DEUS CARITAS EST
LETTRE ENCYCLIQUE
DU SOUVERAIN PONTIFE
BENOÎT
XVI
AUX ÉVÊQUES
AUX PRÊTRES ET AUX DIACRES
AUX PERSONNES CONSACRÉES
ET À TOUS LES FIDÈLES LAÏCS
SUR L'AMOUR CHRÉTIEN
INTRODUCTION
1. «Dieu
est amour : celui qui demeure dans l’amour demeure en Dieu, et Dieu en
lui» (1 Jn 4, 16). Ces paroles de la Première Lettre de saint
Jean expriment avec une particulière clarté ce qui fait le centre de
la foi chrétienne: l’image chrétienne de Dieu, ainsi que l'image de
l'homme et de son chemin, qui en découle. De plus, dans ce même verset,
Jean nous offre pour ainsi dire une formule synthétique de l’existence
chrétienne : «Nous avons reconnu et nous avons cru que l’amour de Dieu
est parmi nous».
Nous
avons cru à l’amour de Dieu: c’est ainsi que le chrétien peut
exprimer le choix fondamental de sa vie. À l’origine du fait d’être
chrétien, il n’y a pas une décision éthique ou une grande idée, mais la
rencontre avec un événement, avec une Personne, qui donne à la vie un
nouvel horizon et par là son orientation décisive. Dans son Évangile,
Jean avait exprimé cet événement par ces mots : «Dieu a tant aimé le
monde qu’il a donné son Fils unique : ainsi tout homme qui croit en lui
[...] obtiendra la vie éternelle» (3, 16). En reconnaissant le caractère
central de l’amour, la foi chrétienne a accueilli ce qui était le noyau
de la foi d’Israël et, en même temps, elle a donné à ce noyau une
profondeur et une ampleur nouvelles. En effet, l’Israélite croyant prie
chaque jour avec les mots du Livre du Deutéronome, dans lesquels
il sait qu’est contenu le centre de son existence : «Écoute, Israël: le
Seigneur notre Dieu est l’Unique. Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de
tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force» (6, 4-5). Jésus a
réuni, en en faisant un unique précepte, le commandement de l’amour de
Dieu et le commandement de l’amour du prochain, contenus dans le
Livre du Lévitique : «Tu aimeras ton prochain comme toi-même» (19,
18 ; cf. Mc 12, 29-31). Comme Dieu nous a aimés le premier (cf.
1 Jn 4, 10), l’amour n’est plus seulement un commandement, mais
il est la réponse au don de l'amour par lequel Dieu vient à notre
rencontre.
Dans un
monde où l’on associe parfois la vengeance au nom de Dieu, ou même le
devoir de la haine et de la violence, c’est un message qui a une grande
actualité et une signification très concrète. C’est pourquoi, dans ma
première Encyclique, je désire parler de l’amour dont Dieu nous comble
et que nous devons communiquer aux autres. Par là sont ainsi indiquées
les deux grandes parties de cette Lettre, profondément reliées entre
elles. La première aura un caractère plus spéculatif, étant donné que je
voudrais y préciser – au début de mon Pontificat – certains éléments
essentiels sur l'amour que Dieu, de manière mystérieuse et gratuite,
offre à l'homme, de même que le lien intrinsèque de cet Amour avec la
réalité de l'amour humain. La seconde partie aura un caractère plus
concret, puisqu'elle traitera de la pratique ecclésiale du commandement
de l'amour pour le prochain. La question est très vaste, un long
développement dépasserait néanmoins le but de cette Encyclique. Je
désire insister sur certains éléments fondamentaux, de manière à
susciter dans le monde un dynamisme renouvelé pour l'engagement dans la
réponse humaine à l'amour divin.
PREMIÈRE
PARTIE
L'UNITÉ DE
L'AMOUR
DANS LA CRÉATION
ET DANS L'HISTOIRE DU SALUT
Un
problème de langage
2.
L'amour de Dieu pour nous est une question fondamentale pour la vie et
pose des interrogations décisives sur qui est Dieu et sur qui nous
sommes. À ce sujet, nous rencontrons avant tout un problème de langage.
Le terme «amour» est devenu aujourd'hui un des mots les plus utilisés et
aussi un des plus galvaudés, un mot auquel nous donnons des acceptions
totalement différentes. Même si le thème de cette encyclique se
concentre sur le problème de la compréhension et de la pratique de
l’amour dans la Sainte Écriture et dans la Tradition de l’Église, nous
ne pouvons pas simplement faire abstraction du sens que possède ce mot
dans les différentes cultures et dans le langage actuel.
Rappelons
en premier lieu le vaste champ sémantique du mot «amour» : on parle
d’amour de la patrie, d’amour pour son métier, d’amour entre amis,
d’amour du travail, d’amour entre parents et enfants, entre frères et
entre proches, d’amour pour le prochain et d’amour pour Dieu. Cependant,
dans toute cette diversité de sens, l’amour entre homme et femme, dans
lequel le corps et l’âme concourent inséparablement et dans lequel
s’épanouit pour l’être humain une promesse de bonheur qui semble
irrésistible, apparaît comme l’archétype de l’amour par excellence,
devant lequel s’estompent, à première vue, toutes les autres formes
d’amour. Surgit alors une question : toutes ces formes d’amour
s'unifient-elles finalement et, malgré toute la diversité de ses
manifestations, l’amour est-il en fin de compte unique, ou bien, au
contraire, utilisons-nous simplement un même mot pour indiquer des
réalités complètement différentes ?
«Eros»
et «agapè» – différence et unité.
3. À
l’amour entre homme et femme, qui ne naît pas de la pensée ou de la
volonté mais qui, pour ainsi dire, s’impose à l’être humain, la Grèce
antique avait donné le nom d’eros. Disons déjà par avance que
l'Ancien Testament grec utilise deux fois seulement le mot eros,
tandis que le Nouveau Testament ne l'utilise jamais: des trois mots
grecs relatifs à l’amour – eros, philia (amour d’amitié)
et agapè – les écrits néotestamentaires privilégient le dernier,
qui dans la langue grecque était plutôt marginal. En ce qui concerne
l'amour d'amitié (philia), il est repris et approfondi dans l’Évangile
de Jean pour exprimer le rapport entre Jésus et ses disciples. La
mise de côté du mot eros, ainsi que la nouvelle vision de l’amour
qui s’exprime à travers le mot agapè, dénotent sans aucun doute
quelque chose d’essentiel dans la nouveauté du christianisme concernant
précisément la compréhension de l’amour. Dans la critique du
christianisme, qui s’est développée avec une radicalité grandissante à
partir de la philosophie des Lumières, cette nouveauté a été considérée
d’une manière absolument négative. Selon Friedrich Nietzsche, le
christianisme aurait donné du venin à boire à l’eros qui, si en
vérité il n’en est pas mort, en serait venu à dégénérer en vice[1].
Le philosophe allemand exprimait de la sorte une perception très
répandue : l’Église, avec ses commandements et ses interdits, ne nous
rend-elle pas amère la plus belle chose de la vie ? N’élève-t-elle pas
des panneaux d’interdiction justement là où la joie prévue pour nous par
le Créateur nous offre un bonheur qui nous fait goûter par avance
quelque chose du Divin ?
4. En
est-il vraiment ainsi ? Le christianisme a-t-il véritablement détruit l’eros
? Regardons le monde pré-chrétien. Comme de manière analogue dans
d’autres cultures, les Grecs ont vu dans l’eros avant tout
l’ivresse, le dépassement de la raison provenant d'une «folie divine»
qui arrache l’homme à la finitude de son existence et qui, dans cet être
bouleversé par une puissance divine, lui permet de faire l’expérience de
la plus haute béatitude. Tous les autres pouvoirs entre le ciel et la
terre apparaissent de ce fait d’une importance secondaire : «Omnia
vincit amor», affirme Virgile dans les Bucoliques – l’amour
vainc toutes choses – et il ajoute : «Et nos cedamus amori» – et
nous cédons, nous aussi, à l’amour[2].
Dans les religions, cette attitude s’est traduite sous la forme de
cultes de la fertilité, auxquels appartient la prostitution «sacrée»,
qui fleurissait dans beaucoup de temples. L’eros était donc
célébré comme force divine, comme communion avec le Divin.
L’Ancien
Testament s’est opposé avec la plus grande rigueur à cette forme de
religion, qui est comme une tentation très puissante face à la foi au
Dieu unique, la combattant comme perversion de la religiosité. En cela
cependant, il n’a en rien refusé l’eros comme tel, mais il a
déclaré la guerre à sa déformation destructrice, puisque la fausse
divinisation de l’eros, qui se produit ici, le prive de sa
dignité, le déshumanise. En fait, dans le temple, les prostituées, qui
doivent donner l’ivresse du Divin, ne sont pas traitées comme êtres
humains ni comme personnes, mais elles sont seulement des instruments
pour susciter la «folie divine»: en réalité, ce ne sont pas des déesses,
mais des personnes humaines dont on abuse. C’est pourquoi l’eros
ivre et indiscipliné n’est pas montée, «extase» vers le Divin, mais
chute, dégradation de l’homme. Il devient ainsi évident que l’eros
a besoin de discipline, de purification, pour donner à l’homme non pas
le plaisir d’un instant, mais un certain avant-goût du sommet de
l’existence, de la béatitude vers laquelle tend tout notre être.
5. De ce
regard rapide porté sur la conception de l’eros dans l’histoire
et dans le temps présent, deux aspects apparaissent clairement, et avant
tout qu’il existe une certaine relation entre l’amour et le Divin:
l’amour promet l’infini, l’éternité – une réalité plus grande et
totalement autre que le quotidien de notre existence. Mais il est apparu
en même temps que le chemin vers un tel but ne consiste pas simplement à
se laisser dominer par l’instinct. Des purifications et des maturations
sont nécessaires; elles passent aussi par la voie du renoncement. Ce
n’est pas le refus de l’eros, ce n’est pas son «empoisonnement»,
mais sa guérison en vue de sa vraie grandeur.
Cela
dépend avant tout de la constitution de l’être humain, à la fois corps
et âme. L’homme devient vraiment lui-même, quand le corps et l’âme se
trouvent dans une profonde unité ; le défi de l’eros est vraiment
surmonté lorsque cette unification est réussie. Si l’homme aspire à être
seulement esprit et qu’il veut refuser la chair comme étant un héritage
simplement animal, alors l’esprit et le corps perdent leur dignité. Et
si, d’autre part, il renie l’esprit et considère donc la matière, le
corps, comme la réalité exclusive, il perd également sa grandeur.
L’épicurien Gassendi s’adressait en plaisantant à Descartes par le
salut: «Ô Âme !». Et Descartes répliquait en disant: «Ô Chair !»[3].
Mais ce n’est pas seulement l’esprit ou le corps qui aime : c’est
l’homme, la personne, qui aime comme créature unifiée, dont font partie
le corps et l’âme. C’est seulement lorsque les deux se fondent
véritablement en une unité que l’homme devient pleinement lui-même.
C’est uniquement de cette façon que l’amour – l'eros – peut
mûrir, jusqu’à parvenir à sa vraie grandeur.
Il n’est
pas rare aujourd’hui de reprocher au christianisme du passé d’avoir été
l’adversaire de la corporéité; de fait, il y a toujours eu des tendances
en ce sens. Mais la façon d'exalter le corps, à laquelle nous assistons
aujourd’hui, est trompeuse. L’eros rabaissé simplement au «sexe»
devient une marchandise, une simple «chose» que l’on peut acheter et
vendre; plus encore, l'homme devient une marchandise. En réalité, cela
n’est pas vraiment le grand oui de l’homme à son corps. Au contraire,
l’homme considère maintenant le corps et la sexualité comme la part
seulement matérielle de lui-même, qu’il utilise et exploite de manière
calculée. Une part, d’ailleurs, qu'il ne considère pas comme un espace
de sa liberté, mais comme quelque chose que lui, à sa manière, tente de
rendre à la fois plaisant et inoffensif. En réalité, nous nous trouvons
devant une dégradation du corps humain, qui n’est plus intégré dans le
tout de la liberté de notre existence, qui n’est plus l’expression
vivante de la totalité de notre être, mais qui se trouve comme cantonné
au domaine purement biologique. L’apparente exaltation du corps peut
bien vite se transformer en haine envers la corporéité. À l'inverse, la
foi chrétienne a toujours considéré l’homme comme un être un et duel,
dans lequel esprit et matière s’interpénètrent l’un l’autre et font
ainsi tous deux l’expérience d’une nouvelle noblesse. Oui, l’eros
veut nous élever «en extase» vers le Divin, nous conduire au-delà de
nous-mêmes, mais c’est précisément pourquoi est requis un chemin de
montée, de renoncements, de purifications et de guérisons.
6.
Comment devons-nous nous représenter concrètement ce chemin de montée et
de purification ? Comment doit être vécu l’amour, pour que se réalise
pleinement sa promesse humaine et divine ? Nous pouvons trouver une
première indication importante dans le Cantique des Cantiques, un
des livres de l’Ancien Testament bien connu des mystiques. Selon
l’interprétation qui prévaut aujourd’hui, les poèmes contenus dans ce
livre sont à l’origine des chants d’amour, peut-être prévus pour une
fête de noces juives où ils devaient exalter l’amour conjugal. Dans ce
contexte, le fait que l’on trouve, dans ce livre, deux mots différents
pour parler de l'«amour» est très instructif. Nous avons tout d’abord le
mot «dodim», un pluriel qui exprime l’amour encore incertain,
dans une situation de recherche indéterminée. Ce mot est ensuite
remplacé par le mot «ahabà» qui, dans la traduction grecque de
l’Ancien Testament, est rendu par le mot de même consonance «agapè»,
lequel, comme nous l’avons vu, devint l’expression caractéristique de la
conception biblique de l’amour. En opposition à l’amour indéterminé et
encore en recherche, ce terme exprime l’expérience de l’amour, qui
devient alors une véritable découverte de l’autre, dépassant donc le
caractère égoïste qui dominait clairement auparavant. L’amour devient
maintenant soin de l’autre et pour l’autre. Il ne se cherche plus
lui-même – l’immersion dans l’ivresse du bonheur – il cherche au
contraire le bien de l’être aimé : il devient renoncement, il est prêt
au sacrifice, il le recherche même.
