SERMONS
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Il faut remarquer
deux choses principales dans la rédemption des hommes, le fruit que nous
en tirons, et la manière dont elle s'est accomplie.
1. J'ai dit à la fin du
discours précédent, et je le répète encore bien volontiers, que je
désire vous voir participer tous à cette onction sacrée par laquelle la
piété se souvient des bienfaits de Dieu avec joie et action de grâces.
Car cela est extrêmement avantageux , parce qu'il sert à alléger les
travaux de la vie présente, qui deviennent plus supportables lorsque
nous nous réjouissons dans les louanges de Dieu, et parce que rien ne
représente aussi parfaitement sur la terre l'état des bienheureux dans
le ciel, que l'allégresse de ceux qui louent Dieu. C'est pour cela que
l'Écriture dit: " Heureux ceux qui demeurent dans votre maison,
Seigneur, ils vous loueront dans les siècles des siècles (Ps. LXXXIII,
5). " Je pense que c'est particulièrement ce parfum que le Prophète
avait en vue quand il s'écriait : " Comme il est lion et agréable, pour
des frères, d'habiter ensemble! C'est comme un parfum précieux répandu
sur la tête (Ps. CXXXII, 5). " Car il semble que cela ne peut convenir
au premier ; en effet, s'il est bon, il n'est pourtant point agréable,
attendu que le souvenir des péchés ne cause pas du plaisir, niais de
l'amertume. D'ailleurs, ceux qui le composent ne demeurent pas ensemble,
car chacun pleure à part ses propres péchés. Quant à ceux qui se
répandent en actions de grâces, ils ne regardent que Dieu, et ne pensent
qu'à lui; c'est pourquoi ils demeurent vraiment ensemble. Or, ce qu'ils
font non seulement est bon, car ils réservent la gloire a celui à qui
elle appartient légitimement, mais agréable, puisqu'il leur procure
beaucoup de satisfaction.
2. Voilà pourquoi je vous
conseille à vous, qui êtes nies amis, de vous arracher quelquefois au
souvenir fâcheux et pénible de vos péchés, et de marcher dans un chemin
plus uni, en vous entretenant de pensées agréables, et en repassant,
dans votre mémoire, les bienfaits de Dieu, afin que les regards que vous
jetterez sur lui vous fassent un peu respirer de l'abattement et de la
confusion que vous cause la considération de votre faiblesse. Je veux
que vous suiviez le conseil que donne le Prophète, lorsqu'il dit : "
Réjouissez-vous dans le Seigneur, et il vous accordera ce que votre
coeur lui demande (Ps. XXXVI, 4). " Il est nécessaire dé concevoir de
la douleur de ses péchés, mais il ne faut pas qu'elle soit continuelle,
et on doit la mélanger du souvenir agréable de la clémence de Dieu, de
peur que la trop grande tristesse n'endurcisse le cœur et que le
désespoir n'achève sa perte. Mêlons le miel avec l'absinthe, afin que ce
breuvage, d'une salutaire amertume, tempéré par quelque douceur, puisse
se boire et donner la vie. Écoutez comme Dieu même tempère l'amertume
d'un coeur contrit, comme il retire de l'abîme du désespoir, celui qui
est dans la langueur et le découragement, comme par le miel d'une douce
et fidèle promesse, il console celui qui est dans. la tristesse et
relève celui qui est dans la défiance. Il dit par son Prophète : " Je
mettrai mes louanges dans votre bouche pour vous en servir comme d'un
frein, de peur que vous ne vous perdiez (Is. XLVIII, 9) ; "
c'est-à-dire, de peur que la vue de vos péchés ne vous jette dans une
tristesse excessive, et, qu'emporté par le désespoir, comme un cheval
qui n'a plus de frein, vous ne tombiez dans le précipice et ne
périssiez. Je vous retiendrai, dit-il, comme par le frein de ma
miséricorde, je vous relèverai par mes louanges, et vous respirerez à la
vue de mes bienfaits, au lieu de vous abattre par celle de vos maux,
quand vous me trouverez plus indulgent que vous ne vous jugerez
coupable. Si Caïn avait été arrêté par ce frein, il n'aurait pas dit en
se désespérant: " Mon crime est trop grand pour mériter qu'on me le
pardonne (Gn. IV, 13). " Dieu nous garde de ce sentiment, oui, qu'il
nous en garde. Car sa bonté est plus grande que quelque crime que ce
soit. C'est pourquoi le Sage ne dit pas, que le juste s'accuse toujours,
il dit seulement qu'il s'accuse au commencement de son discours (Pv. XVIII, 17), qu'il a coutume de finir par les louanges de Dieu. Voyez un
juste qui observe cet ordre. " J'ai examiné, dit-il, mes actions et ma
conduite, et j'ai dressé mes pas dans la voie de vos louanges (Ps.
CXVIII, 59), " afin que, après avoir souffert beaucoup de fatigues et de
peines dans ses propres voies, il se réjouisse dans la voie des louanges
de Dieu, comme dans la possession de toutes les richesses du monde. Et
vous aussi, à l'exemple de ce juste, si vous avez des sentiments
d'humilité de vous-mêmes, ayez du Seigneur des sentiments de confiance
en sa bonté souveraine. Car vous lisez dans le Sage : " Croyez que le
Seigneur est plein de bonté, et cherchez-le en simplicité de coeur (Sg.
I, 1). " Or, c'est ce que le souvenir fréquent, que dis-je ? continuel
de la libéralité de Dieu persuade aisément à l’esprit. Autrement,
comment s'accompliraient ces paroles de l'Apôtre : "Rendant des actions
de grâces en toutes choses (I Thess. V, 17), n si on bannit du cœur les
sujets de gratitude et de reconnaissance? Je ne veux pas qu'on vous
fasse le reproche honteux que l'Écriture adresse aux Juifs, en disant :
" Ils ne se sont pas souvenus de ses bienfaits, ni des merveilles dont
ils ont été les témoins oculaires (Ps. LXXVII, 11).
3. Mais comme il est
impossible à qui que ce soit de repasser en son esprit, et de se
rappeler tous les biens que le Seigneur, si plein de miséricorde et de
bonté, ne cesse de répandre sur les hommes, car, comme dit le Prophète,
qui sera capable de raconter les miracles de la puissance du Seigneur,
et de le louer à proportion de ce qu'il mérite (Ps. CV, 2) ? Que du
moins le principal et la plus grande de ses oeuvres, je veux dire
l'œuvre de notre rédemption, ne s'éloigne jamais de la mémoire de ceux
qui ont été rachetés. Or, dans cette oeuvre, il y a deux choses qui me
viennent à la pensée, que je tâcherai de vous faire remarquer, et cela
le plus brièvement qu'il me sera possible; afin d'abréger, car je n'ai
pas oublié cette parole : " Donnez occasion au sage, et il sera encore
plus sage (Pv. IX, 9). N Ces deux choses sont, la manière dont elle
s'est faite, et le fruit qu'elle produit. La manière consiste dans
l'anéantissement de Dieu, et le fruit, en ce que nous sommes remplis de
lui. Méditer sur le fruit, c'est semer en nous une sainte espérance; et
méditer sur la manière, c'est allumer en nous un amour très ardent. L'un
et l'autre sont nécessaires à notre avancement, pour empêcher ou que
notre espérance ne soit mercenaire, si elle n'est accompagnée d'amour,
ou que notre amour ne se refroidisse, si nous le croyons infructueux.
4. Or le fruit que nous
attendons de notre amour est celui que l'objet de notre amour nous a
promis par ces paroles. " Ils vous donneront, dit-il, une mesure pleine,
pressée, entassée, et qui débordera (Lc. XVI, 38). " Cette mesure, à ce
que je vois, sera sans mesure. Mais je voudrais bien savoir de quoi sera
remplie cette mesure, ou plutôt cette immensité qui nous est promise. "
Nul oeil, hormis le vôtre, ô mon Dieu, n'a vu les biens que vous avez
préparés à ceux qui vous aiment (Is. LXIV, 4). " Dites-nous, s'il vous
plaît, quels sont les biens que vous préparez, vous qui les préparez.
Nous croyons et nous espérons avec confiance, puisque vous nous le
promettez, que " nous serons comblés des biens de votre maison (Ps.
LXIV, 5). " Mais de quels biens? Est-ce du froment, du vin, de l'huile,
de l'or, de l'argent ou des pierres précieuses ? Mais nous avons connu
et vu ces choses, nous les voyons encore et les méprisons. Nous
cherchons ce que l'œil n'a point vu, ce que l'oreille n'a point entendu,
ce qui n'est tombé dans la pensée d'aucun homme. Voilà ce qui nous
plaît, et ce que nous souhaitons, voilà, quoi que ce soit, ce que nous
sommes bien aises de chercher, " Dieu les éclairera tous intérieurement,
dit-il, et il sera toutes choses en tous (Jn. VI, 45). " A ce que
j'entends, la plénitude que nous attendons de Dieu, ne sera que de Dieu
même.
5. Qui peut comprendre la
douceur ineffable renfermée dans ce peu de paroles, "Dieu sera toutes
choses en tous?" Pour ne rien dire du corps, il y a trois facultés dans
l'âme: La raison, la volonté et la mémoire : et ces trois facultés sont
l'âme même. Toute personne spirituelle reconnaît assez combien il lui
manque en ce monde, pour être entière et parfaite. Pourquoi cela, sinon
parce que Dieu n'est pas encore toutes choses en tous? C'est ce qui fait
que la raison se trompe souvent dans ses jugements, que la volonté est
agitée de troubles et de passions, et que la mémoire est confuse par
l'oubli de quantité de choses qu'elle perd. Une créature si noble est
soumise malgré elle à cette triple vanité, bien qu'elle; espère un jour
en être délivrée. Car celui qui comble les désirs de l'âme par une
affluence de biens, sera lui-même à la raison une plénitude de lumière,
à la volonté une abondance de paix, et à la mémoire un objet toujours
présent et éternel. O vérité, ô charité, ô éternité! O Trinité bien
heureuse, et source de bonheur! Ma misérable trinité à moi soupire
tristement vers vous, parce qu'elle a le malheur d'être éloignée de
vous. En combien d'erreurs, de peines et de craintes, cet éloignement ne
l'a-t-il point plongée ? Hélas! malheureux que je suis, quelle trinité
ai-je échangée contre la vôtre? "Mon coeur a été troublé, " c'est le
sujet de ma douleur : " Mes forces m'ont quitté, " c'est la raison de ma
crainte : " La lumière de mes yeux m'a abandonnée (Ps. XXXVII, 11), "
c'est la cause de mon égarement. O trinité de mon âme, que vous avez
trouvé dans ce lieu d'exil une trinité différente de celle de mon Dieu !
6. Néanmoins, " ô mon âme,
pourquoi êtes-vous triste, et pourquoi me troublez-vous? Mettez votre
espérance en Dieu. Car j'espère que je lui rendrai encore mes actions de
grâces (Psal. XII, 6); " lorsque l'erreur sera bannie de ma raison, la
douleur de ma volonté; et la crainte de ma mémoire, et que cette
merveilleuse sérénité, cette parfaite douceur, et cette sécurité
éternelle que nous espérons, auront succédé à tous ces maux. La vérité
qui est Dieu, fera la première de ces choses, la charité, qui est Dieu,
fera la seconde, et la souveraine puissance, qui est Dieu, fera la
troisième, et Dieu sera tout en tous; la raison recevra une lumière qui
ne s'éteindra jamais, la volonté jouira d'une pais qui ne sera traversée
par aucun trouble, et la mémoire s'attachera éternellement à une source
inépuisable de bonheur. Voyez si on ne pourrait point attribuer la
première au Fils, la seconde au Saint-Esprit, et la troisième au Père,
en sorte pourtant qu'on n'en soustraie aucune ni au Père, ni au Fils, ni
à l'Esprit, de peur que quelqu'un ne croie que la distinction des
personnes, en diminue la perfection, ou qua leur perfection ôte ce que
chacune d'elles a de propre et de particulier. Considérez encore si les
enfants du siècle éprouvent rien de semblable dans les plaisirs de la
chair, dans les spectacles du monde, et dans les pompes de Satan; et
néanmoins c'est par ces choses que la vie présente séduit ses misérables
amateurs, suivant cette parole de saint Jean: " Tout ce qui est dans le
monde est concupiscence de la chair, concupiscence des yeux, et ambition
du siècle (I Jn. II, 47). " Voilà pour ce qui est du fruit de la
rédemption.
7. Quant à la manière de la
rédemption, que nous avons dit, si vous vous en souvenez, être
l'anéantissement de Dieu, je vous prie d'y considérer aussi
principalement trois choses. Car ce n'a pas été un simple, un médiocre
anéantissement; mais un anéantissement qui est allé jusqu'à la chair,
jusqu'à la mort, jusqu'à la croix. Qui peut se faire une juste idée de
cet excès d'humilité, de douceur, de bonté ineffable, qui a porté une
Majesté si haute et si souveraine à se couvrir d'une chair, à souffrir
la mort, à être déshonorée sur une croix? Mais on dira peut-être: Le
Créateur ne pouvait-il réparer son ouvrage sans tant de peines? Il le
pouvait, mais il a mieux aimé le faire par les souffrances, afin que
désormais les hommes n'eussent plus aucun sujet de tomber dans le vice
si détestable et si odieux de l'ingratitude. Sans doute il a enduré
beaucoup de travaux, mais ce fut afin de se rendre les hommes redevables
de beaucoup d'amour, et pour que la difficulté de la rédemption portât à
la reconnaissance ceux à qui la facilité de leur création en avait si
peu inspiré. Car, que disait l'homme ingrat, lorsqu'il n'était encore
que créé ? J'ai été créé gratuitement, je le confesse, mais mon Créateur
n'a eu ni peine ni mal à me former. Il m'a créé comme tous les autres
êtres, d'un seul mot. La grande affaire de donner même les plus grandes
choses, quand il n'en coûte qu'une parole! Voilà comment l'impiété des
hommes diminuait le bienfait de la création, et tirait un sujet
d'ingratitude de ce qui devait être la cause de leur amour, et cela pour
avoir une excuse dans leurs péchés. Mais la bouche de ceux qui tenaient
de méchants discours a été fermée. On voit plus clair que le jour, ô
homme misérable, tout ce qu'il en a coûté à Dieu pour te sauver, car il
n'a pas dédaigné de se faire esclave de Seigneur, pauvre de riche, chair
de Verbe, fils de l'homme de fils de Dieu qu'il était. Souvenez-vous que
si vous avez été créés de rien, vous n'avez pas été rachetés pour rien.
C'est en six jours qu'il a créé toutes choses, et vous avec elles. Mais
il a mis trente ans à opérer votre salut sur la terre. O que de travaux
il a soufferts! N'a-t-il pas accru par l'ignominie de la croix, les
infirmités de la chair, et les tentations de l'ennemi, et ne les a-t-il
pas comblées par l'horreur de sa mort? Aussi était-il nécessaire,
Seigneur, que voulant ainsi sauver les hommes et les bêtes, pour user de
l'expression de votre Prophète, vous augmentassiez le nombre et la
grandeur de vos miséricordes (Ps. XXXV, 8).
8. Méditez sur ces choses,
et occupez-vous y sans cesse. Versez dans votre coeur ces sortes de
parfums, pour dissiper l'odeur infecte de vos péchés qui l'a tourmenté
si longtemps et pour avoir en abondance ces parfums qui ne sont pas
moins doux que salutaires. Et toutefois ne pensez pas encore avoir de
ces parfums excellents, qui sont sur les mamelles de l’Épouse, dont je
ne veux pas commencer à parler maintenant, attendu que le temps me
presse de finir ce discours. Retenez seulement ce que nous avons dit des
autres, témoignez par votre conduite que vous les possédez déjà, et
qu'ils vous servent à m'aider de vos prières, afin que je puisse parler
dignement de si grandes délices de l'Épouse, et exciter vos coeurs à
l'amour de l'Époux qui est Jésus-Christ Notre-Seigneur. Ainsi soit-il.
Le parfum de la
piété est le plus excellent de tous. Respect que les inférieurs doivent
avoir pour leurs supérieurs.
1. Il me souvient que je
vous ai parlé de deux parfums ; de celui de la contrition, qui comprend
plusieurs péchés, et de celui de la dévotion qui contient plusieurs
bienfaits : tous deux, salutaires, mais non pas tous deux agréables. Car
le premier a une vertu piquante qui se fait sentir, parce que le
souvenir amer des péchés, porte à la componction, et cause de la
douleur; au lieu que le seconda une vertu lénitive, qui donne de la
consolation et apaise la douleur par la considération de la bonté de
Dieu. Mais il y a un parfum qui est bien plus excellent que les deux
premiers, je l'appelle le parfum de la piété, parce qu'il est composé
des nécessités des pauvres, de l'abattement des opprimés, du trouble de
ceux qui sont tristes, des fautes de ceux qui pèchent, et enfin de tous
les malheurs des misérables, fussent-ils nos ennemis. Ces ingrédients
semblent méprisables, mais le parfum qui en est formé, surpasse
infiniment tous les autres. Il a une vertu qui guérit. " Car bienheureux
sont ceux qui font miséricorde, parce qu'ils recevront miséricorde
(Mt. V, 7). " Donc, plusieurs misères ramassées ensemble, et
regardées par l'oeil de la piété, sont la matière qui compose ces
parfums précieux, dignes des mamelles de l'Épouse, et agréables aux sens
de l'Époux. Heureuse est l'âme qui a soin de s'enrichir et de s'inonder
de ces parfums, de les étendre de l'huile de la miséricorde, et de les
faire cuire au feu de la charité. Qui croyez-vous que soit cet homme
bienheureux, dont parle le Prophète, qui a pitié et qui prête (Ps. CXI,
5); sinon celui qui compatit volontiers aux maux des autres, qui est
prompt à les secourir, qui met plutôt son bonheur à donner qu'à
recevoir, qui est facile à pardonner et difficile à se mettre en colère,
qui ne se venge jamais, et qui en toutes choses regarde les nécessités
de son prochain, comme les siennes propres ? O âme bienheureuse, qui que
vous soyez, qui êtes dans une si sainte disposition, qui êtes pleine de
la rosée de la miséricorde, qui avez des entrailles de charité, qui vous
rendez toute à tous, qui vous considérez comme un vase perdu, afin
d'assister et de secourir les autres en tout temps et en tout lieu, et
enfin qui êtes morte à vous-même, pour vivre à tout le monde, vous
possédez certainement ce troisième et précieux parfum, et il coule de
vos mains une liqueur infiniment douce et agréable. Elle ne se sèchera
point dans les temps mauvais, et l'ardeur de la persécution ne la fera
point tarir; Dieu ne mettra en oubli aucun de vos sacrifices, et il
rendra parfait votre holocauste.
2. Il y a des hommes riches
dans la cité du Seigneur des vertus. Il faut- voir si quelques-uns
d'entre eux, ont ces parfums. Le premier qui se présente à moi, et qu'on
rencontre ordinairement partout, c'est Paul, ce vase d'élection, ce vase
vraiment aromatique et odoriférant, ce vase rempli de toutes sortes de
poudres de senteurs. Car il était la bonne odeur du Christ en tout lieu.
Certes, ce coeur généreux qui prenait tant de soin de toutes les Églises
de la terre, répandait bien loin des parfums d'une douceur incomparable.
Voyez un peu de quelle nature étaient ceux dont il s'était fourni. "
Tous les jours, dit-il, je meurs pour votre gloire (I Cor. XV, 31). " Et
encore : " Qui s'affaiblit sans que je m'affaiblisse aussi avec lui, qui
est scandalisé sans que je brûle (I Cor. XI, 29) ? " Et beaucoup
d'autres choses semblables que vous connaissez, et que cet homme si
riche avait en abondance, et dont il se servait pour composer les plus
excellents parfums. Il était bien juste d'ailleurs, que les mamelles qui
allaitaient les membres de Jésus-Christ, dont Paul était comme la mère,
car il les engendra plusieurs fois, jusqu'à ce que le Sauveur fût formé
en eux, et qu'ils eussent quelque rapport et quelque proportion avec
leur chef, fussent embaumées par les parfums les plus rares et les plus
précieux.
3. Écoutez encore comment
un autre juste avait en main des matières choisies, dont il composait
d'excellents parfums. "Nul pèlerin, dit-il, n'a jamais couché dehors. Ma
porte a toujours été ouverte à ceux qui voyageaient (Jb. XXXI, 32). "
Et ailleurs : " J'ai servi d'oeil à l'aveugle, et de pied au boiteux.
J'étais le père des pauvres; je brisais les mâchoires du méchant, et lui
arrachais sa proie d'entre les dents. Qu'on dise si j'ai refusé aux
pauvres ce qu'ils désiraient, et si j'ai fait languir les peux de la
veuve, après ce que je lui voulais donner; si j'ai mangé seul mon pain,
et, si le pupille ne l'a pas mangé avec moi; si j'ai méprisé un passant
1,
parce qu'il était mal vêtu, et un pauvre qui n'avait point d'habit ;
s'il ne m'a pas béni de ce que je le couvrais, et s'il n'a pas été
réchauffé de la laine de mes brebis (Jb. XXIX, 15). " De quelle odeur
pensons-nous que ce juste avait embaumé la terre par ses œuvres de
charité ? Chacune de ses actions était autant de parfums. Il en avait
rempli sa propre conscience, afin de modérer l'infection de sa chair
corruptible, par l'odeur agréable qui s'exhalait du fond de son âme.
4. Joseph, après avoir fait
courir après soi toute l'Égypte à l'odeur de ses parfums, voulut bien
encore les départir à ceux même qui l'avaient vendu. Il est vrai qu'il
leur faisait des reproches avec un visage irrité, mais les larmes
s'échappaient de l'onction de son coeur, et ces larmes n'étaient pas des
marques de sa colère, mais des témoignages de la vivacité de son amour.
Samuel pleurait Saül qui le cherchait pour le tuer, (Reg. XV, 35), et
l'onction de piété venant comme à se fondre au-dedans de lui, parce que
son coeur s'embrasait par le feu de la charité, coulait au dehors par
les yeux. Enfin, c'est la bonne odeur que la réputation avait répandue
de tous côtés, qui fait dire de lui à l'Écriture sainte: " Tout le monde
depuis Dan jusqu'à Bersabée, connut que Samuel était le fidèle Prophète
du Seigneur (I Reg. III, 20)." Que dirai-je de Moïse? De quel gras
parfum n'avait-il point rempli son cœur ? Ce peuple rebelle, au milieu
duquel il était pour un temps, ne put jamais avec tous ses murmures, et
toute sa fureur, lui faire perdre cette onction de l’esprit, quand il
l'eut une fois reçue, ni l'empêcher de conserver sa douceur ordinaire,
au milieu des différends et des querelles qui naissaient tous les jours.
Aussi est-ce avec justice que le Saint-Esprit a rendu ce témoignage de
lui, qu'il était le plus doux de tous les hommes de son temps (Nb. XII,
3): Car il était pacifique avec ceux qui haïssaient la paix, (Ps. CXIX,
7), si bien que non seulement il ne se mettait point en colère contre un
peuple ingrat et rebelle, mais intercédait même pour lui, lorsque Dieu
était irrité contre lui. C'est ce que nous lisons dans l'Écriture : "
Dieu protesta de les perdre entièrement, si Moïse qui était son favori,
n'eût arrêté les effets de sa vengeance, en le conjurant de détourner sa
colère, et dune les pas détruire tout à fait (Ps. CV, 23). Enfin,
dit-il, geignent, ou pardonnez-leur, ou effacez-moi du Livre de Vie (Ex.
XXXII, 32)." O homme vraiment plein de l'onction de la miséricorde !
Certes il parle bien avec la tendresse d'un Père, puisqu'il ne peut
goûter aucun plaisir, qu'avec ceux qu'il a engendrés. C'est comme si un
homme riche disait à quelque pauvre femme: Entrez, pour dîner avec moi,
mais laissez dehors ce petit enfant que vous portez entre vos bras,
parce qu'il ne fait que pleurer, et nous incommoderait. Cette mère le
ferait-elle, à votre avis? N'aimerait-elle pas mieux jeûner, que de
manger seule avec ce riche, en abandonnant ce cher gage de son amour?
Ainsi Moïse ne veut point entrer dans la joie de son Seigneur, si on
laisse dehors ce peuple, qui bien que inquiet et ingrat ne laisse pas
d'être chéri de lui aussi tendrement que s'il était véritablement sa
mère. Ses entrailles le font beaucoup souffrir, il est vrai, mais il
aime mieux souffrir le mal qu'elles lui font, que d'endurer qu'on les
lui arrache.
5. Qu'y a-t-il de plus doux
que David qui pleurait la mort de celui qui avait toujours désiré la
sienne, (II Reg. I. 11), et souffrait si impatiemment la perte de celui
à qui il succédait sur le trône ? Combien eut-il de peine à se consoler
de la mort de son fils parricide (II Reg. XIX. 4) ? Certainement cette
affection si grande était une marque infaillible d'une grande et
excellente onction. Aussi disait-il à Dieu avec confiance : "
Souvenez-vous, Seigneur, de David et de toute sa douceur (Ps. CXXXI.
