HOMÉLIE SUR LE JEÛNE
SOMMAIRE.
ON ne sait pas en
quelle année a été prononcée cette homélie ; on voit par l'homélie même
que ç'a dû être au commencement d'un carême. Les deux objets principaux
que traite l'orateur, sont l'antiquité et les avantages du jeûne. Sans
suivre un plan bien marqué, il établit ces deux points, dans le corps du
discours, par des raisonnements tirés de la chose, et surtout par des
exemples pris dans l'Ancien et le Nouveau Testament : aux avantages
spirituels et corporels du jeûne, il oppose les suites affreuses de
l'intempérance. Il commence son homélie par montrer qu'on ne doit pas
affecter de la tristesse lorsqu'on jeûne. En finissant, après avoir
annoncé que le jeûne ne consiste pas seulement dans l'abstinence des
viandes, mais surtout dans l'abstinence des passions, il s'élève contre
l'ivresse, dont il expose les tristes et funestes effets pour l'âme et
pour le corps.
SONNEZ de la
trompette en ce premier jour du mois, au jour célèbre de votre grande
solennité (Ps. 80. 4). Tel est le commandement du Roi-Prophète. Les
lectures qu'on vient de faire nous annoncent, d'une manière plus
sensible et plus éclatante que la trompette et que tous les instruments
de musique, une fête qui amène les jours du jeûne, dont Isaïe nous
apprend les avantages, en réprouvant la manière dont les Juifs
jeûnaient. et en nous montrant quel est le vrai jeune. Vous jeûnez, leur
dit-il, pour dire des procès et des querelles.... Mais rompez tout lien
d'iniquité (ls. 58. 4 et 6). Et que dit le Seigneur ? Lorsque vous
jeûnez, ne soyez point tristes, mais lavez votre visage et parfumez
votre tête (Mt. 6. 16). Pratiquons ces maximes : ne soyons point tristes
dans les jours oit nous allons entrer; disposons-nous-y avec joie comme
il convient à des saints. Nul homme à qui on met la couronne sur la tète
n'est abattu; nul n'érige un trophée avec la tristesse sur le front. Ne
vous affligez point parce qu'on travaille à vois guérir. Il est ridicule
de ne pas se réjouir de la santé de l’âme, de se chagriner du
retranchement de quelques nourritures, et de montrer plus d'empressement
pour les plaisirs du corps que pour la sanctification de l'amie. Le
plaisir de manger satisfait le corps ; le jeûne tourne à l'avantage de
l’âme. Réjouissez-vous de ce que le médecin vous a donné un remède
propre à détruire le péché. Les vers qui fourmillent dans les entrailles
d'un enfant en sont chassés par des médecines amères: ainsi le jeûne
pénétrant jusqu'au fond de l’âme, en bannit et y fait mourir le péché.
Lavez votre visage
et parfumez votre tête. Ces paroles sont mystérieuses
,
et doivent être tendues dans un sens spirituel. Lavez votre visage,
c'est-à-dire, effacez les péchés de votre âme. Parfumez votre tête,
c'est-à-dire, répandez sur notre tête l'huile sainte, afin que vous
soyez participant de Jésus-Christ. Approchez du jeûne avec ces
dispositions. Ne déguisez pas votre visage a lu manière des hypocrites.
On déguise son visage, lorsqu'on cache ses sentiments sous de faux
dehors, et qu'on les couvre, potin ainsi dire, d'un voile d'imposture.
Les hypocrites ressemblent aux comédiens, lesquels représentent des
personnages étrangers. Sur le théâtre, l'esclave est souvent maître, le
simple particulier est souvent roi. Dans la vie, comme sur le théâtre,
plusieurs se déguisent et annoncent à l'extérieur ce qu'ils n'ont point
au fond de l'âme. Ne déguisez pas votre visage. Montrez-vous tel que
vous êtes ; n affectez pas un air triste et sobre pour vous donner la
réputation d'un homme abstinent. Un bienfait publie à son de trompe perd
tout son mérite ; le jeûne exposé aux yeux des hommes ne produit aucun
avantage. Les bonnes oeuvres faites pur ostentation ne fructifient point
pour la vie éternelle, mais se terminent aux vaines louanges des hommes.
