SPE
SALVI
LETTRE ENCYCLIQUE
DU SOUVERAIN PONTIFE
BENOÎT XVI
AUX ÉVÊQUES
AUX PRÊTRES ET AUX DIACRES
AUX PERSONNES CONSACRÉES
ET À TOUS LES FIDÈLES LAÏCS
SUR L'ESPÉRANCE CHRÉTIENNE
Introduction
1. « SPE SALVI facti
sumus » – dans l'espérance nous avons tous été sauvés, dit saint
Paul aux Romains et à nous aussi (Rm 8, 24). Selon la foi
chrétienne, la « rédemption », le salut n'est pas un simple donné de
fait. La rédemption nous est offerte en ce sens que nous a été
donnée l'espérance, une espérance fiable, en vertu de laquelle nous
pouvons affronter notre présent: le présent, même un présent
pénible, peut être vécu et accepté s'il conduit vers un terme et si
nous pouvons être sûrs de ce terme, si ce terme est si grand qu'il
peut justifier les efforts du chemin. Maintenant, une question
s'impose immédiatement: mais de quel genre d'espérance s'agit-il
pour pouvoir justifier l'affirmation selon laquelle, à partir
d'elle, et simplement parce qu'elle existe, nous sommes rachetés? Et
de quel genre de certitude est-il question?
La foi est espérance
2. Avant de nous
consacrer à ces questions, aujourd'hui particulièrement fréquentes,
nous devons écouter encore un peu plus attentivement le témoignage
de la Bible sur l'espérance. De fait « espérance » est un mot
central de la foi biblique – au point que, dans certains passages,
les mots « foi » et « espérance » semblent interchangeables. Ainsi,
la Lettre aux Hébreux lie étroitement à la « plénitude de la foi »
(10, 22) « l'indéfectible profession de l'espérance » (10, 23). De
même, lorsque la Première Épître de Pierre exhorte les chrétiens à
être toujours prêts à rendre une réponse à propos du logos – le sens
et la raison – de leur espérance (cf. 3, 15), « espérance » est
équivalent de « foi ». Ce qui a été déterminant pour la conscience
des premiers chrétiens, à savoir le fait d'avoir reçu comme don une
espérance crédible, se manifeste aussi là où est mise en regard
l'existence chrétienne avec la vie avant la foi, ou avec la
situation des membres des autres religions. Paul rappelle aux
Éphésiens que, avant leur rencontre avec le Christ, ils étaient «
sans espérance et sans Dieu dans le monde » (cf. Ep 2, 12).
Naturellement, il sait qu'ils avaient eu des dieux, qu'ils avaient
eu une religion, mais leurs dieux s'étaient révélés discutables et,
de leurs mythes contradictoires, n'émanait aucune espérance. Malgré
les dieux, ils étaient « sans Dieu » et, par conséquent, ils se
trouvaient dans un monde obscur, devant un avenir sombre. « In nihil
ab nihilo quam cito recidimus » (Du rien dans le rien, combien
souvent nous retombons),
dit une épitaphe de l'époque – paroles dans lesquelles apparaît sans
ambiguïté ce à quoi Paul fait référence. C'est dans le même sens
qu'il dit aux Thessaloniciens: vous ne devez pas être « abattus
comme les autres, qui n'ont pas d'espérance » (1 Th 4, 13). Ici
aussi, apparaît comme élément caractéristique des chrétiens le fait
qu'ils ont un avenir: ce n'est pas qu'ils sachent dans les détails
ce qui les attend, mais ils savent de manière générale que leur vie
ne finit pas dans le néant. C'est seulement lorsque l'avenir est
assuré en tant que réalité positive que le présent devient aussi
vivable. Ainsi, nous pouvons maintenant dire: le christianisme
n'était pas seulement une « bonne nouvelle » – la communication d'un
contenu jusqu'à présent ignoré. Dans notre langage, nous dirions: le
message chrétien n'était pas seulement « informatif », mais «
performatif ». Cela signifie que l'Évangile n'est pas uniquement une
communication d'éléments que l'on peut connaître, mais une
communication qui produit des faits et qui change la vie. La porte
obscure du temps, de l'avenir, a été ouverte toute grande. Celui qui
a l'espérance vit différemment; une vie nouvelle lui a déjà été
donnée.
3. Maintenant se pose
la question suivante: en quoi consiste cette espérance qui, comme
espérance, est « rédemption »? En fait: le cœur même de la réponse
est donné dans le passage de la Lettre aux Éphésiens cité
précédemment: avant leur rencontre avec le Christ, les Éphésiens
étaient sans espérance, parce qu'ils étaient « sans Dieu dans le
monde ». Parvenir à la connaissance de Dieu, le vrai Dieu, cela
signifie recevoir l'espérance. Pour nous qui vivons depuis toujours
avec le concept chrétien de Dieu et qui nous y sommes habitués, la
possession de l'espérance, qui provient de la rencontre réelle avec
ce Dieu, n'est presque plus perceptible. L'exemple d'une sainte de
notre temps peut en quelque manière nous aider à comprendre ce que
signifie rencontrer ce Dieu, pour la première fois et réellement. Je
pense à l'Africaine Joséphine Bakhita, canonisée par le Pape
Jean-Paul II. Elle était née vers 1869 – elle ne savait pas
elle-même la date exacte – dans le Darfour, au Soudan. À l'âge de
neuf ans, elle fut enlevée par des trafiquants d'esclaves, battue
jusqu'au sang et vendue cinq fois sur des marchés soudanais. En
dernier lieu, comme esclave, elle se retrouva au service de la mère
et de la femme d'un général, et elle fut chaque jour battue jusqu'au
sang; il en résulta qu'elle en garda pour toute sa vie 144
cicatrices. Enfin, en 1882, elle fut vendue à un marchand italien
pour le consul italien Callisto Legnani qui, face à l'avancée des
mahdistes, revint en Italie. Là, après avoir été jusqu'à ce moment
la propriété de « maîtres » aussi terribles, Bakhita connut un «
Maître » totalement différent – dans le dialecte vénitien, qu'elle
avait alors appris, elle appelait « Paron » le Dieu vivant, le Dieu
de Jésus Christ.
Jusqu'alors, elle
n'avait connu que des maîtres qui la méprisaient et qui la
maltraitaient, ou qui, dans le meilleur des cas, la considéraient
comme une esclave utile. Cependant, à présent, elle entendait dire
qu'il existait un « Paron » au-dessus de tous les maîtres, le
Seigneur des seigneurs, et que ce Seigneur était bon, la bonté en
personne. Elle apprit que ce Seigneur la connaissait, elle aussi,
qu'il l'avait créée, elle aussi – plus encore qu'il l'aimait. Elle
aussi était aimée, et précisément par le « Paron » suprême, face
auquel tous les autres maîtres ne sont, eux-mêmes, que de misérables
serviteurs. Elle était connue et aimée, et elle était attendue. Plus
encore, ce Maître avait lui-même personnellement dû affronter le
destin d'être battu et maintenant il l'attendait « à la droite de
Dieu le Père ». Désormais, elle avait une « espérance » – non
seulement la petite espérance de trouver des maîtres moins cruels,
mais la grande espérance: je suis définitivement aimée et quel que
soit ce qui m'arrive, je suis attendue par cet Amour. Et ainsi ma
vie est bonne. Par la connaissance de cette espérance, elle était «
rachetée », elle ne se sentait plus une esclave, mais une fille de
Dieu libre. Elle comprenait ce que Paul entendait lorsqu'il
rappelait aux Éphésiens qu'avant ils étaient sans espérance et sans
Dieu dans le monde – sans espérance parce que sans Dieu. Aussi,
lorsqu'on voulut la renvoyer au Soudan, Bakhita refusa-t-elle; elle
n'était pas disposée à être de nouveau séparée de son « Paron ». Le
9 janvier 1890, elle fut baptisée et confirmée, et elle fit sa
première communion des mains du Patriarche de Venise. Le 8 décembre
1896, à Vérone, elle prononça ses vœux dans la Congrégation des
Sœurs canossiennes et, dès lors – en plus de ses travaux à la
sacristie et à la porterie du couvent –, elle chercha surtout dans
ses différents voyages en Italie à appeler à la mission: la
libération qu'elle avait obtenue à travers la rencontre avec le Dieu
de Jésus Christ, elle se sentait le devoir de l'étendre, elle devait
la donner aussi aux autres, au plus grand nombre de personnes
possible. L'espérance, qui était née pour elle et qui l'avait «
rachetée », elle ne pouvait pas la garder pour elle; cette espérance
devait rejoindre beaucoup de personnes, elle devait rejoindre tout
le monde.
Le
concept d'espérance fondée sur la foi, dans le Nouveau Testament et
dans l'Église primitive
4. Avant d'affronter la
question de savoir si la rencontre avec le Dieu qui, dans le Christ,
nous a montré son Visage et qui a ouvert son Cœur peut être aussi
pour nous non seulement de type « informatif », mais aussi «
performatif », à savoir si elle peut transformer notre vie de
manière que nous nous sentions rachetés par l'espérance que cette
rencontre exprime, revenons encore à l'Église primitive. Il n'est
pas difficile de se rendre compte que l'expérience de la petite
esclave africaine Bakhita a été aussi l'expérience de nombreuses
personnes battues et condamnées à l'esclavage à l'époque du
christianisme naissant. Le christianisme n'avait pas apporté un
message social révolutionnaire comme celui de Spartacus, qui, dans
des luttes sanglantes, avait échoué. Jésus n'était pas Spartacus, il
n'était pas un combattant pour une libération politique, comme
Barabbas ou Bar-Khoba. Ce que Jésus, personnellement mort sur la
croix, avait apporté était quelque chose de totalement différent: la
rencontre avec le Seigneur de tous les seigneurs, la rencontre avec
le Dieu vivant, et ainsi la rencontre avec l'espérance qui était
plus forte que les souffrances de l'esclavage et qui, de ce fait,
transformait de l'intérieur la vie et le monde. Ce qui était advenu
de nouveau apparaît avec une plus grande évidence dans la Lettre de
saint Paul à Philémon. Il s'agit d'une lettre très personnelle, que
Paul écrit dans sa prison et qu'il confie à l'esclave fugitif
Onésime pour son maître – Philémon précisément. Oui, Paul renvoie
l'esclave à son maître, de chez qui il avait fui, et il le fait non
pas en ordonnant, mais en priant: « J'ai quelque chose à te demander
pour mon enfant à qui, dans ma prison, j'ai donné la vie du
Christ... Je te le renvoie, lui qui est une part de moi-même... S'il
a été éloigné de toi pendant quelque temps, c'est peut-être pour que
tu le retrouves définitivement, non plus comme un esclave, mais,
bien mieux qu'un esclave, comme un frère bien-aimé » (Phm 10-16).
Les hommes qui, selon leur condition sociale, ont entre eux des
relations de maîtres et d'esclaves, en tant que membres de l'unique
Église, sont devenus frères et sœurs les uns des autres – c'est
ainsi que les chrétiens se nomment les uns les autres. En vertu du
Baptême, ils avaient été régénérés, ils s'étaient abreuvés du même
Esprit et ils recevaient ensemble, côte à côte, le Corps du
Seigneur. Même si les structures extérieures demeuraient identiques,
cela changeait la société, de l'intérieur. Si la Lettre aux Hébreux
dit que les chrétiens n'ont pas ici-bas une demeure stable, mais
qu'ils cherchent la demeure future (cf. He 11, 13-16: Ph 3, 20),
cela est tout autre qu'un simple renvoi à une perspective future: la
société présente est considérée par les chrétiens comme une société
imparfaite; ils appartiennent à une société nouvelle, vers laquelle
ils sont en chemin et qui, dans leur pèlerinage, est déjà anticipée.
5. Nous devons ajouter
encore un autre point de vue. La Première Lettre aux Corinthiens (1,
18-31) nous montre qu'une bonne part des premiers chrétiens
appartenaient aux couches sociales basses et, précisément pour cela,
étaient disposés à faire l'expérience de la nouvelle espérance,
comme nous l'avons vu dans l'exemple de Bakhita. Cependant, depuis
les origines, il y avait aussi des conversions dans les couches
aristocratiques et cultivées, puisqu'elles vivaient, elles aussi, «
sans espérance et sans Dieu dans le monde ». Le mythe avait perdu sa
crédibilité; la religion d'État romaine s'était sclérosée en un
simple cérémonial, qui était exécuté scrupuleusement, mais qui était
seulement réduit désormais à une « religion politique ». Le
rationalisme philosophique avait cantonné les dieux dans le champ de
l'irréel. Le Divin était vu sous différentes formes dans les forces
cosmiques, mais un Dieu que l'on pouvait prier n'existait pas. Paul
illustre la problématique essentielle de la religion d'alors de
manière particulièrement appropriée, lorsqu'il oppose à la vie «
selon le Christ » une vie sous la seigneurie des « éléments du
cosmos » (cf. Col 2, 8). Dans cette perspective, un texte de saint
Grégoire de Nazianze peut être éclairant. Il dit que le moment où
les mages, guidés par l'étoile, adorèrent le nouveau roi, le Christ,
marqua la fin de l'astrologie, parce que désormais les étoiles
tournaient selon l'orbite déterminée par le Christ.
De fait, dans cette scène, est inversée la conception du monde
d'alors qui, sous une forme différente, est en vogue encore
aujourd'hui. Ce ne sont pas les éléments du cosmos, les lois de la
matière qui, en définitive, gouvernent le monde et l'homme, mais
c'est un Dieu personnel qui gouverne les étoiles, à savoir
l'univers; ce ne sont pas les lois de la matière et de l'évolution
qui sont l'instance ultime, mais la raison, la volonté, l'amour –
une Personne. Et si nous connaissons cette Personne et si elle nous
connaît, alors vraiment l'inexorable pouvoir des éléments matériels
n'est plus l'instance ultime; alors nous ne sommes plus esclaves de
l'univers et de ses lois, alors nous sommes libres. Dans
l'antiquité, une telle conscience a déterminé les esprits en
recherche sincère. Le ciel n'est pas vide. La vie n'est pas un
simple produit des lois et des causalités de la matière, mais, en
tout et en même temps, au-dessus de tout, il y a une volonté
personnelle, il y a un Esprit qui, en Jésus, s'est révélé comme
Amour.
