, était éminemment, au plus haut degré, une affaire d'État. Puis on rappela à
Théodose que lui-même s'était souvent étonné de trouver Ambroise informé avant
tout le monde des délibérations du Consistoire, et en avait fait la remarque
avec une nuance de mécontentement. Il importait donc de prendre toutes les
précautions pour que rien ne fût porté à sa connaissance et qu'il n'apprît les
résolutions prises qu'en même temps que leur exécution. Le secret le plus absolu
dut être gardé et ce fut afin de se soustraire à toutes questions importunes de
la part soit d'Ambroise, soit de tout autre, que Théodose prit le parti de
quitter Milan pendant le temps nécessaire pour que les ordres expédiés à
Thessalonique fussent arrivés à leur destination.
Personne donc, sauf quelques initiés, n'était préparé à l'effroyable nouvelle
qui éclata comme un coup de foudre. La dure parole prononcée par Théodose fut
prise au pied de la lettre et exécutée avec une rigueur impitoyable par les
remplaçants de Botheric, très intéressés à faire justice de ses meurtriers.
L'attentat ayant été commun à la cité tout entière, commun aussi dut être le
châtiment, et on chercha même à l'appliquer dans des conditions aussi semblables
qu'il fût possible à celles du crime lui-même. Ainsi, par une détestable
raillerie, ce fut dans ce cirque même d'où était parti le signal de la révolte
que la population fut convoquée pour assister à des jeux pareils à ceux qui en
avaient été le prétexte. Puis, pendant que l'arène se remplissait de spectateurs
que rien n'avait mis en défiance, on les entourait de soldats qui, à un moment
donné, se précipitèrent sur la multitude surprise, l'épée à la main, et
frappèrent sans pitié et sans distinction de sexe ou d'âge tout ce qui tombait
sous leur main. Ce fut pendant une durée de plusieurs heures un massacre qui se
renouvela dans tous les quartiers de la ville, où de malheureux fugitifs
essayaient de trouver un abri pour sauver leur tête. Les rues et les places
furent inondées de sang et jonchées de milliers de cadavres.
Il est difficile de penser que Théodose eût enjoint, ou même prévu un si odieux
mélange de ruse et de cruauté ; quelques indices même permettent de penser
qu'effrayé d'avance de l'interprétation excessive qui pourrait être donnée à sa
pensée, il tenta de l'atténuer par des explications qui vinrent trop tard pour
arrêter les ordres déjà partis, mais ces ordres n'en avaient pas moins été
signés de sa main, c'était lui qui en devait compte à la conscience publique
indignée, c'est contre lui que s'élevait le cri d'horreur qui retentit à
l'instant d'un bout de l'empire à l'autre.
Si telle était l'impression commune, quelle ne dut pas être celle d'Ambroise !
La surprise pour lui, comme pour tout le monde, égalait et accroissait
l'indignation. Bien qu'il n'eût obtenu aucune promesse formelle de clémence, il
s'était flatté de l'espoir d'avoir produit quelque effet sur l'esprit de
Théodose, et s'apercevant que son ingérence déplaisait, il s'était tenu
prudemment à l'écart. Mais la réalité dépassait toutes ses prévisions et toutes
ses craintes. Le jour même où ces affreux détails commencèrent à circuler dans
la ville, plusieurs évêques de Gaule de passage à Milan se trouvaient réunis
chez lui. Ils revenaient de Rome après avoir obtenu du pape Sirice la déposition
des évêques courtisans qui étaient accusés d'avoir pris parti, pour plaire à
Maxime, au supplice des Priscillanistes. On s'y était naturellement entretenu,
avec une juste sévérité, du tort des ministres de l'Église qui avaient participé
à une condamnation capitale. Le hasard ne pouvait fournir un sujet de
conversation qui se trouvât mieux répondre à la circonstance : « Dès que
l'incident du jour fut connu, dit Ambroise, il n'y eut personne qui ne gémît,
personne qui en parlât de sang-froid; personne ne supposa qu'un tel acte pût
être absous et supporté dans la communion d'Ambroise, et je vis que l'odieux en
serait même accru et retomberait en partie sur moi, s'il ne se trouvait personne
pour aller dire à son auteur qu'il avait à se réconcilier avec la justice
divine. »
Ambroise ne se trompait pas : tous les yeux étaient fixés sur lui, tout le monde
savait qu'il était l'hôte et le familier du palais ; était-ce, à titre de
confident et de conseiller qu'il y pénétrait à toute heure ? La renommée le
disait ; toutes les apparences le faisaient croire. C'était vrai du temps de
Gratien ; pourquoi en eut-il été autrement avec Théodose ? Avait-il donc connu
ces ordres impitoyables ? Sans doute on ne supposait pas qu'il y eût adhéré.
Mais qu'avait-il fait pour les prévenir ?
On avait vu qu'il avait au besoin son franc-parler et savait se faire écouter :
un silence complaisant n'était-ce pas une demi-complicité ? Supposé au contraire
qu'il eût tout ignoré, c'était le cas de parler haut pour ne pas se laisser
compromettre plus longtemps dans cette solidarité sanglante. Encore, s'il ne se
fût agi que de son honneur personnel, il n'est point d'injurieux soupçons que
l'humilité chrétienne ne pût se résignera souffrir. Mais c'est l'honneur même de
l'Église qui était en cause. Une austère discipline dont elle était justement
fière condamnait encore les pécheurs notoires a une pénitence publique.
Inflexible dans ses rigueurs envers les humbles et les faibles, allait-elle
user, envers le monstrueux attentat d'un coupable couronné, d'une indulgence
dont le scandale passerait alors celui du crime lui-même ? Théodose s'était posé
comme le défenseur attitré de la foi du Christ. Était-ce une raison pour lui en
laisser violer impunément tous les préceptes ? Fallait-il laisser dire que tout
était pardonné d'avance par l'Église, dès qu'on défendait ses droits et qu'on la
délivrait de ses adversaires ? Mais de quoi servirait alors un zèle aussi
stérile qu'intéressé ? Tout le bienfait de la conversion de l'Empire se trouvait
compromis, car à quoi bon fermer les sanctuaires païens, si au pied de l'autel
où la croix avait remplacé les idoles pouvaient se présenter sans rougir et la
tête haute des Caligulas chrétiens et des Nérons catholiques ?
Le parti fut donc pris aussitôt et sans hésitation par Ambroise d'obtenir à tout
prix de Théodose la satisfaction éclatante exigée par la loi divine. Outre les
motifs élevés d'intérêt général qui l'y décidaient, une considération, plus
pressante encore, lui en faisait un devoir. Pasteur des âmes, il se devait au
salut fût-ce d'une seule d'entre elles. Celle de Théodose lui était chère, il la
voyait en péril et lui seul pouvait, en faisant appel à sa conscience, le
dégager de ce que l'Écriture appelle le filet de l'iniquité. Mais le moyen à
employer pour faire arriver cet avertissement solennel à la conscience de
l'Empereur demandait quelques réflexions. D'abord il fallait être sûr d'être
écouté jusqu'au bout, et la méfiance qu'on lui avait témoignée lui faisait
craindre qu'on ne fût résolu d'avance à lui fermer la bouche. Puis il ne
s'agissait pas seulement, comme dans la cause de l'évêque de Callénique, d'un
ordre secret non encore exécuté et qui pouvait être révoqué sans bruit. Cette
fois l'acte était consommé (et quel acte, et avec quel éclat ! ), le mal était
irréparable, ou du moins il n'était d'autre réparation possible que l'aveu de la
faute et la profession publique du repentir. L'orgueil impérial se
résignerait-il à un tel sacrifice et la proposition seule ne paraîtrait-elle pas
une offense qui ne serait pas supportée ?
Aussi, pour ne rien précipiter et ne pas courir au-devant d'un accueil qui
aurait rendu tout retour impossible, il prit occasion d'une de ces
indispositions de santé que l'extrême fatigue des travaux auxquels il se livrait
rendait fréquentes et alla prendre du repos dans la maison de campagne d'un de
ses amis. Il se dispensait ainsi de venir trouver tout de suite Théodose comme
c'était, même après une courte séparation, son affectueuse habitude. Puis quand
son absence ayant duré quelques jours, il ne douta plus qu'elle eût été
remarquée, il prit la plume pour en faire connaître le douloureux motif :
« Vous savez, dit-il, le souvenir que je garde et de notre vieille amitié et des
bienfaits que j'ai reçus de vous. Vous devez donc penser que ce n'est qu'à
regret que je ne suis pas venu saluer à votre arrivée, qui en d'autres temps,
m'aurait été si bien venue, et j'aurais certainement mieux aimer mourir que
d'attendre deux, puis trois jours, sans m'acquitter de ce devoir. Mais que
pouvais-je faire ? »
Il s'était bien aperçu, ajoutait-il, qu'on le tenait à l'écart et qu'on se
plaignait qu'il fût trop bien informé de ce qui se passait dans les conseils de
l'Empereur. Quelle conduite tenir alors! « Devais-je ne rien entendre et me
boucher les oreilles avec de la cire comme on le rapporte dans certaines fables
? Fallait-il parler ? J'avais à craindre de provoquer des ordres rigoureux. Me
taire ? C'eût été le pire des partis, c'était enchaîner ma conscience; le prêtre
qui n'avertit pas celui qui s'égare et le laisse mourir dans son erreur est
coupable de ne pas l'avoir éclairé. Laissez-moi vous dire aussi, Empereur
auguste, vous craignez Dieu, je le sais, mais vous avez une impétuosité
naturelle qui, suivant le langage qu'on lui tient, pour la calmer ou l'irriter,
se tourne à la miséricorde, ou s'emporte et ne peut plus se contenir. J'ai donc
voulu vous livrer à vous-même pour que vous puissiez vaincre par la force de
votre piété l'élan de votre nature. »
Mais du moment qu'il se décide à parler, c'est sans ménagement. — « Ce qui a été
fait à Thessalonique, déclare-t-il hautement, n'a point de pareil dans la
mémoire des hommes. Dès lors, il n'y a plus qu'un seul remède, c'est d'en
témoigner son repentir. Pourquoi auriez-vous honte, Empereur, de faire ce qu'a
fait le roi David, auteur, suivant la chair, de la descendance du Christ, et de
dire comme lui au prophète Nathan: « J'ai péché devant le Seigneur ? » — Puis
après avoir rappelé d'autres traits pareils d'illustres repentirs dont parle
l'Écriture. « Je ne rappelle point ces exemples, reprend-il, pour vous humilier
mais pour que vous effaciez ce péché du souvenir de votre règne, et vous ne
l'effacerez qu'en humiliant votre âme devant Dieu : car le péché ne s'efface que
par les larmes et la pénitence. Ce n'est ni un ange, ni un archange qui peut
dire au pécheur : je suis avec vous. Vous êtes homme, la tentation est venue sur
vous : surmontez-la ; je vous le conseille, je vous en prie, je vous en conjure,
car ma douleur est extrême de voir que vous, qui étiez le modèle de la piété,
qui vous étiez si souvent signalé par votre clémence, et avez fait tant de fois
grâce à des coupables, vous ayez fait périr tant d'innocents. Quelque gloire que
vous eussiez acquise, c'est votre piété cependant qui en était le couronnement,
c'est ce titre d'honneur que le démon a voulu vous enlever. Repoussez-le, quand
vous avez encore le moyen de le vaincre. Rien ne m'excite contre vous, vous le
savez, mais j'ai un grand sujet de crainte. Je n'oserai pas offrir le saint
sacrifice si vous vouliez y assister. Je ne le pourrais pas même si c'était le
sang d'un seul innocent qui eût été versé ! Le pourrais-je quand un si grand
nombre a péri ? Je ne le pense pas. Je vous écris ceci de ma propre main pour
que vous soyez seul à le lire. »
L'intention d'Ambroise était évidemment de laisser au repentir de Théodose tout
le mérite d'une inspiration spontanée dont la générosité aurait eu un caractère
de grandeur. Nulle indication du mode d'expiation que l'Empereur devait choisir
lui-même. Pas un mot des châtiments spirituels que les prescriptions canoniques
devaient imposer, si la pénitence se faisait attendre. Rien absolument qui
ressemble au désir que des historiens lui ont souvent prêté de profiter de
l'indignation publique pour élever l'autorité du sacerdoce au-dessus de celle de
l'Empire.