1). " Tous ces saints personnages ont donc eu d'excellents parfums, qui,
encore aujourd'hui, répandent une odeur très douce dans toutes les
Églises. Mais cela ne leur est point particulier. Car tous ceux qui,
durant cette vie, ont été bienfaisants et charitables, se sont étudiés à
vivre avec tant de douceur parmi les heureux, ne se sont pas approprié,
mais ont comme mis en commun toutes les grâces qu'ils ont eues, estimant
qu'ils étaient également redevables aux amis et aux ennemis, aux sages
et aux insensés; ont été utiles à tous, humbles par dessus tous, et
aimés de Dieu et des hommes plus que tous, tons ceux-là, dis-je, ont
répandu une odeur de vertus qui est encore maintenant en bénédiction, et
les parfums précieux qui se sont exhalés de leur temps, nous embaument
encore de nos jours. Ainsi, mon frère, qui que vous soyez, si vous nous
faites part volontiers à nous qui sommes vos compagnons, des dons que
vous avez reçus d'en haut; si vous vous montrez officieux, affectionné,
agréable, facile, humble, nous vous rendrons tous ce témoignage, que
vous exhalez aussi d'excellents parfums. Quiconque d'entre vous ne
supporte pas seulement les infirmités de ses frères, tant celles du
corps, que de l'esprit, mais s'il lui est permis et s'il le peut faire,
les aide par ses services, les fortifie par ses exhortations, les forme
par ses conseils, ou s'il ne le peut à cause de la règle, au moins ne
cesse point de les assister dans leur faiblesse par la ferveur de ses
oraisons, quiconque, dis-je, d'entre vous, exerce 'ces oeuvres de
charité, répand certainement une bonne odeur parmi ses frères, et une
odeur d'excellents parfums. Un frère comme celui-là dans une communauté
, c'est du baume dans la bouche : on le montre comme une merveille, et
tous disent de lui " Voilà celui qui aime ses frères et le peuple
d'Israël; voilà celui qui prie beaucoup pour le peuple, et pour toute la
ville sainte (II Mac. XV. 14). "
6. Mais voyons si nous ne
trouverons rien dans l'Évangile qui concerne aussi ces parfums. "
Marie-Madeleine et Marie mère de Jacques et Salomé, achetèrent des
senteurs, afin d'embaumer le corps de Jésus, (Mc. XV). " Quelles sont
ces senteurs si pieuses qu'elles méritent d'être achetées et apprêtées
pour le corps de Jésus-Christ, et si abondantes qu'elles suffisent pour
le parfumer tout entier? Car les deux premiers parfums n'ont été ni
faits ni achetés particulièrement pour servir au Seigneur, outre que
nous ne lisons point, qu'on les versa sur tout son corps; mais la
première fois, on voit venir tout d'un coup une femme qui baise ses
pieds, et qui les parfume (Mt. XXVI), et la seconde on voit cette
même femme ou une autre, quia un vase de parfum, et qui les épanche sur
sa tête, (Mc. XIV. 3) ; au lieu qu'ici elles achètent des aromates,
afin d'embaumer Jésus. Elles achètent, non de l'huile de parfum, mais
des aromates, l'huile de parfum n'était pas faite, elles la font tout
exprès pour embaumer, non une seule partie du corps, comme les pieds, ou
la tête, mais Jésus, comme dit l'Évangile, c'est-à-dire son corps tout
entier.
7. Vous pareillement, qui
que vous soyez, si vous prenez des entrailles de miséricorde, ne soyez
pas seulement libéral et obligeant envers vos parents, ou envers ceux
dont vous avez reçu du bien, ou dont vous espérez en recevoir, car les
païens font cela aussi bien que vous; mais si, selon le conseil de saint
Paul, vous tâchez de rendre ces devoirs de charité à tout le monde, en
sorte que vous ne les déniiez pas, même à vos ennemis, il est hors de
doute que vous êtes aussi riche en excellents parfums, et que vous
n'oignez pas seulement la tête et les pieds du Seigneur, mais que vous
avez entrepris encore, autant qu'il est en vous, de parfumer tout son
corps, qui est l'Église. Et peut-être le Seigneur Jésus ne voulut-il pas
qu'on répandit sur son corps mort les parfums qu'on avait préparés, afin
de les conserver pour son corps vivant. Car l'Église est vivante, elle
qui mange le pain vivant descendu du ciel. C'est le corps de
Jésus-Christ qui lui est le plus cher, puisque nul chrétien n'ignore
qu'il a livré son autre corps à la mort, afin que celui-ci fût immortel.
Il désire qu'elle soit embaumée et que ses membres infirmes soient
l'objet d'onctions salutaires. Il a donc réservé pour elle ces parfums,
lorsque, prévenant l'heure, et hâtant sa gloire, il n'a pas trompé mais
instruit la dévotion des saintes femmes qui venaient pour l'embaumer. Il
a refusé d'être parfumé, mais pour épargner le parfum, non point parce
qu'il le méprisait, il ne dédaignait pas ce pieux devoir, mais il en
remettait l'utilité à un autre temps. Je dis l'utilité non de ce parfum
matériel et corporel, mais d'un spirituel dont celui-là était la figure.
En ce parfum donc ce maître si plein de bonté épargnait ces autres
parfums spirituels si excellents, qu'il désirait vair employés aux
besoins spirituels et corporels de ses membres, D'ailleurs un peu
auparavant lorsqu'on en répandait d'assez précieux sur sa tête ou sur
ses pieds, empêcha-t-il de le faire? Au contraire il reprit même ceux
qui l’empêchaient. Car comme Simon s'indignait de ce qu'il permettait à
une pécheresse de le toucher, il fit une parabole pour l'en reprendre;
et répondit à d'autres qui se plaignaient de la perte qu'on faisait de
ce parfum : "Pourquoi tourmentez-vous cette femme (Mt. XXVII.10) ? "
8. Pour faire ici une
petite digression, il m'est aussi arrivé quelquefois, qu'étant assis
pour mon utilité particulière, aux pieds de Jésus, pour pleurer dans le
souvenir de mes péchés, ou qu étant debout auprès de sa tète, ce qui
m'arrivait plus rarement, je me réjouissais dans le souvenir de ses
bienfaits, j'ai entendu ces paroles : " Pourquoi cette perte ? " on
m'accusait de ne vivre que pour moi seul, parce qu'on pensait que je
pouvais être utile à plusieurs. Et on ajoutait: " car on pourrait le
vendre bien cher, et en donner le prix aux pauvres ". Mais quel avantage
me reviendrait-il de gagner tout le monde, si je me perdais moi-même?
C'est pourquoi, regardant ces paroles comme les mouches dont l'Écriture
parle (Ecc. X, 1), qui corrompent toute la douceur du parfum où elles
vont périr, je me suis souvenu de ce mot divin . " Mon peuple, ceux qui
vous disent heureux vous trompent (Is. III, 12 ). " Mais que ceux qui
me reprochent mon repos écoutent le Seigneur m'excuser et répondre pour
moi : " Pourquoi, dit-il, tourmentez-vous cette femme (Mt. XXVI, 10)
? " C'est-à-dire, vous ne voyez que le dehors, et vous jugez sur ce que
vous voyez. Ce n'est pas un homme, comme vous croyez, qui puisse mettre
la main à des choses fartes, mais c'est une femme. Pourquoi tentez-vous
de lui imposer un joug que je sais bien qu’il n'est pas capable de
porter ? Il exerce de bonnes oeuvres envers moi. Qu'il demeure dans le
bien, tant qu'il ne peut pas faire mieux. Lorsque par un progrès
spirituel, de femme il sera devenu homme, et homme parfait, il pourra
s'employer à faire une oeuvre parfaite.
9. Mes frères, respectons
les évêques, mais redoutons les travaux où le devoir de leur charge les
engage. Si nous en considérons bien la peine, nous n'en désirerons point
l'honneur. Reconnaissons que cette dignité est au-dessus de nos forces;
et que des épaules délicates et efféminées ne se hasardent pas à porter
les fardeaux des hommes. Ne les censurons pas, mais honorons-les. Car il
y a de l'inhumanité à reprendre les actions de ceux dont on fuit les
travaux. Quelle témérité n'est-ce point à une femme qui file dans sa
maison, de faire des reproches à un homme qui retourne du combat ? Si
donc celui qui vit dans un cloître remarque qu'un prélat, engagé dans le
monde, se conduit avec moins de régularité et de discrétion qu'il ne
devrait, dans ses discours, dans sa manière de vivre, dans son sommeil,
ses ris, ses colères, ou ses jugements; qu'il ne se hâte pas de le
condamner aussitôt; qu'il se souvienne au contraire qu'il est écrit : "
Un homme qui fait mal vaut mieux qu'une femme qui fait bien (Ecc. XLII,
14) ". Car si vous faites bien en veillant sur vous-même, celui qui en
assiste plusieurs fait encore mieux, et mène une vie plus virile. S'il
ne peut exercer les fonctions de son ministère, sans commettre quelques
fautes, c'est-à-dire sans être inégal dans sa conduite, souvenez-vous
que " la charité couvre beaucoup de péchés (Jc. V, 8). " Je dis cela
contre deux tentations auxquelles lés religieux sont sujets : la
première, de rechercher par ambition la dignité de l'épiscopat; et la
seconde, d'être poussés, par une inspiration diabolique, à juger
témérairement des actions des évêques.
10. Mais retournons aux
parfums de l'Épouse. Voyez-vous combien on doit préférer aux autres le
parfum de la piété, le seul dont la perte n'est point permise ? Et on le
perd si peu, qu'un verre d'eau froide ne demeure point sans récompense
(Mt. X, 42). Néanmoins celui de la contrition qui se compose du
souvenir des péchés, et qui se verse sur les pieds du Seigneur, est bon
aussi, puisque "Dieu ne méprisera point un coeur contrit et humilié (Ps.
L, 19). " Je pense que celui de la dévotion qui se fait du souvenir des
bienfaits de Dieu est encore meilleur, parce qu'il est estimé digne de
parfumer la tête, en sorte que Dieu dit de ce parfum-là : "Le sacrifice
de louanges m'honorera (Ps. XLIX, 23)". Mais l'onction de la piété qui
se fait de la compassion des misérables, et se répand partout le corps
de Jésus-Christ les surpasse infiniment tous deux ; et quand je dis le
corps de Jésus, ce n'est pas de celui qui a été crucifié, mais de celui
qui a été acquis par les souffrances du premier que je parle. Certes, il
faut que ce parfum soit bien excellent puisque, en comparaison de ce
parfum, Dieu témoigne qu'il ne regarde pas même les autres, lorsqu'il
dit : " Je demande la miséricorde, non des sacrifices (Mt. IX, 13). "
Je pense donc qu'entre toutes les vertus, les mamelles de l'Épouse
exhalent principalement l'odeur de celle-là, puisqu'elle a tant de soin
de se conformer en tout à la volonté de l'Époux. N'était-ce pas cette
odeur de miséricorde que l’habite répandait même après sa mort? et si
elle ressuscita bientôt, ce fut parce que cette odeur de la vie prévalut
en elle sur celle de la mort.
11. Mais écoutez une parole
abrégée sur ce sujet : Quiconque enivre, par ses paroles, et répand une
bonne senteur par ses bienfaits, peut-être convaincu que c'est de lui
qu'il est dit : "Vos mamelles sont meilleures que le vin, et elles
exhalent un parfum très délicieux (Ct. I, 1) ". Mais qui est celui qui
en est arrivé là? Qui est celui d'entre nous qui possède pleinement et
parfaitement, au moins une de ces deux qualités, en sorte qu'il ne lui
arrive point quelquefois d'être stérile dans ses discours et tiède dans
ses actions? Mais il y en a une qui peut sans aucun doute et à bon droit
être louée de les posséder toutes les deux. C'est l'Église qui, dans le
grand nombre de ses enfants, ne manque jamais d'en avoir qui lui procure
de quoi enivrer, et de quoi embaumer. Car ce qui lui manque en l'un,
elle le trouve en l'autre, selon la mesure que Dieu lui a départie, et
le bon plaisir, de l'Esprit-Saint qui distribue ses dons à chacun, ainsi
que bon lui semble. L'Eglise répand une odeur agréable dans la personne
de ceux qui, se font des amis des richesses d'iniquités, et elle enivre
par les ministres de la parole, oui épanchent sur la terre le vin d'une
joie spirituelle, l'enivrent, pour ainsi dire, et recueillent du fruit
dans leur patience. Elle se nomme elle-même Épouse avec hardiesse et
confiance, parce qu'elle a vraiment les mamelles meilleures que le vin
et exhalant l'odeur des parfums les plus précieux. Or bien que nul de
vous n'ait assez de présomption pour appeler son âme l'Épouse du
Seigneur, néanmoins comme nous sommes du corps de l'Église, qui se
glorifie, à bon droit de ce nom, et de la chose qu'il signifie, ce n'est
pas sans quelque raison que nous participons à cette gloire. Car on ne
saurait nier que dans ce que nous possédons pleinement et entièrement
tous ensemble, chacun de nous en particulier ait sa part. Grâces vous
soient rendues, Seigneur Jésus, de ce que vous avez daigné nous associer
à votre Église qui vous est si chère, non seulement pour être Chrétiens,
mais encore pour être unis à vous en qualité d'Épouse par de chastes et
éternels embrassements, lorsque, à face, découverte, nous contemplerons
aussi votre gloire, cette gloire que vous possédez également avec le
Père et le saint Esprit dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
Nous devons faire
remonter à Dieu comme à la source de tout bien, toutes les grâces que
nous recevons de lui.
1. La source des fontaines
et des fleuves, c'est la mer ; et la source des vertus et des sciences,
est notre Seigneur Jésus-Christ. Car, qui est le Seigneur des vertus,
sinon le roi de gloire ? Il est encore le Seigneur des sciences, selon
le cantique d'Anne la prophétesse (Reg. II, 3). La continence de la
chair, la pureté de cœur, la rectitude de la volonté, procèdent de celte
source divine. C'est peu, mais la vivacité de l'esprit, la grâce de la
parole, la sainteté des moeurs ont la même source. C'est de là que les
discours de la science et de la sagesse tirent leur origine. Car tous
les trésors de la sagesse et de la science y sont renfermés (Col. 11,
3). Que dirai-je des conseils purs, des jugements équitables, et des
saints désirs, ne sont-ce pas encore des ruisseaux de cette source ? Si
toutes les eaux retournent sans cesse à la mer par des conduits cachés
et souterrains, afin d'en sortir ensuite par un cours perpétuel et
infatigable pour servir à l'usage des hommes, pourquoi ces ruisseaux
spirituels ne retourneront-ils pas aussi à leur propre source, sans
intermittence et sans diminution, pour ne cesser point d'arroser le
champ de nos âmes ? Que les fleuves des grâces retournent au lieu d'où
ils partent, pour couler de nouveau. Que cet écoulement céleste remonte
à son principe, peur se répandre ensuite sur la terre avec plus
d'abondance. Comment l'entendez-vous, me dira-t-on ? Je l'entends selon
ces paroles de l'Apôtre : "Rendant des actions de grâces à Dieu en
toutes choses" (I. Thess. V, 18). Tout ce que vous croyez avoir de
sagesse et de vertu, attribuez-le à la vertu et à la sagesse de Dieu,
qui est Jésus-Christ.
2. Et qui serait assez fou,
dites-vous, pour présumer les tenir d'ailleurs ? Personne assurément, et
le Pharisien même rend grâces à Dieu (Lc. XVIII, 1). Néanmoins Dieu ne
le loue pas de sa justice ; et cette action de grâces, si vous vous
souvenez bien de l'Évangile, ne le lui rend pas agréable. Pourquoi ?
C'est que quelque dévotion qui paraisse au dehors cela ne suffit pas
pour excuser l'enflure du cœur devant celui qui voit de loin ceux qui
s'élèvent par l'orgueil (Ps. CXXXVII, 6). On ne se moque pas de Dieu, ô
Pharisien. Croyez-vous avoir quelque chose que vous n'ayez point reçu ?
Rien, dites-vous, et c'est pour cela que je rends grâces à celui qui m'a
donné ce que j'ai. Si vous n'avez rien du tout, vous n'avez eu aucun
mérite précédent, pour recevoir les choses dont vous vous glorifiez. Si
vous en demeurez aussi d'accord, c'est donc en vain d'abord, que vous
vous élevez avec présomption au dessus du Publicain ; car s'il n'a pas
ce, que vous avez, c'est parce qu'il ne l'a pas reçu comme vous. De
plus, prenez garde que vous ne rapportiez pas pleinement à Dieu tous ses
dons, et que, détournant pour vous, quelque chose de sa gloire et de son
honneur, vous ne soyez justement accusé de fraude, et de fraude envers
Dieu. Car si vous vous attribuiez quelque chose des vertus dont vous
vous vantez, comme venant de vous, je croirais que c'est parce que vous
vous trompez vous-même, non pas que vous vouliez tromper ; et je
corrigerais cette erreur. Mais comme en rendant des actions de grâces,
vous montrez que vous ne vous attribuez rien à vous-même, et que vous
reconnaissez prudemment que vos mérites sont des dons de Dieu; et de
plus, comme en méprisant les autres, vous vous trahissez vous-même, et
faites voir que vous parlez avec un coeur double; d'un côté vous faites
servir votre langue au mensonge, et de l'autre vous usurpez la gloire de
dire la vérité. En effet, vous ne jugeriez pas le Publicain méprisable.
au prix de vous, si vous n'estimiez pas que vous êtes plus que lui. Mais
que répondez-vous à l'Apôtre qui nous prescrit cette règle, et vous
dit : "A Dieu seul soit honneur et gloire ?" (I. Tim. I, 9) Que
répondez-vous de même à l'ange qui distingue et apprend ce qu'il plaît à
Dieu de se réserver, et ce qu'il daigne départir aux hommes quand il
s'écrie : "Gloire à Dieu dans le ciel et paix sur la terre aux hommes de
bonne volonté ?" (Lc. II, 14) Voyez-vous maintenant que le Pharisien,
en rendant grâces, honore Dieu des lèvres, et que dans son coeur ce
n'est que lui-même qu'il honore. Ainsi nous en voyons plusieurs, dans la
bouche desquels retentissent des actions de grâces ; mais plutôt par
habitude que par un sentiment véritable ; c'est au point même que des
scélérats à chacun de leurs crimes rendent souvent grâces à Dieu de ce
qu'ils ont réussi, du moins ils le pensent ainsi, dans l'accomplissement
de leurs désirs déréglés. Vous entendrez par exemple un voleur, après
avoir exécuté son mauvais dessein, et dévalisé quelqu'un, se réjouir
secrètement en lui-même, et dire : Dieu soit loué, je n'ai pas veillé en
vain, et je n'ai pas perdu ma peine. De même celui qui a tué un homme,
ne s'en glorifie-t-il pas, et ne rend-il pas grâces à Dieu de ce qu'il a
été plus fort que son adversaire, ou s'est vengé de son ennemi ? Un
adultère de même saute de joie, et loue Dieu de ce qu'il a joui enfin
d'un plaisir qu'il avait longtemps désiré.
3. Toute sorte d'actions de
grâces n'est donc pas agréable à Dieu, il n'y a que celle qui part d'un
cœur pur et simple. Je dis pur, à cause de ceux qui se glorifient même
de leurs mauvaises actions et rendent souvent grâces à Dieu, comme si
Dieu se réjouissait ainsi qu'ils le font lorsqu'ils ont mal fait, et
prenait plaisir à des crimes détestables. Quiconque est ainsi fait,
entendra ces paroles terribles : " Vous vous êtes persuadé faussement et
injustement que je serais semblable à vous; mais je vous châtierai, et
vous ferai paraître devant vous-même, avec toute la laideur et la
difformité de vos crimes (Ps. XLII, 21). " J'ai ajouté, et simple, à
cause des hypocrites qui glorifient bien Dieu de leurs bonnes oeuvres,
mais ne le glorifient que du bout des lèvres et retiennent pour eux, de
coeur, ce qu'ils lui donnent de bouche. Aussi comme ils agissent en sa
présence avec fourberie, il hait leur iniquité. Les premiers dans leur
impiété, attribuent à Dieu leurs mauvaises actions; et ceux-ci, dans
leur luxe, s'approprient les biens qu'ils ont reçus de Dieu. Or, quant
au premier de ces deux vices, il est si plein de folie, d'irréligion, et
je puis dire même de brutalité, que je crois qu'il n'est pas nécessaire
que je vous avertisse de l'éviter. Mais le second a coutume de dresser
des embûches principalement aux personnes religieuses et spirituelles.
C'est sans doute une grande et rare vertu de ne savoir pas qu'on est
grand quand on fait de grandes choses, et d'être le seul à qui sa propre
sainteté soit inconnue, tandis qu'elle est manifeste à tout le monde.
Paraître admirable aux autres, et s'estimer soi-même méprisable, c'est
ce que je tiens pour plus merveilleux que les vertus mêmes qui causent
cette admiration. Vous êtes vraiment un serviteur fidèle, s'il ne vous
demeure rien de toute la gloire de votre maître, lorsque cette gloire,
si elle ne vient pas de vous, ne laisse pas néanmoins de passer par
vous. C'est alors que, selon la parole du Prophète (Is. XXXIII, 15),
vous rejetez les richesses acquises par la fausseté, et vous avez les
mains nettes de tous présents. C'est alors que selon le commandement du
Seigneur, votre lumière luit devant les hommes, non pas afin qu'ils vous
glorifient, mais afin qu'ils glorifient le Père qui est dans les cieux
(Mt. V, 16). Et enfin, imitant saint Paul et les fidèles prédicateurs
qui ne prêchent pas leurs vertus, vous ne cherchez pas non plus vos
propres intérêts, mais les intérêts de Jésus-Christ (Ph. II, 21).
C'est pourquoi on vous dira aussi bien qu'à eux : " Orçà, bon et fidèle
serviteur, puisque vous avez été fidèle dans le peu que je vous avais
confié, je vous établirai maître de grands biens (Mt. XXV, 21).
4. Si Joseph, en Égypte,
savait bien que la maison et tous les biens de son Maître lui avaient
été confiés, il n'ignorait pas en même temps, que sa maîtresse faisait
exception, aussi voulut-il point la toucher, bien qu'elle le pressât de
le faire : "De tous les biens démon Maître, dit-il, il n'y en a point
qui ne soit en ma puissance, et qu'il ne m'ait donné, hormis vous qui
êtes sa femme (Gn. XXXIX, 9). " Il savait que la femme est la gloire de
son mari, et il regardait comme une grande injustice, et une ingratitude
honteuse, de déshonorer celui qui l'avait comblé de tant d'honneurs. Cet
homme de Dieu si plein de sagesse savait qu'un mari est aussi jaloux de
sa femme que de sa gloire, et que son maître s'était réservé la garde de
la sienne, et ne l'avait point confiée à d'autres; aussi ne se permit-il
point de la toucher. Quoi donc? L'homme sera jaloux de sa gloire, et il
osera ravir à Dieu la sienne, comme s'il n'en était pas aussi jaloux ?
Écoutez ce qu'il dit : Je ne donnerai point ma gloire à un autre (Is.
XLVIII, 11). " Que donnerez-vous donc, Seigneur; répondez, que
donnerez-vous? " Je vous donne la paix, dit-il, je vous laisse la paix
(Jn. XIV, 27). " Cela me suffit. Je vous remercie de ce que vous me
laissez, et vous laisse ce que vous vous réservez. Ce partage nie plaît,
et je ne, doute point qu'il ne me soit avantageux. Je renonce
entièrement à la gloire, de peur que si j'usurpe ce qui né m'est pas
accordé je perde justement même ce que l'on m'accorde. Je veux la paix,
je désire la paix et rien davantage. Celui à qui la paix ne suffit pas,
vous ne lui suffisez pas vous-même. Car vous êtes notre paix, vous qui
nous avez réconciliés avec vous (Ep. II. 14). Il fauta mais il me
suffit que je sois réconcilié avec moi. Car du moment que je suis devenu
votre ennemi, je me suis devenu à charge à moi-même (Job. VII, 20). Je
me tiens sur mes gardes, et ne veux pas me montrer ingrat pour le
bienfait de la paix que vous m'avez donné, ni usurper votre gloire. Que
votre gloire, Seigneur, que votre gloire vous demeure tout entière : Je
serai encore trop heureux si je puis avoir la paix.