Accourez donc avec joie à la grâce du jeûne.
Le jeûne est une
faveur ancienne, qui ne vieillit pas avec le temps, mais qui se
renouvelle sans cesse, toujours dans sa première vigueur. Croyez-vous
que je tire de la loi l'antiquité du jeune ? Il est plus ancien que la
loi même; et vous en conviendrez, si vous voulez écouter ce que je vais
vous dire. Ne pensez pas que le jour de propitiation, que les Israélites
célébraient le dixième jour du septième mois, soit l'origine du jeûne :
parcourez l'histoire, et remontez plus haut pour trouver son antiquité.
Ce n'est pas une invention nouvelle ; c'est un trésor qui nous a été
transmis par nos premiers ancêtres. Tout ce qui est fort ancien est
vénérable. Respectez l'ancienneté du jeûne qui a commencé avec le
premier homme, qui a été prescrit dans le paradis terrestre. Adam reçut
ce premier précepte : Vous ne mangerez pas le fruit de l'arbre de la
science du lien et du mal (Gn. 2. 17) . Cette défense est une loi de
jeûne et d'abstinence. Si Ève se fût abstenue de manger du fruit de
l'arbre, nous n'aurions pas maintenant besoin de jeûner. Ce ne sont pas
ceux qui sont en santé, mais ceux qui sont malades, qui ont besoin de
médecin (Mt. 9. 12). Le péché nous a fait des blessures, guérissons-les
par la pénitence : or la pénitence sans le jeûne est inutile. La terre
maudite vous produira des ronces et des épines (Gn. 3. 17). Vous êtes
ici-bas pour vivre dans la tristesse et non dans les délices.
Satisfaites à Dieu par le jeûne.
Le jeûne est une
fidèle image de la vie du paradis terrestre, non seulement parce chie le
premier homme vivait comme les anges, et qu'il parvenait à leur
ressembler en se contentant de peu; mais encore parce que tous ces
besoins, fruits de l’industrie humaine, étaient ignorés dans le paradis
terrestre. On n'y buvait pas de vin, on n’y tuait pas d'animaux, on n'y
connaissait pas tout ce qui tourmente l'esprit des malheureux mortels.
C'est parce que nous n'avons pas jeûné, que nous avons été chassés du
paradis : jeûnons donc pour y rentrer. Ne voyez-vous pas que c'est le
jeûne gui a ouvert à Lazare l’entrée du ciel ? N’imitez pas la
désobéissance d'Ève : ne suivez pas les conseils du serpent perfide, qui
lui suggéra de manger du fruit de l'arbre pour flatter ses sens. Ne vous
excusez ni sur votre faiblesse, ni sur votre santé : ce n'est pas à moi
que vous alléguez des excuses, mais à celui qui connaît tout. Vous ne
sauriez jeûner, dites-vous ; mais vous savez bien, manger sans aucune
retenue, et user votre corps en le chargeant de nourritures. Toutefois
les médecins ordonnent à leurs malades, non des mets variés, mais une
diète rigoureuse. Quoi ! vous pouvez vous incommoder en mangeant, et
vous ne pouvez vous abstenir de manger ! passe-t-on mieux la nuit après
s'être livré aux excès d'un grand festin qu'après s'être contenté d'un
repas frugal ? Chargé de vin et de viande, vous vous tourmentez dans
votre lit, vous vous tournez de tous côtés sans savoir quelle position
choisir. Dira-t-on qu'un pilote conduit plus aisément un vaisseau chargé
outre mesure, qu'un vaisseau leste et dégagé. Le moindre soulèvement de
flots submerge le navire que son propre poids accable déjà : celui qui
n'a qu'une charge médiocre surnage aisément, parce que rien ne l'empêche
de s'élever au-dessus des vagues. Ainsi les corps appesantis par les
viandes deviennent la proie des maladies : au lieu que ceux qui ne
prennent qu'une nourriture sobre et légère, échappent aux menaces d'une
maladie, comme à un soulèvement de flots, et dissipent bientôt les maux
actuels qui viennent les assaillir comme un violent orage. Vous croirez
donc qu'il y a plus de peine à être assis qu'à courir, à se tenir en
repos qu'à lutter, puisque vous dites que les délices conviennent mieux
aux personnes infirmes qu'une diète raisonnable ? La chaleur naturelle
digère bien une quantité modique de nourriture et en forme une bonne
substance; mais si on lui donne plus d'aliments qu'elle n'en saurait
porter, elle ne peut les digérer entièrement ; et de-là viennent toutes
les maladies.