Cette réserve ne fut pas comprise. Soit que Théodose eût montré la lettre à des
conseillers qui s'appliquèrent à en dénaturer le sens, soit que trop blessé
lui-même dans son orgueil pour en faire la confidence, il eût résolu de n'en
tenir aucun compte, espérant aussi qu'on n'oserait pas le braver en face, il se
présenta à la grande basilique suivant son habitude avec son cortège accoutumé ;
mais il était encore dans le vestibule que, sur le seuil de l'Église même,
Ambroise était devant lui, revêtu de ses habits sacerdotaux! « Arrêtez,
Empereur, lui dit-il, d'une voix grave. Je vois bien que vous ne vous rendez pas
compte de la gravité du meurtre que vous avez commis, et même, maintenant que
votre colère est apaisée, votre raison ne mesure pas encore l'étendue du crime.
C'est sans doute la puissance souveraine qui vous aveugle, et la liberté que
vous avez de tout faire obscurcit votre raison. Songez cependant que pour tous
la nature humaine est fragile et mortelle et que nous devons tous retourner à la
poussière dont nous sommes sortis : que l'éclat de la pourpre ne vous fasse donc
pas illusion sur l'infirmité du corps qu'elle recouvre. Les hommes auxquels vous
commandez sont de la même nature que vous, et assujettis à la même puissance.
Car il n'y a pour tous qu'un seul Empereur qui est le créateur de toutes choses.
De quels yeux donc allez-vous regarder le temple de ce commun maître ?
Comment vos pieds oseront-ils fouler le sol de son sanctuaire ? Comment
oserez-vous lever vers lui vos mains sanglantes ? Comment ces mains
pourront-elles toucher le corps sacré de Jésus-Christ ? Comment porterez-vous
son sang à ces lèvres qui, par une parole de colère, ont fait répandre celui de
tant d'innocents ? Retirez-vous donc pour ne pas ajouter un nouveau péché à
celui dont vous êtes coupable. Acceptez le lien que le Dieu souverain vous
impose, c'est le remède qui rendra la santé à votre âme. »
Ces fortes paroles causaient à Théodose un trouble qui se lisait sur son visage
; il les écoutait la tête basse, et à certains moments même, on vit des larmes
dans ses yeux, il se retira en silence, sans faire un pas pour franchir le seuil
du sanctuaire, car il comprenait, dit le narrateur qui rapporte cette scène, que
le devoir du prêtre n'est pas le même que celui des rois.
Mais si le fond de l'âme était touché, les raisons politiques qui avaient fait
effet sur son esprit ne cessaient pas de le disposer à la résistance. La
crainte, qu'on lui avait inspirée, de voir s'élever une puissance rivale de la
sienne, censurant ses actes et prétendant faire exécuter la loi à sa place,
étouffait ses scrupules et huit longs mois se passèrent sans qu'il fît un pas
pour se rapprocher d'Ambroise, qui, de son côté, ne relâchait rien de la
sévérité de son attitude. Toutes les relations étaient rompues entre l'Église et
le palais. La situation s'aggravait en se prolongeant et, aux approches de la
fête de Noël, tout le monde se demandait si, dans ce jour d'allégresse commune,
l'Empereur allait être le seul chrétien qui n'aurait pas le droit de prendre
part à la joie de l'Église, saluant la venue du sauveur du monde.
Lui-même, triste et solitaire au fond de son palais, se faisait cette question
avec angoisse. Ce fut dans un de ces moments de réflexion poignante que le
préfet du palais, Rufin, entrant chez lui pour des affaires de son service, le
trouva affaissé sur lui-même et le visage baigné de larmes. Rufin passait pour
être de tous ses conseillers politiques celui qui l'avait le plus vivement
encouragé, sinon à ordonner la terrible exécution elle-même, au moins à
maintenir son droit de n'accepter aucun contrôle sur l'exercice de son pouvoir.
« Qu'avez-vous donc ? » lui demanda-t-il d'un ton qui semblait lui reprocher
dédaigneusement sa faiblesse. « Vous riez, Rufin, répondit Théodose, mais vous
ne savez pas ce que je souffre. L'Église de Dieu est ouverte aux voleurs et aux
mendiants, ils y entrent librement pour offrir leur prière à Dieu. Mais l'Église
est fermée pour moi et avec elle les portes du ciel, car je ne puis oublier
celte parole du Seigneur : « Tout ce que « vous lierez sur la terre sera lié
dans le ciel. » — N'est-ce que cela ? reprit Rufin, je vais aller trouver
l'évêque, je saurai bien obtenir de lui qu'il vous délivre de ce lien. — Non,
dit l'Empereur, vous ne réussirez pas à adoucir Ambroise, car je sais que sa
sentence est juste, et je le connais, toute la puissance impériale ne le
décidera pas à violer la loi divine. » Rufin insista et Théodose le laissa
partir, ayant peut-être quelque espérance que cette démarche d'un magistrat
important paraîtrait à Ambroise une satisfaction suffisante, en lui montrant le
prix qu'on attachait à son jugement : et il se décida à le suivre lui-même
d'assez près pour connaître plus tôt le résultat de l'ambassade.
Mais l'effet fut précisément le contraire de celui dont Rufin s'était flatté. La
qualité de ministre habituel des commandements de l'Empereur fit croire à
Ambroise qu'il apportait des ordres et qu'il fallait s'attendre à voir forcer
l'entrée de l'Église. Aussi du plus loin qu'il le vit : « Que venez-vous faire
ici, dit-il, et quelle est votre cynique impudence ? Ne sait-on pas que vous
êtes de ceux qui ont conseillé cet horrible massacre, et ce souvenir ne
devrait-il pas vous couvrir de confusion ? » Rufin déconcerté se borna à dire :
« L'Empereur va venir, veuillez ne pas le repousser. — Qu'il vienne, reprit
Ambroise, mais qu'il sache que s'il passe le vestibule de l'Église, je l'en
expulserai moi-même, et s'il veut faire acte de tyran et non d'Empereur, je
m'offrirai de grand cœur à ses coups. »
Rufin, ne songeant plus alors qu'à éviter une rencontre qui ne lui promettait
rien de favorable, se précipita au-devant de l'Empereur et le trouvant déjà à
moitié chemin de l'Église, en pleine place publique, il l'avertit de ne pas
passer outre. « Non, dit l'Empereur, j'irai et je subirai l'humiliation que j'ai
méritée. » Puis s'approchant de l'entrée de l'Église, où Ambroise était debout à
l'attendre, il le pria de consentir à le relever de son péché.
Mais Ambroise se méfiait toujours et croyait que l'ordre allait suivre la prière
: « Que voulez-vous, lui dit-il, et quelle audace vous pousse à venir fouler aux
pieds la loi divine ? — Je ne viens rien braver, dit le prince humilié, je viens
demander ma délivrance et vous prier, au nom de la clémence de notre Seigneur
commun, de ne pas me fermer la porte ouverte à tous les pécheurs repentants ? —
Quels signes de votre pénitence avez-vous donnés ? reprit Ambroise, quels sont
les remèdes qui ont pansé vos blessures ? — C'est à vous à me les indiquer, dit
l'Empereur, et à moi de les accepter.»
La soumission ne pouvait être plus complète et Ambroise, qui avait tenu à ce
qu'elle fût et parût volontaire, ne pouvait exiger et ne désirait même rien de
plus. Rien n'était plus loin de sa pensée que de chercher dans cet aveu,
victoire de la foi sur l'orgueil et sur la passion, soit un triomphe personnel,
soit même une occasion de présenter avec complaisance, par des signes sensibles,
le spectacle de la dignité impériale abaissée sous le poids de l'anathème.
L'expiation qu'il attendit de l'Empereur repentant, ce fut, au contraire, un
acte de son pouvoir rendu dans la forme de ses décrets ordinaires, de nature à
le relever clans l'estime et dans la confiance des peuples, en lui faisant
prendre un aspect inaccoutumé de modération et de justice. Une loi dut être
rédigée, séance tenante, portant qu'aucune sentence entraînant la confiscation
ou la mort ne serait publiée que trente jours après avoir été rendue. A
l'expiration de ce délai, la sentence serait présentée de nouveau pour être
révisée, s'il y avait lieu. Quand l'acte eut été libellé et signé, la barrière
du lieu saint fut ouverte, et Théodose s'y précipita : se prosternant jusqu'à
frapper de son front la terre, il répéta à haute voix ces paroles du psaume : «
O Dieu, mon âme s'est attachée au pavé de votre demeure : rendez-moi la vie
suivant votre parole. » L'office fut alors célébré comme d'habitude, avec cette
seule différence qu'au moment de la communion, Ambroise fit savoir à l'Empereur
qu'il devait venir y prendre part avec le commun des fidèles, au lieu d'attendre
qu'on la lui portât à une place réservée, dans le chœur, comme on lui en avait
laissé prendre l'habitude assez peu convenable à Constantinople. Théodose
remercia de l'avertissement et s'y conforma sans résistance.
