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HISTOIRE
DE S. JEAN CHRYSOSTOME LIVRE PREMIER.
Histoire du
Saint depuis sa naissance, 847 II 11. Cependant, malgré la retraite profonde dans laquelle il vivait, Jean conservait toujours ses rapports avec ses anciens amis Maxime, Théodore et Basile. Ce dernier surtout lui était si attaché, qu'il lie pouvait vivre sans lui ; volontiers il eût fait pour Jean le sacrifice de sa vie. Comme on lui reprochait un jour d'avoir compromis sa réputation pour sauver celle de Chrysostome injustement attaquée : « Que voulez-vous que je fasse, répondit-il à ceux qui le blâmaient, je ne sais pas et. je ne veux pas aimer autrement. » Ces deux jeunes ascètes, ]unis par les liens de la plus étroite amitié, se communiquaient leurs pensées, leurs sentiments et leurs désirs; ils étudiaient ensemble la vraie philosophie; souvent ils s'entretenaient des choses de Dieu, des dangers dit monde, de la vanité de ce que les hommes appellent richesses et grandeur, et surtout du bonheur que l'on goûte dans la profession religieuse et monastique. Leurs cœurs s'échauffèrent mutuellement, et ils formèrent ensemble le projet de se retirer dans les déserts. 12. Ce projet ne s'exécuta pas, mais il donna lieu à une scène admirable dans laquelle Anthuse épancha toute sa tendresse de mère : c'est son fils lui-même qui la raconte. « Dès le moment où Basile m’en fait connaître son dessein, dit-il, il ne pouvait me quitter lui seul instant du jour; sans cesse il me sollicitait de fuir avec lui de la maison de ma mère, pour occuper une habitation commune. Il me persuada, et notre projet allait s'accomplir. « Mais les représentations assidues de ma mère m'empêchèrent de donner cette satisfaction à mon ami, je me trompe, de recevoir de lui ce bienfait. Dès qu'elle eut pressenti ce que je méditais, elle me prit par la main, me conduisit dans sa chambre, et là, m'ayant fait asseoir à ses côtés, sur ce même lit où elle m'avait mis au monde, elle versa un torrent de larmes, ajoutant à ses larmes des paroles plus attendrissantes encore. « Mon fils, me dit-elle, il ne nie fut pas permis de jouir longtemps des vertus de votre père : telle a été la volonté de Dieu ! Sa mort, qui suivit de près mes douleurs pour vous mettre au monde, nous rendit, vous. orphelin, et moi, veuve jeune encore. Il est impossible de se faire une idée juste des peines du veuvage si on ne les a éprouvées. Ces peines, ces ennuis, ces embarras, mon fils, votre mère les connaît, elle les a éprouvés, elle les a soutenus avec courage, et rien au inonde n'a été capable de me résoudre à former de nouveaux liens, à introduire un autre époux dans la maison de Second, votre père. Dans mes malheurs, j'étais soutenue par les pensées et les espérances de la foi; votre présence me consolait aussi; j'étais un peu rassurée en vous voyant grandir et en contemplant sur votre visage les traits de mon époux, votre père, dont vous êtes la fidèle image. Jusqu'ici, mon fils, vous avez été ma joie, ma consolation et mon espérance, je ne pense pas non plus que vous ayez à vous plaindre de votre mère ; j'ai fait pour vous ce que j'ai pu; j'ai conservé toute votre fortune intacte. Pour vous entretenir honorablement dans le rang où vous êtes né, je n'ai reculé devant aucun sacrifice, et c'est sur mes biens, sur l'argent apporté de la maison de mon père, que ces dépenses ont été prises. « Je ne me repens pas, mon fils, de tout ce que j'ai fait pour vous, je suis disposée à en faire encore davantage, s'il le faut; je ne vous rappelle pas mes bienfaits pour vous les reprocher, mais pour vous faire comprendre combien je vous ai aimé et combien je vous aime encore. J'ai appris le dessein que vous méditez depuis quelque temps, et c'est pour vous en détourner que je me présente devant vous en suppliante. O mon fils ! si vous m'aimez, je vous en conjure, épargnez ma faiblesse, ayez pitié de moi, ne me rendez pas veuve une seconde fois, et craignez de renouveler ma douleur que le temps avait assoupie. Attendez plutôt que je meure, peut-être sortirai-je bientôt de ce monde. Ceux qui sont