Mais reprenons
l’histoire de l'antiquité du jeûne, et montrons comment tous les saints,
le recevant les uns des autres comme un patrimoine, il s'est transmis
jusqu'à nous de pères en fils par une succession non interrompue. On ne
connaissait point le vin dans le paradis terrestre, on n'y tuait point
d'animaux, on n'y mangeait point de chair. C'est après le déluge que le
vin a été connu ; c'est après le déluge qu'il a été dit aux hommes:
Nourrissez-vous de tout ce qui a vie et mouvement ; je vous l'abandonne,
comme les légumes et les herbes de la campagne (Gn. 9. 8). C'est
lorsqu'on a désespéré de leur perfection, qu'on leur a accordé cette
jouissance. Ce qui prouve qu'on n'avait aucune expérience du vin, c'est
que Noé en ignorait l'usage. Cette liqueur n'avoir pas encore été
introduite dans le monde, et les hommes n'étoffent pas accoutumés à s'en
servir. Comme donc Noé n'avait vu personne en boire, et qu il ne l'avait
pas éprouvée lui-même, il se trouva pris sans qu'il pût s'en garantir.
Noé planta la vigne, dit l'Écriture, il but de son fruit, et s'enivra
(Gn. 9. 20) : non qu'il fût coupable, mais il ignorait la quantité de
vin qu’on pouvait se permettre. Ainsi les hommes n'ont connu le vin
qu'au sortir du paradis terrestre, tant la dignité du jeûne est
ancienne.
Nous savons que
c'est par le jeûne que Moïse s'est approché de la montagne. Jamais il
n'eût osé monter sur cette cime fumante, jamais il n'eût eu la hardiesse
de pénétrer dans la nue, s'il n'eût été muni du jeûne (Ex. 24. 18.—34.
28). C'est le jeûne qui a fuit recevoir la loi écrite de la main de Dieu
même sur des tables. Au haut de la montagne le jeûne obtenait du
Seigneur la loi, tandis qu'ail bas la gourmandise précipitait le peuple
dans tous les excès de l'idolâtrie. Le peuple s'assit pour manger et
pour boire, et il se leva pour jouer (Ex. 32. 6). Ce qu'un fidèle
serviteur avait obtenu en priant et en jeûnant durant quarante jours, la
seule intempérance le rendit inutile : et les tables écrites de la main
de Dieu qu'avait reçues le jeûne, l'excès de vin les brisa, le prophète
ne jugeant pas qu’un peuple ivre fût digne de recevoir du Seigneur ce
riche trésor. Un peuple que Dieu avait instruit par les plus grands
prodiges, fut plongé par la gourmandise dans l’idolâtrie des Égyptiens.
Faites le parallèle, et voyez comment le jeûne nous approche de Dieu,
comment les délices nous perdent.
