Vie de Saint Antoine de Padoue

 

CHAPITRE VII

RETOUR EN ITALIE

D'après la légende primitive, le Bienheureux fut chargé par le Ministre général d'une mission spéciale près de la Cour romaine, " au sujet d'une affaire qui concernait la famille franciscaine. " La légende Benignitas ajoute que c'était vers les fêtes de Pâques, et Wadding affirme que Grégoire IX, l'ancien cardinal Hugolin, l'ami et le protecteur du Patriarche d'Assise, venait de monter sur la chaire de saint Pierre.

Voir Rome, la cité des grands souvenirs et des monuments antiques, voir le pape, le vicaire du Christ, est pour quiconque n'a pas perdu le sens de la foi, une des plus pures jouissances qu'on puisse goûter ici-bas. Saint Antoine eut ce bonheur. De son séjour dans la Ville éternelle, cependant, la Légende primitive n'a retenu qu'une seule chose : c'est qu'il fut accueilli avec faveur par le Souverain Pontife et le Sacré-Collège, qui écoutèrent très dévotement sa prédication. " Abeille diligente et harmonieuse ", il tirait des saintes Ecritures une doctrine si lumineuse et si profonde, que le Pape, pour traduire son admiration, employa une expression jusque-là sans exemple ; il l'appela l'Arche vivante de la Bible, Ce surnom, sur des lèvres si augustes, vaut à lui seul les plus magnifiques éloges. Il ne nous surprend pas cependant; tant il résume bien la vocation extraordinaire du héros portugais.

Voilà la version originale, toute simple, toute naturelle. Le "Liber miraculorum" l'amplifie suivant sa coutume, et l'entrelace de détails où éclate le merveilleux. D'après ce recueil, le thaumaturge fut chargé par le Pasteur suprême de préparer les pèlerins accourus à Rome à gagner les indulgences de la Semaine Sainte, et favorisé à cette occasion du don des langues. La Ville éternelle vit alors se renouveler le miracle de la Pentecôte. Une multitude innombrable de toute tribu, de tout pays, se pressait autour de la chaire du grand orateur; et tous, Grecs, Latins, Français, Allemands, Slaves, Anglais, tous, à leur grand étonnement, l'entendirent distinctement, chacun dans sa propre langue. Il parla avec tant d'onction, avec tant d'éloquence, que le pape, émerveillé, l'appela " l'Arche du Testament ".

Don des langues, nouvelle Pentecôte : autant d'éléments nouveaux introduits dans le récit du "Liber miraculorum". Un prélat contemporain, le cardinal Eudes de Châteauroux, prononçant le panégyrique de saint Antoine, fait lui aussi, "oratorio modo", allusion à cette nouvelle effusion de l'Esprit-Saint, lorsqu'il compare son héros aux apôtres, de qui l'on disait au jour de la Pentecôte : " Est-ce que ceux qui nous parlent ne sont pas des Galiléens ? Comment se fait-il donc que nous les entendions, chacun dans notre propre langue ? " On peut contester la source d'informations du Liber ; on peut interpréter dans un sens plus large l'allusion du cardinal Eudes ; ce qu'on ne saurait nier, c'est la profonde impression produite à Rome par le passage du disciple de saint François. Mais passons, et avançons dans notre récit.

Muni de la bénédiction du Souverain Pontife, le thaumaturge quitta la Ville éternelle et se dirigea vers Assise, en traversant, à son tour, ces vastes solitudes de la campagne romaine, ces gorges des Apennins, cette riante vallée d'Ombrie, qu'avait tant de fois parcourues le Patriarche séraphique.

Quand il aperçut, suspendue comme un nid d'aigle aux flancs, du mont Soubase, la petite ville d'Assise, la patrie de saint François, son cœur battit plus fort. Il allait enfin pouvoir satisfaire à loisir sa piété filiale envers celui qu'il invoquait tout bas comme un saint. Nous nous le figurons volontiers visitant la Portioncule, berceau de l'Ordre, Notre-Dame des Anges, théâtre des apparitions de la sainte Vierge, la cellule qui avait reçu le dernier soupir du Réformateur ombrien; montant ensuite dans la vieille cité, entrant dans l'église Saint-Georges où reposait provisoirement la dépouille mortelle du fondateur, collant ses lèvres sur la pierre du tombeau et y priant longuement.

L'ardeur de sa prière et de ses sacrifices ne fut point étrangère aux résultats du Chapitre général d'Assise (30 mai 1227). Le Fr. Elie, malgré ses intrigues, fut écarté, et la majorité des suffrages tomba sur Jean Parenti de Florence, esprit éminent, caractère franc et loyal, aussi fervent sous la bure qu'il avait été intègre sous la toge. C'était le successeur immédiat de saint François, et son digne successeur, au jugement d'un contemporain : " un supérieur exemplaire, un diplomate estimé du pape (Grégoire IX), un prophète écouté du peuple. "

Un pareil choix était bien de nature à réjouir le cœur de notre Bienheureux : ses vœux étaient exaucés. Mais ce qui affligea son humilité, c'est qu'en le déchargeant de la custodie de Limoges, le Chapitre le nommait Provincial de Bologne.