6. Les sarcophages des
débuts du christianisme illustraient de manière visible cette
conception devant la mort, face à laquelle la question concernant la
signification de la vie devient inévitable. La figure du Christ est
interprétée sur les sarcophages antiques surtout au moyen de deux
images: celle du philosophe et celle du pasteur. Par philosophie, à
l'époque, on n'entendait pas, en général, une discipline académique
difficile telle qu'elle se présente aujourd'hui. Le philosophe était
plutôt celui qui savait enseigner l'art essentiel: l'art d'être
homme de manière droite – l'art de vivre et de mourir. Depuis
longtemps déjà, les hommes s'étaient certainement rendu compte
qu'une grande partie de ceux qui circulaient comme philosophes,
comme maîtres de vie, était seulement des charlatans qui, par leurs
paroles, se procuraient de l'argent, tandis qu'ils n'avaient rien à
dire sur la vie véritable. On cherchait d'autant plus le vrai
philosophe qui saurait indiquer vraiment la voie de la vie. Vers la
fin du troisième siècle, nous trouvons pour la première fois à Rome,
sur le sarcophage d'un enfant, dans le contexte de la résurrection
de Lazare, le Christ comme figure du vrai philosophe qui, dans une
main, tient l'Évangile et, dans l'autre, le bâton de voyage du
philosophe. Avec son bâton, il est vainqueur de la mort; l'Évangile
apporte la vérité que les philosophes itinérants avaient cherchée en
vain. Dans cette image, qui est restée dans l'art des sarcophages
durant une longue période, il est évident que les personnes
cultivées comme les personnes simples reconnaissaient le Christ: il
nous dit qui, en réalité, est l'homme et ce qu'il doit faire pour
être vraiment homme. Il nous indique la voie et cette voie est la
vérité. Il est lui-même à la fois l'une et l'autre, et donc il est
aussi la vie dont nous sommes tous à la recherche. Il indique aussi
la voie au delà de la mort; seul celui qui est en mesure de faire
ainsi est un vrai maître de vie. La même chose est visible dans
l'image du pasteur. Comme dans la représentation du philosophe,
l'Église primitive pouvait aussi, dans la figure du pasteur, se
rattacher à des modèles existant dans l'art romain. Dans ce dernier,
le pasteur était en général l'expression du rêve d'une vie sereine
et simple, dont les gens avaient la nostalgie dans la confusion de
la grande ville. L'image était alors perçue dans le cadre d'un
scénario nouveau qui lui conférait un contenu plus profond: « Le
Seigneur est mon berger: je ne manque de rien... Si je traverse les
ravins de la mort, je ne crains aucun mal, car tu es avec moi » (Ps
22 [23], 1. 4). Le vrai pasteur est Celui qui connaît aussi la voie
qui passe par les ravins de la mort; Celui qui marche également avec
moi sur la voie de la solitude ultime, où personne ne peut
m'accompagner, me guidant pour la traverser: Il a parcouru lui-même
cette voie, il est descendu dans le royaume de la mort, il l'a
vaincu et il est maintenant revenu pour nous accompagner et pour
nous donner la certitude que, avec Lui, on trouve un passage. La
conscience qu'existe Celui qui m'accompagne aussi dans la mort et
qui, « avec son bâton, me guide et me rassure », de sorte que « je
ne crains aucun mal » (Ps 22 [23], 4), telle était la nouvelle «
espérance » qui apparaissait dans la vie des croyants.
7. Nous devons encore
une fois revenir au Nouveau Testament. Dans le onzième chapitre de
la Lettre aux Hébreux (v. 1), on trouve une sorte de définition de
la foi, qui relie étroitement cette vertu à l'espérance. Autour de
la parole centrale de cette phrase, s'est créée, depuis la Réforme,
une discussion entre les exégètes, où semble s'ouvrir aujourd'hui la
voie à une interprétation commune. Pour le moment, je laisse cette
parole centrale non traduite: la phrase sonne donc ainsi: « La foi
est l'hypostasis des biens que l'on espère, la preuve des réalités
qu'on ne voit pas ». Pour les Pères et pour les théologiens du
Moyen-Âge, il était clair que la parole grecque hypostasis devait
être traduite en latin par le terme substantia. La traduction latine
du texte, née dans l'Église antique, dit donc: « Est autem fides
sperandarum substantia rerum, argumentum non apparentium » – la foi
est la « substance » des réalités à espérer; la preuve des réalités
qu'on ne voit pas. Utilisant la terminologie de la tradition
philosophique dans laquelle il se trouve, Thomas d'Aquin
l'explique ainsi: la foi est un « habitus », c'est-à-dire une
disposition constante de l'esprit, grâce à laquelle la vie éternelle
prend naissance en nous et grâce à laquelle la raison est portée à
consentir à ce qu'elle ne voit pas. Le concept de « substance » est
donc modifié dans le sens que, par la foi, de manière initiale, nous
pourrions dire « en germe » – donc selon la « substance » – sont
déjà présents en nous les biens que l'on espère – la totalité, la
vraie vie. Et c'est précisément parce que les biens eux-mêmes sont
déjà présents que la présence de ce qui se réalisera crée également
la certitude: ces « biens » qui doivent venir ne sont pas encore
visibles dans le monde extérieur (ils « n'apparaissent » pas), mais
en raison du fait que, comme réalité initiale et dynamique, nous les
portons en nous, naît déjà maintenant une certaine perception de ces
biens. À Luther, pour qui la Lettre aux Hébreux comme telle n'était
pas très sympathique, le concept de « substance », dans le contexte
de sa vision de la foi, ne disait rien. C'est pourquoi il comprit le
terme hypostase/substance non dans le sens objectif (de réalité
présente en nous), mais dans le sens subjectif, comme expression
d'une disposition et, par conséquent, il dut naturellement
comprendre aussi le terme argumentum comme une disposition du sujet.
Cette interprétation s'est affermie au vingtième siècle – au moins
en Allemagne – même dans l'exégèse catholique, de sorte que la
traduction œcuménique du Nouveau Testament en langue allemande,
approuvée par les Évêques, dit: « Glaube aber ist: Feststehen in dem,
was man erhofft, Überzeugtsein von dem, was man nicht sieht » (La
foi consiste à être ferme en ce que l'on espère, à être convaincu de
ce que l'on ne voit pas). En soi, cela n'est pas faux, mais ce n'est
pas cependant le sens du texte, parce que le terme grec utilisé (elenchos)
n'a pas la valeur subjective de « conviction », mais la valeur
objective de « preuve ». Donc, l'exégèse protestante récente est
justement parvenue à une conviction différente: « Maintenant, on ne
peut plus cependant mettre en doute que cette interprétation
protestante, devenue classique, est insoutenable ».
La foi n'est pas seulement une tension personnelle vers les biens
qui doivent venir, mais qui sont encore absents; elle nous donne
quelque chose. Elle nous donne déjà maintenant quelque chose de la
réalité attendue, et la réalité présente constitue pour nous une «
preuve » des biens que nous ne voyons pas encore. Elle attire
l'avenir dans le présent, au point que le premier n'est plus le pur
« pas-encore ». Le fait que cet avenir existe change le présent; le
présent est touché par la réalité future, et ainsi les biens à venir
se déversent sur les biens présents et les biens présents sur les
biens à venir.
8. Cette explication
est renforcée ultérieurement et elle se rapporte à la vie concrète
si nous considérons le verset 34 du chapitre 10 de la Lettre aux
Hébreux qui, en ce qui concerne l'aspect linguistique et le contenu,
est lié à la définition d'une foi remplie d'espérance et qui la
prépare. Ici, l'auteur parle aux croyants qui ont subi l'expérience
de la persécution et il leur dit: « Vous avez pris part aux
souffrances des prisonniers; vous avez accepté avec joie la
spoliation de vos biens (hyparchonton – Vulgate: bonorum), sachant
que vous étiez en possession de biens meilleurs (hyparxin – Vulgate:
substantiam) et stables. « Hyparchonta » sont les propriétés, ce
qui, dans la vie terrestre, constitue le fondement, à savoir la
base, la « substance » pour la vie, sur laquelle on compte. Cette «
substance », la sécurité normale dans la vie, a été enlevée aux
chrétiens au cours des persécutions. Ils ont supporté ces dernières
parce qu'ils considéraient cependant cette substance matérielle
comme passagère. Ils pouvaient l'abandonner, parce qu'ils avaient
trouvé une « base » meilleure pour leur existence – une base qui
demeure et que personne ne peut enlever. On ne peut pas ne pas voir
le lien qui court entre ces deux sortes de « substance », entre le
fondement, ou base matérielle, et l'affirmation de la foi comme «
base », comme « substance » qui demeure. La foi confère à la vie une
base nouvelle, un nouveau fondement sur lequel l'homme peut
s'appuyer et ainsi le fondement habituel, la fiabilité du rendement
matériel, justement se relativise. Il se crée une nouvelle liberté
face à ce fondement de la vie, qui est seule apparemment en mesure
de l'entretenir, même si sa signification normale n'est certainement
pas niée. Cette nouvelle liberté, la conscience de la nouvelle «
substance » qui nous a été donnée, ne s'est pas révélée seulement
dans le martyre, où les personnes se sont opposées au pouvoir
extrême de l'idéologie et de ses organes politiques, et, par leur
mort, ont renouvelé le monde. Elle s'est manifestée surtout dans les
grands renoncements à partir des moines de l'antiquité jusqu'à
François d'Assise et aux personnes de notre époque qui, dans les
Ordres modernes et dans les Mouvements religieux, par amour pour le
Christ, ont tout laissé pour porter aux hommes la foi et l'amour du
Christ, pour aider les personnes qui souffrent dans leur corps et
dans leur âme. Là, la nouvelle « substance » s'est montrée
réellement comme la « substance »; de l'espérance des personnes
touchées par le Christ a jailli l'espérance pour d'autres qui
vivaient dans les ténèbres et sans espérance. Là s'est vérifié que
cette nouvelle vie possède vraiment la « substance » et qu'elle est
une « substance » qui suscite la vie pour les autres. Pour nous qui
regardons ces figures, leur agir et leur façon de vivre sont de fait
une « preuve » des biens à venir; la promesse du Christ n'est pas
seulement une réalité attendue, mais une véritable présence: Il est
vraiment le « philosophe » et le « pasteur » qui nous indique ce
qu'est la vie et où elle est.
9. Pour comprendre plus
en profondeur cette réflexion sur les deux espèces de substance –
hypostasis et hyparchonta – et sur les deux modes de vie qu'elles
expriment, nous devons réfléchir encore brièvement sur deux paroles
concernant cet argument, qui se trouvent dans le dixième chapitre de
la Lettre aux Hébreux. Il s'agit des paroles hypomone (10, 36) et
hypostole (10, 39). Hypomone se traduit normalement par « patience »
– persévérance, constance. Savoir attendre en supportant patiemment
les épreuves est nécessaire au croyant pour pouvoir « obtenir la
réalisation de la promesse » (cf. 10, 36). Dans l'ambiance
religieuse du judaïsme antique, cette parole était utilisée de
manière expresse pour parler de l'attente de Dieu qui caractérise
Israël: à savoir persévérer dans la fidélité à Dieu, en se fondant
sur la certitude de l'Alliance, dans un monde qui est en opposition
à Dieu. Ainsi, la parole indique une espérance vécue, une vie fondée
sur la certitude de l'espérance. Dans le Nouveau Testament, cette
attente de Dieu, le fait d'être du côté de Dieu, prend une nouvelle
signification: dans le Christ, Dieu s'est manifesté. Il nous a
communiqué désormais la « substance » des biens à venir, et
l'attente de Dieu obtient ainsi une nouvelle certitude. Elle est
attente des biens à venir à partir d'un présent déjà donné. En
présence du Christ, avec le Christ présent, elle est attente que se
complète son Corps, dans la perspective de sa venue définitive. Au
contraire, par hypostole est exprimé le fait de s'éloigner de celui
qui n'ose pas dire ouvertement et avec franchise la vérité, qui est
peut-être dangereuse. Se cacher devant les hommes par esprit de
crainte par rapport à eux conduit à la « perdition » (He 10, 39). «
Ce n'est pas un esprit de peur que Dieu nous a donné, mais un esprit
de force, d'amour et de sagesse » – c'est ainsi que, par une belle
expression, la Seconde Lettre à Timothée (1, 7) caractérise
l'attitude fondamentale du chrétien.
La vie
éternelle – qu'est-ce que c'est ?
10. Jusqu'à présent,
nous avons parlé de la foi et de l'espérance dans le Nouveau
Testament et aux origines du christianisme; il a cependant toujours
été évident que nous ne parlons pas uniquement du passé; la
réflexion dans son intégralité intéresse la vie et la mort de
l'homme en général, et donc nous intéresse nous aussi, ici et
maintenant. Cependant, nous devons à présent nous demander de
manière explicite: la foi chrétienne est-elle aussi pour nous
aujourd'hui une espérance qui transforme et soutient notre vie?
Est-elle pour nous « performative » – un message qui forme de
manière nouvelle la vie elle-même, ou est-elle désormais simplement
une « information » que, entre temps, nous avons mise de côté et qui
nous semble dépassée par des informations plus récentes? Dans la
recherche d'une réponse, je voudrais partir de la forme classique du
dialogue par lequel le rite du Baptême exprimait l'accueil du
nouveau-né dans la communauté des croyants et sa renaissance dans le
Christ. Le prêtre demandait d'abord quel nom les parents avaient
choisi pour l'enfant, et il poursuivait ensuite par la question: «
Que demandez-vous à l'Église? » Réponse: « La foi ». « Et que donne
la foi? » « La vie éternelle ». Dans le dialogue, les parents
cherchaient pour leur enfant l'accès à la foi, la communion avec les
croyants, parce qu'ils voyaient dans la foi la clé de « la vie
éternelle ». En fait, aujourd'hui comme hier, c'est de cela dont il
s'agit dans le Baptême, quand on devient chrétien: non seulement
d'un acte de socialisation dans la communauté, non pas simplement
d'un accueil dans l'Église. Les parents attendent plus pour le
baptisé: ils attendent que la foi, dont fait partie la corporéité de
l'Église et de ses sacrements, lui donne la vie – la vie éternelle.
La foi est la substance de l'espérance. Mais alors se fait jour la
question suivante: voulons-nous vraiment cela – vivre éternellement?
Peut-être aujourd'hui de nombreuses personnes refusent-elles la foi
simplement parce que la vie éternelle ne leur semble pas quelque
chose de désirable. Ils ne veulent nullement la vie éternelle, mais
la vie présente, et la foi en la vie éternelle semble, dans ce but,
plutôt un obstacle. Continuer à vivre éternellement – sans fin –
apparaît plus comme une condamnation que comme un don. Certainement
on voudrait renvoyer la mort le plus loin possible. Mais vivre
toujours, sans fin – en définitive, cela peut être seulement
ennuyeux et en fin de compte insupportable. C'est précisément cela
que dit par exemple saint Ambroise, Père de l'Église, dans le
discours funèbre pour son frère Saturus: « La mort n'était pas
naturelle, mais elle l'est devenue; car, au commencement, Dieu n'a
pas créé la mort; il nous l'a donnée comme un remède [...] à cause
de la transgression; la vie des hommes commença à être misérable
dans le travail quotidien et dans des pleurs insupportables. Il
fallait mettre un terme à son malheur, afin que sa mort lui rende ce
que sa vie avait perdu. L'immortalité serait un fardeau plutôt qu'un
profit, sans le souffle de la grâce ».
Auparavant déjà, Ambroise avait dit: « La mort ne doit pas être
pleurée, puisqu'elle est cause de salut ».