« En vérité, disait-il plus tard lui-même, avec étonnement, en rappelant cette
heure si grave de sa vie, je ne connais qu'Ambroise qui m'ait fait voir ce que
c'est qu'un évêque. »
Cette pieuse surprise répondait à l'impression générale. Quelque effort qu'eut
fait Ambroise pour que la censure spirituelle encourue par le chrétien ne portât
aucune atteinte ni au pouvoir ni à la dignité du souverain, ce n'en était pas
moins l'épiscopat et l'empire qui s'étaient trouvés face à face dans cet
entretien solennel, et c'était l'épiscopat qui en sortait grandi, et on oserait
même dire, en parlant au point de vue de l'histoire, transformé, car au
caractère auguste que lui imprimait l'institution divine, se joignait une
mission nouvelle que des épreuves prochaines allaient lui imposer le devoir de
remplir. Les peuples n'oublieraient plus désormais où s'était trouvée, dans un
jour de terreur générale et sous le poids d'une servitude commune, la seule
force qui sût mettre un frein aux caprices d'une volonté arbitraire. Viennent
maintenant d'autres périls : viennent les affres de l'invasion et de la
conquête, vienne le flot d'une barbarie envahissante, qui emportera toutes les
digues et où sombreront tous les pouvoirs redoutés la veille, la direction est
donnée : on sait d'où peut venir la défense, d'où peut renaître l'espoir et la
confiance. Une loi récente du père de Valentinien avait institué, dans chaque
cité, un avocat chargé de prendre sa cause contre les exigences du fisc et les
vexations du gouverneur : qu'il en porte ou non le titre officiel, le vrai
défenseur de la cité, à l'avenir, ce sera l'évêque, et Ambroise, amenant
Théodose au pied des autels, a ouvert la voie où, soixante ans après, Léon ira
arrêter Attila aux portes de Rome.
Une autre considération devait frapper aussi les esprits réfléchis et ne peut
être indifférente à ceux qui aiment à reconnaître, à travers les coups toujours
mystérieux de la fortune, des leçons de haute moralité, dans l'histoire. Quelque
grand que fût le crime de Théodose, il ne dépassait pas et n'égalait même pas
ceux de tant de malfaiteurs couronnés qui l'avaient précédé sur le trône
impérial. A ceux-là, aux Tibère, aux Néron, aux Caligula, aux Domitien, aux
Héliogabale, ni dieux, ni hommes, ni prêtres, ni philosophes n'auraient demandé
compte de leurs monstrueuses folies. Vivants, on leur obéissait sans murmure,
morts, on leur décernait les scandaleux honneurs de l'apothéose. Loin qu'aucun
temple leur fût fermé, le Panthéon idolâtre leur ouvrait complaisamment ses
rangs. Il avait donc fallu que l'Évangile parût pour que réparation fût faite à
la sainteté et à la majesté divine, de cette longue série d'outrages. Regardée
de l'élévation de ce point de vue, la pénitence de Théodose n'est plus celle
d'un Empereur expiant sa faute personnelle, c'est celle de l'Empire tout entier
demandant grâce pour trois siècles de forfaits et de sacrilèges. Mais il était
trop tard pour l'obtenir. L'heure du châtiment était venue, et les prières
d'Ambroise lui-même ne pouvaient réussir à l'arrêter.
L'impression faite sur l'âme de Théodose avait été si profonde que, dès qu'il
fut de retour en Orient, (d'où des agitations sans cesse renaissantes ne lui
permirent pas de rester plus longtemps éloigné), il y reparut enflammé d'un
redoublement de zèle. Il mit tout de suite la main, par de nouvelles lois plus
rigoureuses encore que les précédentes, à la double œuvre qu'il avait
entreprise, la destruction du paganisme et la répression de l'hérésie(10).
Ce fut également le caractère des instructions qu'il laisse à son jeune collègue
en le plaçant sous la protection paternelle d'Ambroise. L'âme candide de
Valentinien très émue du grand spectacle auquel on venait d'assister était toute
préparée à s'y conformer. Bien qu'entré déjà dans sa vingtième année, à cet âge
où les jeunes gens, et surtout les jeunes souverains ont habituellement le goût
de l'indépendance, il se montra disposé à suivre toutes les directions
d'Ambroise. En ce qui touchait la religion surtout, portant de ce côté toute la
ferveur de son âme juvénile, il acceptait, il dépassait même les recommandations
de son maître spirituel : prières, jeûnes, assiduité aux offices, fuite des
plaisirs non seulement coupables mais profanes et frivoles, rien ne lui coûtait
pour attester l'ardeur et la vivacité de sa foi. Chaste, sobre, austère, il
vivait retiré dans un tendre et touchant intérieur de famille, avec ses deux
sœurs, Justa et Grata, qu'Ambroise dirigeait dans la voie de la perfection. Sa
dévotion n'avait pourtant rien d'étroit, ni qui le détournât de sa tâche royale.
Il s'initiait au détail de toutes les affaires et présidait à tous les conseils,
écoulant toutes les réclamations, et l'on ne reconnaissait l'empire de ses
convictions chrétiennes que par un esprit de clémence et d'humanité étranger aux
rudes habitudes du pouvoir absolu. Il manifestait surtout sa répugnance pour les
délateurs, cette triste engeance si nombreuse et si facilement écoutée dans ces
cours impériales où la méfiance était générale et où le souverain du jour se
croyait toujours menacé par les serviteurs même qui l'approchaient. 11 souriait,
disait, plus tard Ambroise, quand on lui parlait d'un de ces complots qui ont
fait trembler même de vaillants empereurs.
Il était pourtant impossible qu'imposant autour de lui la sévérité de mœurs dont
il donnait l'exemple, s'appliquant à faire prévaloir la justice sur la faveur,
il ne fît pas beaucoup de mécontents. Celui qui témoigna le plus tôt et le plus
vivement cette impatience d'un régime si nouveau, ce fut le chef principal de
l'armée, Arbogast, officier d'origine gothique, comme son nom l'indique, qui
avait su gagner la confiance de Théodose par le concours énergique qu'il lui
avait prêté dans sa campagne contre Maxime. En récompense, Théodose lui avait
remis le commandement général des troupes d'Occident, et l'avait laissé auprès
de Valentinien comme une sorte de précepteur militaire. On pouvait prévoir que
l'influence d'Ambroise et celle d'Arbogast, bien que portant sur des sujets
différents, se trouveraient fréquemment en présence et que de là devait naître
une rivalité à peu près inévitable. Ce ne fut pas Ambroise qui la provoqua, ce
fut Arbogast, qui avait espéré que par son âge, par son expérience, et grâce à
l'appui de Théodose, il exercerait sur Valentinien un empire à peu près absolu.
Quand il s'aperçut que le jeune homme avait sa volonté propre et tenait à
prendre ses résolutions lui-même, il attribua ce désir d'affranchissement à des
conseils dont il crut reconnaître l'origine et qui pouvaient menacer sa position
personnelle. Dès ce moment, Valentinien rencontra chez lui un esprit
d'opposition systématique à toutes les mesures dont il essayait de prendre
l'initiative. Il suffisait qu'il exprimât une volonté pour qu'Arbogast refusât
de s'y prêter et que souvent même un ordre contraire fût donné. Il se trouvait
d'ailleurs entouré d'officiers, tous placés par Arbogast et choisis parmi ses
créatures qui n'osaient faire un pas sans son approbation. C'étaient moins des
serviteurs que des surveillants et des gardiens.
L'impatience que causa au jeune prince cette impérieuse inquisition était
naturelle. Elle devint surtout très vive quand il dut, sur les conseils et
presque par les ordres d'Arbogast, faire une visite aux provinces et aux légions
de Gaule : on lui avait représenté que sa présence y était nécessaire,
l'autorité impériale ne s'étant plus fait voir ni sentir dans ces contrées
depuis la rébellion de Maxime. Là, Arbogast avait si bien tout disposé d'avance
que les honneurs rendus au souverain nominal ne furent qu'un simulacre dont
l'apparence ne trompa personne. A Vienne, où il dut faire séjour, Valentinien
fut laissé à peu près seul dans le palais, où les fonctionnaires eux-mêmes
n'osaient le visiter. Il cherchait sans le trouver un regard ami ou
bienveillant. Les historiens rapportent qu'il écrivit en cachette à Théodose
pour se plaindre de l'embarras de sa situation, mais Constantinople était bien
loin, Théodose bien occupé, les courriers bien lents et peu sûrs et l'appel
resta sans réponse.
Une seule fois cependant il fit acte de volonté, eut l'illusion qu'il pouvait
encore être obéi. Ce fut quand il dut recevoir une députation des infatigables
sénateurs païens qui, le sachant éloigné d'Ambroise, vinrent voir s'il était
possible de profiter de son éloignement pour obtenir quelque apparence en faveur
du culte dont la destruction leur tenait toujours au cœur. Cette quatrième
démarche ne fut pas plus heureuse que les précédentes; Valentinien, qui avait
toujours présente à la mémoire la scène touchante de son enfance, et qui
d'ailleurs n'hésitait pas quand sa conscience était en éveil, renvoya les
sénateurs sans les entendre. « Et pourtant je n'étais pas là, disait plus tard
Ambroise, et je n'avais pas même eu le temps de lui écrire. »
Mais cette fois Arbogast, qui peut-être avait laissé venir la députation
sénatoriale pour mettre le jeune Empereur dans l'embarras et jouer à Ambroise un
tour malicieux, connaissait trop bien les sentiments de Théodose pour insister
sur un point si délicat, et Valentinien put se croire Empereur ce jour-là.
