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1. Il faut vous dire, mes
frères, d'autres choses qu'aux gens du monde, ou au moins il faut vous
les dire d'une autre manière. Pour eux, si on veut suivre la forme
d'enseignement que l'Apôtre a prescrite (II Co. III, 2), on ne doit leur
donner que du lait, non de la viande. Il nous apprend lui-même, par son
propre exemple, à présenter une nourriture plus solide aux personnes
spirituelles lorsqu'il dit : « Nous ne parlons pas un langage plein de
la science et de la sagesse humaine ; mais conforme à la doctrine de
l'Esprit-Saint, réservant les choses spirituelles pour ceux qui sont
spirituels » (I Co. II, 13). Et ailleurs : « Nous ne tenons des discours
sublimes et élevés qu'avec les parfaits » (Ibid.), tels que vous êtes,
mes frères, du moins j'aime à le croire, si ce n'est pas en vain que
depuis si longtemps vous vous occupez à une étude toute céleste, vous
vous exercez à connaître la vérité, et méditez jour et nuit, sur la loi
de Dieu. Préparez-vous donc à être nourris, non de lait, mais de pain.
Il y a dans Salomon un pain, mais un pain très blanc et délicieux, je
veux parler du livre qui a pour titre : le Cantique des cantiques. Qu'on
le serve si vous le voulez bien, et qu'on le rompe.
2. Car pour l'Ecclésiaste, je
crois que, par la grâce de Dieu, vous êtes assez instruits dans la
connaissance et dans le mépris de la vanité du monde, qui est le sujet
dont traite l'Ecclésiaste. Quant aux pro verbes, votre vie et votre
conduite n'est-elle pas réglée et formée sur les enseignements qu'ils
contiennent ? C'est pourquoi, après avoir commencé par goûter de ces
deux pains, qui ne laissent pas d'être tirés du coffre de l'Ami
,
approchez-vous pour manger de ce troisième, afin de voir s'il n'est
point meilleur encore. Car s'il y a deux vices qui font seuls, ou du
moins qui font plus que les autres la guerre à l'âme, je veux parler du
vain amour du monde, et de l'amour excessif de soi-même ; ces deux
premiers livres donnent des remèdes contre cette double peste ; l'un, en
retranchant, avec le sarcloir de la discipline, tout ce qu'il y a de
corrompu dans les mœurs, et de superflu dans les désirs de la chair ; et
l'autre, en pénétrant par une vive lumière de la raison, l'éclat
trompeur des choses du monde, et le distinguant fort bien d'avec ce qui
est réel et solide. Enfin Salomon préfère la crainte de Dieu, et
l'observation de ses commandements, à tous les autres biens que les
hommes peuvent désirer. Et certes avec raison. Car la première de ces
deux choses, est le commencement de la vraie sagesse et la seconde en
est la perfection, si toutefois, pour vous, la véritable sagesse
consiste à s'éloigner du mal et à faire le bien; et s'il est vrai que
personne ne peut s'éloigner parfaitement du mal sans la crainte de Dieu,
comme on ne saurait faire une bonne oeuvre, si on ne garde ses
commandements.
3. Ainsi, après avoir détruit
ces deux vices, par la lecture de ces deux livres, on peut s'approcher
pour entendre ce discours sacré et sublime, qui, étant comme le fruit de
tous les deux, ne doit être entendu que par des esprits et des oreilles
très sages. Mais si on n'a point dompté sa chair, par les austérités, si
on ne l'a point assujettie à l'esprit; si on ne méprise point les
vanités du monde, si enfin on ne s'est point déchargé de tout l'attirail
du siècle, comme d'un fardeau insupportable, on est impur et indigne
d'une lecture si sainte. Car, comme c'est en vain que la lumière frappe
des yeux aveuglés ou fermés, « de même l'homme animal ne comprend point
ce qui est de l'esprit de Dieu » (I.Co. II, 14), « parce que le
Saint-Esprit, qui est l'auteur de la sagesse, fuira l'hypocrite » (Sa.
I, 15), c'est-à-dire celui qui mène une vie déréglée. Jamais il n'aura
plus de commerce avec la vanité du monde, parce qu'il est l'esprit de
Vérité (Jn. XIV, 17). Car quelle alliance peut-il y avoir entre la
Sagesse d'en haut (I Co. II, 19), et celle du monde qui est folie devant
Dieu, et la sagesse de la chair, qui est aussi ennemie de Dieu (Rm.
VIII, 7) ? Or, je ne pense pas que l'ami qui nous viendra de dehors, ait
sujet de murmurer contre nous, lorsqu'il aura mangé ce pain si
excellent.
4. Mais qui le rompra. Voici
le père de famille, reconnaissez le Seigneur, à la fraction du pain ; en
effet, quel autre que lui est capable de le rompre? Pour moi, je ne suis
pas assez téméraire pour l'entreprendre, et si vous jetez les yeux sur
moi, n'attendez rien de moi; car je suis un de ceux qui attendent, et je
mendie avec vous la nourriture de mon âme, l'aliment de mon esprit.
Vraiment pauvre et indigent, je frappe à la porte de celui qui ouvre, et
personne ne ferme (Ap. III, vers. 7), pour obtenir l'intelligence des
profonds mystères qu'enferme ce discours. Les yeux de tout le monde sont
tournés vers vous, Seigneur, unique objet de notre espérance. Les petits
enfants ont demandé du pain, et il n'y a personne qui le leur rompe.
Nous espérons cette faveur de votre bonté, ô Père si plein de
miséricorde, rompez votre pain à ceux qui ont faim. Ce sera par mes
mains, si vous daignez vous servir de moi, mais ce sera par le secours
de votre grâce.
5. Dites-nous, je vous prie,
qui est celui qui dit ces paroles : « Qu'il me baise d'un baiser de sa
bouche » (Ct. I, 1) ; de qui elles sont dites, à qui elles s'adressent,
et quel est cet exorde si prompt, dont le mouvement soudain semble
plutôt le milieu que le commencement d'un discours. Car, à l'entendre
parler de la sorte, on croirait que quelqu'un a parlé avant lui, et
qu'il introduit une personne qui lui répond, et lui demande un baiser.
De plus, si cette personne demande ou ordonne à quelqu'un, quel qu'il
soit, de le baiser, pourquoi dire expressément que ce soit de la bouche,
et même de sa propre bouche, comme si ceux qui se baisent avaient
coutume de le faire autrement qu'avec la bouche, ou de se baiser avec la
bouche d'un autre? Encore, ne dit-il pas qu'il me baise avec sa bouche,
mais, par une façon de parler moins usitée, qu'il me baise d'un baiser
de sa bouche. Certainement, un discours qui commence par un baiser est
bien agréable. Ainsi en est-il de l'Écriture Sainte, elle a une face
charmante, qui touche d'abord, et porte à la lire, en sorte que, bien
qu'il y ait de la peine à découvrir les sens cachés qu'elle enferme,
cette peine se change en délices ; et la douceur du langage et de
l'expression fait qu'on ne sent pas le travail qu'il y a à en pénétrer
l'intelligence. Mais qui est celui, que ce commencement sans
commencement, et cette façon de parler si nouvelle dans un livre si
ancien, ne rendrait pas attentif ? Ce début montre bien que cet ouvrage
n'est pas une production de l'esprit humain, et qu'il a été composé par
le Saint-Esprit même, puisqu'il est fait avec tant d'art, que, bien
qu'il soit difficile à entendre, il y a néanmoins beaucoup de plaisir à
en rechercher l'intelligence.
6. Mais quoi ? Passerons-nous
le titre sous silence ? Non. Il ne faut pas laisser le moindre iota,
puisque Jésus-Christ nous commande de recueillir les moindres fragments
des paroles sacrées, pour empêcher qu'ils ne se perdent (Mt. VI, 18 et
Jn. VI, 12). Le titre est conçu en ces termes : Ici commence le Cantique
des cantiques de Salomon. Observez d'abord que le nom de Pacifique, qui
est ce que signifie Salomon, convient fort bien en tête d'un livre qui
commence par un signe de paix, c'est-à-dire par un baiser ; et remarquez
encore que ce début n'invite à l'intelligence (des parties de l'Écriture
où il se trouve), que les âmes tranquilles et pacifiques, qui sont
exemptes du trouble des passions, et du tumulte des soins de la terre.
7. Ne vous imaginez pas non
plus, que ce soit sans raison, que l'inscription de ce livre ne porte
pas simplement, le Cantique, mais le Cantique des cantiques. J'ai lu
plusieurs cantiques dans l'Écriture, et je ne me souviens point, que ce
nom soit donné à un autre. Israël chanta un cantique au Seigneur en
action de grâces, de ce qu'il avait échappé à l'épée et à la servitude
de Pharaon, et pour s'être vu délivré et vengé en même temps par le
double miracle de la mer Rouge. Néanmoins ce cantique n'est point appelé
le Cantique des cantiques, ôtais si j'ai bonne mémoire, l'Écriture dit :
« Israël chanta ce cantique à la gloire du Seigneur » (Ex. XV, 1).
Débbora (Jg. V, 1) Judith (Jt. XVI, 1) et la mère de Samuel (I R. II, 1)
ont chanté des cantiques ; quelques prophètes en ont pareillement
chanté, mais on ne lit nulle part qu'aucun d'eux ait appelé son
cantique, le Cantique des cantiques. D'ailleurs on voit, si je ne me
trompe, que toutes ces personnes ont chanté à cause de quelque avantage
reçu par eux ou par les leurs, par exemple, pour avoir gagné une
bataille, échappé à un péril, obtenu ce qu'ils souhaitaient, et pour
d'autres sujets semblables , et chacun pour des causes particulières, et
de peur de paraître ingrats pour les bienfaits de Dieu, suivant cette
parole du prophète : « Le juste vous donnera des louanges, lorsque vous
lui aurez fait quelque grâce » (Ps. XI, VIII, 19). Mais Salomon, ce roi,
doué d'une sagesse admirable, élevé au comble de la gloire, comblé de
biens, et jouissant d'une paix parfaite, n'avait besoin d'aucune des
faveurs dont nous avons parlé, qui pût lui donner le sujet de chanter
son divin Cantique. On ne trouve même en nul endroit de l'Écriture, rien
qui semble marquer cela.
8. C'est donc par une
inspiration divine, qu'il a chanté les louanges de Jésus-Christ. et de
l'Église, la grâce d'un- amour sacré, et les mystères d'un mariage
éternel, qu'il a exprimé les désirs d'une âme sainte, et que, dans les
transports d'une allégresse toute spirituelle, il a composé un
Épithalame dans un style agréable et figuré. Car, à l'exemple de Moïse,
il voilait sa face, qui sans doute n'était pas moins resplendissante que
la sienne à cet égard, parce que, en ce temps-là, il n'y avait personne,
ou du moins, il y en avait très peu qui fussent capables de soutenir
cette gloire dans tout son éclat. Je crois donc que ce chant nuptial est
nommé le Cantique des cantiques, à cause de son excellence, comme celui
en l'honneur de qui il a été fait est appelé, par excellence, le Roi des
rois, et le Dominateur des dominateurs (I Tm. VI, 15).
9. Si vous consultez votre
propre expérience
,
après la victoire que votre foi a remportée sur le monde, et quand vous
vous êtes vus hors de l'abîme de misère, et du fond du bourbier,
n'avez-vous pas aussi chanté au Seigneur un cantique nouveau en
reconnaissance des merveilles qu'il a opérées ? et lorsqu'il a commencé
à affermir vos pieds sur la pierre, et à conduire vos pas, je ne doute
point que, pour le remercier de ce renouvellement de vie, vous n'ayez
encore chanté un autre cantique à la gloire de notre Dieu. Mais lorsque,
après votre repentir, non seulement il vous remit vos péchés, mais vous
promit même des récompenses, la joie dont vous a comblés l'espérance des
biens futurs ne vous a-t-elle pas animés encore davantage à chanter dans
les voies du Seigneur, combien sa gloire est grande? Et quand l'un de
vous, trouvant quelque obscurité dans l'Écriture, vient à en avoir
l'éclaircissement, il n'y a point de doute qu'en actions de grâce de ce
qu'il a reçu la nourriture de ce pain céleste, il ne fasse retentir un
chant d'allégresse et de louanges, comme ceux qu'on entend dans un
festin délicieux. Enfin, dans vos exercices et vos combats de chaque
jour, car il n'y a pas de trêve pour ceux qui vivent avec piété en
Jésus-Christ, de la part, soit de la chair, soit du monde et du diable
(Jb, VII, 1). La vie de l'homme sur la terre est une guerre continuelle
comme vous l'éprouvez sans cesse en vous-mêmes, en sorte que chaque jour
vous devez chanter de nouveaux cantiques pour les victoires que vous
remportez. Toutes les fois qu'on surmonte une tentation, qu'on dompte un
vice, qu'on évite un péril imminent, ou qu'on découvre le filet de celui
qui tendait des piéges, qu'on est parfaitement guéri d'une passion
ancienne et invétérée de l'âme, que par une faveur particulière de Dieu
on acquiert quelque vertu longtemps désirée et souvent demandée,
n'entendons pas, selon le Prophète, retentir des actions de grâce et des
paroles de louanges (Is. LII. 3), à chacun de ses bienfaits, Dieu
n'est-il pas béni dans ses dons ? S'il en était autrement, celui-là
serait estimé ingrat au jour du jugement qui ne pourrait dire à Dieu :
« Vos bienfaits étaient le sujet de mes cantiques dans le lieu de mon
exil » (Ps. CXVIII, 54).
10. Je crois que vous
reconnaissez déjà dans vous-mêmes, ce que, dans le psautier, on appelle
non pas Cantiques des cantiques, mais cantiques graduels; parce que à
mesure que vous faites quelques progrès, selon les degrés que chacun a
disposés dans son cœur, vous devez chanter un cantique à la louange et à
la gloire de celui qui est la cause de cet avancement. Sans cela, je ne
vois pas comment ce verset du psaume peut être accompli ; « on entend
dans la tente des- justes une action de grâce d'un succès si favorable »
(Ps. CXVII. 15), ou du moins cette belle et salutaire exhortation de
l'Apôtre : « Chantez dans votre cœur des psaumes, des hymnes et des
cantiques spirituels à la gloire de Dieu » (Col. III. Ep. V.).
14. Mais il y a un cantique
qui, par son excellence et sa douceur incomparable, surpasse tous ceux
dont nous avons parlé ; et quelque autre que ce puisse être. On
l'appelle, avec raison, le Cantique des cantiques, attendu que c'est le
fruit de tous les autres. Il n'y a que la seule onction de la grâce qui
l'enseigne, et la seule expérience qui l'apprenne, que ceux qui l'ont
éprouvé le reconnaissent ; que ceux qui n'ont pas encore cette
expérience brûlent du désir, non de le connaître, mais de l'éprouver.
Car ce n'est pas un bruit de la bouche, mais une allégresse du cœur ; ce
n'est pas un son des lèvres mais un mouvement de joie; c'est un concert
non de voix, mais de volontés. On ne l'entend point au dehors, et il ne
retentit pas en public. Il n'y a que celle qui le chante et celui en
l'honneur de qui elle le chante, c'est-à-dire l'Époux et l'Epouse qui
l'entendent. Car c'est un chant nuptial qui exprime de chastes et doux
embrassements d'esprit, une union parfaite de volontés, et une liaison
d'affection et d'inclinations réciproques.
12. Au reste, il n'appartient
pas de le chanter ou de l'entendre à une âme qui est encore dans
l'enfance de la vertu et nouvellement sortie du siècle ; mais à une âme
avancée et instruite qui, par les progrès que la grâce de Dieu lui a
fait faire, a tellement grandi, sinon en âge, du moins en mérite,,
qu'elle est arrivée à l'âge parfait et nubile, si je puis parler ainsi,
et qu'elle est devenue capable de contracter mariage avec l'Époux
céleste, telle enfin que nous la dépeindrons plus amplement en son lieu.
Mais l'heure à laquelle la pauvreté de notre institut nous commande de
nous occuper au travail des mains se passe. Demain nous continuerons au
nom de Dieu, ce que nous avons commencé sur le baiser ; puisque
aujourd'hui nous avons achevé l'explication du titre.
Avec quelle impatience
les patriarches et les prophètes attendaient l’incarnation du Fils de
Dieu, qu'ils ont annoncée.
1. Je pense souvent aux
brûlants désirs avec lesquels les anciens patriarches soupiraient après
l'incarnation de Jésus-Christ, et je suis touché d'un vif sentiment de
douleur, j'en ressens une grande confusion en moi-même, et maintenant
encore à peine puis-je retenir mes larmes, tant je suis confus de la
tiédeur et de l'insensibilité des malheureux temps où nous vivons. Car,
qui d'entre nous ressent autant de joie, d'avoir reçu cette grâce, que
les saints de l'ancienne loi avaient de désir de voir s'accomplir la
promesse qui leur en avait été faite ? Plusieurs, à la vérité, se
réjouiront au jour de cette naissance que nous allons bientôt célébrer,
mais Dieu veuille que ces réjouissances aient vraiment pour objet la
nativité de Jésus, non la vanité. Ces paroles donc : « Qu'il me baise du
baiser de sa bouche » (Ct. I, 1), respirant l'ardeur des désirs et la
pieuse impatience de ces grands hommes. Le petit nombre de ceux qui,
pour lors, étaient animés de l'Esprit-Saint, sentaient par avance
combien grande devait être la grâce qui serait répandue sur ses lèvres
divines. C'est ce qui leur faisait dire, dans l'ardeur du désir dont
leur âme était enflammée : « Qu'il me baise du baiser de sa bouche »,
souhaitant passionnément de n'être pas privés d'une si grande douceur.
2. Ainsi, chacun d'eux
disait : De quoi me servent tant de discours sortis de la bouche des
prophètes ? Que celui-là plutôt qui est le plus beau des enfants des
hommes, que celui-là, dis-je, me baise du baiser de sa bouche. Je ne
veux plus entendre parler Moïse, il ne fait que bégayer pour moi (Ex.
IV.). Les lèvres d'Isaïe sont impures (Is. VI.) Jérémie ne sait pas
parler, car ce n'est qu'un enfant. (Jr. I.). Enfin tous les prophètes
sont muets, mais que celui dont ils parlent tant, oui, que celui-là me
parle lui-même ; que lui-même me baise du baiser de sa bouche. Qu'il ne
me parle plus en eux, ou par eux ; car leur langage est comme un nuage
ténébreux dans l'air ; mais qu'il me baise lui-même du baiser de sa
bouche, que son agréable présence, les torrents de son admirable
doctrine deviennent en moi une fontaine d'eau vive qui jaillisse pour la
vie éternelle. Celui que le père a sacré avec une huile de joie d'une
manière plus excellente que tous ceux qui participent à sa gloire, ne
versera-t-il pas en moi une grâce plus abondante, si toutefois il daigne
me baiser du baiser de sa bouche, lui dont le discours vif et efficace
est un baiser pour moi et un baiser qui ne consiste pas dans l'union des
lèvres, marque trop souvent trompeuse de celle des esprits, mais dans
une infusion de joie, une révélation de mystères, et un rapprochement
parfait et admirable de la lumière céleste qui éclaire l'âme, et de
l'âme qui en est éclairée ? Car celui qui adhère à Dieu ne fait qu'un
esprit avec lui. (I. Co. VI, 17). Aussi est-ce avec raison que je ne
reçois ni visions, ni songes, que je ne veux point de figures ni
d'énigmes, et que je méprise même les beautés angéliques. Car mon Jésus
les surpasse infiniment par les charmes de ses grâces infinies. Ce n'est
donc point à un autre que lui, quel qu'il soit, à un ange ou à un
homme ; mais c'est à lui-même que je demande qu'il me baise d'un baiser
de sa bouche. Je n'ai pas assez de présomption, pour qu'il me baise de
sa bouche. Ce bonheur unique, ce privilège singulier n'appartient qu'à
l'homme que le Verbe a pris dans l'Incarnation. Mais je me contente de
lui demander très humblement qu'il me baise seulement d'un baiser de sa
bouche, ce qui est commun à tous ceux qui peuvent dire : « Nous avons
tous reçu quelque chose de sa plénitude et de son abondance » (Jn. I,
16).