5. Lorsque Goliath fut
terrassé, le peuple se réjouit d'avoir recouvré la paix, mais David
reçut une gloire infinie. Josué, Jephté, Gédéon, Samson et Judith même,
quoique femme, triomphèrent glorieusement de leurs ennemis, mais si le
peuple jouissait avec bonheur de la paix, nul ne partagea avec eux la
gloire qu'ils avaient acquise. Judas Machabée, célèbre aussi par tant de
victoires, car il avait souvent donné la paix à son peuple en combattant
vaillamment, partagea-t-il jamais avec qui que ce fût la gloire de ses
illustres actions? Aussi l'Écriture dit elle : " Il y eut parmi le
peuple, non une grande gloire, mais une grande joie (I. Mac. IV. 58). "
Les merveilles que le Créateur de toutes choses a opérées sont-elles
moindres que celles de ces grands hommes pour avoir moins de sujet de se
glorifier? Lui seul a créé tout ce qui est, lui seul a triomphé de son
ennemi, lui seul a délivré les Captifs et quelqu'un partagerait sa
gloire? " Mon bras, dit-il, a été mon secours (Is. LXIII, 5). " Et
ailleurs : " J'ai pressé seul le raisin, et personne ne m'a aidé. "
Quelle part puis-je donc prétendre à la victoire n'en ayant point eu au
combat? Ne serait-ce pas le comble de l'impudence, que de m'attribuer ou
la gloire sans victoire, ou la victoire sans combat ? Mais pour parler
comme l'Écriture, montagnes, recevez la paix pour le peuple, recevez la
paix pour nous, mais réservez la gloire à celui-là seul, qui seul a
combattu, qui seul a remporté la victoire. Qu'il en soit ainsi, je vous
en prie. qu'il en soit ainsi. " Gloire à Dieu dalla le ciel, et paix sur
la terre aux hommes de bonne volonté. " Celui-là n'est pas homme de
bonne volonté, au contraire, il est un homme de très mauvaise volonté,
qui, non content de la paix, aspire encore à la gloire de Dieu avec un
oeil superbe et un coeur insatiable, et de cette sorte il ne conserve
point la paix et n'acquiert point la gloire. Qui croirait une muraille
si elle disait qu'elle produit le rayon qui lui arrive par la fenêtre?
Ou qui ne se moquerait des nuées, si elles se glorifiaient d'engendrer
la pluie? Pour moi je suis assuré, que ni les ruisseaux ne viennent du
canal par où ils coulent, ni les paroles prudentes des lèvres ou de la
langue qui les profère, encore que mes sens corporels semblent me dire
le contraire.
6. Si je vois quelque chose
dans les saints qui soit digne de louange ou d'admiration, lorsque je
viens à l'examiner à la lumière éclatante de la vérité, je trouve qu'ils
paraissent grands et admirables, mais qu'il y en a un autre qu'eux qui
Test en effet, et je loue Dieu dans ses saints. Prenez si vous voulez,
Élisée ou l'illustre Élie; ces grands personnages qui ont ressuscité
tant de morts? Ce n'est pas parleur propre puissance qu'ils ont opéré
ces prodiges nouveaux et extraordinaires, mais par la puissance de Dieu
dont ils n'étaient que les ministres, et qui, demeurant en eux, faisait
toutes ces merveilles par eux. Il est invisible et inaccessible par sa
nature, mais il se rend dans les siens visible et admirable, et seul
admirable, parce que seul il fait des choses qui méritent d'être
admirées (Ps. LXXI, 13). La peinture et l'écriture sont des arts dignes
de louange, et cependant on ne loue ni la plume ni le pinceau; pourquoi
donc attribuer la gloire d'un discours utile à la langue ou aux lèvres
qui le prononcent ? Il est temps que le Prophète parle. " La cognée,
dit-il, se glorifiera-t-elle contre celui qui s'en sert, ou la scie
s'élèvera-t-elle contre celui qui la met en oeuvre? C'est la même chose
qu'un bâton, qui n'est que du bois, s'élève contre celui qui en veut
tirer quelque usage, ou qu'un homme se glorifie s'il ne se glorifie dans
le Seigneur (Is. X, 15). " S'il faut se glorifier, saint Paul m'apprend
de quoi et en qui je le dois faire. " Notre gloire, dit-il, est le
témoignage que nous rend notre conscience (I. Cor. I, 10). " Je me
glorifie sans crainte, si ma conscience me rend témoignage que je
n'usurpe rien de la gloire de mon Créateur, parce que alors je ne me
glorifie pas contre le Seigneur, mais dans le Seigneur. Or, non
seulement on ne nous défend pas de nous glorifier de la sorte, mais
encore on nous exhorte à le faire. " Vous cherchez, dit saint Jean, à
recevoir de la gloire les uns des autres, et vous ne désirez point celle
qui vient de Dieu seul. (I. Jn. V, 44). " En effet, c'est à Dieu seul,
qu'on doit de ne se glorifier qu'en lui. Et cette gloire-là n'est pas
petite puisqu'elle est aussi vraie que son objet, et qu'elle est si rare
que du petit nombre des parfaits, il y en a très peu qui la possèdent
parfaitement. Laissons donc les enfants des hommes qui ne sont que
vanité, laissons les enfants des hommes qui ne sont que mensonge,
laissons-les se séduire les uns les autres (Ps. LXI, 10). Car celui qui
se glorifie avec sagesse éprouvera son ouvrage, et l'examinera
soigneusement à la lumière de la vérité, et trouvera ainsi ses louanges
en lui-même, sans les attendre de la bouche d'autrui. Ne serait-ce pas
une grande folie à moi de confier ma gloire à vos lèvres, et de l'aller
mendier auprès de vous, quand j'en voudrai avoir? Comme s'il n'était pas
en votre pouvoir d'approuver ou d'improuver mes actions à votre
fantaisie. Il vaut bien mieux que je la retienne par devers moi; je la
garderai pour moi bien plus fidèlement que vous; ou pour mieux dire, je
ne la garderai pas, mais je la donnerai en garde à celui qui peut me
conserver ce dépôt jusqu'au dernier jour; nie le garder avec soin, et me
le rendre avec fidélité. Alors chacun recevra de Dieu en toute sécurité
les louanges qu'il a méritées, mais il n'y aura que ceux qui auront
méprisé celles des hommes. Car pour ceux qui ne goûtent que les choses
de la terre, leur gloire leur deviendra un sujet de confusion, selon ces
paroles de David : " Ceux qui plaisent aux hommes seront couverts de
confusion, parce que Dieu les rejettera de devant sa face (Ps. LII, 6).
"
7. Mes frères, puisque cela
est ainsi, que nul de vous ne désire être loué en cette vie, car tout
l'honneur que vous tâchez d'acquérir en ce monde, si vous ne le
rapportez à Dieu, c'est un larcin que vous lui faites. En effet, quel
sujet avez-vous de vous glorifier; quel sujet, je le répète, en
avez-vous, vous qui n'êtes qu'une infecte poussière? Est-ce de la
sainteté de votre vie? Mais n'est-ce pas l'Esprit qui sanctifie? Et
quand je dis l'Esprit, ce n'est pas le vôtre, mais celui de Dieu.
Quelques prodiges et quelques miracles que vous fassiez, si c'est par
vous qu'ils s'opèrent, c'est la puissance de Dieu qui se sert de vous
pour les opérer. Le peuple vous donne-t-il des louanges de ce que vous
avez dit quelque chose de bon, et l'avez-vous bien dit peut-être?
Considérez que c'est de Jésus-Christ que vous tenez votre science et
votre sagesse. Car qu'est-ce que votre langue, n'est-ce pas la plume
entre les mains de l'écrivain? Et même on ne fait que vous la prêter ;
c'est un talent qu'on vous a confié, et on vous le redemandera avec
usure. Si vous êtes vigilant et laborieux, si vous êtes fidèle à
correspondre aux grâces de Dieu, vous recevrez la récompense de votre
travail. Si non, on vous ôtera le talent qu'on vous a confié, sans
laisser pourtant d'en exiger l'intérêt, et vous serez traité comme nu
serviteur mauvais et paresseux. C'est pourquoi, que toute la gloire des
biens, que les différentes grâces de Dieu font paraître en vous, lui
soit rapportée comme à l'auteur et au distributeur souverain de tout ce
qu'il y a de bon et de louable au monde. Et qu'elle le soit, non en
apparence seulement, comme font les hypocrites, ni par coutume, comme
font les gens du siècle, ni par une espèce de nécessité, comme on oblige
les bêtes de somme à porter des charges et des fardeaux, mais comme il
est à propos que des saints le fassent, c'est-à-dire avec une fidélité
sincère, une piété ardente et une gaieté douce et éloignée de toute
licence. Ainsi, en offrant un sacrifice de louanges, et en rendant nos
voeux de jour en jour, efforçons-nous avec tout le soin possible de
joindre le sentiment à l'habitude, la ferveur au sentiment, la joie à la
ferveur, la modestie à la joie, l'humilité à la modestie, la liberté à
l'humilité, afin de marcher en attendant avec le dégagement d'un esprit
épuré de tous vices, de sortir en quelque sorte hors de nous-mêmes par
l'ardeur de nos désirs et de nos affections, de ressentir une joie et
une allégresse toute spirituelle dans la lumière de Dieu, et dans les
douceurs de l'Esprit-Saint, et de montrer que nous sommes du nombre de
ceux que le Prophète avait en vue, lorsqu'il disait :" Seigneur, ils
marcheront à la lumière de votre visage, ils se réjouiront toujours en
votre nom, et votre justice sera le sujet de leur exaltation et de leur
gloire (Ps. LXXXVIII, 16). "
8. Mais on me dira
peut-être : Ce que vous dites est bon, mais il serait mieux encore que
vous demeurassiez dans votre sujet. Attendez un peu. Je ne l'ai pas
oublié. N'avons-nous pas à expliquer ces paroles votre nom est une huile
répandue (Ct. I, 2) ? " C'est là ce dont il s'agit. C'est ce que nous
avons entrepris de traiter. Je vous laisse à juger, si ce que nous avons
dit jusqu'ici est inutile. Je vais vous montrer en peu de mots que ce
que j'ai dit n'est pas hors de propos. Ne vous souvenez-vous point que
la dernière chose que je vous faisais remarquer dans les mamelles de
l'Épouse, c'est la douce odeur des parfums qu'elles exhalent? Qu'y
a-t-il donc de plus convenable pour l'Épouse de reconnaître qu'elle les
tient de son Époux, si elle ne veut pas qu'on croie qu'elle se les
attribue? Or vous voyez bien que tout ce que nous avons dit tend à ce
but. Si mes mamelles sentent si bon, dit l'Épouse, et sont si agréables,
je ne l'attribue ni à mes soins, ni à mes mérites; mais je reconnais le
tenir de vos largesses, ô mon époux, de ce nom adorable qui est comme de
l'huile répandue. Demeurons-en là pour ce qui est de la suite du texte.
9. Quant à l'explication du
verset qui nous a donné l'occasion de vous parler si longuement sur le
vice détestable de l'ingratitude, nous le remettrons à un autre temps,
et le réserverons pour un autre discours. Il suffit à cette heure de
vous suggérer cette réflexion. Si l'Épouse n'ose se rien attribuer de
toutes ses vertus et de toutes ses grâces, combien moins le devons-nous
faire, nous qui ne sommes peut-être que de jeunes filles ? Disons donc
aussi en marchant sur les pas de l'Épouse : " Ne nous donnez point de
gloire, Seigneur, ne nous en donnez point, donnez-la toute à votre nom.
(Ps. CXIII, 1). " Disons, non des lèvres et de la langue, mais en effet
et en vérité, de peur, ce qu'à Dieu ne plaise, qu'on ne dise de nous : "
Ils ne l'ont aimé que des lèvres et de la langue, mais leur coeur
n'était point droit devant lui, et ils n'ont point été fidèles à garder
son alliance" (Ps. LXXVII). Oui, disons, mais avec des cris qui partent
plutôt du fond du coeur que du bout des lèvres : "Seigneur Dieu,
sauvez-nous, et rassemblez-nous du milieu des nations, afin que nous
célébrions votre nom, non pas le nôtre, et que nous nous glorifions, non
dans nos louanges, mais dans les vôtres pendant tous les siècles des
siècles. (Ps. CV, 47). " Ainsi soit-il.
De l'Église des
Chrétiens fidèles, et de la Synagogue des Juifs perfides.
1. " Dieu est connu dans la
Judée, son nom est grand dans Israël (Ps. LXXV 2). Le peuple des Gentils
qui marchait dans les ténèbres, a vu une grande lumière dans Juda et
dans Israël ( Is. IX, 2). " Il a voulu s'en approcher et en être
éclairé, afin que lui, qui autrefois n'avait point été le peuple de
Dieu, le devînt alors, que la pierre angulaire unit ensemble les deux
murailles qui venaient de divers côtés, et que, dans la suite, le lieu
de sa demeure fût un lieu de repos. Or ce qui lui inspirait de la
confiance c'était la voix qu'il avait entendue, et qui l'invitait en
disant : " Nations réjouissez-vous avec son peuple (Rm. XV, 10). " Il
voulait donc s'approcher, mais la Synagogue s'y opposait et disait que
l'Église des Gentils était impure, et indigne d'une si grande faveur.
Puis, lui reprochant sa honteuse idolâtrie, et son aveugle ignorance,
elle lui disait : Qu'avez-vous fait pour mériter une grâce si
extraordinaire? Ne me touchez point. A quoi, l'autre répondait : "
Pourquoi ne vous toucherais-je point? Dieu est-il seulement le Dieu des
Juifs? Ne l'est-il pas aussi des Gentils (Rm. III, 29) ? " Je sais bien
que je n'ai aucun mérite, mais je sais bien aussi qu'il a beaucoup de
miséricordes. N'est-il que juste ? N'est-il pas également miséricordieux
? " Seigneur, répandez sur moi vos miséricordes, et je vivrai (Ps.
CXVIII, 77). " Et ailleurs: " Vos miséricordes, Seigneur, sont infinies.
Rendez-moi la vie selon votre Justice (Ps. CXVIII, 156) " qui, étant
modérée, est toute miséricordieuse. Que fera donc le Seigneur si juste
et si miséricordieux; si l'une se glorifie dans la Loi, s'applaudit de
sa propre justice, n'a point besoin de miséricorde, et méprise celle qui
en a besoin; et l'autre, ail contraire, reconnaît ses crimes, confesse
son indignité, prie Dieu de ne la point juger dans la justice, et
implore sa miséricorde. Que fera ce juge, ce juge, dis-je, qui sait
également faire justice et miséricorde ? Que peut-il faire de plus
convenable, que d'exaucer leurs voeux, de faire justice à l'une, et
d'user de miséricorde envers l'autre ? Le juif demande d'être jugé, on
le jugera. Mais les Gentils honoreront Dieu à cause de sa miséricorde.
Or le jugement est, que ceux qui méprisent la justice miséricordieuse de
Dieu, et veulent établir la leur qui accuse et condamne plutôt qu'elle
ne justifie, sont laissés à leur propre justice pour en être plutôt
opprimés que justifiés.
2. Car la loi, qui n'a
jamais rendu personne parfait, a un joug que ni eus, ni leurs pères,
n'ont jamais pu porter. Mais la Synagogue est forte, elle ne veut point
de fardeau léger, ni d'un joug agréable. Elle se porte bien, elle n'a
besoin ni du médecin, ni de l'onction du Saint-Esprit. Elle se confie en
la loi, que la loi la délivre si elle le peut. La loi n'a pas été donnée
pour rendre la vie, loin de là, elle donne même la mort. Car la lettre
tue (II. Cor. III, 6), selon l'Apôtre. "C'est pourquoi, dit
Jésus-Christ, je vous en avertis, vous mourrez dans vos péchés (Jn. VIII,
24). " C'est donc là, ô Synagogue, le jugement que vous demandez!
Aveugle et opiniâtre, vous voilà abandonnée à votre erreur, jusqu'à ce
que la plénitude des nations que vous méprisez par orgueil, et rejetez
par envie, entre et connaisse aussi le Dieu qui est dans la Judée et son
nom qui est grand et illustre dans Israël. Tel est le jugement, que
Jésus-Christ est venu rendre dans le monde, afin que ceux qui ne voient
pas, voient, et que ceux qui voient, deviennent aveugles (Jn. IX, 39).
Néanmoins ce jugement n'a lieu qu'en partie. Car le Seigneur ne
rejettera pas entièrement son peuple (Ps. XCIII, 14), il se réserve les
Apôtres, comme une semence et cette multitude de fidèles qui n'étaient
qu'un cœur et qu'une âme. Il ne le rejettera pas même jusqu'à la fin,
mais il en sauvera les restes. Car il recueillera de nouveau Israël son
serviteur, et se souviendra de sa miséricorde; en sorte que sa
miséricorde n'abandonnera point le jugement, en ceux même en qui elle ne
trouve maintenant aucun lieu. Autrement si Dieu les traitait selon leurs
mérites, il jugerait sans miséricorde ceux qui ne font point
miséricorde. Car la Judée a en abondance l'huile de la connaissance de
Dieu, mais, comme une avare, elle la retient en elle,comme dans un vase.
Je lui en demande, et elle n'a point piété de moi, elle ne veut point
m’en prêter. Elle veut posséder toute seule le culte de Dieu, sa
connaissance et son nom illustre; et cela, non parce qu'elle est jalouse
de son bonheur, mais parce qu'elle est envieuse du mien.
3. Rendez-moi donc justice,
Seigneur, que votre nom déjà si glorieux, soit encore glorifié davantage
et que votre huile divine se multiplie de plus en plus. Qu'elle croisse,
qu'elle déborde, qu'elle se répande et coule parmi les nations, et que
toute chair ait part au salut qui vient de Dieu. Pourquoi donc, ainsi
que le juif ingrat le prétend, toute l'onction salutaire
demeurerait-elle sur la barbe d'Aaron? elle n'est pas pour la barbe,
mais pour la tête. Or la tête n'appartient pas seulement à la barbe,
elle appartient à tout le corps. Que ce soit la première qui la reçoive,
à la bonne heure, mais que ce ne soit pas la seule. Qu'elle laisse
couler ensuite sur les membres inférieurs ce qu'elle a reçu d'en haut.
Que cette liqueur céleste descende et coule sur les mamelles sacrées de
l'Église. Elle en est trop altérée pour dédaigner de recevoir ce qui
tombe de cette barbe mystique. Et, toute trempée de la rosée de la,
grâce, loin de se montrer ingrate, qu'elle dise : " Votre nom est une
huile répandue (Cant. I, 2). " Que cette huile déborde encore, je vous
prie, et qu'elle descende jusqu'au bas du vêtement, c'est-à-dire,
qu'elle vienne jusqu'à moi, qui suis le dernier et le plus indigne de
tous, quoique je ne laisse pas d'appartenir à ce vêtement. Je demande
avec instance qu'elle s'épanche sur moi, des mamelles de ma sainte mère,
parce que j'ai droit de le faire, car je suis un de ses petits enfants
en Jésus-Christ. Si quelqu'un conçoit de la jalousie de cette libéralité
et en murmure, Seigneur, répondez pour moi, s'il vous plaît. Rendez un
arrêt, en ma faveur, qui parte de votre bouche adorable, non du sourcil
d'Israël. Ou plutôt répondez pour vous-même, et dites à ce calomniateur,
car c'est de vous qu'il médit quand il vous reproche de faire vos
largesses gratuitement, dites-lui donc, s'il vous plaît : "Je veux que
celui-ci, quoique le dernier, ait autant que vous (Mt. XX, 14). " Cela
déplaît au Pharisien. Pourquoi murmurez-vous, ô Pharisien ? Mon droit
c'est la volonté du juge. N'est-il pas aussi juste pour discerner les
mérites qu'il est riche pour les récompenser ? Ne lui est-il pas permis
de faire ce qu'il veut? Il me fait miséricorde, j'en conviens, mais il
ne vous fait point d'injustice. Prenez ce qui vous appartient et
allez-vous-en. S'il a résolu de me sauver aussi, qu'y perdez-vous(Ps.
LXIII,4)?
4. Exagérez vos mérites
tant qu'il vous plaira, relevez vos travaux, la miséricorde du Seigneur
vaut mieux que toute vie. Je l'avoue, je n'ai par porté le poids du jour
et de la chaleur, mais je porte un joug aisé, et lin fardeau léger,
selon le bon plaisir du père de famille. A peine ai-je travaillé une
heure, mais quand j'aurais travaillé davantage l'amour m'aurait empêché
de m'en apercevoir. Que le juif se confie en ses propres forces tant
qu'il lui plaira, pour moi tout mon soin est de savoir qu'elle est la
volonté du Seigneur, sa volonté, dis-je, pure, aimable, et juste. C'est
par elle que je répare les pertes d'oeuvres et de temps que j'ai faites.
Le juif croit, parce qu'il a fait une convention avec Dieu; et moi je
crois, parce que je me remets entièrement à son bon plaisir; oui, je
crois, et je ne suis pas trompé dans ma foi. Car la, vie se trouve dans
sa volonté, comme dit le prophète. C'est elle qui me réconcilie avec le
père, qui me rend la succession que j'avais dissipée, et pour comble de
grâce, qui joint à cette extrême faveur le plaisir de la mélodie
agréable de concerts délicieux, et d'un festin magnifique avec la joie
et l'allégresse de toute sa famille. Si mon frère aîné en conçoit de
l'indignation, et s'il aime mieux manger dehors un chevreau avec ses
amis, qu'un veau gras avec moi dans la maison de notre père, on lui
répondra: " Il faut faire bonne chère, et nous réjouir, parce que mon
fils que vous voyez était mort, et il est ressuscité; il était perdu, et
il est retrouvé (Lc. XV, 32)." La Synagogue mange encore dehors avec ses
amis les démons, qui sont heureux de voir qu'elle est assez aveugle pour
dévorer le chevreau du péché, pour l'avaler, le faire passer et le
cacher comme dans l'estomac spirituel de sa paresse et de sa folie
tandis que, dans son mépris pour la justice de Dieu, et dans la pensée
d'établir la sienne, elle dit qu'elle n'a point de péché, et qu'elle n'a
pas besoin de la mort du veau gras attendu qu'elle se croit nette et
juste par les oeuvres de la loi. Mais l'Église, après avoir déchiré le
voile de la lettre qui tue, par la mort du Verbe crucifié, pénètre
hardiment par l'esprit de liberté qui lui fait jour, jusque dans ses
entrailles, s'y fait reconnaître, y gagne son affection ; prend la place
de sa rivale ; devient l'Épouse ; elle jouit des embrassements qu'elle
lui ravit; l'huile de sa joie se fond et dégoutte de toute part, et,
s'attachant à Jésus-Christ Notre-Seigneur, à la chaleur de
l'Esprit-Saint, elle reçoit, plus que toutes celles qui participent à
son bonheur, l'effet de cette parole : " Votre nom est une huile
répandue. " Faut-il s'étonner que celle qui embrasse celui qui est plein
d'onction s'en trouve remplie elle-même ?
5. L'Église, mais l'Église
des parfaits, se repose donc au dedans. Néanmoins nous avons aussi
quelque espérance. Couchons dehors nous qui sommes moins parfaits, et
soyons heureux de l'espoir qui nous reste. Que l'Époux et l'Épouse
cependant soient seuls au dedans ; qu'ils jouissent de leurs
embrassements secrets et réciproques, sans être troublés par aucun bruit
des désirs charnels, ni par aucun tumulte des idées du corps. Mais que
la troupe des jeunes filles qui ne peuvent pas encore être exemptées de
ces inquiétudes, attende dehors. Qu'elles attendent avec confiance,
sachant que c'est pour elles qu'il est dit: " Les vierges qui sont à sa
suite seront amenées au roi, celles qui sont près d'elle et ses
compagnes vous seront amenées (Ps. XLIV, 15)." Et pour que chacune
d'elles sache du nombre desquelles elle est, j'appelle vierges celles
qui, s'étant consacrées à Jésus-Christ, avant que d'être souillées par
les engagements du monde, persévèrent constamment dans l'amour de celui
à qui elles se sont dévouées d'autant plus heureuses, qu'elles l'ont
fait de meilleure heure. Et j'appelle proches celles qui, après s'être
honteusement prostituées aux princes du monde, c'est-à-dire aux esprits
impurs, par toutes sortes de voluptés criminelles , rougissent enfin de
ces désordres. se hâtent d'effacer la laideur et la difformité qui leur
venaient de leur conformité et de leur ressemblance avec le monde, pour
se revêtir de la beauté du nouvel homme; c'est ce qu'elles font d'autant
plus sincèrement qu'elles commencent plus tard à le faire. Que les unes
et les autres s'avancent toujours et ne se découragent ni ne s'abattent
point quand même elles ne se sentiraient pas encore tout à fait en état
de pouvoir dire: " Votre nom est une huile répandue. Car les jeunes
filles n'osent pas parler elles-mêmes à l'Époux, cependant si elles
suivent de près leur maîtresse, et marchent soigneusement sur ses
traces, elles auront le plaisir de sentir l'odeur de cette huile
parfumée et cela les animera encore davantage à désirer, et à chercher
quelque chose de plus excellent.
