Vie de Saint Antoine de Padoue

 

CHAPITRE VIII

A PADOUE (1229-1230)

" Le sentier du juste, dit le Sage, est semblable au soleil qui jette ses premiers feux à l'aurore et dont l'éclat va toujours croissant jusqu'à son midi. " Le plein midi, pour notre Bienheureux, l'apogée de ses grandeurs et de ses triomphes, c'est Padoue, ville privilégiée qu'il aimera à l'égal de sa patrie, cité bénie qui lui donnera son nom dans l'histoire.

Attendu ou non, il y arrivait, le front enguirlandé de miracles, avec une réputation de saint et d'orateur incomparable; et sa seule apparition produisait sur le peuple une impression profonde que nous a traduite le chroniqueur Rolandino. " Vers la fin de l'année 1229, écrit-il, une paix inaccoutumée régnait dans la Marche de Trévise. Les esprits s'ouvraient à l'allégresse, et l'on se figurait volontiers que l'ère des troubles politiques et des guerres civiles était fermée. Pendant ce temps, des hommes religieux et justes s'efforçaient de retremper l'âme du peuple, en le rappelant au souvenir de ses destinées immortelles. Parmi eux se trouvait le bienheureux Antoine, homme à l'éloquence douce comme le miel, dont la voix se fit entendre en divers endroits de la Marche trévisane. " Et un peu plus loin : " En ce temps-là, Dieu avait envoyé à Padoue, du fond de l'Hespérie et des extrémités de l'Occident, cet homme religieux et saint, ce Fr. Antoine, de l'Ordre des Mineurs, dont nous avons parlé plus haut. Issu d'une famille noble et puissante, célèbre lui-même par sa connaissance des lettres comme par ses vertus, il était l'Arche de l'Ancien Testament, la copie vivante de l'Evangile, et si j'ose employer cette expression, un homme puissant en œuvres et en paroles. Son corps était à Padoue, auprès de ses frères ; son âme vivait dans une atmosphère meilleure. Aussi, dans ses fréquentes excursions à travers les cités et les bourgades, sur le territoire padovanais ou dans la Marche trévisane, avait-il constamment les yeux au ciel, et le cœur plus encore. "

Padoue ne fut pas seulement un centre d'où l'apôtre franciscain rayonnait sur tous les environs, et pour ainsi dire son quartier-général. Elle devint, elle aussi, le théâtre de ses triomphes oratoires, et même à un tel degré qu'elle demeure sans rivale sous ce rapport. Deux fois il la choisit pour sa résidence, d'abord en 1229, puis en 1230. Faut-il rapporter au premier séjour quelques traits du ravissant tableau que nous retraceront un peu plus loin les légendes primitives ? Nous n'oserions l'affirmer, Ce qu'il y a de certain, c'est que la vieille cité accueillit le moine mendiant par d'universelles et de chaleureuses sympathies et qu'entre l'une et l'autre se noua, dès le premier contact, une de ces débordantes affections qui se puisent aux sources les plus pures et que la mort elle-même ne rompt pas. L'apôtre se plut dans cette atmosphère intellectuelle où la jeunesse universitaire répand l'animation et la vie; et c'est là qu'il rédigea, en tout ou en partie, durant son premier séjour, ses sermons sur les Dominicales.

De plus, lors de sa première visite à Padoue, il agissait en Provincial, avec une pleine autorité sur les trois branches de la famille franciscaine qui ressortissaient à sa juridiction : les Frères-Mineurs, les Clarisses et le Tiers-Ordre, ces trois merveilleuses créations du génie du Réformateur ombrien. Comment douter, connaissant son caractère et sa passion pour le devoir, qu'il ne se soit scrupuleusement acquitté de son office de supérieur et qu'il n'ait réservé pour ses fils et ses filles de prédilection la meilleure part de ses sollicitudes ? Du reste, les faits sont d'accord ici avec nos pressentiments, et nous en avons pour preuves les traditions locales recueillies par différents historiens.

Les Frères-Mineurs habitaient le couvent de Sainte-Marie, au centre de Padoue. On devine avec quelle suave affection le Bienheureux épanchait son cœur dans celui de ses frères. On devine aussi la puissance de sa parole sur leur esprit, lorsqu'il leur rappelait la sublimité de leur vocation et qu'il les remettait en présence de l'idéal franciscain. N'était-il pas lui-même, en effet, la vivante image du Patriarche séraphique, comme le Stigmatisé de l'Alverne avait été celle du Rédempteur ?

Quant aux Clarisses, elles étaient établies, du vivant même du Poverello, au monastère de l'Arcella, aux portes de Padoue ; et nous savons qu'à son retour d'Orient, le saint Fondateur les avait visitées. Bien plus, il avait lui-même imposé le voile à la fille d'un riche Padovanais, Hélène Enselmini, une de ces âmes prédestinées qu'attirent les austérités de la Croix. Avec quels sentiments de joie le Provincial de Bologne ne vient-il pas, lui l'humble disciple, continuer l'œuvre du maître près des recluses de l'Arcella, traiter avec elles du secret de la perfection, " leur apprendre à lire dans le beau livre du crucifix ou à retremper leur ferveur au contact du Cœur de Jésus ", leur montrer les grandeurs et les récompenses du sacrifice ? La joie est partagée par celles qui l'écoutent, douces et virginales colombes qui rêvent d'immolation comme d'autres rêvent de plaisirs. C'est une fête surtout pour la bienheureuse Hélène, qu'un de ses biographes nous dépeint comme un esprit délicat, un cœur généreux entre tous, une contemplative des plus favorisées. Tantôt, nous dit-il, elle est transportée parmi les chœurs angéliques, et elle aperçoit saint François, qu'elle a connu pauvre et humilié, revêtu de gloire et de puissance ; tantôt elle pénètre dans le lieu de l'expiation temporaire, et elle voit les âmes du purgatoire, rafraîchies par la rosée de la prière des fidèles, tressaillir de joie à l'approche de leur délivrance. Ou bien encore Nôtre-Seigneur lui dit tout bas à l'oreille : " Prends ta croix, porte-la sur tes épaules, et suis-moi. "