11. Quel que soit ce
que saint Ambroise entendait dire précisément par ces paroles – il
est vrai que l'élimination de la mort ou même son renvoi presque
illimité mettrait la terre et l'humanité dans une condition
impossible et ne serait même pas un bénéfice pour l'individu
lui-même. Il y a clairement une contradiction dans notre attitude,
qui renvoie à une contradiction intérieure de notre existence
elle-même. D'une part, nous ne voulons pas mourir; surtout celui qui
nous aime ne veut pas que nous mourions. D'autre part, nous ne
désirons même pas cependant continuer à exister de manière illimitée
et même la terre n'a pas été créée dans cette perspective. Alors,
que voulons-nous vraiment? Ce paradoxe de notre propre attitude
suscite une question plus profonde: qu'est-ce en réalité que la «
vie »? Et que signifie véritablement « éternité »? Il y a des
moments où nous le percevons tout à coup: oui, ce serait précisément
cela – la vraie « vie » – ainsi devrait-elle être. Par comparaison,
ce que, dans la vie quotidienne, nous appelons « vie », en vérité ne
l'est pas. Dans sa longue lettre sur la prière adressée à Proba, une
veuve romaine aisée et mère de trois consuls, Augustin écrivit un
jour: dans le fond, nous voulons une seule chose – « la vie
bienheureuse », la vie qui est simplement vie, simplement « bonheur
». En fin de compte, nous ne demandons rien d'autre dans la prière.
Nous ne marchons vers rien d'autre – c'est de cela seulement dont il
s'agit. Mais ensuite, Augustin ajoute aussi: en regardant mieux,
nous ne savons pas de fait ce que, en définitive, nous désirons, ce
que nous voudrions précisément. Nous ne connaissons pas du tout
cette réalité; même durant les moments où nous pensons pouvoir la
toucher, nous ne la rejoignons pas vraiment. « Nous ne savons pas ce
que nous devons demander », confesse-t-il avec les mots de saint
Paul (Rm 8, 26). Nous savons seulement que ce n'est pas cela.
Toutefois, dans notre non-savoir, nous savons que cette réalité doit
exister. « Il y a donc en nous, pour ainsi dire, une savante
ignorance (docta ignorantia) », écrit-il. Nous ne savons pas ce que
nous voudrions vraiment; nous ne connaissons pas cette « vraie vie
»; et cependant, nous savons qu'il doit exister un quelque chose que
nous ne connaissons pas et vers lequel nous nous sentons poussés.
12. Je pense
qu'Augustin décrivait là de manière très précise et toujours valable
la situation essentielle de l'homme, la situation d'où proviennent
toutes ses contradictions et toutes ses espérances. Nous désirons en
quelque sorte la vie elle-même, la vraie vie, qui n'est même pas
touchée par la mort; mais, en même temps, nous ne connaissons pas ce
vers quoi nous nous sentons poussés. Nous ne pouvons pas nous
arrêter de nous diriger vers cela et cependant nous savons que tout
ce dont nous pouvons faire l'expérience ou que nous pouvons réaliser
n'est pas ce à quoi nous aspirons. Cette « chose » inconnue est la
véritable « espérance », qui nous pousse et le fait qu'elle soit
ignorée est, en même temps, la cause de toutes les désespérances
comme aussi de tous les élans positifs ou destructeurs vers le monde
authentique et vers l'homme authentique. L'expression « vie
éternelle » cherche à donner un nom à cette réalité connue inconnue.
Il s'agit nécessairement d'une expression insuffisante, qui crée la
confusion. En effet, « éternel » suscite en nous l'idée de
l'interminable, et cela nous fait peur; « vie » nous fait penser à
la vie que nous connaissons, que nous aimons et que nous ne voulons
pas perdre et qui est cependant, en même temps, plus faite de
fatigue que de satisfaction, de sorte que, tandis que d'un côté nous
la désirons, de l'autre nous ne la voulons pas. Nous pouvons
seulement chercher à sortir par la pensée de la temporalité dont
nous sommes prisonniers et en quelque sorte prévoir que l'éternité
n'est pas une succession continue des jours du calendrier, mais
quelque chose comme le moment rempli de satisfaction, dans lequel la
totalité nous embrasse et dans lequel nous embrassons la totalité.
Il s'agirait du moment de l'immersion dans l'océan de l'amour
infini, dans lequel le temps – l'avant et l'après – n'existe plus.
Nous pouvons seulement chercher à penser que ce moment est la vie au
sens plénier, une immersion toujours nouvelle dans l'immensité de
l'être, tandis que nous sommes simplement comblés de joie. C'est
ainsi que Jésus l'exprime dans Jean: « Je vous reverrai, et votre
cœur se réjouira; et votre joie, personne ne vous l'enlèvera » (16,
22). Nous devons penser dans ce sens si nous voulons comprendre ce
vers quoi tend l'espérance chrétienne, ce que nous attendons par la
foi, par notre être avec le Christ.
L'espérance
chrétienne est-elle individualiste ?
13. Dans le cours de
leur histoire, les chrétiens ont cherché à traduire ce savoir qui ne
sait pas en figures représentables, développant des images du « ciel
» qui restent toujours éloignées de ce que, précisément, nous
connaissons seulement négativement, à travers une non-connaissance.
Toutes ces tentatives de représentation de l'espérance ont donné à
de nombreuses personnes, au fil des siècles, l'élan pour vivre en se
fondant sur la foi et en abandonnant aussi, de ce fait, leurs «
hyparchonta », les substances matérielles pour leur existence.
L'auteur de la Lettre aux Hébreux, dans le onzième chapitre, a tracé
une sorte d'histoire de ceux qui vivent dans l'espérance et du fait
qu'ils sont en marche, une histoire qui va d'Abel à son époque. À
l'époque moderne, une critique toujours plus dure de cette sorte
d'espérance s'est développée: il s'agirait d'un pur individualisme,
qui aurait abandonné le monde à sa misère et qui se serait réfugié
dans un salut éternel uniquement privé. Dans l'introduction à son
œuvre fondamentale « Catholicisme. Aspects sociaux du dogme », Henri
de Lubac a recueilli certaines opinions de ce genre, qui méritent
d'être citées: « Ai-je trouvé la joie? Non [...]. J'ai trouvé ma
joie. Et c'est terriblement autre chose [...]. La joie de Jésus peut
être personnelle. Elle peut appartenir à un seul homme, et il est
sauvé. Il est en paix [...] pour maintenant et pour toujours, mais
seul. Cette solitude de joie ne l'inquiète pas, au contraire: il est
l'élu. Dans sa béatitude, il traverse les batailles une rose à la
main ».
14. Face à cela, de
Lubac, en se fondant sur la théologie des Pères dans toute son
ampleur, a pu montrer que le salut a toujours été considéré comme
une réalité communautaire. La Lettre aux Hébreux parle d'une « cité
» (cf. 11, 10.16; 12, 22; 13, 14) et donc d'un salut communautaire.
De manière cohérente, le péché est compris par les Pères comme
destruction de l'unité du genre humain, comme fragmentation et
division. Babel, le lieu de la confusion des langues et de la
séparation, se révèle comme expression de ce que, fondamentalement,
est le péché. Et ainsi, la « rédemption » apparaît vraiment comme le
rétablissement de l'unité, où nous nous retrouvons de nouveau
ensemble, dans une union qui se profile dans la communauté mondiale
des croyants. Il n'est pas nécessaire que nous nous occupions ici de
tous les textes dans lesquels apparaît le caractère communautaire de
l'espérance. Restons dans la Lettre à Proba, où Augustin tente
d'illustrer un peu cette réalité connue inconnue dont nous sommes à
la recherche. Le point de départ est simplement l'expression « vie
bienheureuse ». Puis il cite le Psaume 144 [143], 15: « Bienheureux
le peuple dont le Seigneur est le Dieu ». Et il continue: « Pour
faire partie de ce peuple et que nous puissions parvenir [...] à
vivre avec Dieu pour toujours, “le but du précepte, c'est l'amour
qui vient d'un cœur pur, d'une bonne conscience et d'une foi
sincère” (1 Tm 1, 5) ».
Cette vie véritable, vers laquelle nous cherchons toujours de
nouveau à tendre, est liée à l'être dans l'union existentielle avec
un « peuple » et, pour toute personne, elle ne peut se réaliser qu'à
l'intérieur de ce « nous ». Elle présuppose donc l'exode de la
prison de son propre « moi », parce que c'est seulement dans
l'ouverture de ce sujet universel que s'ouvre aussi le regard sur la
source de la joie, sur l'amour lui-même – sur Dieu.
15. Cette vision de la
« vie bienheureuse » orientée vers la communauté vise en fait
quelque chose au delà du monde présent, mais c'est précisément ainsi
qu'elle a aussi à voir avec l'édification du monde – en des formes
très diverses, selon le contexte historique et les possibilités
offertes ou exclues par lui. Au temps d'Augustin, lorsque
l'irruption de nouveaux peuples menaçait la cohésion du monde, où
était donnée une certaine garantie de droit et de vie dans une
communauté juridique, il s'agissait de fortifier le fondement
véritablement porteur de cette communauté de vie et de paix, afin de
pouvoir survivre au milieu des mutations du monde. Jetons plutôt au
hasard un regard sur un moment du Moyen-Âge selon certains aspects
emblématiques. Dans la conscience commune, les monastères
apparaissaient comme des lieux de fuite hors du monde (« contemptus
mundi ») et de dérobade à ses responsabilités dans le monde, pour la
recherche de son salut personnel. Bernard de Clairvaux, qui, avec
son Ordre réformé, fit rentrer une multitude de jeunes dans les
monastères, avait sur cette question une vision bien différente.
Selon lui, les moines ont une tâche pour toute l'Église et par
conséquent aussi pour le monde. Par de nombreuses images, il
illustre la responsabilité des moines pour tout l'organisme de
l'Église, plus encore, pour l'humanité; il leur applique la parole
du Pseudo-Ruffin: « Le genre humain vit grâce à peu de gens; s'ils
n'existaient pas, le monde périrait ».
Les contemplatifs – contemplantes – doivent devenir des travailleurs
agricoles – laborantes –, nous dit-il. La noblesse du travail, que
le christianisme a héritée du judaïsme, était apparue déjà dans les
règles monastiques d'Augustin et de Benoît. Bernard reprend à
nouveau ce concept. Les jeunes nobles qui affluaient dans ses
monastères devaient se plier au travail manuel. En vérité, Bernard
dit explicitement que pas même le monastère ne peut rétablir le
Paradis; il soutient cependant qu'il doit, presque comme lieu de
défrichage pratique et spirituel, préparer le nouveau Paradis. Un
terrain sauvage est rendu fertile – précisément tandis que sont en
même temps abattus les arbres de l'orgueil, qu'est enlevé ce qui
pousse de sauvage dans les âmes et qu'est préparé ainsi le terrain
sur lequel peut prospérer le pain pour le corps et pour l'âme.
Ne nous est-il pas donné de constater de nouveau, justement face à
l'histoire actuelle, qu'aucune structuration positive du monde ne
peut réussir là où les âmes restent à l'état sauvage?
La
transformation de la foi-espérance chrétienne dans les temps
modernes
16. Comment l'idée que
le message de Jésus est strictement individualiste et qu'il
s'adresse seulement à l'individu a-t-elle pu se développer? Comment
est-on arrivé à interpréter le « salut de l'âme » comme une fuite
devant la responsabilité pour l'ensemble et à considérer par
conséquent que le programme du christianisme est la recherche
égoïste du salut qui se refuse au service des autres? Pour trouver
une réponse à ces interrogations, nous devons jeter un regard sur
les composantes fondamentales des temps modernes. Elles apparaissent
avec une clarté particulière chez Francis Bacon. Qu'une nouvelle
époque soit née – grâce à la découverte de l'Amérique et aux
nouvelles conquêtes techniques qui ont marqué ce développement –,
c'est indiscutable. Cependant, sur quoi s'enracine ce tournant d'une
époque? C'est la nouvelle corrélation entre expérience et méthode
qui met l'homme en mesure de parvenir à une interprétation de la
nature conforme à ses lois et d'arriver ainsi, en définitive, à « la
victoire de l'art sur la nature » (victoria cursus artis super
naturam).
La nouveauté – selon la vision de Bacon – se trouve dans une
nouvelle corrélation entre science et pratique. Cela est ensuite
appliqué aussi à la théologie: cette nouvelle corrélation entre
science et pratique signifierait que la domination sur la création,
donnée à l'homme par Dieu et perdue par le péché originel, serait
rétablie.
17. Celui qui lit ces
affirmations et qui y réfléchit avec attention y rencontre un
passage déconcertant: jusqu'à ce moment, la récupération de ce que
l'homme, dans l'exclusion du paradis terrestre, avait perdu était à
attendre de la foi en Jésus Christ, et en cela se voyait la «
rédemption ». Maintenant, cette « rédemption », la restauration du «
paradis » perdu, n'est plus à attendre de la foi, mais de la
relation à peine découverte entre science et pratique. Ce n'est pas
que la foi, avec cela, fut simplement niée: elle était plutôt
déplacée à un autre niveau – le niveau strictement privé et
ultra-terrestre – et, en même temps, elle devient en quelque sorte
insignifiante pour le monde. Cette vision programmatique a déterminé
le chemin des temps modernes et influence aussi la crise actuelle de
la foi qui, concrètement, est surtout une crise de l'espérance
chrétienne. Ainsi, l'espérance reçoit également chez Bacon une forme
nouvelle. Elle s'appelle désormais foi dans le progrès. Pour Bacon
en effet, il est clair que les découvertes et les inventions tout
juste lancées sont seulement un début, que, grâce à la synergie des
sciences et des pratiques, s'ensuivront des découvertes totalement
nouvelles et qu'émergera un monde totalement nouveau, le règne de
l'homme.
C'est ainsi qu'il a aussi présenté une vision des inventions
prévisibles – jusqu'à l'avion et au submersible. Au cours du
développement ultérieur de l'idéologie du progrès, la joie pour les
avancées visibles des potentialités humaines demeure une constante
confirmation de la foi dans le progrès comme tel.
18. Dans le même temps,
deux catégories sont toujours davantage au centre de l'idée de
progrès: la raison et la liberté. Le progrès est surtout un progrès
dans la domination croissante de la raison et cette raison est
considérée clairement comme un pouvoir du bien et pour le bien. Le
progrès est le dépassement de toutes les dépendances – il est
progrès vers la liberté parfaite. La liberté aussi est perçue
seulement comme une promesse, dans laquelle l'homme va vers sa
plénitude. Dans les deux concepts – liberté et raison – est présent
un aspect politique. En effet, le règne de la raison est attendu
comme la nouvelle condition de l'humanité devenue totalement libre.
Cependant, les conditions politiques d'un tel règne de la raison et
de la liberté apparaissent, dans un premier temps, peu définies.
Raison et liberté semblent garantir par elles-mêmes, en vertu de
leur bonté intrinsèque, une nouvelle communauté humaine parfaite.
Néanmoins, dans les deux concepts-clé de « raison » et de « liberté
», la pensée est aussi tacitement toujours en opposition avec les
liens de la foi et de l'Église comme avec les liens des systèmes
d'État d'alors. Les deux concepts portent donc en eux un potentiel
révolutionnaire d'une force explosive énorme.