Fut-ce ce succès apparent qui l'engagea à frapper un coup qui eût été décisif,
mais dont il n'avait pas calculé suffisamment la portée. Peu de jours après, se
trouvant assis sur son trône devant le Consistoire assemblé, quand Arbogast vint
lui présenter, suivant l'usage, un ordre de service tout préparé en lui
demandant de le contresigner, il prit la feuille qu'on lui tendait, la mit de
côté et en substitua une autre. Arbogast qui la reçut y lut avec autant de
surprise que de colère un brevet en forme qui lui retirait le commandement des
troupes. Il n'hésita pas à payer d'audace : « Ce n'est pas de vous que j'ai reçu
ce commandement, et vous n'avez pas le droit de me le retirer. » Puis il déchira
le papier et en jeta les fragments à terre. Valentinien porta les yeux, autour
de lui : l'auditoire restait muet et personne ne lui venait en aide. Le jeune
homme au désespoir se précipita alors sur le soldat qui était au pied de son
trône et chercha à lui prendre son épée. « Que faites-vous, dit Arbogast, en
arrêtant son bras, voulez-vous me tuer ? — Non, dit le prince, mais c'est moi
qui veux mourir, j'aime mieux ne pas vivre que de régner sans commander. » On se
jeta entre les deux adversaires qui étaient déjà corps à corps, et la séance lut
levée clans le trouble.
Tout restait en suspens, les deux partis en présence, peut-être également mal à
l'aise l'un et l'autre. Valentinien se refusait à donner aucune signature aux
ordres requis pour le service des troupes et où il soupçonnait toujours quelque
piège caché : Arbogast, de son côté, n'était nullement sûr que Théodose, dont il
connaissait l'affection pour son jeune beau-frère, lui donnât complètement
raison. Un dénouement violent était donc inévitable, et Valentinien, ne voulant
pas l'attendre sur le terrain de la Gaule qui manquait sous ses pas, annonça le
projet de retourner en Italie pour aller à la rencontre d'une attaque de
Barbares qui menaçait l'Illyrie.
Arbogast ne pouvait s'opposer ouvertement à un dessein si généreux, mais tous
les convois militaires étaient dans sa main; il fit naître tant de difficultés,
tant de retards que les jours se passaient sans que le cortège impérial pût se
mettre en route, et le captif vit bien que son geôlier ne voulait pas le laisser
échapper. L'angoisse du malheureux jeune homme était extrême, il souffrait
surtout de n'avoir pas un ami à qui il pût en faire confidence. Il n'en était
qu'un en réalité dont il pût attendre à la fois conseil et consolation, c'était
Ambroise; aussi n'hésita-t-il pas à lui faire demander à plusieurs reprises de
venir le trouver, en donnant pour prétexte de son insistance le désir qu'il
avait de recevoir le baptême avant d'aller au combat et de ne tenir que d'une
main qui lui était si chère le sacrement qui devrait lui ouvrir les portes du
ciel.
Ambroise s'est douloureusement excusé d'avoir tardé à répondre à cet appel.
D'abord il ne se rendit pas bien compte de la situation, car Valentinien, qui
craignait toujours que les communications fussent interceptées, ne s'expliquait
qu'avec réserve. Puis il craignit d'offenser ses confrères de Gaule en venant
prendre leur place dans la cérémonie solennelle d'un baptême impérial. Enfin le
jour où il avait résolu de partir, le bruit se répandit dans Milan que
l'Empereur, dont le retour était annoncé, allait arriver, et déjà les
préparatifs étaient faits au palais pour le recevoir. Quelques journées furent
encore perdues sur ce faux avis, et quand Ambroise se mit enfin en route il
était trop tard.
Valentinien l'avait attendu avec une impatience qui croissait d'heure en heure.
Il envoyait à sa rencontre messagers sur messagers pour le prier de hâter sa
marche. Le dernier qu'il expédia était pris dans sa propre garde, qu'on appelait
la compagnie des silentiaires, nom qui aurait dû lui inspirer quelque confiance;
et cependant, prévoyant que celui-là aussi pouvait être arrêté en route et
obligé de donner connaissance de sa commission, il avait eu soin d'assurer dans
sa lettre que, s'il attendait l'évêque, c'était afin de se servir de lui comme
intermédiaire pour se réconcilier avec Arbogast. Le soir, avant de se coucher,
le matin, en s'éveillant, sa question était toujours : « Eh bien, le silentiaire
est-il arrivé ? »
Il n'arriva pas, Arbogast y avait mis ordre. Ambroise une fois annoncé, il
aurait fallu l'attendre, et une fois venu, lui faire accueil. Et dut-il le
recevoir à la tète de ses troupes, il ne convenait pas à Arbogast de se trouver
face à face avec cet homme qui, tout seul, avait fait à deux reprises, par des
réprimandes publiques, reculer Théodose. Et puis Ambroise ne viendrait pas seul,
il serait entouré d'une foule empressée de fidèles, et s'il apportait, comme on
n'en pouvait douter, des paroles de conciliation et de paix, comment éviter de
les entendre ? Le plus sûr pour n'avoir rien à lui refuser, c'était de ne lui
laisser rien à demander. Aussi personne ne fut surpris d'apprendre qu'avant
qu'Ambroise eût eu le temps d'arriver, Valentinien avait cessé de vivre.
La version officielle, à laquelle personne n'ajouta foi, fut qu'il s'était donné
la mort lui-même, dans un accès de fureur pareil à celui auquel on l'avait vu se
livrer dans le consistoire et où il avait, en effet, menacé d'attenter a ses
jours : mais le secret fut si bien gardé sur le mode de cette cruelle opération
que les historiens en ont rapporté diversement les circonstances. Fut-il étouffé
dans son lit par les eunuques du palais, ou, pendant une promenade qu'il faisait
sur les bords du Rhône, fut-il assailli par des assassins qui l'étranglèrent et
laissèrent son corps pendu à un arbre ? Y eut-il même quelques passants qui,
n'osant lui venir en aide, l'entendirent pourtant s'écrier : « Ah ! mes pauvres
sœurs ! »
Mais bien qu'on ne s'entretînt qu'à voix basse de ces conjectures, toutes
également pénibles, le regret fut général, même chez ceux dont le lâche abandon
avait laissé le crime s'accomplir. Tant de jeunesse, tant de vertus, tant de
grâces! et une fin si cruelle ! L'horreur et la compassion se lisaient dans tous
les regards. Pour mettre fin à ces témoignages contenus mais visibles de la
réprobation publique, Arbogast eut hâte de décider que les restes mortels
seraient portés sans retard et avec honneur à Milan.
Le cortège funèbre rencontra Ambroise avant qu'il eût franchi les passages des
Alpes. Il était parti suivi des vœux de toute la population, et chargé en
quelque sorte par les premiers de la cité, par les magistrats eux-mêmes de leur
ramener leur empereur; tous comptaient que si quelque résistance s'opposait,
comme on commençait à le craindre, à ce retour désiré, ce serait lui qui saurait
y mettre fin.
Il recula d'horreur devant l'effroyable nouvelle et sa rentrée à Milan avec la
dépouille chérie fut une scène dont la douleur passa toute expression. Ce fut un
concert de gémissements et de sanglots. « Tout le monde pleurait, dit Ambroise,
ceux qui ne le connaissaient pas, ceux qui le craignaient, ceux qui ne
l'aimaient pas; les Barbares eux-mêmes et ceux que nous aurions regardés comme
des ennemis. » La foule éplorée s'en prenait à Ambroise lui-même, à qui on
reprochait d'avoir trop attendu. S'il eut été là, disait-on, rien ne serait
arrivé. « Mais que pouvais-je donc faire ? Étais-je un prophète pour deviner
l'avenir. » Et cependant, lui-même avait peine à ne pas se reprocher de n'avoir
pas couru au premier appel pour serrer dans ses bras son enfant bien-aimé.
Avant de procéder aux funérailles, on résolut d'attendre les ordres de Théodose
qu'Ambroise lui demanda lui-même dans une lettre où il lui rappelait que c'était
à lui qu'il avait dû l'affection filiale de Valentinien. « Il me regardait comme
son ennemi dans son enfance, grâce à vous il m'avait appelé son père. » Jusqu'à
ce que la réponse fût revenue, le corps du prince fut déposé dans une urne de
porphyre, auprès de laquelle ses deux sœurs tout en larmes veillaient jour et
nuit.
L'appel d'Ambroise à Théodose avait évidemment, dans sa pensée, un autre but que
celui de le consulter sur l'ordonnance d'une cérémonie funéraire. C'était une
manière de lui faire sentir que tout désormais dépendait de lui et que, dans la
crise terrible qui s'ouvrait de nouveau, c'était à lui de pourvoir au salut de
l'Empire et de l'Église.
Celui qui aurait dû surtout être pressé de provoquer et de recevoir les ordres
de Théodose c'était Arbogast, puisque, investi du commandement régulier des
troupes, c'était à lui à rendre compte de l'événement soi-disant fortuit et
naturel qui le laissait seul à leur tête en Gaule : mais toute son audace n'alla
pas jusqu'à jouer jusqu'au bout une comédie dont il pensa, non sans raison, que
Théodose ne voudrait pas paraître dupe. Il n'osa pas non plus employer ce qui
eût été le vrai moyen pour s'affranchir de toute dépendance, il hésita à prendre
lui-même la dignité impériale à l'exemple de Maxime, bien qu'il eût probablement
pu sans doute obtenir qu'elle lui fût décernée par ses troupes; mais faire tout
de suite tourner le meurtre à son profit, c'eût été désigner trop ouvertement
qu'il était le meurtrier. Quel effet, d'ailleurs, aurait produit à Rome, au
Sénat et dans tous les grands centres attachés aux souvenirs du passé, un nom de
forme exotique et barbare comme le sien, inscrit sur la liste des empereurs à la
suite des Trajan, des Dioclétien, des Constantin et des Théodose ? Il prit un
moyen terme qui lui parut propre à lui réserver en réalité tous les fruits de
son crime en sauvant seulement les apparences : ce fut de créer un Empereur de
son choix qu'il pût tenir dans sa dépendance et qui le laisserait régner sous
son nom. Pour être sûr de n'avoir pas à craindre que ce prête-nom se prît au
sérieux, il eut soin de le chercher en dehors de toute attache militaire, dans
une profession qui n'eût aucun rapport avec celle des armes. Ce fut un rhéteur
obscur du nom d'Eugène, qui avait dû à son habileté de plume un emploi élevé
dans l'administration. Il le fit proclamer par les procédés qui assuraient
habituellement l'obéissance des troupes et il obtint ainsi, sans résistance, la
soumission des populations accoutumées depuis longtemps à s'incliner devant un
fait consommé. Une députation dut être envoyée à Théodose pour lui notifier cet
événement inattendu, et lui demander en faveur de ce nouveau collègue, au moins
la tolérance qu'il avait quelque temps accordée à Maxime. On savait d'ailleurs
que le vaillant empereur, bien qu'encore dans la force de l'âge, sentait le
besoin de repos. On put espérer qu'il hésiterait à courir tout le risque
toujours grave d'une expédition lointaine à porter en Occident.