3. Mais écoutez, le Verbe qui
s'incarne est la bouche qui baise. La chair qu'il prend est la bouche
qui reçoit ce baiser. Le baiser qui se forme sur les lèvres de celui qui
le donne et de celui qui le reçoit, est la personne composée de l'un et
de l'autre, Jésus-Christ, l'homme médiateur entre Dieu et les hommes.
C'est donc pour cette raison que nul saint n'osait dire qu'il me baise
de sa bouche; mais seulement, d'un baiser de sa bouche, laissant cette
prérogative à celle sur qui la bouche adorable du Verbe s'est une fois
imprimée d'une manière unique, lorsque la plénitude de la Divinité s'est
jointe corporellement à elle. Heureux baiser, honneur étonnant et
merveilleux, dans lequel la bouche ne s'est pas appliquée sur la bouche,
mais où l'union des deux natures assemble les choses divines avec les
humaines, lie par un lien de paix la terre avec le ciel. « Car il est
notre paix, lui qui de deux n'a fait qu'un » (Ep. II. 14). C'était donc
après ce baiser, que les saints de l'Ancien Testament soupiraient; parce
qu'ils pressentaient qu'il renfermerait une joie immortelle, et tous les
trésors de la sagesse et de la science, et qu'ils désiraient avoir part
à l'abondance des biens qu'il devait apporter.
4. Je vois bien que ce que je
vous dis vous plait. Mais voici encore un autre sens. Les saints
n'ignoraient pas que même avant l'avènement du Sauveur, Dieu formait des
desseins de paix sur les hommes (Jr. XXIX, 11). Car il ne pouvait rien
au sujet du monde, qu'il ne le révélât aux prophètes ses serviteurs (Am.
III. 7). Et néanmoins peu de personnes en avaient la connaissance (Lc.
XVIII, 74) ; car, en ce temps-là, la foi était rare sur la terre, et
l'espérance, petite chez la plupart de ceux-mêmes qui attendaient la
rédemption d'Israël. ) mais ceux qui le savaient d'avance, prédisaient
que Jésus-Christ devait venir dans la chair et apporter la paix avec
lui. Ce qui a fait dire à l'un d'eux : « La paix sera sur la terre
lorsqu'il viendra » (Mi. V, v). Ils publiaient même avec toute sorte de
confiance, comme ils l'avaient appris d'en haut, que les hommes, par son
moyen, recouvreraient la grâce de Dieu. Ce que le précurseur de
Jésus-Christ, Jean-Baptiste, vit s'accomplir de son temps, et annonça en
disant : « la grâce et la vérité ont été apportées au monde par
Jésus-Christ » (Jn. I, 7) : et tout le peuple Chrétien éprouve
maintenant que cela est ainsi.
5. Au reste, comme ils
annonçaient la paix, et que l'Auteur de la paix tardait à venir, la foi
du peuple était chancelante, parce qu'il n'y avait personne pour les
racheter et les sauver. Cela portait les hommes à se plaindre de ce que
le prince de la paix, tant de fois annoncé, ne venait point encore,
selon qu'il l'avait promis depuis tant de siècles, par la bouche de ses
saints prophètes; et, tenant ces promesses pour suspectes, ils
demandaient avec instance un sine de réconciliation, c'est-à-dire un
baiser, comme si le reste du peuple avait répondu à ces divins messages
de paix : Jusques à quand tiendrez-vous nos âmes en suspens ? Il y a
déjà longtemps que vous annoncez la paix, et la paix ne vient point, que
vous promettez toute sorte de biens, et il n'y a que confusion et que
misère. Les anges ont souvent, et en diverses manières, annoncé ces
mêmes nouvelles à nos pères, et nos pères nous les ont aussi annoncées
en disant, « Paix, paix, et il n'y a point de paix » (Jr. VI, 14). Si
Dieu veut que je demeure persuadé de ce qu'il a promis par des messages
si fréquents, mais qu'il ne tient point, au sujet de la bonne volonté
qu'il témoigne pour nous, qu'il me baise du baiser de sa bouche, et ce
signe de paix sera pour moi un gage assuré de la paix. Car, comment
puis-je désormais me contenter de paroles ? Il vaut bien mieux confirmer
les paroles par les effets. Que Dieu montre que ces messagers sont
véridiques, si toutefois ce sont ses envoyés, et que lui-même les suive,
ainsi qu'ils l'ont promis si souvent; car sans lui, ils ne peuvent rien
faire (Jn. I, 3). Il a envoyé un serviteur, il lui a donné son bâton, et
ni la voix ni la vie ne reviennent. Je ne me lèverai, je ne
ressusciterai, je ne sortirai de la poussière, je ne respirerai l'air
favorable d'une sainte espérance, que si le Prophète descend lui-même et
me baise du baiser de sa bouche.
6. D'ailleurs, celui qui se
déclare notre médiateur auprès de Dieu, est le Fils de Dieu, et Dieu
lui-même (I Tm. II, 5 ). Et qu'est-ce que l'homme, pour qu'il se
manifeste à lui ? Qu'est-ce que le fils de l'homme, pour en faire état ?
D'où me viendrait la confiance d'oser me mettre entre les mains d'une si
haute majesté ? Comment, n'étant que terre et que cendre, serais-je
assez présomptueux pour croire que Dieu prend soin de moi ? Il est vrai
qu'il aime son père; mais il n'a besoin ni de moi, ni de mes biens. Qui
m'assurera donc qu'il est un médiateur. impartial ? Mais s'il est vrai,
comme vous le dites, que Dieu ait résolu de me faire miséricorde, et
qu'il pense à se rendre encore plus favorable ; qu'il établisse une
alliance de paix, et qu'il fasse avec moi un pacte éternel par un baiser
de sa bouche. Pour que les paroles qui partent de ses lèvres ne soient
pas vaines, il faut qu'il s'anéantisse, qu'il s'humilie, qu'il
s'abaisse, et qu'il me baise d'un baiser de sa bouche. S'il veut être un
médiateur acceptable aux deux parties, et suspect ni à l'une ni à
l'autre, que le Fils de Dieu, qui est Dieu aussi, se fasse homme et fils
de l'homme, et me rassuré par un baiser de sa bouche. Après cela, je
recevrai avec toute sorte de confiance le Fils dé Dieu pour médiateur,
parce qu'il sera vraiment tel. Je ne le tiendrai plus pour suspect,
attendu qu'il sera mon frère et ma chair ; et j'espère bien qu'il ne
pourra me mépriser quand il sera devenu l'os de mes os, et la chair de
ma chair.
7. C'est donc par ces plaintes
qu'ils demandaient avec instance ce saint baiser, c'est-à-dire le
mystère de l'Incarnation du Verbe, alors que la foi était languissante.
et abattue par un retard si long et si fâcheux; et que le peuple
infidèle, se laissant aller à l'ennui et au découragement, murmurait
contre les promesses de Dieu. Je n'invente point ce que je vous dis ;
vous le trouverez vous-mêmes dans l'Écriture. De là naissaient ces
paroles mêlées de plaintes et de murmure : « Dites et redites toujours
la même chose : Attendez, attendez encore ; un peu ici : un peu là »
(Is. XXVIII, 10). De là aussi, ces prières d'un coeur inquiet et zélé
« Récompensez, Seigneur, ceux qui vous attendent avec patience, afin que
vos prophètes soient trouvés fidèles et véritables » (Ez. XXXVI, 18). Et
ces autres : « Accomplissez
,
peigneur, les prédictions des anciens prophètes » (Ibidem). De là encore
ces promesses si douces et si pleines de consolation : « Le Seigneur va
paraître, et il ne mentira point. S'il diffère un peu, attendez-le, car
il va venir tout-à-l'heure, et il ne tardera point » (Ab. II. 3). « Son
temps est tout prêt d'arriver, et son jour ne sera point reculé » (Is.
XIV. 1). Et en la personne de celui qui était promis : « Voici, dit-il,
que je vais venir vers vous comme un fleuve de paix, et comme un torrent
qui inondera la gloire des nations » (Is. LXVI, 12). Paroles qui font
assez connaître et l'impatience des prophètes et la défiance des
peuples. C'est ainsi que le peuple murmurait, que la foi était
chancelante, et que, selon le prophète Isaïe, « les anges de paix
eux-mêmes pleuraient amèrement » (Is. XXXIII, 7). Aussi, de peur que
Jésus-Christ, différant si longtemps à venir, le genre humain tout
entier ne se perdit par le désespoir, en se croyant méprisé, à cause de
sa condition fragile et mortelle, et en se défiant de la grâce de sa
réconciliation avec Dieu tant de fois promise, les saints dont la foi
était rendue certaine par l'esprit qui les animait, souhaitaient que
leur certitude fût entièrement confirmée par la présence du Verbe
incarné, et demandaient avec instance, à cause des personnes faibles et
incrédules, le signe de la paix qu'elle devait rétablir.
8. O racine de Jessé, qui êtes
exposée pour servir de signe aux peuples (Is. II, 10), que de rois et de
prophètes ont désiré de vous voir, et ne vous ont point vue ? Siméon fut
le plus heureux de tous, lui qui dut sa longue vieillesse à une
miséricorde abondante (Lc. II, 25). Il avait, en effet, souhaité
passionnément de voir ce signe si désiré ; il le vit et fut comblé de
joie; et, après avoir reçu le baiser de paix, il mourut en paix, non
point toutefois sans annoncer clairement avant de mourir, que Jésus
était né pour être en butte à la contradiction. Il en fut, en effet,
ainsi. On s'opposa à ce signe de paix, dès qu'il parut, mais cette
opposition ne vint que des ennemis de la paix. Car c'est une paix pour
les hommes de bonne volonté (Lc. II, 14) ; mais c'est une pierre de
scandale pour les méchants (Mt. II, 3). Hérode fut troublé, et toute la
ville de Jérusalem le fut avec lui, lorsqu'il vint dans son propre
héritage, et que les siens ne l'ont point voulu recevoir (Jn. I, 11).
Heureux ces bergers qui, dans leur veille, ont été dignes de voir ce
signe. Déjà il se cachait aux sages et aux prudents, et ne se faisait
connaître qu'aux petits. Il est vrai que Hérode voulut le voir aussi;
mais parce qu'il n'avait pas de bonnes intentions, il ne mérita pas
cette faveur. Car il était le signe de la paix, qui n'est donné aux
hommes de bonne volonté. Mais à Hérode et à ses semblables, il ne sera
point donné d'autre signe que celui de Jonas (Lc. II, 12). Aussi, l'Ange
dit-il aux Bergers: " Ce signe est pour vous;" pour vous, qui êtes
humbles et obéissants ; pour vous, qui ne vous portez point aux choses
élevées et qui veillez et méditez jour et nuit sur la Loi de Dieu.
C'est pour vous, ce signe dit-il. Quel signe ? Ce signe que les anges
promettaient, que les peuples demandaient, que les prophètes avaient
prédit ; le Seigneur l'a fait et vous l'a montré, mais c'est afin que
les incrédules reçoivent la foi, les faibles l'espérance, et les
parfaits une entière sécurité. Ce signe est donc pour vous. De quoi
est-il le signe ? Du pardon, de la grâce, de la paix, mais d'une paix
qui n'aura point de fin. Voici donc quel est le signe : « Vous trouverez
un enfant, enveloppé de langes et couché dans une crèche » (Lc. II, 12).
Mais il y a un Dieu en lui qui réconcilie le monde avec lui (II Co. V,
19). « Il mourra pour vos péchés, et ressuscitera pour votre
justification, afin qu'étant justifiés par la foi, vous ayez la paix
avec Dieu » (Rm. V, 1). C'est ce signe de paix qu'un Prophète engageait
autrefois le roi Achaz à demander au Seigneur son Dieu, en haut dans le
ciel, en bas dans l'enfer (Is. VII, 11). Mais ce roi impie le refusa, ne
croyant pas, le misérable qu'il était, que par ce signe il devait y
avoir une alliance étroite entre la terre et le ciel, que les enfers
mêmes recevraient ce signe de paix, lorsque le Seigneur, en y
descendant, les saluerait par un saint baiser; et que les esprits
célestes ne laisseraient pas d'y participer aussi avec un plaisir
éternel, lorsqu'il retournerait aux cieux.
9. Il faut finir ce discours.
Mais pour résumer en peu de mots ce que nous avons dit : Il est visible
que ce saint baiser a été accordé au monde pour deus raisons; pour
affermir la foi des faibles, et pour satisfaire au désir des parfaits ;
et que ce baiser n'est autre chose que le médiateur entre Dieu et les
hommes, Jésus-Christ, l'homme qui étant Dieu, vit et règne avec le Père
et le Saint-Esprit dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
Le baiser des pieds, de
la main, de la bouche du Sauveur, etc.
1. Nous lisons aujourd'hui au
livre de l'expérience : Faites un retour sur vous-mêmes, et que chacun
examine sa propre conscience sur ce que nous avons à dire. Je voudrais
bien savoir si jamais quelqu'un de vous a reçu la grâce de dire ces
paroles du fond du coeur : " Qu'il me baise d'un baiser de sa bouche."
Car il n'appartient pas à tout le monde de le dire ainsi, mais celui-là
seul peut le faire, qui a reçu une fois un baiser spirituel de la bouche
de Jésus-Christ, sa propre expérience l'excite sans cesse, et le porte
avec plus de passion encore à recommencer ce qu'il a déjà trouvé si
doux. Pour moi, je crois qu'on ne peut savoir ce que c'est, quand on ne
l'a pas éprouvé : car c'est une manne cachée, et il n'y a que celui qui
en mange qui aura encore faim : c'est une fontaine scellée, à laquelle
nul étranger ne participe, mais dont celui-là seul qui en boit aura
encore soif. Écoutez celui qui l'avait éprouvé comme il l'a redemandé :
" Rendez-moi, dit-il, la joie de votre Sauveur (Ps. L,14). " Qu'une
âme donc qui me ressemble, une âme chargée de péchés, sujette aux
passions de la chair, qui n'a point encore goûté les douceurs de
l'Esprit-Saint, et n'a jamais éprouvé ce que c'est que des joies
intérieures, n'aspire point à une grâce pareille.
2. Néanmoins, à celui-là je
veux montrer dans le Sauveur un lieu qui lui convienne. Qu'il n'ait pas
la témérité de s'élever jusqu'à la bouche de ce divin Époux : mais que,
saisi d'une sainte frayeur, il se tienne prosterné avec moi aux pieds de
ce Seigneur si sévère, et qu'il regarde la terre en tremblant avec le
Publicain (Lc. XVIII, 13), sans oser non plus que lui regarder le Ciel,
de peur que ses yeux accoutumés aux ténèbres, ne soient éblouis par une
si vive lumière, qu'il ne soit accablé sous le poids de la gloire, et
que, frappé des splendeurs extraordinaires de cette Majesté souveraine,
il ne soit enveloppé de nouveau de ténèbres encore plus épaisses. Qui
que vous soyez, si vous êtes pécheur, que cette partie du corps où la
sainte pécheresse se dépouilla de ses péchés, et se revêtit de la
sainteté, ne vous semble ni vil ni méprisable. C'est là que cette
Éthiopienne changera de peau, et que, rétablie dans une nouvelle
blancheur, elle répondait avec autant de confiance que de vérité à ceux
qui lui faisaient des reproches . " Filles de Jérusalem, je suis noire,
mais je suis belle (Cant. I, 4). " Si vous vous étonnez que cela ait pu
se faire, et si vous me demandez comment elle a mérité une si grande
faveur; apprenez-le en un mot. Elle pleura amèrement, et, tirant de
longs soupirs du plus profond de son âme, elle poussa des sanglots
salutaires, et vomit le fiel qui infestait son coeur. Le céleste Médecin
la secourut promptement, parce que sa parole court avec vitesse (Ps.
CXLVII, 15). La parole de Dieu n'est-elle point un breuvage : Elle en
est un, en effet, mais un breuvage fort, actif, et qui pénètre les
coeurs et les reins (Ps. VII, 10). " Enfin, elle est vive et efficace;
elle est plus perçante qu'une épée à deux tranchants; elle va jusqu'à la
division de l'âme et de l'esprit, jusqu'à la moëlle des os, et elle
sonde les plus secrètes pensées (Hb. IV, 12). " A l'exemple donc de
cette, bienheureuse pénitente, prosternez-vous aussi, vous qui êtes
misérable, afin de ne plus l'être ; prosternez-vous en terre, embrassez
ses pieds, apaisez-le en les baisant, arrosez-les de vos larmes, non
pour les laver, mais pour vous laver vous-même, et pour devenir l'une de
ces brebis tondues qui sortent du lavoir; et n'ayez pas l'assurance de
lever vos yeux abattus de honte et de douleur, avant que vous entendiez
aussi ces paroles : " Vos péchés vous sont remis (Lc. VII, 48) ;
Levez-vous, levez-vous fille de Sion, qui êtes captive, levez-vous, et
sortez de la poussière (Is. LII, 2). "
3. Ayant ainsi commencé par
baiser, les pieds, ne présumez pas aussitôt de vous élever au baiser de
la bouche ; mais que le baiser de la main, vous serve comme d'un degré
pour y arriver. En voici la raison. Quand Jésus lui-même me dirait : vos
péchés vous sont remis, à quoi cela me servirait-il, si je ne cessais
point de pécher ? Que me servirait-il d'avoir lavé mes pieds, si je les
souille encore ? Je suis demeuré longtemps couché dans le bourbier des
vices; mais si je viens à retomber, je serai sans doute en un état
beaucoup plus déplorable qu'auparavant. Car je me souviens que celui qui
m'a guéri, m'a dit : " Voilà que vous avez reçu la santé, allez et ne
péchez plus, de peur qu'il ne vous arrive encore pire (Joan. V, 14). "
Il faut que celui qui m'a donné la volonté de faire pénitence, me donne
encore la force de m'abstenir de pécher, de peur que je ne vienne à
retomber dans le crime, et que mon dernier état ne soit pire que le
premier. Malheur à moi, lors même que je ferais pénitence, s'il vient
aussitôt à retirer la main dont il me soutenait, lui sans qui je ne puis
rien faire : non, dis-je, absolument rien, puisque sans lui je ne
saurais ni me repentir ni m'abstenir du péché. J'entends le conseil que
me donne le Sage, " de ne point demander deux fois la même grâce (Ecc.
VII, 15). " L'Arrêt que le Juge prononce contre l'arbre qui ne porte
point de bon fruit, m'épouvante (Mt. III, 8). J'avoue donc que je ne
saurais être entièrement satisfait de la première grâce, par laquelle je
me repens de mes fautes, si je n'en reçois une seconde, qui me fasse
faire de dignes fruits de pénitence, et m'empêche de retourner à mon
premier vomissement.