6. Il m'est arrivé souvent
à moi-même, je l'avoue sans peine, surtout au commencement de ma
conversion, quand j'avais le coeur dur et glacé, de chercher quelqu'un
que mon âme aimât, parce qu'elle ne pouvait pas aimer celui qu'elle
n'avait pas encore trouvé, ou au moins elle l'aimait moins qu'elle ne
désirait, c'est pour cela même qu'elle le cherchait, pour aimer
davantage celui qu'elle n'aurait pourtant jamais cherché, si elle ne
l'eût d'abord aimé quelque peu auparavant. Je cherchais donc quelqu'un
en qui mon esprit engourdi et languissant se pût réchauffer et reposer,
mais comme il ne se présentait personne de quelque part que ce fût pour
me secourir, et pour fondre la glace qui arrêtait et paralysait toutes
les puissances de mon âme, et y faire revenir la douceur et la beauté
d'un printemps spirituel, elle était encore plus languissante, plus
ennuyée et plus endormie que jamais; elle tombait dans un chagrin, et
dans une tristesse profonde, qui la jetait presque dans le désespoir,
elle disait en gémissant : " Qui pourra subsister devant la rigueur d'un
froid si rude et si pénétrant (Ps. CXLVII, 17)? " Lorsque tout d'un
coup, peut-être à la voix, où même à la vue d'un homme parfait et
spirituel, quelquefois au seul souvenir d'un mort ou d'un absent,
l'Esprit soufflait, tous mes glaçons se fondaient, et mes larmes étaient
ma nourriture le jour et la nuit. Qu'était-ce, sinon l'odeur qui
s'exhalait de l'onction dont ce saint était tout couvert? Car ce n'était
pas l'onction même, puisqu'elle n'arrivait jusqu'à moi que parle
ministère d'un homme. Aussi, quoique ce don me causât de la joie, je ne
laissais pas d'être confus et humilié de voir que je ne jouissais que
d'une senteur fort légère, et que j'étais privé de l'huile et de
l'onction qui la produisait. En ayant seulement le plaisir de la sentir,
mais point celui de la toucher, je connaissais par-là que j'étais
indigne que Dieu me communiquât ses douceurs immédiatement par lui-même.
Et maintenant encore lorsque cela m'arrive, je reçois avec ardeur ce
présent qui m'est fait, et je tâche d'en témoigner ma reconnaissance,
mais je me sens touché d'un vif déplaisir de ne l'avoir pas mérité par
moi-même, ni reçu comme on dit de la main à la main, ainsi que je
l'avais instamment demandé. J'ai honte d'être plus touché à la pensée
d'un homme qu'à celle de Dieu, et alors je crie en gémissant : " Quand
viendrai je me présenter devant la fats de Dieu (Psal. XLI, 3)?" Je
crois que quelques-uns d'entre vous ont éprouvé la même chose et
l'éprouvent encore quelquefois. Que faut-il penser de cela, sinon que
Dieu le permet ainsi, ou pour convaincre notre orgueil, ou pour
conserver notre humilité, ou pour entretenir la charité fraternelle, ou
pour allumer davantage nos désirs ? Une même et unique nourriture sert
de médecine à ceux qui sont malades, et de régime à ceux qui sont
languissants. Elle fortifie les faibles et réjouit les forts. Une même
et unique viande guérit les langueurs et conserve la santé, nourrit le
corps et est agréable au goût.
7. Mais revenons aux
paroles de l'Épouse, prêtons une oreille attentive à ce qu'elle dit, et
goûtons ce qu'elle goûte. L'Épouse, comme je l'ai dit, c'est l'Église.
C'est à elle qu'il a été plus pardonné et qui aime davantage. Ce que sa
rivale lui dit à titre de reproche, elle le tourne à son profit. C'est
ce qui la rend plus douce pour les réprimandes, plus patiente au
travail, plus ardente à aimer, plus prudente à veiller sur soi, plus
humble par la connaissance de sa bassesse, plus aimable à cause de sa
modestie, plus prompte à obéir, plus dévote et plus soigneuse à rendre
grâces. Enfin, comme nous l'avons déjà dit, tandis que la Synagogue
murmure et rappelle ses mérites, ses travaux et le poids du jour et de
la chaleur qu'elle a enduré, l'Église, au contraire, raconte les
bienfaits qu'elle a reçus et s'écrie : " Votre nom est une huile
répandue. "
8. C'est là le témoignage
que rend Israël pour célébrer le nom du Seigneur, non pas cet Israël qui
est selon la chair, mais celui qui est selon l'Esprit. Car, comment le
premier pourrait-il tenir ce langage. Ce n'est pas qu'il n'ait point
d'huile, mais c'est qu'il n'a point de l'huile qui soit répandue: Il en
a, mais elle est cachée ; il en a dans les livres, mais non dans le
coeur. Il s'attache à la lettre. Il touche de ses mains un vase plein,
mais fermé, il ne l'ouvre jamais pour se parfumer de la liqueur qu'il
contient. C'est au dedans, oui c'est au dedans qu'est l'onction de
l'Esprit : ouvrez-le, parfumez-vous-en, et alors vous ne serez plus
rebelle et opiniâtre. A quoi bon l'huile qui est dans des vases, si on
n'en use pour se frotter les membres ? C'est de l'huile. Répandez-la, et
vous sentirez sa triple vertu. Mais si le Juif dédaigne ces choses,
écoutez-les vous autres. Je veux vous dire pourquoi le nom de l'Époux
est comparé à l'huile, ce que je n'ai pas encore fait. J'en trouve trois
raisons. Mais comme il a plusieurs noms, parce qu'on n'en sait point qui
lui soit propre puisqu'il est ineffable, il nous faut d'abord invoquer
le Saint Esprit, afin qu'il daigne nous découvrir par lui-même,
puisqu'il ne lui a pas plu de le déclarer par écrit, celui de tous ceux
qu'on lui donne qu'il veut qu'on entende ici. Mais remettons cela à une
autrefois. Car bien que j'aie ces choses toutes prêtes, et que vous ne
soyez point las de m'entendre, ni moi de vous parler, néanmoins l'heure
m'oblige à finir. Retenez bien ce sur quoi j'ai attiré votre attention,
afin qu'il ne soit pas nécessaire d'y revenir demain, Voilà ce que je me
propose, voici ce que j'ai à vous expliquer, à savoir pourquoi le nom de
l'Époux est comparé à l'huile, et quel est ce nom parmi ceux qu'on lui
donne. Et parce que je ne puis riels dire de moi-même, prions afin que
l'Époux lui-même nous le révèle par son esprit, l'Époux, dis-je, qui est
Jésus-Christ notre Seigneur, à qui soit honneur et gloire dans les
siècles des siècles. Ainsi soit-il.
1. L'esprit de sagesse est
plein de bonté (Sap. I, 6), et n'a pas coutume de se rendre difficile à
ceux qui l'invoquent, puisque souvent, avant même qu'on l'appelle, il
dit : Me voici. Ecoutez maintenant ce qu'à votre prière, il daigne vous
faire connaître par mon organe sur le sujet que nous avons 'remis hier,
à dessein, et recevez le fruit de vos oraisons. Je vais vous apprendre
quel nom est justement comparé à l'huile, et pourquoi il lui est
comparé. Vous pouvez remarquer plusieurs noms donnés à l'Époux dans l'Ecriture,
je les réduirai tous à deux seulement. Vous n'en trouverez aucun, je le
pense, qui n'exprime, ou la grâce de la bonté, ou la puissance de la
majesté. C'est ce que le Saint-Esprit déclare par la bouche de celui qui
est son plus ordinaire organe : " J'ai ouï ces deux choses . Dieu a une
souveraine puissance, et une souveraine miséricorde (Ps. LXI, 12). "
C'est donc de sa majesté que nous lisons : " Son nom est saint et
terrible (Ps. CX, 9) ;" et de la Bonté : " Il n'y a point d'autre nom
sous le Ciel qui ait été donné aux hommes pour les sauver (Act. IV, 12).
" Mais les exemples rendront encore cela plus chair. " Voici, dit le
Prophète, le nom qu'ils lui donneront; le Seigneur, notre justice (Jr.
XXIII, 6)." C'est là un nom de puissance. Et ailleurs : " Et il sera
nommé Emmanuel (Is. VII, 14). " Il insinue aussi lui-même, en parlant de
soi, le nom qui marque sa bonté. " Vous m'appelez, dit-il, Maître et
Seigneur (Joan. XI, 13). " Le premier est un nom de grâce, et le second
de majesté. Car ce n'est pas une moindre faveur de communiquer la
science à l'âme, que de donner l'a nourriture au corps. Le Prophète dit
encore : " On le nommera Admirable, Conseiller, Dieu, Fort, Père du
siècle à venir, Prince de la paix (Is. IX, 6). " Le premier, le
troisième et le quatrième de ces noms marquent la majesté, et les autres
la bonté. Quel est donc celui d'entre eux, qui est comme de l'huile
répandue? Il est certain qu'il se fait une espèce d'écoulement du nom de
sa majesté et de la puissance, dans celui de la bonté et de la grâce, et
que ce dernier se répand abondamment par Jésus-Christ notre sauveur. Le
nom de Dieu, par exemple, ne passe et ne se confond-il pas en cet autre,
pieu avec nous, c'est-à-dire en celui d'Emmanuel ? Ainsi en est-il de
celui d'Admirable, qui se fond en celui de Conseiller; de ceux de Dieu,
et de Fort, en ceux de Père du siècle à venir et de Prince de la pais.
Celui de, le Seigneur qui était notre justice, en celui de Seigneur de
miséricorde et de bonté. Je ne dis rien de nouveau, puisqu'autrefois
Abram a aussi été changé en Abraham, Saraï en Sara, pour figurer et
célébrer dès lors le mystère de cette salutaire effusion.
2. Où est maintenant cette
vois de tonnerre, qui se faisait si souvent entendre aux anciens, et qui
les remplissait d'épouvante; "Je suis le Seigneur, je suis le Seigneur
(Ex. XX, 2) ? " Au lieu de cela on m'apprend une prière qui, commençant
par le nom si doux de père, me donne la confiance que les demandes qui
suivent seront exaucées. Ceux qui étaient esclaves sont appelés amis
(Jn. XV, 14), et la résurrection n'est pas seulement annoncée aux
disciples, mais aussi aux frères (Mt. XXVIII, 10). Mais cette effusion
de noms ne s'est faite que lorsque la plénitude des temps est arrivée,
alors que Dieu accomplit ce qu'il avait promis par le prophète Joël, et
fit une effusion de son esprit sur toute chair (Joël. II, 28). Nous
lisons que quelque chose de pareil s'est passé autrefois parmi les
Hébreux. Je crois que vous me prévenez, et savez déjà ce que je veux
dire. Car quelle fut la première réponse qui fut faite à Moïse lorsqu'il
demanda qui lui parlait? " Je suis celui qui est, et celui qui est m'a
envoyé vers vous (Exod. III, 14). " Je ne sais si Moïse lui-même
l'aurait entendu s'il n'y eût point eu de transfusion de ce nom; mais il
s'en est fait une, et on l'a entendu, il ne s'en est pas seulement fait
une transfusion, mais une effusion. Car l'infusion en était déjà faite.
Les cieux le possédaient déjà. Il était déjà connu des anges, niais il
s'est répandu au dehors, et ce nom qui était tellement infus dans les
anges, qu'il leur était même devenu propre, s'est répandu dans les
hommes, en sorte que dés lors on aurait entendu non sans raison ce cri
de joie monter de la terre : "Votre nom est une huile répandue, " si
l'opiniâtreté détestable d'un peuple ingrat ne s'y fût opposée. Car il
dit : " Je suis le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac, et le Dieu de Jacob
(Ex. III, 6). "
3. Accourez, nations, le
salut est en vos mains. Un nom est répandu; et quiconque l'invoquera
sera sauvé. Le Dieu des anges s'appelle aussi le Dieu des hommes. Il a
répandu de l'huile sur Jacob, et elle est tombée sur Israël. Dites à vos
frères, " Donnez-nous de votre huile. " S'ils ne veulent pas, priez le
Seigneur de cette huile de vous en envoyer aussi. Dites-lui :
Délivrez-nous de l'opprobre où nous sommes tombés. Ne permettez point,
je vous prie, qu'une langue mauvaise insulte votre bien-aimée, qu'il
vous a plu d'appeler des extrémités de la terre, avec d'autant plus de
bonté qu'elle en était moins digne. Est-il raisonnable qu'un méchant
serviteur chasse ceux qu'un si bon père de famille a conviés ? " Je
suis, dit-il, le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac, et le Dieu de Jacob
(Ex. III, 6). " Quoi, est-ce là tout? Répandez, répandez, ouvrez encore
votre main, et comblez toutes sortes d'animaux de votre bénédiction,
qu'ils viennent d'Orient et d'Occident, et s'asseyent dans le royaume
des cieux avec Abraham, Isaac, et Jacob (Mt. VIII, 11). Que les tribus,
oui, que les tribus du Seigneur viennent, qu'elles viennent, je le
répète, et qu'elles donnent occasion à Israël de célébrer le nom du
Seigneur (Ps. CXXI, 4). Qu'elles viennent et se reposent; qu'elles
fassent des banquets magnifiques, et soient ravies de joie; et qu'on
n'entende de toutes parts qu'une voix d'allégresse et de louange, comme
de personnes qui sont au milieu d'un grand festin, et qu'elles disent
:"Votre nom est une huile répandue. " Je suis sûr d'une chose; c'est que
si nous avons pour célestes portiers Philippe et André, nous ne
souffrirons pas de refus. Qui que ce soit de vous qui; demande de
l'huile; qui que ce soit qui veuille voir Jésus, Philippe dira aussitôt
à André, et André et Philippe ensemble le diront à Jésus. Mais que dira
Jésus ? Sans doute ce qu'il a déjà dit: " Si le grain de froment,
tombant en terre, ne meurt, il demeure seul. Mais s'il meurt il apporte
beaucoup de fruits (Jn. XCI, 24). " Que ce grain meure donc, et qu'il en
naisse une moisson de gentils. Il faut que Jésus souffre et qu'il
ressuscite, et qu'on prêche en son nom la pénitence et la rémission. des
péchés, non-seulement dans la Judée, mais dans toutes les nations, afin
que, à ce seul nom qui est Christ, des millions de fidèles soient
appelés chrétiens, et disent: " Votre nom est une huile répandue. "
4. Car je reconnais le nom
que j'ai lu dans Isaïe : " Il appellera, dit-il, ses serviteurs d'un
autre nom, et celui qui est béni sur la terre dans ce nom, sera béni
dans le Seigneur. Ainsi soit-il (Is. LXV, 15). " O nom béni! ô huile
répandue partout! Mais jusqu'où se répand-elle? Elle se répand du ciel
dans la Judée, de la Judée par toute la terre, et de toute la terre
l'Église crie: " Votre nom est une huile répandue. " Oui, c'est bien
répandue qu'il faut dire, puisqu'elle couvre non seulement le ciel et la
terre, mais pénètre même jusqu'aux enfers; " En sorte qu'au nom adorable
de Jésus, tout fléchit le genou, les puissances du ciel, de la terre, et
des enfers, et toute langue le célèbre, et dit (Ph. II, 10): " votre nom
est une huile répandue. Voilà Christ, voilà Jésus. Il s'est fait une
effusion sur les hommes, sur les hommes, dis-je, qui comme des bêtes
s'étaient souillés et corrompus dans leur fumier. C'est ainsi que Dieu
sauve les hommes et les bêtes, comme dit le Prophète, et multiplie les
effets de sa miséricorde. Que ce nom est cher et qu'il est vil en même
temps ! Il est vil, mais il est salutaire. S'il n'était point vil, on ne
le répandrait pas sur moi. S'il n'était point salutaire, il ne me
gagnerait pas. Je participe à ce nom, et je participe à l'hérédité
céleste. Je suis chrétien, et frère de Jésus-Christ. Si je suis ce que
je dis là, je suis par conséquent héritier de Dieu, et cohéritier de
Jésus-Christ. Mais pourquoi s'étonner que le nom de l'Époux soit
répandu, puisque l'Époux même l'est aussi? Car il s'est anéanti lui-même
en prenant la figure d'un esclave (Rm. VIII, 17), et de plus il dit :
"Je suis répandu comme de l'eau (Ps. XXI, 12). " La plénitude de la
divinité s'est répandue en habitant corporellement sur la terre, afin
que nous tous qui portons un corps de mort, nous participassions à cette
plénitude, et qu'étant remplis d'une odeur de vie, nous pussions dire:
Votre nom est une huile répandue. Je viens de dire quel est ce nom
répandu, de quelle façon et pourquoi il a été répandu.
5. Mais pourquoi est-ce une
huile ? C'est ce que je n'ai pas encore expliqué. J'avais commencé à le
faire dans le discours précédent, mais il s'est présenté tout à coup une
autre chose, qu'il m'a semblé à propos de dire auparavant, encore ai-je
différé à en parler plus longtemps que je ne pensais. Je n'en vois point
d'autre cause que celle-ci c'est que la Sagesse qui est la femme forte,
a mis la main à la quenouille, et ses doigts ont tourné le fuseau (Pr.
XXXI, 19). Car de peu de lainé ou de lin elle sait faire beaucoup de fil
et de toile, et ainsi donner deux vêtements à ses domestiques. Il y a
sans doute de la ressemblance entre l'huile et le nom de l'Époux, et ce
n'est pas sans raison que le Saint-Esprit a comparé l'une à l'autre. Je
ne sais si vous en savez de meilleure raison que moi, mais pour moi je
crois que c'est parce que l'huile a trois qualités, elle éclaire, elle
nourrit, et elle oint. Elle entretient le feu ; elle nourrit la chair ;
elle apaise la douleur. C'est une lumière, une nourriture et un remède.
Voyons si on ne peut pas en dire autant du nom de l'Époux. Il éclaire
lorsqu'on le publie ; il nourrit quand on le rumine, il oint et adoucit
les maux, lorsqu'on l'invoque. Examinons chacune de ces qualités en
particulier.
6. D'où pensez-vous qu'une
si grande et si soudaine lumière de la foi ait éclaté dans le monde,
sinon de la prédication du nom de Jésus? N'est-ce pas parla lumière de
ce nom sacré que Dieu nous a appelés à la jouissance de ses lumières
admirables, et quand nous en avons été éclairés, quand nous avons vu la
lumière par cette autre lumière, saint Paul a pu nous dire : " Vous avez
été ténèbres autrefois, mais à présent vous êtes lumière dans le
Seigneur (Ep. V, 8) ". Enfin c'est ce nom que le même apôtre reçut ordre
de porter devant les rois, les nations et les enfants d'Israël (Ac. IX,
15), et il le portait comme un flambeau dont il éclairait son pays, en
criant partout : " La nuit a précédé, mais le jour est enfin venu;
dépouillons-nous donc des oeuvres de ténèbres, et revêtons-nous des
armes de lumière, et vivons dans l'honnêteté et la bienséance, comme
marchant en plein jour (Rm. XIII, 12). " Il montrait à tout le monde la
lampe dans le chandelier, annonçant Jésus en tous lieux, et Jésus
crucifié. Combien cette lumière a-t-elle été resplendissante, et combien
a-t-elle ébloui les yeux de ceux qui la regardaient, lorsque, sortant
comme un éclair de la bouche de Pierre, elle affermit les jambes et les
pieds d'un boiteux, et rendit la vue à plusieurs aveugles spirituels ?
Ne fit-il pas la lumière, lorsqu'il dit : " Au nom de Jésus-Christ de
Nazareth, levez-vous et marchez (Ac. III, 6) ? " Mais le nom de Jésus
n'est pas seulement une lumière, c'est encore une nourriture. Ne vous
sentez-vous pas fortifiés, toutes les fois que vous vous le rappelez?
Qu'y a-t-il qui nourrisse autant l'esprit de celui qui y pense?
Qu'est-ce qui davantage répare les forces épuisées ; rend les vertus
plus mâles ; fomente les bonnes et louables habitudes; et entretient les
inclinations chastes et honnêtes ? Toute nourriture de l'âme est sèche,
si elle n'est arrosée de cette huile; elle est insipide si elle n'est
assaisonnée de ce sel. Un livre n'a point de goût pour moi, si je n'y
trouve 2
le nom de Jésus. Une conférence, un entretien ne me plait pas si l'on
n'y parle point de Jésus. Jésus est du miel à la bouche, une mélodie aux
oreilles, un chant d'allégresse au coeur. Mais il est encore un remède.
Êtes-vous triste ? Que Jésus vienne dans votre coeur, passe de là à
votre bouche; ce nom admirable n'est pas sitôt prononcé, qu'il se
produit une lumière resplendissante qui chasse les ennuis et ramène le
calme et la sérénité. Quelqu'un tombe-t-il dans un crime ? court-il à la
mort dans son désespoir ? Qu'il invoque ce nom de Vie, il commence
aussitôt à respirer et à revivre. Devant ce nom salutaire, qui a jamais
persisté dans son endurcissement, dans sa paresse, dans son animosité,
ou dans sa langueur ? Qui n'a pas vu la source de ses larmes desséchée,
couler de nouveau avec plus d'abondance et de douceur, dès qu'il a
invoqué Jésus ? Saisi de frayeur et palpitant de crainte au milieu des
périls, qui n'a point senti ses appréhensions s'évanouir, et la
confiance lui revenir dès l'instant qu'il a invoqué ce nom plein de
force et de générosité ? Quel est l'homme, dont l'esprit flottant et
irrésolu n'a pas été fixé aussitôt par l'invocation de ce nom, qui porte
la clarté et la lumière dans l'âme ? Enfin, quel est celui, qui, se
sentant découragé par l'adversité, et prêt à succomber, n'a pas repris
une nouvelle vigueur au seul son de ce nom secourable ? ce sont là les
langueurs et les maladies de l'âme, et il en est le remède. On peut
justifier ce que je dis par ces paroles : "Invoquez-moi, dit-il, au jour
de votre affliction , et je vous délivrerai , et vous m'honorerez (Ps.
XLVI, 15). " Il n'y a rien qui soit plus propre à arrêter l'impétuosité
de la colère, à abaisser l'enflure de l'orgueil, à guérir les plaies de
l'envie, à retenir les débordements de l'impureté, à éteindre le feu de
la convoitise, à apaiser la soif de l'avarice et à bannir tous les
désirs honteux et déréglés, car lorsque je nomme Jésus, non seulement je
me représente un homme doux et humble de coeur, bon, sobre, chaste,
miséricordieux, orné enfin de toutes sortes de vertus, et je me le
représente encore comme Dieu tout-puissant, qui me guérit par son
exemple, et me fortifie par son secours. Voilà ce que me dit le nom de
Jésus. Ainsi, en tant qu'homme, il me donne un exemple à imiter, et, en
tant que tout-puissant, il est pour moi un secours qui m'assiste : je me
sers de ses exemples comme d'herbes médicinales, et du secours comme
d'un instrument pour les préparer; et je fais une sorte de composé, tel
qu'aucun médecin n'en peut faire de semblable.
7. O mon âme, vous avez un
antidote excellent caché dans le vase du nom de Jésus, un antidote
salutaire, un remède efficace et souverain contre toutes vos maladies.
Ayez-le toujours dans votre sein, ayez le toujours sous la main, afin
que toutes vos affections et toutes vos actions soient dirigées vers
Jésus. Vous y êtes même invitée par ces paroles : " Mettez-moi, dit-il,
comme un cachet sur votre coeur; comme un cachet sur votre bras (Cant.
VIII, 6). " Mais nous expliquerons ce passage ailleurs. Maintenant vous
avez un remède pour votre bras et pour votre cœur. Vous avez, dis-je,
dans le nom de Jésus, de quoi vous corriger de vos mauvaises actions, ou
perfectionner celles qui sont défectueuses; de même que vous avez de
quoi préserver vos affections de la corruption, ou de quoi les guérir si
elles se corrompent.