Pendant que cette délégation étrangement composée d'un rhéteur païen, ami
d'Eugène et d'évêques de Gaule ralliés au pouvoir naissant, faisait route vers
Constantinople, la réponse de Théodose à Ambroise arrivait à Milan et il n'y eut
plus de prétexte pour retarder la cérémonie de la sépulture qui était d'autant
plus impatiemment attendue qu'on ne doutait pas qu'Ambroise dût y prendre la
parole. Qu'allait-il dire ? et comment s'y prendrait-il pour trouver un langage
qui répondit non seulement à la douleur, mais aussi à l'indignation publique
(deux sentiments qu'il éprouvait certainement plus que tout autre) sans se
prononcer pourtant, avant que Théodose eût parlé, sur le caractère d'une
révolution que son coupable auteur voulait couvrir encore d'un masque de
régularité et de décence. Comment plaindre assez l'infortunée victime sans
prendre à partie, sans désigner trop clairement celui dont la main l'avait
frappée dans l'ombre ? Jamais l'art oratoire ne fut mis à épreuve plus délicate
et n'en sortit plus heureusement. Pendant une heure entière, où toute une foule
anxieuse était suspendue à ses lèvres, Ambroise sut être tour à tour et tout
ensemble ému, entraînant, mesuré, hardi, à certains moments, politique et
pathétique à la fois. Pas un mot qui ne fût en accord avec l'horrible pensée
présente à l'esprit de tous : mais pas un mot qui fît prendre à la voix du
prêtre le ton de l'accusateur. Le soupçon, partout indiqué, est laissé à
l'auditeur qui le complète et qui l'achève. Quelle adresse par exemple, et
quelle éloquence dans ce début : « Valentinien nous arrive, mais non pas tel que
nous nous étions promis de le voir. Lui pourtant avait voulu tenir sa promesse
quand il avait entendu dire que les Alpes qui défendent l'Italie étaient
menacées par un ennemi barbare, il a voulu se mettre en danger lui-même en
quittant la Gaule pour venir partager nos périls ! Voilà donc le crime d'un
Empereur! C'est d'avoir voulu sauver l'Empire de Rome ! » Mais qui donc lui
avait fait un crime de ce généreux dessein ? Ambroise semble l'ignorer, et ne
fait pas la question parce que la réponse est déjà sur toutes les lèvres.
Ailleurs, l'insinuation est d'autant plus claire qu'un effort apparent est fait
pour la détourner : « Ainsi, il meurt dès ses premiers pas dans la vie : je
parle de la promptitude et non du genre de sa mort, car je pleure et n'accuse
pas ».
Ailleurs encore, en assurant que s'il était arrivé à temps il aurait tout fait
pour rétablir la paix et la concorde en Gaule, il rappelle les ambassades bien
différentes qu'il avait remplies en Gaule aussi auprès de Maxime. « Ah ! qu'il
vaut mieux, s'écrie-t-il, pour les évêques être persécutés qu'aimés par les
Empereurs ! Que j'étais plus heureux quand c'était moi qui risquais ma vie pour
toi, qu'aujourd'hui que j'ai à pleurer ta mort. »
Le nom de Maxime n'était pas ramené sans intention non plus que celui de Gratien
qui revient à peu près à toutes les lignes, car c'était évoquer le souvenir d'un
crime et d'un malheur tout pareils; mais ceux-là, du moins, on pouvait les
qualifier en liberté, car ils avaient été vengés avec éclat.
En réalité, ce n'est pas à Valentinien seul que ce discours mémorable est
consacré, c'est aux deux frères, l'un et l'autre si tendrement aimés et qui
avaient marché sous sa direction, dans la voie où il désirait voir entrer
l'Empire. Rien de plus fin et de plus délicatement nuancé que les deux portraits
qu'il trace. Il y a quelque chose de plus viril et de plus fortement dessiné
dans les traits de celui qui au moins a assez vécu pour régner, mais Valentinien
est l'enfant chéri dont il se plaît à peindre même la beauté juvénile. « 0
Valentinien, mon bel adolescent, au visage candide et rosé, portant sur ses
traits l'image du Christ. » Je ne crois pas qu'il y ait nulle part une peinture
plus touchante que celle de la rencontre des deux frères dans le séjour de la
béatitude éternelle. L'orateur emprunte pour parer cette scène tous les trésors
de poésie répandus dans les livres mystiques de l'Écriture Sainte. « Au-devant
de cette âme qui monte, je vois Gratien qui arrive et qui l'embrasse : « Viens,
lui dit-il, frère, allons dans les champs et reposons-nous à l'abri des châteaux
; demain avant le jour, nous parcourrons les vignes, allons dans les champs où
le travail n'est point stérile et où fleurit une abondante moisson de grains.
C'est là que tu récolteras ce que tu as semé sur la terre... Reposons-nous dans
les châteaux, c'est-à-dire dans ces lieux fortifiés et mis à l'abri de
l'incursion de bêtes féroces de la terre.... Viens dans le sein de Jacob,
repose-toi comme Lazare le pauvre dans le sein d'Abraham. » Puis il l'entraîne
avec lui dans la demeure éthérée, et les anges et les autres âmes glorieuses qui
les voient passer demandent : « Quelle est donc cette âme qui s'élève toute
candide vers nous, soutenue par un appui fraternel ? » O frères chéris, heureux
serez-vous l'un et l'autre si mes prières ont quelque force. Je ne laisserai
passer aucun jour sans prononcer votre nom, ni aucune nuit sans que mes prières
s'élèvent en voire faveur. Votre pensée sera présente à tous mes sacrifices. O
Gratien et Valentinien, également beaux et également chers, que votre vie a été
bornée par d'étroites limites, que le terme de vos jours est venu rapidement!
Votre vie s'est écoulée plus vite que les flots pressés du Rhône....
Inséparables dans la vie, la mort ne vous séparera pas. Plus simples tous deux
que la colombe, plus légers que les aigles et plus doux que les agneaux !... Et
moi non plus, Seigneur, ne me séparez pas dans la mort de ceux qui m'ont été si
chers en cette vie, et que je vive avec eux dans l'éternité, puisqu'il ne m'a
pas été donné de jouir plus longtemps ici-bas de leur tendresse. »
Malgré des précautions de langage qui étaient comme un voile transparent au
travers duquel tout le monde voyait clair, les rapports d'Ambroise avec le
pouvoir nouveau, créé en Gaule, ne pouvaient être mis sur un pied de cordialité
même apparente. Mais Arbogast connaissait trop bien de quelle force populaire
disposait le grand évêque pour ne pas faire sentir à son fantôme d'empereur la
nécessité de le ménager. Eugène dut donc écrire à Ambroise en quelque sorte pour
donner officiellement avis de son avènement, ce qui était une manière flatteuse
de traiter avec lui de puissance à puissance. « Je ne fis point de réponse, dit
Ambroise, parce que je savais ce qui devait arriver. »
Ambroise n'avait pas besoin en effet de toute sa sagacité ordinaire pour deviner
qu'un pouvoir de circonstance, composé de l'alliance étrange d'un soldat de
fortune et d'un pédant de collège, ne jouirait pas d'une durée pacifique et
qu'il n'avait rien à en attendre pour la sainte cause à laquelle il était
dévoué. Ses prévisions bien que justes ne furent pourtant pas tout de suite
réalisées. La députation d'Eugène avait trouvé à Constantinople le palais
impérial livré à la désolation. La nouvelle imprévue de la mort de Valentinien,
annoncée à sa sœur l'impératrice Galla, lui avait causé un saisissement qui,
dans l'état de grossesse avancée où elle était, détermina un accident mortel.
Théodose perdait ainsi pour la seconde fois toutes ses joies de famille. Ce
trouble et ce deuil auraient suffi pour qu'aucune réception solennelle ne pût
être faite aux ambassadeurs d'Eugène, mais rien n'était prêt non plus pour une
attitude d'hostilité déclarée dont une guerre à bref délai eût été la
conséquence. Théodose reçut donc les députés, mais en audience privée et écouta,
sans observation, le récit mensonger qu'ils lui apportaient et il les congédia
ne leur ayant fait ni question, ni réponse, se donnant ainsi le temps de
réfléchir sur la conduite qu'il avait à tenir.
Arbogast aussi dut faire ses réflexions et sans aller
au-devant d'une rupture qu'un tel accueil rendait à peu près inévitable, il se
prépara à l'attendre sans trop de désavantage. Il employa activement le temps
qu'on lui laissait à relever l'autorité chancelante qu'il avait créée dans
l'estime des populations. Ce fut d'abord au moyen d'une campagne militaire dont
les tribus barbares qui bordaient le Rhin donnaient toujours un prétexte.