Cela fait
partie des développements de l'amour vers des degrés plus élevés, vers
ses purifications profondes, de l'amour qui cherche maintenant son
caractère définitif, et cela en un double sens : dans le sens d’un
caractère exclusif – «cette personne seulement» – et dans le sens d’un
«pour toujours». L’amour comprend la totalité de l’existence dans toutes
ses dimensions, y compris celle du temps. Il ne pourrait en être
autrement, puisque sa promesse vise à faire du définitif : l’amour vise
à l’éternité. Oui, l’amour est «extase», mais extase non pas dans le
sens d’un moment d’ivresse, mais extase comme chemin, comme exode
permanent allant du je enfermé sur lui-même vers sa libération dans le
don de soi, et précisément ainsi vers la découverte de soi-même, plus
encore vers la découverte de Dieu : «Qui cherchera à conserver sa vie la
perdra. Et qui la perdra la sauvegardera» (Lc 17, 33), dit Jésus
– une de ses affirmations qu’on retrouve dans les Évangiles avec
plusieurs variantes (cf. Mt 10, 39; 16, 25; Mc 8, 35;
Lc 9, 24; Jn 12, 25). Jésus décrit ainsi son chemin
personnel, qui le conduit par la croix jusqu’à la résurrection; c’est le
chemin du grain de blé tombé en terre qui meurt et qui porte ainsi
beaucoup de fruit. Mais il décrit aussi par ces paroles l’essence de
l’amour et de l’existence humaine en général, partant du centre de son
sacrifice personnel et de l’amour qui parvient en lui à son
accomplissement.
7. À
l’origine plutôt philosophiques, nos réflexions sur l’essence de l’amour
nous ont maintenant conduits, par une dynamique interne, jusqu’à la foi
biblique. Au point de départ, la question s’est posée de savoir si les
différents sens du mot amour, parfois même opposés, ne sous-entendraient
pas une certaine unité profonde ou si, au contraire, ils ne devraient
pas rester indépendants, l’un à côté de l’autre. Avant tout cependant,
est apparue la question de savoir si le message sur l’amour qui nous est
annoncé par la Bible et par la Tradition de l’Église avait quelque chose
à voir avec l’expérience humaine commune de l’amour ou s’il ne
s’opposait pas plutôt à elle. À ce propos, nous avons rencontré deux
mots fondamentaux : eros, comme le terme désignant l’amour
«mondain», et agapè, comme l’expression qui désigne l’amour fondé
sur la foi et modelé par elle. On oppose aussi fréquemment ces deux
conceptions en amour «ascendant» et amour «descendant». Il y a d’autres
classifications similaires, comme par exemple la distinction entre amour
possessif et amour oblatif (amor concupiscentiæ – amor
benevolentiæ), à laquelle on ajoute parfois aussi l’amour qui
n’aspire qu’à son profit.
Dans le
débat philosophique et théologique, ces distinctions ont souvent été
radicalisées jusqu'à les mettre en opposition entre elles : l’amour
descendant, oblatif, précisément l’agapè, serait typiquement
chrétien; à l'inverse, la culture non chrétienne, surtout la
culture grecque, serait caractérisée par l’amour ascendant, possessif et
sensuel, c’est-à-dire par l’eros. Si on voulait pousser à
l’extrême cette antithèse, l’essence du christianisme serait alors
coupée des relations vitales et fondamentales de l’existence humaine et
constituerait un monde en soi, à considérer peut-être comme admirable
mais fortement détaché de la complexité de l’existence humaine. En
réalité, eros et agapè – amour ascendant et amour
descendant – ne se laissent jamais séparer complètement l’un de l’autre.
Plus ces deux formes d’amour, même dans des dimensions différentes,
trouvent leur juste unité dans l’unique réalité de l’amour, plus se
réalise la véritable nature de l’amour en général. Même si,
initialement, l’eros est surtout sensuel, ascendant – fascination
pour la grande promesse de bonheur –, lorsqu’il s’approche ensuite de
l’autre, il se posera toujours moins de questions sur lui-même, il
cherchera toujours plus le bonheur de l’autre, il se préoccupera
toujours plus de l’autre, il se donnera et il désirera «être pour»
l’autre. C’est ainsi que le moment de l’agapè s’insère en lui ;
sinon l'eros déchoit et perd aussi sa nature même. D’autre part,
l’homme ne peut pas non plus vivre exclusivement dans l’amour oblatif,
descendant. Il ne peut pas toujours seulement donner, il doit aussi
recevoir. Celui qui veut donner de l’amour doit lui aussi le recevoir
comme un don. L’homme peut assurément, comme nous le dit le Seigneur,
devenir source d’où sortent des fleuves d’eau vive (cf. Jn 7,
37-38). Mais pour devenir une telle source, il doit lui-même boire
toujours à nouveau à la source première et originaire qui est Jésus
Christ, du cœur transpercé duquel jaillit l’amour de Dieu (cf. Jn
19, 34).
Dans le
récit de l’échelle de Jacob, les Pères ont vu exprimé symboliquement, de
différentes manières, le lien inséparable entre montée et descente,
entre l’eros qui cherche Dieu et l’agapè qui transmet le
don reçu. Dans ce texte biblique, il est dit que le patriarche Jacob vit
en songe, sur la pierre qui lui servait d’oreiller, une échelle qui
touchait le ciel et sur laquelle des anges de Dieu montaient et
descendaient (cf. Gn 28, 12; Jn 1, 51). L’interprétation
que le Pape Grégoire le Grand donne de cette vision dans sa Règle
pastorale est particulièrement touchante. Le bon pasteur, dit-il,
doit être enraciné dans la contemplation. En effet, c’est seulement
ainsi qu’il lui sera possible d’accueillir les besoins d’autrui dans son
cœur, de sorte qu’ils deviennent siens: «Per pietatis viscera in se
infirmitatem caeterorum transferat»[4].
Dans ce cadre, saint Grégoire fait référence à saint Paul qui est enlevé
au ciel jusque dans les plus grands mystères de Dieu et qui, précisément
à partir de là, quand il en redescend, est en mesure de se faire tout à
tous (cf. 2 Co 12, 2-4; 1 Co 9, 22). D’autre part, il
donne encore l’exemple de Moïse, qui entre toujours de nouveau dans la
tente sacrée, demeurant en dialogue avec Dieu, pour pouvoir ainsi, à
partir de Dieu, être à la disposition de son peuple. «Au-dedans [dans la
tente], ravi dans les hauteurs par la contemplation, il se laisse au
dehors [de la tente] prendre par le poids des souffrants: Intus in
contemplationem rapitur, foris infirmantium negotiis urgetur».[5]
8.Nous
avons ainsi trouvé une première réponse, encore plutôt générale, aux
deux questions précédentes : au fond, l’«amour» est une réalité unique,
mais avec des dimensions différentes; tour à tour, l’une ou l’autre
dimension peut émerger de façon plus importante. Là où cependant les
deux dimensions se détachent complètement l’une de l’autre, apparaît une
caricature ou, en tout cas, une forme réductrice de l’amour. D’une
manière synthétique, nous avons vu aussi que la foi biblique ne
construit pas un monde parallèle ou un monde opposé au phénomène humain
originaire qui est l’amour, mais qu’elle accepte tout l’homme,
intervenant dans sa recherche d’amour pour la purifier, lui ouvrant en
même temps de nouvelles dimensions. Cette nouveauté de la foi biblique
se manifeste surtout en deux points, qui méritent d’être soulignés:
l’image de Dieu et l’image de l’homme.
La
nouveauté de la foi biblique
9. Il
s’agit avant tout de la nouvelle image de Dieu. Dans les cultures qui
entourent le monde de la Bible, l’image de Dieu et des dieux reste en
définitive peu claire et en elle-même contradictoire. Dans le parcours
de la foi biblique, à l’inverse, on note que devient toujours plus clair
et plus univoque ce que la prière fondamentale d’Israël, le shema,
reprend par ces paroles : «Écoute, Israël: le Seigneur notre Dieu est
l’Unique» (Dt 6, 4). Il existe un seul Dieu, qui est le Créateur
du ciel et de la terre, et qui est donc aussi le Dieu de tous les
hommes. Deux éléments sont singuliers dans cette précision : le fait
que, en vérité, tous les autres dieux ne sont pas Dieu, et que toute la
réalité dans laquelle nous vivons remonte à Dieu, qu’elle est créée par
lui. Naturellement, l’idée d’une création existe aussi ailleurs, mais
c’est là seulement qu’apparaît de manière absolument claire que ce n’est
pas un dieu quelconque, mais l’unique vrai Dieu, lui-même, qui est
l’auteur de la réalité tout entière; cette dernière provient de la
puissance de sa Parole créatrice. Cela signifie que sa créature lui est
chère, puisqu’elle a été voulue précisément par Lui-même, qu’elle a été
«faite» par Lui. Ainsi apparaît alors le deuxième élément important: ce
Dieu aime l’homme. La puissance divine qu’Aristote, au sommet de la
philosophie grecque, chercha à atteindre par la réflexion, est vraiment,
pour tout être, objet du désir et de l’amour – en tant que réalité aimée
cette divinité met le monde en mouvement[6]
–, mais elle-même n’a besoin de rien et n’aime pas; elle est seulement
aimée. Au contraire, le Dieu unique auquel Israël croit aime
personnellement. De plus, son amour est un amour d’élection : parmi tous
les peuples, il choisit Israël et il l’aime, avec cependant le dessein
de guérir par là toute l’humanité. Il aime, et son amour peut être
qualifié sans aucun doute comme eros, qui toutefois est en même
temps et totalement agapè[7].
Les
prophètes Osée et Ézéchiel surtout ont décrit cette passion de Dieu pour
son peuple avec des images érotiques audacieuses. La relation de Dieu
avec Israël est illustrée par les métaphores des fiançailles et du
mariage; et par conséquent, l’idolâtrie est adultère et prostitution. On
vise concrètement par là, comme nous l’avons vu, les cultes de la
fertilité, avec leur abus de l’eros, mais, en même temps, on
décrit aussi la relation de fidélité entre Israël et son Dieu.
L’histoire d’amour de Dieu avec Israël consiste plus profondément dans
le fait qu’il lui donne la Torah, qu’il ouvre en réalité les yeux
à Israël sur la vraie nature de l’homme et qu’il lui indique la route du
véritable humanisme. Cette histoire consiste dans le fait que l’homme,
en vivant dans la fidélité au Dieu unique, fait lui-même l’expérience
d’être celui qui est aimé de Dieu et qu’il découvre la joie dans la
vérité, dans la justice, la joie en Dieu qui devient son bonheur
essentiel : «Qui donc est pour moi dans le ciel si je n’ai, même avec
toi, aucune joie sur la terre ? ... Pour moi, il est bon d’être proche
de Dieu» (Ps72 [73] , 25.28).
10. L’eros
de Dieu pour l’homme, comme nous l’avons dit, est, en même temps,
totalement agapè. Non seulement parce qu’il est donné absolument
gratuitement, sans aucun mérite préalable, mais encore parce qu’il est
un amour qui pardonne. C’est surtout le prophète Osée qui nous montre la
dimension de l’agapè dans l’amour de Dieu pour l’homme, qui
dépasse de beaucoup l’aspect de la gratuité. Israël a commis
«l’adultère», il a rompu l’Alliance; Dieu devrait le juger et le
répudier. C’est précisément là que se révèle cependant que Dieu est Dieu
et non pas homme : «Comment t’abandonnerais-je, Éphraïm, te
livrerais-je, Israël ? ... Mon cœur se retourne contre moi, et le regret
me consume. Je n’agirai pas selon l’ardeur de ma colère, je ne détruirai
plus Israël, car je suis Dieu, et non pas homme: au milieu de vous je
suis le Dieu saint» (Os 11, 8-9). L’amour passionné de Dieu pour
son peuple – pour l’homme – est en même temps un amour qui pardonne. Il
est si grand qu’il retourne Dieu contre lui-même, son amour contre sa
justice. Le chrétien voit déjà poindre là, de manière voilée, le mystère
de la Croix : Dieu aime tellement l’homme que, en se faisant homme
lui-même, il le suit jusqu’à la mort et il réconcilie de cette manière
justice et amour.