8. La Judée a eu aussi
quelques Jésus, mais c'est en vain qu'elle se vante de leurs noms,
puisqu'ils n'ont aucune vertu. Car ils n'éclairent point, ils ne
nourrissent point, ils ne guérissent point. Voilà pourquoi jusqu'à cette
heure, la Synagogue a toujours été dans les ténèbres, languissant de
faim et tombant de faiblesse. Et elle ne sera point guérie ni rassasiée
jusqu'à ce qu'elle sache que mon Jésus est le dominateur souverain de
Jacob et de toute la terre, qu'elle se convertisse enfin, qu'elle
souffre une faim pareille à celle des chiens affamés, et qu'elle tourne
à l'entour de la ville. Ces Jésus ont été envoyés comme Elisée envoya
son bâton devant lui pour ressusciter un mort (IV, Reg. IV, 29). Ils
n'ont pu expliquer leurs noms, qui étaient vides et privés de vertu. Le
bâton fut mis sur le mort, et le mort n'avait ni voix ni sentiment,
parce que ce n'était qu'un bâton. Celui qui l'avait envoyé, est descendu
lui-même, et aussitôt il a sauvé son peuple et l'a purifié de ses
péchés, témoignant qu'il était véritablement ce qu'on disait de lui : "
Qui est celui-ci qui même remet les péchés (Lc. VII, 29). " C'est sans
doute celui qui dit : Je suis le salut du peuple. Voilà la voix, voilà
le sentiment qui est revenu, et il est visible qu'il ne porte pas comme
les autres un nom vain et stérile. On sent la vie répandue dans l'âme,
et l'on ne tait point un si grand bienfait. Le sentiment est au dedans,
et la voix au dehors. Je suis touché de componction, et j'en rends des
actions de grâces, et ces actions de grâces sont une marque de la vie
que j'ai recouvrée. " Car un mort ne rend pas plus grâces que celui qui
n'est point (Ecc. XVII, 26). " Voilà la vie, voilà le sentiment. Je suis
parfaitement ressuscité; ma résurrection est entière. Quand le corps
est-il mort, n'est-ce pas lorsqu'il est privé de sentiment et de vie 2
Le péché qui est la mort de l'âme ne m'avait laissé ni le sentiment de
la componction, ni la voix de l'action de grâces, et j'étais mort. Celui
qui remet les péchés vient, me rend l'un et l'autre; et dit à mon âme :
" Je suis votre salut (Ps. XXXIV, 3). " Quelle merveille que la mort
cède la place à la vie qui descend du ciel ? La foi intérieure justifie,
et la confession extérieure salive (Rm. X, 10). L'enfant bâille, il
bâille même sept fois (IV. Reg. IV, 35), et dit: Sept fois le jour j'ai
chanté vos louanges, Seigneur (Ps. CXVIII, 164). Considérez ce nombre de
sept. C'est un nombre sacré, il n'est pas sans mystère. Mais il vaut
mieux que nous réservions ceci pour un autre discours, afin que nous
nous approchions avec grand faim, non avec dégoût, de ces mets si
excellents auxquels nous invite l'Époux de l'Église, notre Seigneur
Jésus-Christ, qui étant Dieu est élevé au dessus de toutes choses, et
béni dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
1. Que veut donc dire ce
nombre sept? Car je ne crois pas qu'il y en. ait d'assez simples parmi
nous pour s'imaginer que ces sept fois que l'enfant a bâillé ne
signifient rien, et que ce nombre est fortuit. Je ne crois pas même que
ce fut sans mystère que le prophète Élisée se coucha sur l'enfant mort,
se rapetissa à la mesure de son corps, mit la bouche sur sa bouche, les
yeux sur ses yeux, et les mains sur ses mains (VI. Reg. IV, 34). Le
Saint-Esprit a voulu que toutes choses arrivassent de cette sorte, et
qu'on les écrivît aussi de même, pour l'instruction sans doute de ces
esprits que la société malheureuse de leurs corps tout pleins de
corruption a séduits, et que la folle sagesse du monde a rendus
insensés. Car le corps qui se corrompt appesantit l'âme, et cette
demeure de terre et de boue abat l'esprit qui veut s'élever par la
sublimité de ses pensées (Sg. VI, 15). Que personne ne s'étonne donc et
ne se fâche si je recherche avec curiosité à découvrir ces choses, qui
sont comme les trésors du Saint Esprit. C'est en cela que consiste la
véritable vie, et mon esprit n'en a point d'autre que de semblables
mystères. Quant à ceux qui me préviennent déjà par leur vivacité, et qui
dans toute sorte de discours demandent la fin, avant presque d'avoir ouï
le commencement, qu'ils sachent que je me dois aussi aux plus lents, .
et même que je me dois encore plus à eux qu'aux autres. D'ailleurs j'ai
beaucoup moins à coeur d'expliquer les paroles que je propose que de
toucher les murs. Il faut que je puise l'eau, et que je la donne à
boire, ce qui ne se fait pas en parcourant les choses à la hâte, mais en
les traitant avec exactitude et en y revenant souvent. Il est vrai que
je ne pensais pas moi-même que l’examen de ces mystères nous dût retenir
si longtemps. Je croyais, je le confessé, qu'un seul sermon suffirait
pour cela, que nous passerions aisément cette forêt sombre et ombreuse
d'allégories, et qu'en un jour nous pourrions arriver aux plaines
agréables des sens moraux. Mais il en a été autrement. Nous avons déjà
marché deux jours, et il reste encore du chemin à faire. L'oeil, de
loin, parcourait en un moment le faite des rameaux, et les sommets des
montagnes, mais il ne voyait pas la vaste profondeur des vallées, et
l'épaisseur des buissons et des taillis. Pouvais-je prévoir, par
exemple, que, en parlant de la vocation des Gentils, et de l'exclusion
des Juifs, le miracle d'Élisée viendrait se présenter tout-à-coup à ma
pensée ? Mais puisqu'il en est arrivé ainsi, arrêtons-nous-y un peu.
Nous reprendrons ensuite le sujet que nous avons quitté. Aussi bien
celui-ci n'est pas moins que l'autre la nourriture des âmes. Ne
voyons-nous pas qu'il arrive souvent aux chiens et aux chasseurs de
laisser la bête qu'ils poursuivaient, pour courir après une autre qui
s'offre inopinément.
2. C'est une chose quine me
donne pas peu de confiance, de voir que ce grand prophète, puissant en
oeuvres et en paroles, descendu des cieux comme d'une haute montagne,
ait daigné me visiter, moi qui ne suis que cendre et poussière ; a eu
compassion de moi lorsque j'étais mort, s'est couché sur moi, s'est
rapetissé, s'est proportionné à ma petitesse, a éclairé mes yeux par la
lumière des siens, a délié ma bouche muette par un baiser de sa propre
bouche, et fortifié, par son attouchement, mes mains faibles et débiles.
Je pense à ces mamelles, et je suis comblé d'une douceur ineffable, mon
coeur est rempli de joie, mon âme en reçoit une nouvelle vigueur, et
tout ce qu'il y a de plus intérieur en moi, en rend à Dieu des actions
de grâces infinies. Il a fait une fois ces choses par tout l'univers, et
chacun sent qu'il les fait encore tous les jours au dedans de soi.
Chacun sent qu'il donne à son coeur la lumière de l'intelligence, à sa
bouche des paroles d'édification, et à ses mains des oeuvres de justice.
C'est lui qui nous donne la grâce d'avoir de bonnes pensées, de les
expliquer utilement, et de les exécuter avec fidélité. C'est là ce lien
à trois cordons difficile à rompre et dont il se sert pour tirer les
âmes de la prison du diable et pour les attirer après soi dans le
royaume des Cieux ; il consiste en trois choses. à avoir des sentiments
purs, des discours utiles, et des sentiments et une vie conformes à nos
discours. Il a touché mes yeux avec les siens, en ornant le front de
l'homme intérieur des deux clairs flambeaux de la foi et de
l'intelligence. Il a uni sa bouche à la mienne, et imprimé ce signe de
paix sur un mort. Nous étions, en effet, pécheurs et morts à la justice,
et il nous a réconciliés avec Dieu. Il a appliqué sa bouche sur ma
bouche, en soufflant de nouveau sur mon visage, l'esprit de vie, mais
d'une vie plus sainte qu'il n'avait fait d'abord. Car la première fois
il créa en moi une âme vivante, mais la seconde, il y a formé un esprit
vivifiant. Il a mis ses mains sur les miennes, en me donnant l'exemple
des bonnes oeuvres, et le modèle de l'obéissance ; ou du moins il a
employé ses mains à des choses fortes, afin de dresser mes mains au
combat, et mes doigts à la guerre.
3. Et l'enfant, dit-il,
bâilla sept fois. Il suffisait pour l'éclat du miracle qu'il eût bâillé
une seule fois. Mais cette multiplicité, et ce nombre remarquable nous
avertissent d'un mystère. Si vous considérez ce grand corps de tout le
genre humain qui était mort, vous trouverez que l'Église, dès qu'elle a
reçu la vie du Prophète qui s'est couché sur elle, a bâillé sept fois ,
car elle a coutume de chanter les louanges de Dieu sept fois le jour. Et
si vous vous considérez vous même, vous reconnaîtrez que vous vivez de
la vie spirituelle, et que vous accomplissez ce nombre mystérieux, si
vous soumettez les cinq organes de la sensualité, aux deux propriétés de
la charité, et si, selon l'Apôtre, vous faites servir vos membres à la
justice, en ne les employant qu'à des usages saints, tandis que,
auparavant, vous les avez fait servir à l'iniquité ; ou bien si, usant
de vos cinq sens pour le salut du prochain, vous ajoutez, pour achever
le nombre de sept, ces deux choses, louer Dieu de sa miséricorde et de
sa justice.
4. J'ai encore sept autres
bâillements, qui sont sept expériences, sans lesquelles l'on ne petit
pas être assuré qu'on ait recouvré la vie. Quatre regardent le mouvement
de la componction, et les trois autres concernent le son extérieur de la
confession. Si vous vivez, si vous avez de la voix, si vous avez du
sentiment, vous reconnaîtrez en vous ce que je . viens de vous dire. Or
sachez que vous avez recouvré le sentiment, si vous sentez votre
conscience vivement touchée de quatre sortes de componctions, je veux
dire d'une double pudeur, et d'une double crainte. Car là triple
confession dont nous parlerons ensuite, et qui achève le nombre sept,
est un 'témoignage assuré d'une véritable résurrection. Le saint
prophète Jérémie n'observe-t-il pas aussi ce nombre dans ses
lamentations. Et vous aussi, dans celles que vous ferez pour vous-même,
gardez cette forme qu'il vous a prescrite, pensez que Dieu est votre
créateur, votre bienfaiteur, votre Père, votre Seigneur. Vous êtes
criminel à l'égard de toutes ces qualités, pleurez donc en pensant à
chacune d'elles. Que votre crainte réponde à la première et à la
dernière, et la pudeur aux deux du milieu. On ne craint point un père,
parce qu'il suffit d'être père pour n'être point craint ; car il est de
la bonté d'un père d'avoir toujours pitié de ses. enfants, et de leur
pardonner; et lorsqu'il frappe il se sert de la verge, non du bâton, et
il guérit lui-même les plaies qu'il a faites. Voici la voix d'un père, "
je frapperai et je guérirai après avoir frappé (Deut. XXXII, 39). " Vous
n'avez donc rien à craindre de ce père, puisque s'il frappe quelquefois
c'est pour corriger, jamais pour se venger. Mais lorsque je pense que
j'ai offensé ce Père céleste, bien que je n'aie rien à craindre, j'ai
néanmoins sujet d'être touché de honte. Il m'a engendré volontairement
par la parole de la vérité, non par le plaisir d'une volupté, comme
celui qui m'a engendré selon la chair. De plus, il n'a pas épargné son
Fils unique pour moi qui suis de cette sorte. C'est ainsi qu'il m'a
traité véritable ment avec toute la tendresse d'un père, mais je n'ai
pas agi envers lui avec l'affection et la reconnaissance d'un fils. De
quel front donc un si mauvais fils peut-il lever les yeux sur un si bon
Père ? J'ai honte d'avoir fait des choses si peu dignes de mon origine ;
j'ai honte d'être dégénéré d'un tel Père. Mes yeux, versez des ruisseaux
de larmes. Que mon visage soit couvert de honte et de confusion, qu'il
soit rempli d'obscurité et de ténèbres; que ma vie s'éteigne, et que je
passe le reste de mes jours dans les gémissements et dans les larmes. O
honte, hélas! quel fruit ai-je tiré des choses dont maintenant je rougis
? Si j'ai semé dans la chair (Ga. VI, 2), je ne recueillerai de la chair
que la corruption, et si c'est dans le monde, le monde passe avec ses
convoitises. (I Jn. II,13). Comment est-il possible que j'aie été si
malheureux et si insensé que de n'avoir point rougi de préférer à
l'amour et à l'honneur que je devais à ce Père éternel, des biens caducs
et vains, qui ne sont rien, et qui se terminent à la mort? Je suis
honteux et confus en entendant ces paroles : " Si je suis Père, où est
l'honneur qu'on me doit. (Malach. I, 6). "
5. Mais quand il ne serait
point Père ? ne m'a-t-il pas comblé de bienfaits ? Sans parler d'un
nombre infini d'autres faveurs, il produit tous les jours contre moi,
pour témoins de mon ingratitude, la nourriture de ce misérable corps,
l'usage du temps, et par dessus tout, le sang de son cher fils, dont la
voix s'élève de la terre pour me confondre. J'ai honte de cette extrême
ingratitude, et pour comble de confusion, je suis encore convaincu
d'avoir rendu le mal pour le bien, et la haine pour l'amour. Je n'ai
rien à craindre, il est vrai, d'un bienfaiteur, non plus que d'un père.
Car il est véritablement libéral, il donne avec abondance, et ne
reproche jamais ce qu'il a donné. Il ne reproche point ses dons, parce
que ce sont vraiment des dons, et qu'il ne vend pas ses faveurs, mais
les donne. Et d'ailleurs ils sont sans repentir. Mais plus j'ai des
sentiments favorables de ses largesses, plus je suis obligé d'en avoir
de vils et méprisables de mon indignité. O mon âme, rougis de honte, et
sois accablée de douleur. Car s'il ne convient pas à sa bonté et à sa
magnificence de redemander, ou de reprocher ce qu'il a donné, il
convient encore moins à la bienséance et à l'honneur d'être ingrat et
oublieux de tant de bienfaits. Hélas! que rendrai-je au moins maintenant
du Seigneur pour tant de grâces que j'ai reçues de lui?
6. Mais si je ne suis point
touché de honte, que je sois au moins saisi de crainte; et qu'elle
vienne au secours de la honte. Mettons un peu de côté les noms tendres
de bienfaiteur et de père; et tournons-nous vers d'autres plus austères.
Car si nous lisons qu'il est le Père des miséricordes et le Dieu de
toute consolation (II. Cor. I, 3) ; nous lisons aussi, qu'il est le
Seigneur et le Dieu des vengeances (Ps. XCIII, 1) ; qu'il est un juge
juste et puissant (Ps. VII, 12) ; terrible dans la conduite qu'il tient
sur les enfants des hommes (Ps. LXV, 5) ; un Dieu jaloux. C'est pour
vous qu'il est père et bienfaiteur, c'est pour lui qu'il est Seigneur et
Créateur. (Ex. XX, 5). Car c'est pour lui qu'il a fait toutes choses,
selon que l'Écriture sainte nous le témoigna. Croyez-vous donc que celui
qui défend et conserve avec tant de soin ce qui est à vous, ne sera
point jaloux de ce qui est à lui? Croyez-vous qu'il ne recherchera pas
l'honneur du commandement et de la souveraineté? L'impie a irrité Dieu
contre lui, parce qu'il a dit en son cœur : " Il ne recherchera pas (Ps.
IX, 1). " Car, qu'est-ce que dire en son cœur, ail ne recherchera pas, "
sinon ne pas appréhender qu'il recherche? Mais il recherchera jusqu au
dernier denier; il fera une recherche très exacte, et punira
rigoureusement les hommes vains et superbes. Il demandera le service à
celui qu'il a racheté; l'honneur et la gloire à celui qu'il a créé.
7. II dissimulera et
pardonnera comme Père et comme bienfaiteur, je le veux bien, mais non
pas comme créateur et comme seigneur. Et celui qui épargnera un fils,
n'épargnera pas un mauvais serviteur, l'Oeuvre de ses mains. Considérez
combien c'est une chose terrible et pleine d'horreur d'avoir méprisé
votre créateur, et le créateur de tout le monde; d'avoir offensé le
Seigneur de majesté. La Majesté doit être redoutée ; un Seigneur doit
être craint, mais principalement une telle majesté, un tel seigneur. Car
si les lois des hommes, condamnent au dernier supplice celui qui se
trouve coupable de lèse-majesté envers un homme, quelle sera la fin de
ceux qui méprisent la toute puissance d'un Dieu? S'il touche les
montagnes, elles sont embrasées (Ps. CXLIII, 5) ; et une vile poussière,
qu'un léger souffle peut disperser en un moment, sans espérances d'être
jamais recueillie, ose irriter une majesté si redoutable. Celui qu'il
faut craindre, oui, je le répète, celui qu'il faut craindre, c'est celui
qui, après avoir tué le corps, a le pouvoir de l'envoyer dans les
flammes éternelles (Lc. XII, 5). Je redoute l'enfer, je redoute le
visage de mon juge que redoutent les anges même. Je tremble à la seule
pensée de la colère du Tout-Puissant, de la fureur qui éclatera sur son
visage, du bruit épouvantable que fera le monde en s'écroulant, de
l'embrasement de l'univers, d'une tempête si terrible, de la voix de
l'archange, et de sa parole pleine d'horreur et d'effroi. Je tremble en
songeant aux dents du dragon infernal, aux cachots affreux de l'enfer,
aux lions rugissants tout prêts à dévorer leur proie. Je redoute ce ver
qui ronge, ce feu qui brûle sans cesse, cette fumée, cette vapeur, ce
souffre, ces tourbillons de flammes, ces ténèbres extérieures. Qui
mettra une fontaine dans ma tète, et une source de larmes dans mes yeux,
afin que, par mes pleurs, je prévienne ces pleurs éternels, ces
grincements de dents, ces liens, ces entraves d'airain, ces chaînes
pesantes, qui serrent, qui brûlent, et qui ne consument point? O ma
mère, pourquoi. m'avez-vous engendré pour être un fils de douleur, un
fils d'amertume, d'indignation et de gémissements éternels? Pourquoi
m'avez-vous recueilli sur vos genoux? Pourquoi m'avez-vous allaité de
vos mamelles ? puisque je ne suis né que pour brûler et pour servir
d'aliment à un feu qui ne s'éteindra jamais ?
8. Celui qui est pénétré de
ces mouvements a sans doute recouvré le sentiment, et cette double
crainte, accompagnée de cette double pudeur, lui a déjà causé quatre
bâillements. Il ajoutera les trois autres qui restent par la voix de la
confession; et alors on ne dira plus de lui qu'il n'a ni voix ni
sentiment; pourvu néanmoins que cette confession procède d'un cœur
humble, simple et fidèle. Confessez humblement, purement et fidèlement,
tout ce qui vous donne des remords de conscience, et vous avez accompli
ce nombre mystérieux. Il y en a qui se glorifient lorsqu'ils ont mal
fait, et qui mettent leur joie en des choses détestables, c'est d'eux
que le Prophète parle, quand il dit "Ils ont publié leurs crimes comme
Sodome (Is. III, 9). " Mais ne parlons point de ces personnes ici, ce
sont des profanes; or qu'avons-nous affaire de ceux du dehors?
9. Il nous est arrivé
quelquefois d'entendre des hommes même qui ont pris l'habit de la
religion, et qui professent la vie monastique, se vanter avec une
extrême impudence de leurs fautes passées, comme de s'être battus en
duel, ou d'avoir surmonté leur adversaire dans quelque dispute fameuse,
et autres choses semblables que la vanité du monde estime et prise
beaucoup, mais qui sont très nuisibles, très pernicieuses , et très
dangereuses pour le salut de l'âme. Ces discours témoignent qu'on a
encore l'esprit du monde; et l'humble habit que portent ces personnes
n'est pas une preuve du renouvellement de leur vie, mais un manteau dont
ils couvrent leurs anciens dérèglements. Quelques-uns racontent ces
choses comme par un sentiment de douleur et de regret, mais comme ils y
recherchent intérieurement de la gloire, ils n'effacent pas leurs
crimes, ils se trompent seulement eux-mêmes. Car on ne se moque point de
Dieu (Ga. VI, 7). Ils n'ont pas dépouillé le vieil homme, mais ils le
couvrent de nouveau. Cette confession ne découvre, ne chasse pas le
vieux levain, mais l'enracine davantage, selon ces paroles : " La
corruption s'est invétérée dans mes os, pendant que je crie tout le long
du jour (Ps. XXXI, 3). n J'ai honte de rapporter l'effronterie de
quelques uns, qui est telle, qu'ils ne rougissent point de se vanter, et
de se réjouir des choses dont ils devraient pleurer : par exemple, que
même depuis qu'ils ont reçu le saint habit de la religion, ils ont
surpris quelqu'un de leurs frères par adresse, et l'ont trompé dans une
telle rencontre, ou qu'ils ont bien relancé une personne qui leur
disait. des injures, c'est-à-dire, qu'ils ont rendu fièrement le mal
pour le mal, et injure pour injure.
10. Mais il y a une
confession qui est d'autant plus dangereuse, qu'elle cache sa vanité
d'une manière plus subtile, lorsque nous n'appréhendons point de
découvrir des fautes honteuses, non parce que nous sommes humbles, mais
afin qu'on croie que nous te sommes. On cherche la louange dans
l'humilité, ce n'est pas la vertu, mais le renversement de l'humilité.
Celui qui est vraiment humble; veut être estimé vil et abject, non pas
humble. Il se réjouit de ce qu'il est méprisé et n'est superbe qu'en ce
seul point qu'il méprise les louanges. Quelle chose plus étrange et plus
indigne que de faire servir à l'orgueil la confession qui est la
gardienne de l'humanité, et de vouloir paraître meilleur par cela même
qui nous fait paraître pires? 0 prodige d'orgueil, de ne pouvoir être
estimé saint, qu'en paraissant criminel! Mais cette confession qui n'a
que l'apparence non la vertu de l'humilité, bien loin de mériter le
pardon de nos fautes, attire la colère de Dieu sur nous (I. Reg. XV,
30). Que servit à Saül de confesser son péché quand il en fut repris par
Samuel ? Sans doute cette confession était criminelle, puisqu'elle
n'effaça point son crime, car comment le Maître de l'humilité, et celui
qui a une inclination naturelle à donner sa grâce aux humbles,
pourrait-il rejeter une humble confession? Certainement, il était
impossible qu'il ne se fût laissé fléchir, si ce roi eût eu dans le cœur
l'humilité qu'il témoignait par ses paroles. Voilà pourquoi j'ai dit que
la confession doit être humble.
11. Il faut aussi qu'elle
soit simple. Elle ne doit point excuser l'intention, si elle est
coupable, sous prétexte qu'elle n'est pas connue des hommes, ni
amoindrir une faute qui est considérable, ni la rejeter sur les conseils
d'autrui; puisqu'on ne contraint personne malgré soi. La première de ces
confessions n'est pas une confession, mais une défense, elle n'apaise
pas la colère de Dieu, elle l'allume davantage. La seconde est une
marque d'ingratitude; car plus on croit qu'une faute est légère plus on
diminue la gloire de celui qui la remet. Ajoutez à cela qu'on accorde un
bienfait d'autant moins volontiers qu'on sait que celui qui le reçoit,
en sera moins reconnaissant, parce qu'il croit en avoir moins besoin.
Celui-là donc se rend indigne du pardon, qui diminue le pris de la grâce
qu'on lui veut faire; c'est ce que font tous ceux qui tâchent
d'amoindrir leurs fautes par leurs paroles. Pour la troisième, que
l'exemple du premier homme serve à nous en détourner. (Gn. III, 2). Car
de ce qu'il n'obtint point le pardon de son crime, bien qu'il le
confessât, ce fut sans doute parce qu'il y mêla celui de sa femme. C'est
une espèce d'excuse d'en accuser un autre, quand on nous reprend. Or
David nous apprend qu'il est non seulement inutile, mais funeste de
s'excuser, lorsqu'on est repris (Ps. CXL, 4). Car il appelle ces
excuses, des paroles de malice, et prie et conjure Dieu de ne pas
permettre qu'il y ait jamais recours. Et certes il avait bien raison;
puisque celui qui s'excuse pèche contre son âme, en rejetant le remède
de l'indulgence, et se ferme de sa propre bouche l'entrée à la vie. Et
quelle plus grande malice que de s'armer contre son propre salut, et de
se percer soi-même comme par le glaive de sa langue? Car pour qui peut
être bon celui qui est méchant pour soi-même (Ecc. XIV, 5).
12. Enfin la confession
doit être fidèle, c'est-à-dire pleine d'espérance, exempte de toute
crainte de ne pas obtenir le pardon de nos péchés, de peur que notre
bouche ne nous condamne plutôt qu'elle ne noirs justifie. Judas qui
trahit notre Seigneur, et Caïn qui tua son frère, confessèrent leur
crime, mais ils se défièrent de la miséricorde de Dieu; l'un en disant,
u J'ai péché en livrant le sang du juste (Mt. XXVII, 4), " et l'autre :
a Mon iniquité est trop grande pour mériter qu'on me la remette (Gn. IV,
13). " Cette confession était véritable, mais parce qu'elle était
infidèle, elle ne leur servit de rien. Voilà donc comment ces trois
qualités de la confession jointes aux quatre premières de la componction
accomplissent le nombre de sept.