L'expédition fut heureuse, et Eugène qui suivait l'armée put être amené au camp
pour assister et donner sa signature à la conclusion d'un traité imposé aux
tribus soumises. Mais, même dans ces régions reculées, le meurtrier de
Valentinien ne pouvait échapper au souvenir importun d'Ambroise. Un biographe
rapporte, en effet, qu'une fois le traité conclu, il avait convié quelques-uns
des roitelets à dîner avec lui. Un d'entre eux lui demande subitement: «
Connaissez-vous celui qu'on nomme Ambroise ? » Surpris de la question, Arbogast
fit pourtant bonne mine. Oui. répondit-il, je suis de ses amis, et je dîne
souvent avec lui. — Ah ! reprit le Barbare, voilà ce qui vous a fait vaincre,
c'est que vous êtes l'ami d'un homme qui peut dire au soleil : arrête-toi, et il
s'arrête. » Cet homme dont la renommée s'étendait ainsi au delà des limites des
pays connus, il fallait pourtant finir par le regarder en face, car on n'était
pas un véritable Empereur tant qu'on n'était pas maître de cette ville de Milan
qui était la capitale de la préfecture d'Italie et un passage nécessaire pour
aller à Rome, et là on était sûr de le rencontrer. Si l'on ne pouvait guère
conserver l'espoir de le séduire et de l'attirer à soi, force était de chercher
un point d'appui pour tenir tête à la souveraineté populaire qu'il s'était
acquise. De là la nécessité de se rapprocher de ses ennemis naturels, les
derniers sectateurs du polythéisme dont bon nombre restaient encore soit dans
les masses superstitieuses des campagnes, soit dans les rangs de la haute
administration, qui ne s'était jamais résignée qu'à regret à la révolution
religieuse, soit enfin parmi ces lettrés qui, comme Eugène, n'étaient chrétiens
que de nom et n'avaient de véritable dévotion que pour Apollon et les Muses. Une
réconciliation du nouvel Empereur avec les débris du parti païen était
inévitable et l'occasion en fut naturellement fournie par le préfet du prétoire
Flavien, païen lui-même, quand il vint apporter en Gaule les hommages de la
Ville Éternelle. On savait si bien d'avance quelle condition secrète était mise
à cet accommodement, qu'il ne fut pas même besoin d'en faire expressément
mention. L'autel de la Victoire ne fut pas officiellement rétabli. On promit
seulement à Flavien et aux députés, païens comme lui, qui l'accompagnaient, de
leur restituer tous les revenus qui avaient été enlevés à leur culte par les
derniers édits, en leur permettant d'en faire, en leur nom et pour leur compte,
tel usage, en tel lieu qu'il leur conviendrait.
Personne ne pouvait se méprendre sur la destination que cette libéralité
apparente allait recevoir. Ambroise moins que tout autre. Mais il n'éprouva
aucune surprise de la manœuvre qui l'avait dictée. C'est tout au plus même si,
tout en regrettant de voir engager une nouvelle lutte qui mettait la foi de plus
d'un chrétien en péril, il n'éprouva pas quelque satisfaction d'un acte
significatif qui en éclaircissant la situation, le tirait d'un véritable
embarras. Quelque répugnance qu'il eût éprouvée, en effet, à accepter la main
sanglante qui lui était tendue, il n'avait pourtant aucune raison pour refuser
sur un simple soupçon (même très fondé assurément, mais non appuyé sur des
preuves certaines) d'entrer en relation avec les représentants d'un pouvoir
généralement reconnu autour de lui. Il ne lui appartenait pas de contester la
validité de l'élection d'Eugène, qui, d'ailleurs, n'avait rien de surprenant ni
d'irrégulier, aucun principe ni d'hérédité monarchique, ni de consentement
populaire n'ayant jamais réglé les hasards du mode de succession à l'Empire. Il
n'avait donc pas cru pouvoir interrompre les rapports de service nécessaires
entre un important évêché comme celui de Milan et la chancellerie impériale. Il
devait donc se demander quel accueil il aurait à faire à Eugène quand il
arriverait à Milan. Mais du moment où le nouveau souverain se faisait clairement
le patron d'une cause qu'il avait combattue lui-même, à tant de reprises, comme
attentatoire à l'honneur de l'Église, il avait mieux qu'un prétexte pour
s'écarter de lui et c'était le traiter avec les égards de convenance qui lui
étaient dus que de ne pas relever le défi en lui adressant une protestation en
face.
Il prit le parti de quitter Milan, dès que l'arrivée d'Eugène fut certaine, en
lui laissant une lettre qui dut être rendue publique et où en se conformant à
toutes les règles de l'étiquette, il motivait son absence uniquement sur le
devoir de veiller à la dignité de l'Église et au respect de la loi divine : «
Ambroise, évêque, au très clément Empereur Eugène : Ne cherchez pas d'autre
cause à mon départ que la crainte de Dieu qui dirige toutes mes actions et me
fait rechercher la faveur du Christ plutôt que celle des hommes.... Je dois vous
tenir le même langage que j'ai fait entendre à d'autres Empereurs avant vous....
» Rappelant alors les phases différentes qu'avait déjà traversées la question si
inopinément renouvelée, il traite avec une sévérité dédaigneuse des artifices
qui ne trompaient personne.
« Considérez, Empereur, lui dit-il, que Dieu voit le fond des cœurs et pénètre
l'intérieur des consciences, il voit toutes choses avant qu'elles aient lieu, et
tous les battements de votre cœur dans votre poitrine. Vous ne voulez sûrement
pas qu'on vous trompe. Croyez-vous donc pouvoir cacher à Dieu quelque chose ?
Peu nous importe que vous fassiez des largesses avec les revenus enlevés aux
temples, nous n'envions pas vos libéralités. Mais personne ne regardera ce que
vous avez fait; tout le monde verra que vous avez voulu faire ce que feront ceux
à qui vous attribuez ces biens, c'est vous-même qui l'aurez fait. »
Laissant enfin éclater des sentiments qu'il avait eu tant de peine à contenir :
« Je me suis tu longtemps, dit-il, j'ai imposé silence à ma douleur, je n'en ai
fait part à personne, mais il ne m'est plus permis de la cacher et je n'ai plus
le droit de me taire. »
L'émigration volontaire d'Ambroise donna lieu pour lui, partout où il passa, à
de véritables ovations. A Bologne, à Florence, dans toutes les grandes villes
d'Italie qu'il traversa il était reçu avec les effusions d'un enthousiasme
respectueux; partout, il était attendu ou appelé : c'était un sanctuaire à
bénir, des vierges ou des prêtres à consacrer, des malades à soulager ou à
guérir; partout aussi il se faisait entendre avec une éloquence intarissable,
une parole forte, ardente, animée, préparant les cœurs à un dernier effort pour
le triomphe complet de la vraie foi. Et, à la même heure, le tyran Eugène (comme
on aimait à l'appeler), entrait dans Milan au milieu d'un silence glacial,
traversant des rues désertes, chacun s'éloignant sur son passage. Même à
l'Église, on faisait le vide autour de lui et les prêtres refusaient ses
présents. A certains moments cette indifférence générale était rendue encore
plus sensible par le contraste de maigres acclamations parties de petits groupes
païens qui étaient conduits par le préfet du prétoire, Flavien, et qui
semblaient moins saluer la venue d'un nouveau maître qu'annoncer le retour des
anciens dieux.
Quelque faible et timide encore que fût cette résurrection des espérances
païennes, l'effet rapporté à Constantinople fut suffisant pour vaincre les
dernières hésitations de Théodose. On s'était un peu étonné, en effet,
jusque-là, de ne plus retrouver chez lui cette vigueur, cette promptitude, qui à
chaque épreuve nouvelle avaient jusque-là grandi sa réputation et assuré son
succès. On eût dit que, vieilli avant l'âge, de sombres pressentiments le
faisaient douter de la constance des faveurs de la fortune. Puis le résultat
même qui suivrait une victoire nouvelle ne le laissait pas sans inquiétude. Une
fois maître d'un second empire qu'il ne pourrait gouverner lui-même, sur quelles
épaules en laisserait-il le fardeau ? Ses deux fils qu'il chérissait étaient
bien jeunes pour qu'il leur imposât une tâche dont le sort de Gratien et de
Valentinien ne démontrait que trop le péril. S'il n'eût consulté que l'intérêt
de sa gloire et de son repos, cette incertitude, d'autant plus remarquée qu'elle
était plus contraire à son tempérament, se fût peut-être encore prolongée. Mais
du jour où on put lui dire que c'était le polythéisme qui reparaissait sous une
forme à peine déguisée et que la cause de l'unité divine à laquelle il avait
voué sa vie était en jeu, son parti fut pris, et l'on peut croire que dans ses
veillées encore troublées il dut entendre la voix d'Ambroise exilé qui
l'appelait à son aide.
Aussi bien, dès que la guerre fut déclarée, il n'y eut plus moyen de s'y
méprendre : elle eut tout de suite, des deux parts, le caractère d'une lutte
religieuse. Théodose s'y prépara, non seulement en invoquant la protection
divine dans des prières solennelles, mais par toutes les pratiques qui pouvaient
attester sa foi intime et sa piété personnelle. Il se disposa au combat, dit un
historien contemporain, en cherchant le secours non pas tant des armes, que des
jeûnes et des prières. Dans l'autre camp, Arbogast mettait ouvertement sa main
dans celle de Flavien et forçait la résistance timide d'Eugène qui aurait mieux
aimé ne se brouiller avec personne. Aucun ménagement ne fut plus gardé. On
mettait des étendards païens à la tête des légions : une statue d'Hercule était
élevée au sommet des forts destinés à protéger l'entrée principale de l'Italie;
on consultait les auspices, on scrutait les entrailles des victimes et Flavien,
qui se croyait versé dans la science des augures, annonçait les présages les
plus favorables. « Nous reviendrons vainqueurs, disait tout haut Arbogast, et
nous ferons des écuries de leurs églises, et leurs clercs apprendront à porter
les armes. »
Arbogast était un meilleur général que Maxime ; il prit lui-même le commandement
de ses troupes dont la disposition en avait été, à l'origine, combinée par
Théodose et qu'il avait renforcées par des auxiliaires pris dans les tribus
germaines dont il avait opéré la soumission. Il concentra habilement toutes ses
troupes devant la place forte d'Aquilée où il attendit l'attaque de pied ferme ;
aussi une première journée fut incertaine, et devant cette résistance inattendue
quelque ébranlement se manifesta dans l'entourage de Théodose. Plusieurs
parlaient déjà de se replier pour laisser à des renforts le temps d'arriver,
mais Théodose, qui avait repris toute son énergie habituelle, sentit que dans
l'état incertain des esprits tout était perdu s'il semblait douter un instant de
la faveur du ciel. « La croix, dit-il, ne doit pas reculer, même un jour, devant
l'image d'un faux Dieu. On verra demain ce que fera le Dieu de Théodose. »
Effectivement, la bataille, reprise avec ardeur le jour suivant, fut décidée par
un incident inespéré. Ce fut une des cohortes barbares engagées par Arbogast qui
lâcha pied et passa d'un camp à l'autre, laissant sans défense un des passages
dont la garde lui était confiée. La chance tourna ainsi si subitement qu'Eugène,
qui attendait sous sa lente l'issue du combat, quand on vint le chercher,
croyait encore, que c'était pour lui amener Théodose captif. A peine remis de sa
surprise, on le conduisit tout étourdi aux pieds du vainqueur. Au moment où il
fléchissait le genou pour demander grâce, un soldat le frappa d'un coup de sabre
à la nuque et le décapita.