4. C'est donc ce qui me reste
à demander et à obtenir, avant d'entreprendre de m'élever plus haut et
de baiser un endroit plus sacré. Je ne veux pas m'élever si haut en si
peu de temps, je veux ne m'avancer que peu à peu. Car autant l'impudence
d'un pécheur déplaît à Dieu, autant la modestie d'un pénitent lui est
agréable. Il y a loin, et il n'est même pas facile d'aller du, pied à la
bouche, et il y aurait même de l'irrévérence à passer sitôt de l'un à
l'autre. Quel excès de hardiesse, en effet! Encore tout souillé des
ordures du péché, oser toucher à sa bouche sacrée ? Ce n'est que d'hier
que vous êtes tirés de la boue, et vous aspireriez dès aujourd'hui à la
majesté de son visage? Il faut auparavant que vous baisiez sa main,
qu'elle essuie vos impuretés, et qu'elle vous relève Mais comment vous
relèvera-t-elle? C'est en vous donnant sujet d'aspirer plus haut:
qu'est-ce à dire ? c'est-à-dire en vous accordant la beauté de la
continence, et les dignes fruits d'une pénitence sincère, qui sont les
oeuvres de piété. Ces grâces vous relèveront du fumier où vous êtes
couché, et vous feront espérer de monter un peu plus haut : et après que
vous aurez reçu ces dons, baisez-lui la main, c'est-à-dire, ne vous en
attribuez point la gloire; mais donnez-la lui tout entière. Offrez-lui
un double sacrifice de louanges, et parce qu'il vous a pardonné vos
crimes, et parce qu'il vous a donné des vertus. Autrement, voyez comment
vous pourrez vous défendre de ces paroles de l'Apôtre : " Qu'avez-vous
que vous n'ayez reçu ? Et si vous l'avez reçu, pourquoi vous en
glorifiez-vous comme si vous ne l'aviez point reçu (I Cor. IV, 7). "
5. Après que ces deux baisers
vous auront donné une double preuve de la bonté divine, peut-être
serez-vous plus hardi à entreprendre quelque chose de plus saint. Car, à
mesure que vous croîtrez en grâce, votre confiance augmentera, vous
aimerez d'un amour plus fervent, et vous frapperez à la porte avec plus
d'assurance, pour obtenir ce dont vous sentirez le besoin ; or on ouvre
à celui qui frappe. Et dans cette disposition, je crois qu'on ne vous
refusera pas ce baiser, le plus excellent et le plus saint de tous, et
qui enferme en soi des consolations et des douceurs ineffables. Voici
donc la voie et l'ordre qu'on doit suivre. D'abord nous nous jetons aux
pieds du Seigneur, et nous pleurons devant celui qui nous a faits, les
fautes que nous avons commises. Ensuite nous cherchons cette main
favorable qui nous relève et fortifie nos genoux défaillants. Enfin,
après avoir obtenu ces deux premières grâces avec beaucoup de prières et
de larmes, nous nous hasardons à nous élever jusqu'à cette bouche pleine
de gloire et de majesté, je ne le dis qu'avec frayeur et tremblement,
non seulement pour la regarder, mais même pour la baiser, parce que le
Christ notre Seigneur est l'esprit qui précède notre face. Et par ce
saint baiser nous nous unissons étroitement à lui, et nous devenons, par
un effet de sa bonté infinie, un même esprit avec lui.
6. C'est avec, raison Seigneur
Jésus, oui, c'est avec raison que tous les mouvements de mon coeur
tendent vers vous. Ma face vous a cherché; je chercherai, Seigneur,
votre visage adorable. Car vous m'avez fait sentir votre miséricorde dès
le matin, lorsqu'étant couché dans la poussière, et baisant les traces
sacrées de vos pas, vous m'avez pardonné les désordres de ma vie passée.
Puis, quand le jour à grandi, vous avez réjoui l'âme de votre serviteur,
lorsque, par le baiser de votre main, vous lui avez aussi accordé la
grâce de bien vivre. Et maintenant, que reste-t-il, Seigneur, sinon que,
daignant m'admettre aussi au baiser de votre bouche divine, dans la
plénitude de la lumière, et dans la ferveur de l'esprit, vous me
combliez de joie par la jouissance de votre visage? Apprenez-moi, ô
Seigneur très doux et très aimable, apprenez-moi où vous paissez, où
vous vous reposez en plein midi. Mes frères, il fait bon ici pour nous,
mais voici que la malice du jour nous en retire. Car ceux dont on vient
de m'annoncer l'arrivée m'obligent d'interrompre plutôt que de finir un
discours si agréable. Je vais donc aller moi-même au-devant de nos
hôtes, afin de ne manquer à aucun devoir de la charité dont nous
parlons, de peur qu'il ne nous arrive d'entendre de nous ces paroles ;
« Ils disent, et ne font, point » (Mt. XXIII, 3). Cependant, mes frères,
priez Dieu qu'il ait agréable le sacrifice volontaire que ma bouche lui
offre, afin qu'il serve pour votre édification, et que son saint nom en
soit loué et glorifié.
Des trois progrès de
l'âme, signifiés par les trois baisers des pieds, de la main et de la
bouche du Seigneur.
1. Nous avons parlé hier des
trois progrès de l'âme, figurés par les trois baisers. Je crois que vous
ne l'avez pas oublié. J'ai dessein aujourd'hui de continuer ce sujet,
selon que Dieu daignera par sa bonté, inspirer mon néant. Nous avons
dit, si vous vous en souvenez bien, que ces baisers se donnent aux
pieds, à la main et à la bouche de Jésus-Christ ; en rapportant chaque
baiser à chacune de ces parties. Le premier est pour ceux qui commencent
à se convertir. Le second pour ceux qui sont plus avancés. Et le
troisième n'est accordé qu'à ceux qui sont parfaits et qui sont rares.
C'est par ce dernier que commence cette partie de l'Écriture, que nous
avons entrepris de traiter ; voilà pourquoi nous avons ajouté les deux
autres. Je vous laisse à juger s'il y avait nécessité de le faire. La
force même des choses semble le demander, et y porte naturellement. Et
je ne doute point que vous ne reconnaissiez aussi qu'il faut qu'il y ait
eu, en effet, d'autres baisers dont l'Épouse a voulu distinguer celui de
la bouche, quand elle dit : « Qu'il me baise d'un baiser de sa bouche »
(Ct. I, 1). Pourquoi, en effet, lorsqu'elle pouvait se contenter de dire
qu il me baise, a-t-elle ajouté expressément et précisément d'un baiser
de sa bouche, contre la coutume et l'usage ordinaire de parler, sinon
pour montrer que le baiser qu'elle demandait est le plus excellent, mais
n'est pas le seul ? De fait, dans le langage ordinaire, nous disons
simplement, baisez-moi, ou donnez-moi un baiser, sans que jamais on
ajoute de votre bouche. En effet, quand deux personnes se disposent à se
baiser, est-ce qu'elles n'approchent pas l'une de l'autre leurs lèvres
sans se demander expressément de le faire. Ainsi, par exemple, lorsque
l'Évangéliste raconte comment Judas trahit notre Seigneur par un baiser,
il dit : « et Judas le baisa » (Mc. XIV, 45), sans ajouter que ce fut
avec sa bouche, ou d'un baiser de sa bouche. C'est ainsi que s'exprime
quiconque parle ou écrit. Il y a donc trois états ou trois progrès de
l'âme, qui ne sont bien connus que de ceux qui les ont éprouvés,
lorsque, autant qu'il se peut dans ce corps fragile et mortel, ils
considèrent, soit le pardon qu'ils ont reçu de leurs mauvaises actions,
soit la grâce qui leur a été donnée d'en faire de bonnes, ou enfin, la
préférence de celui qui leur a communiqué tant de biens et de faveurs.
2. Mais, je veux encore vous
expliquer plus nettement pourquoi j'appelle baisers le premier et lé
second de ces avancements spirituels. Nous savons tous que le baiser est
un signe de paix. Or si, comme dit l'Écriture, nos péchés nous séparent
d'avec Dieu (Sg. I, 4), quand on ôte ce qui est entre lui et nous, on a
la paix. Lors donc que, satisfaisant à sa justice, nous nous
réconcilions avec lui par la destruction de ce péché qui nous en
séparait, le pardon que nous recevons se peut-il appeler autrement que
baiser de paix ? Or, ce baiser ne doit point être pris autre part qu'aux
pieds. Car, la satisfaction qui est le remède d'une orgueilleuse
transgression de la loi de Dieu, doit être humble et pleine de
confusion.
3. Mais, lorsque la grâce se
communique à nous d'une façon, pour ainsi dire, plus familière et plus
abondante, pour nous faire mener une vie mieux réglée et une conduite
plus digne de Dieu, nous commençons à lever la tète avec plus de
confiance, à sortir de la poussière et à baiser la main de notre
bienfaiteur ; si toutefois, loin de nous glorifier d'un si grand bien,
nous en donnons toute la gloire à celui qui en est l'auteur; et si, au
lieu de nous attribuer ses dons, nous ne les rapportons qu'à lui seul.
Autrement, si nous nous glorifions en nous-mêmes plutôt que dans le
Seigneur, nous baisons notre main, non pas la sienne ; ce qui, au
jugement du saint homme Job (Jb XXXI, 28), est le plus grand de tous les
crimes et une espèce d'idolâtrie. Si donc, suivant le témoignage de
l'Écriture, chercher sa propre gloire, c'est baiser sa main, il s'en
suit qu'on peut dire avec assez de raison que celui qui rend gloire à
Dieu, baise la main de Dieu. Nous voyons que cela se pratique de même
parmi les hommes, et que les esclaves ont coutume de baiser le pied de
leurs maîtres, lorsque, après les avoir offensés, ils leur demandent
pardon, et les pauvres, les mains des riches lorsqu'ils en reçoivent
quelque assistance.
4. Mais Dieu étant un esprit,
une substance simple, dépourvue de membres, il se trouvera, peut-être,
quelqu'un qui ne voudra point admettre ce que nous avons dit, et me
demandera que je lui montre les mains et les pieds de Dieu, afin de
justifier ce que j'ai avancé du baiser du pied et de la main. Mais que
me répondra-t-il à mon tour, si je demande à celui qui me fait cette
question qu'il me montre aussi la bouche de Dieu pour justifier ce que
l'Écriture dit du baiser de la bouche ? Car, s'il a l'une de ces
parties, il a nécessairement les autres, et, si les autres lui manquent,
celle-là lui manque aussi. Disons donc que Dieu a une bouche de laquelle
il instruit les hommes ; qu'il a une main avec laquelle il donne la
nourriture à tout ce qui a vie; et qu'il a des pieds dont la terre est
l'escabeau, et vers lesquels les pécheurs de la terre se tournent et
s'abaissent pour satisfaire à sa justice. Dieu donc a toutes ces choses,
mais il les a par les effets, non par sa nature. Une confession pleine
de regret et de honte, trouve en Dieu où s'humilier et s'abaisser
profondément ; une ardente dévotion, où se renouveler et se fortifier ;
et une douce contemplation, où se reposer dans ses extases. Celui qui
gouverne toutes choses est tout à tous, mais à proprement parler, il
n'est rien de toutes ces choses. Car, si on le considère en lui-même, il
habite une lumière inaccessible (I Tim. VI, 16). Sa paix surpasse tout
ce qu'on s'en peut imaginer (Phil. IV, 1); sa sagesse n'a point de
bornes, ni sa grandeur de limites; et nul homme ne le saurait voir en
cette vie (Ex. XXXIII, 29). Ce n'est pas qu'il soit bien loin de chacun
de nous, il est l'Être de toutes choses, et sans lui tout retomberait
dans le néant. Mais ce qui est encore plus admirable, rien n'est plus
présent que lui, et rien néanmoins n'est plus incompréhensible. Car,
qu'y a-t-il de plus présent à chaque chose que son être propre ; et,
néanmoins, qu'y a-t-il de plus incompréhensible pour chacun que l'Être
de toutes choses ? Mais, si je dis que Dieu est l'Être de toutes choses,
ce n'est pas qu'elles aient le même être que lui ; mais c'est que toutes
choses procèdent de lui, subsistent par lui, et sont en lui (Rm. XI,
36). Celui qui a créé toutes choses est donc l'Être de toutes les choses
créées ; mais c'est comme cause et comme principe, non comme matière.
C'est de cette sorte que cette haute Majesté daigne être à l'égard de
ses créatures. Il est en général l'être de tout, la vie des animaux, la
lumière de ceux qui se servent de la raison, la vertu de ceux qui s'en
servent bien, et la gloire de ceux qui triomphent.
5. Or, pour créer toutes ces
choses, pour les gouverner, les régler, les mouvoir, les faire croître,
les renouveler, et les affermir, il n'a pas besoin d'instruments
corporels, c'est par sa seule parole qu'il a créé toutes choses, les
corps et les esprits. Les âmes ont besoin de corps et de sens corporels,
pour se faire connaître les unes aux autres, et pour agir les unes sur
les autres. Mais, il n'en est pas ainsi du Dieu tout-puissant, parce que
l'effet suit sa volonté avec une vitesse admirable, soit pour créer les
choses, soit pour les ordonner selon qu'il lui plaît. Il exerce sa
puissance sur qui il veut, et autant qu'il veut, sans avoir besoin du
secours de membres corporels. Mais quoi, pensez-vous que pour regarder
les choses que lui-même a créées, il ait besoin du secours des sens
corporels ? Rien ne se cache et ne se dérobe à sa lumière qui est
partout présente, et, pour connaître quelque chose, il n'a que faire du
ministère des sens. Non seulement, il connaît toutes choses sans qu'il
ait un corps ; mais, il se fait connaître lui-même à ceux qui ont le
coeur pur, sans l'entremise d'aucun corps. Je dis souvent la même chose
en différentes manières, afin qu'on l'entende mieux. Mais comme ce qui
me reste de temps est court pour achever cette matière, je suis d'avis
que nous la remettions à demain.
Il y a quatre sortes
d'esprits ; celui de Dieu, celui de l’ange, celui de l'homme et celui de
la bête.
1. Il y a quatre sortes
d'esprits que vous connaissez, celui de la bête, celui de l'homme, celui
de l'ange et l'esprit de celui qui les a créés tous. De tous ces
esprits, il n'y en a pas un qui n'ait besoin d'un corps, ou de la
ressemblance d'un corps, soit pour son usage particulier, ou pour celui
des autres, soit encore pour tous les deux à la fois; si ce n'est
seulement celui à qui tonte créature, tant spirituelle que corporelle,
dit avec justice : « Vous êtes mon Dieu, parce que vous n'avez nul
besoin de mes biens » (Ps. XV, 2). Quant au premier de ces quatre
esprits, il est certain que le corps lui est si nécessaire, qu'il ne
peut en aucune façon subsister sans lui. Car il cesse de vivre aussi
bien que de donner la vie au corps qu'il anime, aussitôt que la bête
meurt. Pour ce qui est de nous, il est vrai que nous vivons après que
notre corps est mort ; mais nous ne possédons que : par le corps ce qui
fait la vie bienheureuse. C'est ce qu'avait éprouvé celui qui disait :
« Les grandeurs invisibles de Dieu se connaissent et se voient par les
choses créées » (Rm. I, 20). Car les choses créées, c'est-à-dire, les
choses corporelles et visibles, ne viennent à notre connaissance que par
l'entremise des sens. Les créatures spirituelles, telles que nous, ont
donc besoin de corps, puisque, sans lui, elles ne peuvent acquérir la
science des choses qui font la félicité. Si on me dit que les enfants
régénérés par le baptême ne laissent pas de passer à la vie
bienheureuse, ainsi que la foi nous l'enseigne, quoiqu'ils sortent du
corps sans cette science des choses corporelles, je réponds, en un mot,
que ce privilège est, en eux, un effet de la grâce, non de la nature,
or, je ne parle pas ici des miracles de Dieu, mais des choses
naturelles.
2. Pour ce qui est des esprits
célestes, ils ont aussi besoin de corps, on n'en peut douter en
entendant ces paroles vraies et vraiment divines « Tous les esprits bien
heureux, dit l'Apôtre, ne sont-ils par les ministres des ordres de Dieu,
et envoyés pour ceux qui sont destinés à l'héritage du salut ? » (Hb.
I, 14) Or, comment peuvent-ils accomplir leur ministère, sans se servir
de corps, surtout auprès de ceux qui vivent dans un corps ? Enfin, il
n'appartient qu'aux corps de courir ça et là et de passer d'un lieu à un
autre. Or, une autorité aussi connue qu'indubitable témoigne que les
anges le font souvent. De là vient qu'ils ont apparu aux anciens ;
qu'ils se sont lavé les pieds. Ainsi les esprits du dernier ordre, et
ceux du premier ont besoin d'un corps qui leur soit propre, non pas
néanmoins pour s'en aider, mais pour aider les autres.
3. Les services que rendent
les bêtes pour acquitter la dette de leur création ne se rapportent
qu'au temps et au corps. C'est pourquoi elles passent avec le temps, et
meurent avec leur corps ; car un serviteur ne demeure pas toujours dans
une maison, mais ceux qui en font bon usage rapportent tout le service
qu'ils en tirent à un gain spirituel qui dure toujours. Quant à l'ange,
il exerce des devoirs de piété dans une liberté tout entière, et sert
les hommes avec promptitude et allégresse, pour leur procurer les biens
futurs, parce qu'ils doivent être à jamais ses concitoyens, et les
cohéritiers de son éternelle félicité. La bête donc a besoin d'un corps
pour nous servir conformément à la condition de sa nature , et l'ange
pour nous rendre de pieux et charitables devoirs. Quant à eux, je ne
vois pas quel avantage ils en retirent, au moins pour l'éternité. Si
l'esprit irraisonnable participe en quelque sorte à la connaissance des
choses corporelles par le moyen du corps , son corps ne lui sert pas au
point de l'élever peu à peu par l'entremise des choses sensibles, dont
il lui fait part, jusqu'aux choses spirituelles et intelligibles. Et
toutefois par les services passagers et corporels qu'il rend, il aide
ceux qui font servir les choses temporelles au fruit des éternelles,
parce qu'ils usent de ce monde, comme n'en usant pas.
4. Et pour l'esprit angélique,
sans le secours du corps, et sans voir les choses qui tombent sous les
sens, par la seule vivacité de sa nature, et la proximité de Dieu, il
est suffisant pour comprendre les choses les plus élevées, et pour
pénétrer les plus secrètes. C'est ce que l'Apôtre avait compris, lorsque
après avoir dit: " Les grandeurs invisibles de Dieu se voient par le
moyen des choses créées, il ajoute aussitôt, par les créatures qui sont
sur la terre, (Rom. I, 2), " attendu qu'il n'en est pas ainsi des
créatures du ciel. Cet habitant du ciel par sa subtilité et sa sublimité
naturelles, arrive avec une promptitude et une facilité merveilleuses,
sans s'aider du secours d'aucun sens, d'aucun membre, ni d'aucun objet
corporel, là où cet esprit enveloppé de chair, et étranger ici-bas,
s'efforce d'arriver peu à peu, et comme par degrés, en se servant de la
considération des choses sensibles. En effet, pourquoi chercherait-il
des sens spirituels dans la contemplation des créatures corporelles,
puisqu'il les lit sans contradiction, et les entend sans difficulté,
dans le livre de vie ? Pourquoi tirerait-il à la sueur de son front, le
grain de l'épi, le vin du raisin, l'huile de l'olive. puisqu'il a en
main toutes choses en abondance? Qui voudrait aller mendier son pain
chez les autres quand il a chez soi du pain en abondance ? Qui se
mettrait en peine de creuser un puits et de chercher de l'eau avec
beaucoup de travail dans les entrailles de la terre, quand il a une
source vive qui lui en fournit abondamment de très belle et de
très claire ? Ainsi donc, ni l'esprit des animaux irraisonnables, ni
celui des anges, ne reçoivent aucune aide de leurs corps, pour posséder
les choses qui rendent heureuse la créature spirituelle; l'un ne les
comprend point à cause de sa stupidité naturelle, et l'autre n'en a pas
besoin à causé de la gloire éminente dont il jouit.