L’aspect
philosophique, historique et religieux qu’il convient de relever dans
cette vision de la Bible réside dans le fait que, d’une part, nous nous
trouvons devant une image strictement métaphysique de Dieu: Dieu est en
absolu la source originaire de tout être; mais ce principe créateur de
toutes choses – le Logos, la raison primordiale – est, d’autre
part, quelqu’un qui aime avec toute la passion d’un véritable amour. De
la sorte, l’eros est ennobli au plus haut point, mais, en même
temps, il est ainsi purifié jusqu’à se fondre avec l’agapè. À
partir de là, nous pouvons ainsi comprendre que le Cantique des
Cantiques, reçu dans le canon de la Sainte Écriture, ait été très
vite interprété comme des chants d’amour décrivant, en définitive, la
relation de Dieu avec l’homme et de l’homme avec Dieu. De cette manière,
le Cantique des Cantiques est devenu, dans la littérature
chrétienne comme dans la littérature juive, une source de connaissance
et d’expérience mystique, dans laquelle s’exprime l’essence de la foi
biblique; oui, il existe une unification de l’homme avec Dieu – tel est
le rêve originaire de l’homme. Mais cette unification ne consiste pas à
se fondre l’un dans l’autre, à se dissoudre dans l’océan anonyme du
Divin; elle est une unité qui crée l’amour, dans lequel les deux, Dieu
et l’homme, restent eux-mêmes et pourtant deviennent totalement un:
«Celui qui s’unit au Seigneur n’est avec lui qu’un seul esprit», dit
saint Paul (1 Co 6, 17).
11. La
première nouveauté de la foi biblique consiste, comme nous l’avons vu,
dans l’image de Dieu; la deuxième, qui lui est essentiellement liée,
nous la trouvons dans l’image de l’homme. Le récit biblique de la
création parle de la solitude du premier homme, Adam, aux côtés duquel
Dieu veut placer une aide. Parmi toutes les créatures, aucune ne peut
être pour l’homme l’aide dont il a besoin, bien qu’il ait donné leur nom
à toutes les bêtes des champs et à tous les oiseaux, les intégrant ainsi
dans son milieu de vie. Alors, à partir d’une côte de l’homme, Dieu
modèle la femme. Adam trouve désormais l’aide qu’il lui faut: «Cette
fois-ci, voilà l’os de mes os et la chair de ma chair» (Gn 2,
23). À l’arrière-plan de ce récit, on peut voir des conceptions qui, par
exemple, apparaissent aussi dans le mythe évoqué par Platon, selon
lequel, à l’origine, l’homme était sphérique, parce que complet en
lui-même et autosuffisant. Mais, pour le punir de son orgueil, Zeus le
coupe en deux, de sorte que sa moitié est désormais toujours à la
recherche de son autre moitié et en marche vers elle, afin de retrouver
son intégrité[8].
Dans le récit biblique, on ne parle pas de punition; pourtant, l’idée
que l’homme serait en quelque sorte incomplet de par sa constitution, à
la recherche, dans l’autre, de la partie qui manque à son intégrité, à
savoir l’idée que c’est seulement dans la communion avec l’autre sexe
qu’il peut devenir «complet», est sans aucun doute présente. Le récit
biblique se conclut ainsi sur une prophétie concernant Adam : «À cause
de cela, l’homme quittera son père et sa mère, il s’attachera à sa femme
et tous deux ne feront plus qu’un» (Gn 2, 24).
Deux
aspects sont ici importants: l’eros est comme enraciné dans la
nature même de l’homme; Adam est en recherche et il «quitte son père et
sa mère» pour trouver sa femme; c’est seulement ensemble qu’ils
représentent la totalité de l’humanité, qu’ils deviennent «une seule
chair». Le deuxième aspect n’est pas moins important: selon une
orientation qui a son origine dans la création, l’eros renvoie
l’homme au mariage, à un lien caractérisé par l’unicité et le définitif;
ainsi, et seulement ainsi, se réalise sa destinée profonde. À l’image du
Dieu du monothéisme, correspond le mariage monogamique. Le mariage fondé
sur un amour exclusif et définitif devient l’icône de la relation de
Dieu avec son peuple et réciproquement: la façon dont Dieu aime devient
la mesure de l’amour humain. Ce lien étroit entre eros et mariage
dans la Bible ne trouve pratiquement pas de parallèle en dehors de la
littérature biblique.
Jésus
Christ – l’amour incarné de Dieu
12. Même
si nous avons jusque-là parlé surtout de l’Ancien Testament, cependant,
la profonde compénétration des deux Testaments comme unique Écriture de
la foi chrétienne s’est déjà rendue visible. La véritable nouveauté du
Nouveau Testament ne consiste pas en des idées nouvelles, mais dans la
figure même du Christ, qui donne chair et sang aux concepts – un
réalisme inouï. Déjà dans l’Ancien Testament, la nouveauté biblique ne
résidait pas seulement en des concepts, mais dans l’action imprévisible,
et à certains égards inouïe, de Dieu. Cet agir de Dieu acquiert
maintenant sa forme dramatique dans le fait que, en Jésus Christ, Dieu
lui-même recherche la «brebis perdue», l’humanité souffrante et égarée.
Quand Jésus, dans ses paraboles, parle du pasteur qui va à la recherche
de la brebis perdue, de la femme qui cherche la drachme, du père qui va
au devant du fils prodigue et qui l’embrasse, il ne s’agit pas là
seulement de paroles, mais de l’explication de son être même et de son
agir. Dans sa mort sur la croix s’accomplit le retournement de Dieu
contre lui-même, dans lequel il se donne pour relever l’homme et le
sauver – tel est l’amour dans sa forme la plus radicale. Le regard
tourné vers le côté ouvert du Christ, dont parle Jean (cf. 19, 37),
comprend ce qui a été le point de départ de cette Encyclique : «Dieu est
amour» (1 Jn 4, 8). C’est là que cette vérité peut être
contemplée. Et, partant de là, on doit maintenant définir ce qu’est
l’amour. À partir de ce regard, le chrétien trouve la route pour vivre
et pour aimer.
13. À cet
acte d'offrande, Jésus a donné une présence durable par l’institution de
l’Eucharistie au cours de la dernière Cène. Il anticipe sa mort et sa
résurrection en se donnant déjà lui-même, en cette heure-là, à ses
disciples, dans le pain et dans le vin, son corps et son sang comme
nouvelle manne (cf. Jn 6, 31-33). Si le monde antique avait rêvé
qu’au fond, la vraie nourriture de l’homme – ce dont il vit comme homme
– était le Logos, la sagesse éternelle, maintenant ce Logos
est vraiment devenu nourriture pour nous, comme amour. L’Eucharistie
nous attire dans l’acte d’offrande de Jésus. Nous ne recevons pas
seulement le Logos incarné de manière statique, mais nous sommes
entraînés dans la dynamique de son offrande. L’image du mariage entre
Dieu et Israël devient réalité d’une façon proprement inconcevable: ce
qui consistait à se tenir devant Dieu devient maintenant, à travers la
participation à l’offrande de Jésus, participation à son corps et à son
sang, devient union. La «mystique» du Sacrement, qui se fonde sur
l’abaissement de Dieu vers nous, est d’une tout autre portée et entraîne
bien plus haut que ce à quoi n’importe quelle élévation mystique de
l’homme pourrait conduire.
14. Mais
il faut maintenant faire attention à un autre aspect: la «mystique» du
Sacrement a un caractère social parce que dans la communion
sacramentelle je suis uni au Seigneur, comme toutes les autres personnes
qui communient: «Puisqu’il y a un seul pain, la multitude que nous
sommes est un seul corps, car nous avons tous part à un seul pain», dit
saint Paul (1 Co 10, 17). L’union avec le Christ est en même
temps union avec tous ceux auxquels il se donne. Je ne peux avoir le
Christ pour moi seul; je ne peux lui appartenir qu’en union avec tous
ceux qui sont devenus ou qui deviendront siens. La communion me tire
hors de moi-même vers lui et, en même temps, vers l’unité avec tous les
chrétiens. Nous devenons «un seul corps», fondus ensemble dans une
unique existence. L’amour pour Dieu et l’amour pour le prochain sont
maintenant vraiment unis : le Dieu incarné nous attire tous à lui. À
partir de là, on comprend maintenant comment agapè est alors
devenue aussi un nom de l’Eucharistie : dans cette dernière, l’agapè
de Dieu vient à nous corporellement pour continuer son œuvre en nous et
à travers nous. C’est seulement à partir de ce fondement christologique
et sacramentel qu’on peut comprendre correctement l’enseignement de
Jésus sur l’amour. Le passage qu’Il fait faire de la Loi et des
Prophètes au double commandement de l’amour envers Dieu et envers le
prochain, ainsi que le fait que toute l’existence de foi découle du
caractère central de ce précepte, ne sont pas simplement de la morale
qui pourrait exister de manière autonome à côté de la foi au Christ et
de sa réactualisation dans le Sacrement : foi, culte et ethos se
compénètrent mutuellement comme une unique réalité qui trouve sa forme
dans la rencontre avec l’agapè de Dieu. Ici, l’opposition
habituelle entre culte et éthique tombe tout simplement. Dans le «culte»
lui-même, dans la communion eucharistique, sont contenus le fait d’être
aimé et celui d’aimer les autres à son tour. Une Eucharistie qui ne se
traduit pas en une pratique concrète de l’amour est en elle-même
tronquée. Réciproquement, – comme nous devrons encore l’envisager plus
en détail – le «commandement» de l’amour ne devient possible que parce
qu’il n’est pas seulement une exigence: l’amour peut être «commandé»
parce qu’il est d’abord donné.
15. C’est
à partir de ce principe que doivent aussi être comprises les grandes
paraboles de Jésus. Du lieu de sa damnation, l’homme riche (cf. Lc
16, 19-31) implore pour que ses frères soient informés de ce qui arrive
à celui qui a, dans sa désinvolture, ignoré le pauvre dans le besoin.
Jésus recueille, pour ainsi dire, cet appel à l’aide et s’en fait l’écho
pour nous mettre en garde, pour nous remettre dans le droit chemin. La
parabole du bon Samaritain (cf. Lc 10, 25-37) permet surtout de
faire deux grandes clarifications. Tandis que le concept de "prochain"
se référait jusqu’alors essentiellement aux membres de la même nation et
aux étrangers qui s’étaient établis dans la terre d’Israël, et donc à la
communauté solidaire d’un pays et d’un peuple, cette limitation est
désormais abolie. Celui qui a besoin de moi et que je peux aider,
celui-là est mon prochain. Le concept de prochain est universalisé et
reste cependant concret. Bien qu’il soit étendu à tous les hommes, il ne
se réduit pas à l’expression d’un amour générique et abstrait, qui en
lui-même engage peu, mais il requiert mon engagement concret ici et
maintenant. Cela demeure une tâche de l’Église d’interpréter toujours de
nouveau le lien entre éloignement et proximité pour la vie pratique de
ses membres. Enfin, il convient particulièrement de rappeler ici la
grande parabole du Jugement dernier (cf. Mt 25, 31-46), dans
laquelle l’amour devient le critère pour la décision définitive
concernant la valeur ou la non-valeur d’une vie humaine. Jésus
s’identifie à ceux qui sont dans le besoin: les affamés, les assoiffés,
les étrangers, ceux qui sont nus, les malades, les personnes qui sont en
prison. «Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces petits, qui sont
mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait» (Mt 25, 40).
L’amour de Dieu et l’amour du prochain se fondent l’un dans l’autre:
dans le plus petit, nous rencontrons Jésus lui-même et en Jésus nous
rencontrons Dieu.
Amour
de Dieu et amour du prochain
16. Après
avoir réfléchi sur l’essence de l’amour et sur sa signification dans la
foi biblique, une double question concernant notre comportement subsiste
: Est-il vraiment possible d’aimer Dieu alors qu’on ne le voit pas ? Et
puis: l’amour peut-il se commander ? Au double commandement de l’amour,
on peut répliquer par une double objection, qui résonne dans ces
questions. Dieu, nul ne l’a jamais vu – comment pourrions-nous l’aimer ?
Et, d’autre part : l’amour ne peut pas se commander; c’est en définitive
un sentiment qui peut être ou ne pas être, mais qui ne peut pas être
créé par la volonté. L’Écriture semble confirmer la première objection
quand elle dit: « Si quelqu’un dit: "J’aime Dieu", alors qu’il a de la
haine contre son frère, c’est un menteur. En effet, celui qui n’aime pas
son frère, qu’il voit, est incapable d’aimer Dieu, qu’il ne voit pas» (1
Jn 4, 20). Mais ce texte n’exclut absolument pas l’amour de Dieu
comme quelque chose d’impossible; au contraire, dans le contexte global
de la Première Lettre de Jean, qui vient d’être citée, cet amour
est explicitement requis. C’est le lien inséparable entre amour de Dieu
et amour du prochain qui est souligné. Tous les deux s’appellent si
étroitement que l’affirmation de l’amour de Dieu devient un mensonge si
l’homme se ferme à son prochain ou plus encore s’il le hait. On doit
plutôt interpréter le verset johannique dans le sens où aimer son
prochain est aussi une route pour rencontrer Dieu, et où fermer les yeux
sur son prochain rend aveugle aussi devant Dieu.
17. En
effet, personne n’a jamais vu Dieu tel qu’il est en lui-même. Cependant,
Dieu n’est pas pour nous totalement invisible, il n’est pas resté pour
nous simplement inaccessible. Dieu nous a aimés le premier, dit la
Lettre de Jean qui vient d’être citée (cf. 4, 10) et cet amour de
Dieu s’est manifesté parmi nous, il s’est rendu visible car Il «a envoyé
son Fils unique dans le monde pour que nous vivions par lui» (1 Jn
4, 9). Dieu s’est rendu visible: en Jésus nous pouvons voir le Père
(cf. Jn 14, 9). En fait, Dieu se rend visible de multiples
manières. Dans l’histoire d’amour que la Bible nous raconte, Il vient à
notre rencontre, Il cherche à nous conquérir – jusqu’à la dernière Cène,
jusqu’au Cœur transpercé sur la croix, jusqu’aux apparitions du
Ressuscité et aux grandes œuvres par lesquelles, à travers l’action des
Apôtres, Il a guidé le chemin de l’Église naissante. Et de même, par la
suite, dans l’histoire de l’Église, le Seigneur n’a jamais été absent:
il vient toujours de nouveau à notre rencontre – par des hommes à
travers lesquels il transparaît, ainsi que par sa Parole, dans les
Sacrements, spécialement dans l’Eucharistie. Dans la liturgie de
l’Église, dans sa prière, dans la communauté vivante des croyants, nous
faisons l’expérience de l’amour de Dieu, nous percevons sa présence et
nous apprenons aussi de cette façon à la reconnaître dans notre vie
quotidienne. Le premier, il nous a aimés et il continue à nous aimer le
premier; c’est pourquoi, nous aussi, nous pouvons répondre par l’amour.