Du champ de bataille même et à peine rentré sous sa lente, Théodose voulut
donner avis à Ambroise de leur victoire commune, lui demander d'en remercier
Dieu avec lui et prendre son conseil sur l'usage qu'il en devrait faire. Il ne
savait trop où adresser sa lettre, le saint évêque n'ayant fixé sa retraite
nulle part, mais ayant continué à travers la haute Italie sa tournée triomphale
pour animer la résistance et échauffer les esprits. La missive le trouva
pourtant de retour à Milan où il avait voulu rentrer avant même de connaître
l'issue de la lutte, pour être prêt à tout événement. La réponse d'Ambroise fut
toute pleine de l'effusion d'une joie à la fois chrétienne et patriotique. C'est
Rome et l'Église tout ensemble qu'il voit délivrées du joug d'un païen appuyé
sur des barbares. « Vous me croyiez parti, dit-il, j'avais plus de confiance
dans votre courage et dans votre génie. Je ne doutais pas que le secours céleste
répondît à votre piété et vous aidât à délivrer l'Empire romain des mains d'un
brigand barbare.... Vous voulez donc que je remercie Dieu de votre victoire; je
le ferai de grand cœur. D'autres demanderaient des arcs de triomphe, vous voulez
des sacrifices et des actions de grâces offertes à Dieu par ses prêtres....
Voici donc ce que j'ai fait : j'ai porté votre lettre à l'autel, je l'y ai
déposée, afin que ce fût votre foi qui parlât par ma bouche ; oui, en vérité,
Dieu regarde l'Empire de Rome d'un œil favorable puisqu'il lui a fait don d'un
tel prince, d'un tel père dont la vertu passe tous les Empereurs en grandeur et
tous les prêtres en humilité ! Qu'ai-je de plus à désirer ? Quel vœu pourrais-je
former ? Tout se réunit en vous, je trouve en vous le plein accomplissement de
tous mes souhaits. »
Puis, ne pouvant contenir son impatience, il se rendit lui-même à Aquilée,
pressé de serrer contre son cœur le héros qui lui semblait envoyé de Dieu pour
réaliser ce noble idéal de l'Empire chrétien qui avait été le vœu de sa jeunesse
et l'objet de ses constantes prières.
Vanité des espérances humaines, même les meilleures et les plus saintes !
Ambroise eut à peine quelques jours pour s'abandonner à cette généreuse
illusion. Après cette touchante rencontre, Théodose se dirigea vers Milan, se
faisant précéder par un de ses secrétaires, porteur d'un édit d'amnistie dont
les dispositions avaient été rendues, d'après les conseils d'Ambroise, aussi
libérales et aussi larges que possible. Lecture en fut donnée dans la grande
basilique où s'étaient réfugiés comme dans un lieu d'asile tous ceux qui, ayant
pris part à la rébellion, pouvaient se croire menacés de quelque mesure de
représailles, en particulier les familles de Flavien et même d'Arbogast.
Ce fut alors une ivresse générale, mais on put remarquer dès l'arrivée de
l'Empereur que lui-même était loin de partager sans réserve la joie commune. Ses
nobles traits étaient empreints d'une expression de mélancolie. Il lui semblait
que la victoire eût encore coûté trop cher et l'odeur du sang, bien que cette
fois justement versé, lui rappelait de trop douloureux souvenirs. Pendant
plusieurs jours, par scrupule volontaire, il s'abstint de participer aux
sacrements. Puis on ne tarda pas à apprendre qu'il souffrait d'un mal dont il
était atteint depuis quelque temps, mais que les fatigues de l'expédition
avaient développé au point qu'il ne lui fût plus possible de le taire : c'était
une hydropisie de poitrine qui fit en peu de jours de rapides progrès et ne
laissa bientôt plus aucun espoir de guérison. Envisageant dès lors la mort avec
une fermeté chrétienne, il ne songea plus aux choses de la terre que pour régler
par de sages dispositions le sort de l'Empire.
Il manda auprès de lui ses deux fils, Arcadius et Honorius, l'un déjà élevé par
lui au rang d'Auguste le dernier sortant à peine de l'enfance, et il fit entre
eux un partage qu'il tint à rendre définitif : II attribua l'Orient à Arcadius
et l'Occident à Honorius, mais au lieu que jusque-là la souveraineté était
regardée toujours comme indivisible même quand plusieurs titulaires
l'exerçaient, cette fois chacun des deux nouveaux Empereurs dut régner seul à
titre indépendant.
Voulant ensuite faire son devoir jusqu'au bout, il reçut plusieurs députations
qui étaient venues lui apporter des félicitations devenues maintenant hors de
saison, entre autres celle du Sénat de Rome conduite cette fois par des consuls
chrétiens, mais à laquelle plusieurs sénateurs païens avaient tenu à se joindre.
C'est à ceux-là qu'il s'adressa directement, les engageant avec toute l'autorité
d'un mourant à embrasser la foi qui seule peut sauver les États et délivrer
l'homme de ses péchés; puis s'apercevant que ses exhortations avaient peu de
succès, il les avertit assez sèchement qu'à l'avenir ils ne pourraient compter
pour aucun de leurs temples et de leurs sanctuaires sur une subvention du trésor
public, ce qui leur causa un désappointement qu'ils ne purent cacher. Ce fut son
dernier acte politique. Il tint encore à assister, le 10 janvier 395, à des
solennités célébrées en son honneur, mais, saisi d'un étouffement, il dut se
retirer avant la fin de la fête et expira dans la nuit, moins de quatre mois
après sa dernière victoire.
Ambroise venait de donner trop d'éclat à des élans de joie et de confiance pour
qu'une si prompte et si cruelle déception ne lui fût pas sensible; mais sa
soumission à la volonté divine qui fut rarement mise à plus forte épreuve ne se
démentit pas un instant, et il ne songea plus qu'à ne pas laisser partager
autour de lui les inquiétudes et le découragement dont il avait peine à se
défendre. Ce fut le but principal du discours qu'il prononça dans la cérémonie
solennelle où la dépouille mortelle du grand empereur fut présentée à la
basilique : Honorius venait l'y prendre pour conduire le cortège funèbre
jusqu'aux limites de son Empire et le remettre à son frère qui l'avait devancé à
Constantinople. La présence du jeune Empereur sur qui tous les regards étaient
fixés donnait un sens et un prix tout particulier aux premières paroles de
l'orateur sacré. Le dessein est évidemment de faire voir que si Théodose n'est
plus, il revit dans les héritiers de sa race qui doivent l'être aussi de sa foi,
de ses vertus, de son génie et de sa fortune, et cette confiance dans l'avenir
de cette succession royale, c'est presque par un acte de foi qu'Ambroise la
demande à ceux qui l'écoutent :
« Il nous a donc quittés, ce grand Empereur, mais il n'est pas mort tout entier
: il nous laisse des enfants en qui nous devons le reconnaître ; nous le voyons
et nous le possédons encore. Ne soyez pas inquiets de leur jeunesse. C'est la
foi de Théodose qui a fait notre victoire, c'est notre foi qui fera le courage
de ses fils. La foi peut suppléer à l'âge. Qu'est-ce que la foi en effet ?
C'est, comme l'Écriture nous l'enseigne, la substance des choses qu'on espère :
combien plus ne doit-elle pas prêter de corps aux choses qu'on a sous les yeux !
C'est cette hérédité de la foi que nous ont laissée Abraham, Isaac et Jacob.
C'est par la foi et non par les œuvres qu'Abraham a été justifié : c'est par la
foi qu'Isaac a vu sans crainte se lever sur sa tête le glaive de son père qui
allait le frapper; c'est pour être resté attaché à la foi de ses pères que
Jacob, dans le chemin qu'il devait parcourir, s'est vu entouré d'une légion
d'anges. »
« Comment douter du secours que Dieu accordera aux fils d'un tel père : Arcadius
est avec l'aide de Dieu dans toute la force de la jeunesse, et Honorius aux
portes de l'adolescence : il est déjà plus âgé que n'était Joseph quand il fut
enlevé à son père. »
Venant ensuite au tableau obligé des vertus de l'illustre défunt, celles qu'il
célèbre sont moins celles qui brillent aux yeux des hommes que celles qui ont pu
lui obtenir la miséricorde de Dieu : sa clémence, son humanité et surtout son
humilité attestée par l'éclat de son repentir dans une circonstance encore
présente à tous les esprits.
« J'ai aimé cet homme, dit-il (comme s'il sentait de quel prix était pour tout
le monde chrétien, ce témoignage public de son estime). Je l'ai aimé parce qu'il
préférait être accusé à être flatté, parce que, dépouillant tout l'appareil
royal, il a pleuré son péché à l'Église, et demandé grâce par des gémissements
et des larmes. Je l'ai aimé parce que, Empereur, il n'a pas rougi de cette
pénitence publique qui fait rougir de simples hommes, et qu'il n'y a pas eu un
jour depuis lors qu'il n'ait regretté son erreur. J'ai aimé cet homme qui
m'appelait auprès de lui à son dernier soupir et que j'ai vu plus occupé à cet
instant suprême de l'état de l'Église que de son propre péril. Je l'ai aimé, je
l'avoue, et je le pleure du fond de mes entrailles, et j'espère de la bonté du
Seigneur qu'il écoutera la voix de la prière, par laquelle j'essaie
d'accompagner auprès de lui, cette âme pieuse. »
Combien ce cri de douleur échappé de sa poitrine, combien cet éloge qui n'ôtait
rien à la sévérité du jugement moral devait paraître au jeune fils de Théodose
différent de ces panégyriques boursouflés qu'à la même heure des rhéteurs et des
poètes païens prodiguaient déjà pour lui plaire à la mémoire de son père !
Mais moins soucieux de lui être agréable que de l'instruire, c'est à l'exhorter
à se maintenir dans cette tradition héréditaire de la politique chrétienne,
qu'Ambroise, revenant par un détour adroit à son but, consacre ses dernières
paroles. Elles ont quelque chose d'étrange qui dût surprendre et qui avait
besoin d'être expliqué.