jeunes peuvent espérer d'arriver à une longue vieillesse; mais nous, qui avons déjà longtemps vécu, nous n'attendons plus que la mort. Ainsi, dès que vous m'aurez rendu les derniers devoirs, que vous aurez mêlé mes cendres à celles de Second, votre père, entreprenez les longs voyages que vous voudrez, traversez les mers qu'il vous plaira, personne alors ne vous en empêchera. « Mais tant que je respire, résignez-vous à vivre sous le même toit avec moi, ne vous exposez pas, pour un vain caprice, à offenser votre Dieu en jetant dans un abîme de peines cruelles une mère qui ne vous a fait que du bien. Si vous pouvez me reprocher de vous entraîner dans les embarras du monde, de vous forcer à conduire mes affaires, je vous le permets, n'écoutez plus les lois de la nature, ne respectez plus rien, ni les soins que j'ai eus de votre enfance, ni la compagnie de votre mère fuyez-moi comme une ennemie et comme un traître. Mais si je prends tous les moyens pour vous laisser vivre dans mie parfaite tranquillité, quand tout le reste vous que cette considération du moins soit un lien qui vous retienne auprès de votre mère. Vous avez, dites-vous, des amis sans nombre; eh bien! il n'en est pas un seul qui vous laisse jouir d'une si grande liberté que moi, parce que personne ait monde ne s'intéresse à l'honneur de votre nom autant que moi. » 13. Il est des circonstances où il est permis et même ordonné de résister aux prières et aux larmes des personnes qui nous sont chères, les Annales de l'Église en fournissent de nombreux et d'admirables exemples. Ainsi, pendant la persécution des Vandales en Afrique; Huméric, leur roi, menaça saint Sature de livrer sa femme au supplice s'il ne se faisait arien. Cette femme épouvantée se jette aux pieds de Sature son mari, elle embrasse ses genoux et, fondant en larmes, elle le supplie d'avoir pitié d'elle et d'obéir à la volonté du tyran. Vous avez parlé comme une femme insensée, répond Sature, si vous m'aimiez, vous ne nie donneriez pas des conseils capables de me perdre éternellement. Je me réglerai toujours sur ce qu'a dit le Seigneur : Si quelqu'un aime son père ou sa mère plus que moi, il n'est pas digne de moi. Dans le même temps, une noble dame, appelée Victoire, donna un exemple de fermeté et de courage plus admirable encore. Saisie par les ariens, elle est conduite au supplice. Tandis qu’elle est sous la main des bourreaux qui la torturent, son mari et ses enfants la conjurent avec larmes d'obéir aux juges. « Épouse infortune, ô vous qui m'êtes si chère! quelle est donc votre pensée? pourquoi voulez-vous donc ainsi mourir? Si vous me méprisez, si vous avez oublié mon amitié, ayez du moins compassion de ces enfants qui vous sont chers! vous les avez enfantés avec tant de douleurs, voudriez-vous donc les laisser orphelins? Jetez au moins sur eux vos derniers regards, souvenez-vous de vos serments, obéissez donc aux ordres du roi, épargnez-vous de pareilles tortures, évitez cette mort cruelle; oh! je vous en conjure, faites donc que nous retrouvions en vous, moi, mon épouse, et mes enfants, leur mère. » Mais c'est en vain qu'ils la priaient. Supérieure aux pleurs de ses enfants et à toutes les prières de son mari, elle élevait ses pensées et son cœur au-dessus des affections terrestres, et, méprisant le monde et ses misérables biens, elle accomplissait avec courage son généreux et noble sacrifice. 14. Anthuse, mère de Chrysostome, n'eut point un pareil sacrifice à accomplir; la volonté de Dieu se manifesta bientôt par un événement qui dérangea en partie les projets de Basile et de Chrysostome. Pendant que ces deux ascètes et leurs amis se livraient, dans le silence de la retraite, à l'étude de la vraie philosophie et aspiraient de toutes les forces de leur âme vers les sublimes régions de la perfection évangélique, l'Église d'Antioche, divisée depuis longtemps par le schisme et l'hérésie, éprouva un surcroît de douleur par la persécution suscitée contre saint Mélèce, son pasteur légitime. L'empereur Valens, arien déclaré, étant venu il Antioche, mit. tout en œuvre pour l'attirer dans le parti de