Poursuivons, et
avançons dans l’histoire sainte. Qu'est-ce qui a avili Ésaü, et l'a
rendu esclave de son frère n'est-ce pas un seul potage qui lui a fait
vendre son droit d'aînesse ? Pour Samuel, n'a-t-il pas été accordé à la
prière et au jeûne de sa mère ? Qu'est-ce qui a rendu invincible le
brave Samson ? n'est-ce pas encore le jeûne ? C'est par le jeûne qu'il a
été conçu dans le ventre de sa mère ; le jeûne l'a mis au monde, le
jeûne l'a nourri, le jeûne l'a fortifié jusqu'à ce qu'il lait devenu
Monime. Il s'est montré fidèle à ce précepte de l'Ange: Il ne mangera
pas du fruit de la vigne, il ne boira pas de vin, ni d’aucune liqueur
fermentée (Jg. 13. 14). Le jeune enfante les prophètes et fortifie les
puissants. Le jeûne instruit les législateurs; il est la meilleure garde
de l'âme, le plus sûr compagnon du corps, l'armure des gens braves, le
gymnase des athlètes; il chasse les tentations, excite à la piété, fait
aimer la sobriété, inspire la modestie ; donne du courage dans la guerre
et apprend à chérir la paix; il sanctifie les Nazaréens, il consacre les
prêtres, qui ne pourraient, sans lui, offrir le sacrifice dans le culte
mystique et véritable de nos jours, qui ne le pouvaient pas même dans
celui qui a précédé et qui n'en était que la figure. C'est par le jeûne
qu'Élie fut favorisé d'une vision extraordinaire. Il purifia son âme en
jeûnant quarante jours ; et il mérita de voir le Seigneur dans la
caverne d'Horeb, autant qu'il est possible à un homme. C'est après avoir
jeûné qu'il rendit l'enfant à la veuve, et qu'il sut triompher de la
mort même. La parole sortie d'une bouche sobre ferma le ciel pendant
trois ans et six mois pour punir un peuple prévaricateur. Il s'exposa
lui-même avec les autres à cette calamité, pour amollir des âmes dures
et intraitables. Vive le Seigneur, dit-il ; il ne tombera de pluie sur
la terre que selon la parole qui sortira de ma bouche (3. Rois. 17. 1).
Il obligea par la famine tout un peuple de jeûner, afin de corriger les
désordres, suites des délices et d'une vie dissolue. Et le prophète
Élisée comment vivait-il comment fut-il reçu chez la Sunamite ? comment
lui-même traita-t-il les prophètes ? Il leur donna des herbes sauvages
et un peu de farine. On avait mêlé parmi ces herbes de la coloquinte, et
tous ceux qui en mangèrent eussent été en danger de périr, si le jeûne
et les prières du prophète n'eussent amorti la force du poison. Enfin
c'est le jeûne qui a conduit tous les Saints à une vie selon Dieu.
Il est une sorte de
pierre appelée amiante
,
qui ne peut être consumée par le feu ; qui, jette dans les flammes,
paraît être réduite en charbon, mais qui en étant tirée n'en est que
plus pure comme si elle eût été lavée dans l'eau. Tels étaient les corps
des trois enfants de Babylone ; le jeûne leur donnait la vertu de
l'amiante. Au milieu d'une ardente fournaise, supérieurs au feu tonie
s'ils eussent été d'or, ils n'en reçurent aucun dommage : ils parurent
même plus puissants que l'or, puisque le feu, loin de fondre leurs
chairs, les conservait intacts. Cependant rien alors ne résistait à une
flamme, dont la violence redoublée par des amas de sarments, de souffre
et de bitume, s'étendait à quarante-neuf coudées, dévora tous les objets
environnants, et consuma nombre de Chaldéens. Entrés avec le jeûne dans
un incendie aussi terrible, les trois jeunes hommes le foulèrent aux
pieds : ils respiraient un air doux et suave au milieu d'un feu violent,
qui respecta même leur chevelure, parce que c'était le jeûne qui l'avait
nourrie et entretenue. Daniel, cet homme de désir, après avoir passé
trois semaines sans manger de pain et sans boire de vin, apprit aux
lions à jeûner dans la fosse : leurs dents ne purent entamer son corps,
comme s'il eût été de pierre, ou de fer, ou de quelque autre matière
plus dure. Le jeûne avait donné au corps du Saint une trempe de nature à
émousser les dents de ces animaux féroces, qui n'entreprirent pas même
de le dévorer. Ainsi le jeûne éteint les flammes et adoucit les lions.