Il se représente Théodose venant prendre place au séjour éternel à côté de
Constantin. Pourquoi Constantin ? pouvait-on dire, dont la renommée obscurcie
par de lamentables erreurs et de sombres souvenirs, semblait peu digne d'un tel
rapprochement. C'est que Constantin a inauguré l'Empire chrétien auquel Théodose
vient de donner son couronnement. C'est que Constantin a appuyé le premier
l'autorité impériale sur la base de la vérité chrétienne, la seule qui puisse
solidement la soutenir, c'est la seule leçon qu'Ambroise veut tirer de cet
exemple, et qu'une métaphore hardie lui permet de développer. Il rappelle avec
des détails qui peuvent nous paraître excessifs, mais qui étaient peut-être
nécessaires pour des auditeurs qui les ignoraient, que lorsque Hélène, la sainte
mère de Constantin, eut l'insigne honneur de découvrir et de faire exhumer la
croix qui avait porté le Christ, elle en détacha un des clous auquel le corps
sacré avait dû être attaché et le fit enchâsser dans le diadème impérial.
« O sage Hélène qui a placé la croix sur la tète des souverains pour que ce soit
elle qu'on adore dans leur majesté ! O clou vénérable devenu véritablement le
clou qui tient cet empire de Rome, auquel le monde obéit! digne ornement du
front des princes, qui a fait des prédicateurs de la foi de ceux qui en étaient
les persécuteurs, qu'ils gardent donc, ces princes, cette libéralité du Christ,
pour qu'on puisse dire de l'Empereur de Rome comme du Seigneur lui-même : Vous
avez placé sur sa tète une couronne faite d'une pierre précieuse. » Après avoir
essayé de rendre par des expressions qui sont loin d'égaler la force et l'éclat
du texte, cette péroraison où respire toute l'ardeur d'une âme dévouée tout
ensemble à la foi et à la patrie, un historien de nos jours n'a pu se défendre
de la faire suivre de cette remarque :
« Si Ambroise, à ce moment, promena ses regards sur l'assistance, il put
distinguer dans la foule qui l'entourait, un jeune Goth qui avait pris part à la
victoire de Théodose et qui s'en retournait en Germanie avec son escouade de
cavalerie. C'était celui que ses compatriotes nommaient Alaric et surnommaient
le Bal (le hardi) par excellence. Le destructeur futur de Rome était là
peut-être inconnu et pensif, tandis que l'Empire ensevelissait son dernier
héros, et qu'une voix toute romaine, essayait de faire sortir de cette tombe
même le présage d un nouvel avenir. Moins de vingt ans vont s'écouler, et ce
jeune inconnu se promènera en vainqueur sur le champ de Mars jonché de ruines,
tandis que l'héritier des promesses d'Ambroise ira cacher sa honte et son effroi
dans les lagunes de l'Adriatique. »
Ambroise ne devait survivre que deux ans à Théodose, mais ce court espace était
suffisant pour lui laisser peu d'illusion sur le cours précipité qu'allait
reprendre la décadence de l'Empire, un instant suspendue par la vigilante
fermeté de Théodose et les honnêtes efforts du jeune Valentinien. L'enfant
auquel la souveraineté nominale de l'Occident était dévolue, entrait à peine
dans sa douzième année : l'autorité réelle résidait donc tout entière dans les
mains du tuteur auquel son père l'avait confié. C'était un officier d'un rang
distingué, qui avait inspiré à Théodose assez d'estime pour qu'il l'eût fait
entrer par alliance dans sa famille. Stilicon, en effet, a laissé dans
l'histoire un nom assez honorable, dont, au point de vue de ses talents
militaires surtout, il ne paraît pas avoir été tout à fait indigne. Théodose ne
l'aurait pas d'ailleurs appelé à de si hautes fonctions, s'il n'eût été sûr
qu'il professait hautement la foi chrétienne, et qu'il aurait pour Ambroise tous
les égards que rendait d'ailleurs nécessaire la considération sans égale dont
jouissait le saint évêque.
Mais c'était un homme rude, trahissant, par des aspérités de caractère,
l'origine barbare qu'on lui prêtait. De plus, l'historien païen Zosime qui est
loin de lui être défavorable, convient que s'il s'était montré, dans les postes
militaires qu'il avait occupés, d'une intégrité irréprochable, l'exercice d'un
pouvoir plus étendu le corrompit rapidement, et qu'il le fit servir sans
scrupule à l'accroissement de sa fortune privée. Son exemple fut contagieux et
promptement suivi, et du haut en bas de la hiérarchie administrative ou
judiciaire, chacun ne pensa qu'à son profit particulier, la vénalité devint
générale : de là, pour les petits et les humbles laissés sans protecteurs, un
accroissement des souffrances et de la misère qu'avaient déjà rendues très
pénibles la succession de tant de secousses et de révolutions diverses. Ce fut
un spectacle qui affligea d'autant plus le cœur d'Ambroise, qu'il le voyait de
plus près, obligé qu'il était à des relations constantes avec ces tristes
fonctionnaires. Rien ne lui était plus pénible, dit un biographe qui avait vécu
près de lui, que d'aller leur recommander quelque affaire, parce qu'il voyait
que tout était mis à prix chez eux. C'est le sentiment qui est visible dans les
écrits d'Ambroise qu'on , rapporte à ses dernières années, et où le tableau de
la corruption sociale, de l'égoïsme et de l'avidité des riches, de leur
insensibilité pour les maux des pauvres, est tracé avec de sombres couleurs et
l'accent du désespoir.
Cette impuissance à faire le bien et même à arrêter le mal remplissait sa grande
âme d'une tristesse croissante, et on l'entendait souvent exprimer un désir
qu'il avait toujours ressenti, mais jamais avec tant de vivacité et d'ardeur, le
vœu d'être délivré au plus tôt des misères de cette vie. « A d'autres, disait-il
volontiers, il peut être nécessaire de demeurer ici-bas pour le bien de leurs
frères, mais moi je ne suis utile à personne et j'aurai la joie de ne plus
pécher. » Un de ces travaux de la dernière heure est spécialement consacré à
célébrer le bienfait de la mort (bonum mortis). Il sent, on le voit, que Dieu
l'appelle et que son activité n'a plus d'emploi sur la terre.
« O mon père, s'écria-t-il, ouvrez vos bras pour recevoir le pauvre serviteur
qui vous prie : appelez-moi dans votre sein, mais élargissez-le pour qu'il ait
place aussi pour tous ceux qui ont cru au Seigneur. Il y en a beaucoup, mais
quoique la foi se soit répandue, l'iniquité abonde encore sur la terre et la
charité se refroidit. Nous irons rejoindre ceux qui ont été reposer dans le sein
de Dieu, Abraham, Isaac et Jacob, et tous ceux qui, invités au banquet nuptial,
n'ont pas refusé de s'y rendre.... Allons donc dans ce lieu où un larron a pu
être admis au royaume du ciel, où il n'y a ni nuage ni foudre, ni orages, ni
ténèbres, ni jour, ni soir, ni changement de saison; où ce n'est ni le soleil,
ni la lune qui éclaire, mais c'est le Seigneur lui-même qui est la lumière qui
illumine tout homme venant en ce monde. O Seigneur divin ! nous voulons vous
rejoindre, attirez-nous ! »
Ce sont presque les mêmes termes qu'on retrouve dans un commentaire du XLIIIe
psaume de David que le saint, se sentant atteint d'une faiblesse croissante, et
trop fatigué pour écrire lui-même, dicta à un jeune secrétaire, le même qui
devait plus tard écrire sa vie. Arrivé à ce verset : « O Dieu, vous nous
humiliez, vous nous placez dans un lieu d'affliction où nous sommes couverts de
l'ombre de la mort! » : « Qu'il est dur, en effet, dit-il, d'attendre si
longtemps le jour qui doit absorber la mort dans la vie ! Qu'il est dur de
traîner si longtemps ce corps déjà enveloppé de l'ombre de la mort. Levez-vous !
Seigneur. Pourquoi dormez-vous ? Me repousserez-vous toujours ? »
« A ce moment, dit le secrétaire qui tenait la plume, je vis un globe de flamme
qui se jouait sur son front, puis s'arrêta sur ses lèvres, ensuite son visage
devint blanc comme la neige. Frappé de stupeur, mes doigts se raidirent, je ne
pus continuer d'écrire ; et lui-même n'acheva pas l'examen du psaume. Depuis
lors, il n'a plus rien dicté. Nous avons encore ce commentaire du XLIII psaume,
où manquent effectivement les derniers versets. »
Peu de jours après, il s'alitait et ne devait plus se relever. Dès que la
gravité de son état fut connue, ce fut une émotion générale. Chacun se sentait
menacé par la perte d'une vie si précieuse. Si ce grand homme meurt, disait
Stilicon, c'est la ruine de l'Italie tout entière. Il réunit les personnes
notables de la ville, celles en particulier à qui Ambroise avait témoigné le
plus d'affection, et les conjura de se rendre auprès du malade pour obtenir
qu'il demandât à Dieu de prolonger sa vie. Le saint s'y refusa : « Je n'ai pas
vécu de telle sorte parmi vous, dit-il noblement, que j'eusse honte d'y rester
plus longtemps, mais je ne crains pas de mourir, car nous avons un bon maître. »
On était au Vendredi saint au matin. Il étendit ses bras en forme de croix, et
resta cinq heures dans cette attitude qu'il ne quitta qu'un instant pour
recevoir la communion. Il rendit le dernier soupir dans la soirée, et son corps,
transporté dans la Basilique, y demeura toute la nuit qui précède la fête de
Pâques.
A cet instant suprême, l'attente des joies célestes fut-elle mêlée pour lui du
regret de laisser exposée à tant de périls cette patrie Romaine, objet de sa
constante affection et de ses ferventes prières, et dont il avait espéré de
perpétuer l'empire en le consacrant par la foi ? Eut-il quelque pressentiment du
grand rôle que l'épiscopat chrétien allait remplir dans le monde bouleversé et
renouvelé, et que sans la prévoir, il avait contribué à préparer ? Nul ne le
sait. Dieu qui ne fait pas à ses serviteurs confidence de ses desseins, leur
accorde souvent d'autres grâces que celles qu'ils implorent, et couronne leurs
efforts par d'autres récompenses que celles qu'ils auraient préférées.
SOURCE :
http://jesusmarie.free.fr/
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