Mais sur ces hauteurs, le vertige vous saisit facilement. Hélène tremble, et ses compagnes avec elle. D'où lui viennent ces révélations ? Sujet de tourments pour elle, comme pour tous les extatiques. Elle interroge d'un regard anxieux l'apôtre franciscain, et attend la réponse à genoux. Maître expérimenté en matière de direction et de spiritualité, notre Bienheureux la rassure, lui rend la paix intérieure, la guide sûrement dans les voies toujours obscures, souvent périlleuses de la contemplation, et lui dit en terminant : " A d'autres les cimes glorifiées du Thabor ; à vous, ma fille, les pentes humiliées du Calvaire ! "

Et sur le conseil du vénéré Provincial, Hélène Enselmini accepte d'un cœur joyeux la part qui lui est offerte : La croix et les souffrances.

Tel est, en substance, le récit de Mariano de Florence, chroniqueur du xve siècle tenu en suspicion par plusieurs critiques modernes, mais dont l'éloge se retrouve, en revanche, à deux siècles de distance, dans la bouche de deux érudits de marque, Sbaraglia et Paul Sabatier. Ce qui milite, dans le cas, en faveur de la véracité du chroniqueur florentin, c'est que le Bréviaire séraphique a inséré dans l'office de la bienheureuse Hélène, après mûr examen, deux mots significatifs qui résument et corroborent la version de Mariano : " Dans la dévotion à la Passion de Nôtre-Seigneur, y est-il dit, la vierge padovanaise eut pour guide spirituel et pour maître le thaumaturge portugais. " Il n'est nullement nécessaire de supposer, entre le maître et sa disciple, des colloques multipliés. Une seule entrevue, quand le guide est éclairé d'en haut, peut suffire. Elle suffira plus tard, dans une circonstance analogue, à saint Pierre d'Alcantara pour discerner le divin et apaiser les troubles intérieurs de sainte Thérèse.

A son retour en Italie, le thaumaturge avait admiré avec quel art saint François avait su grouper autour du drapeau de la Croix, toutes les énergies chrétiennes, le moine-apôtre qui prêche, la Clarisse qui prie, le tertiaire qui lutte. Les résultats déjà obtenus, la rapide extension du Tiers-Ordre, la réforme des mœurs et l'extinction des luttes fratricides, le frappaient d'admiration. Mais il ne se contenta pas d'honorer de louanges stériles l'œuvre jaillie du cœur du Poverello. Il fit mieux ; il la propagea, dans les milieux favorables, avec une infatigable activité. Et quel terrain plus propice que Padoue ? Aussi l'organise-t-il solidement dans cette ville. Il y agrège plusieurs personnages de distinction, et entre autres le comte Tiso de Camposampiéro, et leur assigne pour centre de réunion la chapelle Sainte-Marie la Colombe. Nous tenons ces derniers renseignements de Salvagnini, qui se réfère lui-même au témoignage d'un auteur plus ancien, Arbusti. L'opuscule d'Arbusti a péri avec le temps ; mais, en revanche, un docte historien de Padoue, Scardeonius, reproduit les mêmes faits dans les termes les plus catégoriques. Il parle d'une " confrérie érigée à Padoue par les soins du thaumaturge et composée de séculiers vêtus d'une tunique grise et ceints d'une corde. " La tunique grise et la corde sont précisément les insignes distinctifs de l'institution franciscaine; et puisqu'il s'agit de séculiers, nous sommes évidemment en présence d'une Fraternité du Tiers-Ordre de la Pénitence. Nous nous sommes arrêtés à considérer en détail les œuvres de saint Antoine à Padoue, précisément parce que la diffusion de l'esprit franciscain s'y manifeste plus visiblement, et aussi parce qu'elles nous apparaissent comme le type de ce qu'il a fait ou tenté de faire ailleurs, dans toute l'étendue du territoire soumis à sa juridiction comme Provincial. On sent qu'il est tout pénétré du programme de réforme lancé par le Poverello, et l'on voit qu'il n'a rien tant à cœur que de réinfuser dans les veines de la société les deux vertus les plus indispensables à son existence : la justice et la charité.

Que le Patriarche d'Assise est un profond législateur, et que saint Antoine a été bien inspiré de se pénétrer de la doctrine du maître ! La justice et l'amour, voilà toute la règle de saint François; voilà tout l'Évangile. Ce sont les deux principes féconds de toute vie sociale ; c'est la sève divine déposée dans les flancs de l'humanité et toujours prête à s'épanouir en fruits abondants. " Justifia élevât génies : La justice élève les nations. " La charité leur donne le reste: la paix, la concorde, les enthousiasmes qui réjouissent et les dévouements qui sauvent. L'histoire est là pour l'attester; et voilà pourquoi, fondé sur l'expérience, Léon XIII ne cessait de répéter à la fin du siècle qui vient de s'écouler : " Nous avons l'entière conviction que c'est par la diffusion de l'esprit franciscain que nous sauverons le monde. "

Mais ne nous laissons point absorber par les réflexions philosophiques, et reprenons le fil de notre récit, avec toute l'attention qui s'attache aux derniers moments; car déjà nous touchons aux deux événements qui couronnent la carrière apostolique du héros portugais : sa présence au Chapitre général d'Assise, et son second séjour à Padoue.