l'hérésie; mais voyant ses efforts inutiles, il se vengea cruellement en condamnant à l'exil le saint patriarche. C'était pour la troisième fois que saint Mélèce était arraché à l'amour de son troupeau. Le peuple, furieux de voir qu'on lui enlevait son pasteur, s'assembla en tumulte et fit pleuvoir une grêle de pierres sur l'officier qui l'emmenait dans un char. Assurément l'envoyé de l'empereur eût perdu la vie sans la charité généreuse dit saint patriarche qui se hâta de le couvrir de son manteau. Pendant les troubles qui furent la suite de l'exil de saint Mélèce, Basile et Chrysostome firent monter vers le ciel 1o cri de leur douleur; ils s'appliquèrent à instruire les ignorants, à soutenir les faibles et à consoler un troupeau laissé sans pasteur. Leur vie devenait plus parfaite; il semblait que les liens de sainte amitié qui les unissait se resserraient de plus en plus tous les jours, à mesure qu'approchait le moment d'une séparation qu'ils craignaient, mais qu'ils étaient bien loin de pressentir si prochaine. 15. Par suite de la persécution suscitée par Valens, beaucoup d'églises avaient perdu leurs pasteurs. Les uns étaient morts, accablés parla persécution et les violences exercées contre eux; les autres gémissaient dans les prisons ; un grand nombre avaient péri dans le lieu de leur exil. Il fallait pourvoir au besoin des églises en remplissant les sièges laissés vides par la mort: c'est de quoi s'occupèrent. activement les évêques catholiques que la persécution et la mort avaient épargnés. Écoutons le saint lui-même : « Tout à coup le bruit se répand dans Antioche que les évêques de la province allaient arriver pour consacrer des évêques, et que Basile et moi serions élus. A cette nouvelle je fus frappé de crainte et de surprise; de crainte, si l'on employait la violence contre moi; de surprise, car, en me considérant moi-même, je me trouvais entièrement dépourvu de toutes les qualités nécessaires pour cette haute dignité, et je ne comprenais pas comment les Pères pouvaient un seul instant penser à me la conférer. « Mon généreux ami vint bientôt me trouver en particulier, et m'ayant communiqué la nouvelle comme si je l'ignorais, je vous en prie, ajouta-t-il, agissons de concert dans cette circonstance difficile; restons unis par notre manière de voir, de sentir et d'agir, comme nous l'avons été jusqu'ici. Je suis disposé à vous suivre, je prendrai le même parti que vous, soit pour fuir l'épiscopat, soit pour l'accepter. « Assuré de ses dispositions, certain des grandes vertus dont l'âme de Basile était ornée, et persuadé que j'allais porter un grand préjudice à tout le corps de l'Église si je privais le troupeau de Jésus-Christ d'un jeune pasteur si vertueux et si capable de le gouverner, je lui cachai ma pensée dans cette circonstance, moi, qui certainement avais été fidèle jusqu'à ce jour à lui communiquer toutes mes intentions. Je lui répondis donc qu'il fallait remettre cette délibération à un autre temps, vu que l'affaire ne pressait pas; je lui persuadai de ne pas s'en occuper du tout pour le moment, et je lui inspirai la confiance que je serais du même avis que lui, s'il nous arrivait un jour d'avoir à nous prononcer sur ce sujet. « Peu de temps après arrive à Antioche celui qui devait nous conférer les ordres. Je me cache au fond d'une retraite. Basile, qui ne se doutait de rien, est entraîné dans l'assemblée sous un autre prétexte que celui de sa consécration. Dès qu'il est arrivé, il apprend le vrai motif pour lequel il est amené. Il proteste avec force contre la ruse et la violence, et., fondant en larmes, il supplie les évêques, ses pères et ses maîtres, d'avoir pitié de lui et d'épargner sa faiblesse. Il résistait avec courage aux représentations des évêques, lorsque tout à coup du milieu de la foule quelques assistants qui connaissaient l'amitié qui existait entre lui et moi s'écrièrent : « Que signifie toute cette résistance? Pourquoi tant d'obstination? serez-vous plus intraitable due Jean? Pourquoi n'imitez-vous pas sa conduite? Ignorez-vous donc que cet homme que vous estimez et que vous aimez