5. Pour ce qui est de l'esprit
de l'homme qui tient comme le milieu entre le plus élevé et le plus bas,
il est évident qu'il a tellement besoin d'un corps, que, sans cela, il
ne peut ni profiter lui-même, ni servir les autres. Car, sans parler des
autres parties du corps et de leurs usages, comment, je vous prie,
pourriez-vous, sans la langue, instruire celui qui vous écoute, ouïr
sans oreilles celui qui vous instruit?
6. Puis donc que sans le
secours du corps, l'esprit animal ne petit rendre les devoirs de sa
condition servile, ni celui de l'ange accomplir son ministère de
charité, ni l'âme raisonnable servir son prochain par soi-même, en ce
qui regarde le salut, il parait, que tout esprit créé a absolument
besoin de l'assistance du corps, ou pour l'utilité des autres, ou pour
la sienne et pour celle des autres et la sienne en même temps. Il y a
des animaux, direz-vous, qui sont incommodes, et dont on ne saurait
tirer aucun avantage. Ils servent au moins pour la vue, s'ils n'ont
point d'autre usage, et ils sont plus utiles à l'âme de ceux qui les
regardent, qu'ils ne le pourraient être au corps de ceux qui s'en
serviraient. Et, quand même ils seraient nuisibles et pernicieux à la
vie temporelle des hommes, il y a toujours en eux des choses qui
contribuent an bien de ceux qui, selon le décret éternel de Dieu, sont
appelés à l'état de sainteté, sinon en servant d'aliment, ou en rendant
quelque autre service, du moins en exerçant l'esprit par une voie
facile, ouverte à tout homme raisonnable, et en le conduisant à la
connaissance des grandeurs invisibles de Dieu, par la considération des
choses créées et visibles. Car le diable et ses satellites dont
l'intention est toujours mauvaise, désirent sans cesse nuire, mais à
Dieu ne plaise que ce soit à ceux qui sont remplis de zèle et dont il
est dit. " Qui vous pourra nuire, si vous êtes pleins d'un lion zèle, (I
Pet. III, V. 13)? ". Au contraire, ils servent aux bons, quoique ce soit
contre leur dessein, et ils contribuent à leur bien et à leur avantage.
7. Au reste, les corps des
anges leur sont-ils naturels, comme ceux des hommes sont naturels aux
hommes, sont-ce des animaux comme les hommes, mais immortels, ce que les
hommes ne sont pas encore; changent-ils de corps et leur donnent-ils
telle forme et telle figure qu'il leur plaît, lorsqu'ils veulent
apparaître, les rendant épais et solides, autant qu'ils le veulent,
quoique en réalité ils soient impalpables et invisibles, à cause de leur
nature subtile et déliée ? Ou bien, d'une substance simple et
spirituelle [4] même, prennent-ils ce corps, lorsqu'il en est besoin, et
après avoir fait ce qu'ils souhaitaient, le quittent-ils et le font-ils
résoudre en la même matière dont ils l'ont tiré? Ce sont autant de
questions que je vous prie de ne point faire. Les pères semblent
partagés là dessus, et pour moi, je ne vois pas bien quelle est
l'opinion vraie, j'avoue même que je ne le sais pas. De plus, je crois
que la connaissance de ces choses serait assez inutile pour votre
avancement spirituel.
8. Sachez seulement, que nul
esprit créé ne s'unit de lui-même au nôtre, en sorte que, sans le
secours d'aucun corps, il se confonde tellement avec nous, que par cette
communication ou cette infusion, il nous rende savants ou plus
savants, bons ou meilleurs. Nul ange
[5], nulle âme n'est capable de se
joindre à moi de cette façon, ni moi de la recevoir. Les Anges même ne
sauraient non plus se joindre les uns aux autres. Cette prérogative
n'est réservée qu'à l'esprit souverain, à cet esprit sans bornes et sans
limites, qui seul, lorsqu'il instruit les anges où les hommes, n'a que
faire de nos oreilles pour se faire entendre, non plus que de bouche
pour parler. Il se répand dans nos âmes par lui-même, il se fait
connaître par lui-même. Être pur, il est compris par ceux qui sont purs.
Seul il n'a besoin de personne, seul il suffit à lui-même et à toua par
sa seule toute-puissante volonté.
9. Ce n'est pas qu'il n'opère
aussi un nombre infini de choses mer, veilleuses par les créatures
corporelles ou spirituelles qui lui sont soumises; mais c'est en
commandant, non pas en empruntant leur concours. Par exemple, de ce
qu'il se sert maintenant de ma langue pour faire son oeuvre,
c'est-à-dire pour vous instruire; c'est un effet de sa bonté, non de son
indigence, puisque sans doute il le pourrait faire par lui-même, et avec
beaucoup plus de grâce et de facilité. Ce n'est pas non plus pour se
soulager qu'il le fait; mais pour que j'acquière des mérites à votre
progrès dans la vertu. Il faut que tout homme qui fait du bien soit bien
convaincu de cela, de peur qu'il ne se glorifie des biens de Dieu en
lui-même, et non pas dans le Seigneur. Il y en a pourtant qui font le
bien sans le vouloir, comme un homme méchant, ou un mauvais ange. Et, en
ce cas, il est certain que le bien qui est fait par lui, n'est pas fait
pour lui, puisque nul bien ne peut servir à celui qui le fait malgré
soi. Il n'en est donc que le dispensateur, et je ne sais comment un bien
qui est fait par un mauvais dispensateur nous en semble plus doux et
plus agréable. Et c'est pour cela que Dieu fait aussi du bien aux bons
par les méchants, car il n'a pas besoin de leur ministère pour atteindre
ce but.
10. Quant aux êtres qui n'ont
ni raison ni sentiment, il est constant que Dieu s'en sert beaucoup
moins pour agir. Mais quand ils contribuent aussi à quelque bonne
oeuvre, on voit bien que toutes choses obéissent à celui qui a droit de
dire . " Toute la terre est à moi. (Psal. XLIX, 12). " Ou plutôt, parce
qu'il sait parfaitement quels sont les moyens les plus convenables pour
faire quelque chose, il ne cherche pas tant la vertu des créatures
corporelles dont il se sert, que la convenance et le rapport quelles ont
avec les effets pour lesquels il s'en sert. Supposant donc comme
certain, qu'il se sert ordinairement fort à propos des corps pour
accomplir ses ouvrages, comme, par exemple, des pluies pour faire germer
les semences , pour multiplier les blés, et pour mûrir les fruits :
dites-moi, je vous prie, s'il avait un corps, ce qu'il en ferait, lui à
qui il est certain qu'au moindre signe, tous les corps obéissent
indifféremment, tant célestes que terrestres? Il lui serait sans doute
superflu d'en avoir un, puisqu'il n'en trouve point qui ne lui obéisse.
Mais si nous voulions renfermer dans ce discours tout ce qui se présente
à dire sur ce sujet [6], il serait trop long et dépasserait peut-être
les forces de plusieurs. C'est pourquoi remettons à une autre fois ce
qui nous reste à dire.
283. Les corps des anges,
etc. Les Pères et les principaux docteurs de l'Église ne sont point
d'accord sur la question du corps des anges; les uns prétendent que les
anges sont corporels, et les autres,mais en moins grand nombre,
soutiennent le contraire. C'est ce qui fait que le Maître des sentences,
en voyant cette divergence d'opinions, n'a point osé se prononcer
lui-même sur ce point (Lib. II, Dist. 8). Je vois que saint Augustin est
indécis sur cette question, tout en inclinant pour l'opinion qui donne
un corps aux anges. Imbu de la doctrine de Platon, il rapporte quelque
part ce sentiment des Platoniciens sur la nature des anges, de manière à
faire voir qu'il n'est pas loin de l'admettre pour son propre compte
(Lib. VIII, de Civil. Dei, cap. XIV, XV, XVI). Bien plus, en certains
endroits, il dit que les anges sont des animaux, et qu'ils ont un corps.
Toutefois dans un passage de ses ouvrages (Enchiri. LIX), il dit que la
question des corps des anges est très-délicate. Il s'exprime en ce sens
dans plusieurs autres lieux encore que nous nous dispensons de citer;
mais Estius en a noté plusieurs dans le livre II des Sentences,
distinction 8.
Aujourd'hui c'est une doctrine
aussi certaine que générale que les anges sont incorporels, c'est-à-dire
n'ont point de corps par nature. Voir saint Thomas I. p. q. 4, art. 1,
et p. LI, art. 1 et 2. Mais est-ce une vérité de foi, ou non? c'est ce
dont tout le monde n'est pas d'accord. Voir Estius, loco citato. Sixte
de Sienne loue saint Bernard d'avoir en la modestie de ne se point
prononcer dans cette question et même d'avouer son ignorance (Lib. V,
biblioth. sanctae annot. 8). (Note de Horstius).
284. Que celle prérogative
soit donc mise de côté. etc. Il s'agit ici de la prérogative par
laquelle Dieu descend dans l'âme humaine, ce que d'autres auteurs
expriment en d'autres termes de cette manière : Dieu ne peut descendre
substantiellement dans l'âme humaine, ou l'esprit de l'homme, et la
remplir. C'est la doctrine de Didyme, dans son livre du Saint Esprit, de
Gennade, dans son livre des Dogmes de l'Église, chapitre LXXXIII, de
Bède dans ses Commentaires sur les actes, cap, V; du Maître des
sentences, dans la seconde partie de la huitième distinction. Estius
cite plusieurs témoignages de cette doctrine dans la seconde partie de
sa huitième distinction, paragraphe douzième. " Et d'abord, dit-il, il
faut avouer que Dieu seul peut remplir l'âme de l'homme, selon sa
substance; en d'autres termes, il n'y a que Dieu qui, par la présence de
sa nature, soit intimement dans l'âme tout entière, en la contenant
intérieurement, en la conservant, en la gouvernant et en opérant en
elle; 2° quant à la capacité de son désir ; 3° parla connaissance,
attendu qu'il sonde et commit tous les replis et les secrets du coeur ;
4° l'ai l'a manière toute particulière par laquelle Dieu entre dans
l'âme de l'homme, quand il l'a sanctifiée par la présence de sa grâce,
et en fait sa demeure et son temple. "
" D'un autre côté, lorsque
quelqu'un cède aux suggestions du démon, on dit que le démon entre en
lui, et le remplit de sa présence, noir point de la manière que nous
avons dit plus haut, niais à cause de la suggestion extérieure et quant
au pouvoir de le damner. Il faut entendre les choses de même pour ce qui
est des bons anges qui entrent également dans le coeur de l'homme par
leurs bonnes suggestions, et y font le bien, comme on dit avec raison,
selon ce mot de Zacharie : Un ange parlait en moi. Saint Bernard se sert
de ce passage, dans son cinquième livre de la Considération, chapitre
cinquième, où il établit très-bien ce point touchant les anges, et où il
explique très-clairement que cela se fait différemment par les anges et
par Dieu.
" Tel est le langage d'Estius
à l'endroit cité. Cassius établit sur des raisons graves et solides la
même doctrine, dans sa septième collat. chap. XIII (Note de Horstius.)
L'esprit suprême et
incirconscrit est Dieu : en quel sens on dit que les pieds de Dieu, sont
la miséricorde et le jugement.
1. Afin de relier ce discours
au précédent, souvenez-vous que nous disions, que seul, l'Esprit
souverain et sans bornes, n'a besoin du secours d'aucun corps, pour tout
ce qu'il veut faire. Ne faisons donc point de difficulté de dire que
Dieu seul :est vraiment incorporel, comme nous reconnaissons que lui
seul est vraiment immortel; parce qu'il n'y a que lui entre les esprits,
qui soit tellement élevé au dessus de tous les corps, qu'il n'a. nul
besoin de leur ministère dans aucun de ses ouvrages, et, lorsqu'il lui
plaît, se contente, pour agir, du seul mouvement de sa volonté. Il n'y a
que cette suprême majesté qui n'ait pas besoin d'un corps, ni pour soi,
ni pour d'autres; parce qu'à son seul commandement, toutes choses se
font sans délai; tout ce qu'il y a de grand fléchit sous elle , tout ce
qui lui est opposé lui cède sans résistance; tout être créé lui obéit,
et cela sans l'entremise et l'assistance d'aucune créature corporelle ni
spirituelle. il enseigne ou avertit sans le secours d'une langue; il
donne ou tient sans avoir de mains; sans pieds il court, et secourt ceux
qui périssent.
2. Il en agissait souvent
ainsi avec nos pères dans les premiers siècles. Les hommes ressentaient
des bienfaits continuels; mais ils ne savaient pas qui était leur
bienfaiteur. Sa puissance s'étendait avec force depuis le haut des cieux
jusqu'au fond des abîmes (Sg. VIII, V, 17) ; mais comme il disposait
toutes choses avec douceur, les hommes ne le connaissaient point. Ils se
réjouissaient des biens qu'ils recevaient du Seigneur, mais le Seigneur
des armées leur était inconnu, parce que tous. ses jugements étaient
doux et tranquilles. Ils venaient de lui, mais ils n'étaient pas avec
lui. Ils vivaient par lui, et ne vivaient pas pour lui. C'était de lui
qu'ils tenaient leur sagesse, mais ils ne l'employaient pas à l'aimer,
tant ils étaient éloignés de lui, ingrats et insensés. Cela les porta
enfin à ne plus attribuer leur être, leur vie et leur sagesse à celui
qui en était l'auteur , mais à la nature, ou, ce qui est plus
extravagant encore, à la fortune. Plusieurs attribuaient ainsi une
quantité de choses à leurs propres forces et à leur industrie. Que
d'hommages les esprits de séduction usurpaient-ils ainsi? Combien le
soleil et la lune en recevaient-ils? Combien en rendait-on à la terre et
à l'eau ? Combien même à des ouvrages faits de la main dés hommes, à des
herbes, à des arbres, à de viles semences, comme si t'eût été autant de
divinités ?
3. Hélas ! c'est ainsi que les
hommes ont perverti et changé les sujets de leurs adorations en la
figure de bêtes brutes qui mangent du foin et de l'herbe (Ps. CV, 20).
Mais Dieu ayant compassion de leur égarement, a daigné sortir de la
montagne obscure et ténébreuse, et placer sa tente sous le soleil (Ps.
XVIII, 6). Il a offert sa chair aux hommes qui ne connaissaient que la
chair, afin que, par sa chair, ils apprissent à goûter aussi l'esprit.
Car pendant que dans la chair et par la chair, il faisait les oeuvres
nos de la chair, mais d'un Dieu, en commandant à la nature, en
surmontant la fortune, en rendant folle la sagesse des hommes, et en
domptant la tyrannie des démons, il fit connaître clairement qu'il était
celui-là même par qui toutes ces merveilles s'opéraient autrefois quand
elles s'opéraient. Il fit donc avec force dans la chair et par la chair
des actions miraculeuses, il donna des enseignements salutaires,
souffrit des tourments indignes, et montra évidemment qu'il était celui
qui a créé le monde par un pouvoir aussi souverain qu'invisible; qui le
gouverne avec sagesse, et le maintient avec bonté. Enfin, en prêchant la
vie éternelle à des ingrats, en faisant des miracles sous les yeux des
infidèles, en priant pour ceux qui le crucifiaient, ne déclarait-il pas
manifestement qu'il était celui qui, avec son père, fait tous les jours
lever son soleil sur les bons et sur les méchants, et tomber sa pluie
sur les justes et sur les injustes (Mt. V, 45)? Comme il le disait
lui-même : "Si je ne fais pas les oeuvres de mon Père, ne me croyez
point (Jn. X, 37.) "
4. Voyez-le, il ouvre sa
bouche pour instruire ses disciples sur la montagne, et il instruit les
anges dans le ciel, dans un silence adorable; au seul attouchement de
ses mains, la lèpre se guérit, la cécité cesse, l'ouïe revient, la
langue se délie, le disciple près d'être submergé est sauvé, et il se
fait clairement reconnaître pour celui à qui David avait dit longtemps
auparavant : " Vous ouvrez votre main, et vous comblez tous les animaux
de bénédiction (Ps. CXLIV, 40)." Et encore: "Lorsque vous ouvrirez
votre main, toutes choses seront remplies des effets de votre bonté
(Psal. CIII, 28). " Voyez comme la pécheresse prosternée à ses pieds,
dans un vif repentir, s'entend dire : " Vos péchés vous sont remis
(Mt. IX, 2), " et comme elle reconnaît celui dont elle avait lu ce
qui avait été écrit tant de siècles auparavant : " Le diable sortira
devant ses pieds (Ha. III, 5). " Car lorsque péchés sont pardonnés,
le diable est chassé de l'âme du pécheur. C'est ce qui lui fait dire en
général de tous les vrais pénitents : " C'est maintenant le jugement du
monde, maintenant le prince du monde va être jeté dehors (Jn. XII,
31); " parce que Dieu remet les fautes à celui qui les confesse
humblement; et ravit au diable l'empire qu'il avait usurpé dans son
coeur.
5. Enfin, il marche avec ses
pieds sur les eaux, lui dont le Prophète avait dit avant qu'il se fût
incarné : " Votre chemin est dans la mer, et vos sentiers dans les eaux
profondes (Ps. LXXVI, 20)." C'est-à-dire , vous foulez aux pieds, les
coeurs altiers des superbes, et vous réprimez les désirs déréglés des
hommes charnels, rendant justes les impies, et humiliant les
orgueilleux. Mais comme cela se fait invisiblement, l'homme charnel ne
sent point qui le fait. C'est pourquoi le Prophète ajoute: " Et l'on ne
reconnaîtra point la trace de vos pas. " C'est encore pour cette raison,
que le Père dit à son fils : " Asseyez-vous à ma droite, jusqu'à ce que
j'aie réduit vos ennemis à être foulés sous vos pieds (Ps. CIX, 1) ; "
c'est-à-dire, jusqu'à ce que j'aie assujetti à votre volonté tous ceux
qui vous méprisent, soit malgré eux et pour leur malheur, soit de bon
coeur et pour leur félicité. Or, la chair, n'étant pas capable de
concevoir cet ouvrage qui est tout spirituel, parce que l'homme animal
ne comprend point ce qui est de l'esprit de Dieu (I Cor. II, 14); il
fallait que la pécheresse se prosternât corporellement à ses pieds
corporels, les baisât de ses lèvres de chair, et qu'elle reçût ainsi le
pardon de ses fautes, pour que ce changement de la droite du Très-Haut,
qui justifie l'impie d'une manière admirable, mais invisible, fût connu
des hommes charnels (Ps. LXXVI, 11).
6. Mais il faut que je
m'arrête un peu sur ces pieds spirituels de Dieu, que le pénitent doit
baiser, d'abord d'un baiser spirituel. Je connais votre curiosité qui ne
veut rien laisser passer sans l'avoir bien approfondi, aussi ne faut-il
point négliger comme une chose peu importante, de savoir quels sont ces
pieds que l'Écriture attribue si souvent à Dieu, et avec lesquels elle
le représente, tantôt debout, comme lorsqu'elle dit : " Nous l'adorerons
dans le ciel où il a été debout sur ses pieds (Ps. CXXXI, 7);" tantôt
marchant, comme en cet en droit : "J'habiterai en eux, et je marcherai
en eux (Lv. XXVI,); " tantôt même courant, suivant ces paroles : "
Il a couru comme un géant qui se hâte de fournir sa carrière (Ps.