19. Nous devons
brièvement jeter un regard sur les deux étapes essentielles de la
concrétisation politique de cette espérance, parce qu'elles sont
d'une grande importance pour le chemin de l'espérance chrétienne,
pour sa compréhension et pour sa persistance. Il y a avant tout la
Révolution française comme tentative d'instaurer la domination de la
raison et de la liberté, maintenant aussi de manière politiquement
réelle. L'Europe de l'Illuminisme, dans un premier temps, s'est
tournée avec fascination vers ces événements, mais face à leurs
développements, elle a dû ensuite réfléchir de manière renouvelée
sur la raison et la liberté. Les deux écrits d'Emmanuel Kant, où il
réfléchit sur les événements, sont significatifs pour les deux
phases de la réception de ce qui était survenu en France. En 1792,
il écrit son œuvre: « Der Sieg des guten Prinzips über das böse und
die Gründung eines Reiches Gottes auf Erden » (La victoire du
principe du bien sur le principe mauvais et la constitution d'un
règne de Dieu sur la terre). Il y écrit: « Le passage progressif de
la foi d'Église à l'autorité unique de la pure foi religieuse est
l'approche du royaume de Dieu ».
Il nous dit aussi que les révolutions peuvent accélérer les temps de
ce passage de la foi d'Église à la foi rationnelle. Le « règne de
Dieu », dont Jésus avait parlé, a reçu là une nouvelle définition et
a aussi pris une nouvelle présence; il existe, pour ainsi dire, une
nouvelle « attente immédiate »: le « règne de Dieu » arrive là où la
foi d'Église est dépassée et remplacée par la « foi religieuse », à
savoir par la simple foi rationnelle. En 1795, dans l'écrit « Das
Ende aller Dinge » (La fin de toutes les choses), apparaît une image
transformée. Kant prend alors en considération la possibilité que, à
côté du terme naturel de toutes les choses, il s'en trouve aussi une
contre nature, perverse. Il écrit à ce sujet: « Si le christianisme
devait cesser d'être aimable [...], on verrait nécessairement [...]
l'aversion et la révolte soulever contre lui le cœur de la majorité
des hommes; et l'antéchrist, qu'on considère de toute façon comme le
précurseur du dernier jour, établirait son règne (fondé sans doute
sur la peur et l'égoïsme), fût-ce pour peu de temps; et comme le
christianisme, destiné à être la religion universelle, serait alors
frustré de la faveur du destin, on assisterait à la fin (renversée)
de toutes choses au point de vue moral ».
20. Le dix-neuvième
siècle ne renia pas sa foi dans le progrès comme forme de
l'espérance humaine et il continua à considérer la raison et la
liberté comme des étoiles-guide à suivre sur le chemin de
l'espérance. Les avancées toujours plus rapides du développement
technique et l'industrialisation qui lui est liée ont cependant bien
vite créé une situation sociale totalement nouvelle: il s'est formé
la classe des ouvriers de l'industrie et ce que l'on appelle le «
prolétariat industriel », dont les terribles conditions de vie ont
été illustrées de manière bouleversante par Friedrich Engels, en
1845. Pour le lecteur, il devait être clair que cela ne pouvait pas
continuer; un changement était nécessaire. Mais le changement aurait
perturbé et renversé l'ensemble de la structure de la société
bourgeoise. Après la révolution bourgeoise de 1789, l'heure d'une
nouvelle révolution avait sonné, la révolution prolétarienne: le
progrès ne pouvait pas simplement avancer de manière linéaire, à
petits pas. Il fallait un saut révolutionnaire. Karl Marx recueillit
cette aspiration du moment et, avec un langage et une pensée
vigoureux, il chercha à lancer ce grand pas nouveau et, comme il le
considérait, définitif de l'histoire vers le salut – vers ce que
Kant avait qualifié de « règne de Dieu ». Une fois que la vérité de
l'au-delà se serait dissipé, il se serait agi désormais d'établir la
vérité de l'en deçà. La critique du ciel se transforme en une
critique de la terre, la critique de la théologie en une critique de
la politique. Le progrès vers le mieux, vers le monde définitivement
bon, ne provient pas simplement de la science, mais de la politique
– d'une politique pensée scientifiquement, qui sait reconnaître la
structure de l'histoire et de la société, et qui indique ainsi la
voie vers la révolution, vers le changement de toutes les choses.
Avec précision, même si c'est de manière unilatérale et partiale,
Marx a décrit la situation de son temps et il a illustré avec une
grande capacité d'analyse les voies qui ouvrent à la révolution –
non seulement théoriquement: avec le parti communiste, né du
manifeste communiste de 1848, il l'a aussi lancée concrètement. Sa
promesse, grâce à la précision des analyses et aux indications
claires des instruments pour le changement radical, a fasciné et
fascine encore toujours de nouveau. La révolution s'est aussi
vérifiée de manière plus radicale en Russie.
21. Mais avec sa
victoire, l'erreur fondamentale de Marx a aussi été rendue évidente.
Il a indiqué avec exactitude comment réaliser le renversement. Mais
il ne nous a pas dit comment les choses auraient dû se dérouler
après. Il supposait simplement que, avec l'expropriation de la
classe dominante, avec la chute du pouvoir politique et avec la
socialisation des moyens de production, se serait réalisée la
Nouvelle Jérusalem: alors, toutes les contradictions auraient en
effet été annulées, l'homme et le monde auraient finalement vu clair
en eux-mêmes. Alors tout aurait pu procéder de soi-même sur la voie
droite, parce que tout aurait appartenu à tous et que tous auraient
voulu le meilleur les uns pour les autres. Ainsi, après la
révolution réussie, Lénine dut se rendre compte que, dans les écrits
du maître, il ne se trouvait aucune indication sur la façon de
procéder. Oui, il avait parlé de la phase intermédiaire de la
dictature du prolétariat comme d'une nécessité qui, cependant, dans
un deuxième temps, se serait avérée d'elle-même caduque. Cette «
phase intermédiaire », nous la connaissons bien et nous savons aussi
comment elle s'est développée, ne faisant pas naître un monde sain,
mais laissant derrière elle une destruction désolante. Marx n'a pas
seulement manqué de penser les institutions nécessaires pour le
nouveau monde – on ne devait en effet plus en avoir besoin. Qu'il ne
nous en dise rien, c'est la conséquence logique de sa mise en place.
Son erreur est plus en profondeur. Il a oublié que l'homme demeure
toujours homme. Il a oublié l'homme et il a oublié sa liberté. Il a
oublié que la liberté demeure toujours liberté, même pour le mal. Il
croyait que, une fois mise en place l'économie, tout aurait été mis
en place. Sa véritable erreur est le matérialisme: en effet, l'homme
n'est pas seulement le produit de conditions économiques, et il
n'est pas possible de le guérir uniquement de l'extérieur, créant
des conditions économiques favorables.
22. Ainsi, nous nous
trouvons de nouveau devant la question: que pouvons-nous espérer?
Une autocritique de l'ère moderne dans un dialogue avec le
christianisme et avec sa conception de l'espérance est nécessaire.
Dans un tel dialogue, même les chrétiens, dans le contexte de leurs
connaissances et de leurs expériences, doivent apprendre de manière
renouvelée en quoi consiste véritablement leur espérance, ce qu'ils
ont à offrir au monde et ce que, à l'inverse, ils ne peuvent pas
offrir. Il convient que, à l'autocritique de l'ère moderne, soit
associée aussi une autocritique du christianisme moderne, qui doit
toujours de nouveau apprendre à se comprendre lui-même à partir de
ses propres racines. Sur ce point, on peut seulement présenter ici
certains éléments. Avant tout, il faut se demander: que signifie
vraiment « le progrès »; que promet-il et que ne promet-il pas? Déjà
à la fin du XIXe siècle, il existait une critique de la
foi dans le progrès. Au XXe, Th. W. Adorno a formulé la
problématique de la foi dans le progrès de manière drastique: le
progrès, vu de près, serait le progrès qui va de la fronde à la
mégabombe. Actuellement, il s'agit, de fait, d'un aspect du progrès
que l'on ne doit pas dissimuler. Pour le dire autrement, l'ambiguïté
du progrès est rendue évidente. Sans aucun doute, le progrès offre
de nouvelles possibilités pour le bien, mais il ouvre aussi des
possibilités abyssales de mal – possibilités qui n'existaient pas
auparavant. Nous sommes tous devenus témoins de ce que le progrès,
lorsqu'il est entre de mauvaises mains, peut devenir, et qu'il est
devenu, de fait, un progrès terrible dans le mal. Si au progrès
technique ne correspond pas un progrès dans la formation éthique de
l'homme, dans la croissance de l'homme intérieur (cf. Ep 3, 16; 2 Co
4, 16), alors ce n'est pas un progrès, mais une menace pour l'homme
et pour le monde.
23. En ce qui concerne
les deux grands thèmes « raison » et « liberté », les questions qui
leur sont liées ne peuvent être ici que signalées. Oui, la raison
est le grand don de Dieu à l'homme, et la victoire de la raison sur
l'irrationalité est aussi un but de la foi chrétienne. Mais quand la
raison domine-t-elle vraiment? Quand s'est-elle détachée de Dieu?
Quand est-elle devenue aveugle pour Dieu? La raison du pouvoir et du
faire est-elle déjà la raison intégrale? Si, pour être progrès, le
progrès a besoin de la croissance morale de l'humanité, alors la
raison du pouvoir et du faire doit pareillement, de manière urgente,
être intégrée, grâce à l'ouverture de la raison, aux forces
salvifiques de la foi, au discernement entre bien et mal. C'est
ainsi seulement qu'elle devient une raison vraiment humaine. Elle
devient humaine seulement si elle est en mesure d'indiquer la route
à la volonté, et elle n'est capable de cela que si elle regarde au
delà d'elle-même. Dans le cas contraire, la situation de l'homme,
dans le déséquilibre entre capacité matérielle et manque de jugement
du cœur, devient une menace pour lui et pour tout le créé. Ainsi,
dans le domaine de la liberté, il faut se rappeler que la liberté
humaine requiert toujours le concours de différentes libertés. Ce
concours ne peut toutefois pas réussir s'il n'est pas déterminé par
un intrinsèque critère de mesure commun, qui est le fondement et le
but de notre liberté. Exprimons-le maintenant de manière très
simple: l'homme a besoin de Dieu, autrement, il reste privé
d'espérance. Étant donné les développements de l'ère moderne,
l'affirmation de saint Paul citée au début (Ep 2, 12) se révèle très
réaliste et tout simplement vraie. Il n'y a cependant pas de doute
qu'un « règne de Dieu » réalisé sans Dieu – donc un règne de l'homme
seul – finit inévitablement avec « l'issue perverse » de toutes les
choses, issue décrite par Kant: nous l'avons vu et nous le voyons
toujours de nouveau. Et il n'y a même pas de doute que Dieu entre
vraiment dans les choses humaines seulement s'il n'est pas
uniquement pensé par nous, mais si Lui-même vient à notre rencontre
et nous parle. C'est pourquoi la raison a besoin de la foi pour
arriver à être totalement elle-même: raison et foi ont besoin l'une
de l'autre pour réaliser leur véritable nature et leur mission.
La vraie
physionomie de l'espérance chrétienne
24. Demandons-nous
maintenant de nouveau: que pouvons-nous espérer? Et que ne
pouvons-nous pas espérer? Avant tout nous devons constater qu'un
progrès qui se peut additionner n'est possible que dans le domaine
matériel. Ici, dans la connaissance croissante des structures de la
matière et en relation avec les inventions toujours plus avancées,
on note clairement une continuité du progrès vers une maîtrise
toujours plus grande de la nature. À l'inverse, dans le domaine de
la conscience éthique et de la décision morale, il n'y a pas de
possibilité équivalente d'additionner, pour la simple raison que la
liberté de l'homme est toujours nouvelle et qu'elle doit toujours
prendre à nouveau ses décisions. Elles ne sont jamais simplement
déjà prises pour nous par d'autres – dans un tel cas, en effet, nous
ne serions plus libres. La liberté présuppose que, dans les
décisions fondamentales, tout homme, chaque génération, est un
nouveau commencement. Les nouvelles générations peuvent assurément
construire sur la connaissance et sur les expériences de celles qui
les ont précédées, comme elles peuvent puiser au trésor moral de
l'humanité entière. Mais elles peuvent aussi le refuser, parce que
ce trésor ne peut pas avoir la même évidence que les inventions
matérielles. Le trésor moral de l'humanité n'est pas présent comme
sont présents les instruments que l'on utilise; il existe comme
invitation à la liberté et comme possibilité pour cette liberté.
Mais cela signifie que:
a) La condition droite
des choses humaines, le bien-être moral du monde, ne peuvent jamais
être garantis simplement par des structures, quelle que soit leur
validité. De telles structures sont non seulement importantes, mais
nécessaires; néanmoins, elles ne peuvent pas et ne doivent pas
mettre hors jeu la liberté de l'homme. Même les structures les
meilleures fonctionnent seulement si, dans une communauté, sont
vivantes les convictions capables de motiver les hommes en vue d'une
libre adhésion à l'ordonnancement communautaire. La liberté
nécessite une conviction; une conviction n'existe pas en soi, mais
elle doit être toujours de nouveau reconquise de manière
communautaire.
b) Puisque l'homme
demeure toujours libre et que sa liberté est également toujours
fragile, le règne du bien définitivement consolidé n'existera jamais
en ce monde. Celui qui promet le monde meilleur qui durerait
irrévocablement pour toujours fait une fausse promesse; il ignore la
liberté humaine. La liberté doit toujours de nouveau être conquise
pour le bien. La libre adhésion au bien n'existe jamais simplement
en soi. S'il y avait des structures qui fixaient de manière
irrévocable une condition du monde déterminée – bonne –, la liberté
de l'homme serait niée, et, pour cette raison, ce ne serait en
définitive nullement des structures bonnes.
25. La conséquence de
ce qui a été dit est que la recherche pénible et toujours nouvelle
d'ordonnancements droits pour les choses humaines est le devoir de
chaque génération; ce n'est jamais un devoir simplement accompli.
Toutefois, chaque génération doit aussi apporter sa propre
contribution pour établir des ordonnancements convaincants de
liberté et de bien, qui aident la génération suivante en tant
qu'orientation pour l'usage droit de la liberté humaine et qui
donnent ainsi, toujours dans les limites humaines, une garantie
assurée, même pour l'avenir. Autrement dit: les bonnes structures
aident, mais, à elles seules, elles ne suffisent pas. L'homme ne
peut jamais être racheté simplement de l'extérieur. Francis Bacon et
les adeptes du courant de pensée de l'ère moderne qu'il a inspiré,
en considérant que l'homme serait racheté par la science, se
trompaient. Par une telle attente, on demande trop à la science;
cette sorte d'espérance est fallacieuse. La science peut contribuer
beaucoup à l'humanisation du monde et de l'humanité. Cependant, elle
peut aussi détruire l'homme et le monde, si elle n'est pas orientée
par des forces qui se trouvent hors d'elle. D'autre part, nous
devons aussi constater que le christianisme moderne, face aux succès
de la science dans la structuration progressive du monde, ne s'était
en grande partie concentré que sur l'individu et sur son salut. Par
là, il a restreint l'horizon de son espérance et n'a même pas
reconnu suffisamment la grandeur de sa tâche, même si ce qu'il a
continué à faire pour la formation de l'homme et pour le soin des
plus faibles et des personnes qui souffrent reste important.