a courbé la tête sous la main de l'évêque consécrateur, et s'est humblement soumis à la volonté de ses pères dans la foi? » Il n'en fallut pas davantage. Basile, trompé par ces paroles, s'humilia en gémissant, et fut sacré évêque de Raphanée, en Syrie. Telle était alors la haute idée que l'on avait de la grandeur du sacerdoce, des devoirs qu'il impose et des vertus qu'il exige. C'était une charge, c'était un pesant fardeau, c'était un ministère redoutable aux anges mêmes. Les génies les plus élevés, les hommes les plus saints, les Ambroise, les Basile, les Grégoire n'avaient reçu l'onction sacerdotale et épiscopale qu'en tremblant, malgré eux, forcés qu'ils étaient par la voix des évêques, du clergé et du peuple; et quelques années plus tard , titi grand pénitent, un saint consommé, un génie à part , forcé par son évêque de recevoir l'onction sacerdotale, s'écriait fondant en larmes : « Vous voulez donc que je périsse, ô Valère, ô mon père! où donc est votre charité? — M'aimez-vous? aimez-vous l'Église? Si vous m'aimez, si vous aimez l'Église, comment donc voulez-vous que je la serve dans l'état où je suis? Ah ! de grâce, ayez pitié de moi, épargnez ma faiblesse; ne vous laissez pas aveugler par votre charité pour moi; jetez los yeux sur d'autres moins indignes que aloi et plus capable de servir utilement l'Église, car je me connais moi-même par la triste expérience de ma faiblesse! » Ces événements se passèrent vers l'an 374 au plus tard; Jean et Basile devaient avoir atteint leur vingt-septième année. Ils tue pouvaient avoir un âge plus avancé; ce qui le prouve, c'est le murmure due se permirent contre eux certains hommes ambitieux et jaloux, comme il s'en rencontre dans tous les siècles, qui, trompés par leur orgueil, poussés par la passion des honneurs, n'envisageant les dignités de l'Église que sous le. point de vue humain, y cherchent bien plus leur propre gloire que la gloire de Dieu, moins le salut des âmes due leur satisfaction personnelle. Ces hommes pleins d'orgueil s'élevèrent contre l'ordination de Basile, et blâmèrent l'intention qu'avaient eue les évêques de sacrer Chrysostome. «Pourquoi, disaient-ils, laisser dans l'oubli tant et de si grands hommes qui honorent l'Église par leur science et leur vertu? Pourquoi choisir à leur place des jeunes hommes sans expérience qui, hier encore, plongés dans les vanités du siècle, suivaient les exercices du barreau et fréquentaient les théâtres? Il est vrai, ajoutaient-ils, que depuis quelque temps on les voit froncer le sourcil; se revêtir d'habits noirs, affecter un visage triste et abattu parla mortification; mais sont-ce là des titres suffisants, et méritent-ils d'être élevés à une dignité à laquelle ils n'auraient pas dû penser un seul instant, même en rêve ? » Il est impossible de redire ici l'affliction profonde de Basile, lorsqu'il apprit les discours dont il était l'objet ; mais surtout sa douleur n'eut plus de bornes, lorsqu'il connut la conduite de Jean et la ruse dont il s'était servi pour procurer son élection. 16. « Il vint me trouver dans un profond abattement, écrit Jean Chrysostome, et, s'étant assis près de moi, il voulut parler; mais succombant à sa peine, il ne pouvait expliquer la douleur qui l'oppressait. Lorsqu'il ouvrait la bouche, l'affliction lui coupant la parole avant qu'elle eût franchi le bord de ses lèvres, l'empêchait d'articuler aucun son. Témoin de ses pleurs et du trouble dont son âme était remplie, comme j'en connaissais la cause, je me mis à rire dans un transport de joie, et lui serrant vivement la main, je la couvris de baisers et je rendis gloire à Dieu de ce qu'il avait daigné l'élever dans sa miséricorde. Mais ma joie et mes transports, loin de consoler Basile, ne firent qu'accroître sa douleur et sa désolation. Cessez, je vous prie, s'écria-t-il, d'insulter par vos transports à la douleur d'un ami malheureux; cessez de m'affliger, et si vous avez pu ainsi oublier notre ancienne amitié, ayez du moins pour moi la charité que vous auriez pour un homme qui vous aurait toujours été parfaitement inconnu et étranger. Votre conduite