XVIII, 6). " Si l'Apôtre a cru qu'il pouvait rapporter la tête en
Jésus-Christ à sa Divinité (i Cor. XI, 3), je crois que nous pouvons
bien aussi rapporter les pieds à son humanité, et en nommer l'un la
miséricorde, et l'autre le jugement. Ces deux mots vous sont assez
connus, et pour peu que vous y fassiez attention, plusieurs passages de
l'Écriture se présenteront à vous, où ils sont employés. Que Dieu ait
pris le pied de la miséricorde, en prenant la chair à laquelle il s'est
uni, l'Épître de saint Paul aux Hébreux nous l'apprend en nous montrant
Jésus-Christ éprouvé par toutes les infirmités de la nature humaine,
sauf le péché, à cause de la figure du péché qu'il avait prise, afin
d'exercer sa miséricorde (Hb. IV, 15). Et quant à l'antre pied, que
nous avons appelé le jugement, le Dieu-homme ne fait-il pas connaître
clairement qu'il appartient aussi à l'homme dont il s'est revêtu dans
l'Incarnation, lorsqu'il dit, " que son Père lui a donné la puissance de
juger , parce qu'il est Fils de l'Homme (Jn. V, 27) ? "
7. C'est donc sur ces deux
pieds qui soutenaient avec tant de proportion la tête de la Divinité,
que l'invisible Emmanuel, né d'une femme, né sous la Loi, a paru en
terre, et a conversé avec les hommes (Bar. III, 38). " C'est encore
avec ces pieds qu'il passe parmi eux, mais spirituellement et
invisiblement, en leur faisant du bien,et en guérissant tous ceux que le
diable tient dans );oppression. C'est, dis-je, avec eux qu'il marche au
milieu des âmes dévotes, éclairant et pénétrant sans cesse les coeurs et
les reins des fidèles. Peut-être bien sont-ce là les jambes de l'Époux,
dont l'Épouse parle en termes si magnifiques dans la suite, en les
comparant, si je ne me trompe, à des colonnes de marbre posées sur des
bases d'or (Ct. V, 15) : Et certes elle avait bien raison, car c'est
dans la sagesse de Dieu, incarnée et représentée par l'or, que " la
miséricorde et la vérité se sont rencontrées (Ps. LXXXIV, 11), et
d'ailleurs toutes les voies du Seigneur sont miséricorde et vérité
(Ps. XXIV, 10)."
8. Heureuse l'âme en iqui le
Seigneur Jésus a imprimé ses deux pieds. Vous reconnaîtrez à deux
marques celle qui a reçu cette faveur, et il est nécessaire qu'elle
porte en soi les effets de cette divine empreinte. C'est la crainte et
l'espérance. L'une représente l'image du jugement, et l'autre celle de
la miséricorde. Aussi est-ce avec beaucoup de raison que Dieu honore de
sa bienveillance ceux qui le craignent, et ceux qui espèrent en sa
miséricorde (Ps. CXLVI, 11) ; " car la crainte est le commencement de
la sagesse (Pv. 1, 7), et l'espérance en est le progrès; la charité en
fait la perfection. Cela étant ainsi, il n'y a pas peu de fruit à
recueillir du premier baiser qui se prend sur les pieds. Ayez soin
seulement de n'être privé de l'un ni de l'autre pied. Si vous êtes
vivement touché de vos péchés, et de la crainte du jugement de Dieu,
vous avez imprimé vos lèvres sur les pas de la vérité et du jugement. Si
vous tempérez cette crainte et cette douleur, par la vue de la divine
bonté, et par l'espérance d'en obtenir le pardon, sachez que vous
embrassez alors le pied de la miséricorde. Mais il n'est pas bon de
baiser l'un sans l'autre : parce que le souvenir du seul jugement
précipite dans l'abîme du désespoir et la pensée de la miséricorde dont
on se flatte faussement, engendre une confiance très pernicieuse.
9. J'ai reçu, moi aussi,
quelquefois cette grâce, bien que je ne sois qu'un misérable pécheur, de
m'asseoir aux pieds du Seigneur Jésus. Dans cet état, j'embrassais
tantôt l'un et tantôt l'autre, de tout mon coeur, selon que sa bonté me
le permettait. Mais s'il arrivait que, pressé des remords de ma
conscience, et oubliant la miséricorde, je m'attachasse un peu trop
longtemps au jugement; aussitôt, saisi d'une frayeur incroyable, abattu
de honte et environné de ténèbres, je ne faisais que pousser ce cri du
fond de mon coeur en tremblant : « Qui connaît la puissance redoutable
de votre colère, et qui en peut mesurer la grandeur, sans être saisi de
trouble et d'étonnement » (Ps. LXXXIX, 1). Mais, d'un autre côté,
lorsque, laissant ce pied, je tenais embrassé plus qu'il ne fallait
celui de la miséricorde, je tombais dans une si grande négligence et une
telle incurie, que aussitôt j'en devenais plus tiède dans l'oraison,
plus paresseux, plus prompt à me laisser aller au rire, plus inconsidéré
dans mes paroles ; enfin l'assiette de mon homme intérieur et extérieur
en était rendue plus inconstante. Ainsi, instruit par ma propre
expérience, je ne louerai plus en vous, Seigneur, le jugement ou la
miséricorde seulement, mais je les louerai tous les deux ensemble. Je
n'oublierai jamais ces deux sources de toute justice pour les hommes.
Elles me serviront toutes deux également de cantiques dans le lieu de
mon exil, jusqu'à ce que la miséricorde étant élevée au dessus du
jugement, ma misère se taise, et la gloire que je posséderai me fasse
chanter des hymnes de louanges, sans ressentir jamais plus la moindre
douleur qui puisse traverser une si grande joie.
De l'ardent amour de
l’âme pour Dieu et de l'attention qu'il faut apporter dans l'oraison et
dans la psalmodie.
1. Je m'engage de mon propre
mouvement dans un nouveau travail, en provoquant moi-même vos
recherches. Car,ayant eu soin à l'occasion du premier de vous montrer,
quoique je ne fusse point obligé à le faire, quelles sont les fonctions
et les dénominations propres aux pieds spirituels de Dieu, vous me
questionnez maintenant sur la main qu'il faut, avons-nous dit, baiser
ensuite. J'y consens, je veux vous satisfaire sur ce point; et même je
fais plus que vous me demandez, puisque je lie vous montre pas seulement
une main, mais deux, et les distingue par leur nom propre. J'appelle
l'une, largeur, et l'autre, force ; parce que Dieu donne avec abondance,
et conserve puissamment ce qu'il a donné. Quiconque n'est point ingrat,
les baisera toutes les deux en reconnaissant et en confessant que Dieu
n'est pas moins le distributeur que le conservateur suprême de tous
biens. Je crois que nous avons assez parlé des deux baisers; passons au
troisième.
2. « Qu'il me baise, dit-elle,
du baiser de sa bouche » (Ct. I). Qui dit ces paroles ? C'est l'Épouse.
Qui est cette épouse ? L'âme altérée de Dieu. Considérons les
différentes dispositions des hommes, afin que celle qui appartient
proprement à une épouse paraisse plus clairement. L'esclave craint le
visage de son Seigneur. Un mercenaire ne voit dans son espérance que la
récompense du maître. Un disciple prête l'oreille à son précepteur. Un
fils honore son père. Mais celle qui demande qu'on la baise est éprise
d'amour. De tous les sentiments de la nature, celui-ci est le plus
excellent, surtout lorsqu'il retourne à son principe qui est Dieu. Et il
n'y a point d'expressions plus douces pour rendre l'amitié réciproque du
Verbe et de l'âme, que celles d'époux et d'épouse ; attendu que tout est
commun entre eux, et qu'ils ne possèdent rien en propre et en
particulier. Ils n'ont qu'un même héritage, une même maison, une même
table, un même lit, une même chair. Enfin, à cause de sa femme, l'homme
doit quitter son père et sa mère, et s'attacher à elle pour ne plus
faire tous deux qu'une même chair ; la femme, de son côté, doit oublier
son peuple et la maison de son père, afin que son époux conçoive de
l'amour pour sa beauté. Si donc l'amour convient particulièrement et
principalement aux époux, c'est à bon droit qu'on donne le nom d'épouse
à l'âme qui aime. Or, celle-là aime, en effet, qui demande un baiser.
Elle ne demande ni la liberté, ni des récompenses, ni une succession, ni
même la science, mais un baiser. Et elle le demande comme une épouse
très chaste, qui brûle d'un amour sacré, et qui ne veut plus dissimuler
le feu qui la consume. Voyez, en effet, comment elle commence son
discours. Voulant demander une grande faveur à un roi, elle n'a recours
ni aux caresses, ni aux flatteries; elle ne prend aucun détour pour
arriver au but de ses désirs ; elle n'use point de préambule ; elle ne
tâche point de gagner sa bienveillance ; mais parlant tout d'un coup de
l'abondance du cœur, elle dit tout uniment et même avec une sorte
d'impudence : « Qu'il me baisé du baiser de sa bouche. »
3. Ne vous semble-t-il pas
qu'elle veuille dire : Qu'y a-t-il dans le ciel ou sur la terre, hormis
vous, qui puisse être l'objet de mes désirs ? (Ps. LXVII, 25) Celle-là
sans doute aime chastement qui ne cherche que celui qu'elle aime, sans
se soucier d'aucune autre chose qui soit à lui. Elle aime saintement,
parce qu'elle n'aime pas dans la concupiscence de la chair, mais dans la
pureté de l'esprit. Elle aime ardemment, puisqu'elle est tellement
enivrée de son amour, qu'elle ne pense point à la majesté de celui à qui
elle parle. Car à qui demande-t-elle un baiser ? A celui qui fait
trembler la terre du moindre de ses regards. Est-elle ivre ? Oui, sans
doute elle l'est. Et peut-être lorsqu'elle s'oubliait ainsi,
sortait-elle du cellier où, dans la suite, elle se glorifie d'avoir été
menée (Ct. I, III et II, 4). Car David disait aussi à Dieu, en parlant
de quelques personnes : « Ils seront enivrés de l'abondance des biens
qui se trouvent dans votre maison, et vous les ferez nager dans un
torrent de plaisirs et de délices » (Ps. XXXV, 9). Combien grande est la
force de l'amour ! Combien de confiance il y a dans l'esprit de
liberté ! N'est-il pas manifeste que l'amour parfait bannit toute
crainte ? (I Jn. IV, 18)
4. C'est néanmoins par un
sentiment de pudeur, qu'elle ne s'adresse pas à l'Époux, mais qu'elle
dit à d'autres, comme s'il était absent, « qu'il me baise du baiser de
sa bouche. » Car, comme elle demande une grande chose, il faut qu'elle
donne bonne opinion de soi, en accompagnant sa prière de quelque
retenue. C'est pourquoi elle emploie ses amis et ses familiers pour
trouver un accès particulier auprès de son bien-aimé. Mais qui sont ces
amis ? Nous croyons que ce sont les saints anges qui assistent ceux qui
prient et qui offrent à Dieu les prières et les vœux des hommes, quand
ils les voient lever des mains pures au ciel sans colère et sans
animosité. C'est ce que témoigne l'ange de Tobie, quand il disait à son
père : « Lorsque vous priiez avec larmes, ensevelissiez les morts, et
quittiez votre repas pour les cacher le jour dans votre maison et les
enterrer la nuit, j'offrais vos prières au Seigneur » (Tb. XII, 12). Je
crois que les autres témoignages que l'on trouve dans l'Écriture vous
persuadent assez cette vérité. Car que les anges daignent aussi se mêler
souvent à ceux qui chantent des paumes, c'est ce que le Psalmiste
exprime très clairement quand il dit : « Les princes marchaient devant,
se joignaient au choeur des musiciens, au milieu des jeunes filles qui
jouaient du tambour » (Ps. LVII, 26). D'où vient qu'il dit encore
ailleurs : « Je chanterai des psaumes à votre gloire en la présence des
anges » (Ps. CXXXVII, 1). Aussi je ressens de la douleur lorsque j'en
vois quelques uns parmi vous qui cèdent an sommeil durant les veilles
sacrées, et qui, au lieu de révérer les citoyens du ciel, sont
semblables à des morts en présence de ces princes de la milice céleste,
qui, touchés de votre vigilance, seraient heureux de se mêler à vos
solennités. Certes, j'ai bien peur qu'ayant enfin horreur de votre
lâcheté, ils ne se retirent avec indignation ;
et qu'alors chacun de vous ne commente, mais bien tard, à dire à Dieu
avec gémissement : « Vous avez éloigné de moi mes amis, ils m'ont
regardé comme l'objet de leur exécration » (Ps. LXXXVll, 9) ; ou bien :
« Vous avez éloigné de moi mes amis, mes proches et ceux de ma
connaissance, à cause de mon extrême misère » (Ibid. 19) ; et encore :
« Ceux qui étaient près de moi se sont retirés bien loin ; et ceux qui
cherchaient ma mort me faisaient violence » (Ps. XXXVII, 12). En effet,
si les bons esprits s'éloignent de nous, comment pourrons-nous soutenir
les efforts des méchants ? Je dis donc à ceux qui sont ainsi endormis :
« Maudit celui qui fait l'œuvre de Dieu avec négligence » (Jr. XLVIII,
10) ; et le Seigneur leur dit : « Plût à Dieu que je vous eusse trouvé
chaud ou froid ; mais parce que je vous ai trouvé tiède, je commencerai
à vous vomir de ma bouche. » (Ap. III, 15). Lors donc que vous priez ou
psalmodiez, faites attention à vos princes, tenez-vous dans le respect !
Et dans la règle, et soyez fiers, car les anges voient tous les jours la
face de votre Père (Mt. XVIII, 10). Ils sont, en effet, envoyés pour
nous qui sommes destinés à l'héritage du salut (Hb. I, 14) ; ils
portent au ciel notre dévotion, et en rapportent des grâces. Prenons
part aux foncé Lions de ceux dont nous devons partager la gloire, afin
que la louange de Dieu soit parfaite dans la bouche des enfants (Ps.
VIII, 3), et de ceux qui sont encore à la mamelle. Disons-leur :
« Chantez des hymnes en l'honneur de notre Dieu, chantez des hymnes en
son honneur » (Ps. XLVI, 7), afin qu'ils nous répondent aussi à leur
tour ; « Chantez des cantiques en l'honneur de notre Roi, chantez des
cantiques en son honneur. »
5. Joignez-vous donc aux
chantres du ciel, pour chanter en commun les louanges de Dieu, car vous
êtes vous-mêmes les concitoyens des saints et les domestiques de ce
grand maître, et psalmodiez avec goût. De même que c'est la bouche qui
savoure les viandes, ainsi c'est le coeur qui savoure les Psaumes. Mais
il faut que l'âme fidèle et prudente ait soin de les broyer sous la dent
de l'intelligence, si je puis parler ainsi ; de peur que si elle les
mange par morceaux entiers, elle ne se prive du plaisir qu'il y a à les
goûter, plaisir si agréable, qu'il surpasse en douceur, le miel et le
rayon de miel le plus doua. Offrons un rayon de miel avec les apôtres,
au banquet céleste et à la table du Seigneur (Lc. XXIV, 41). Le miel
dans les ruches, est une dévotion qui s'attache à la lettre. La lettre
tue (II Co. XIV, 14), si on la prend sans l'assaisonnement de l'esprit.
Mais si, avec l'Apôtre, vous psalmodiez en esprit et avec intelligence,
vous éprouverez avec lui la vertu de ce qu'a dit Jésus-Christ : « Les
paroles que je vous ai dites sont esprit et vie » (Jn. VI, 64) ; et de
ce que la Sagesse dit d'elle-même : « Mon esprit est plus doux que le
miel » (Ecc. XXIV, 27).
6. C'est ainsi que votre âme
sera dans l'abondance et les délices, et que votre holocauste sera gras
et parfait. C'est ainsi que vous apaiserez le souverain roi ; que vous
serez agréable à ses princes, et que vous gagnerez le cour de toute la
cour ; à l'odeur agréable de vos sacrifices, qui montera au ciel, ils
diront : « Qui est celle-ci qui monte du désert, comme la fumée de la
myrrhe, de l'encens et d'une infinité d'autres parfums ? » (Ct. III, 6)
« Les princes de Juda, dit le Prophète, de Zabulon et de Nephtali, sont
leurs chefs » (Ps. LXVII), c'est-à-dire, les chefs de ceux qui louent
Dieu, qui sont continents, et qui aiment la contemplation. Car nos
princes savent bien que la louange de ceux qui chantent la générosité
des continents, et la pureté des contemplatifs sont agréables à leur
roi ; et ils ont à coeur d'exiger de nous ces prémices de l'esprit, qui
ne sont autre chose, que les premiers et les plus excellents fruits de
la sagesse. Car vous le savez, en hébreu, Juda signifie, louant et
confessant, Zabulon, demeure assurée, Nephtali, cerf lâché, parce que la
légèreté avec laquelle il court et il saute, exprime fort bien, les
transports et les extases des spéculatifs ; et de même que le cerf perce
les endroits les plus épais des forêts ; ainsi pénètrent-ils les sens
les plus cachés et les plus difficiles. Nous savons pareillement qui est
celui qui a dit : « Le sacrifice de louanges m'honorera » (Ps. XLIX,
23).
7. Mais, « si les louanges ne
sont pas malséantes dans la bouche du pécheur » (Ecc. XV, 9),
n'avez-vous pas extrêmement besoin de la vertu de continence, pour que
le péché ne règne point dans votre corps mortel ? Mais la continence
n'est point agréable à Dieu, quand elle recherche la gloire humaine,
aussi, avez-vous encore besoin de la pureté d'intention, qui vous fasse
désirer de ne plaire qu'à Dieu, et vous donne la force de vous attacher
uniquement à lui. Car il n'y a point de différence entre, être à Dieu,
et voir Dieu, ce qui n'est accordé, par un rare bonheur, qu'à ceux qui
ont le coeur pur. David avait cette netteté de coeur, lorsqu'il disait à
Dieu : « Mon âme s'attache fortement à vous, par un violent amour » (Ps.
LXII, 9) et ailleurs : « Pour moi, mon plus grand bien est de m'attacher
inviolablement à Dieu. » (Ps. LXXII, 23). En le voyant, il était attaché
à lui, et en s'attachant à lui, il le voyait. Lors donc qu'une âme est
dans l'exercice continuel de ces vertus sublimes, ces ambassadeurs
célestes conversent familièrement et souvent avec elle, surtout s'ils la
voient souvent en oraison. Qui m'accordera, ô princes charitables, de
pouvoir faire connaître auprès de Dieu, par votre entremise, ce que je
lui demande ? Je ne dis pas à Dieu, parce que toutes les pensées de
l'homme lui sont connues, mais auprès de Dieu, c'est-à-dire aux Vertus,
aux autres ordres des anges, et aux âmes bienheureuses dépouillées de
leur corps. Qui relèvera de la poussière, et retirera du fumier un homme
aussi vil, et aussi misérable que moi, et le fera asseoir avec les
princes sur un trône de gloire ? Je ne doute point qu'ils ne reçoivent
dans le palais céleste, avec des témoignages extraordinaires de joie et
d'affection, celui qu'ils daignent visiter sur son fumier. Après tout,
comment, après s'être réjouis de la conversion d'un pécheur, ne le
reconnaîtraient-il pas quand il s'élèvera dans les cieux !