26. Ce n'est pas la
science qui rachète l'homme. L'homme est racheté par l'amour. Cela
vaut déjà dans le domaine purement humain. Lorsque quelqu'un, dans
sa vie, fait l'expérience d'un grand amour, il s'agit d'un moment de
« rédemption » qui donne un sens nouveau à sa vie. Mais, très
rapidement, il se rendra compte que l'amour qui lui a été donné ne
résout pas, par lui seul, le problème de sa vie. Il s'agit d'un
amour qui demeure fragile. Il peut être détruit par la mort. L'être
humain a besoin de l'amour inconditionnel. Il a besoin de la
certitude qui lui fait dire: « Ni la mort ni la vie, ni les esprits
ni les puissances, ni le présent ni l'avenir, ni les astres, ni les
cieux, ni les abîmes, ni aucune autre créature, rien ne pourra nous
séparer de l'amour de Dieu qui est en Jésus Christ » (Rm 8, 38-39).
Si cet amour absolu existe, avec une certitude absolue, alors – et
seulement alors – l'homme est « racheté », quel que soit ce qui lui
arrive dans un cas particulier. C'est ce que l'on entend lorsque
l'on dit: Jésus Christ nous a « rachetés ». Par lui nous sommes
devenus certains de Dieu – d'un Dieu qui ne constitue pas une
lointaine « cause première » du monde – parce que son Fils unique
s'est fait homme et de lui chacun peut dire: « Ma vie aujourd'hui
dans la condition humaine, je la vis dans la foi au Fils de Dieu qui
m'a aimé et qui s'est livré pour moi » (Ga 2, 20).
27. En ce sens, il est
vrai que celui qui ne connaît pas Dieu, tout en pouvant avoir de
multiples espérances, est dans le fond sans espérance, sans la
grande espérance qui soutient toute l'existence (cf. Ep 2, 12). La
vraie, la grande espérance de l'homme, qui résiste malgré toutes les
désillusions, ce peut être seulement Dieu – le Dieu qui nous a aimés
et qui nous aime toujours « jusqu'au bout », « jusqu'à ce que tout
soit accompli » (cf. Jn 13, 1 et 19, 30). Celui qui est touché par
l'amour commence à comprendre ce qui serait précisément « vie ». Il
commence à comprendre ce que veut dire la parole d'espérance que
nous avons rencontrée dans le rite du Baptême: de la foi j'attends
la « vie éternelle » – la vie véritable qui, totalement et sans
menaces, est, dans toute sa plénitude, simplement la vie. Jésus, qui
a dit de lui-même être venu pour que nous ayons la vie et que nous
l'ayons en plénitude, en abondance (cf. Jn 10, 10), nous a aussi
expliqué ce que signifie « la vie »: « La vie éternelle, c'est de te
connaître, toi le seul Dieu, le vrai Dieu, et de connaître celui que
tu as envoyé, Jésus Christ » (Jn 17, 3). La vie dans le sens
véritable, on ne l'a pas en soi, de soi tout seul et pas même
seulement par soi: elle est une relation. Et la vie dans sa totalité
est relation avec Celui qui est la source de la vie. Si nous sommes
en relation avec Celui qui ne meurt pas, qui est Lui-même la Vie et
l'Amour, alors nous sommes dans la vie. Alors « nous vivons ».
28. Mais maintenant se
pose la question: de cette façon ne sommes-nous pas, peut-être,
retombés de nouveau dans l'individualisme du salut? Dans l'espérance
seulement pour moi, qui justement n'est pas une véritable espérance,
pourquoi oublie-t-elle et néglige-t-elle les autres? Non. La
relation avec Dieu s'établit par la communion avec Jésus – seuls et
avec nos seules possibilités nous n'y arrivons pas. La relation avec
Jésus, cependant, est une relation avec Celui qui s'est donné
lui-même en rançon pour nous tous (cf. 1 Tm 2, 6). Le fait d'être en
communion avec Jésus Christ nous implique dans son être « pour tous
», il en fait notre façon d'être. Il nous engage pour les autres,
mais c'est seulement dans la communion avec Lui qu'il nous devient
possible d'être vraiment pour les autres, pour l'ensemble. Je
voudrais, dans ce contexte, citer le grand docteur grec de l'Église,
saint Maxime le Confesseur (mort en 662), qui tout d'abord exhorte à
ne rien placer avant la connaissance et l'amour de Dieu, mais qui
ensuite arrive aussitôt à des applications très pratiques: « Qui
aime Dieu aime aussi son prochain sans réserve. Bien incapable de
garder ses richesses, il les dispense comme Dieu, fournissant à
chacun ce dont il a besoin ».
De l'amour envers Dieu découle la participation à la justice et à la
bonté de Dieu envers autrui; aimer Dieu demande la liberté
intérieure face à toute possession et à toutes les choses
matérielles: l'amour de Dieu se révèle dans la responsabilité envers
autrui.
Nous pouvons observer de façon touchante la même relation entre
amour de Dieu et responsabilité envers les hommes dans la vie de
saint Augustin. Après sa conversion à la foi chrétienne, avec
quelques amis aux idées semblables, il voulait mener une vie qui fût
totalement consacrée à la parole de Dieu et aux choses éternelles.
Il voulait réaliser par des valeurs chrétiennes l'idéal de la vie
contemplative exprimé dans la grande philosophie grecque,
choisissant de cette façon « la meilleure part » (cf. Lc 10, 42).
Mais les choses en allèrent autrement. Alors qu'il participait à la
messe dominicale dans la ville portuaire d'Hippone, il fut appelé
hors de la foule par l'Évêque et contraint à se laisser ordonner
pour l'exercice du ministère sacerdotal dans cette ville. Jetant un
regard rétrospectif sur ce moment il écrit dans ses Confessions: «
Atterré par mes péchés et la masse pesante de ma misère, j'avais, en
mon cœur, agité et ourdi le projet de fuir dans la solitude: mais tu
m'en as empêché, et tu m'as fortifié par ces paroles: “Le Christ est
mort pour tous afin que les vivants n'aient plus leur vie centrée
sur eux-mêmes, mais sur lui, qui est mort et ressuscité pour eux” (2
Co 5, 15) ».
Le Christ est mort pour tous. Vivre pour Lui signifie se laisser
associer à son « être pour ».
29. Pour Augustin, cela
signifiait une vie totalement nouvelle. Une fois, il décrivit ainsi
son quotidien: « Corriger les indisciplinés, conforter les
pusillanimes, soutenir les faibles, réfuter les opposants, se garder
des mauvais, instruire les ignorants, stimuler les négligents,
freiner les querelleurs, modérer les ambitieux, encourager les
découragés, pacifier les adversaires, aider les personnes dans le
besoin, libérer les opprimés, montrer son approbation aux bons,
tolérer les mauvais et [hélas] aimer tout le monde ».
« C'est l'Évangile qui m'effraie »
– cette crainte salutaire qui nous empêche de vivre pour nous-mêmes
et qui nous pousse à transmettre notre commune espérance. De fait,
c'était bien l'intention d'Augustin: dans la situation difficile de
l'empire romain, qui menaçait aussi l'Afrique romaine et qui, à la
fin de la vie d'Augustin, la détruisit tout à fait, transmettre une
espérance – l'espérance qui lui venait de la foi et qui, en totale
contradiction avec son tempérament introverti, le rendit capable de
participer de façon résolue et avec toutes ses forces à
l'édification de la cité. Dans le même chapitre des Confessions, où
nous venons de voir le motif décisif de son engagement « pour tous
», il écrit: Le Christ « intercède pour nous, sans lui c'est le
désespoir. Elles sont nombreuses, ces langueurs, et si fortes!
Nombreuses et fortes, mais ton remède est plus grand. En croyant que
ton Verbe était beaucoup trop loin de s'unir à l'homme, nous aurions
bien pu désespérer de nous, s'il ne s'était fait chair, habitant
parmi nous ».
En raison de son espérance, Augustin s'est dépensé pour les gens
simples et pour sa ville – il a renoncé à sa noblesse spirituelle et
il a prêché et agi de façon simple pour les gens simples.
30. Résumons ce que
nous avons découvert jusqu'à présent au cours de nos réflexions.
Tout au long des jours, l'homme a de nombreuses espérances – les
plus petites ou les plus grandes –, variées selon les diverses
périodes de sa vie. Parfois il peut sembler qu'une de ces espérances
le satisfasse totalement et qu'il n'ait pas besoin d'autres
espérances. Dans sa jeunesse, ce peut être l'espérance d'un grand
amour qui le comble; l'espérance d'une certaine position dans sa
profession, de tel ou tel succès déterminant pour le reste de la
vie. Cependant, quand ces espérances se réalisent, il apparaît
clairement qu'en réalité ce n'était pas la totalité. Il paraît
évident que l'homme a besoin d'une espérance qui va au-delà. Il
paraît évident que seul peut lui suffire quelque chose d'infini,
quelque chose qui sera toujours plus que ce qu'il ne peut jamais
atteindre. En ce sens, les temps modernes ont fait grandir
l'espérance de l'instauration d'un monde parfait qui, grâce aux
connaissances de la science et à une politique scientifiquement
fondée, semblait être devenue réalisable. Ainsi l'espérance biblique
du règne de Dieu a été remplacée par l'espérance du règne de
l'homme, par l'espérance d'un monde meilleur qui serait le véritable
« règne de Dieu ». Cela semblait finalement l'espérance, grande et
réaliste, dont l'homme avait besoin. Elle était en mesure de
mobiliser – pour un certain temps – toutes les énergies de l'homme;
ce grand objectif semblait mériter tous les engagements. Mais au
cours du temps il parut clair que cette espérance s'éloignait
toujours plus. On se rendit compte avant tout que c'était peut-être
une espérance pour les hommes d'après-demain, mais non une espérance
pour moi. Et bien que le « pour tous » fasse partie de la grande
espérance – je ne puis en effet devenir heureux contre les autres et
sans eux – il reste vrai qu'une espérance qui ne me concerne pas
personnellement n'est pas non plus une véritable espérance. Et il
est devenu évident qu'il s'agissait d'une espérance contre la
liberté, parce que la situation des choses humaines dépend pour
chaque génération, de manière renouvelée, de la libre décision des
hommes qui la composent. Si, en raison des conditions et des
structures, cette liberté leur était enlevée, le monde, en
définitive, ne serait pas bon, parce qu'un monde sans liberté n'est
en rien un monde bon. Ainsi, bien qu'un engagement continu pour
l'amélioration du monde soit nécessaire, le monde meilleur de demain
ne peut être le contenu spécifique et suffisant de notre espérance.
Et toujours à ce propos se pose la question: Quand le monde est-il «
meilleur »? Qu'est ce qui le rend bon? Selon quel critère peut-on
évaluer le fait qu'il soit bon? Et par quels chemins peut-on
parvenir à cette « bonté »?
31. Ou encore: nous
avons besoin des espérances – des plus petites ou des plus grandes –
qui, au jour le jour, nous maintiennent en chemin. Mais sans la
grande espérance, qui doit dépasser tout le reste, elles ne
suffisent pas. Cette grande espérance ne peut être que Dieu seul,
qui embrasse l'univers et qui peut nous proposer et nous donner ce
que, seuls, nous ne pouvons atteindre. Précisément, le fait d'être
gratifié d'un don fait partie de l'espérance. Dieu est le fondement
de l'espérance – non pas n'importe quel dieu, mais le Dieu qui
possède un visage humain et qui nous a aimés jusqu'au bout – chacun
individuellement et l'humanité tout entière. Son Règne n'est pas un
au-delà imaginaire, placé dans un avenir qui ne se réalise jamais;
son règne est présent là où il est aimé et où son amour nous
atteint. Seul son amour nous donne la possibilité de persévérer avec
sobriété jour après jour, sans perdre l'élan de l'espérance, dans un
monde qui, par nature, est imparfait. Et, en même temps, son amour
est pour nous la garantie qu'existe ce que nous pressentons
vaguement et que, cependant, nous attendons au plus profond de
nous-mêmes: la vie qui est « vraiment » vie. Cherchons maintenant à
concrétiser cette idée dans une dernière partie, en portant notre
attention sur quelques « lieux » d'apprentissage pratique et
d'exercice de l'espérance.
« Lieux » d'apprentissage
et d'exercice de l'espérance
I. La prière comme école de
l'espérance
32. Un premier lieu
essentiel d'apprentissage de l'espérance est la prière. Si personne
ne m'écoute plus, Dieu m'écoute encore. Si je ne peux plus parler
avec personne, si je ne peux plus invoquer personne – je peux
toujours parler à Dieu. S'il n'y a plus personne qui peut m'aider –
là où il s'agit d'une nécessité ou d'une attente qui dépasse la
capacité humaine d'espérer, Lui peut m'aider.
Si je suis relégué dans une extrême solitude...; celui qui prie
n'est jamais totalement seul. De ses treize années de prison, dont
neuf en isolement, l'inoubliable Cardinal Nguyên Van Thuan nous a
laissé un précieux petit livre: Prières d'espérance. Durant
treize années de prison, dans une situation de désespoir apparemment
total, l'écoute de Dieu, le fait de pouvoir lui parler, deviennent
pour lui une force croissante d'espérance qui, après sa libération,
lui a permis de devenir pour les hommes, dans le monde entier, un
témoin de l'espérance – de la grande espérance qui ne passe pas,
même dans les nuits de la solitude.
33. De façon très
belle, Augustin a illustré la relation profonde entre prière et
espérance dans une homélie sur la Première lettre de Jean. Il
définit la prière comme un exercice du désir. L'homme a été créé
pour une grande réalité – pour Dieu lui-même, pour être rempli de
Lui. Mais son cœur est trop étroit pour la grande réalité qui lui
est assignée. Il doit être élargi. « C'est ainsi que Dieu, en
faisant attendre, élargit le désir; en faisant désirer, il élargit
l'âme; en l'élargissant, il augmente sa capacité de recevoir ».
Augustin renvoie à saint Paul qui dit lui-même qu'il vit tendu vers
les choses qui doivent venir (cf. Ph 3, 13). Puis il utilise
une très belle image pour décrire ce processus d'élargissement et de
préparation du cœur humain. « Suppose que Dieu veut te remplir de
miel [symbole de la tendresse de Dieu et de sa bonté]: si tu es
rempli de vinaigre, où mettras-tu ce miel? » Le vase, c'est-à-dire
le cœur, doit d'abord être élargi et ensuite nettoyé: libéré du
vinaigre et de sa saveur. Cela requiert de l'effort, coûte de la
souffrance, mais c'est seulement ainsi que se réalise l'adaptation à
ce à quoi nous sommes destinés.