à mon égard a été pleine d'injustice et de cruauté. Notre bonheur consistait à vivre unis dans les mêmes pensées et les mêmes sentiments; notre union était un bouclier impénétrable à tous les traits de la malice des hommes... J'avais déposé toute mon âme entre vos mains; ma vie se passait dans le calme le plus profond, dans la paix la plus parfaite; faut-il que vous ayez ainsi brisé mon existence? Faut-il que vous ayez pour cela employé la ruse contre moi avec toutes les précautions que vous auriez prises pour vous garantir d'un ennemi? Comment vous justifierez-vous? comment, rejetant brusquement mes paroles, fermant l'entrée de votre âme à tous les sentiments de la pitié, avez-vous pu, sans considérer la fureur des flots, lancer, comme un vaisseau sans voiles et sans gouvernail, dans une mer immense, un ami qui vous était cher et qui ne vous a jamais fait que du bien? « Si le sacerdoce vous paraît un parti bon et utile, pourquoi l'avez-vous fui? S'il vous parait nuisible, vous deviez au moins préserver de ce préjudice celui qui tient, dites-vous, la première place dans votre cœur. Mais vous avez tout fait pour me faire tomber; eh ! aviez-vous besoin d'employer la ruse contre un homme qui fut toujours pour vous simple et ingénu dans toutes ses paroles et dans toutes ses actions ? « En me nuisant à moi-même, vous vous êtes aussi blessé. On nous accuse, moi, d'avoir méconnu vos sentiments, d'avoir accepté un fardeau au-dessus de mes forces, au préjudice de tant d'autres hommes qui en étaient dignes, et vous, d'avoir refusé le sacerdoce par vanité et par orgueil. Par votre ruse imprudente, vous m'avez jeté dans des périls étranges ; séparé de vous, à qui aurai-je recours ? à qui pourrai-je faire part de mes angoisses ? Qui voudra venir à mon secours ? qui repoussera mes ennemis ? qui me consolera ? qui me donnera le courage de supporter les erreurs du prochain ? « Eh bien! comprenez-vous maintenant tout le mal que vous avez fait? Reconnaissez-vous, au moins à cette heure, qu'en me frappant avec tant de force vous m'avez donné le coup mortel? Le mal est sans remède...mais au moins justifiez notre conduite; parlez, si vous pouvez, et répondez aux accusations portées contre vous et contre moi. » 17. L'affliction profonde de Basile, son humilité si vraie, les saintes terreurs de sa foi, ses pleurs, ses tendres reproches, ne purent manquer d'attendrir Chrysostome jusqu'aux larmes; mais bientôt cette grande âme, excitée par la foi, animée par le zèle, refoulant son émotion et parfaitement maîtresse d'elle-même, se mit en devoir de répondre. Rien n'est plus beau, plus sublime que son discours à Basile dans cette circonstance. Il s'agissait de calmer les inquiétudes de son ami, de justifier sa conduite, de lui montrer qu'il n'avait agi que dans son intérêt et celui de l'Église; il devait exposer ses idées sur le sacerdoce, répondre aux reproches de vanité et d'orgueil dont on accusait son refus, et expliquer enfin les motifs qui l'avaient engagé à fuir et à se cacher. Après avoir rappelé à Basile l'origine de leur sainte amitié et les événements qui n'avaient fait que la fortifier davantage, il s'écrie : « Bannissez vos craintes et vos alarmes, ô le plus aimable et le plus cher de tous les amis! essuyez vos pleurs, et cessez de faire retentir à mes oreilles des plaintes qui affligent mon amitié ! Non, non, elle n'a pas changé mon amitié; elle est toujours la même, toujours aussi sincère, toujours aussi vive, ou plutôt, l'événement qui fait couler vos larmes n'a fait due l'augmenter encore. « Ne me reprochez pas de vous avoir caché mes craintes et mes sentiments; ne m'accusez pas d'avoir employé la ruse pour vous faire tomber entre les mains des saints évêques qui vous ont conféré les ordres sacrés. Cette ruse, s'il faut lui donner ce nom, n'est point mi crime, ce n'est point un mal, ou plutôt elle est parfaitement innocente. Autant on est coupable en se servant de la ruse dans de mauvaises intentions et pour procurer le mal, autant aussi on est louable de l'employer pour procurer le bien, l'honneur de la religion et le salut des