L'assemblée ne se sépara pas sans avoir formulé un vœu relatif à la canonisation du stigmatisé de l'Alverne; et le nouveau Général, Jean Parenti, adressa une supplique dans ce sens à Grégoire IX, qui, l'année suivante (16 juillet 1228), se rendait en effet à Assise, et inscrivait solennellement le Patriarche des pauvres dans les diptyques sacrés.

Dès que le thaumaturge eut pris possession de sa charge et réglé les affaires de sa Province, il s'arma de nouveau de sa croix de missionnaire et se dirigea vers les côtes de l'Adriatique. Bientôt il se retrouvait en face de ces hérétiques orgueilleux et retors dont nous avons parlé plus haut, ces Cathares dont l'aveuglement lui arrachait des larmes. " A toutes les industries de son zèle, nous dit l'hagiographe limousin, ils n'opposaient que la froideur du marbre ou, ce qui est peut-être pis encore, un sourire méprisant. " Il eût voulu, au prix de mille vies, si c'eût été possible, dissiper les préjugés qui leur cachaient la divinité de l'Évangile et les beautés de la foi. Mais comment les atteindre ? Comment les aborder ? Ils le fuyaient, comme l'oiseau de proie fuit la lumière. La chronique que nous venons de citer, va nous dire comment il finit par vaincre leur obstination.

Antoine désespérait des hommes; il ne désespéra pas de Dieu. " Sous le feu de l'amour qui l'embrasait ", il se sentit inspiré, pour trancher le différend entre la foi et l'hérésie, d'en appeler à la toute-puissance du Créateur. Il fit signe à ce peuple de marins de le suivre sur la grève, et interpellant directement les Cathares: " Puisque vous refusez d'entendre la parole de Dieu, leur cria-t-il, je m'en vais, pour vous confondre plus manifestement, prêcher aux poissons." Alors, le visage tourné vers le fleuve, il s'adressa aux innombrables tribus qui peuplent les ondes, et leur exposa les bienfaits dont les entoure la providence attentive du Créateur. " C'est lui, leur dit-il, qui vous a créés. C'est lui qui vous a donné pour demeure l'élément limpide dans lequel vous vous mouvez en toute liberté. C'est lui qui vous nourrit, sans que vous ayez à travailler. " A ces mots, les poissons accourent, se rassemblent, lèvent la tète hors de l'eau, écoutent et tiennent leur regard fixé sur le Bienheureux comme s'ils eussent été doués de raison. Ils ne reprirent la liberté de leurs ébats que lorsqu'il les eut bénis et congédiés.

Malheureusement le narrateur, absorbé sans doute par les formes étranges et insolites du miracle, a omis de désigner la ville qui en fut le théâtre, comme il avait omis la date. Il s'est contenté de dire : " Prope Paduam : Aux environs de Padoue," Mais ceux qui ont écrit après lui ont précisé; et tous, l'auteur du "Liber miraculorum", les Fioretti Barthélémy de Pise, Sicco Polentone et les Annalistes de l'Ordre, ont inséré dans, leur relation le nom de Rimini. De plus, la tradition franciscaine se trouve corroborée par l'existence d'un, monument commémoratif, érigé en 1559 sur les rives de la Marecchia, entre Rimini et l'embouchure du fleuve. En résumé, le fait en lui-même est des mieux attestés, et la tradition qui nomme Rimini présente des garanties suffisantes pour être admise par une critique vraiment impartiale.

D'autre part, la scène est unique dans l'histoire, naïve et gracieuse, d'une simplicité dont le merveilleux fait tout le coloris. Réparée des circonstances qui l'ont amenée, elle pourrait paraître puérile; mais replacée dans son cadre normal, entre les Cathares qui regimbent contre le joug de l'Évangile et un missionnaire ardent qui, les voyant périr, veut les sauver malgré eux, elle grandit et prend des proportions immenses. La présence du divin, remarque Jean Rigaud, répand sur elle des reflets d'infini, autant que sur le discours de saint François aux oiseaux . " " Autant " : ce n'est pas assez dire à notre avis. Le Patriarche séraphique était beau, quand dans la vallée de Spolète il prêchait aux oiseaux et les invitait à louer Dieu. Saint Antoine nous paraît plus beau, plus grand, lorsqu'il s'adresse aux poissons. La scène de Bévagna a une teinte plus douce, celle de Rimini un caractère plus émouvant. C'est qu'ici la liberté humaine est en jeu. La vérité et l'erreur se disputent l'empire des consciences; et dans ce duel, vieux comme le monde, les créatures privées de raison, évoquées, prennent parti pour la première, lui rendent un témoignage muet, mais d'une éloquence irréfutable, et lui assurent un de ses plus mémorables triomphes.