Même si Augustin ne parle directement que de la réceptivité pour
Dieu, il semble toutefois clair que dans cet effort, par lequel il
se libère du vinaigre et de la saveur du vinaigre, l'homme ne
devient pas libre seulement pour Dieu, mais il s'ouvre aussi aux
autres. En effet, c'est uniquement en devenant fils de Dieu, que
nous pouvons être avec notre Père commun. Prier ne signifie pas
sortir de l'histoire et se retirer dans l'espace privé de son propre
bonheur. La façon juste de prier est un processus de purification
intérieure qui nous rend capables de Dieu et de la sorte capables
aussi des hommes. Dans la prière, l'homme doit apprendre ce qu'il
peut vraiment demander à Dieu – ce qui est aussi digne de Dieu. Il
doit apprendre qu'on ne peut pas prier contre autrui. Il doit
apprendre qu'on ne peut pas demander des choses superficielles et
commodes que l'on désire dans l'instant – la fausse petite espérance
qui le conduit loin de Dieu. Il doit purifier ses désirs et ses
espérances. Il doit se libérer des mensonges secrets par lesquels il
se trompe lui-même: Dieu les scrute, et la confrontation avec Dieu
oblige l'homme à les reconnaître lui aussi. « Qui peut discerner ses
erreurs? Purifie-moi de celles qui m'échappent », prie le Psalmiste
(18 [19], 13). La non-reconnaissance de la faute, l'illusion
d'innocence ne me justifient pas et ne me sauvent pas, parce que
l'engourdissement de la conscience, l'incapacité de reconnaître le
mal comme tel en moi, telle est ma faute. S'il n'y a pas de Dieu, je
dois peut-être me réfugier dans de tels mensonges, parce qu'il n'y a
personne qui puisse me pardonner, personne qui soit la mesure
véritable. Au contraire, la rencontre avec Dieu réveille ma
conscience parce qu'elle ne me fournit plus d'auto-justification,
qu'elle n'est plus une influence de moi-même et de mes contemporains
qui me conditionnent, mais qu'elle devient capacité d'écoute du Bien
lui-même.
34. Afin que la prière
développe cette force purificatrice, elle doit, d'une part, être
très personnelle, une confrontation de mon moi avec Dieu, avec le
Dieu vivant. D'autre part, cependant, elle doit toujours être à
nouveau guidée et éclairée par les grandes prières de l'Église et
des saints, par la prière liturgique, dans laquelle le Seigneur nous
enseigne continuellement à prier de façon juste. Dans son livre
d'Exercices spirituels, le Cardinal Nguyên Van Thuan a raconté
comment dans sa vie il y avait eu de longues périodes d'incapacité à
prier et comment il s'était accroché aux paroles de la prière de
l'Église: au Notre Père, à l'Ave Maria et aux prières de la liturgie.
Dans la prière, il doit toujours y avoir une association entre
prière publique et prière personnelle. Ainsi nous pouvons parler à
Dieu, ainsi Dieu nous parle. De cette façon se réalisent en nous les
purifications grâce auxquelles nous devenons capables de Dieu et
aptes au service des hommes. Ainsi, nous devenons capables de la
grande espérance et nous devenons ministres de l'espérance pour les
autres: l'espérance dans le sens chrétien est toujours aussi
espérance pour les autres. Et elle est une espérance active, par
laquelle nous luttons pour que les choses n'aillent pas vers « une
issue perverse ». Elle est aussi une espérance active dans le sens
que nous maintenons le monde ouvert à Dieu. C'est seulement dans
cette perspective qu'elle demeure également une espérance
véritablement humaine.
II. Agir et souffrir comme lieux
d'apprentissage de l'espérance
35. Tout agir sérieux
et droit de l'homme est espérance en acte. Il l'est avant tout dans
le sens où nous cherchons, de ce fait, à poursuivre nos espérances,
les plus petites ou les plus grandes: régler telle ou telle tâche
qui pour la suite du chemin de notre vie est importante; par notre
engagement, apporter notre contribution afin que le monde devienne
un peu plus lumineux et un peu plus humain, et qu'ainsi les portes
s'ouvrent sur l'avenir. Mais l'engagement quotidien pour la
continuation de notre vie et pour l'avenir de l'ensemble nous épuise
ou se change en fanatisme si nous ne sommes pas éclairés par la
lumière d'une espérance plus grande, qui ne peut être détruite ni
par des échecs dans les petites choses ni par l'effondrement dans
des affaires de portée historique. Si nous ne pouvons espérer plus
que ce qui est effectivement accessible d'une fois sur l'autre ni
plus que ce qu'on peut espérer des autorités politiques et
économiques, notre vie se réduit bien vite à être privée
d'espérance. Il est important de savoir ceci: je peux toujours
encore espérer, même si apparemment pour ma vie ou pour le moment
historique que je suis en train de vivre, je n'ai plus rien à
espérer. Seule la grande espérance-certitude que, malgré tous les
échecs, ma vie personnelle et l'histoire dans son ensemble sont
gardées dans le pouvoir indestructible de l'Amour et qui, grâce à
lui, ont pour lui un sens et une importance, seule une telle
espérance peut dans ce cas donner encore le courage d'agir et de
poursuivre. Assurément, nous ne pouvons pas « construire » le règne
de Dieu de nos propres forces – ce que nous construisons demeure
toujours le règne de l'homme avec toutes les limites qui sont
propres à la nature humaine. Le règne de Dieu est un don, et
justement pour cela il est grand et beau, et il constitue la réponse
à l'espérance. Et nous ne pouvons pas – pour utiliser la
terminologie classique – « mériter » le ciel grâce à « nos propres
œuvres ». Il est toujours plus que ce que nous méritons; il en va de
même pour le fait d'être aimé qui n'est jamais une chose « méritée
», mais toujours un don. Cependant, avec toute notre conscience de
la « plus-value » du « ciel », il n'en reste pas moins toujours vrai
que notre agir n'est pas indifférent devant Dieu et qu'il n'est donc
pas non plus indifférent pour le déroulement de l'histoire. Nous
pouvons nous ouvrir nous-mêmes, ainsi que le monde, à l'entrée de
Dieu: de la vérité, de l'amour, du bien. C'est ce qu'ont fait les
saints, qui, comme « collaborateurs de Dieu », ont contribué au
salut du monde (cf. 1 Co 3, 9; 1 Th 3, 2). Nous
pouvons libérer notre vie et le monde des empoisonnements et des
pollutions qui pourraient détruire le présent et l'avenir. Nous
pouvons découvrir et tenir propres les sources de la création et
ainsi, avec la création qui nous précède comme don, faire ce qui est
juste selon ses exigences intrinsèques et sa finalité. Cela garde
aussi un sens si, à ce qu'il semble, nous ne réussissons pas ou nous
paraissons désarmés face à la puissance de forces hostiles. Ainsi,
d'un côté, une espérance pour nous et pour les autres jaillit de
notre agir; de l'autre, cependant, c'est la grande espérance appuyée
sur les promesses de Dieu qui, dans les bons moments comme dans les
mauvais, nous donne courage et oriente notre agir.
36. Comme l'agir, la
souffrance fait aussi partie de l'existence humaine. Elle découle,
d'une part, de notre finitude et, de l'autre, de la somme de fautes
qui, au cours de l'histoire, s'est accumulée et qui encore
aujourd'hui grandit sans cesse. Il faut certainement faire tout ce
qui est possible pour atténuer la souffrance: empêcher, dans la
mesure où cela est possible, la souffrance des innocents; calmer les
douleurs; aider à surmonter les souffrances psychiques. Autant de
devoirs aussi bien de la justice que de l'amour qui rentrent dans
les exigences fondamentales de l'existence chrétienne et de toute
vie vraiment humaine. Dans la lutte contre la douleur physique, on a
réussi à faire de grands progrès; la souffrance des innocents et
aussi les souffrances psychiques ont plutôt augmenté au cours des
dernières décennies. Oui, nous devons tout faire pour surmonter la
souffrance, mais l'éliminer complètement du monde n'est pas dans nos
possibilités – simplement parce que nous ne pouvons pas nous
extraire de notre finitude et parce qu'aucun de nous n'est en mesure
d'éliminer le pouvoir du mal, de la faute, qui – nous le voyons –
est continuellement source de souffrance. Dieu seul pourrait le
réaliser: seul un Dieu qui entre personnellement dans l'histoire en
se faisant homme et qui y souffre. Nous savons que ce Dieu existe et
donc que ce pouvoir qui « enlève le péché du monde » (Jn 1,
29) est présent dans le monde. Par la foi dans l'existence de ce
pouvoir, l'espérance de la guérison du monde est apparue dans
l'histoire. Mais il s'agit précisément d'espérance et non encore
d'accomplissement; espérance qui nous donne le courage de nous
mettre du côté du bien même là où cela semble sans espérance, avec
la certitude que, faisant partie du déroulement de l'histoire comme
cela apparaît extérieurement, le pouvoir de la faute demeure aussi
dans l'avenir une présence terrible.
37. Revenons à notre
thème. Nous pouvons chercher à limiter la souffrance, à lutter
contre elle, mais nous ne pouvons pas l'éliminer. Justement là où
les hommes, dans une tentative d'éviter toute souffrance, cherchent
à se soustraire à tout ce qui pourrait signifier souffrance, là où
ils veulent s'épargner la peine et la douleur de la vérité, de
l'amour, du bien, ils s'enfoncent dans une existence vide, dans
laquelle peut-être n'existe pratiquement plus de souffrance, mais où
il y a d'autant plus l'obscure sensation du manque de sens et de la
solitude. Ce n'est pas le fait d'esquiver la souffrance, de fuir
devant la douleur, qui guérit l'homme, mais la capacité d'accepter
les tribulations et de mûrir par elles, d'y trouver un sens par
l'union au Christ, qui a souffert avec un amour infini. Dans ce
contexte, je voudrais citer quelques phrases d'une lettre du martyr
vietnamien Paul Le-Bao-Tinh (mort en 1857), dans lesquelles devient
évidente cette transformation de la souffrance par la force de
l'espérance qui provient de la foi. « Moi, Paul, lié de chaînes pour
le Christ, je veux vous raconter les tribulations dans lesquelles je
suis chaque jour enseveli, afin qu'embrasés de l'amour divin, vous
bénissiez avec moi le Seigneur, parce que dans tous les siècles est
sa miséricorde (cf. Ps 135 [136], 3). Cette prison est
vraiment une vive figure de l'enfer éternel. Aux liens, aux cangues
et aux entraves viennent s'ajouter des colères, des vengeances, des
malédictions, des conversations impures, des rixes, des actes
mauvais, des serments injustes, des médisances, auxquels se joignent
aussi l'ennui et la tristesse. Mais celui qui a déjà délivré les
trois enfants des flammes ardentes est aussi demeuré avec moi; il
m'a délivré de ces maux et il me les convertit en douceur, parce que
dans tous les siècles est sa miséricorde. Par la grâce de Dieu, au
milieu de ces supplices qui ont coutume d'attrister les autres, je
suis rempli de gaieté et de joie, parce que je ne suis pas seul,
mais le Christ est avec moi [...]. Comment puis-je vivre, voyant
chaque jour les tyrans et leurs satellites infidèles blasphémer ton
saint nom, toi, Seigneur, qui es assis au milieu des Chérubins (cf.
Ps 79 [80], 2) et des Séraphins ? Vois ta croix foulée aux
pieds des mécréants. Où est ta gloire? À cette vue, enflammé de ton
amour, j'aime mieux mourir et que mes membres soient coupés en
morceaux en témoignage de mon amour pour toi, Seigneur. Montre ta
puissance, délivre-moi et aide-moi, afin que, dans ma faiblesse, ta
force se fasse sentir et soit glorifiée devant le monde [...]. En
entendant ces choses, vous rendrez, remplis de joie, d'immortelles
actions de grâces à Dieu, auteur de tous les dons, et vous le
bénirez avec moi, parce que dans tous les siècles est sa miséricorde
[...]. Je vous écris ces choses pour que nous unissions votre foi et
la mienne: au milieu de ces tempêtes, je jette une ancre qui va
jusqu'au trône de Dieu; c'est l'espérance qui vit toujours en mon
cœur ».
C'est une lettre de l'enfer. S'y manifeste toute l'horreur d'un camp
de concentration, dans lequel, aux tourments de la part des tyrans,
s'ajoute le déchaînement du mal dans les victimes elles-mêmes qui,
de cette façon, deviennent ensuite des instruments de la cruauté des
bourreaux. C'est une lettre de l'enfer, mais en elle se réalise la
parole du psaume: « Je gravis les cieux: tu es là; je
descends chez les morts: te voici... J'avais dit: “Les ténèbres
m'écrasent...”, “...même les ténèbres pour toi ne sont pas ténèbres,
et la nuit comme le jour est lumière” » (138 [139], 8-12, voir aussi
Ps 22 [23], 4). Le Christ est descendu en « enfer » et ainsi
il est proche de celui qui y est jeté, transformant pour lui les
ténèbres en lumière. La souffrance, les tourments restent terribles
et quasi insupportables. Cependant l'étoile de l'espérance s'est
levée – l'ancre du cœur arrive au trône de Dieu. Le mal n'est pas
déchaîné dans l'homme, mais la lumière vainc: la souffrance – sans
cesser d'être souffrance – devient malgré tout chant de louange.
38. La mesure de
l'humanité se détermine essentiellement dans son rapport à la
souffrance et à celui qui souffre. Cela vaut pour chacun comme pour
la société. Une société qui ne réussit pas à accepter les souffrants
et qui n'est pas capable de contribuer, par la compassion, à faire
en sorte que la souffrance soit partagée et portée aussi
intérieurement est une société cruelle et inhumaine. Cependant, la
société ne peut accepter les souffrants et les soutenir dans leur
souffrance, si chacun n'est pas lui-même capable de cela et, d'autre
part, chacun ne peut accepter la souffrance de l'autre si lui-même
personnellement ne réussit pas à trouver un sens à la souffrance, un
chemin de purification et de maturation, un chemin d'espérance.
Accepter l'autre qui souffre signifie, en effet, assumer en quelque
manière sa souffrance, de façon qu'elle devienne aussi la mienne.
Mais parce que maintenant elle est devenue souffrance partagée, dans
laquelle il y a la présence d'un autre, cette souffrance est
pénétrée par la lumière de l'amour. La parole latine con-solatio,
consolation, l'exprime de manière très belle, suggérant un être-avec
dans la solitude, qui alors n'est plus solitude. Ou encore la
capacité d'accepter la souffrance par amour du bien, de la vérité et
de la justice est constitutive de la mesure de l'humanité, parce que
si, en définitive, mon bien-être, mon intégrité sont plus importants
que la vérité et la justice, alors la domination du plus fort
l'emporte; alors règnent la violence et le mensonge. La vérité et la
justice doivent être au-dessus de mon confort et de mon intégrité
physique, autrement ma vie elle-même devient mensonge. Et enfin, le
« oui » à l'amour est aussi source de souffrance, parce que l'amour
exige toujours de sortir de mon moi, où je me laisse émonder et
blesser. L'amour ne peut nullement exister sans ce renoncement qui
m'est aussi douloureux à moi-même, autrement il devient pur égoïsme
et, de ce fait, il s'annule lui-même comme tel.
39. Souffrir avec
l'autre, pour les autres; souffrir par amour de la vérité et de la
justice; souffrir à cause de l'amour et pour devenir une personne
qui aime vraiment – ce sont des éléments fondamentaux d'humanité;
leur abandon détruirait l'homme lui-même. Mais encore une fois
surgit la question: en sommes-nous capables? L'autre est-il
suffisamment important pour que je devienne pour lui une personne
qui souffre? La vérité est-elle pour moi si importante pour payer la
souffrance? La promesse de l'amour est-elle si grande pour justifier
le don de moi-même? À la foi chrétienne, dans l'histoire de
l'humanité, revient justement ce mérite d'avoir suscité dans l'homme
d'une manière nouvelle et à une profondeur nouvelle la capacité de
souffrir de la sorte, qui est décisive pour son humanité. La foi
chrétienne nous a montré que vérité, justice, amour ne sont pas
simplement des idéaux, mais des réalités de très grande densité.