Le jeûne sert
d'ailes à la prière pour s'élever en haut et pénétrer jusqu'aux cieux.
Le jeûne est le soutien des maisons, le père de la santé, l'instituteur
de la jeunesse, l’ornement des vieillards, l'agréable compagnon des
voyageurs, l'ami sûr des époux. Un mari ne soupçonne pas la fidélité de
sa femme, quand il la voit faire du jeûne ses délices: une femme n'est
pas jalouse de son mari, quand elle le voit chérir et embrasser le
jeûne. Le jeûne n'a jamais ruiné une maison. Comptez ce que vous avez de
bien aujourd’hui ; comptez encore par la suite, et vous ne trouverez pas
que le jeûne ait rien diminué de votre fortune. Lorsque l'abstinence
règne, nul animal ne déplore son trépas : le sang ne coule nulle part,
molle part une voracité impitoyable ne prononce une sentence cruelle
contre les animaux : le couteau des cuisiniers se repose; la table se
contente des fruits que donne la nature. Le sabbat avait été donné aux
Juifs, pour qu'ils laissassent reposer leurs bêtes de somme et leurs
serviteurs (Exe. 20. 10). Que le jeûne donne quelque relâche à ceux qui
vous servent toute l'année, qu’ils respirent de leurs continuels
travaux. Qu'on n'entende plus dans votre maison tout ce tumulte, que la
fumée et l'odeur des viandes en soient bannies ; que cette foule
d'hommes diversement employés au service de la table, qui vont et qui
viennent sans cesse tour exécuter les ordres du ventre, de ce maître dur
et sans pitié, se tiennent enfin tranquilles. Les collecteurs des
tributs laissent au moins quelques moments de repos à ceux qui sont sous
leur juridiction : cille le ventre fasse au moins avec nous une trêve de
cinq jours
,
ce ventre insatiable, qui demande toujours et n'est jamais satisfait,
qui a déjà oublié aujourd'hui ce qu'on lui donna hier, qui raisonne star
la tempérance lorsqu'il est rempli, et ne sonne plus à ses beaux
préceptes dès qu'il a digéré. Le jeûne ne connaît pas l'usure ; ces
intérêts accumulés, qui se replient comme des serpents, sont ignorés à
la table de l’homme sobre. Ses enfants non plus ne recueillent pas le
triste héritage de ses dettes. Le jeûne d ailleurs est propre à inspirer
la joie et la satisfaction. On boit avec plaisir quand on a soif, la
faim assaisonne tous les mets: ainsi l'abstinence, qui interrompt le
cours de la bonne chère, réveille l'appétit, et donne du goût aux
viandes. Si donc vous voulez trouver agréable ce que vous mangez, faites
diversion par le jeûne. La satiété des délices en émousse le goût, et
l'excès du plaisir le fait disparaître. Les meilleures choses fatiguent
par la continuité de la jouissance. On jouit avec empressement de ce qui
ne s'offre que de loin à loin. c'est ainsi que le Créateur nous a ménagé
par la vicissitude un plus vif agrément dans les faveurs journalières
dont il nous comble. Le soleil paraît plus brillant après la nuit, le
réveil est plus agréable après le sommeil, la santé est plais douce
après la maladie ; la table de mène est plis satisfaisante après le
jeûne, pour le riche dont la table est somptueuse, comme pour le pauvre
dont la nourriture est simple et frugale. Craignez le malheur de ce
riche de l'Évangile, que les délices ont plongé dans les enfers (Lc. 16.