Dieu ne nous prescrit pas un sentiment que nous ne pouvons pas susciter
en nous-mêmes. Il nous aime, il nous fait voir son amour et nous pouvons
l’éprouver, et à partir de cet «amour premier de Dieu», en réponse,
l’amour peut aussi jaillir en nous.
Dans le
développement de cette rencontre, il apparaît clairement que l’amour
n’est pas seulement un sentiment. Les sentiments vont et viennent. Le
sentiment peut être une merveilleuse étincelle initiale, mais il n’est
pas la totalité de l’amour. Au début, nous avons parlé du processus des
purifications et des maturations, à travers lesquelles l’eros
devient pleinement lui-même, devient amour au sens plein du terme. C’est
le propre de la maturité de l’amour d’impliquer toutes les potentialités
de l’homme, et d’inclure, pour ainsi dire, l’homme dans son intégralité.
La rencontre des manifestations visibles de l’amour de Dieu peut
susciter en nous un sentiment de joie, qui naît de l’expérience d’être
aimé. Mais cette rencontre requiert aussi notre volonté et notre
intelligence. La reconnaissance du Dieu vivant est une route vers
l’amour, et le oui de notre volonté à la sienne unit intelligence,
volonté et sentiment dans l’acte totalisant de l’amour. Ce processus
demeure cependant constamment en mouvement: l’amour n’est jamais
«achevé» ni complet; il se transforme au cours de l’existence, il mûrit
et c’est justement pour cela qu’il demeure fidèle à lui-même. Idem
velle atque idem nolle[9]
– vouloir la même chose et ne pas vouloir la même chose; voilà ce que
les anciens ont reconnu comme l’authentique contenu de l’amour: devenir
l’un semblable à l’autre, ce qui conduit à une communauté de volonté et
de pensée. L’histoire d’amour entre Dieu et l’homme consiste justement
dans le fait que cette communion de volonté grandit dans la communion de
pensée et de sentiment, et ainsi notre vouloir et la volonté de Dieu
coïncident toujours plus: la volonté de Dieu n’est plus pour moi une
volonté étrangère, que les commandements m’imposent de l’extérieur, mais
elle est ma propre volonté, sur la base de l’expérience que, de fait,
Dieu est plus intime à moi-même que je ne le suis à moi-même[10].
C’est alors que grandit l’abandon en Dieu et que Dieu devient notre joie
(cf. Ps 72 [73], 23-28).
18.
L’amour du prochain se révèle ainsi possible au sens défini par la
Bible, par Jésus. Il consiste précisément dans le fait que j’aime aussi,
en Dieu et avec Dieu, la personne que je n’apprécie pas ou que je ne
connais même pas. Cela ne peut se réaliser qu’à partir de la rencontre
intime avec Dieu, une rencontre qui est devenue communion de volonté
pour aller jusqu’à toucher le sentiment. J’apprends alors à regarder
cette autre personne non plus seulement avec mes yeux et mes sentiments,
mais selon la perspective de Jésus Christ. Son ami est mon ami. Au-delà
de l’apparence extérieure de l’autre, jaillit son attente intérieure
d’un geste d’amour, d’un geste d’attention, que je ne lui donne pas
seulement à travers des organisations créées à cet effet, l’acceptant
peut-être comme une nécessité politique. Je vois avec les yeux du Christ
et je peux donner à l’autre bien plus que les choses qui lui sont
extérieurement nécessaires: je peux lui donner le regard d’amour dont il
a besoin. Ici apparaît l’interaction nécessaire entre amour de Dieu et
amour du prochain, sur laquelle insiste tant la Première Lettre de
Jean. Si le contact avec Dieu me fait complètement défaut dans ma
vie, je ne peux jamais voir en l’autre que l’autre, et je ne réussis pas
à reconnaître en lui l’image divine. Si par contre dans ma vie je
néglige complètement l’attention à l’autre, désirant seulement être
«pieux» et accomplir mes «devoirs religieux», alors même ma relation à
Dieu se dessèche. Alors, cette relation est seulement «correcte», mais
sans amour. Seule ma disponibilité à aller à la rencontre du prochain, à
lui témoigner de l’amour, me rend aussi sensible devant Dieu. Seul le
service du prochain ouvre mes yeux sur ce que Dieu fait pour moi et sur
sa manière à Lui de m’aimer. Les saints – pensons par exemple à la
bienheureuse Teresa de Calcutta – ont puisé dans la rencontre avec le
Seigneur dans l’Eucharistie leur capacité à aimer le prochain de manière
toujours nouvelle, et réciproquement cette rencontre a acquis son
réalisme et sa profondeur précisément grâce à leur service des autres.
Amour de Dieu et amour du prochain sont inséparables, c’est un unique
commandement. Tous les deux cependant vivent de l’amour prévenant de
Dieu qui nous a aimés le premier. Ainsi, il n’est plus question d’un
«commandement» qui nous prescrit l’impossible de l’extérieur, mais au
contraire d’une expérience de l’amour, donnée de l’intérieur, un amour
qui, de par sa nature, doit par la suite être partagé à d’autres.
L’amour grandit par l’amour. L’amour est «divin» parce qu’il vient de
Dieu et qu’il nous unit à Dieu, et, à travers ce processus
d’unification, il nous transforme en un Nous, qui surpasse nos divisions
et qui nous fait devenir un, jusqu’à ce que, à la fin, Dieu soit «tout
en tous» (1 Co 15, 28).
DEUXIÈME
PARTIE
CARITAS
L’EXERCICE
DE L’AMOUR
DE LA PART DE L’ÉGLISE
EN TANT QUE «COMMUNAUTÉ D’AMOUR»
La
charité de l'Église comme manifestation de l'amour trinitaire
19. «Tu
vois la Trinité quand tu vois la charité», écrivait saint Augustin.[11]
Dans les réflexions qui précèdent, nous avons pu fixer notre regard sur
Celui qui a été transpercé (cf. Jn 19, 37; Za,12, 10),
reconnaissant le dessein du Père qui, mû par l'amour (cf. Jn 3,
16), a envoyé son Fils unique dans le monde pour racheter l'homme.
Mourant sur la croix, Jésus – comme le souligne l’Évangéliste – «remit
l'esprit» (Jn 19, 30), prélude du don de l’Esprit Saint qu’il
ferait après la résurrection (cf. Jn 20, 22). Se réaliserait
ainsi la promesse des «fleuves d'eau vive» qui, grâce à l’effusion de
l’Esprit, jailliraient du cœur des croyants (cf. Jn 7, 38-39). En
effet, l’Esprit est la puissance intérieure qui met leur cœur au
diapason du cœur du Christ, et qui les pousse à aimer leurs frères comme
Lui les a aimés quand il s’est penché pour laver les pieds de ses
disciples (cf. Jn 13, 1-13) et surtout quand il a donné sa vie
pour tous (cf. Jn 13, 1; 15, 13).
L’Esprit
est aussi la force qui transforme le cœur de la Communauté ecclésiale,
afin qu’elle soit, dans le monde, témoin de l’amour du Père, qui veut
faire de l’humanité, dans son Fils, une unique famille. Toute l’activité
de l’Église est l’expression d’un amour qui cherche le bien intégral de
l’homme: elle cherche son évangélisation par la Parole et par les
Sacrements, entreprise bien souvent héroïque dans ses réalisations
historiques; et elle cherche sa promotion dans les différents domaines
de la vie et de l’activité humaines. L’amour est donc le service que
l’Église réalise pour aller constamment au-devant des souffrances et des
besoins, même matériels, des hommes. C’est sur cet aspect, sur ce
service de la charité, que je désire m’arrêter dans cette deuxième
partie de l’Encyclique.
La
charité comme tâche de l’Église
20.
L’amour du prochain, enraciné dans l’amour de Dieu, est avant tout une
tâche pour chaque fidèle, mais il est aussi une tâche pour la communauté
ecclésiale entière, et cela à tous les niveaux: de la communauté locale
à l’Église particulière jusqu’à l’Église universelle dans son ensemble.
L’Église aussi, en tant que communauté, doit pratiquer l’amour. En
conséquence, l’amour a aussi besoin d’organisation comme présupposé pour
un service communautaire ordonné. La conscience de cette tâche a eu un
caractère constitutif dans l’Église depuis ses origines: «Tous ceux qui
étaient devenus croyants vivaient ensemble, et ils mettaient tout en
commun; ils vendaient leurs propriétés et leurs biens, pour en partager
le prix entre tous selon les besoins de chacun» (Ac 2, 44-45).
Luc nous raconte cela en relation avec une sorte de définition de
l’Église, dont il énumère quelques éléments constitutifs, parmi lesquels
l’adhésion à «l’enseignement des Apôtres», à «la communion» (koinonía),
à «la fraction du pain» et à «la prière» (cf. Ac 2, 42).
L’élément de la «communion» (koinonía), ici initialement non
spécifié, est concrétisé dans les versets qui viennent d’être cités plus
haut: cette communion consiste précisément dans le fait que les croyants
ont tout en commun et qu’entre eux la différence entre riches et pauvres
n’existe plus (cf. aussi Ac 4, 32-37). Cette forme radicale de
communion matérielle, à vrai dire, n’a pas pu être maintenue avec la
croissance de l’Église. Le noyau essentiel a cependant subsisté: à
l’intérieur de la communauté des croyants il ne doit pas exister une
forme de pauvreté telle que soient refusés à certains les biens
nécessaires à une vie digne.
21. Une
étape décisive dans la difficile recherche de solutions pour réaliser ce
principe ecclésial fondamental nous devient visible dans le choix de
sept hommes, ce qui fut le commencement du ministère diaconal (cf. Ac
6, 5-6). Dans l’Église des origines, en effet, s’était créée, dans la
distribution quotidienne aux veuves, une disparité entre le groupe de
langue hébraïque et celui de langue grecque. Les Apôtres, auxquels
étaient avant tout confiés la «prière» (Eucharistie et Liturgie) et le
«service de la Parole», se sentirent pris de manière excessive par le
«service des tables»; ils décident donc de se réserver le ministère
principal et de créer pour l’autre tâche, tout aussi nécessaire dans
l’Église, un groupe de sept personnes. Cependant, même ce groupe ne
devait pas accomplir un service simplement technique de distribution: ce
devait être des hommes «remplis d’Esprit Saint et de sagesse» (cf. Ac
6, 1-6). Cela signifie que le service social qu’ils devaient
effectuer était tout à fait concret, mais en même temps, c’était aussi
sans aucun doute un service spirituel; c’était donc pour eux un
véritable ministère spirituel, qui réalisait une tâche essentielle de
l’Église, celle de l’amour bien ordonné du prochain. Avec la formation
de ce groupe des Sept, la «diaconia» – le service de l’amour du prochain
exercé d’une manière communautaire et ordonnée – était désormais
instaurée dans la structure fondamentale de l’Église elle-même.
22. Les
années passant, avec l’expansion progressive de l’Église, l’exercice de
la charité s’est affirmé comme l’un de ses secteurs essentiels, avec
l’administration des Sacrements et l’annonce de la Parole: pratiquer
l’amour envers les veuves et les orphelins, envers les prisonniers, les
malades et toutes les personnes qui, de quelque manière, sont dans le
besoin, cela appartient à son essence au même titre que le service des
Sacrements et l’annonce de l’Évangile. L’Église ne peut pas négliger le
service de la charité, de même qu’elle ne peut négliger les Sacrements
ni la Parole. Quelques références suffisent à le démontrer. Le martyr
Justin ( vers 155) décrit aussi, dans le contexte de la célébration
dominicale des chrétiens, leur activité caritative, reliée à
l’Eucharistie comme telle. Les personnes aisées font des offrandes dans
la mesure de leurs possibilités, chacune donnant ce qu’elle veut.
L’Évêque s’en sert alors pour soutenir les orphelins, les veuves et les
personnes qui, à cause de la maladie ou pour d’autres motifs, se
trouvent dans le besoin, de même que les prisonniers et les étrangers[12].
Le grand auteur chrétien Tertullien (après 220) raconte comment
l’attention des chrétiens envers toutes les personnes dans le besoin
suscitait l’émerveillement chez les païens
[13]. Et
quand Ignace d’Antioche (vers 117) qualifie l’Église de Rome comme celle
«qui préside à la charité (agapè)»[14],
on peut considérer que, par cette définition, il entendait aussi en
exprimer d’une certaine manière l’activité caritative concrète.
23. Dans
ce contexte, il peut être utile de faire référence aux structures
juridiques primitives concernant le service de la charité dans l’Église.