" Le discours aux poissons " est le digne pendant du " miracle eucharistique " (de Bourges ?).

Le miracle est une apparition soudaine du Maître de la création, un éclair qui déchire la nue, un coup de tonnerre qui réveille, mais un coup de tonnerre et un éclair qui ne convertissent qu'à la condition que les égarés ou les révoltés apportent eux-mêmes au moins un certain désir de connaître la vérité et ne fléchissent pas devant le devoir. C'est l'enseignement qui ressort du curieux épisode que Jean Rigaud relate sous le titre du " mets empoisonné ".

Les Pharisiens, confondus par le Messie, complotaient sa mort. Les Cathares d'Italie agirent de même. Furieux d'être toujours battus dans les controverses publiques, ils résolurent de se venger en empoisonnant leur adversaire. L'horreur d'un pareil attentat n'arrêtait pas ces Pharisiens du xiiie siècle. Ils invitèrent l'apôtre à dîner et lui présentèrent un mets empoisonné. Ils comptaient sans l'intervention de la Providence. Le Saint connut au même instant, par révélation, la trame infernale qu'ils avaient ourdie contre ses jours, et leur adressa de légitimes reproches. Ils ne se déconcertèrent pas pour si peu, et ajoutant l'ironie à la cruauté, ils lui déclarèrent qu'ils avaient voulu par là expérimenter la vérité de ce passage de l'Évangile : " Mes disciples chasseront les démons, et s'ils boivent quelque breuvage mortel, ils n'en recevront aucun dommage. — Prenez cet aliment, ajoutèrent-ils; et s'il ne vous nuit pas, nous vous jurons d'embrasser la foi catholique. Si au contraire vous n'osez y toucher, nous en conclurons que l'Évangile a menti. — Je le ferai, répliqua l'intrépide missionnaire, non pour tenter Dieu, mais pour vous prouver combien j'ai à cœur le salut de vos âmes et le triomphe de l'Évangile." Il fit le signe de la croix sur le mets, le prit sans éprouver la moindre indisposition, et les anges inscrivirent au livre d'or des élus une nouvelle victoire et de nouveaux noms. Les hérétiques tinrent leur serment et rentrèrent, sincères et convaincus, dans le giron de l'Église.

Au départ du thaumaturge, ils mêlèrent leurs acclamations enthousiastes à celles des catholiques demeurés fidèles; mais ni les uns ni les autres ne surent jamais de quels sacrifices, de quels actes d'héroïsme la conversion des Cathares avait été le prix.

En dehors de Rimini que nous venons de quitter, et de Padoue, où nous serons bientôt, il est impossible de déterminer, même d'une manière approximative, le trajet suivi par le thaumaturge et d'indiquer les étapes de sa route. Certains auteurs de basse époque désignent, il est vrai, plusieurs localités, et nous le montrent, à travers l'auréole des miracles : —à Ferrare, forçant un enfant encore à la mamelle à proclamer l'innocence de sa mère, patricienne en butte aux plus injurieux soupçons de son mari ; — à Florence, annonçant dans une allocution aux funérailles d'un avare, que son âme est en enfer et son cœur parmi les pièces d'or de son coffre-fort ; — à Varèse, communiquant à l'eau d'un puits la vertu de guérir des fièvres pernicieuses. Mais pas une seule date.

Les traditions locales sont également muettes ou trop vagues, sauf à Goritz, où le passage du Bienheureux est authentiqué, ainsi que le constatent deux inscriptions lapidaires, par la bénédiction de la chapelle des Mineurs; chapelle qu'il dédia à sainte Catherine d'Alexandrie, vierge fameuse par sa science non moins que par son courage.

Ne cherchons point à créer une chronologie fantaisiste, et prenons le Saint tel qu'il est en réalité, l'envoyé de Dieu, le pèlerin de la parole divine, allant de-ci de-là, partout où le pousse l'action de l'Esprit-Saint, partout aussi où l'appellent les besoins de sa famille religieuse. Il évangélise tour à tour, sans que nous sachions dans quel ordre, le littoral de l'Adriatique, la Marche trévisane, les environs de Venise.

Enfin, le voilà devant Padoue. Quand il franchit l'enceinte des murailles de la vieille cité, il éprouve cette émotion mêlée d'espérance et de crainte que ressent tout missionnaire en face de l'inconnu. L'espérance domine; mais il est loin de se douter des merveilles et des consolations que la Providence lui prépare.