âmes. « Ne savez-vous pas fille le général d'armée emploie légitimement la ruse pour vaincre l'ennemi ; que c'est par l'adresse que les plus grands capitaines ont quelquefois remporté les victoires les plus brillantes ? Le père n'emploie-t-il pas la ruse à l'égard de son fils, le fils à l'égard de son père, et le médecin à l'égard de son malade, en frottant avec un peu de miel les bords de la coupe qui renferme un breuvage amer ? Par quel autre moyen qu'en trompant son père, Michol, la fille de Saül, aurait-elle pu sauver David ? et n'est-ce pas par le même moyen que Jonathas sauva d'un nouveau péril celui qui devait déjà la vie à Michol ? L'Apôtre lui-même, le divin Paul, ne s'en servit-il pas utilement pour sauver une multitude de Juifs qui, sans cela; auraient péri misérablement ? « Vous devez donc convenir que, quand il s'agit du bien, la ruse est non-seulement permise, mais encore que, dans le cas où l'on est obligé par devoir de procurer les intérêts sacrés du prochain et de l'Église, elle est nécessaire. Je me suis trouvé dans ce cas ; j'ai agi avec une droite intention, et pourtant c'est ce dont vous vous plaignez. » 18. Ici Basile interrompit Chrysostome. « Quel avantage, dit-il, m'est-il donc revenu de cette prévoyance, de cette ruse dont vous avez usé envers moi ? ou bien, puisqu'il vous plaît de qualifier votre ruse du nom de zèle et de charité, duel avantage m'est-il revenu de ce zèle et de cette charité ? Car il faut que vous me montriez que vous avez agi dans mon intérêt, autrement je resterai convaincu que vous m'avez trompé. 19. « Quel avantage ? reprit Chrysostome, quel avantage ? ô Basile ! ô ami si cher à mon cœur ! Un avantage immense, infini, au-dessus de tout discours, et qui surpasse, l'appréciation et des hommes et même des anges. « L'avantage d'être associé au sacerdoce éternel de Jésus-Christ, l'avantage de donner à ce divin Seigneur crucifié la plus grande preuve d'amour qu'il soit possible de donner, en paissant ses brebis chéries et en sacrifiant pour elles votre repos, vos forces, votre santé, votre vie tout entière. Si vous en doutez, écoutez-en la preuve. dans la parole de Jésus-Christ à Pierre, le coryphée du sénat apostolique, le prince de son Église. Simon-Jean, lui dit-il, m'aimez-vous ? Trois fois, dans le même moment, le Sauveur lui adresse cette question, trois fois Pierre répond : Seigneur, vous savez que je vous aime, et trois fois le Sauveur Jésus ajoute : Si vous m'aimez, paissez mes agneaux, paissez mes brebis. Il pouvait dire: Si vous m'aimez, pratiquez des jeûnes, couchez sur la terre, exercez-vous à de longues et pénibles veilles, soyez le bouclier des faibles, le protecteur des veuves et le père des orphelins; il pouvait le dire, mais il ne le dit pas, et, laissant là ces œuvres excellentes, il s'écrie : Si vous m'aimez, paissez mes brebis. « Ces œuvres de piété et de zèle dont nous parlons, il n'est personne qui ne puisse les pratiquer; les pauvres, les riches, les savants, les ignorants, tous le peuvent ; Irais, quand il s'agit du gouvernement de l'Église, du soin et du salut éternel des âmes rachetées au prix du sang divin, loin, bien loin de cette sublime fonction, toute femme et la plupart des hommes ; que ceux-là seuls se présentent qui, par les qualités supérieures de leur âme, surpassent les autres hommes, autant que Saül surpassait par sa stature élevée tous les guerriers d'Israël. Autant l'homme est au-dessus de la brute, autant aussi et plus encore doit être au-dessus des fidèles le prêtre de Jésus-Christ. « A quel insigne honneur, à quelle sublime dignité, ô Basile, n'êtes-vous donc pas élevé ? Et combien, à cause de la responsabilité et des sacrifices que le sacerdoce impose, ne vous sera-t-il pas facile de témoigner à Jésus-Christ votre amour ? « Le berger répond de ses brebis; s'il en perd par sa faute, il doit les payer par l'argent ; le prêtre de Jésus-Christ répond sur son âme du salut des peuples. « Le berger n'a à craindre que les loups et les voleurs; le prêtre du Sauveur n'a pas à combattre contre la chair et le sang, mais contre les principautés, contre