Vers le milieu du IV e siècle, prend forme en Égypte ce que l’on appelle
la «diaconie»; dans chaque monastère, elle constitue
l’institution responsable de l’ensemble des activités d’assistance,
précisément du service de la charité. Depuis les origines jusqu’à la fin
du VI e siècle se développe en Égypte une corporation avec une pleine
capacité juridique, à laquelle les autorités civiles confient même une
partie du blé pour la distribution publique. En Égypte, non seulement
chaque monastère mais aussi chaque diocèse finit par avoir sa
diaconie, institution qui se développera ensuite en Orient comme en
Occident. Le Pape Grégoire le Grand ( 604) fait référence à la
diaconie de Naples; en ce qui concerne Rome, les documents font
allusion aux diaconies à partir du VII e et du VIII e siècles. Mais
naturellement, déjà auparavant et cela depuis les origines, l’activité
d’assistance aux pauvres et aux personnes qui souffrent faisait partie
de manière essentielle de la vie de l’Église de Rome, selon les
principes de la vie chrétienne exposés dans les Actes des Apôtres.
Cette tâche trouve une expression vivante dans la figure du diacre
Laurent ( 258). La description dramatique de son martyre était déjà
connue par saint Ambroise ( 397) et elle nous montre véritablement en
son centre l’authentique figure du Saint. À lui, qui était responsable
de l’assistance aux pauvres de Rome, a été accordé un laps de temps,
après l’arrestation de ses confrères et du Pape, pour rassembler les
trésors de l’Église et les remettre aux autorités civiles. Laurent
distribua l’argent disponible aux pauvres et les présenta alors aux
autorités comme le vrai trésor de l’Église[15].
Quelle que soit la crédibilité historique de ces détails, Laurent est
resté présent dans la mémoire de l’Église comme un grand représentant de
la charité ecclésiale.
24. Une
référence à la figure de l’empereur Julien l’Apostat (363) peut montrer
encore une fois que la charité organisée et pratiquée par l’Église des
premiers siècles est essentielle. Alors qu’il avait six ans, Julien
avait assisté à l’assassinat de son père, de son frère et d’autres de
ses proches par des gardes du palais impérial; il attribua cette
brutalité – à tort ou à raison – à l’empereur Constance, qui se faisait
passer pour un grand chrétien. Et de ce fait, la foi chrétienne fut une
fois pour toutes discréditée à ses yeux. Devenu empereur, il décida de
restaurer le paganisme, l’antique religion romaine, mais en même temps
de le réformer, de manière qu’il puisse devenir réellement la force
entraînante de l’empire. Dans cette perspective, il s’inspira largement
du christianisme. Il instaura une hiérarchie de métropolites et de
prêtres. Les prêtres devaient être attentifs à l’amour pour Dieu et pour
le prochain. Dans une de ses lettres[16],
il écrivait que l’unique aspect qui le frappait dans le christianisme
était l’activité caritative de l’Église. Pour son nouveau paganisme, ce
fut donc un point déterminant que de créer, à côté du système de charité
de l’Église, une activité équivalente dans sa religion. De cette
manière, les «Galiléens» – ainsi disait-il – avaient conquis leur
popularité. On se devait de faire de l’émulation et même de dépasser
leur popularité. De la sorte, l’empereur confirmait donc que la charité
était une caractéristique déterminante de la communauté chrétienne, de
l’Église.
25.
Arrivés à ce point, nous recueillons deux éléments essentiels de nos
réflexions:
a) La
nature profonde de l’Église s’exprime dans une triple tâche: annonce de
la Parole de Dieu (kerygma-martyria), célébration des Sacrements
(leitourgia), service de la charité (diakonia). Ce
sont trois tâches qui s’appellent l’une l’autre et qui ne peuvent être
séparées l’une de l’autre. La charité n’est pas pour l’Église une sorte
d’activité d’assistance sociale qu’on pourrait aussi laisser à d’autres,
mais elle appartient à sa nature, elle est une expression de son essence
elle-même, à laquelle elle ne peut renoncer[17].
b)
L’Église est la famille de Dieu dans le monde. Dans cette famille,
personne ne doit souffrir par manque du nécessaire. En même temps, la
caritas-agapè dépasse aussi les frontières de l’Église; la parabole
du Bon Samaritain demeure le critère d’évaluation, elle impose
l’universalité de l’amour qui se tourne vers celui qui est dans le
besoin, rencontré «par hasard» (cf. Lc 10, 31), quel qu’il soit.
Tout en maintenant cette universalité du commandement de l’amour, il y a
cependant une exigence spécifiquement ecclésiale – celle qui rappelle
justement que, dans l’Église elle-même en tant que famille, aucun membre
ne doit souffrir parce qu’il est dans le besoin. Les mots de l’Épître
aux Galates vont dans ce sens: «Puisque nous tenons le bon moment,
travaillons au bien de tous, spécialement dans la famille des croyants»
(6,10).
Justice et charité
26.
Depuis le dix-neuvième siècle, on a soulevé une objection contre
l’activité caritative de l’Église, objection qui a été développée
ensuite avec insistance, notamment par la pensée marxiste. Les pauvres,
dit-on, n’auraient pas besoin d’œuvres de charité, mais plutôt de
justice. Les œuvres de charité – les aumônes – seraient en réalité, pour
les riches, une manière de se soustraire à l’instauration de la justice
et d’avoir leur conscience en paix, maintenant leurs positions et
privant les pauvres de leurs droits. Au lieu de contribuer, à travers
diverses œuvres de charité, au maintien des conditions existantes, il
faudrait créer un ordre juste, dans lequel tous recevraient leur part
des biens du monde et n’auraient donc plus besoin des œuvres de charité.
Dans cette argumentation, il faut le reconnaître, il y a du vrai, mais
aussi beaucoup d’erreurs. Il est certain que la norme fondamentale de
l’État doit être la recherche de la justice et que le but d’un ordre
social juste consiste à garantir à chacun, dans le respect du principe
de subsidiarité, sa part du bien commun. C’est ce que la doctrine
chrétienne sur l’État et la doctrine sociale de l’Église ont toujours
souligné. D’un point de vue historique, la question de l’ordre juste de
la collectivité est entrée dans une nouvelle phase avec la formation de
la société industrielle au dix-neuvième siècle. La naissance de
l’industrie moderne a vu disparaître les vieilles structures sociales
et, avec la masse des salariés, elle a provoqué un changement radical
dans la composition de la société, dans laquelle le rapport entre
capital et travail est devenu la question décisive, une question qui,
sous cette forme, était jusqu’alors inconnue. Les structures de
production et le capital devenaient désormais la nouvelle puissance qui,
mise dans les mains d’un petit nombre, aboutissait pour les masses
laborieuses à une privation de droits, contre laquelle il fallait se
rebeller.
27. Il
est juste d’admettre que les représentants de l’Église ont perçu, mais
avec lenteur, que le problème de la juste structure de la société se
posait de manière nouvelle. Les pionniers ne manquèrent pas: l’un
d’entre eux, par exemple, fut Mgr Ketteler, Évêque de Mayence ( 1877).
En réponse aux nécessités concrètes, naquirent aussi des cercles, des
associations, des unions, des fédérations et surtout de nouveaux Ordres
religieux qui, au dix-neuvième siècle, s’engagèrent contre la pauvreté,
les maladies et les situations de carence dans le secteur éducatif. En
1891, le Magistère pontifical intervint par l’Encyclique
Rerum
Novarum de
Léon XIII. Il y eut ensuite, en 1931, l’Encyclique de Pie XI
Quadragesimo anno. Le bienheureux Pape Jean XXIII publia, en 1961,
l’Encyclique
Mater
et magistra;
pour sa part Paul VI, dans l’encyclique
Populorum progressio
(1967) et dans la lettre apostolique Octogesima adveniens (1971),
affronta de manière insistante la problématique sociale, qui, dans le
même temps, était devenue plus urgente, surtout en Amérique Latine. Mon
grand Prédécesseur Jean-Paul II nous a laissé une trilogie d’Encycliques
sociales :
Laborem exercens
(1981),
Sollicitudo rei socialis
(1987) et enfin
Centesimus annus
(1991). Ainsi, face à des situations et à des problèmes toujours
nouveaux, s’est développée une doctrine sociale catholique qui, en 2004,
a été présentée de manière organique dans le Compendium de la
doctrine sociale de l’Église, rédigé par le Conseil pontifical
Justice et Paix. Le marxisme avait présenté la révolution mondiale
et sa préparation comme étant la panacée à la problématique sociale :
avec la révolution et la collectivisation des moyens de production qui
s’ensuivit – affirmait-on dans cette doctrine –, tout devait
immédiatement aller de manière différente et meilleure. Ce rêve s’est
évanoui. Dans la situation difficile où nous nous trouvons aujourd’hui,
à cause aussi de la mondialisation de l’économie, la doctrine sociale de
l’Église est devenue un repère fondamental, qui propose des orientations
valables bien au-delà de ses limites : ces orientations – face au
développement croissant – doivent être appréhendées dans le dialogue
avec tous ceux qui se préoccupent sérieusement de l’homme et du monde.
28. Pour
définir plus précisément la relation entre l’engagement nécessaire pour
la justice et le service de la charité, il faut prendre en compte deux
situations de fait fondamentales:
a)
L’ordre juste de la société et de l’État est le devoir essentiel du
politique. Un État qui ne serait pas dirigé selon la justice se
réduirait à une grande bande de vauriens, comme l’a dit un jour saint
Augustin: «Remota itaque iustitia quid sunt regna nisi magna
latrocinia ? »[18].
La distinction entre ce qui est à César et ce qui est à Dieu (cf. Mt
22, 21), à savoir la distinction entre État et Église ou, comme le dit
le Concile Vatican II, l’autonomie des réalités terrestres[19],
appartient à la structure fondamentale du christianisme. L’État ne peut
imposer la religion, mais il doit en garantir la liberté, ainsi que la
paix entre les fidèles des différentes religions. De son côté, l’Église
comme expression sociale de la foi chrétienne a son indépendance et, en
se fondant sur sa foi, elle vit sa forme communautaire, que l’État doit
respecter. Les deux sphères sont distinctes, mais toujours en relation
de réciprocité.
La
justice est le but et donc aussi la mesure intrinsèque de toute
politique. Le politique est plus qu’une simple technique pour la
définition des ordonnancements publics : son origine et sa finalité se
trouvent précisément dans la justice, et cela est de nature éthique.
Ainsi, l’État se trouve de fait inévitablement confronté à la question :
comment réaliser la justice ici et maintenant ? Mais cette question en
présuppose une autre plus radicale: qu’est-ce que la justice ? C’est un
problème qui concerne la raison pratique ; mais pour pouvoir agir de
manière droite, la raison doit constamment être purifiée, car son
aveuglement éthique, découlant de la tentation de l’intérêt et du
pouvoir qui l’éblouissent, est un danger qu’on ne peut jamais totalement
éliminer.
En ce
point, politique et foi se rejoignent. Sans aucun doute, la foi a sa
nature spécifique de rencontre avec le Dieu vivant, rencontre qui nous
ouvre de nouveaux horizons bien au-delà du domaine propre de la raison.
Mais, en même temps, elle est une force purificatrice pour la raison
elle-même. Partant de la perspective de Dieu, elle la libère de ses
aveuglements et, de ce fait, elle l’aide à être elle-même meilleure. La
foi permet à la raison de mieux accomplir sa tâche et de mieux voir ce
qui lui est propre. C’est là que se place la doctrine sociale catholique
: elle ne veut pas conférer à l’Église un pouvoir sur l’État. Elle ne
veut pas même imposer à ceux qui ne partagent pas sa foi des
perspectives et des manières d’être qui lui appartiennent. Elle veut
simplement contribuer à la purification de la raison et apporter sa
contribution, pour faire en sorte que ce qui est juste puisse être ici
et maintenant reconnu, et aussi mis en œuvre.
La
doctrine sociale de l’Église argumente à partir de la raison et du droit
naturel, c’est-à-dire à partir de ce qui est conforme à la nature de
tout être humain. Elle sait qu’il ne revient pas à l’Église de faire
valoir elle-même politiquement cette doctrine : elle veut servir la
formation des consciences dans le domaine politique et contribuer à
faire grandir la perception des véritables exigences de la justice et,
en même temps, la disponibilité d’agir en fonction d’elles, même si cela
est en opposition avec des situations d’intérêt personnel. Cela signifie
que la construction d’un ordre juste de la société et de l’État, par
lequel est donné à chacun ce qui lui revient, est un devoir fondamental,
que chaque génération doit à nouveau affronter. S’agissant d’un devoir
politique, cela ne peut pas être à la charge immédiate de l’Église.
Mais, puisque c’est en même temps un devoir humain primordial, l’Église
a le devoir d’offrir sa contribution spécifique, grâce à la purification
de la raison et à la formation éthique, afin que les exigences de la
justice deviennent compréhensibles et politiquement réalisables.