19 et suiv.). Ce n'est point pour ses injustices, mais pour sa vie molle
qu'il a été condamné à un feu éternel. Pour éteindre ce feu, il faut de
l'eau. Ce n'est pas seulement pour la vie future que le jeûne est utile;
il contribue encore à la santé dans cette vie. Un excessif embonpoint
est sujet à bien des retours, parce que la nature qui succombe ne peut
en soutenir le poids. lotis dédaignez maintenant de boire de l'eau;
prenez garde d'avoir par la suite, comme le mauvais riche, à en désirer
une seule goutte. L'eau n’a jamais enivré personne ; l'eau ne charge pas
la tète elle ne lie ni les pieds ni les mains quand on boit de l'eau, on
n'a jamais besoin pour marcher du secours d'autrui. Les mauvaises
digestions, suite de l'intempérance, occasionnent des maladies
fâcheuses. L’extérieur de l’homme qui jeûne n'a rien que de vénérable.
Son teint n'est pas fleuri, ni coloré d'un rouge insolent, mais décoré
d'une pâleur modeste; ses yeux sont doux, sa démarche gave, son air
réfléchi : il ne se permet pas un ris immodéré ; son langage est aussi
tranquille que son âme est pure.
Rappelez-vous les
saints des siècles passés, dont le monde n'était pas digne, qui erraient
couverts de peaux, manquant de tout, persécutés, affligés (Hb. 11. 37 et
38). Imitez leur conduite, si vous voulez obtenir leur gloire. Qu'est-ce
qui a fait reposer Lazare dans le sein d'Abraham ? N’est ce pas le jeûne
? Toute la vie de Jean-Baptiste n'était-elle pas un jeûne continuel? il
n'avait ni lit, ni table, ni terre labourable, ni boeuf pour labourer,
ni grains, ni serviteur pour les moudre, en un mot aucune des choses
nécessaires à la vie. C’est pour cela que parmi ceux qui sont nés des
femmes, il n'en a point paru de plus grand que Jean-Baptiste (Mt. 11.
11). Entre toutes les tribulations dont se glorifiait Paul, c'est
surtout le jeûne qui l'a transporté au troisième ciel. Enfin
Jésus-Christ notre Seigneur, après avoir fortifié, par le jeûne, la
chair qu'il a prise pour nous, a voulu soutenir dans cette même chair
les attaques du démon, afin de nous apprendre comment nous devons nous
disposer et nous exercer aux combats des tentations. comme la divinité
du Fils de Dieu le rendait inaccessible à l'esprit tentateur, il s'est
assujetti à nos besoins, afin de lui donner occasion de l'attaquer par
cette apparence de faiblesse. Près de monter aux cieux, s’il a pris de
la nourriture, ce n'était que pour fournir des preuves de sa
résurrection.
Et vous, vous ne
cesserez pas d'engraisser votre corps à l’excès, tandis que vous ne vous
embarrasserez nullement de laisser dessécher votre esprit en négligeant
de le nourrir d'une doctrine salutaire et vivifiante! Dans la mêlée,
secourir un parti,c’est faire succomber l'autre: ainsi se ranger du
parti de la chair, c'est combattre contre l'esprit; comme passer du côté
de l'esprit, c'est assujettir la chair: car ce sont deux puissances
opposées. Si donc vous voulez fortifier l'esprit, il vous faut dompter
la chair par le jeûne. C'est-là ce qui a fait dire à l’apôtre : Plus
l’homme intérieur se détruit en nous, plus l'homme extérieur se
renouvelle ; et ailleurs : Lorsque je suis faible, c'est alors que je
suis fort (2. Cor. 4. 16. - 12. 10). Ne mépriserez-vous pas des viandes
corruptibles? ne désirerez-vous pas la table du royaume céleste, que
vous préparera le jeûne d'ici-bas, ignorez-vous que l'intempérance vous
engendre une foule de vers rongeurs ? Qui jamais dans les délice,
continuelles d'une table abondante, mérita de participer aux grâces
spirituelles ? Il fallut que Moïse se disposât par un second jeûne à
recevoir une seconde fois les préceptes de la loi (Ex. 34. 28). Les
Ninivites n'auraient pur échapper à la ruine totale dont ils étaient
menacés s'ils n'eussent fait jeûner jusqu'à leurs animaux. Quels sont
les Juifs dont les corps sont restés étendus dans le désert (Hb. 3.