Elle nous a montré en effet que Dieu – la Vérité et l'Amour en
personne – a voulu souffrir pour nous et avec nous. Bernard de
Clairvaux a forgé l'expression merveilleuse: Impassibilis est
Deus, sed non incompassibilis,
Dieu ne peut pas souffrir, mais il peut compatir. L'homme a pour
Dieu une valeur si grande que Lui-même s'est fait homme pour pouvoir
compatir avec l'homme de manière très réelle, dans la chair et le
sang, comme cela nous est montré dans le récit de la Passion de
Jésus. De là, dans toute souffrance humaine est entré quelqu'un qui
partage la souffrance et la patience; de là se répand dans toute
souffrance la con-solatio; la consolation de l'amour
participe de Dieu et ainsi surgit l'étoile de l'espérance.
Certainement, dans nos multiples souffrances et épreuves nous avons
toujours besoin aussi de nos petites ou de nos grandes espérances –
d'une visite bienveillante, de la guérison des blessures internes et
externes, de la solution positive d'une crise, et ainsi de suite.
Dans les petites épreuves, ces formes d'espérance peuvent aussi être
suffisantes. Mais dans les épreuves vraiment lourdes, où je dois
faire mienne la décision définitive de placer la vérité avant le
bien-être, la carrière, la possession, la certitude de la véritable,
de la grande espérance, dont nous avons parlé, devient nécessaire.
Pour cela nous avons aussi besoin de témoins, de martyrs, qui se
sont totalement donnés, pour qu'ils puissent nous le montrer – jour
après jour. Nous en avons besoin pour préférer, même dans les petits
choix de la vie quotidienne, le bien à la commodité – sachant que
c'est justement ainsi que nous vivons vraiment notre vie. Disons-le
encore une fois: la capacité de souffrir par amour de la vérité est
la mesure de l'humanité; cependant, cette capacité de souffrir
dépend du genre et de la mesure de l'espérance que nous portons en
nous et sur laquelle nous construisons. Les saints ont pu parcourir
le grand chemin de l'être-homme à la façon dont le Christ l'a
parcouru avant nous, parce qu'ils étaient remplis de la grande
espérance.
40. Je voudrais encore
ajouter une petite annotation qui n'est pas du tout insignifiante
pour les événements de chaque jour. La pensée de pouvoir « offrir »
les petites peines du quotidien, qui nous touchent toujours de
nouveau comme des piqûres plus ou moins désagréables, leur
attribuant ainsi un sens, était une forme de dévotion, peut-être
moins pratiquée aujourd'hui, mais encore très répandue il n'y a pas
si longtemps. Dans cette dévotion, il y avait certainement des
choses exagérées et peut-être aussi malsaines, mais il faut se
demander si quelque chose d'essentiel qui pourrait être une aide n'y
était pas contenu de quelque manière. Que veut dire « offrir » ? Ces
personnes étaient convaincues de pouvoir insérer dans la grande
compassion du Christ leurs petites peines, qui entraient ainsi d'une
certaine façon dans le trésor de compassion dont le genre humain a
besoin. De cette manière aussi les petits ennuis du quotidien
pourraient acquérir un sens et contribuer à l'économie du bien, de
l'amour entre les hommes. Peut-être devrions-nous nous demander
vraiment si une telle chose ne pourrait pas redevenir une
perspective judicieuse pour nous aussi.
III. Le Jugement comme lieu
d'apprentissage et d'exercice de l'espérance
41. Dans le grand
Credo de l'Église, la partie centrale, qui traite du mystère du
Christ à partir de sa naissance éternelle du Père et de sa naissance
temporelle de la Vierge Marie pour arriver par la croix et la
résurrection jusqu'à son retour, se conclut par les paroles: « Il
reviendra dans la gloire pour juger les vivants et les morts ». Déjà
dès les tout premiers temps, la perspective du Jugement a influencé
les chrétiens jusque dans leur vie quotidienne en tant que critère
permettant d'ordonner la vie présente, comme appel à leur conscience
et, en même temps, comme espérance dans la justice de Dieu. La foi
au Christ n'a jamais seulement regardé en arrière ni jamais
seulement vers le haut, mais toujours aussi en avant vers l'heure de
la justice que le Seigneur avait annoncée plusieurs fois. Ce regard
en avant a conféré au christianisme son importance pour le présent.
Dans la structure des édifices sacrés chrétiens, qui voulaient
rendre visible l'ampleur historique et cosmique de la foi au Christ,
il devint habituel de représenter sur le côté oriental le Seigneur
qui revient comme roi – l'image de l'espérance –, sur le côté
occidental, par contre, le jugement final comme image de la
responsabilité pour notre existence, une représentation qui
regardait et accompagnait les fidèles sur le chemin de leur vie
quotidienne. Cependant, dans le développement de l'iconographie, on
a ensuite donné toujours plus d'importance à l'aspect menaçant et
lugubre du Jugement, qui évidemment fascinait les artistes plus que
la splendeur de l'espérance, souvent excessivement cachée sous la
menace.
42. À l'époque moderne,
la préoccupation du Jugement final s'estompe: la foi chrétienne est
individualisée et elle est orientée surtout vers le salut personnel
de l'âme; la réflexion sur l'histoire universelle, au contraire, est
en grande partie dominée par la préoccupation du progrès. Toutefois,
le contenu fondamental de l'attente du jugement n'a pas simplement
disparu. Maintenant il prend une forme totalement différente.
L'athéisme des XIXe et XXe siècles est, selon
ses racines et sa finalité, un moralisme: une protestation contre
les injustices du monde et de l'histoire universelle. Un monde dans
lequel existe une telle quantité d'injustice, de souffrance des
innocents et de cynisme du pouvoir ne peut être l'œuvre d'un Dieu
bon. Le Dieu qui aurait la responsabilité d'un monde semblable ne
serait pas un Dieu juste et encore moins un Dieu bon. C'est au nom
de la morale qu'il faut contester ce Dieu. Puisqu'il n'y a pas de
Dieu qui crée une justice, il semble que l'homme lui-même soit
maintenant appelé à établir la justice. Si face à la souffrance de
ce monde la protestation contre Dieu est compréhensible, la
prétention que l'humanité puisse et doive faire ce qu'aucun Dieu ne
fait ni est en mesure de faire est présomptueuse et fondamentalement
fausse. Que d'une telle prétention s'ensuivent les plus grandes
cruautés et les plus grandes violations de la justice n'est pas un
hasard, mais est fondé sur la fausseté intrinsèque de cette
prétention. Un monde qui doit se créer de lui-même sa justice est un
monde sans espérance. Personne et rien ne répondent pour la
souffrance des siècles. Personne et rien ne garantissent que le
cynisme du pouvoir – sous n'importe quel habillage idéologique
conquérant qu'il se présente – ne continue à commander dans le
monde. Ainsi les grands penseurs de l'école de Francfort, Max
Horkheimer et Theodor W. Adorno, ont critiqué de la même façon
l'athéisme et le théisme. Horkheimer a radicalement exclu que puisse
être trouvé un quelconque succédané immanent pour Dieu, refusant
cependant en même temps l'image du Dieu bon et juste. Dans une
radicalisation extrême de l'interdit vétéro-testamentaire des
images, il parle de la « nostalgie du totalement autre » qui demeure
inaccessible – un cri du désir adressé à l'histoire universelle. De
même, Adorno s'est conformé résolument à ce refus de toute image
qui, précisément, exclut aussi l'« image » du Dieu qui aime. Mais il
a aussi toujours de nouveau souligné cette dialectique « négative »
et il a affirmé que la justice, une vraie justice, demanderait un
monde « dans lequel non seulement la souffrance présente serait
anéantie, mais que serait aussi révoqué ce qui est irrémédiablement
passé ».
Cependant, cela signifierait – exprimé en symboles positifs et donc
pour lui inappropriés – que la justice ne peut être pour nous sans
résurrection des morts. Néanmoins, une telle perspective
comporterait « la résurrection de la chair, une chose qui est
toujours restée étrangère à l'idéalisme, au règne de l'esprit absolu
».
43. Du refus rigoureux
de toute image, qui fait partie du premier Commandement de Dieu (cf.
Ex 20, 4), le chrétien lui aussi peut et doit apprendre
toujours de nouveau. La vérité de la théologie négative a été mise
en évidence au IVe Concile du Latran, qui a déclaré
explicitement que, aussi grande que puisse être la ressemblance
constatée entre le Créateur et la créature, la dissemblance est
toujours plus grande entre eux.
Pour le croyant, cependant, le renoncement à toute image ne peut
aller jusqu'à devoir s'arrêter, comme le voudraient Horkheimer et
Adorno, au « non » des deux thèses, au théisme et à l'athéisme. Dieu
lui-même s'est donné une « image »: dans le Christ qui s'est fait
homme. En Lui, le Crucifié, la négation des fausses images de Dieu
est portée à l'extrême. Maintenant Dieu révèle son propre Visage
dans la figure du souffrant qui partage la condition de l'homme
abandonné de Dieu, la prenant sur lui. Ce souffrant innocent est
devenu espérance-certitude: Dieu existe et Dieu sait créer la
justice d'une manière que nous ne sommes pas capables de concevoir
et que, cependant, dans la foi nous pouvons pressentir. Oui, la
résurrection de la chair existe.
Une justice existe.
La « révocation » de la souffrance passée, la réparation qui
rétablit le droit existent. C'est pourquoi la foi dans le Jugement
final est avant tout et surtout espérance – l'espérance dont la
nécessité a justement été rendue évidente dans les bouleversements
des derniers siècles. Je suis convaincu que la question de la
justice constitue l'argument essentiel, en tout cas l'argument le
plus fort, en faveur de la foi dans la vie éternelle. Le besoin
seulement individuel d'une satisfaction qui dans cette vie nous est
refusée, de l'immortalité de l'amour que nous attendons, est
certainement un motif important pour croire que l'homme est fait
pour l'éternité, mais seulement en liaison avec le fait qu'il est
impossible que l'injustice de l'histoire soit la parole ultime, la
nécessité du retour du Christ et de la vie nouvelle devient
totalement convaincante.
44. La protestation
contre Dieu au nom de la justice ne sert à rien. Un monde sans Dieu
est un monde sans espérance (cf. Ep 2, 12). Seul Dieu peut
créer la justice. Et la foi nous donne la certitude qu'Il le fait.
L'image du Jugement final est en premier lieu non pas une image
terrifiante, mais une image d'espérance; pour nous peut-être même
l'image décisive de l'espérance. Mais n'est-ce pas peut-être aussi
une image de crainte? Je dirais: c'est une image qui appelle à la
responsabilité. Ensuite, une image de cette crainte dont saint
Hilaire dit que chacune de nos craintes a sa place dans l'amour.
Dieu est justice et crée la justice. C'est cela notre consolation et
notre espérance. Mais dans sa justice il y a aussi en même temps la
grâce. Nous le savons en tournant notre regard vers le Christ
crucifié et ressuscité. Justice et grâce doivent toutes les deux
être vues dans leur juste relation intérieure. La grâce n'exclut pas
la justice. Elle ne change pas le tort en droit. Ce n'est pas une
éponge qui efface tout, de sorte que tout ce qui s'est fait sur la
terre finisse par avoir toujours la même valeur. Par exemple, dans
son roman « Les frères Karamazov », Dostoïevski a protesté avec
raison contre une telle typologie du ciel et de la grâce. À la fin,
au banquet éternel, les méchants ne siégeront pas indistinctement à
table à côté des victimes, comme si rien ne s'était passé. Je
voudrais sur ce point citer un texte de Platon qui exprime un
pressentiment du juste jugement qui, en grande partie, demeure aussi
vrai et salutaire pour le chrétien. Même avec des images
mythologiques, qui cependant rendent la vérité avec une claire
évidence, il dit qu'à la fin les âmes seront nues devant le juge.
Alors ce qu'elles étaient dans l'histoire ne comptera plus, mais
seulement ce qu'elles sont en vérité. « Souvent, mettant la main sur
le Grand Roi ou sur quelque autre prince ou dynaste, il constate
qu'il n'y a pas une seule partie de saine dans son âme, qu'elle est
toute lacérée et ulcérée par les parjures et les injustices [...],
que tout est déformé par les mensonges et la vanité, et que rien n'y
est droit parce qu'elle a vécu hors de la vérité, que la licence
enfin, la mollesse, l'orgueil, l'intempérance de sa conduite l'ont
rempli de désordre et de laideur: à cette vue, Rhadamante l'envoie
aussitôt déchue de ses droits, dans la prison, pour y subir les
peines appropriées [...]; quelquefois, il voit une autre âme, qu'il
reconnaît comme ayant vécu saintement dans le commerce de la vérité.
[...] Il en admire la beauté et l'envoie aux îles des Bienheureux ».
Dans la parabole du riche bon vivant et du pauvre Lazare (cf. Lc
16, 19-31), Jésus nous a présenté en avertissement l'image d'une
telle âme ravagée par l'arrogance et par l'opulence, qui a créé
elle-même un fossé infranchissable entre elle et le pauvre; le fossé
de l'enfermement dans les plaisirs matériels; le fossé de l'oubli de
l'autre, de l'incapacité à aimer, qui se transforme maintenant en
une soif ardente et désormais irrémédiable. Nous devons relever ici
que Jésus dans cette parabole ne parle pas du destin définitif après
le Jugement universel, mais il reprend une conception qui se trouve,
entre autre, dans le judaïsme ancien, à savoir la conception d'une
condition intermédiaire entre mort et résurrection, un état dans
lequel la sentence dernière manque encore.
45. Cette idée
vétéro-juive de la condition intermédiaire inclut l'idée que les
âmes ne se trouvent pas simplement dans une sorte de détention
provisoire, mais subissent déjà une punition, comme le montre la
parabole du riche bon vivant, ou au contraire jouissent déjà de
formes provisoires de béatitude. Et enfin il y a aussi l'idée que,
dans cet état, sont possibles des purifications et des guérisons qui
rendent l'âme mûre pour la communion avec Dieu. L'Église primitive a
repris ces conceptions, à partir desquelles ensuite, dans l'Église
occidentale, s'est développée petit à petit la doctrine du
purgatoire. Nous n'avons pas besoin de faire ici un examen des
chemins historiques compliqués de ce développement; demandons-nous
seulement de quoi il s'agit réellement. Avec la mort, le choix de
vie fait par l'homme devient définitif – sa vie est devant le Juge.
Son choix, qui au cours de toute sa vie a pris forme, peut avoir
diverses caractéristiques. Il peut y avoir des personnes qui ont
détruit totalement en elles le désir de la vérité et la
disponibilité à l'amour. Des personnes en qui tout est devenu
mensonge; des personnes qui ont vécu pour la haine et qui en
elles-mêmes ont piétiné l'amour. C'est une perspective terrible,
mais certains personnages de notre histoire laissent distinguer de
façon effroyable des profils de ce genre. Dans de semblables
individus, il n'y aurait plus rien de remédiable et la destruction
du bien serait irrévocable: c'est cela qu'on indique par le mot «
enfer ».