8. C'est pourquoi je pense que
c'est à eux, les familiers et les compagnons de l'Époux, que parle
l'Épouse dans sa prière, et découvre le secret de son coeur, lorsqu'elle
dit : « qu'il me baise d'un baiser de sa bouche. » Et voyez avec quelle
familiarité et quelle tendresse, l'âme qui soupire dans cette misérable
chair, s'entretient avec les puissances célestes. Elle désire avec
passion les baisers de son Époux, elle demande ce qu'elle désire, et
néanmoins elle ne nomme point celui qu'elle aime, parce qu'elle ne doute
point qu'ils ne le connaissent, parce qu'elle a coutume de s'entretenir
souvent avec eux. C'est pour cela qu'elle ne dit point : Qu'un tel ou un
tel me baise ; mais seulement qu'il me baise, comme Marie Madeleine ne
reconnaît point celui qu'elle cherchait, mais disait seulement à celui
qu'elle pensait être un jardinier : « Seigneur, si vous l'avez emporté »
(Joan. XX, 51). De qui parle-t-elle ? Elle ne le nomme point ; parce
qu'elle croit que tout le monde connaît quel est celui qui ne peut
sortir un seul instant de son cœur. Parlant donc aux compagnons de son
Époux, comme à ses confidents, et à ceux qu'elle sait connaître les
sentiments de son âme, elle tait le nom de son Bien-aimé, et commence
tout d'un coup ainsi : « Qu'il me baise d'un baiser de sa bouche. » Je
ne veux pas vous entretenir plus longtemps de ce baiser. Demain, je vous
dirai ce que, par vos prières, l'onction divine ; qui donne des
enseignements sur toutes choses, daignera me suggérer ; car la chair et
le sang ne révèlent point ce secret, mais celui qui pénètre les mystères
de Dieu les plus profonds, c'est-à-dire le Saint-Esprit qui, procédant
du Père et du Fils, vit et règne également avec eux, dans tous les
siècles des siècles. Ainsi soit-il.
285. Qu'ils se retirent
avec indignation. Voici la remarque que fait, sur ce passage, Sixte
de Sienne (Lib. V, Biblioth. S. Annot. 216). « Les scolastiques, dit-il,
ont coutume d'alléguer les paroles de saint Bernard dans sa septième
homélie sur le Cantique des cantiques, pour prouver que les anges
gardiens abandonnent quelquefois le garde qui leur est confiée. Albert
le Grand (I Tom. sum. qu. 8), expliquant ce passage, dit : les hommes
sont abandonnés par leurs anges gardiens, non point quant au lieu,
c'est-à-dire quant à la garde locale, niais quant à la vertu et à
l'efficacité de cette garde. Cela ne vient pas de paresse chez l'ange,
mais de faute dans l'homme ; de la même manière que les saints disent
ordinairement que le pécheur s'éloigne de Dieu, cela ne s'entend point
d'un déplacement local, mais d'un éloignement au point de vue du mérite
(Note de Horstius). »
Le Saint-Esprit est le
baiser de Dieu : c'est ce baiser que l'Épouse demande, afin qu'il lui
donne la connaissance de la Sainte Trinité.
1. Pour m'acquitter
aujourd'hui de la promesse que je vous ai faite, j'ai dessein de vous
parler du principal baiser, qui est celui de la bouche. Donnez une
attention plus grande à quelque chose de bien doua, qu'on goûte bien
rarement, et qu'on comprend bien difficilement. Il me semble, pour
reprendre d'un peu plus haut que celui qui dit : « Personne ne connaît
le Fils que le Père, et personne ne connaît le Père que le Fils, ou
celui à qui le Fils le voudra révéler », (Mt. XI, 27) parlait d'un
baiser ineffable que nulle créature n'avait encore reçu. Car le Père
aime le Fils, et l'embrasse avec un amour singulier ; le Très-Haut
embrasse son égal, l'éternel son coéternel, et le Dieu unique, son
unique. Mais l'amour qui unit le Fils au Père, n'est pas l'amour de lui,
ainsi que lui-même l'atteste lorsqu'il dit : « Afin que tout le monde
sache que j'aime mon Père, levez-vous et allons. » (Mt. XXVI, 2). Sans
doute vers la Passion. Or la connaissance de l'amour mutuel de celui qui
engendre, et de celui qui est engendré, qu'est-ce autre chose qu'un
baiser très doux, mais très secret ?
2. Je tiens pour certain que
même la créature angélique n'est point admise à un secret si grand et si
saint du divin amour ; c'est d'ailleurs le sentiment de saint Paul, qui
nous assure que cette paix surpasse toute la connaissance même des
anges, (Phil. IV, 7). Aussi l'Épouse, bien qu'elle s'avance beaucoup,
n'ose-t-elle pas dire : qu'il me baise de sa bouche : cela n'est réservé
qu'au Père; elle demande quelque chose de moindre : « Qu'il me baise,
dit-elle, d'un baiser de sa bouche. » Voici une autre épouse qui reçut
un autre baiser, mais ce n'est pas de la bouche, c'est un baiser du
baiser de la bouche : « Il souffla sur eux » (Jn. XX, 22), dit saint
Jean. (Il parle de Jésus qui souffla sur les apôtres, c'est-à-dire sur
la primitive Église) et leur dit : « Recevez le Saint-Esprit. » Ce fut
sans doute un baiser qu'il leur donna. En effet, était-ce un souffle
matériel ? Point du tout; c'était l'esprit invisible qui était donné
dans ce souffle du Seigneur, afin qu'on reconnût par-là qu'il procède
également de lui et du Père, comme un véritable baiser, qui est commun à
celui qui le donne et à celui qui le reçoit. Il suffit donc à l'Épouse
d'être baisée du baiser de l'Époux, bien qu'elle ne le soit pas de sa
bouche. Car elle estime que ce n'est pas une faveur médiocre et qu'on
puisse dédaigner, d'être baisée du baiser, puisque ce n'est autre chose
que recevoir l'infusion du Saint-Esprit. Car, si on entend bien le
baiser du Père et celui du Fils, on jugera que ce n'est pas ; sans
raison qu'on entend par là le Saint-Esprit, puisqu'il est la paix
inaltérable, le noeud indissoluble, l'amour et l'unité indivisible du
Père et du Fils.
3. L'Épouse donc, animée par
le Saint-Esprit, a la hardiesse de demander avec confiance sous le nom
de baiser, d'en recevoir l'infusion. Mais aussi c'est qu'elle a comme un
gage qui lui donne lieu de l'oser. C'est cette parole du Fils qui, après
avoir dit : « Nul ne connaît le Fils que le Père, et nul ne connaît le
Père que le Fils » (Mt. II, 27), ajoute aussitôt : « ou celui à qui il
plaira au Fils de le révéler. » L'Épouse croit fermement que s'il le
veut révéler à quelqu'un, ce sera certainement à elle. C'est ce qui lui
fait demander hardiment un baiser, c'est-à-dire, cet esprit en qui le
Fils et le Père lui soient révélés. Car l'un n'est point connu sans
l'autre, suivant cette parole de Jésus-Christ : « Celui qui me voit,
voit aussi mon Père » (Jn.XIV, 9) ; et cette autre de l'apôtre saint
Jean : « Quiconque nie le Fils, n'a point le Père, mais celui qui
confesse le Fils a aussi le Père. » (Jn. II, 24). Ce qui montre
clairement que le Père n'est point connu sans le Fils, ni le Fils sans
le Père. C'est donc à bon droit que celui qui dit : « La vie éternelle
consiste à vous connaître pour le Dieu véritable, et à connaître celui
que vous avez envoyé, qui est Jésus-Christ » (Jn. XVII, 3), n'établit
pas la souveraine félicité dans la connaissance de l'un des deux, mais
dans celle de tous les deux. Aussi lisons-nous dans l'Apocalypse, « que
ceux qui suivent l'Agneau ont le nom de l'un et de l'autre écrit sur le
front » (Ap. XIV, 1), c'est-à-dire qu'ils se glorifient de ce qu'ils les
connaissent tous les deux.
4. Quelqu'un dira peut-être :
La connaissance du Saint-Esprit n'est donc pas nécessaire, puisque saint
Jean, en disant que la vie éternelle consiste à connaître le Père et le
Fils, ne parle point du Saint Esprit. Cela est vrai ; mais aussi n'en
était-il pas besoin, puisque lorsqu'on connaît parfaitement le Père et
le Fils, on ne saurait ignorer la bonté de l'un et de l'autre qui est le
Saint-Esprit ? Car un homme ne connaît pas pleinement un autre homme,
tant qu'il ignore si sa volonté est bonne ou mauvaise. Sans compter que
lorsque saint Jean dit : Telle est la vie éternelle, c'est de vous
connaître, vous qui êtes le vrai Dieu et Jésus-Christ que vous avez
envoyé ; cette mission témoignant la bonté du Père qui a daigné
l'envoyer, et celle du Fils qui a obéi volontairement, il n'a pas oublié
tout à fait le Saint-Esprit, puisqu'il a fait mention d'une si grande
faveur de l'un et de l'autre. Car l'amour et la bonté de l'un et de
l'autre est le Saint-Esprit même.
5. Lors donc que l'Épouse
demande un baiser, elle demande de recevoir la grâce de cette triple
connaissance, au moins autant qu'on en peut être capable dans ce corps
mortel. Or elle le demande au Fils, parce qu'il appartient au Fils de le
révéler à qui il lui plaît. Le Fils se révèle donc à qui il veut, et il
révèle aussi le Père; ce qu'il fait par un baiser, c'est-à-dire par le
Saint-Esprit, selon le témoignage de l'Apôtre, qui dit : « Dieu nous a
révélé ces choses par l'Esprit-Saint. » (I. Co. II, 10). Mais en donnant
l'Esprit par lequel il communique ces connaissances, il fait connaître
aussi l'Esprit qu'il donne. Il révèle en le donnant, et le donne en le
révélant. Et cette révélation qui se fait par le Saint-Esprit, n'éclaire
pas seulement l'entendement pour connaître, mais échauffe aussi la
volonté, pour aimer, suivant ce que dit saint Paul : « L'amour de Dieu
est répandu dans nos coeurs par l'Esprit-Saint, qui nous a été donné »
(Rm. V, 5). Aussi est-ce peut-être à cause de cela que, en parlant de
ceux qui connaissant Dieu ne lui ont pas rendu les hommages qui lui
étaient dus, il ne leur dit point que leur connaissance fut un effet de
la révélation du Saint-Esprit, parce que, bien qu'ils le connussent, ils
ne l'aimaient point. On lit bien : « Car Dieu le leur avait révélé »,
mais il n’est point dit que ce fut par le Saint-Esprit, de peur que des
esprits impies qui se contentaient de la science qui enfle et ne
connaissaient point celle qui édifie, ne s'attribuassent le baiser de
l'Épouse. L'Apôtre nous marque par quel moyen ils ont eu ces lumières :
« Les beautés invisibles de Dieu se comprennent clairement par les
beautés visibles des choses créées » (Rm. I, 20). D'où il est évident
qu'ils n'ont point connu parfaitement celui qu'ils n'ont point aimé. Car
s'ils l'eussent connu pleinement, ils n'auraient pas ignoré cette bonté
ineffable qui l'a obligé à s'incarner, à naître, et à mourir pour leur
rédemption. Enfin, écoutez ce qui leur a été révélé de Dieu : « Sa
puissance souveraine, est-il dit, et sa Divinité » (Ibid.). Vous voyez
que, s'élevant par la présomption de leur propre esprit, non de l'Esprit
de Dieu, ils ont voulu pénétrer ce qu'il y avait de grand et de sublime
en lui; mais ils n'ont point compris qu'il fût doux et humble de coeur.
Et il ne faut pas s'en étonner, puisque Béhémoth, qui est leur chef,
« regarde tout ce qui est haut et élevé » (Jb. XL, 25), ainsi qu'il est
écrit de lui, sans jamais jeter la vue sur les choses humbles et basses.
David était bien dans un autre sentiment (Ps. CXXX, 42), lui qui ne se
portait jamais de lui-même aux choses grandes et admirables qui le
dépassaient, de peur que, voulant sonder la majesté de Dieu, il ne
demeurât accablé sous le poids de sa gloire (Pr. XXV, 27).
6. Et vous pareillement, mes
frères, pour vous conduire avec prudence dans la recherche des divins
mystères, souvenez-vous de l'avis du Sage qui vous dit : « Ne cherchez
point des choses qui vous passent, et ne tâchez point de pénétrer ce qui
est au-delà de votre portée » (Ec. XXXI, 22). Marchez dans ces
connaissances sublimes selon l'Esprit, non pas selon votre propre sens.
La doctrine de l'Esprit-Saint n'allume pas la curiosité, mais enflamme
la charité. Aussi est-ce avec raison que l'Épouse, cherchant celui
qu'elle aime, ne se fie pas aux sens de la chair, et ne suit pas les
faibles raisonnements de la curiosité humaine, mais demande un baiser,
c'est-à-dire invoque le Saint-Esprit, afin que, par son moyen, elle
reçoive en même temps et le goût de la science, et l'assaisonnement de
la grâce. Or c'est avec raison que la science qui se donne dans ce
baiser est accompagnée, d'amour, car le baiser est le symbole de
l'amour. Ainsi la science qui enfle, étant sans l’amour, ne procède
point du baiser, non plus que le zèle pour Dieu qui n'est pas selon la
science, parce que le baiser donne l'une et l'autre de ces grâces, et la
lumière de la connaissance et l'onction de la piété. Car il est un
esprit de sagesse et d'intelligence, et, comme l'abeille qui forme la
cire et le miel, il a en lui-même de quoi allumer le flambeau de la
science et de quoi répandre le goût et les douceurs de la grâce. Que
celui donc qui entend la vérité mais ne l'aime point, non plus que celui
qui l'aime et ne l'entend point, ne s'imaginent ni l'un ni l'autre avoir
reçu ce baiser. Car il n'y a place ni pour l'erreur ni pour la tiédeur
dans ce baiser. C'est pourquoi, pour recevoir la double grâce qu'il
communique, l'Épouse présente ses deux lèvres, je veux dire la lumière
de l'intelligence et l'amour de la sagesse, afin que, dans la joie
qu'elle ressentira d'avoir reçu un baiser si entier et si parfait, elle
mérite d'entendre ces paroles : « La grâce est répandue sur vos lèvres;
c'est pourquoi Dieu vous a bénie pour toute l'éternité » (Ps. XLIV, 3).
Ainsi le Père en baisant le Fils lui communique pleinement et
abondamment les secrets de sa divinité, et lui inspire les douceurs de
l'amour. L'Écriture sainte nous le marque, lorsqu'elle dit : « Le jour
découvre ses secrets au jour » (Ps. XVIII, 3). Or, comme nous l'avons
déjà dit, il n'est accordé à aucune créature, quelle qu'elle soit,
d'assister à ces embrassements éternels et bienheureux. Il n'y a que le
saint Esprit qui procède de l'un et de l'autre, qui soit témoin de cette
connaissance et de cet amour mutuels et qui y participe. « Car, qui a
connu les desseins de Dieu, ou qui a été son conseil ? » (Rm. II, 34)
7. Mais quelqu'un me dira
peut-être : comment donc avez-vous pu connaître ce que vous avouez
vous-même n'avoir été confié à aucune créature ? C'est sans doute, " le
Fils unique qui est dans le sein du Père, qui vous l'a appris (Jn. I,
18). « Oui, c'est lui qui l'a appris, non pas à moi qui suis un homme
misérable, absolument indigne d'une si grande faveur, mais à Jean, l'ami
de l'Époux, de qui sont les paroles que vous avez alléguées, et non
seulement à lui, mais encore à Jean l'Évangéliste, comme au disciple
bien-aimé de Jésus. Car son âme aussi fut agréable à Dieu, bien digne
certainement du nom et de la dot d'Épouse, digne des embrassements de
l'Époux, digne enfin de reposer sur la poitrine du Seigneur. Jean puisa
dans le sein du Fils unique de Dieu ce que lui-même avait puisé dans le
sein de son Père. Mais il n'est pas le seul qui ait reçu cette grâce
singulière; tous ceux à qui l'Ange du grand conseil disait : « Je vous
ai appelés mes amis, parce que je vous ai découvert tout ce que j'ai
appris de mon Père » (Jn. XV, 15), l'ont également reçue. Paul puisa
aussi dans ce sein adorable, lui dont l'Évangile ne vient ni des hommes
ni par les hommes, mais par une révélation de Jésus-Christ lui-même (Ga.
I, 12). « Assurément, tous ces grands saints peuvent dire avec autant de
bonheur que de vérité » : C'est le Fils unique qui était dans le sein du
Père qui nous l'a appris (Jn. I, 18). « Mais, en leur faisant cette
révélation, qu'a-t-il fait autre chose que de leur donner un baiser ?
Mais c'était un baiser du baiser, non un baiser de la bouche. Écoutez un
baiser de la bouche ». « Mon père et moi ne sommes qu'une même chose »
(Jn. X, 30) ; et encore : « Je suis en mon Père, et mon Père est en
moi ». C'est là un baiser de la bouche sur la bouche ; mais personne n'y
a part. C'est certainement un baiser d'amour et de paix, mais cet amour
surpasse infini ment toute science, et cette paix est au dessus de tout
ce qu'on peut imaginer. Cependant Dieu a bien révélé à saint Paul ce que
l'œil n'a point vu, ce que l'oreille n'a point ouï, et ce qui n'est
tombé dans la pensée d'aucun homme; mais il le lui a révélé par son
esprit, c'est-à-dire par un baiser de sa bouche. Ainsi le Fils est dans
le Père, et le Père dans le Fils, voilà qui est un baiser de la bouche.
Pour ce qui est de ces paroles : « Nous n'avons pas reçu l'esprit du
monde, mais l'Esprit qui vient de Dieu, afin que nous sachions les
grands dons qu'ils nous a faits par sa bonté » (I Co. II, 12), c'est un
baiser de sa bouche.
8. Et pour distinguer encore
plus clairement ces deux baisers : celui qui reçoit la plénitude reçoit
un baiser de la bouche, mais celui qui ne reçoit que de la plénitude ne
reçoit qu'un baiser du baiser. Le grand Paul, quelque haut qu'il porte
sa bouche, et bien qu'il aille jusqu'au troisième ciel, demeure
néanmoins au dessous de la bouche du Très-Haut, et doit se renfermer
dans les bornes de sa condition. Comme il ne peut atteindre jusqu'au
visage adorable de la gloire, il est obligé de demander humblement que
Dieu se proportionne à sa faiblesse, et lui envoie un baiser d'en haut.
Mais celui qui ne croit point faire un larcin en se rendant égal à Dieu
(Ph. II, 6), en sorte qu'il ose bien dire « Mon Père et moi ne sommes
qu'une même chose » (Jn. X, 30), parce qu'il est uni à lui comme à son
égal, et l'embrasse d'égal à égal, celui-là ne mendie point un baiser
d'en-bas ; mais étant à la même hauteur, il applique sa bouche sacrée
sur la sienne, et, par une singulière prérogative, il prend un baiser
sur sa bouche même. Ce baiser est donc pour Jésus-Christ la plénitude,
et pour Paul la participation, attendu que Jésus-Christ est baisé de la
bouche, et Paul seulement du baiser de la bouche.