17) ? ne sont-ce pas ceux qui demandaient à manger de la chair ? Tant
qu'ils se commuèrent de la manne et de l'eau du rocher, ils vainquirent
les Égyptiens, ils passèrent la mer à pied sec, il n'y avait pas de
malades dans leurs tribus (Ps. 104. 37) ; mais lorsqu'ils regrettèrent
les chairs de l'Égypte (Ex. 16. 3), qu’ils se transportèrent dans ce
pays par leurs désirs, ils fuirent privés du bonheur de voir la terre
promise. Cet exemple ne vous fait-il pas trembler ? ne craignez-vous pas
que votre amour pour des viandes terrestre ne vous prive des biens
éternels ? Le sage Daniel n'eût pas eu des visions aussi merveilleuses,
sil n'eût purifié et éclairé son âme par le jeûne. Les vapeurs et les
fumées qui s'élèvent d'une nourriture grossière, sont comme un nuage
épais qui offusque les lumières par lesquelles l'Esprit-Saint éclaire
nos intelligences. Si les anges prennent quelque nourriture, ce n'est
que du pain selon le témoignage du Prophète: L'homme a mangé le pain des
anges (Ps. 77. 25)
.
Ils ne connaissent ni la chair, ni le vin, ni rien de ce que désirent
avec tant d'ardeur les esclaves du ventre. Le jeûne est une arme qui
nous fait triompher de l'armée des démons. Cette sorte de démons, dit
Jésus-Christ, ne se chasse que par la prière et par le jeûne. Tels sont
les grands avantages que le jeûne nous procure. L'intempérance est la
source des plus affreux désordres. Les mets délicats et les vins exquis
nous portent à des passions brutales. Les délices irritent la
concupiscence et allument dans les hommes des désirs furieux qui les
rendent semblables à des chevaux indomptés. Les excès dit vin nous font
renverser l'ordre de la nature, pervertir et corrompre l'usage des
différents sexes. Le jeûne au contraire entretient la modestie et la
continence dans le mariage; il fait qu'on se retranche même les choses
permises, et que deux époux se les interdisent de concert pendant
quelque temps pour vaquer plus librement à l'oraison.
Prenez garde
néanmoins de borner l'avantage du jeûne à l'abstinence des viandes. Le
jeûne véritable est de s'abstenir des vices. Rompez tout lien
d'iniquité (Is. 58. 4 et. 6) : pardonnez à votre prochain la peine qu’il
a pu vous faire, remettez-lui ses dettes; ne jeûnez plus pour faire des
procès et des querelles. Vous ne mangez point de chair, mais vous
dévorez votre frère. Vous vous abstenez de boire du vin, mais vous ne
modérez aucune des passions qui vous emportent. Vous attendez le soir
pour manger, mais vous consumez, tout le jour dans les tribunaux.
Malheur à ceux que, non le vin, mais leurs passions enivrent (Is. 51.