13. Ainsi touché du
repentir de vos fautes, les ayant humblement confessées, et vous
trouvant ainsi comme assuré d'avoir recouvré la vie, vous devez aussi,
je le pense, être certain que ce nom de Jésus n'est pas inutile et
infructueux, puisqu'il a pu et voulu opérer en vous tant de merveilles,
et que ce n'est pas en vain qu'il a suivi le bâton qu'il avait envoyé
devant lui. Il n'est pas venu inutilement parce qu'il n'est pas venu
vide. Et comment aurait-il été vide, lui en qui habitait la plénitude de
la divinité (Ga. IV, 4) ? Car le Saint Esprit ne lui a pas été donné
avec mesure. Il est d'ailleurs venu dans la plénitude des temps, afin de
faire voir qu'il est plein en toutes façons. Oui, et bien plein certes,
puisque le père l'a sacré d'une huile de joie d'une manière beaucoup
plus excellente que tous ceux qui participent à sa gloire (Ps. XLIV, 8).
Il l'a sacré et envoyé au monde plein de grâce et de vérité. Il l'a
sacré pour qu'il en sacrât d'autres. Tous ceux qui ont mérité de
recevoir de sa plénitude ont été sacrés par lui. Aussi a-t-il dit a
L'Esprit du Seigneur est sur moi, parce qu'il m'a oint: il m'a envoyé
pour annoncer d'heureuses nouvelles à ceux qui sont pacifiques, pour
guérir ceux qui ont le coeur contrit, pour prêcher la liberté aux
captifs, la délivrance aux prisonniers, et pour prédire le temps où le
Seigneur se rendra favorable (Is. LXI, 1). Il venait, comme vous voyez,
verser une huile salutaire sur mes plaies, et adoucir nos douleurs.
C'est pourquoi il est venu rempli de fonction divine, il est venu,
dis-je, avec une douceur et une bonté admirables, avec une miséricorde
infinie envers tous ceux qui implorent gon assistance. Il savait bien
qu'il descendait du ciel vers des malades, et c'est pour cela qu'il
causé envers eux de toute (indulgence possible. Et parce qu'il avait
beaucoup de maladies à guérir, ce charitable et prévoyant médecin a
aussi eu soin d'apporter plusieurs remèdes. Il a apporté l'esprit de
sagesse et d'intelligence, l'esprit de conseil et de force, l'esprit de
science et de piété, et enfin l'esprit de la crainte du Seigneur.
14. Voyez-vous combien ce
médecin a préparé de fioles remplies de baumes célestes, pour guérir les
plaies de ce misérable qui est tombé entre les mains des voleurs ? Il y
en a sept qui sont propres sans doute à exciter les sept bâillements
dont nous avons parlé. Car l'esprit de vie était dans ces fioles. C'est
d'elles qu'il a versé de l'huile sur mes blessures. Il y a aussi versé
du vin, mais en moins grande quantité. Car mon extrême langueur avait
besoin que sa miséricorde s'élevât au-dessus de sa justice, comme nous
voyons l'huile monter au dessus du vin, quand on la verse dessus. C'est
pourquoi il a apporté cinq fioles d'huile, et deux seulement de vin. Car
il n'y a que la crainte et la force qui répondent au vin, au lieu que
les cinq autres qualités désignent assez l'huile par la douceur qui leur
est propre, c'est dans l'esprit de vigueur que, semblable à un homme
puissant dont le vin a augmenté les forces, il est descendu aux enfers,
a brisé les portes d'airain, et rompu les gonds de fer, a enchaîné le
fort., et lui a ravi ses captifs. Il n'en est pas moins descendu dans
l'esprit de crainte, mais pour se faire aussi craindre, non pas pour
craindre lui-même.
15. O Sagesse ! avec quel
art et qu'elle adresse rendez-vous la santé à mon âme par le moyen de
l'huile et du vin, mêlant ainsi la force à la douceur et la douceur à la
force ! Vous êtes fort pour moi, et vous êtes doux envers moi. Vous
atteignez d'une extrémité du monde à l'autre, avec une force toute
puissante, et vous disposez et ordonnez toutes choses avec une douceur
merveilleuse. Vous chassez mon ennemi, et vous soutenez ma langueur.
Guérissez-moi, Seigneur, et ma guérison sera parfaite;. je chanterai des
cantiques de louange en votre honneur, et je dirai : " Votre nom est une
huile répandue. " Je ne dis pas un vin répandu, car je ne veux pas que
vous entriez en jugement avec votre serviteur ; mais une huile, parce
que vous me comblez de vos miséricordes et de vos grâces. Oui c'est une
huile, car l'huile nage au-dessus des autres liqueurs, et désigne
clairement ce nom qui est au-dessus de tout autre nom. O noria
infiniment doux et agréable! Nom illustre, choisi par dessus tous,
rehaussé par dessus tous, relevé par dessus tous, dans les siècles des
siècles. C'est là véritablement cette huile qui rend le visage de
l'homme plus gai et plus serein, et qui oint la tête de celui qui jeûne,
afin qu'il ne sente point l'huile du pécheur. C'est là le nom nouveau
que la bouche du Seigneur a prononcé (Is. LXII. 2), et qui lui a été
donné par l'Ange avant qu'il fût conçu dans les entrailles de la Vierge
(Lc. II. 21). Non seulement le Juif, mais quiconque l'invoque, sera
sauvé, tant il est répandu de toutes parts. Le Père l'a donné au Fils, à
l'Époux de l'Église, à notre Seigneur Jésus-Christ, qui étant Dieu est
au dessus de toutes choses, et béni dans tous les siècles des siècles.
Ainsi soit-il.
1. Croyez-vous que nous
nous soyons assez avancés dans le sanctuaire de Dieu, en essayant de
pénétrer un mystère admirable; ou bien tenterons nous de suivre l'Esprit
Saint plus intimement, pour chercher ce qui reste à découvrir encore ?
Car cet esprit ne sonde pas seulement le coeur et les reins des hommes,
mais il pénètre même ce qu'il y a de plus caché en Dieu. Je le suivrai
avec assurance partout où il ira, soit qu'il descende en nous, ou qu'il
s'élève à des choses plus élevées. Qu'il garde seulement notre coeur et
notre intelligence, de peur que nous ne le croyions présent lorsqu'il
sera absent, et qu'ainsi nous nous égarions en suivant notre propre sens
au lieu de lui. Car il vient et s'en va selon qu'il lui plaît, et il
n'est facile à personne de savoir d'où il vient ni où il va (Jn. III,
8). Et pour ce qui est de cette connaissance, on peut ne la point avoir
sans courir aucun risque pour son salut; mais quand vient-il, ou quand
s'en va-t-il ? c'est ce qu'il est très dangereux d'ignorer. Car
lorsqu'on n'observe pas avec grand soin la venue ou la retraite du Saint
Esprit, il arrive qu'on ne le désire point lorsqu'il est absent, et
qu'on ne le glorifie point lorsqu'il est présent. En effet, comme il ne
se retire qu'afin qu'on le cherche avec plus d'ardeur, comment peut-on
le chercher si on ne sait pas qu'il est absent? Et au contraire, quand
il daigne revenir pour nous consoler, comment le recevra-t-on d'une
minière qui soit digne de sa majesté, si on ne sent pas même qu'il est
présent. L'âme donc qui ignore son éloignement est exposée à la
séduction, et celle qui n'observe pas son retour, ne témoignera point sa
reconnaissance pour l'honneur qu'il lui fait en la visitant.
2. Autrefois, lorsque
Élisée connut que le départ de son maître était proche, il lui fit une
prière, et n'obtint ce qu'il demandait, comme vous savez, que sous la
condition qu'il le vît au moment où il serait enlevé d'auprès de lui.
Cela leur arriva en figure, et fut écrit pour nous. L'exemple de ce
prophète nous enseigne et nous avertit d'être soigneux et vigilants à
foeuvre de notre salut, que le Saint Esprit opère sans cesse au fond de
notre âme par l'adresse et la douceur admirables de son art divin. Que
cette onction sacrée, qui instruit de toutes choses, ne se retire jamais
de nous sans que nous le sachions, si nous voulons n'être point privés
d'un double présent. Qu'il ne nous surprenne jamais lorsqu'il viendra en
nous, mais qu'il nous trouve toujours les yeux levés en haut, et les
bras ouverts pour recevoir une abondante bénédiction du Seigneur. C'est
ainsi qu'il désire que nous soyons, c'est-à-dire, semblables à des
serviteurs qui attendent que leur maître retourne de la noce (Luc. XII,
36); lui qui ne revient jamais les mains vides des délices ineffables de
la table céleste. Il faut donc veiller, et veiller à toute heure, parce
que nous ne savons pas quand l'Esprit-Saint doit venir ou s'en aller. Il
va et vient, et celui qui, le possédant, est debout. ne peut manquer de
tomber lorsqu'il le quitte, mais il ne se fera point de mal parce que le
Seigneur le soutient encore de sa main. Il ne cesse point d'aller et de
venir ainsi dans ceux qui sont spirituels, ou plutôt, en les visitant
dès le matin, et se retirant tout-à-coup pour les éprouver. Car le juste
tombe sept fois et se relève autant de fois (Pr. XXIV, 16), si néanmoins
il tombe durant le jour, c'est-à-dire s'il se voit tomber et sait qu'il
est tombé, et s'il désire se relever, et cherche la main de celui qui le
peut secourir, en s'écriant : " Seigneur, lorsque vous l'avez voulu,
vous m'avez donné une beauté et une force extraordinaires ; mais vous
n'avez pas plus tôt détourné votre visage de dessus moi, que je suis
tombé dans la confusion et dans le trouble (Ps. XXIX, 8). "
3. Autre chose est de
douter de la vérité, ce qui arrive nécessairement lorsque l'Esprit ne
souffle point ; autre chose de goûter l'erreur, ce qu'on évite
facilement, en reconnaissant son ignorance, en sorte qu'on puisse dire
aussi : " Si j'ai ignoré quelque chose, mon ignorance ne m'est pas
inconnue (Jb. XIX, 4). " Ce mot est de Job, vous le reconnaissez?
L'ignorance est une mauvaise mère, qui a deux filles aussi mauvaises
qu'elle, la fausseté et le doute. Celle-là est plus misérable, et
celle-ci plus digne de compassion. L'une est plus pernicieuse, et
l'autre plus incommode. Lorsque l'esprit parle, l'une et l'autre se
dissipent, laissent leur place à la vérité, mais à une vérité très
certaine; car c'est l'esprit de vérité à qui la fausseté est absolument
contraire. C'est aussi l'esprit de sagesse, comme elle est la lumière de
la vie éternelle, et atteint partout, à cause de sa pureté, elle ne
souffre ni l'obscurité ni l'incertitude du doute. Lorsque cet esprit ne
parle point, il faut bien se donner de garde, sinon de ce doute fâcheux,
du moins de cette fausseté exécrable. Car il y a bien de la différence
entre n'être pas tout à fait certain de ce qu'on doit croire, et assurer
témérairement ce qu'on ne sait pas. Que cet esprit parle donc toujours,
ce qui néanmoins ne dépend nullement de notre volonté, ou lorsqu'il lui
plaît de se taire, qu'il nous le fasse connaître, et nous avertisse au
moins de son silence, de peur que, croyant faussement qu'il marche
devant nous, nous ne suivions, au lieu de lui, notre propre erreur par
une mauvaise et dangereuse confiance. Et s'il tient notre esprit en
suspens, qu'il ne le laisse pas du moins tomber dans le mensonge. Il y
en a qui avancent une chose fausse en doutant, ceux-là ne mentent point;
mais il y en a d'autres qui assurent une vérité qu'ils ne connaissent
pas, et ceux-là mentent. Car les premiers ne disent pas que ce qui n'est
point, est, mais qu'ils croient que c'est, et ils, disent vrai, quand
même ce qu'ils croient ne serait pas; mais les derniers, quand ils
assurent une chose dont ils ne sont pas sûrs, mentent quand même ce
qu'ils assurent serait véritable.
4. Cela posé, pour servir
de précaution à ceux qui n'ont pas l'expérience de ces choses, je vais
suivre cet esprit, qui, comme je pense, marche devant moi. Néanmoins, je
tâcherai d'y apporter la circonspection dont j'ai parlé, et de pratiquer
moi-même ce que j'ai enseigné, de peur qu'on ne me dise : " Vous qui
instruisez les autres, vous ne vous instruisez pas vous-même (Rm. II,
24). " Il faut bien distinguer entre les choses claires, et celles qui
sont douteuses; car c'est un aussi grand mal de révoquer les unes en
doute, que d'assurer témérairement les autres. Il faut espérer ce
discernement de la conduite de l'Esprit Saint. Car nous sommes trop
faibles pour cela. Qui peut connaître, par exemple, si le jugement que
nous avons dit dans le troisième sermon avant celui-ci, que le Seigneur
a rendu entre les hommes, c'est-à-dire entre la Synagogue et les
Gentils, a été aussi auparavant rendu dans le ciel?
3
5. Voici quelle est ma
pensée. Croyez-vous que ce Lucifer qui se levait le matin, mais qui se
levait par un orgueil présomptueux, ait aussi envié aux hommes
l'effusion de l'huile avant qu'il fût changé en ténèbres, et que, dans
son indignation et sa jalousie, il ait murmuré en quelque sorte en
lui-même, en disant : Pourquoi cette perte ? Je ne voudrais pas assurer
que cet esprit ait dit cela, mais je ne voudrais pas le nier non plus.
Car je n'en sais rien. Il se peut faire, et cela ne paraît pas
incroyable, qu'étant plein de sagesse, et élevé au plus haut comble de
la perfection, il ait su qu'il devait y avoir des hommes qui
arriveraient au même degré de gloire que lui. Mais s'il l'a su, il ne
l'a vu sans doute que dans le Verbe de Dieu, et rongé d'envie, il
résolut de s'assujettir les hommes et dédaigna de les avoir pour
compagnons. Ils sont, disait-il, plus faibles que moi, et mes inférieurs
par nature; il n'est pas convenable qu'ils soient mes concitoyens et mes
égaux dans la gloire. Peut-être cette élévation présomptueuse, et
l'endroit où il allait s'asseoir, qui signifient une espèce d'empire et
de supériorité, découvrent-ils cette pensée intime et téméraire, "Je
monterai, dit-il, sur la montagne élevée, et je m'asseoirai du côté de
l'Aquilon, (Is. XIV, 13), " afin d'avoir quelque ressemblance avec le
Très Haut, et que, de même qu'il est assis sur les Chérubins d'où il
gouverne toutes les créatures angéliques, il le fût dans un lieu éminent
d'où il régnât sur tout le genre humain. Mais Dieu nous en garde. Il a
médité l'injustice dans son lit, que l'iniquité se mente à elle-même.
Nous ne connaissons point d'autre juge que celui qui nous a créés. Ce
n'est point le diable, mais le Seigneur qui jugera l'univers. C'est lui
qui sera notre Dieu, dans tous les siècles, et lui qui régnera sur nous
éternellement.
6. Il a donc conçu la
douleur dans le ciel, et dans le paradis il a engendré l'iniquité, fille
de la malice, mère de la mort et de toutes sortes de misères ; et
l'orgueil fut la source de tous ces maux. Car si la mort est entrée dans
le monde par l'envie du diable (Sg. II, 24), néanmoins l'origine de tout
péché est l'orgueil (Ecc. X, 15). Mais de quoi cela lui sert-il ? Vous
n'en êtes pas moins en nous, Seigneur, et nous ne laissons pas
d'invoquer votre nom sur nous. Et le peuple que vous vous êtes acquis,
l'assemblée de ceux que vous avez rachetés, dit : " Votre nom est une
huile répandue (Ct. 1, 2). " Lorsque je suis rejeté de devant vous, vous
la répandez derrière moi, et en moi, car lorsque vous serez en colère,
vous vous souviendrez de votre miséricorde. Néanmoins Satan a reçu
l'empire sur tous les enfants d'orgueil, il est devenu le prince des
ténèbres de ce monde, pour que l'orgueil même combatte en faveur du
royaume de l'humilité, alors que, durant sa principauté temporelle et
tyrannique, il établit plusieurs personnes humbles dans une royauté
souveraine et éternelle. C'est un jugement heureux et agréable, de voir
ce persécuteur des humbles leur préparer sans le savoir, des couronnes
immortelles, en les attaquant tous, et en succombant sous les efforts de
tous. Car le Seigneur jugera les peuples en tout lieu et en tout temps ;
il sauvera les enfants des pauvres, et abaissera celui qui les tient
dans l'oppression. Partout et toujours il protégera les siens,
exterminera les coupables, et détruira la domination et la tyrannie, que
les méchants exercent sur les justes, de peur que cela ne porte les gens
à commettre l'iniquité (Ps. CXXIX, 3). Il arrivera même un temps où il
brisera absolument son arc, rompra ses armes, brûlera ses boucliers. Et
toi, misérable, tu t'établis une demeure vers l'Aquilon, cette contrée
pleine de frimas et de glace, et voici que les malheureux sont relevés
de la poussière, et les pauvres tirés de leur fumier, pour siéger avec
les princes, et pour occuper un trône de gloire, pendant que tu
ressentiras une vive douleur de voir s'accomplir ces paroles : " La
pauvre et l'indigent loueront votre nom (Ps. LXXIII, 21). "
7. Grâces vous soient
rendues, Seigneur, père des orphelins, et juge des pupilles. Une
montagne féconde, une montagne grasse et fertile nous a communiqué sa
chaleur. Les cieux ont distillé une rosée à la présence du Dieu de Sina
; une huile a été versée; un nom que le méchant nous enviait, s'est
répandu de toutes parts. Il s'est, dis-je, répandu jusques dans le coeur
et dans la bouche des petits enfants, et, comme dit le Prophète, la
louange est consommée par la bouche des enfants, et de ceux qui sont
encore à la mamelle. Le pécheur verra ces choses, et il entrera en
colère, sa fureur sera implacable, et pareille à cette flamme qui ne
peut s'éteindre, et qui est déjà préparée pour lui et pour ses anges. Le
zèle du Seigneur des armées opérera toutes ces merveilles; que vous
m'aimez, ô mon Dieu et mon amour, que vous m'aimez! car en tous lieux
vous vous souvenez de moi, en tous lieux vous êtes animé de zèle pour le
salut d'un pauvre, d'un misérable, et me protégez non seulement contre
les hommes superbes, mais encore contre les anges re belles et
présomptueux. Dans le ciel et sur la terre, Seigneur, . vous jugez ceux
qui me font du mal; vous domptez ceux qui s'arment contre moi pour me
combattre. Partout vous me secourez, partout vous êtes à mes côtés pour
empêcher que je ne sois ébranlé. Ce sont ces grandes merveilles qui me
porteront à chanter toute ma vie des cantiques au Seigneur, et à
célébrer ses louanges tant que je serai de ce monde. Voilà les miracles
qu'il a opérés ; voilà les prodiges qu'il a faits . Voilà le premier et
le plus grand de ses jugements que la vierge Marie, qui participe à ses
secrets, et à ses mystères, m'a découvert quand elle s'est écriée: " Il
a fait descendre les puissants de leurs trônes, et a élevé les petits ;
il a rempli de biens ceux qui étaient dans la nécessité et dans
l'indigence, et a renvoyé vides et pauvres ceux qui étaient riches (Lc.
IX, 39). " Le second jugement est semblable à celui-ci, et vous l'avez
déjà entendu; que ceux quine voient point voient, et que ceux qui voient
deviennent aveugles (Jn. IX, 39). Que le pauvre se console dans ces deux
jugements, et dise : " Je me suis souvenu, Seigneur, des jugements que
vous avez exercés depuis le commencement du monde, et j'y ai trouvé ma
consolation (Ps. CXVIII, 52). "
8. Mais tournons nos
regards sur nous-mêmes, et examinons notre conduite. Et afin de le
pouvoir faire avec vérité, invoquons l'esprit de vérité, et rappelons-le
du lieu sublime d'où il nous avait tirés, afin qu'il nous guide encore
pour aller à nous-mêmes; parce que nous ne pouvons rien sans lui. Et il
ne faut point appréhender qu'il dédaigne de descendre avec nous,
puisqu'au contraire, il s'indigne contre nous, lorsque nous tâchons de
faire la moindre chose sans son assistance. Car ce n'est pas un esprit
qui va et ne revient point, il nous mène et nous ramène de lumière en
lumière, comme étant l'esprit du Seigneur, tantôt nous entraînant à soi
dans ses divines clartés, tantôt condescendant à nos faiblesses et
éclairant nos ténèbres, afin que, soit que nous marchions au dessus de
nous, ou dans nous, nous marchions toujours dans la lumière, et comme
des enfants de lumière. Nous avons passé les ombres des allégories, et
nous sommes arrivés au sens moral. La foi est élevée et affermie,
instruisons et réglons les moeurs. L'entendement est éclairé, tâchons de
faire suivre l'action. Car nos connaissances ne nous servent que lorsque
nous passons à l'action, si néanmoins nos actions et nos connaissances
se rapportent à l'honneur et à la gloire de notre Seigneur Jésus-Christ,
qui est le Dieu et le maître souverain de toutes choses, et béni dans
les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
1. " Votre nom est une
huile répandue (Ct. I, 2). " Qu'est-ce que le Saint-Esprit nous fait
connaître de certain en nous à l'occasion de ces paroles ? C'est, on
n'en peut douter, le fait de deux de ses opérations. L'une par laquelle
il commence par nous établir solidement dans la vertu au dedans de nous
pour nous sauver; et l'autre par laquelle il nous orne aussi au dehors
de ses dons pour gagner les autres à Dieu. Nous recevons la première
grâce pour nous, et la seconde, pour le prochain. Par exemple, la foi,
l'espérance, et la charité nous sont données pour notre utilité
particulière; car sans elles nous ne saurions être sauvés. Mais les
paroles de science et de sagesse, le don de guérir les malades, celui de
prophétie, et autres semblables dont nous pouvons manquer, sans que cela
intéresse en rien notre salut, ne nous sont donnés assurément que pour
les employer au service de nos frères. Et pour que ces opérations du
Saint-Esprit qui se font en nous, ou dans les autres, aient un nom
conforme aux effets qu'elles produisent, appelons-les, si vous voulez,
infusion et effusion. A laquelle des deux conviennent donc ces paroles :
" Votre nom est une huile répandue ? N'est-ce pas à l'effusion? Car s'il
avait voulu parler de l'infusion, il aurait dit infuse, non pas répandue
4.
D'ailleurs, c'est à cause de cette bonne odeur dont les mamelles sont
parfumées au-dehors, que l'Époux dit: " Votre nom est une huile
répandue; " attribuant l'odeur même au nom de l'Épouse, comme à de
l'huile répandue sur ses mamelles. Et quiconque se sent rempli du don
d'une grâce extérieure dont il puisse faire une réfusion sur les autres,
peut dire aussi : " Votre nom est une huile répandue. "
2. Mais ici il faut bien
nous garder, ou de donner aux autres ce que nous avons reçu pour nous,
ou de retenir pour nous ce que nous avons reçu pour les autres. Vous
retenez certainement pour vous ce qui appartient & votre prochain, si,
par exemple, étant non seulement plein de vertus, mais encore orné au
dehors des dons de la science et de l'éloquence, la crainte peut-être,
la paresse, ou une humilité hors de propos," fait que, par un silence
inutile, ou plutôt damnable, vous resserrez une bonne parole qui
pourrait servir à plusieurs, et tombez ainsi dans la malédiction des
peuples, en cachant votre blé, au lieu de le distribuer libéralement. Au
contraire, vous dissipez et perdez ce qui est à vous, si, avant que
d'avoir reçu une complète infusion de Dieu, et n'étant encore plein qu'à
demi, vous vous hâtez de vous répandre, violant la loi qui défend de
faire labourer le premier veau d'une vache, et de tondre le premier
agneau d'une brebis (Dt. XV, 17). Vous vous privez vous-même de la vie
et du salut que vous donnez aux autres, lorsque, vide de droiture
d'intention, vous êtes enflé du vent d'une vaine gloire, ou infesté du
poison d'une cupidité terrestre, et qu'une apostume mortelle que vous
nourrissez au dedans de vous est près de vous donner la mort.
3. C'est pourquoi si vous
êtes sage, vous serez semblable au bassin, non au canal d'une fontaine.
Le canal répand l'eau au dehors presque en même temps qu'il la reçoit,
mais le bassin ne se répand que quand il est plein, et communique alors
ce qu'il a de reste sans se faire préjudice, sachant bien qu'il y a
malédiction contre celui qui détériore la part qu'il a reçue. Et afin
que vous ne méprisiez pas le conseil que je vous donne, écoutez une
personne plus sage que moi : " Le fou, dit Salomon, découvre son esprit
tout à la fois, mais celui qui est sagesse réserve pour une autre
occasion (Pr. XXIX, 11). " Nous en avons aujourd'hui beaucoup dans
l'Église qui ressemblent au canal, et peu qui ressemblent au bassin.