L’Église
ne peut ni ne doit prendre en main la bataille politique pour édifier
une société la plus juste possible. Elle ne peut ni ne doit se mettre à
la place de l’État. Mais elle ne peut ni ne doit non plus rester à
l’écart dans la lutte pour la justice. Elle doit s’insérer en elle par
la voie de l’argumentation rationnelle et elle doit réveiller les forces
spirituelles, sans lesquelles la justice, qui requiert aussi des
renoncements, ne peut s’affirmer ni se développer. La société juste ne
peut être l’œuvre de l’Église, mais elle doit être réalisée par le
politique. Toutefois, l’engagement pour la justice, travaillant à
l’ouverture de l’intelligence et de la volonté aux exigences du bien,
intéresse profondément l’Église.
b)
L’amour – caritas – sera toujours nécessaire, même dans la
société la plus juste. Il n’y a aucun ordre juste de l’État qui puisse
rendre superflu le service de l’amour. Celui qui veut s’affranchir de
l’amour se prépare à s’affranchir de l’homme en tant qu’homme. Il y aura
toujours de la souffrance, qui réclame consolation et aide. Il y aura
toujours de la solitude. De même, il y aura toujours des situations de
nécessité matérielle, pour lesquelles une aide est indispensable, dans
le sens d’un amour concret pour le prochain.[20]
L’État qui veut pourvoir à tout, qui absorbe tout en lui, devient en
définitive une instance bureaucratique qui ne peut assurer l’essentiel
dont l’homme souffrant – tout homme – a besoin : le dévouement personnel
plein d’amour. Nous n’avons pas besoin d’un État qui régente et domine
tout, mais au contraire d’un État qui reconnaisse généreusement et qui
soutienne, dans la ligne du principe de subsidiarité, les initiatives
qui naissent des différentes forces sociales et qui associent
spontanéité et proximité avec les hommes ayant besoin d’aide. L’Église
est une de ces forces vives : en elle vit la dynamique de l’amour
suscité par l’Esprit du Christ. Cet amour n’offre pas uniquement aux
hommes une aide matérielle, mais également réconfort et soin de l’âme,
aide souvent plus nécessaire que le soutien matériel. L’affirmation
selon laquelle les structures justes rendraient superflues les œuvres de
charité cache en réalité une conception matérialiste de l’homme : le
préjugé selon lequel l’homme vivrait «seulement de pain» (Mt 4,4;
cf. Dt 8, 3) est une conviction qui humilie l’homme et qui
méconnaît précisément ce qui est le plus spécifiquement humain.
29. Ainsi
nous pouvons maintenant déterminer avec plus de précision, dans la vie
de l’Église, la relation entre l’engagement pour un ordre juste de
l’État et de la société, d’une part, et l’activité caritative organisée,
d’autre part. On a vu que la formation de structures justes n’est pas
immédiatement du ressort de l’Église, mais qu’elle appartient à la
sphère du politique, c’est-à-dire au domaine de la raison responsable
d’elle-même. En cela, la tâche de l’Église est médiate, en tant qu’il
lui revient de contribuer à la purification de la raison et au réveil
des forces morales, sans lesquelles des structures justes ne peuvent ni
être construites, ni être opérationnelles à long terme.
Le devoir
immédiat d’agir pour un ordre juste dans la société est au contraire le
propre des fidèles laïcs. En tant que citoyens de l’État, ils sont
appelés à participer personnellement à la vie publique. Ils ne peuvent
donc renoncer «à l’action multiforme, économique, sociale, législative,
administrative, culturelle, qui a pour but de promouvoir, organiquement
et par les institutions, le bien commun»[21].
Une des missions des fidèles est donc de configurer de manière droite la
vie sociale, en en respectant la légitime autonomie et en coopérant avec
les autres citoyens, selon les compétences de chacun et sous leur propre
responsabilité[22].
Même si les expressions spécifiques de la charité ecclésiale ne peuvent
jamais se confondre avec l’activité de l’État, il reste cependant vrai
que la charité doit animer l’existence entière des fidèles laïcs et donc
aussi leur activité politique, vécue comme «charité sociale».[23]
Les
organisations caritatives de l’Église constituent au contraire son
opus proprium, une tâche conforme à sa nature, dans laquelle elle ne
collabore pas de façon marginale, mais où elle agit comme sujet
directement responsable, faisant ce qui correspond à sa nature. L’Église
ne peut jamais se dispenser de l’exercice de la charité en tant
qu’activité organisée des croyants et, d’autre part, il n’y aura jamais
une situation dans laquelle on n’aura pas besoin de la charité de chaque
chrétien, car l’homme, au-delà de la justice, a et aura toujours besoin
de l’amour.
Les
nombreuses structures de service caritatif dans le contexte social
actuel
30. Avant
de tenter une définition du profil spécifique des activités ecclésiales
au service de l’homme, je voudrais maintenant considérer la situation
générale de l’engagement pour la justice et pour l’amour dans le monde
d’aujourd’hui.
a) Les
moyens de communication de masse ont rendu désormais notre planète plus
petite, rapprochant rapidement hommes et cultures profondément
différents. Si ce «vivre ensemble» suscite parfois incompréhensions et
tensions, cependant, le fait d’avoir maintenant connaissance de manière
beaucoup plus immédiate des besoins des hommes représente surtout un
appel à partager leur situation et leurs difficultés. Chaque jour, nous
prenons conscience de l’importance de la souffrance dans le monde,
causée par une misère tant matérielle que spirituelle revêtant de
multiples formes, en dépit des grands progrès de la science et de la
technique. Notre époque demande donc une nouvelle disponibilité pour
secourir le prochain qui a besoin d’aide. Déjà le Concile Vatican II l’a
souligné de manière très claire : «De nos jours, [...] à cause des
facilités plus grandes offertes par les moyens de communication, la
distance entre les hommes est en quelque sorte vaincue [...], l’action
caritative peut et doit aujourd’hui avoir en vue absolument tous les
hommes et tous les besoins».[24]
Par
ailleurs – et c’est un aspect provocateur et en même temps encourageant
du processus de mondialisation –, le temps présent met à notre
disposition d’innombrables instruments pour apporter une aide
humanitaire à nos frères qui sont dans le besoin, et tout spécialement
les systèmes modernes pour la distribution de nourriture et de
vêtements, de même que pour la proposition de logements et d’accueil.
Dépassant les confins des communautés nationales, la sollicitude pour le
prochain tend ainsi à élargir ses horizons au monde entier. Le Concile
Vatican II a noté avec justesse: «Parmi les signes de notre temps, il
convient de relever spécialement le sens croissant et inéluctable de la
solidarité de tous les peuples».[25]
Les organismes de l’État et les associations humanitaires favorisent les
initiatives en vue d’atteindre ce but, par des subsides ou des
dégrèvements fiscaux pour les uns, rendant disponibles des ressources
considérables pour les autres. Ainsi la solidarité exprimée par la
société civile dépasse de manière significative celle des individus.
b) Dans
cette situation, à travers les instances étatiques et ecclésiales, sont
nées et se sont développées de nombreuses formes de collaboration, qui
se sont révélées fructueuses. Les institutions ecclésiales, grâce à la
transparence de leurs moyens d’action et à la fidélité à leur devoir de
témoigner de l’amour, pourront aussi animer chrétiennement les
institutions civiles, favorisant une coordination réciproque, dont ne
manquera pas de bénéficier l’efficacité du service caritatif[26].
Dans ce contexte, se sont aussi formées de multiples organisations à but
caritatif ou philanthropique qui, face aux problèmes sociaux et
politiques existants, s’engagent pour parvenir à des solutions
satisfaisantes dans le domaine humanitaire. Un phénomène important de
notre temps est l’apparition et l’expansion de diverses formes de
bénévolat, qui prennent en charge une multiplicité de services.[27]
Je voudrais ici adresser une parole de reconnaissance et de remerciement
à tous ceux qui participent, d’une manière ou d’une autre, à de telles
activités. Le développement d’un pareil engagement représente pour les
jeunes une école de vie qui éduque à la solidarité, à la disponibilité,
en vue de donner non pas simplement quelque chose, mais de se donner
soi-même. À l’anti-culture de la mort, qui s’exprime par exemple dans la
drogue, s’oppose ainsi l’amour qui ne se recherche pas lui-même, mais
qui, précisément en étant disponible à «se perdre» pour l’autre (cf.
Lc 17, 33 et par.), se révèle comme culture de la vie.
De même,
dans l’Église catholique et dans d’autres Églises et Communautés
ecclésiales ont surgi de nouvelles formes d’activité caritative, et de
plus anciennes sont réapparues avec un élan renouvelé. Ce sont des
formes dans lesquelles on arrive souvent à constituer un lien heureux
entre évangélisation et œuvres de charité. Je désire confirmer
explicitement ici ce que mon grand Prédécesseur Jean-Paul II a écrit
dans son Encyclique
Sollicitudo rei socialis[28],
lorsqu’il a affirmé la disponibilité de l’Église catholique à collaborer
avec les Organisations caritatives de ces Églises et Communautés,
puisque nous sommes tous animés de la même motivation fondamentale et
que nous avons devant les yeux le même but : un véritable humanisme, qui
reconnaît dans l’homme l’image de Dieu et qui veut l’aider à mener une
vie conforme à cette dignité. En vue d’un développement harmonieux du
monde, l’Encyclique
Ut
unum sint a
de nouveau souligné qu’il était nécessaire pour les chrétiens d’unir
leur voix et leur engagement «pour le respect des droits et des besoins
de tous, spécialement des pauvres, des humiliés et de ceux qui sont sans
défense».[29]
Je voudrais exprimer ici ma joie, car ce désir a trouvé dans l’ensemble
du monde un large écho à travers de nombreuses initiatives.
Le
profil spécifique de l’activité caritative de l’Église
31.
L’augmentation d’organisations diversifiées qui s’engagent en faveur de
l’homme dans ses diverses nécessités s’explique au fond par le fait que
l’impératif de l’amour du prochain est inscrit par le Créateur dans la
nature même de l’homme. Cependant, cette croissance est aussi un effet
de la présence du christianisme dans le monde, qui suscite constamment
et rend efficace cet impératif, souvent profondément obscurci au cours
de l’histoire. La réforme du paganisme tentée par l’empereur Julien
l’Apostat n’est que l’exemple initial d’une telle efficacité. En ce
sens, la force du christianisme s’étend bien au-delà des frontières de
la foi chrétienne. De ce fait, il est très important que l’activité
caritative de l’Église maintienne toute sa splendeur et ne se dissolve
pas dans une organisation commune d’assistance, en en devenant une
simple variante. Mais quels sont donc les éléments constitutifs qui
forment l’essence de la charité chrétienne et ecclésiale ?
a) Selon
le modèle donné par la parabole du bon Samaritain, la charité chrétienne
est avant tout simplement la réponse à ce qui, dans une situation
déterminée, constitue la nécessité immédiate: les personnes qui ont faim
doivent être rassasiées, celles qui sont sans vêtements doivent être
vêtues, celles qui sont malades doivent être soignées en vue de leur
guérison, celles qui sont en prison doivent être visitées, etc. Les
Organisations caritatives de l’Église, à commencer par les Caritas
(diocésaines, nationales, internationale), doivent faire tout leur
possible pour que soient mis à disposition les moyens nécessaires, et
surtout les hommes et les femmes, pour assumer de telles tâches. En ce
qui concerne le service des personnes qui souffrent, la compétence
professionnelle est avant tout nécessaire : les soignants doivent être
formés de manière à pouvoir accomplir le geste juste au moment juste,
prenant aussi l’engagement de poursuivre les soins. La compétence
professionnelle est une des premières nécessités fondamentales, mais à
elle seule, elle ne peut suffire. En réalité, il s’agit d’êtres humains,
et les êtres humains ont toujours besoin de quelque chose de plus que de
soins techniquement corrects. Ils ont besoin d’humanité. Ils ont besoin
de l’attention du cœur. Les personnes qui œuvrent dans les Institutions
caritatives de l’Église doivent se distinguer par le fait qu’elles ne se
contentent pas d’exécuter avec dextérité le geste qui convient sur le
moment, mais qu’elles se consacrent à autrui avec des attentions qui
leur viennent du cœur, de manière à ce qu’autrui puisse éprouver leur
richesse d’humanité. C’est pourquoi, en plus de la préparation
professionnelle, il est nécessaire pour ces personnes d’avoir aussi et
surtout une «formation du cœur» : il convient de les conduire à la
rencontre avec Dieu dans le Christ, qui suscite en eux l’amour et qui
ouvre leur esprit à autrui, en sorte que leur amour du prochain ne soit
plus imposé pour ainsi dire de l’extérieur, mais qu’il soit une
conséquence découlant de leur foi qui devient agissante dans l’amour
(cf. Ga 5, 6).
b)
L’activité caritative chrétienne doit être indépendante de partis et
d’idéologies. Elle n’est pas un moyen pour changer le monde de manière
idéologique et elle n’est pas au service de stratégies mondaines, mais
elle est la mise en œuvre ici et maintenant de l’amour dont l’homme a
constamment besoin. L’époque moderne, surtout à partir du dix-neuvième
siècle, est dominée par différents courants d’une philosophie du
progrès, dont la forme la plus radicale est le marxisme. Une partie de
la stratégie marxiste est la théorie de l’appauvrissement : celui qui,
dans une situation de pouvoir injuste – soutient-elle –, aide l’homme
par des initiatives de charité, se met de fait au service de ce système
d’injustice, le faisant apparaître supportable, au moins jusqu’à un
certain point. Le potentiel révolutionnaire est ainsi freiné et donc le
retour vers un monde meilleur est bloqué. Par conséquent, la charité est
contestée et attaquée comme système de conservation du statu quo.
En réalité, c’est là une philosophie inhumaine. L’homme qui vit dans le
présent est sacrifié au Moloch de l’avenir – un avenir dont la
réalisation effective reste pour le moins douteuse. En vérité,
l’humanisation du monde ne peut être promue en renonçant, pour le
moment, à se comporter de manière humaine. Nous ne contribuons à un
monde meilleur qu’en faisant le bien, maintenant et personnellement,
passionnément, partout où cela est possible, indépendamment de
stratégies et de programmes de partis. Le programme du chrétien – le
programme du bon Samaritain, le programme de Jésus – est «un cœur qui
voit». Ce cœur voit où l’amour est nécessaire et il agit en conséquence.