9. Heureux néanmoins ce baiser
par lequel, non seulement on connaît, mais on aime Dieu le Père, qui ne
peut être pleinement connu que lorsqu'on l'aime parfaitement. Qui de
vous a entendu quelquefois l'Esprit du Fils, criant dans le secret de sa
conscience, " Père, Père? " L'âme qui se sent animée du même esprit que
le Fils, cette âme, dis-je, peut se croire l'objet d'une tendresse
singulière du Père. Qui que vous soyez, ô âme bienheureuse, qui êtes
dans cet état, ayez une parfaite confiance ; je le répète encore, ayez
une confiance entière et n'hésitez point. Reconnaissez-vous, fille du
Père, dans l'esprit du Fils, en même temps que l'épouse ou la soeur de
ce même Fils. On trouve, en effet, que celle qui est telle est appelée
de l'un et de l'autre nom. La preuve n'en est pas difficile, et je
n'aurai pas beaucoup de peine à vous le montrer. C'est l'Époux qui
s'adresse à elle: " Venez dans mon jardin, dit-il, ma soeur, mon épouse
(Cant. V, 1). " Elle est sa soeur, parce qu'elle a le même Père que lui.
Elle est son épouse, parce qu'elle n'a qu'un même esprit. Car si le
mariage charnel établit deux personnes en une même chair, pourquoi le
mariage spirituel n'en unira-t-il pas plutôt deux en un même esprit ?
Après tout, l'Apôtre ne dit-il pas que celui qui s'attache à Dieu est un
même esprit avec lui. Mais voyez aussi avec quelle affection et quelle
bonté le Père la nomme sa fille, en même temps que la traitant comme sa
bru, il l'invite aux doux embrassements de son Fils: " Écoutez, ma
fille, ouvrez les yeux, et prêtez l'oreille, oubliez votre nation et la
maison de votre père, et le Roi concevra de l'amour pour votre beauté
(Ps. XLIV, 11). " Voilà celui à qui elle demande un baiser. O âme
sainte, soyez dans un profond respect, car il est le Seigneur votre
Dieu, et peut-être est-il plus à propos de l'adorer avec le Père et le
Saint-Esprit, dans les siècles des siècles, que de le baiser. Ainsi
soit-il.
Des deux mamelles de
l'Époux, c'est-à-dire, de Jésus-Christ, dont l'une est la patience à
attendre la conversion des pécheurs, lorsqu'ils se convertissent, et
l'autre la bienveillance ou la facilité avec laquelle il les accueille.
1. Venons-en maintenant à
l'explication du livre, rendons raison des paroles de l'Époux et
montrons-en la suite. Car, n'ayant point de commencement, elles sont
comme en suspens et semblent coupées ex abrupto. Aussi est-il bon, avant
tout, de faire voir à quoi elles se rapportent. Supposons donc que ceux
que nous avons appelés les compagnons de l'Époux, se sont approchés de
l'Épouse , comme la veille et l'avant-veille, pour la voir et la saluer;
ils la trouvent plongée dans la tristesse et lui entendent pousser des
soupirs; surpris de cela, ils lui tiennent à peu prés ce langage:
Qu'est-il arrivé de nouveau? Pourquoi êtes-vous plus triste qu'à
l'ordinaire ? Quelle est la cause de ces plaintes si peu attendues ?
Lorsque, après vous être détournée du bon chemin pour suivre vos amans,
vous vous êtes vue, enfin, obligée par leurs mauvais traitements, de
retourner à votre mari, ne l'avez-vous pas pressé avec beaucoup de
prières et de larmes de vous permettre seulement de toucher ses pieds?
Je m'en souviens bien, dit-elle. Eh quoi, après avoir obtenu cette
grâce, continuent-ils, et reçu le pardon de vos offenses, quand vous lui
avez baisé les pieds, ne vous êtes-vous pas impatientée de nouveau ; peu
satisfaite d'une faveur si insigne , n'en avez-vous point désiré une
plus grande, n'avez-vous pas demandé avec la même instance
qu'auparavant, et obtenu une seconde grâce, et dans le baiser de la main
qui vous a été accordé, n'avez-vous point acquis des vertus aussi
considérables que nombreuses ? J'en conviens, dit-elle. Mais eux
poursuivant: Ne faisiez-vous même pas le serment, disent-ils, et ne
protestiez-vous point que si jamais il vous accordait de baiser sa main,
cela vous suffirait, et que vous ne demanderiez jamais autre chose ? Il
est vrai. Quoi donc ? Vous a-t-on rien ôté de ce que vous avez reçu ?
Non, rien. Est-ce que vous craignez que l'on revienne sur le pardon des
dérèglements de votre première vie ? Nullement.
2. Dites-nous donc par quel
moyen nous vous pourrons satisfaire. Je ne serai contente dit-elle, que
s'il me baise d'un baiser de sa bouche. Je le remercie du baiser des
pieds, je lui rends grâces de celui de sa main; mais s'il m'aime; "
qu'il me baise du baiser de sa bouche. " Je ne suis pas ingrate, j'aime.
J'ai reçu, je l'avoue, des faveurs qui sont beaucoup au dessus de mes
mérites, mais elles sont au dessous de mes souhaits. Je suis emportée
par mes désirs, ce n'est pas la raison qui me guide. N'accusez pas, je
vous prie, de témérité, ce qui n'est que l'effet d'un ardent amour. La
pudeur, à la vérité, se récrie, mais l'amour fait taire toute pudeur. Je
n'ignore pas que l'honneur qu'on rend au roi doit être accompagné de
jugement, selon la parole du Prophète (Ps. XCVIII, 4) ; mais un
violent amour ne sait point ce que c'est que le jugement, il n'écoute
point les conseils, il n'est point retenu parla honte et n'obéit point à
la raison. Je l'en prie, je l'en supplie, je l'en conjure, " qu'il me
baise du baiser de sa bouche. " Voilà déjà plusieurs années que, par sa
grâce, j'ai soin de vivre dans la charité et la sobriété. Je m'applique
à la lecture, je résiste je m'adonne souvent; à l'oraison, je veille
contre les tentations, et je repasse dans l'amertume de mon âme les
années de ma vie qui se sont écoulées. Je pense que ma conduite est sans
reproche parmi mes frères, au moins autant qu'il est en moi. Je suis
soumis à mes supérieurs, sortant de la maison et y retournant par
l'ordre du plus ancien. Je ne désire point le bien d'autrui, au
contraire, j'ai donné le mien, et me suis aussi donné moi-même. Je mange
mon pain à la sueur de mon visage. Mais je fais tous ces exercices par
habitude, sans y sentir aucune douceur. Que suis-je autre chose, pour
emprunter le langage du Prophète, que " la Génisse d'Éphraïm, qui est
instruite et dressée à aimer le travail de la mouture (Os. X, 11) ? "
D'ailleurs, l'Évangile ne dit-il pas que celui qui ne fait que ce qu'il
doit faire, "est un serviteur inutile (Lc. XVII, 10) ? " Peut-être
accomplis-je les commandements le moins mal que je puis, mais mon âme
dans tous ces exercices, ne laisse pas d'être comme une terre sans eau.
Pour que mon holocauste soit parfait, " qu'il me baise d'un baiser de sa
bouche. "
3. Je me souviens que la
plupart de vous ont coutume aussi dans leurs confessions privées
[8], de
se plaindre à moi de ces langueurs et de ces sécheresses de l'Aine, et
d'une sorte de stupidité et d'appesantissement, qui les rend incapables
de pénétrer les choses subtiles et élevées, et qui fait qu'ils ne
goûtent point ou qu'ils goûtent peu la douceur de l'Esprit-Saint. Après
quoi soupirent ces à mes, sinon après un baiser?
Oui, elles soupirent après
l'esprit de sagesse et d'intelligence, d'intelligence pour comprendre ce
qu'elles n'entendent pas, et de sagesse pour goûter ce qu'elles ont
compris. C'est, je crois, dans cette disposition qu'était le Prophète,
quand il adressait cette prière à Dieu : " Qui mon âme soit comblée de
plaisir, comme si elle était rassasiée de; viandes les plus délicieuses,
et ma bouche témoignera sa joie par de; hymnes de louanges (Ps. LXII,
6). " Il demandait certainement ni baiser, et un baiser qui, après avoir
répandu sur ses lèvres l'onction d'une grâce singulière, fût suivi de
l'effet qu'il demandait dans une autre prière, en disant : " Que ma
bouche soit remplie de louanges, afin que je chante votre gloire et
votre grandeur durant tout le joui (Ps. LXX, 8); " et enfin,
lorsqu'il eut goûté cette douceur céleste, il la répandit au dehors par
ces paroles : " Seigneur, que vos douceurs sont grandes et ineffables,
et avec quelle bonté les gardez-vous pour ceux qui vous craignent (Ps.
XXX, 20). " Nous nous sommes assez arrêtés sur ce baiser, mais, pour
dire la vérité, il me semble queje n'en ai pas encore parlé assez
dignement. Mais passons au reste. Car ces choses se connaissent mieux
par l'impression qu'elles font, que par l'expression qui les rend.
4. Il y a ensuite : " Parce
que vos mamelles sont plus excellentes que le vin, et répandent l'odeur
des plus doux parfums (Ct. I, 1). " L'auteur ne dit point de qui sont
ces paroles, nous laissant à penser à qui elles conviennent le mieux.
Pour moi, j'ai des raisons pour les attribuer, si on veut, à l'Épouse,
ou à l'Époux, ou même aux compagnons de l'Époux. Je vais d'abord vous
montrer comment elles peuvent convenir à l'Épouse. Lorsqu'elle
s'entretenait avec les amis de l'Époux, celui dont ils parlaient arrive,
car il s'approche volontiers de ceux qui parlent de lui, c'est son
habitude. C'est ainsi qu'il se joignit à ces deux disciples qui allaient
à Emmaüs (Lc. XXIV, 15), et qui discouraient de lui, le long du chemin,
et il fut pour eux un compagnon aussi agréable qu'utile. Ce qui se
rapporte à la promesse qu'il fait dans l'Évangile, lorsqu'il dit: "
Quand deux ou trois personnes sont assemblées en mon nom, je suis au
milieu d'elles (Mt. XVII, 20) ; " et par le Prophète, " avant .qu'ils
crient vers moi, je les examinerai, ils parleront encore, que je dirai
me voici (Is. LXV, 24). " De même, en cette circonstance, bien qu'il ne
soit point appelé, il se présente, et, charmé de ce qu'il entend il
prévient les prières qui lui sont adressées. Je pense même que
quelquefois, sans attendre les paroles, il vient aux seules pensées.
C'est ce que disait celui qui a été trouvé selon le coeur de Dieu : " Le
Seigneur a exaucé le désir des pauvres ; vos oreilles, ô mon Dieu, ont
entendu la préparation de leur coeur (Ps. IX, 17). " Vous donc, mes
frères, faites aussi attention à vous, en quelque lieu que ce soit,
sachant que Dieu connaît tout ce qui vous concerne, lui qui sonde les
coeurs et les reins, et qui, vous ayant formés chacun en particulier,
connaît toutes vos actions. L'Épouse donc, sentant que l'Époux est
présent, s'arrête. Elle a honte de la présomption en laquelle elle se
voit surprise. Car elle avait cru témoigner plus de retenue, en le lui
faisant savoir par d'autres. Ainsi, se tournant vers lui sur-le-champ,
elle tâche d'excuser la témérité, autant qu'elle peut : a Parce que,
dit-elle, vos mamelles sont meilleures que le vin, et exhalent l'odeur
des plus excellents parfums. " Comme si elle disait : Si je parais
m'élever trop haut, c'est vous-même, mon époux, qui en êtes la cause,
car pour la bonté que vous avez eue de me nourrir du lait si doux de vos
mamelles, vous me faites oublier toute crainte, non pas que je sois
téméraire, mais parce que je vous aime à l'excès : voilà pourquoi je
fais peut-être plus qu'il ne me serait avantageux ; et cette confiance
vient de ce que je me souviens de votre bonté, sans me souvenir en même
temps de votre majesté. Ce que je dis là, c'est pour faire voir la suite
des paroles du Cantique.
5. Voyons maintenant pourquoi
elle loue les mamelles de l’Époux. Les deux mamelles de l'Époux sont les
deux marques de la bonté naturelle, qui lui fait souffrir avec patience
les pécheurs, et recevoir avec clémence les pénitents. Une double
douceur, dis-je, s'élève comme deux mamelles sur la poitrine du Seigneur
Jésus. La " patience à attendre, et la facilité à pardonner. " Ce n'est
pas moi qui le dis ; on lit, en effet, ces paroles dans l'Écriture : "
Est-ce que vous méprisez les richesses de sa bonté, de sa patience et de
sa longanimité (Rm. II. 4)?" Et encore : " Ne savez-vous pas que la
bonté de Dieu vous invite à faire pénitence ? " En effet, il ne suspend
si longtemps les effets de sa vengeance contre ceux qui le méprisent,
qu'afin de leur accorder la grâce du pardon, lorsqu'ils se convertiront
à lui. Car il ne veut pas la mort du pécheur, mais qu'il se convertisse
et qu'il vive. Donnons aussi des exemples de l'autre mamelle, qui est la
" facilité à pardonner. " C'est d'elle que nous lisons : "Du moment que
le pécheur gémira, son péché lui sera remis (Ps. LV, 7). " Et
ailleurs: " Que l'impie quitte la voie où il marche, et l'homme injuste,
ses pensées criminelles, qu'il retourne au Seigneur, et il aura pitié de
lui, qu'il revienne à notre Dieu, car son indulgence est extrême. "
David comprend fort bien ces deux choses quand il dit : " Il est
très patient et très miséricordieux (Ps. CII, 8). " C'est donc parce
que l'Épouse avait éprouvé cette double bonté, qu'elle confesse qu'elle
s'est enhardie jusques à oser demander un baiser. Quel sujet, dit-elle,
y a-t-il de s'étonner, mon cher Époux, si je présume tant de votre
bonté, après que j'ai goûté tant de douceurs dans vos mamelles ? C'est
donc la douceur de vos mamelles, non la confiance que j'ai en mes
propres mérites, qui me donne de la hardiesse.
6. Et quant à ce qu'elle dit :
"Vos mamelles sont meilleures que le vin " ; c'est-à-dire l'onction de
la grâce qui coule de vos mamelles est plus efficace sur moi pour mon
avancement spirituel, que les plus sévères réprimandes de mes
supérieurs. Et non seulement elles sont meilleures que le vin, mais
"elles ont l'odeur des plus excellents parfums ; " parce que, non
content de nourrir ceux qui sont présents, du lait d'une douceur
intérieure, vous répandez encore sur ceux qui sont absents l'odeur
agréable d'une bonne réputation, et vous recevez ainsi un bon témoignage
tant de ceux qui. sont au dedans, que de ceux qui sont au dehors. Vous
avez, dis-je, du lait au dedans, et des parfums au dehors, car il n'y
aurait personne que vous pussiez nourrir de lait si vous ne l'attiriez
d'abord par l'odeur que vous répandez. Nous examinerons dans la suite si
ces parfums ont quelque chose qui soit digne d'être considéré, lorsque
nous serons arrivé au lieu où l'Épouse dit "Nous courons dans l'odeur de
vos, parfums (Ct. I, 3). " Maintenant voyons, ainsi que je vous l'ai
promis, si ces paroles que nous avons attribuées à l'Épouse, conviennent
aussi à l'Époux.
7. L'Épouse parlait de
l'Époux; il se présente tout-à-coup, comme j'ai dit, il exauce ses
veaux, lui donne un baiser, et accomplit en elle ces paroles du Prophète
: "Vous lui avez accordé les désirs de son coeur, et ne l'avez pas privé
de ce que ses lèvres demandaient (Ps. X, 3). " Ce qu'il fait voir par
ses mamelles qui sont remplies de lait. Car ce saint baiser a une si
grande vertu, qu'aussitôt que l'Épouse l'a reçu elle conçoit, et ses
mamelles s'enflent et grossissent, comme en témoignage de l'effet qu'il
a produit. Ceux qui ont le goût de la prière fréquente ont éprouvé ce
que je dis. Souvent nous approchons de l'autel, et commentons à faire
oraison avec un coeur tiède et aride. Nais lorsque nous persistons, la
grâce se répand soudainement en nous; notre âme s'engraisse, pour ainsi
dire, il se fait dans notre cœur comme une inondation de piété, et si on
vient à le presser, il ne manque pas de verser avec abondance le lait de
la douceur ineffable qu'il a conçue spirituellement. L'Époux parle donc
ainsi : Vous avez, mon Épouse, ce que vous demandiez, et une marque que
vous l'avez, c'est que vos mamelles sont devenues plus excellentes que
le vin. Une preuve certaine que vous avez reçu un baiser, c'est que vous
sentez que vous avez conçu. C'est ce qui fait que vos mamelles se
gonflent d'un lait abondant, et meilleur que le vin de la science
séculière, qui enivre véritablement, mais de curiosité non pas de
charité, qui emplit et ne nourrit point, qui enfle et n'édifie point,
qui grise et ne fortifie point.
8. Mais attribuons encore, si
vous voulez, ces paroles à ses compagnons. C'est injustement,
disent-ils, que vous murmurez contre l'Époux, puisque ce qu'il vous a
déjà donné vaut mieux que ce que vous demandez. Car ce que vous demandez
c'est pour vous que vous le demandez; mais les mamelles dont vous
nourrissez les petits enfants que vous engendrez sont meilleures,
c'est-à-dire, plus nécessaires que le vin de la contemplation. Autre
chose est ce qui réjouit le cœur d'un seul homme, autre chose ce qui en
édifie plusieurs. Et, bien que Rachel soit plus belle que Lia, Lia est
plus féconde. Ne vous arrêtez donc point trop aux baisers de la
contemplation, car les mamelles de la prédication sont meilleures.
9. Il me vient encore dans
l'esprit un autre sens, auquel je n'avais pas pensé, mais que je ne veux
point passer sous silence. Pourquoi ne dirons-nous pas plutôt que ces
paroles conviennent à ceux qui sont comme de petits enfants, sous la
conduite du leur mère et de leur nourrice ? Car les âmes encore tendres
et faibles supportent impatiemment de voir se livrer tout entiers au
repos de la contemplation ceux qui doivent les instruire à fond par
leurs leçons ou les façonner par leurs exemples. Et c'est de ces
personnes que l'inquiétude est reprise ensuite, lorsqu'on leur défend
avec toute sorte de conjurations, de ne point réveiller l'Épouse (Ct. II, 7), jusqu'à ce qu'elle le veuille bien. Voyant donc que l'Épouse
soupire après les baisers, qu'elle cherche la retraite, qu'elle fait le
monde, qu'elle évite les assemblées, et préfère son propre repos au soin
qu'elle pourrait avoir d'elles, lui crient : N'agissez pas ainsi,
n'agissez pas ainsi : car il y a plus de fruit dans les mamelles que
dans les embrassements, puisque c'est par elles que vous nous délivrez
des désirs de la chair, qui combattent contre l'esprit, nous arrachez au
monde, et nous acquérez à Dieu. Voilà ce qu'elles disent par ces paroles
: " Vos mamelles sont meilleures que le vin. " Les délices spirituelles
qu'elles répandent en nous, surpassent toutes celles de la chair dont
nous étions enivrés auparavant comme d'un vin délicieux.