Ceux par qui les eaux du ciel découlent sur nous ont tant de charité
qu'ils veulent répandre la grâce avant d'en être remplis. Plus disposés
à parler qu'à écouter, ils sont pressés d'enseigner ce qu'ils n'ont pas
appris, et désirent avec ardeur de commander aux autres lorsqu'ils ne
savent pas encore se gouverner eux-mêmes. Pour moi, je crois qu'il n'y a
pas de degré de piété, pour parvenir au salut, qui doive être préféré à
celui dont le Sage a dit : " Ayez pitié de votre âme en vous rendant
agréable à Dieu (Ecc. XXX, 24). " Si je n'ai qu'un peu d'huile pour mon
propre usage, pensez-vous que je doive vous la donner et en demeurer
privé ? Je la garde pour moi, et suis résolu à ne la répandre que sur
l'ordre du Prophète. Si quelques-uns de ceux qui ont peut-être une
estime de moi plus avantageuse que ne doit leur en donner ce qu'ils
voient en moi, ou ce qu'ils en entendent dire, me pressent trop de leurs
prières, ils recevront cette réponse : " De peur qu'il n'y en ait pas
assez pour vous et pour moi, allez plutôt à ceux qui en vendent, et
achetez-en. " Mais, direz-vous, la charité ne cherche point les choses
qui sont à elles. Savez-vous pourquoi elle ne les cherche point? C'est
qu'elles ne lui manquent point. Qui est-ce qui cherche ce qu'il a? La
charité a toujours ce qui est à elle, c’est-à-dire ce qui est nécessaire
à son propre salut. Non seulement elle 1'a toujours, mais elle l'a en
abondance. Elle veut l'abondance pour soi, afin de pouvoir donner
abondamment aux autres. Elle garde pour soi ce qui lui est nécessaire,
afin de ne manquer de rien pour personne, autrement si elle n'est pas
pleine, elle n'est pas parfaite.
4. Mais vous, mon frère,
qui n'êtes pas encore suffisamment assuré de votre propre salut, qui
n'avez point de charité, ou qui en avez une si faible et si légère que,
comme un roseau, elle se laisse aller à tout vent, croit à tout esprit,
est emportée par toute sorte de doctrine ; ou plutôt qui avez tant de
charité que, passant au delà du commandement, vous aimez votre prochain
plus que vous-même; et qui d'autre part en avez si peu que, contre le
commandement, vous fléchissez sous la faveur, et succombez sous la
crainte, que la tristesse vous trouble, l'avarice vous resserre,
l'ambition vous excite, les soupçons vous agitent, les injures vous
mettent hors de vous, les soucis vous rongent, les honneurs vous
enflent, l'envie vous dessèche; vous, dis-je, qui vous sentez tel dans
ce qui vous regarde, par quelle folie désirez-vous ou consentez-vous de
prendre soin de ce qui concerne les autres? Écoutez le conseil que donne
une charité vigilante et circonspecte : " Je n'entends pas, dit l'Apôtre
que, tout le bien soit pour les autres, et tout le mal pour vous, mais
qu'il s'en fasse un partage égal (II. Cor. VIII, 13)." Ne veuillez point
être trop juste (Ecc. VII, 17). Il suffit que vous aimiez votre prochain
comme vous-même, c'est là l'égalité que l'Apôtre demande. Car David dit
: "Que mon âme soit comblée de plaisirs, et comme rassasiée des viandes
les plus délicieuses, et ma bouche témoignera sa joie par des hymnes de
louange (Ps. LXI, 6) ; " il veut être rempli avant que de se répandre;
non seulement cela, mais encore il veut être plein afin de donner de sa
plénitude, non de son indigence; et certes c'est sagesse à lui. Il a
peur en faisant du bien aux autres de se faire tort à lui-même. Ce qui
n'empêcherait pas néanmoins qu'il n'imitât parfaitement celui de la
plénitude de qui nous avons tout reçu. Apprenez donc aussi à ne répandre
que de votre plénitude, et ne soyez pas plus libéral que Dieu. Que le
bassin imite sa source, elle ne s'écoule en ruisseaux, et ne forme des
lacs, qu'après s'être remplie de ses propres eaux. Le bassin ne doit
point avoir honte de ne pas faire de plus grandes profusions que sa
source. La source même de la vie, pleine en elle-même, pleine de
soi-même, ne commence-t-elle point par sourdre dans les endroits les
plus secrets des Cieux, qu'elle remplit de sa bonté? et ce n'est que,
après avoir rempli les lieux les plus cachés et les plus hauts, qu'elle
se répand avec violence sur la terre, et, selon l'expression du
Prophète, sauve les hommes et les bêtes par le débordement de ses eaux,
Dieu multipliant ainsi les effets de sa miséricorde? Il remplit d'abord
l'intérieur, puis se répandant et débordant ensuite, il a visité la
terre par sa bonté infinie; il l'a enivrée, pour ainsi dire, de ses
grâces, et l'a enrichie et rendue féconde en toutes sortes de biens.
Vous donc faites aussi de même. Soyez plein avant de vous répandre. La
charité qui est libérale; mais prudente, afflue ordinairement au lieu de
s'écouler. Mon fils, dit Salomon, ne vous écoulez pas. Et l'Apôtre : "
C'est pourquoi nous devons faire attention à ce qu'on nous dit, de peur
que nous ne nous écoulions (Heb. II, 1). " Quoi? Êtes-vous plus saint
que Paul et plus sage que Salomon? D'ailleurs je n'aime pas à m'enrichir
en vous appauvrissant. Car si vous êtes méchant à vous-même, à qui
serez-vous bon? Assistez-moi, si vous pouvez, de votre abondance; sinon,
épargnez-vous vous-même.
5. Mais écoutez que de
choses et quelles choses sont nécessaires à notre propre salut, quelle
et combien grande est l’infusion que nous devons recevoir, avant de
penser à nous répandre. Je vais tâcher de vous l'expliquer le plus
succinctement possible. Car l'heure est déjà bien avancée, et me presse
de finir. Le Médecin s'approche du blessé, l'Esprit-Saint s'approche de
l'âme. Car quelle est l'âme qui ne se trouve point blessée par l'épée du
diable, même après que la plaie de l'ancien péché a été guérie par le
remède salutaire du baptême ? Lors donc que l'Esprit s'approche de l'âme
qui dit : " L'inflammation et la pourriture se sont formées dans mes
plaies à cause de mon égarement et de ma folie (Ps. XXXVII, 6); " que
doit-il d'abord faire? Sans doute il faut avant tout qu'il perce
l'enflure et l'ulcère qui s'est engendrée dans la plaie, et qui peut
faire obstacle à sa guérison. Que l'ulcère d'une coutume invétérée soit
donc retranché par le fer d'une vive componction. Mais comme ce
retranchement ne se peut faire sans une vive douleur, que l'onguent de
la dévotion l'adoucisse. Cet onguent n'est autre chose que la joie
causée par l'espérance du pardon. Or cette espérance naît de l'empire
qu'on acquiert sur ses passions, et de la victoire qu'on remporte sur le
péché. Ainsi elle rend déjà grâces, et dit : " Vous avez rompu mes
liens, je vous sacrifierai une hostie d'actions de grâces (Ps. CXV, 1).
" Ensuite on applique le remède de la pénitence, et l'appareil des
jeûnes, des veilles, des oraisons, et des autres exercices des
pénitents. Il faut qu'elle se nourrisse avec travail, de la nourriture
des bonnes couvres, de peur qu'elle ne tombe en défaillance.
Jésus-Christ lui-même nous apprend qu'elle doit se nourrir des bonnes
couvres, quand il dit : " Ma nourriture, c'est de faire la volonté de
mon Père (Jn. IV, 34). " Ainsi, que les couvres de piété accompagnent
les travaux de la pénitence qui fortifient l'âme, " L'Aumône, dit Tobie,
donne une grande confiance auprès du Très-Haut (Tb. IV, 13)." La
nourriture excite la soif, il lui faut donner à boire. Ajoutons donc à
la nourriture des bonnes couvres, le breuvage de l'oraison, qui arrose
les bonnes actions dans l'estomac de la conscience, et les rend
agréables à Dieu. L'oraison est un vin qui réjouit le coeur de l'homme,
c'est le vin du Saint-Esprit qui enivre, et fait perdre le souvenir des
voluptés éternelles. Il humecte le fond de la conscience qui est aride,
fait digérer la nourriture des bonnes couvres, et les distribue dans
toutes les parties de l'âme, affermit la foi, fortifie l'espérance, rend
la charité agissante et réglée, et répand une onction admirable sur
toutes les actions.
6. Quand le malade a bu et
mangé, que lui reste-t-il à faire, sinon à se reposer et à se délasser
dans la contemplation après le travail de l'action? Étant ainsi dans ce
sommeil sacré, il voit Dieu en songe, dans un miroir et en énigme, ne
pouvant pas encore le contempler face à face. Et néanmoins, quoiqu'il le
connaisse plutôt par conjecture que par une vue distincte, et ne le voie
qu'en passant, et comme une petite étincelle qui disparaît en un moment,
cette vue passagère et presque insensible, ne laisse pas de l'enflammer
d'amour, et il dit : " Mon âme vous a désiré passionnément durant la
nuit, et l'esprit qui est au dedans de moi brûle aussi du même désir
(Is., XXVI, 9). " Cet amour est un amour de zèle. Il est digne d'un ami
de l'Époux. C'est de cet amour qu'un serviteur fidèle et prudent, que le
Seigneur a établi sur sa famille, doit se sentir touché et animé. Il
remplit, il réchauffe, il bouillonne, il se répand hardiment, il se
déborde et sort avec impétuosité; et il dit : " Qui de vient faible,
sans que je le devienne aussi? qui est scandalisé sans que j'en ressente
une vive douleur (I Cor. XI, 29) ? " Que celui qui est possédé de cet
amour prêche, porte du fruit, fasse des merveilles, opère des miracles;
la vanité ne trouvera point de place là où la charité occupe tout. Car
la charité est la plénitude de la loi et du coeur, si toutefois elle est
pleine (Rm. XIII, 10). Dieu est charité, et il n'y a rien qui puisse
remplir la créature faite à l'image de Dieu, que Dieu, qui est la
charité même, et qui est seul plus grand qu'elle. Il est très périlleux
d'élever aux fonctions ecclésiastiques celui qui n'a pas encore acquis
cette pleine charité, quelque vertu au reste qu'il paraisse avoir. Quand
il aurait toute la science du monde, quand il donnerait tout son bien
aux pauvres, quand il livrerait son corps aux flammes, il est vide, s'il
n'a la charité. Vous voyez dé combien de choses nous devons être
remplis, si nous voulons répandre de notre abondance, non point de notre
pauvreté. Premièrement, nous devons avoir la componction. En second
lieu, la dévotion. En troisième lieu, le travail de la pénitence. En
quatrième lien, les oeuvres de piété. En cinquième lieu, l'assiduité de
l'oraison. En sixième lieu, le repos de la contemplation. Et enfin, la
plénitude de l'amour. C'est un même esprit qui opère toutes ces choses
en nous, par cette opération que l'on appelle infusion; et alors, celle
que nous avons appelée effusion peut être exercée avec pureté
d'intention et pleine sécurité, à la louange et à la gloire de notre
Seigneur Jésus-Christ, qui étant Dieu vit et règne avec le Père et le
Saint-Esprit dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
1. L'Épouse continue encore
ses discours amoureux. Elle continue de célébrer les louanges de
l'Époux; et elle l'excite à lui faire de nouvelles grâces, en faisant
voir que celles qu'elle s déjà reçues ne sont pas demeurées stériles.
Car, écoutez ce qu'elle ajoute ensuite : " C'est pourquoi, dit-elle, les
jeunes filles vous aiment avec excès (Ct. I, 2). " Comme si elle disait:
Ce n'est pas en vain et inutilement, ô mon Époux, que votre nom est
comme anéanti et répandu sur mes mamelles, car c'est pour cela que les
jeunes filles vous aiment avec excès. Pourquoi l'aiment-elles? A cause
de l'effusion de son nom, parce qu'il l'a répandu sur ses mamelles.
C'est ce qui les excite à l'amour de l'Époux, et cause leur affection
pour lui. Lorsque l'Épouse reçoit le présent de cette infusion, elles en
sentent aussitôt fadeur, elles qui ne peuvent être bien éloignées de
leur mère; et, toutes remplies de la douceur de ce parfum, elles disent
: " L'amour de Dieu est répandu dans nos coeurs par le Saint-Esprit qui
nous a été donné (Rm. V, 5). " L'Épouse relevant donc leur zèle : Voilà,
dit-elle, ô mon Époux, le fruit de l'effusion de votre nom, les jeunes
filles vous aiment avec excès. Elles le sentent répandu, elles n'étaient
pas capables de le sentir lorsqu'il était entier, et c'est pour cela
qu'elles vous aiment. En effet, l'effusion de ce nom le rend capable
d'être reçu, et on ne peut le recevoir qu'on ne le trouve aimable; mais
il n'en est ainsi que pour les jeunes filles; ceux qui sont plus
capables n'ont pas besoin qu'il soit répandu, ils en jouissent tout
entier.
2. La créature angélique
contemple fixement l'abîme profond des jugements de Dieu. Elle prend un
souverain plaisir, et met tout son bonheur à en admirer l'équité
suprême, et elle se glorifie de ce qu'ils sont exécutés et connus par
son ministère ; et c'est pour cela qu'elle a grand sujet d'aimer
Jésus-Christ notre Seigneur. " Tous les esprits célestes, dit saint
Paul, ne sont-ils pas ministres des volontés de Dieu, et envoyés pour
servir ceux qui travaillent à acquérir l'héritage du salut (Hb. I, 14) ?
" Je crois que les archanges, qui sans doute ont quelque chose de plus
que les anges, sont ravis de joie de ce qu'ils sont admis plus
familièrement aux conseils de la Sagesse éternelle; et ils exécutent
aussi les mêmes ordres avec beaucoup de prudence et de sagesse selon
qu'ils jugent que les temps et les lieux y sont propres. Et c'est pour
ce sujet qu'ils aiment aussi le Seigneur Jésus-Christ. De même, ce n'est
pas sans raison que ces esprits bienheureux, qui sont appelés Vertus,
peut-être parce qu'étant établis de Dieu pour sonder par une heureuse
curiosité, et admirer en même temps les causes secrètes et éternelles
des miracles et des prodiges, ils font paraître sur la terre telles
merveilles qu'il leur plaît, et, lorsqu'il leur plait, en changeant par
leur puissance la nature de tous les éléments; ce n'est pas, dis-je,
sans raison, qu'ils brûlent d'amour pour le Seigneur des vertus et pour
Jésus-Christ, qui est la vertu de Dieu. Car il est infiniment doux et
agréable pour eux de contempler dans la sagesse même les raisons
obscures et incertaines. de la sagesse; et il ne leur est pas moins
honorable et glorieux que Dieu daigne se servir de leur ministère, pour
faire connaître et admirer aux hommes les effets des causes qui sont
cachées dans son Verbe adorable.
3. Ces autres esprits
bienheureux qu'on nomme Puissances, et qui mettent tout leur bonheur à
contempler et à glorifier la toute-puissance divine de Jésus-Christ
crucifié, qui s'étend partout avec une force invincible, reçoivent le
pouvoir ale chasser et de dompter les puissances ennemies des hommes et
des démons, pour le bien de ceux qui doivent recueillir l'héritage du
salut. N'ont-ils donc pas encore un sujet très légitime d'aimer le
Seigneur Jésus ? Au dessus d'eux sont les Principautés, qui l'envisagent
d'un lieu plus élevé, et voient clairement qu'il est le principe de
l'univers, et engendré avant toutes les créatures ils reçoivent un
empire si grand et si souverain, que leur puissance s'étend sur toute la
terre, et que du lieu sublime et éminent où ils sont, ils peuvent
changer à leur gré les royaumes et les principautés, disposer des hommes
et des charges, mettre au dernier rang ceux qui étaient au premier, et
au premier ceux qui étaient au dernier; selon les mérites de chacun,
faire descendre les grands de leurs trônes, et y faire monter les
petits. Et c'est là aussi le sujet qu'ils ont d'aimer Jésus-Christ. Mais
lés Dominations l'aiment aussi. Et quel est le sujet de leur amour?
C'est que, par une louable présomption, ils s'efforcent de découvrir
encore quelque chose de plus grand et de plus sublime de la domination
de Jésus-Christ, qui n'est bornée par aucune limite, ni arrêtée par
aucun obstacle. Ils considèrent qu'il remplit tout le monde, non
seulement par sa puissance, mais encore par sa présence, que toutes
choses, depuis le haut des cieux jusqu'au fond des abîmes, obéissent à
l'équité de ses commandements, qu'il règle avec un ordre parfait le
cours des temps, le mouvement des corps, et l'activité des esprits; et
cela avec un soin et une vigilance si exacts, qu'aucune de ces choses ne
peut cesser, même en un point, en un iota, de faire sa fonction; et
d'ailleurs avec tant de facilité, que celui qui les gouverne n'en
souffre aucun trouble ni aucune inquiétude. Voyant dore que le Seigneur
des armées juge toutes choses avec tant de tranquillité, ils sont comme
transportés hors d'eux-mêmes par l'étonnement extraordinaire où les met
une contemplation si sublime et si agréable, ils s'abîment, pour ainsi
dire, dans ce vaste océan des splendeurs divines, et se retirent tout à
fait à l'écart dans un calme merveilleux, où ils jouissent d'une paix et
d'une sûreté si parfaite, que, par une excellente prérogative, tandis
qu'ils se reposent, il semble que tous les autres esprits soient
employés à les servir et à les défendre, comme étant véritablement des
rois et des souverains.
4. Dieu s'assied sur les
Trônes. Et je crois que ces esprits ont une plus juste cause, et une
plus ample matière de l'aimer que tous les autres dont nous avons déjà
parlé. Car, de même que lorsqu'on entre dans le palais d'un roi, qui
n'est qu'un homme, on voit son trône placé en un lieu éminent, au milieu
des bancs, des chaises, et des sièges de toutes sortes dont la maison
est remplie , sans qu'il soit besoin de demander où il a coutume de
s'asseoir, puisque son siège royal se présente d'abord à la vue, parce
qu'il est plus élevé et plus riche que les autres; ainsi il est aisé de
juger que ces esprits, que la divine majesté, par une faveur singulière
et étonnante, a daigné choisir pour le trône où elle s'assied,
surpassent tous les autres en beauté et en magnificence. D'être assis
est le symbole de l'autorité, je pense que celui qui est notre unique
maître dans le ciel et sur la terre, Jésus-Christ, la sagesse de Dieu,
qui atteint partout à cause de sa souveraine pureté, éclaire
particulièrement et principalement, par sa présence, ces esprits
bienheureux, comme son propre trône, et que, de là, comme d'un solennel
auditoire, il enseigne la science aux anges et aux hommes. C'est de ce
lieu qu'il donne aux Anges la connaissance de ses jugements, et aux
Archanges celle de ses conseils. C'est là que les Vertus apprennent
quand, en quel lieu, et quels miracles ils doivent opérer. C'est là que
les Puissances, les Principautés, et les Dominations, apprennent ce
qu'elles doivent faire, ce qu'elles peuvent présumer d'elles-mêmes,
selon la dignité de leur nature, et ce qui leur est principalement
recommandé à toutes, comment elles doivent se servir de leur puissance
et n'en point abuser, soit en la faisant dépendre de leur propre
volonté, soit en la rapportant à leur propre gloire.
5. Toutefois, je pense que
ces célestes troupes qu'on appelle Chérubins, suivant même la
signification de leur nom, n'ont rien qu'ils reçoivent des Trônes ou par
les Trônes, mais ils peuvent puiser autant qu'il leur plaît dans la
source même, le Seigneur Jésus qui daigne lui-même et par lui-même les
introduire dans toute la plénitude de la vérité, et leur révéler
abondamment les trésors de sagesse et de science cachés en lui. Ceux
qu'on nomme Séraphins jouissent du même avantage. Car la charité, qui
est Dieu, les attire et les absorbe tellement en lui, et les échauffe de
telle sorte de son ardeur, qu'ils semblent ne faire qu'un même esprit
avec lui, de même que le feu qui enflamme l'air, en lui imprimant toute
sa chaleur et sa couleur, ne semble pas tant lui communiquer ces
qualités que le transformer en sa propre nature. Ils. aiment donc
surtout à contempler en Dieu, les premiers, la science, qui est en lui
sans mesure et sans bornes; et les derniers, la charité, qui ne fait
jamais défaut. C'est pourquoi ils ont des noms qui sont propres pour
exprimer les choses en quoi chacun d'eux excelle par dessus les autres.
Car chérubin signifie la plénitude, la science, et séraphin, enflammant
ou enflammé.
6. Dieu est donc aimé des
Anges à cause de l'équité souveraine de ses jugements; des Archanges, à
cause de la sagesse adorable de ses conseils; des Vertus, à cause des
miracles qu'il daigne faire pour attirer à la foi ceux qui sont
incrédules; des Puissances, à cause de cette puissance également juste
et suprême, par laquelle il a coutume de protéger les gens de bien
contre les violences des méchants; des Principautés, à cause, de cette
vertu éternelle et primordiale, par laquelle il donne l'être et le
principe de l'être à toute créature supérieure et inférieure,
spirituelle et corporelle, depuis le plus haut des cieux jusqu'aux plus
profonds abîmes de la terre, avec force et puissance; des Dominations, à
cause de l'extrême bonté par laquelle il tempère sa puissance
souveraine, et qui fait que, bien qu'il domine sur toutes choses par la
force de son bras, néanmoins, par une vertu plus puissante, suivant les
mouvements de cette bonté naturelle, et de cette tranquillité
merveilleuse qui n'est agitée d'aucun trouble, il ordonne toutes choses
avec une douceur incomparable. Il est aimé des Trônes, parce qu'il est
la suprême sagesse qui, comme un bon maître, se communique sans envie et
répand cette onction divine qui enseigne gratuitement toutes choses. Il
est aimé des Chérubins, parce qu'il est le Dieu et le Seigneur des
sciences, et que, connaissant ce qui est nécessaire à chacun pour son
salut, il distribue ses dons avec discernement et prudence à ceux qui
les lui demandent comme il faut, selon qu'ils en ont besoin. Enfin il
est aimé des Séraphins, parce qu'il est charité, qu'il ne hait aucun de
ses ouvrages, et qu'il veut que tous les hommes soient sauvés, et
viennent à la connaissance de la vérité.
7. Tous ces esprits aiment
donc Dieu selon le degré de connaissance qu'ils en ont. Mais les jeunes
filles, parce qu'elles le goûtent moins, le connaissent moins aussi, et
ne sont pas capables de choses si sublimes. Car elles sont encore
petites en Jésus-Christ, et doivent être nourries de lait et d'huile.
Il, faut donc qu'elles reçoivent des mamelles de l'Épouse de quoi
l'aimer. Elle a une huile répandue, et l'odeur qu'elle exhale les excite
à goûter et à sentir combien le Seigneur est doux. Aussi quand elle les
voit embrasées d'amour, se tournant vers l'Époux, elle s'écrie : " Votre
nom, est une huile répandue, c'est pourquoi les jeunes filles vous
aiment avec excès. " Qu'est-ce à dire avec excès? C'est-à-dire,
beaucoup, fortement, ardemment. Ou plutôt ce discours s'adresse
indirectement à vous, qui êtes ici depuis peu de temps, et reprend cette
ferveur indiscrète et ce zèle immodéré que vous suivez avec tant
d'obstination, et que nous avons tâché si souvent de réprimer. Vous ne
voulez pas vous contenter de la vie commune. Les jeûnes réguliers, les
veilles solennelles, la règle ordinaire, et la mesure fixée pour les
vêtements et pour le vivre ne vous suffisent pas. Vous préférez les
choses particulières à celles qui sont communes. Puisque vous nous avez
une fois abandonné le soin de votre âme, pourquoi. voulez-vous en
reprendre la conduite ? Car ce n'est plus moi que vous suivez, c'est
votre propre volonté, qui, vous le savez, vous a fait offenser Dieu si
souvent. C'est elle, dis-je, qui vous enseigne à ne point épargner la
nature, à ne vous rendre point à la raison, a ne suivre le conseil ni
l'exemple des plus anciens, et à ne nous point obéir. Ne savez-vous pas
que " l'obéissance vaut mieux que le sacrifice ( I, R. XV, 22) ? " Et
n'avez-vous pas lu dans votre règle, que tout ce qui se fait sans la
volonté ou sans le consentement du père spirituel, sera imputé à vaine
gloire et ne mérite point de récompense (V. Reg. sanc. Benedicti, C.)?
N'avez-vous pas lu dans l'Evangile quelle manière d'obéir, l'enfant
Jésus a laissée aux saints enfants? Car, lorsqu'étant demeuré à
Jérusalem, il dit à ses parents qu'il fallait qu'il s'employât aux
choses qui concernaient son Père, comme il vit qu'ils n'acquiesçaient
point à ses paroles, il ne dédaigna pas de les suivre à Nazareth; le
maître suivit ses disciples, un Dieu suivit un artisan et une femme.
Mais qu'ajoute encore l'Histoire sacrée? " Et il leur était soumis (Lc.