Naturellement, à la spontanéité de l’individu, lorsque l’activité
caritative est assumée par l’Église comme initiative communautaire,
doivent également s'adjoindre des programmes, des prévisions, des
collaborations avec d’autres institutions similaires.
c) De
plus, la charité ne doit pas être un moyen au service de ce qu’on
appelle aujourd’hui le prosélytisme. L’amour est gratuit. Il n’est pas
utilisé pour parvenir à d’autres fins[30].
Cela ne signifie pas toutefois que l’action caritative doive laisser de
côté, pour ainsi dire, Dieu et le Christ. C’est toujours l’homme tout
entier qui est en jeu. Souvent, c’est précisément l’absence de Dieu qui
est la racine la plus profonde de la souffrance. Celui qui pratique la
charité au nom de l’Église ne cherchera jamais à imposer aux autres la
foi de l’Église. Il sait que l’amour, dans sa pureté et dans sa
gratuité, est le meilleur témoignage du Dieu auquel nous croyons et qui
nous pousse à aimer. Le chrétien sait quand le temps est venu de parler
de Dieu et quand il est juste de Le taire et de ne laisser parler que
l’amour. Il sait que Dieu est amour (cf. 1 Jn 4,8) et qu’il se
rend présent précisément dans les moments où rien d’autre n’est fait
sinon qu’aimer. Il sait – pour en revenir à la question précédente – que
le mépris de l’amour est mépris de Dieu et de l’homme, et qu’il est la
tentative de se passer de Dieu. Par conséquent, la meilleure défense de
Dieu et de l’homme consiste justement dans l’amour. La tâche des
Organisations caritatives de l’Église est de renforcer une telle
conscience chez leurs membres, de sorte que, par leurs actions – comme
par leurs paroles, leurs silences, leurs exemples –, ils deviennent des
témoins crédibles du Christ.
Les
responsables de l’action caritative de l’Église
32.
Enfin, nous devons encore porter notre attention vers les responsables
de l’action caritative de l’Église, déjà cités. Dans les réflexions
précédentes, il est désormais apparu clairement que le vrai sujet des
différentes Organisations catholiques qui accomplissent un service de
charité est l’Église elle-même – et ce, à tous les niveaux, en
commençant par les paroisses, en passant par les Églises particulières,
jusqu’à l’Église universelle. C’est pourquoi il a été plus que jamais
opportun que mon vénéré Prédécesseur Paul VI ait institué le Conseil
pontifical Cor unum comme instance du Saint-Siège responsable de
l’orientation et de la coordination entre les organisations et les
activités caritatives promues par l’Église universelle. Il découle donc
de la structure épiscopale de l’Église que, dans les Églises
particulières, les Évêques, en qualité de successeurs des Apôtres,
portent la responsabilité première de la mise en œuvre, aujourd’hui
encore, du programme indiqué dans les Actes des Apôtres (cf. 2,
42-44): l’Église, en tant que famille de Dieu, doit être aujourd’hui
comme hier, un lieu dentraide mutuelle et, en même temps, un lieu de
disponibilité pour servir aussi les personnes qui, hors d’elle, ont
besoin d’aide. Au cours du rite de l’Ordination épiscopale, le moment
précis de la consécration est précédé de quelques questions posées au
candidat, où sont exprimés les éléments essentiels de sa charge et où
lui sont rappelés les devoirs de son futur ministère. Dans ce contexte,
l’ordinand promet expressément d’être, au nom du Seigneur, accueillant
et miséricordieux envers les pauvres et envers tous ceux qui ont besoin
de réconfort et d’aide.[31]
Le
Code de Droit canonique,
dans les canons concernant le ministère épiscopal, ne traite pas
expressément de la charité comme d’un domaine spécifique de l’activité
épiscopale, mais il expose seulement de façon générale la tâche de
l’Évêque, qui est de coordonner les différentes œuvres d’apostolat dans
le respect de leur caractère propre.[32]
Récemment cependant, le Directoire pour le ministère pastoral des
Évêques a approfondi de manière plus concrète le devoir de la
charité comme tâche intrinsèque de l’Église entière et de l’Évêque dans
son diocèse,[33]
et il a souligné que l’exercice de la charité est un acte de l’Église en
tant que telle et que, au même titre que le service de la Parole et des
Sacrements, elle fait partie, elle aussi, de l’essence de sa mission
originaire.[34]
33. En ce
qui concerne les collaborateurs qui accomplissent concrètement le
travail de la charité dans l’Église, l’essentiel a déjà été dit : ils ne
doivent pas s’inspirer des idéologies de l’amélioration du monde, mais
se laisser guider par la foi qui, dans l’amour, devient agissante (cf.
Ga 5,6). Ils doivent donc être des personnes touchées avant tout par
l’amour du Christ, des personnes dont le Christ a conquis le cœur par
son amour, en y réveillant l’amour pour le prochain. Le critère qui
inspire leur action devrait être l’affirmation présente dans la
Deuxième Lettre aux Corinthiens: «L’amour du Christ nous pousse» (5,
14). La conscience qu’en Lui Dieu lui-même s’est donné pour nous jusqu’à
la mort doit nous amener à ne plus vivre pour nous-mêmes, mais pour Lui
et avec Lui pour les autres. Celui qui aime le Christ aime l’Église, et
il veut qu’elle soit toujours plus expression et instrument de l’amour
qui émane de Lui. Le collaborateur de toute Organisation caritative
catholique veut travailler avec l’Église et donc avec l’Évêque, afin que
l’amour de Dieu se répande dans le monde. En participant à la mise en
œuvre de l’amour de la part de l’Église, il veut être témoin de Dieu et
du Christ et, précisément, pour cela il veut faire gratuitement du bien
aux hommes.
34.
L’ouverture intérieure à la dimension catholique de l’Église ne pourra
pas ne pas disposer le collaborateur à vivre en harmonie avec les autres
Organisations pour répondre aux différentes formes de besoin; cela devra
cependant se réaliser dans le respect du profil spécifique du service
demandé par le Christ à ses disciples. Dans son hymne à la charité (cf.
1 Co 13), saint Paul nous enseigne que la charité est toujours
plus qu’une simple activité : «J’aurai beau distribuer toute ma fortune
aux affamés, j’aurai beau me faire brûler vif, s’il me manque l’amour,
cela ne sert à rien» (v. 3). Cette hymne doit être la Magna Charta
de l’ensemble du service ecclésial. En elle sont résumées toutes les
réflexions qu’au long de cette Encyclique j’ai développées sur l’amour.
L’action concrète demeure insuffisante si, en elle, l’amour pour l’homme
n’est pas perceptible, un amour qui se nourrit de la rencontre avec le
Christ. La participation profonde et personnelle aux besoins et aux
souffrances d’autrui devient ainsi une façon de m’associer à lui : pour
que le don n’humilie pas l’autre, je dois lui donner non seulement
quelque chose de moi, mais moi-même, je dois être présent dans le don en
tant que personne.
35. Cette
juste manière de servir rend humble celui qui agit. Il n’assume pas une
position de supériorité face à l’autre, même si la situation de ce
dernier peut à ce moment-là être misérable. Le Christ a pris la dernière
place dans le monde – la croix – et, précisément par cette humilité
radicale, il nous a rachetés et il nous aide constamment. Celui qui peut
aider, reconnaît que c’est justement de cette manière qu’il est aidé lui
aussi. Le fait de pouvoir aider n’est ni son mérite ni un titre
d’orgueil. Cette tâche est une grâce. Plus une personne œuvre pour les
autres, plus elle comprendra et fera sienne la Parole du Christ : «Nous
sommes des serviteurs quelconques» (Lc 17, 10). En effet, elle
reconnaît qu’elle agit non pas en fonction d’une supériorité ou d’une
plus grande efficacité personnelle, mais parce que le Seigneur lui en
fait don. Parfois, le surcroît des besoins et les limites de sa propre
action pourront l’exposer à la tentation du découragement. Mais c’est
alors justement que l’aidera le fait de savoir qu’elle n’est, en
définitive, qu’un instrument entre les mains du Seigneur ; elle se
libérera ainsi de la prétention de devoir réaliser, personnellement et
seule, l’amélioration nécessaire du monde. Humblement, elle fera ce
qu’il lui est possible de faire et, humblement, elle confiera le reste
au Seigneur. C’est Dieu qui gouverne le monde et non pas nous. Nous,
nous lui offrons uniquement nos services, pour autant que nous le
pouvons, et tant qu’il nous en donne la force. Faire cependant ce qui
nous est possible, avec la force dont nous disposons, telle est la tâche
qui maintient le bon serviteur de Jésus-Christ toujours en mouvement:
«L’amour du Christ nous pousse» (2 Co 5,14).
36.
L’expérience de l’immensité des besoins peut, d’un côté, nous pousser
vers l’idéologie qui prétend faire maintenant ce que Dieu, en gouvernant
le monde, n’obtient pas, à ce qu’il semble: la solution universelle de
tous les problèmes. D’un autre côté, elle peut devenir une tentation de
rester dans l’inertie, s’appuyant sur l’impression que, quoi qu’il en
soit, rien ne peut être fait. Dans cette situation, le contact vivant
avec le Christ est le soutien déterminant pour rester sur la voie droite
: ni tomber dans un orgueil qui méprise l’homme, qui en réalité n’est
pas constructif mais plutôt détruit, ni s’abandonner à la résignation,
qui empêcherait de se laisser guider par l’amour et, ainsi, de servir
l’homme. La prière comme moyen pour puiser toujours à nouveau la force
du Christ devient ici une urgence tout à fait concrète. Celui qui prie
ne perd pas son temps, même si la situation apparaît réellement urgente
et semble pousser uniquement à l’action. La piété n’affaiblit pas la
lutte contre la pauvreté ou même contre la misère du prochain. La
bienheureuse Teresa de Calcutta est un exemple particulièrement
manifeste que le temps consacré à Dieu dans la prière non seulement ne
nuit pas à l’efficacité ni à l’activité de l’amour envers le prochain,
mais en est en réalité la source inépuisable. Dans sa lettre pour le
Carême 1996, la bienheureuse écrivait à ses collaborateurs laïcs: «Nous
avons besoin de ce lien intime avec Dieu dans notre vie quotidienne. Et
comment pouvons-nous l’obtenir ? À travers la prière».
37. Le
moment est venu de réaffirmer l’importance de la prière face à
l’activisme et au sécularisme dominant de nombreux chrétiens engagés
dans le travail caritatif. Bien sûr, le chrétien qui prie ne prétend pas
changer les plans de Dieu ni corriger ce que Dieu a prévu. Il cherche
plutôt à rencontrer le Père de Jésus Christ, lui demandant d’être
présent en lui et dans son action par le secours de son Esprit. La
familiarité avec le Dieu personnel et l’abandon à sa volonté empêchent
la dégradation de l’homme, l’empêchent d’être prisonnier de doctrines
fanatiques et terroristes. Une attitude authentiquement religieuse évite
que l’homme s’érige en juge de Dieu, l’accusant de permettre la misère
sans éprouver de la compassion pour ses créatures. Mais celui qui
prétend lutter contre Dieu en s’appuyant sur l’intérêt de l’homme, sur
qui pourra-t-il compter quand l’action humaine se montrera impuissante ?
38. Job
peut certainement se lamenter devant Dieu pour la souffrance
incompréhensible et apparemment injustifiable qui est présente dans le
monde. Il parle ainsi de sa souffrance : «Oh ! si je savais comment
l’atteindre, parvenir à sa demeure …. Je connaîtrais les termes mêmes de
sa défense, attentif à ce qu’il me dirait. Jetterait-il toute sa force
dans ce débat avec moi ? … C’est pourquoi, devant lui, je suis terrifié
; plus j’y songe, plus il me fait peur. Dieu a brisé mon courage, le
Tout-Puissant me remplit d’effroi» (23, 3. 5-6. 15-16). Souvent, il ne
nous est pas donné de connaître la raison pour laquelle Dieu retient son
bras au lieu d’intervenir. Du reste, il ne nous empêche pas non plus de
crier, comme Jésus en croix: «Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu
abandonné ?» (Mt 27,46). Dans un dialogue priant, nous devrions
rester devant sa face avec cette question: «Jusques à quand, Maître
saint et véritable, tarderas-tu ?» (Ap 6, 10). C’est saint
Augustin qui donne à notre souffrance la réponse de la foi: «Si
comprehendis, non est Deus – Si tu le comprends, alors il n’est pas
Dieu»[35].
Notre protestation ne veut pas défier Dieu, ni insinuer qu’en Lui il y a
erreur, faiblesse ou indifférence. Pour le croyant, il est impossible de
penser qu’il est impuissant ou bien qu’ «il dort» (1 R 18, 27).
Ou plutôt, il est vrai que même notre cri, comme sur les lèvres de Jésus
en croix, est la manière extrême et la plus profonde d’affirmer notre
foi en sa puissance souveraine. En effet, les chrétiens continuent de
croire, malgré toutes les incompréhensions et toutes les confusions du
monde qui les entoure, en la «bonté de Dieu et en sa tendresse pour les
hommes» (Tt 3,4). Bien que plongés comme tous les autres hommes
dans la complexité dramatique des événements de l’histoire, ils restent
fermes dans la certitude que Dieu est Père et qu’il nous aime, même si
son silence nous demeure incompréhensible.