10. Et c'est avec raison
qu'elfes comparent au vin les désirs charnels. Car, de même que, une
fois, qu'on a pressuré la grappe de raisin on n'en peut plus rien faire
sortir, elle est condamnée à une perpétuelle sécheresse; de même quand
la chair vient à être comme pressurée aussi par la mort, tous ses
plaisirs se sèchent, et elle ne refleurit plus pour les jouissances des
passions. C'est ce qui fait dire au Prophète: "Toute chair est de
l'herbe, et toute sa gloire ressemble à la fleur de l'herbe; l'herbe se
sèche, et la fleur tombe par terre (Is. XL, 6) : " Et à l'Apôtre : "
Celui qui sème dans la chair, n'en recueillera que de la corruption (
Cal. VI, 8). " Et ailleurs : "La nourriture est pour le ventre, et le
ventre est pour la nourriture, mais Dieu détruira l'un et l'autre (I
Cor. VI, 13) ". Mais peut-être cette comparaison convient-elle aussi au
monde. En effet, il passe, et ses convoitises passent avec lui. Et
toutes les choses qui sont au monde ayant une fin, elles ne finiront
jamais de finir. Mais il n'en est pas ainsi des mamelles. Car
lorsqu'elles sont épuisées, elles retrouvent dans le sein maternel de
quoi nourrir ceux qui les sucent. C'est donc avec justice que l'on dit
que les mamelles de l'Épouse sont meilleures que l'amour de la chair ou
du siècle, puisqu'elles ne tarissent jamais par le nombre de ceux qui
les sucent, mais tirent toujours abondamment, des entrailles de la
charité, de quoi couler sans cesse. Car des fleuves sortent de ses
entrailles, et il se fait en elle une fontaine d'eau vive qui rejaillit
à la vie éternelle. L'excellence des mamelles est encore relevée par
l'odeur des parfums; en effet, elles ne nourrissent pas seulement par le
goût et la saveur des paroles, mais elles répandent encore une odeur
agréable par l'opinion avantageuse des actions. Quant à ce qui nous
reste à dire touchant ces mamelles, ce qu'elles sont, quel lait les
gonfle, quelles sont les senteurs qui les parfument, nous le ferons dans
un autre discours, avec l'assistance de Jésus-Christ, qui étant Dieu,
vit et règne avec le Père et le saint Esprit, dans tous les siècles.
Ainsi soit-il.
Les trois parfums
spirituels des mamelles de l'Épouse, la contrition, la dévotion et la
piété.
1. Je n'ai pas assez
d'intelligence, de pénétration, ni de vivacité d'esprit, pour trouver de
moi-même quelque chose de nouveau. Mais la bouche de Paul est une grande
et inépuisable fontaine qui nous est ouverte à tous. C'est là que je
vais puiser, selon ma coutume, ce que j'ai à dire sur le sujet des
mamelles de l'Épouse. " Réjouissez-vous, dit-il, avec ceux qui se
réjouissent, pleurez avec ceux qui pleurent (Rm. XII, 15). " Il exprime
en peu de mots les mouvements de l'amour maternel, car les petits
enfants ne peuvent être malades, ni se bien porter, que leur mère ne
s'en ressente; elle ne peut éviter de se conformer au fruit de ses
entrailles. Aussi, suivant la parole de saint Paul, j'assignerai ces
deux sentiments, la compassion et la congratulation à chacune des
mamelles de l'Épouse. Il faudrait, en effet, qu'elle fût bien petite et
loin d'être nubile, si elle n'avait point encore de mamelles,
c'est-à-dire, si elle ne se sentait point prompte à se réjouir du bien
d'autrui, ni portée à s'affliger de ses maux. Si on en prend une de
cette sorte pour conduire les âmes, ou pour prêcher, elle rie sert de
rien aux autres, et se nuit beaucoup à elle-même. Mais si c'est
elle-même, qui s'ingère dans ces ministères, n'est-ce pas le comble de
l'impudence ?
2. Mais revenons aux mamelles
de l'Épouse, et, selon leur différence, proposons différentes espèces de
lait. La congratulation verse le lait de l'exhortation, et la compassion
celui de la consolation. Une mère spirituelle sent que son sein
charitable est abondamment arrosé d'en haut par l'une et par l'autre,
toutes les fois qu'elle reçoit un baiser. Aussitôt vous la voyez, les
mamelles toutes pleines, s'asseoir pour allaiter ses petits enfants, et,
selon les besoins de chacun d'eux, à fun faire sucer la consolation et à
l'autre l'exhortation. Par exemple, si elle voit que quelqu'un de ceux
qu'elle a engendrés dans l'Évangile soit ébranlé par de violentes
tentations qui le jettent dans le trouble, et le rendent triste et
timide, en sorte qu'il est tout prêt de succomber, comme elle s'afflige
avec lui? Comme elle le flatte? Comme elle pleure? Comme elle le console
? et comme elle trouve des raisons pieuses pour le relever de son
abattement ? Au contraire, si elle voit qu'il est prompt, gai, et qu'il
profite dans la vertu, elle est ravie de joie, elle l'aborde avec des
avis salutaires, elle l'anime encore davantage, elle l'instruit de ce
qu'il faut qu'il fasse pour persévérer; et elle l'exhorte à s'avancer
toujours de plus en plus. Elle se conforme à tous, elle transporte en
soi les sentiments et les dispositions de tous, enfin elle montre
qu'elle n'est pas moins la mère de ceux qui se relâchent que de ceux qui
profitent.
3. Combien y en a-t-il
aujourd'hui qui sont éloignés de ces sentiments ? Je parle de ceux qui
ont entrepris de conduire les âmes. On ne doit le dire qu'avec
gémissement et avec larmes : ils fabriquent, pour me servir de cette
expression, dans la fournaise de l'avarice, les opprobres, les crachats,
les fouets, les clous, la lance, la croix et la mort de Jésus-Christ.
Ils prostituent toutes ces choses à l'acquisition de gains honteux, et
se montrent avides de mettre dans leurs bourses le prix de la rédemption
du monde; la seule différence qui les distingue de Judas, c'est que
celui-ci se contenta de quelques deniers pour le prix de ces choses, et
que ceux-là, par une convoitise beaucoup plus insatiable, exigent des
sommes infinies d'argent. Ils ont pour les richesses une soif qui ne
peut s'éteindre. Ils craignent de les perdre, et ils s'affligent
lorsqu'ils les ont perdues. Ils se reposent sur l'amour de ces biens, si
toutefois, le soin qu'ils ont pour les conserver ou pour les augmenter
leur permet de prendre un moment de repos. Quant à la perte ou au salut
des âmes, ils s'en mettent peu en peine. Certes, ce ne sont pas des
mères, puisque une fois gros, gras et bien nourris du,patrimoine de
Jésus-Christ, ils ne compatissent point aux douleurs de Joseph (Am. VI,
vers 6). Une vraie mère ne se dissimule point; elle a des mamelles et
ces mamelles ne sont pas vides. Elle sait se réjouir avec ceux qui se
réjouissent, pleurer avec ceux qui pleurent, et elle ne cesse de faire
sortir de l'une le lait de l'exhortation, et de l'autre celui de la
consolation. Mais c'est assez comme cela pour ce qui est des mamelles de
l'Épouse et du lait qu'elles renferment.
4. Il faut que je vous
découvre maintenant quels sont les parfums qu'elles exhalent, pourvu,
néanmoins, que vous m'aidiez de vos prières, afin que je puisse exprimer
dignement, et au profit de ceux qui m'écoutent, les sentiments que Dieu
m'a donnés sur ce sujet. Les parfums de l'Époux et ceux de l'Épouse
diffèrent de même que leurs mamelles. Pour ceux de l'Époux, nous avons
déjà dit en quel lieu nous devons en parler. Considérons seulement en ce
moment les parfums de l'Épouse, et faisons-le avec d'autant plus de soin
que l'Écriture les a particulièrement recommandés à notre attention,
car, elle ne les a pas seulement appelés bons, mais très bons. Or, je
proposerai plusieurs espèces de parfums, afin de choisir ceux qui
conviennent le mieux aux mamelles de l'Époux. Il y a le parfum de la
contrition; le parfum de la dévotion; et le parfum de la piété. Le
premier pique et cause une douleur. Le second la tempère et l'adoucit.
Et lé troisième guérit et chasse la maladie. Examinons-les chacun en
particulier, avec quelque détail.
5. Il y a donc un parfum que
l'âme, enveloppée de plusieurs crimes, se compose, lorsque, commençant à
faire réflexion sur sa conduite, elle recueille, rassemble et broie dans
le mortier de sa conscience, une infinité de péchés de différentes
sortes, et, les mettant dans la chaudière d'un cœur tout enflammé, elle
les fait cuire en quelque sorte, sur le feu du repentir et de la
douleur, et peut dire avec le Prophète : " Mon cœur s'est échauffé en
moi-même, et le feu qui me dévore s'allume encore davantage lorsque je
pense à mes crimes passés (Ps. XXXVIII, 4). " Voilà le parfum dont l'âme
pécheresse se doit servir dans les commencements de sa conversion, et
qu'il lui faut appliquer sur ses plaies encore récentes. Car, le premier
sacrifice qu'elle doit faire à Dieu, est celui d'un esprit pénétré de la
douleur et du regret de ses fautes (Ps. L, 17). Aussi, tant qu'elle n'a
point de quoi composer un parfum meilleur ni plus précieux, parce
qu'elle est pauvre et misérable, elle ne doit pas négliger, en
attendant, d'apprêter toujours celui-là, quoiqu'elle le compose de
matières bien viles, parce que Dieu ne méprisera jamais un cœur contrit
et humilié. Et elle paraîtra d'autant moins vile aux yeux de Dieu,
qu'elle le sera elle-même davantage à ses propres yeux, dans le souvenir
de ses péchés.
6. Néanmoins, si ce parfum
invisible et spirituel a été figuré par cet autre parfum dont l'Évangile
rapporte que la pécheresse oignit les pieds de Jésus-Christ, nous ne
saurions le regarder comme tout-à-fait vil. Car, que lit-on du premier ?
« Toute la maison, dit l'Évangéliste, fut embaumée de ce parfum » (Mt.
XXVI, et Jn. VII). Il était répandu par les mains d'une pécheresse
,
et versé sur les extrémités du corps, c'est-à-dire, sur les pieds, et
néanmoins, il ne fut point si vil et si méprisable, que la force et la
douceur de son ardeur ne remplit toute la maison. Que si nous
considérons de quelles senteurs l'Église est parfumée dans la conversion
d'un seul pécheur, et quelle odeur de vie pour la vie devient chaque
pénitent qui se repent publiquement et parfaitement de ses péchés, nous
pourrions bien dire aussi de ce parfum, sans hésiter, que toute la
maison en est embaumée. Car l'odeur de la pénitence pénètre jusqu'aux
demeures célestes des bienheureux, si bien que, selon le témoignage de
la vérité même, « il y a une grande joie parmi les anges de Dieu, au
sujet d'un pécheur qui fait pénitence » (Lc. XXXV, 10). Réjouissez-vous,
ô pénitents, prenez courage, vous qui êtes faibles et timides, vous,
dis-je, qui, à peine sortis du siècle, et de vos voies corrompues, vous
êtes sentis aussitôt remplis de l'amertume et de la confusion d'un
esprit touché de repentir, tourmentés troublés par la douleur excessive
de vos plaies encore récentes. Que vos mains mêlent avec confiance
l'amertume de la myrrhe pour cette onction salutaire : car Dieu ne
rejettera point un cœur contrit et humilié. Il ne faut point mépriser ni
estimer vile cette sorte d'onction, dont l'odeur n'attire pas seulement
les hommes à se convertir, mais invite même les anges à se réjouir.
7. Mais il y a un autre
parfum, d'autant plus précieux celui-là, que la matière qui le compose
est beaucoup plus excellente. Pour ce qui est de la matière du premier,
il ne faut pas aller la chercher bien loin, nous la trouvons sans peine
chez nous, et la cueillons en abondance dans notre jardin, toutes les
fois que nous en avons besoin. Car qui est celui qui n'a pas, quand il
veut, assez d'injustices et de péchés de son propre fonds, sous la main,
du moins s'il ne veut point se faire illusion? Tels sont, comme vous
vous le rappelez, les ingrédients du premier parfum dont je vous ai
parlé plus haut. Mais pour les aromates qui entrent dans le second, ce
n'est point notre terre qui les produit; nous les allons chercher bien
loin dans les pays les plus reculés. Car tout don excellent et parfait
vient d'en haut, et nous est communiqué par le père des lumières. Or ce
parfum est composé des bienfaits que la bonté divine a départis au genre
humain. Heureux celui qui a soin de les recueillir, et de se les
remettre devant les yeux de l'esprit, avec des actions de grâces
proportionnées à leur grandeur. Certainement si, après les avoir mis en
morceau et broyés dans le, mortier du cœur avec le pilon de la fréquente
méditation, on les fait bouillir ensemble sur le feu d'un saint désir,
et qu'on y verse ensuite de l'huile de joie, ce parfum sera infiniment
plus précieux et plus excellent que le premier. Il suffit, pour le
prouver, d'alléguer le témoignage de celui qui a dit : « Le sacrifice de
louanges m'honorera » (Ps. XLIX, 23). En effet, il ne faut point douter
que le souvenir des bienfaits n'excite à louer le bienfaiteur.
8. Puisque l'Écriture, en
parlant du premier témoigne seulement que Dieu ne le méprise pas (Ps, L.
19), il est clair qu'elle relève beaucoup plus celui qui l'honore. De
plus, le premier se verse sur les pieds, et le second sur la tête. Car
si dans Jésus-Christ la tête se doit rapporter à la divinité, suivant
cette parole de saint Paul, « Dieu est la tête de Jésus-Christ » (Co.
XI. 3), c'est évidemment parfumer la tête, que de lui rendre des actions
de grâces, parce que c'est toucher Dieu, non pas l'homme. Ce n'est pas
que celui qui est Dieu ne soit homme aussi, puisque Dieu et l'homme ne
font qu'un même Christ, mais parce que tout bien vient de Dieu non de
l'homme, même celui qui s'exerce par l'homme. En effet, c'est
incontestablement l'esprit qui donne la vie, la chair ne sert de rien.
C'est pourquoi l'Écriture maudit celui qui met son espérance en l'homme
(Jr. XVII. 5) ; parce que si toute notre espérance dépend, avec raison,
de l'homme Dieu, néanmoins ce n'est pas seulement parce qu'il est homme,
mais parce qu'il est Dieu. Voilà pourquoi le premier parfum se répand
sur les pieds, et le second sur la tête, c'est que l'humiliation d'un
cœur contrit convient à notre humble chair, et que la gloire sied bien à
la majesté et à la grandeur. Vous voyez quel est ce parfum que je vous
propose, puisque cette tète redoutable aux Principautés mêmes,
non seulement ne dédaigne pas d'en être parfumée, mais le tient même à
grand honneur, en disant ; « le sacrifice de louanges m'honorera » (Ps.
XLIX. 23).
9. C'est pourquoi il
n'appartient pas à celui qui est pauvre et indigent, qui a le coeur
pusillanime, de composer ce parfum, parce que c'est la seule confiance
qui en possède la matière, mais une confiance, qui naît de la liberté de
l'esprit et de la pureté du cœur. Car l'âme qui est pusillanime et de
peu de foi, en est empêchée par le peu de bien qu'elle a; et sa pauvreté
ne lui permet pas de s'occuper aux louanges de Dieu, ou à la
contemplation des bienfaits qui produisent ces louanges. Et si quelque
fois elle veut s'élever jusque là, elle est aussitôt rappelée par le
soin et l'inquiétude que lui donnent ses affaires domestiques, et se
trouve serrée en elle même, par la nécessité qui la presse. Si vous me
demandez la cause de cette misère, vous reconnaîtrez, si je ne me
trompe, que vous éprouvez maintenant, ou que vous avez éprouvé, en vous,
celle que je vous dirai. Il me semble que cette langueur, cette défiance
de l'âme vient ordinairement de deux causes, ou de la nouveauté de la
conversion, ou de la tiédeur des pratiques, bien que la conversion date
déjà de longtemps. L'une et l'autre de ces deux choses humilie sans
doute, abat la conscience, et la jette dans le trouble et l'inquiétude,
lorsqu'elle considère que ses anciennes passions ne sont point encore
mortes en elle, soit parce qu'elle est nouvellement convertie, soit à
cause de la tiédeur où elle est; et ainsi se trouvant obligée de
s'employer entièrement A arracher de son coeur les épines des iniquités
et les ronces des convoitises, elle ne peut pas prendre l'essor bien
loin. En effet, comment celui qui se fatigue à gémir et à soupirer,
pourra-t-il en même temps se réjouir dans les louanges de Dieu ? Comment
" les actions de grâces et les paroles de louange (Isa. LI. 3), " pour
me servir de l'expression du prophète Isaïe, pourront elles résonner
dans la bouche de celui qui pleure et s'afflige sans cesse? Car, comme
nous apprend le Sage, " La musique avec les larmes est une chose bien
importune (Ecc. XXII. 6). " D’ailleurs l'action de grâce ne précède
pas le bienfait, elle le suit. Or, l'âme qui est encore dans la
tristesse, ne se réjouit pas d'avoir reçu un bienfait, mais a besoin de
le recevoir. Elle a donc sujet de faire des prières, mais elle n'en a
point de rendre des actions de grâces. Car comment pourra-t-elle
reconnaître une faveur qu'on ne lui a pas faite? Ce n'est donc pas sans
raison que j'ai dit, qu'il n'appartient pas à une âme pauvre de faire ce
parfum, qui se compose du souvenir des bienfaits de Dieu, attendu
qu'elle ne peut pas voir la lumière, tant qu'elle regarde les ténèbres.
Elle est dans l'amertume ; et le triste souvenir de ses péchés occupe si
fort sa mémoire, qu'elle n'y peut admettre aucun sujet de joie. C'est à
ces personnes que s'adresse l'Esprit prophétique de David, lorsqu'il dit
: "C'est eh vain que vous vous levez avant le jour (Ps. CXVI. 2). " En
d'autres termes, c'est en vain que vous vous levez pour regarder les
bienfaits qui réjouissent l'âme, si vous ne recevez d'abord la lumière
qui la console dés péchés qui la troublent. Ce parfum n'est donc pas
celui des pauvres.
10. Mais voyez qui sont ceux
qui ont raison de se glorifier d'en avoir en abondance : " Les apôtres
sortaient avec joie de la présence des juges, parce qu'ils avaient été
trouvés dignes de souffrir des affronts pour le nom de Jésus (Ac. V,
45). " Certes, ces hommes dont la douceur était à l'épreuve,
non seulement des paroles, mais des coups de fouets; étaient bien
remplis de cette onction de l'esprit. Car ils étaient riches en charité,
cette vertu qui ne s'épuise jamais, quelque dépense qu'on en fasse, et
elle leur fournissait aisément de quoi offrir de grasses et belles
victimes. Leurs coeurs répandaient partout une sainte liqueur, dont ils
étaient pleinement imbus, lorsqu'ils publiaient les grandeurs de Dieu en
diverses langues, selon que le Saint-Esprit les inspirait (Ac. II, 2).
On ne saurait douter que ceux dont l'Apôtre parlait en ces termes : " Je
remercie sans cesse mon Dieu, pour voua, de la grâce qui vous a été
donnée en Jésus-Christ, parce que vous avez acquis toutes sortes de
richesses en lui, les richesses de la parole et les richesses de la
science, en sorte qu'aucune grâce ne vous manquant, le témoignage de
Jésus-Christ soit accompli et confirmé en vous (I Cor. I, 4), " ne
fussent abondamment fournis de cette sorte de parfum. Dieu veuille que
je puisse aussi rendre ces mêmes actions de grâces pour vous, et vous
voir riches en vertus, gais dans les louanges de Dieu, et remplis
jusqu'à déborder, de cette onction spirituelle en Jésus-Christ notre
Seigneur.
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