XII, 54), " dit-elle. Jusques à quand serez-vous sages devant vos
propres yeux? Un Dieu s'abandonne et se soumet à des hommes mortels, et
vous marcherez encore dans vos voies et sous votre conduite? Vous avez
reçu un bon esprit, mais vous n'en usez pas bien. J'appréhende qu'au
lieu de lui, vous n'en receviez un autre qui, sous de spécieuses
apparences, vous fasse trébucher, et, qu'ayant commencé par l'esprit,
vous n'acheviez par la chair. Ne savez-vous pas que le mauvais ange se
transforme souvent en ange de lumière? Dieu est sagesse; il ne veut pas
qu'on l'aime seulement avec bonheur, mais avec sagesse. C'est ce qui
fait dire à l'Apôtre : " Que votre culte soit raisonnable (Rm. XII, 4).
" Autrement si vous négligez la science, l'esprit d'erreur se jouera
bientôt de votre zèle. Cet ennemi artificieux n'a point de plus forte
machine pour ôter l'amour d'un coeur, que lorsqu'il peut faire en sorte
qu'il manque de prudence et de raison dans sa conduite. C'est pourquoi
je pense à vous donner quelques règles, qu'il est nécessaire d'observer
quand on aime Dieu. Mais comme il est temps de finir, je tâcherai de
vous les expliquer demain, si Dieu me donne vie et me laisse le loisir
que j'ai à présent. Car lorsque nous aurons repris une nouvelle vigueur
par le repos de la nuit, et, ce qui est le principal, par les prières
que nous adresserons à Dieu, nous nous assemblerons avec plus d'ardeur
et d'allégresse, comme il est juste, pour entendre le discours de
l'amour, moyennant la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soit
honneur et gloire dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
1. Afin de commencer ce
discours par les paroles d'un maître : " Que celui qui n'aime point le
Seigneur Jésus, soit anathème (I. Co. XV, 22). " Véritablement je suis
bien obligé d'aimer celui qui est l'auteur de mon être, de ma vie, et de
ma raison; et je ne puis être ingrat sans indignité. Certes, il faut
reconnaître Seigneur Jésus, que celui qui refuse de vivre pour vous est
digne de la mort, et qu'il est mort; que celui dont les sentiments ne
sont pas conformes à vos maximes est insensé ; et que celui qui n'a pas
soin de n'être au monde que pour vous, n'y est que pour un néant, et
n'est lui-même qu'un néant. Après tout, en quoi l'homme est-il quelque
chose., sinon en ce que vous lui faites la grâce de vous connaître?
C'est pour vous seul, ô mon Dieu, que vous avez créé toutes choses, et
celui qui ne veut être an monde que pour soi, non pour vous, commence à
n'être plus rien, parmi tous les Êtres. " Craignez Dieu et observez ses
commandements : c'est là tout l'homme, dit le Sage. " Si donc tout
l'homme est là, hors de là tout l'homme n'est rien. Faites-moi la grâce,
Seigneur, que le peu qu'il vous a plu que je sois par votre bonté, ne
soit pas à moi, mais tout à vous. Recevez, je vous en conjure, les
restes de ma misérable vie; et pour toutes les années que j'ai perdues,
parce que je les ai employées à me perdre, ne rejetez pas un coeur
contrit et humilié. Mes soins se sont évanouis comme l'ombre, et se sont
écoulés sans aucun fruit. Il est impossible que je les rappelle, faites
donc au moins, s'il vous plaît, que je les repasse devant vous, dans
l'amertume de mon âme. Vous voyez quel est l'objet de tous mes désirs,
vous pénétrez tous les desseins que je ferme dans mon coeur. Si j'avais
quelque sagesse, vous ne doutez point que je ne l'employasse pour vous.
Mais, mon Dieu, vous connaissez mes égarements et ma folie; c'est déjà
un commencement de sagesse de reconnaître qu'on n'en a point; cela même
est un don de votre grâce. Augmentez-la moi, je vous en supplie. Je ne
serai pas ingrat de ce peu que vous me donnerez, je tâcherai d'acquérir
encore ce qui me manque. C'est donc pour tous ces bienfaits que je vous
aime de toutes mes forces.
2. Mais il y a quelque
chose qui m'excite davantage, qui me presse davantage, qui m'enflamme
davantage. Le calice que vous avez bu, l'oeuvre de notre rédemption,
fait que je vous trouve encore tout autrement aimable, ô bon Jésus.
Voilà ce qui achève de me gagner; ce qui attire. mon amour avec pais de
douceur, l'exige avec plus de justice, le serre avec des noeuds plus
étroits, et l'embrase avec plus de force et de véhémence. Car ce fut
l'objet des travaux infinis de ce Sauveur, et toute la machine du monde
ne lui a pas tant coûté de peine. En effet, il n'a dit qu'un mot, et
tout a été créé, et il a tout formé par son seul commandement (Ps. XXXII,
9). Mais ici il a eu à souffrir des personnes qui contrariaient ses
paroles, observaient ses actions, insultaient à ses tourments et à sa
mort même. Voilà quel a été son amour. Ajoutez encore pour comble de
faveurs que ce n'est pas pour payer notre amour, mais pour nous donner
le sien qu'il nous a aimés ainsi. Car qui est-ce qui lui a donné le
premier et qui l'a prévenu? "Nous n'avons pas aimé Dieu les premiers,
dit l'apôtre saint Jean, mais c'est lui au contraire qui nous a aimés le
premier (Jn, IV, 10). " Il nous a même aimés lorsque nous n'étions pas
encore; il a fait plus; il nous a aimés, lorsque nous nous opposions à
lui, et lui résistions, selon cette parole de saint Paul: " Lorsque nous
étions encore les ennemis de Dieu, nous avons été immolés avec lui par
la mort de son fils (Rm. V, 10)." D'ailleurs, sil ne nous avait point
aimés quand nous étions ses ennemis, il ne nous aurait pas maintenant
pour amis: de même que s'il n'avait point aimé ceux qui n'étaient pas
encore, "il n'y en aurait point à présent qu'il pût aimer comme il l'a
fait.
3. Or, son amour a été
tendre, sage et fort. Tendre, dis-je, car il s'est revêtu de notre
chair; sage, il n'en a pas pris le péché; et fort, il a souffert la
mort. Ceux qu'il a visités dans la chair, il ne les a pas aimés
charnellement ; mais dans la prudence de l'Esprit. Car notre Seigneur
Jésus-Christ est un Esprit qui s'est rendu présent à nous (Thren. IV,
40), étant animé envers nous d'un zèle de Dieu, non d'un zèle humain, et
d'un amour mieux réglé que celui dont le premier Adam fut touché envers
Ève son épouse. Ainsi il nous a cherchés dans la chair, aimés en esprit,
et rachetés par sa force et son courage. C'est une chose pleine d'une
douceur ineffable, de voir homme le Créateur des hommes? Mais en
séparant, par sa sagesse, la nature d'avec le péché, il a aussi, par sa
puissance, banni la mort de la nature. En prenant ma chair, il a usé de
condescendance envers moi; en évitant le péché, il a pris conseil de sa
gloire; en souffrant la mort, il a satisfait à son Père; et ainsi il a
été tout ensemble un bon ami, un conseiller prudent, et un puissant
protecteur. Je m'abandonne en toute confiance à lui, il veut me sauver,
il en sait les moyens, il en a le pouvoir. Après avoir appelé par sa
grâce celui qu'il a cherché, le rejettera-t-il quand il viendra à lui?
Mais je ne crains point que ni la violence, ni l'artifice, puissent
jamais m'arracher d'entre les bras du vainqueur de la mort qui vainc
tout, et a trompé le serpent par un plus saint artifice que celui dont
il s'était servi lui-même. Il s'est montré plus prudent que celui-ci, et
plus puissant que celle-là. Il a pris la vérité de la chair, mais
seulement la ressemblance du péché; dans l'une, donnant une douce
consolation à l'homme malade et infirme, et dans l'autre, cachant
prudemment le piège qu'il voulait tendre au démon. Et pour nous
réconcilier à son Père, il a souffert généreusement et dompté la mort,
et répandu son sang pour le prix de notre Rédemption. Si donc cette
souveraine majesté ne m'avait aimé tendrement, il ne m'aurait plus
cherché dans ma prison. Bien plus, il a joint à cet amour la sagesse,
pour décevoir notre tyran, et la patience pour apaiser la colère de Dieu
son Père. Voilà les règles que je vous ai promis de vous donner; mais
j'ai voulu vous les faire voir auparavant en Jésus-Christ, afin que vous
les eussiez en plus grande estime.
4. Chrétiens, apprenez de
Jésus-Christ comment vous le devez aimer. Apprenez à l'aimer tendrement,
à l'aimer prudemment, à l'aimer fortement. Tendrement, de peur que vous
ne soyez attirés par les charmes des plaisirs sensuels. Prudemment, de
peur que vous ne soyez séduits. Fortement, de peur que vous ne soyez
vaincus et détournés de l'amour du Seigneur. Pour que la gloire du
monde, ou les voluptés de la chair ne vous entraînent point, que la
sagesse, qui est Jésus-Christ, ait pour vous des attraits et des
douceurs infiniment plus grandes. Si vous voulez n'être point séduits
par l'esprit de mensonge et d'erreur, que la vérité qui est Jésus-Christ
répande en vous une lumière éclatante. Pour n'être point abattus par les
adversités, que la vertu de Dieu, qui est Jésus-Christ, vous fortifie.
Que la charité embrase votre zèle, que la science le règle, que la
constance l'affermisse. Qu'il soit exempt de tiédeur, plein de
discrétion, éloigné de toute timidité. Ces trois choses ne vous
ont-elles point été prescrites par la Loi, quand Dieu dit : " Vous
aimerez le Seigneur votre Dieu de tout votre coeur, de toute votre âme,
et de toutes vos forces (Dt. VI, 5) ? " Il me semble, si vous n'avez
quelque autre sens meilleur à donner à cette triple distinction, que
l'amour du cœur se rapporte au zèle d'affection, l'amour de l'âme à
l'adresse ou su jugement de la raison, et l'amour des forces, à la
constance ou à la rigueur de l'esprit. Aimez donc le Seigneur votre Dieu
d'une affection de cœur pleine et entière; aimez-le de toute la sagesse
et de toute la vigilance de la raison; aimez-le de toutes les forces de
l'esprit, en sorte que vous ne craigniez pas même de mourir pour l'amour
de lui, ainsi qu'il est écrit : " L'amour est fort comme la mort., et le
zèle fervent, inflexible comme l'enfer (Ct. VIII, 6). " Que le Seigneur
Jésus soit à votre coeur un objet de douceur infinie, pour détruire la
douceur. criminelle des charmes de la vie de la chair; qu'une douceur en
surmonte une autre, comme un clou chasse un autre clou. Qu'il soit à
votre entendement une lumière qui le guide, et qu'il serve de conducteur
à votre raison, non seulement pour éviter les embûches que les
hérétiques vous dressent malicieusement, et pour garder votre foi pure
de leurs finesses et de leurs artifices, mais aussi afin que vous ayez
soin d'éviter ce qu'il peut y avoir d'excessif et d'indiscret dans votre
conduite. Que votre amour soit encore constant et généreux, qu'il ne
cède point à la crainte, et ne succombe point au travail. Aimons donc
avec tendresse, avec circonspection et avec ardeur; car il faut savoir
que si l'amour affectif du cœur est doua, il est trompeur, à moins qu'il
ne soit accompagné de celui de l'âme; et que celui-ci pareillement, sans
l'amour de force et de courage est sage, mais faible et fragile.
5. Reconnaissez par des
exemples clairs, que ce que je dis est véritable. Les disciples avaient
entendu avec peine leur maître, qui devait monter au ciel, parler de son
départ. Ils méritèrent qu'il leur adressât ces paroles : " Si vous
m'aimiez, vous seriez bien aises de ce que je vais à mon père (Jn. XIV,
28). " Quoi donc ? ils se plaignaient de ce qu'il les allait quitter,
ils ne l'aimaient pas? Ils l'aimaient sans doute dans un sens, et
pourtant on peut dire qu'ils ne l'aimaient pas. Ils l'aimaient avec
tendresse ; mais cet amour n'était pas accompagné de prudence. Ils
l'aimaient charnellement, non raisonnablement. Enfin ils l'aimaient de
tout leur coeur, mais non pas de toute leur âme. Leur amour était
contraire à leur salut; c'est pourquoi il leur disait: " Il vous est
avantageux que je m'en aille (Ibid. XVI, 7) ; " en blâmant leur défaut
de sagesse, non pas leur manque d'affection. De même, lorsque parlant de
sa mort, il reprit et réprima saint Pierre qui l'aimait tendrement, et
voulait l’empêcher de mourir, reprit-il autre chose en lui, que
l'imprudence et l'indiscrétion ! Car, que veut dire cette parole : "
Vous ne goûtez pas les choses de Dieu (Mc VIII, 33) ; " sinon vous
n'aimez pas avec sagesse, parce que vous suivez une affection humaine
qui va elle-même contre un dessein de Dieu. Et il l'appela Satan, parce
qu'il. s'opposait à son salut, quoique sans le savoir, en voulant
empêcher le Sauveur de mourir. C'est pourquoi, s'étant corrigé, il ne
s'opposa plus à sa mort, lorsqu'il vint à parler de nouveau de ce triste
sujet, mais il promit qu'il mourrait avec lui. S'il n'accomplit pas
alors sa promesse, c'est qu'il n'avait pas encore atteint le troisième
degré d'amour, qui consiste à aimer Dieu de toutes nos forces. Il était
instruit à aimer Dieu de toute son âme, mais il était encore faible. Il
savait bien ce qu'il devait faire, mais il manquait de secours pour le
faire ; il n'ignorait pas le mystère, mais il redoutait le martyre. Cet
amour sans doute n'était pas encore fort comme la mort, puisque la mort
le fit succomber. Mais il le devint ensuite lorsque, selon la promesse
de Jésus-Christ, étant revêtu de la force d'en haut, il commença enfin à
aimer avec tant de courage, que quand le conseil des Juifs lui défendit
de prêcher le nom adorable de Jésus, il répondit courageuse ment à ceux
qui lui faisaient cette défense : " Il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux
hommes (Ac. V, 29). " C'est alors qu'il aima de toutes ses forces,
puisqu'il n'épargna pas même sa propre vie pour l'amour. " Car l'amour
ne peut pas aller plus loin, que de donner sa vie pour ses amis (Jn. XX,
43). " Et bien, qu'il ne la donnât pas encore, néanmoins il l'exposa. Ne
se laisser donc point attirer par les caresses, ni séduire par les
artifices, ni abattre par les injures et les outrages , c'est aimer de
tout son coeur, de toute son âme et de toutes ses forces.
6. Remarquez que l’amour du
coeur est en quelque façon charnel, il inspire en effet plus d'affection
au coeur de l'homme pour la chair de Jésus-Christ, et pour les choses
qu'il a faites durant qu'il en était revêtu. Celui qui est plein de cet
amour est aisément touché et attendri à tous les discours qui concernent
ce sujet. Il n'entend rien plus volontiers, il ne lit rien avec plus
d'ardeur, il ne repasse rien plus souvent dans sa mémoire, il n'a point
de méditation plus douce et plus agréable. Les sacrifices de ses prières
en reçoivent une nouvelle perfection, et ressemblent à des victimes
aussi grasses que belles. Toutes les fois qu'il fait oraison, l'image
sacrée de l'homme-Dieu se présente à ses yeux, naissant, suspendu aux
mamelles de sa mère, enseignant, mourant, ressuscitant, et montant au
ciel ; or toutes ces images ou autres semblables qui se présentent à
l'esprit, animent nécessairement l'âme à l'amour des vertus, chassent
les vices de la chair, en bannissent les attraits, et calment les
désirs. Pour moi, je pense que la principale cause, pour laquelle Dieu,
qui est invisible, a voulu se rendre visible par la chair qu'il a prise,
et converser comme homme parmi les hommes, était d'attirer d'abord à
l'amour salutaire de sa chair adorable les affections des hommes
charnels qui ne savent aimer que charnellement, et de les conduire ainsi
par degrés à un amour épuré et spirituel. Ceux qui disaient : " Vous
voyez que nous avons quitté toutes choses pour vous suivre (Mt. XIX,
27), " n'en étaient-ils pas encore à ce premier degré de l'amour? Ils ne
les avaient sans doute quittées que par le seul amour de la présence
corporelle de Jésus-Christ, quoiqu'il leur parlât seulement de sa
passion salutaire et de sa mort, et qu'ensuite la gloire de son
ascension les touchât d'une tristesse très vive. C'est aussi ce qu'il
leur reprochait. " Parce que je vous ai dit ces choses, la tristesse
s'est saisie de votre coeur (Jn. XVI, 6). " Ainsi d'abord il les retira
de tout autre amour charnel, par la seule grâce de la présence de son
corps.
7. Mais il leur montra
ensuite un degré d'amour plus élevé, lorsqu'il leur dit : " C'est
l'esprit qui donne la vie, la chair ne sert de rien du tout (Joan. VI,
6). " Je crois que celui qui disait : " Quoique nous ayons connu
Jésus-Christ selon la chair, nous ne le connaissons pas polir cela (II,
Co. V,16), " était déjà parvenu à ce degré d'amour. Peut-être le
Prophète y était-il aussi monté lorsqu'il disait : "Jésus-Christ notre
Seigneur est un esprit présent à nos yeux (Thren. IV, 20). " Car quant à
ce qu'il ajoute : "Nous vivrons parmi les nations sous son ombre
(Ibid.); " je crois qu'il parle au nom de ceux qui commencent, pour les
exhorter à se reposer au moins à l'ombre, puisqu'ils ne se sentent pas
assez forts pour porter l'ardeur du soleil ; et à se nourrir de la
douceur de la chair, puisqu'ils ne sont pas encore capables de goûter
les choses de l'esprit de Dieu; car je crois que l'ombre de
Jésus-Christ, c'est sa chair ; et c'est de cette ombre que Marie a été
environnée, afin qu'elle lui servit comme d'un voile pour tempérer la
chaleur et l'éclat de l'esprit. Que celui-là donc se console, cependant
dans la dévotion envers la chair de Jésus-Christ, qui n'a pas encore son
esprit vivifiant, qui du moins ne l'a pas encore de la façon que le
possèdent ceux qui disent: " Le Seigneur Jésus-Christ est un esprit
présent devant nous (Thren. IX, 20). " Et, " encore que nous ayons connu
Jésus-Christ selon la chair, nous ne l'avons pas connu véritablement (II
Co. V, 16). " Ce n'est pas qu'on puisse aimer Jésus-Christ dans la
chair, sans le Saint-Esprit, mais on ne l'aime pas avec plénitude. Et
toutefois, la me sure de cet amour, c'est que la douceur qui en naît
occupe tout le coeur, le retire tout entier à soi de l'amour des
créatures sensibles, et l'affranchit des charmes et des attraits de la
volupté charnelle, car c'est là aimer de tout son cœur. Autrement, si je
préfère à la chair de Jésus-Christ mon Seigneur, quelqu'autre que ce
soit, quelque proche qu'elle me puisse être, on quelque plaisir que j'en
puisse recevoir, en sorte que j'en accomplisse moins les choses qu'il
m'a enseignées par ses paroles et son exemple, quand il demeurait en ce
monde, n'est-il pas clair que je ne l'aime pas de tout mon coeur,
puisque je l'ai divisé, et que j'en donne une partie à l'amour de sa
chair sainte, et réserve l'autre pour la mienne propre ! car il dit
lui-même : " celui qui aime son père ou sa mère plus que moi, n'est pas
digne de moi, et celui qui aime son fils ou sa fille plus que moi, n'est
pas non plus digne de moi (Mt. X, 37). " Donc, pour le dire en deux
mots, aimer Jésus-Christ de tout son coeur, c'est préférer l'amour de sa
chair sacrée à tout ce qui nous peut flatter dans la nôtre propre, ou
dans celle d'autrui. En quoi je comprends aussi la gloire du monde,
parce que la gloire du monde est la gloire de la chair, et il est
indubitable que ceux qui y mettent leur plaisir sont encore charnels.
8. Mais bien que cette
dévotion envers la chair de Jésus-Christ soit un don et un grand don du
Saint-Esprit, néanmoins on peut appeler cet amour charnel, au moins à
l'égard de cet autre amour, qui n'a pas tant pour objet le Verbe chair,
que le Verbe sagesse, le Verbe justice, le Verbe vérité, le Verbe
sainteté, piété, vertu, et toutes les autres perfections quelles
qu'elles soient. Car Jésus-Christ est tout cela; il nous a été donné de
Dieu, pour être notre sagesse, notre justice, notre sanctification, et
notre rédemption. Vous semble-t-il que celui qui compatit avec piété aux
souffrances de Jésus-Christ, en ressent une vive douleur, et s'attendrit
aisément au souvenir des choses qu'il a endurées, qu'il se repaît de la
douceur de cette dévotion, et en est fortifié pour toutes les oeuvres
salutaires, saintes et pieuses, est touché des mêmes sentiments d'amour
que celui qui est toujours embrasé du zèle de la justice, qui brûle
partout d'amour pour la vérité, qui a une passion ardente pour la
sagesse, qui aime par dessus tout une vie sainte, des moeurs réglées,
qui a honte de toute ostentation, abhorre la médisance, ne sait ce que
c'est que l'envie, déteste l'orgueil, non seulement fuit toute gloire
humaine, mais n'a même que du dégoût et du mépris pour elle, a en
abomination et s'efforce de détruire en soi toute impureté de la chair
et du coeur, et enfin rejette, comme naturellement, tout ce qui est mal,
et embrasse tout ce qui est bon ? N'est-il pas vrai que si on compare
ensemble l'amour de l'un et de l'autre, on reconnaîtra que le premier au
prix du second, n'aime en quelque façon que charnellement.
9. Néanmoins cet amour
charnel ne laisse pas d'être bon, puisque, par lui, la vie de la chair
est bannie, le monde est méprisé et vaincu. Dans cet amour, on avance
lorsqu'il devient raisonnable, et on est parfait lorsqu'il devient
spirituel. Or il est raisonnable, lorsque dans tous les sentiments qu'on
doit avoir au sujet de Jésus-Christ, on se tient tellement attaché à la
raison de la foi, qu'on ne s'éloigne de la pure créance de l'Église, par
aucune vraisemblance contraire, ni par aucune séduction du diable, ou
des hérétiques. Comme aussi, lorsque dans sa propre conduite, on se sert
d'une circonspection si grande, qu'on ne passe jamais les bornes de la
discrétion, soit par superstition ou par légèreté, soit par la ferveur
d'un zèle immodéré et excessif. Or c'est là aimer Dieu de toute son âme,
comme nous l'avons dit auparavant. Si à cela se joint une si grande
force, et un secours si puissant de l'Esprit-Saint, que ni les peines,
ni les tourments, quelque violents qu'ils soient, ni la crainte même de
la mort ne soient pas capables de nous faire départir de la justice ;
alors on aime Dieu de toutes ses forcés, et c'est là l'amour spirituel.
Et je crois que ce nom convient spécialement à cet amour, à cause de la
plénitude de l'Esprit qui le distingue tout particulièrement; mais en
voilà assez sur ces paroles de l'Épouse : " C'est pourquoi les jeunes
filles vous aiment avec excès. " Je prie Notre-Seigneur Jésus-Christ de
nous ouvrir les trésors de sa miséricorde, car il en est le gardien,
afin que nous puissions expliquer les paroles suivantes, lui qui étant
Dieu vit et règne avec le Père dans l'unité du saint Esprit par tous les
siècles des siècles. Ainsi soit-il.
1)
Saint Bernard cite d'après
l'ancienne version; la vulgate porte maintenant " le mourant " d'après
le texte hébreu et les Septante.
2)
Saint Augustin rapporte la
même chose de lui-même dans ses confessions, livre III, chapitre IV, au
sujet de la lecture d'un livre de Hortensius. Il n'y avait qu'une chose
dans tout ce beau langage qui me faisait peine c'est que le nom de
Jésus-Christ ne s’y trouvait point ; or tout écrit où ce nom fait
défaut; quelque bien écrit, soigné et véridique qu'il sait, ne saurait
me ravir tout entier.
3)
Dans plusieurs éditions, il
y a ici une variante de peu d'importance.
4)
Horstius, et d'autres avec
lui, intercalent ici une phrase tout entière que voici . D'ailleurs
c'est de la bonne odeur que les mamelles de l'Épouse exhalent au
dehors,non point de ses vertus intérieures qu'il est dit: Votre nom est
une huile répandue. Le reste comme nous le donnons. Mais elle se trouve
omise dans plusieurs manuscrits, ainsi que dans la première édition. Il
est vrai qu'elle se lit dans le manuscrit de saint-Évroul, mais elle y
remplace la phrase suivante: " Ainsi c'est de l'odeur douce etc. " Il y
en a donc une des deux de superflue.
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