39. Foi,
espérance et charité vont de pair. L’espérance s’enracine en pratique
dans la vertu de patience, qui ne fait pas défaut dans le bien, pas même
face à l’échec apparent, et dans celle d’humilité, qui accepte le
mystère de Dieu et qui Lui fait confiance même dans l’obscurité. La foi
nous montre le Dieu qui a donné son Fils pour nous et suscite ainsi en
nous la certitude victorieuse qu’est bien vraie l’affirmation: Dieu est
Amour. De cette façon, elle transforme notre impatience et nos doutes en
une espérance assurée que Dieu tient le monde entre ses mains et que
malgré toutes les obscurités il triomphe, comme l’Apocalypse le révèle à
la fin, de façon lumineuse, à travers ses images bouleversantes. La foi,
qui prend conscience de l’amour de Dieu qui s’est révélé dans le cœur
transpercé de Jésus sur la croix, suscite à son tour l’amour. Il est la
lumière – en réalité l’unique – qui illumine sans cesse à nouveau un
monde dans l’obscurité et qui nous donne le courage de vivre et d’agir.
L’amour est possible, et nous sommes en mesure de le mettre en pratique
parce que nous sommes créés à l’image de Dieu. Par la présente
Encyclique, voici à quoi je voudrais vous inviter: vivre l’amour et de
cette manière faire entrer la lumière de Dieu dans le monde.
CONCLUSION
40.
Considérons enfin les Saints, ceux qui ont exercé de manière exemplaire
la charité. La pensée se tourne en particulier vers Martin de Tours (†
397), d’abord soldat, puis moine et évêque: presque comme une icône, il
montre la valeur irremplaçable du témoignage individuel de la charité.
Aux portes d’Amiens, Martin partage en deux son manteau avec un pauvre:
Jésus lui-même, dans la nuit, lui apparaît en songe revêtu de ce
manteau, pour confirmer la valeur permanente de la parole évangélique:
«J’étais nu, et vous m’avez habillé.... Chaque fois que vous l’avez fait
à l’un de ces petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez
fait» (Mt 25, 36. 40).[36]
Dans l’histoire de l’Église, combien d’autres témoignages de charité
peuvent être cités ! En particulier, tout le mouvement monastique,
depuis ses origines avec saint Antoine, Abbé († 356), fait apparaître un
service de charité considérable envers le prochain. Dans le «face à
face» avec le Dieu qui est Amour, le moine perçoit l’exigence impérieuse
de transformer en service du prochain, en plus du service de Dieu, toute
sa vie. On peut expliquer ainsi les grandes structures d’accueil,
d’assistance et de soins nées à côté des monastères. Cela explique aussi
les initiatives de promotion humaine et de formation chrétienne
considérables, destinées avant tout aux plus pauvres, tout d’abord pris
en charge par les Ordres monastiques et mendiants, puis par les
différents Instituts religieux masculins et féminins, tout au long de
l’histoire de l’Église. Des figures de saints comme François d’Assise,
Ignace de Loyola, Jean de Dieu, Camille de Lellis, Vincent de Paul,
Louise de Marillac, Joseph B. Cottolengo, Jean Bosco, Louis Orione,
Teresa de Calcutta – pour ne prendre que quelques noms –, demeurent des
modèles insignes de charité sociale pour tous les hommes de bonne
volonté. Les saints sont les vrais porteurs de lumière dans l’histoire,
parce qu’ils sont des hommes et des femmes de foi, d’espérance et
d’amour.
41. Parmi
les saints, il y a par excellence Marie, Mère du Seigneur et miroir de
toute sainteté. Dans l’Évangile de Luc, nous la trouvons engagée
dans un service de charité envers sa cousine Élisabeth, auprès de
laquelle elle demeure «environ trois mois» (1, 56), pour l’assister dans
la phase finale de sa grossesse. «Magnificat anima mea Dominum»,
dit-elle à l’occasion de cette visite – «Mon âme exalte le Seigneur» – (Lc
1, 46). Elle exprime ainsi tout le programme de sa vie: ne pas se mettre
elle-même au centre, mais faire place à Dieu, rencontré tant dans la
prière que dans le service du prochain – alors seulement le monde
devient bon. Marie est grande précisément parce qu’elle ne veut pas se
rendre elle-même grande, mais elle veut rendre Dieu grand. Elle est
humble: elle ne veut être rien d’autre que la servante du Seigneur (cf.
Lc 1, 38. 48). Elle sait qu’elle contribue au salut du monde, non
pas en accomplissant son œuvre, mais seulement en se mettant pleinement
à la disposition des initiatives de Dieu. Elle est une femme
d’espérance: uniquement parce qu’elle croit aux promesses de Dieu et
qu’elle attend le salut d’Israël; l’ange peut venir chez elle et
l’appeler au service décisif de ces promesses. C’est une femme de foi:
«Heureuse celle qui a cru», lui dit Élisabeth (Lc 1, 45). Le
Magnificat – portrait, pour ainsi dire, de son âme – est entièrement
brodé de fils de l’Écriture Sainte, de fils tirés de la Parole de Dieu.
On voit ainsi apparaître que, dans la Parole de Dieu, Marie est vraiment
chez elle, elle en sort et elle y rentre avec un grand naturel. Elle
parle et pense au moyen de la Parole de Dieu; la Parole de Dieu devient
sa parole, et sa parole naît de la Parole de Dieu. De plus, se manifeste
ainsi que ses pensées sont au diapason des pensées de Dieu, que sa
volonté consiste à vouloir avec Dieu. Étant profondément pénétrée par la
Parole de Dieu, elle peut devenir la mère de la Parole incarnée. Enfin,
Marie est une femme qui aime. Comment pourrait-il en être autrement ?
Comme croyante qui, dans la foi, pense avec les pensées de Dieu et veut
avec la volonté de Dieu, elle ne peut qu’être une femme qui aime. Nous
le percevons à travers ses gestes silencieux, auxquels se réfèrent les
récits des Évangiles de l’enfance. Nous le voyons à travers la
délicatesse avec laquelle, à Cana, elle perçoit les besoins dans
lesquels sont pris les époux et elle les présente à Jésus. Nous le
voyons dans l’humilité avec laquelle elle accepte d’être délaissée
durant la période de la vie publique de Jésus, sachant que son Fils doit
fonder une nouvelle famille et que l’heure de sa Mère arrivera seulement
au moment de la croix, qui sera l’heure véritable de Jésus (cf. Jn
2, 4; 13, 1). Alors, quand les disciples auront fui, elle demeurera
sous la croix (cf. Jn 19, 25-27); plus tard, à l’heure de la
Pentecôte, ce seront les disciples qui se rassembleront autour d’elle
dans l’attente de l’Esprit Saint (cf. Ac 1, 14).
42. La
vie des Saints ne comporte pas seulement leur biographie terrestre, mais
aussi leur vie et leur agir en Dieu après leur mort. Chez les Saints, il
devient évident que celui qui va vers Dieu ne s’éloigne pas des hommes,
mais qu’il se rend au contraire vraiment proche d’eux. Nous ne le voyons
mieux en personne d’autre qu’en Marie. La parole du Crucifié au disciple
– à Jean, et à travers lui, à tous les disciples de Jésus: «Voici ta
mère» (Jn 19, 27) – devient, au fil des générations, toujours
nouvellement vraie. De fait, Marie est devenue Mère de tous les
croyants. C’est vers sa bonté maternelle comme vers sa pureté et sa
beauté virginales que se tournent les hommes de tous les temps et de
tous les coins du monde, dans leurs besoins et leurs espérances, dans
leurs joies et leurs souffrances, dans leurs solitudes comme aussi dans
le partage communautaire. Et ils font sans cesse l’expérience du don de
sa bonté, l’expérience de l’amour inépuisable qu’elle déverse du plus
profond de son cœur. Les témoignages de gratitude qui lui sont attribués
dans tous les continents et dans toutes les cultures expriment la
reconnaissance de cet amour pur qui ne se cherche pas lui-même, mais qui
veut simplement le bien. De même, la dévotion des fidèles manifeste
l’intuition infaillible de la manière dont un tel amour devient
possible: il le devient grâce à la plus intime union avec Dieu, en vertu
de laquelle elle s’est totalement laissé envahir par Lui – condition qui
permet à celui qui a bu à la source de l’amour de Dieu de devenir
lui-même une source d’où «jailliront des fleuves d’eau vive» (Jn
7, 38). Marie, la Vierge, la Mère, nous montre ce qu’est l’amour et d’où
il tire son origine, sa force toujours renouvelée. C’est à elle que nous
confions l’Église, sa mission au service de l’Amour:
Sainte Marie, Mère de
Dieu, tu as donné au monde la vraie lumière, Jésus, ton fils – Fils de Dieu. Tu t’es abandonnée complètement à l’appel de Dieu et tu es devenue ainsi la source de la bonté qui jaillit de Lui. Montre-nous Jésus. Guide-nous vers Lui. Enseigne-nous à Le connaître et à L’aimer, afin que nous puissions, nous aussi, devenir capables d’un amour vrai et être sources d’eau vive au milieu d’un monde assoiffé.
Donné à
Rome, près de Saint-Pierre, le 25 décembre 2005, solennité de la
Nativité du Seigneur, en la première année de mon Pontificat.
BENEDICTUS PP. XVI
* * * * *
[1]
Cf. Jenseits von Gut und Böse, IV, 168 (Par delà le bien et le
mal).
[2]
X, 69: Les Belles Lettres, Paris (1942), p. 71.
[3]
Cf. René Descartes, Œuvres XII: V. Cousin éd., Paris (1824), pp.
95 ss.
[4]
II, 5: SCh 381, p. 196.
[5]
Ibid., p. 198.
[6]
Cf. Métaphysique, XII, 7.
[7]
Cf. Pseudo-Denys l’Aréopagite qui, dans Sur les noms divins IV,
12-14: PG 3, 709-713:Œuvres complètes, Paris (1943), pp.
106-109, appelle Dieu en même temps eros et agapè.
[8]
Cf. Le Banquet, XIV-XV, 189c-192d: Les Belles Lettres,
Paris (1984), pp. 29-36.
[9]
Salluste, Conjuration de Catilina, XX, 4.
[10]
Cf. Saint Augustin, Confessions, III, 6, 11: CCL, 27, 32:
Bibliothèque augustinienne 13, Paris (1962), p. 383.
[11]
De Trinitate, VIII, 8, 12: CCL 50, 287: Bibliothèque
augustinienne 16, Paris (1955), p. 65.
[12]
Cf. Apologie I, 67: PG 6, 429: Les Pères dans la foi,
Paris (1982), pp. 91-92.
[13]
Cf. Apologeticum 39,7: PL 1, 468: Les Belles Lettres,
Paris (1929), p. 83.
[14]
Épître aux Romains, titre: PG, 5, 801: SCh 10, p. 108.
[15]
Cf. Saint Ambroise, De officiis ministrorum, II, 28, 140: PL
16, 141.
[16]
Cf. Ep. 83: L’empereur Julien, Œuvres complètes, J. Bidez
éd., Les Belles Lettres, Paris (1960), vol I, 2 a , p. 145.
[17]
Cf. Congrégation pour les Évêques, Directoire pour le ministère pastoral
des Évêques Apostolorum Successores (22 février 2004), n. 194:
Cité du Vatican (2004), pp. 215-216.
[18]
La Cité de Dieu, IV, 4: CCL 47, 102: La Pléiade, Paris
(2000), p. 138.
[19]
Cf. Const. past. sur l’Église dans le monde de ce temps Gaudium et
spes, n. 36.
[20]
Cf. Congrégation pour les Évêques, Directoire pour le ministère pastoral
des Évêques Apostolorum Successores (22 février 2004), n. 197:
Cité du Vatican (2004), p. 219.
[21]
Jean-Paul II, Exhort. apost. post-synodale Christifideles laici
(30 décembre 1988), n. 42: AAS 81 (1989), p. 472: La
Documentation catholique 86 (1989), p. 177.
[22]
Cf. Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Note doctrinale sur
certaines questions sur l’engagement des chrétiens dans la vie politique
(24 novembre 2002), n. 1: La Documentation catholique 100 (2003),
pp. 130-131.
[23]
Catéchisme de l’Église catholique, n. 1939.
[24]
Décret sur l’apostolat des laïcs Apostolicam actuositatem, n. 8.
[25]
Ibid., n. 14.
[26]
Cf. Congrégation pour les Évêques, Directoire pour le ministère pastoral
des Évêques Apostolorum Successores (22 février 2004), n. 195:
Cité du Vatican (2004), pp. 217-218.
[27]
Cf. Jean-Paul II, Exhor. apost. post-synodale Christifideles laici
(30 décembre 1988), n. 41: AAS 81 (1989), pp. 470-472: La
Documentation catholique 86 (1989), p. 177.
[28]
Cf. n. 32; AAS 80 (1988), p. 556; La Documentation catholique
85 (1988), pp. 246-247.
[29]
N. 43; AAS 87 (1995), p. 946: La Documentation catholique
92 (1995), p. 579.
[30]
Cf. Congrégation pour les Évêques, Directoire pour le ministère pastoral
des Évêques Apostolorum Successores (22 février 2004), n. 196:
Cité du Vatican (2004), pp. 218-219.
[31]
Cf. Pontificale Romanum, De ordinatione episcopi, n. 43: Paris
(1996), n. 40, p. 34.
[32]
Cf. can. 394: Code des Canons des Églises orientales, can. 203.
[33]
Cf. nn. 193-198: l.c., pp. 214-221.
[34]
Cf. ibid., n. 194: l.c., pp. 215-216.
[35]
Sermon 52, 16: PL 38, 360.
[36]
Cf. Sulpice Sévère, Vie de saint Martin, 3, 1-3: SCh 133,
256-258.
SOURCE:
www.vatican.va
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