21). La colère est une ivresse de l’âme; elle la trouble et la
transporte comme le vin. La tristesse est aussi une ivresse, puisqu'elle
enveloppe et ensevelit la raison. La crainte est une autre ivresse,
quand elle nous fait trembler mal à propos. Délivrez mon âme, dit David
au Seigneur, de la crainte de mon ennemi,(Ps. 63. 2). En général, toute
passion violente qui trouble et dérange la raison, peut être appelée
ivresse. A oyez un homme emporté par la colère: cette passion le rend
ivre ; il n'est plus maure; de lui-même, il ne se connaît plus, il ne
connaît aucun de ceux qui sont présents; il se jette sur tous ceux qu'il
rencontre, comme dans un combat nocturne ; il parie au hasard, il ne
peut se contenir, il invective, il frappe, il menace, il crie, il
s'emporte en jurements, il se livre à toute sa rage. Évitez une pareille
ivresse.
Fuyez aussi celle
que cause le vin. Ne vous préparez pas à boire de l'eau en buvant du vin
avec excès. Que l'ivresse ne vous introduise pas dans les mystères du
jeûne. Ce n'est pas l'ivresse qui conduit au jeûne, comme ce n'est pas
la cupidité qui conduit au désintéressement, ni l'intempérance à la
sagesse, ni en général le vice à la vertu. Il est un autre chemin qui
conduit au jeûne; la frugalité mène au jeûne comme l'ivresse mène aux
dissolutions. Les athlètes se préparent au combat par des exercices; on
se dispose au jeûne en s'exerçant à l'abstinence. Ne cherchez pas à
éluder la loi, et à vous dédommager d'avance, par la débauche, d'un
jeûne de cinq jours
.
C'est en vain que vous mortifiez votre corps, si vous ne rendez pas
cette mortification utile en renonçant au vice. Vous confiez des
provisions à un cellier perfide : vous versez du vin dans un tonneau
percé. Le vin s'écoule par le passage qu'il trouve ouvert, et le péché
demeure. Un esclave fuit le maître qui le frappe; et vous ne vous
éloignez pas du via qui attaque tous les jours votre tête. La meilleure
mesure dans l'usage du vin, c'est de n'en prendre que pour le besoin du
corps. Si vous passez aujourd’hui les bornes, vous aurez demain la tête
pesante, vous serez ennuyé, étourdi, vous exhalerez une odeur
désagréable, vous croirez que tous les objets qui vous environnent
tournent autour de vous. L’ivresse cause un sommeil qui approche de la
mort, et un réveil qui ressemble à un assoupissement. Ne songez-vous
plus à celui que vous devez recevoir C'est celui qui nous fait cette
promesse consolante : Mon Père et moi nous viendrons, et nous ferons en
lui notre, demeure (Jn. 14. 23). Pourquoi donc recevez-vous d'abord
l’ivresse, et fermez-vous par-là l'entrée au Seigneur ? pourquoi
invitez-vous l’ennemi à s'emparer des avenues de votre âme? L'ivresse ne
reçoit pas le Seigneur, l'ivresse bannit l'Esprit-Saint. L'intempérance
chasse la grâce, comme la fumée chasse les abeilles. Le jeûne est
l'ornement de la ville, le soutien du forum, la paix des maisons, la
sûreté des fortunes. Voulez-vous comprendre quelle est sa dignité ?
comparez le jour où nous sommes avec le jour suivant: vous verrez le
bruit et le tumulte se changer en un calme profond. Je voudrais que nous
fussions aussi sages aujourd'hui que nous le serons demain, et que
demain il régnât la même joie qu'aujourd'hui.
Que le Seigneur qui
fait succéder les temps les uns aux autres, nous accorde, après nous
être exercés comme de braves athlètes, et avoir pratiqué constamment la
tempérance, d'arriver au jour oit seront distribuées les couronnes: qu
il nous accorde, après nous être conformés dans cette vie au Sauveur
souffrant, de recevoir dans la vie future la récompense de nos travaux,
de la main du souverain Juge, à qui soit la gloire dans les siècles des
siècles. Ainsi soit-il.
NOTES
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