les puissances et les princes de ténèbres, contre les esprits de malice répandus dans l'air, contre la fornication, l'adultère, l'idolâtrie, les haines, les querelles, l'orgueil, la licence, et contre mille autres ennemis encore; il faut qu'il ait toujours les yeux ouverts, les pieds sans cesse disposés à marcher, et les mains toujours armées pour combattre le monde, les passions et le démon. « Si le berger a des brebis malades, il est facile de connaître la cause du mal, il est facile de trouver des remèdes et plus facile encore de les appliquer. « Le prêtre de Jésus-Christ connaît difficilement le rial qui mine sourdement les âmes, et s'il vient à le découvrir, quelle prudence pour appliquer le remède selon la nature et la gravité de la maladie, selon le tempérament et le caractère du malade! quelle sagesse pour choisir le moment opportun, pour faire une incision convenable, pour ne pas irriter la plaie et causer des douleurs inutiles ! » Quand le berger a perdu son troupeau, les loups et les voleurs ne le poursuivent pas; ils n'en veulent qu'aux brebis; mais le prêtre de Jésus-Christ est en butte à la haine, aux calomnies, au mépris, aux persécutions sans fin. « Quelle prudence, quel courage, quelle générosité, quelle patience ne lui faut-il pas ! Sa vie est remplie de soucis, de sollicitudes, de chagrins sans nombre c'est un sacrifice continuel, une véritable immolation ! — Le comprenez-vous, maintenant, et ne conviendrez-vous pas que vous êtes heureux de pouvoir donner à Jésus-Christ la plus grande preuve de votre amour en vous acquittant dignement des devoirs (lu sublime ministère dont vous êtes honoré ? » 20. Ici Basile ne pouvait manquer de faire une réplique à Chrysostome : « Je ne comprends pas votre langage, lui dit-il, vos paroles sont en contradiction avec votre conduite ; puisque la réception du sacerdoce est la. plus grande marque d'amour que l'on puisse donner à Jésus-Christ, pourquoi ne l'avez-vous pas reçu vous-même ? pourquoi vous êtes-vous caché pour éviter l'ordination ? vous n'aimez donc pas Jésus-Christ ? « Je ne suis pas en contradiction avec, moi-même, reprit Chrysostome, j'aime Jésus-Christ, je l'aime de toute la force de mon âme, et j'espère, avec la grâce, ne jamais cesser de l'aimer. Oui, je l'aime, et je serais bien malheureux si je ne l'aimais pas ; je l'aime, et c'est parce que je l'aime que j'ai redouté le sacerdoce et que j'ai évité le fardeau qu'il impose. La faiblesse extrême de mon âme me rend incapable de soutenir le poids du saint ministère ; j'ai craint, si je prenais la conduite du troupeau de Jésus-Christ, ce troupeau si fier et si vigoureux, que mon peu d'expérience, le faisant dépérir, ne m'attirât la colère de Celui qui l'a aimé jusqu'à se sacrifier lui-même pour sa rançon et son salut. « Vous m'affligez, répondit Basile; si vous n'en étiez pas digne, l'étais-je plus moi-même? si le fardeau était trop pesant pour vos épaules, les miennes pouvaient-elles mieux le porter. Mais vous n'avez vu que vos intérêts, et vous. avez négligé les miens, et plût à Dieu que vous n'eussiez fait que les négliger; mais vous avez préparé sourdement les voies pour faciliter à mes ennemis les moyens de me prendre. C'en est fait, le mal est sans remède; le fardeau pèse de toute sa force sur mes faibles épaules; il est inutile de se plaindre plus longtemps, comme aussi il est inutile de vous demander de plus amples explications. « Je ne passerai pas à une autre question, reprit Chrysostome, que je ne me sois entièrement justifié sur ce qui vous concerne. Je connais votre sagesse, votre prudence, votre force, le zèle ardent qui vous anime; je connais ma lâcheté, ma faiblesse, ma misère profonde, voilà pourquoi j'ai fui le sacerdoce, et en même temps pourquoi j'ai, en un sens, procuré votre élection. A ces mots, Basile, baissant la tête et rougissant de honte : « Laissons-là, dit-il, ce qui me concerne, et répondez à ceux qui vous accusent d'avoir méprisé les évêques électeurs, et qui, de plus, attribuent votre fuite il la vanité et à l'orgueil ».
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