D'autre part, il peut y avoir des personnes très pures, qui se sont
laissées entièrement pénétrer par Dieu et qui, par conséquent, sont
totalement ouvertes au prochain – personnes dont la communion avec
Dieu oriente déjà dès maintenant l'être tout entier et dont le fait
d'aller vers Dieu conduit seulement à l'accomplissement de ce
qu'elles sont désormais.
46. Selon nos
expériences, cependant, ni un cas ni l'autre ne sont la normalité
dans l'existence humaine. Chez la plupart des hommes – comme nous
pouvons le penser – demeure présente au plus profond de leur être
une ultime ouverture intérieure pour la vérité, pour l'amour, pour
Dieu. Cependant, dans les choix concrets de vie, elle est recouverte
depuis toujours de nouveaux compromis avec le mal – beaucoup de
saleté recouvre la pureté, dont cependant la soif demeure et qui,
malgré cela, émerge toujours de nouveau de toute la bassesse et
demeure présente dans l'âme. Qu'est-ce qu'il advient de tels
individus lorsqu'ils comparaissent devant le juge? Toutes les choses
sales qu'ils ont accumulées dans leur vie deviendront-elles
peut-être d'un coup insignifiantes ? Ou qu'arrivera-t-il d'autre?
Dans la Première lettre aux Corinthiens, saint Paul nous
donne une idée de l'impact différent du jugement de Dieu sur l'homme
selon son état. Il le fait avec des images qui veulent en quelque
sorte exprimer l'invisible, sans que nous puissions transformer ces
images en concepts – simplement parce que nous ne pouvons pas jeter
un regard dans le monde au-delà de la mort et parce que nous n'en
avons aucune expérience. Paul dit avant tout de l'expérience
chrétienne qu'elle est construite sur un fondement commun: Jésus
Christ. Ce fondement résiste. Si nous sommes demeurés fermes sur ce
fondement et que nous avons construit sur lui notre vie, nous savons
que ce fondement ne peut plus être enlevé, pas même dans la mort.
Puis Paul continue: « On peut poursuivre la construction avec de
l'or, de l'argent ou de la belle pierre, avec du bois, de l'herbe ou
du chaume, mais l'ouvrage de chacun sera mis en pleine lumière au
jour du jugement. Car cette révélation se fera par le feu, et c'est
le feu qui permettra d'apprécier la qualité de l'ouvrage de chacun.
Si l'ouvrage construit par quelqu'un résiste, celui-là recevra un
salaire; s'il est détruit par le feu, il perdra son salaire. Et
lui-même sera sauvé, mais comme s'il était passé à travers un feu »
(3, 12-15). Dans ce texte, en tout cas, il devient évident que le
sauvetage des hommes peut avoir des formes diverses; que certaines
choses édifiées peuvent brûler totalement; que pour se sauver il
faut traverser soi-même le « feu » pour devenir définitivement
capable de Dieu et pour pouvoir prendre place à la table du banquet
nuptial éternel.
47. Certains
théologiens récents sont de l'avis que le feu qui brûle et en même
temps sauve est le Christ lui-même, le Juge et Sauveur. La rencontre
avec Lui est l'acte décisif du Jugement. Devant son regard
s'évanouit toute fausseté. C'est la rencontre avec Lui qui, nous
brûlant, nous transforme et nous libère pour nous faire devenir
vraiment nous-mêmes. Les choses édifiées durant la vie peuvent alors
se révéler paille sèche, vantardise vide et s'écrouler. Mais dans la
souffrance de cette rencontre, où l'impur et le malsain de notre
être nous apparaissent évidents, se trouve le salut. Le regard du
Christ, le battement de son cœur nous guérissent grâce à une
transformation certainement douloureuse, comme « par le feu ».
Cependant, c'est une heureuse souffrance, dans laquelle le saint
pouvoir de son amour nous pénètre comme une flamme, nous permettant
à la fin d'être totalement nous-mêmes et avec cela totalement de
Dieu. Ainsi se rend évidente aussi la compénétration de la justice
et de la grâce: notre façon de vivre n'est pas insignifiante, mais
notre saleté ne nous tache pas éternellement, si du moins nous
sommes demeurés tendus vers le Christ, vers la vérité et vers
l'amour. En fin de compte, cette saleté a déjà été brûlée dans la
Passion du Christ. Au moment du Jugement, nous expérimentons et nous
accueillons cette domination de son amour sur tout le mal dans le
monde et en nous. La souffrance de l'amour devient notre salut et
notre joie. Il est clair que la « durée » de cette brûlure qui
transforme, nous ne pouvons la calculer avec les mesures
chronométriques de ce monde. Le « moment » transformant de cette
rencontre échappe au chronométrage terrestre – c'est le temps du
cœur, le temps du « passage » à la communion avec Dieu dans le Corps
du Christ.
Le Jugement de Dieu est espérance, aussi bien parce qu'il est
justice que parce qu'il est grâce. S'il était seulement grâce qui
rend insignifiant tout ce qui est terrestre, Dieu resterait pour
nous un débiteur de la réponse à la question concernant la justice –
question décisive pour nous face à l'histoire et face à Dieu
lui-même. S'il était pure justice, il pourrait être à la fin pour
nous tous seulement un motif de peur. L'incarnation de Dieu dans le
Christ a tellement lié l'une à l'autre – justice et grâce – que la
justice est établie avec fermeté: nous attendons tous notre salut «
dans la crainte de Dieu et en tremblant » (Ph 2, 12). Malgré
cela, la grâce nous permet à tous d'espérer et d'aller pleins de
confiance à la rencontre du Juge que nous connaissons comme notre «
avocat » (parakletos) (cf. 1 Jn 2, 1).
48. Un motif doit
encore être mentionné ici, parce qu'il est important pour la
pratique de l'espérance chrétienne. Dans le judaïsme ancien, il
existe aussi l'idée qu'on peut venir en aide aux défunts dans leur
condition intermédiaire par la prière (cf. par exemple 2 M
12, 38-45: 1er s. av. JC). La pratique correspondante a
été adoptée très spontanément par les chrétiens et elle est commune
à l'Église orientale et occidentale. L'Orient ignore la souffrance
purificatrice et expiatrice des âmes dans « l'au-delà », mais
connaît, de fait, divers degrés de béatitude ou aussi de souffrance
dans la condition intermédiaire. Cependant, grâce à l'Eucharistie, à
la prière et à l'aumône, « repos et fraîcheur » peuvent être donnés
aux âmes des défunts. Que l'amour puisse parvenir jusqu'à l'au-delà,
que soit possible un mutuel donner et recevoir, dans lequel les uns
et les autres demeurent unis par des liens d'affection au delà des
limites de la mort – cela a été une conviction fondamentale de la
chrétienté à travers tous les siècles et reste aussi aujourd'hui une
expérience réconfortante. Qui n'éprouverait le besoin de faire
parvenir à ses proches déjà partis pour l'au-delà un signe de bonté,
de gratitude ou encore de demande de pardon? À présent on pourrait
enfin se demander: si le « purgatoire » consiste simplement à être
purifiés par le feu dans la rencontre avec le Seigneur, Juge et
Sauveur, comment alors une tierce personne peut-elle intervenir,
même si elle est particulièrement proche de l'autre? Quand nous
posons une telle question, nous devrions nous rendre compte qu'aucun
homme n'est une monade fermée sur elle-même. Nos existences sont en
profonde communion entre elles, elles sont reliées l'une à l'autre
au moyen de multiples interactions. Nul ne vit seul. Nul ne pèche
seul. Nul n'est sauvé seul. Continuellement la vie des autres entre
dans ma vie: en ce que je pense, dis, fais, réalise. Et vice-versa,
ma vie entre dans celle des autres: dans le mal comme dans le bien.
Ainsi mon intercession pour quelqu'un n'est pas du tout quelque
chose qui lui est étranger, extérieur, pas même après la mort. Dans
l'inter-relation de l'être, le remerciement que je lui adresse, ma
prière pour lui peuvent signifier une petite étape de sa
purification. Et avec cela il n'y a pas besoin de convertir le temps
terrestre en temps de Dieu: dans la communion des âmes le simple
temps terrestre est dépassé. Il n'est jamais trop tard pour toucher
le cœur de l'autre et ce n'est jamais inutile. Ainsi s'éclaire
ultérieurement un élément important du concept chrétien d'espérance.
Notre espérance est toujours essentiellement aussi espérance pour
les autres; c'est seulement ainsi qu'elle est vraiment espérance
pour moi.
En tant que chrétiens nous ne devrions jamais nous demander
seulement: comment puis-je me sauver moi-même? Nous devrions aussi
nous demander: que puis-je faire pour que les autres soient sauvés
et que surgisse aussi pour les autres l'étoile de l'espérance? Alors
j'aurai fait le maximum pour mon salut personnel.
Marie, étoile
de l'espérance
49. Par une hymne du
VIIe -IXe siècle, donc depuis plus de mille
ans, l'Église salue Marie, Mère de Dieu, comme « étoile de la mer »:
Ave maris stella. La vie humaine est un chemin. Vers quelle fin?
Comment en trouvons-nous la route? La vie est comme un voyage sur la
mer de l'histoire, souvent obscur et dans l'orage, un voyage dans
lequel nous scrutons les astres qui nous indiquent la route. Les
vraies étoiles de notre vie sont les personnes qui ont su vivre dans
la droiture. Elles sont des lumières d'espérance. Certainement,
Jésus Christ est la lumière par antonomase, le soleil qui se lève
sur toutes les ténèbres de l'histoire. Mais pour arriver jusqu'à Lui
nous avons besoin aussi de lumières proches – de personnes qui
donnent une lumière en la tirant de sa lumière et qui offrent ainsi
une orientation pour notre traversée. Et quelle personne pourrait
plus que Marie être pour nous l'étoile de l'espérance – elle qui par
son « oui » ouvrit à Dieu lui-même la porte de notre monde; elle qui
devint la vivante Arche de l'Alliance, dans laquelle Dieu se fit
chair, devint l'un de nous, planta sa tente au milieu de nous (cf.
Jn 1, 14)? C'est ainsi que nous nous adressons à elle:
50. Sainte Marie, tu
appartenais aux âmes humbles et grandes en Israël qui, comme Syméon,
attendaient « la consolation d'Israël » (Lc 2, 25) et qui,
comme Anne attendaient « la délivrance de Jérusalem » (Lc 2,
38). Tu vivais en contact intime avec les Saintes Écritures
d'Israël, qui parlaient de l'espérance – de la promesse faite à
Abraham et à sa descendance (cf. Lc 1, 55). Ainsi nous
comprenons la sainte crainte qui t'assaillit, quand l'ange du
Seigneur entra dans ta maison et te dit que tu mettrais au jour
Celui qui était l'espérance d'Israël et l'attente du monde. Par toi,
par ton « oui », l'espérance des millénaires devait devenir réalité,
entrer dans ce monde et dans son histoire. Toi tu t'es inclinée
devant la grandeur de cette mission et tu as dit « oui »: « Voici la
servante du Seigneur; que tout se passe pour moi selon ta parole » (Lc
1, 38). Quand remplie d'une sainte joie tu as traversé en hâte
les monts de Judée pour rejoindre ta parente Élisabeth, tu devins
l'image de l'Église à venir qui, dans son sein, porte l'espérance du
monde à travers les monts de l'histoire. Mais à côté de la joie que,
dans ton Magnificat, par les paroles et par le chant tu as
répandu dans les siècles, tu connaissais également les affirmations
obscures des prophètes sur la souffrance du serviteur de Dieu en ce
monde. Sur la naissance dans l'étable de Bethléem brilla la
splendeur des anges qui portaient la bonne nouvelle aux bergers,
mais en même temps on a par trop fait en ce monde l'expérience de la
pauvreté de Dieu. Le vieillard Syméon te parla de l'épée qui
transpercerait ton cœur (cf. Lc 2, 35), du signe de
contradiction que ton Fils serait dans ce monde. Quand ensuite
commença l'activité publique de Jésus, tu as dû te mettre à l'écart,
afin que puisse grandir la nouvelle famille, pour la constitution de
laquelle Il était venu et qui devrait se développer avec l'apport de
ceux qui écouteraient et observeraient sa parole (cf. Lc 11,
27s.). Malgré toute la grandeur et la joie des tout débuts de
l'activité de Jésus, toi, tu as dû faire, déjà dans la synagogue de
Nazareth, l'expérience de la vérité de la parole sur le « signe de
contradiction » (cf. Lc 4, 28ss). Ainsi tu as vu le pouvoir
grandissant de l'hostilité et du refus qui progressivement allait
s'affirmant autour de Jésus jusqu'à l'heure de la croix, où tu
devais voir le Sauveur du monde, l'héritier de David, le Fils de
Dieu mourir comme quelqu'un qui a échoué, exposé à la risée, parmi
les délinquants. Tu as alors accueilli la parole: « Femme, voici ton
fils! » (Jn 19, 26). De la croix tu reçus une nouvelle
mission. À partir de la croix tu es devenue mère d'une manière
nouvelle: mère de tous ceux qui veulent croire en ton Fils Jésus et
le suivre. L'épée de douleur transperça ton cœur. L'espérance
était-elle morte? Le monde était-il resté définitivement sans
lumière, la vie sans but? À cette heure, probablement, au plus
intime de toi-même, tu auras écouté de nouveau la parole de l'ange,
par laquelle il avait répondu à ta crainte au moment de
l'Annonciation: « Sois sans crainte, Marie! » (Lc 1, 30). Que
de fois le Seigneur, ton fils, avait dit la même chose à ses
disciples: N'ayez pas peur! Dans la nuit du Golgotha, tu as entendu
de nouveau cette parole. À ses disciples, avant l'heure de la
trahison, il avait dit: « Ayez confiance: moi, je suis vainqueur du
monde » (Jn 16, 33). « Ne soyez donc pas bouleversés et
effrayés » (Jn 14, 27). « Sois sans crainte, Marie! » À
l'heure de Nazareth l'ange t'avait dit aussi: « Son règne n'aura pas
de fin » (Lc 1, 33). Il était peut-être fini avant de
commencer ? Non, près de la croix, sur la base de la parole même de
Jésus, tu étais devenue la mère des croyants. Dans cette foi, qui
était aussi, dans l'obscurité du Samedi Saint, certitude de
l'espérance, tu es allée à la rencontre du matin de Pâques. La joie
de la résurrection a touché ton cœur et t'a unie de manière nouvelle
aux disciples, appelés à devenir la famille de Jésus par la foi.
Ainsi, tu fus au milieu de la communauté des croyants qui, les jours
après l'Ascension, priaient d'un seul cœur pour le don du
Saint-Esprit (cf. Ac 1, 14) et qui le reçurent au jour de la
Pentecôte. Le « règne » de Jésus était différent de ce que les
hommes avaient pu imaginer. Ce « règne » commençait à cette heure et
n'aurait jamais de fin. Ainsi tu demeures au milieu des disciples
comme leur Mère, comme Mère de l'espérance. Sainte Marie, Mère de
Dieu, notre Mère, enseigne-nous à croire, à espérer et à aimer avec
toi. Indique-nous le chemin vers son règne! Étoile de la mer, brille
sur nous et conduis-nous sur notre route!
Donné à Rome, près
de Saint-Pierre, le 30 novembre 2007, fête de saint André Apôtre, en
la troisième année de mon Pontificat.
BENEDICTUS PP. XVI
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