HISTOIRE DE S. JEAN CHRYSOSTOME
SA VIE

LIVRE PREMIER.

Histoire du Saint depuis sa naissance, 847
jusqu'à son diaconat, 881.

III

21. « J'aborderai sans crainte, reprit Chrysostome, cette autre partie de ma défense. Quel crime ai-je commis ? due me reproche-t-on ? D'avoir couvert de confusion, par mon refus, les saints évêques qui m'avaient choisi? Et d'abord, je dis qu'il ne faut pas craindre de s'opposer aux désirs et à la volonté des hommes, quelque saints qu'ils soient, quand on ne peut y souscrire sans offenser Dieu; mais loin d'avoir fait injure à mes pères dans la foi par men refus, je crois, au contraire, avoir sauvegardé leur honneur. Si j'eusse été ordonné, que n'eussent pas dit ceux qui se plaisent à médire ? Ils se fussent plaints que les évêques électeurs ne regardaient que la fortune ; qu'ils se laissaient éblouir par l'éclat de la naissance et séduire par les flatteries; que l'on choisissait les privilégiés, tandis que l'on dédaignait les hommes d'un âge mûr, recommandables par leur science et leur sainteté, mais nés au sein de la pauvreté et de l'abjection.

« Le reproche que l'on me fait d'avoir refusé l'épiscopat par orgueil, n'est pas plus solide; car si j'avais eu de l'orgueil et de l'ambition, au lieu de refuser, j'aurais du, au contraire, accepter. Non, non, ce n'est pas l'orgueil qui a déterminé ma conduite, mais c'est le sentiment de ma faiblesse, c'est la considération des grandeurs du sacerdoce, des hautes vertus qu'il exige, et de la grande responsabilité qu'il impose.

« Et quel est l'homme qui ne tremble à la pensée de la grandeur des devoirs et des fonctions du sacerdoce ? Le sacerdoce s'exerce sur la terre, mais il tire son origine du ciel: c'est la première de toutes les dignités; elle surpasse la dignité des rois autant que le ciel est élevé au-dessus de la terre. Il faut mettre le sacerdoce au rang des choses célestes, puisque c'est le Saint-Esprit qui en est l'auteur ; puisque c'est lui qui a fait aux hommes l'honneur incompréhensible de les élever à cette angélique dignité. Ne faut-il pas qu'un prêtre soit aussi pur que les esprits bienheureux ? n'est-il pas supérieur au pontife de l'ancienne loi? son ministère n'est-il pas plus grand et plus divin ? Et qu'étaient-ils tous les sacrifices anciens, en comparaison du sacrifice chrétien, sinon des ombres et des figures ? Quel prodige ! Le prêtre est à l'autel, ses yeux et ses mains s'élèvent vers le ciel, il prononce les paroles sacrées ; le Seigneur des anges s'immole entre ses mains, et son sang divin est répandu sur tout le peuple ! ... A ce spectacle, croyez-vous encore être sur la terre parmi les hommes ? N'êtes-vous pas plutôt transporté dans les cieux, et, bannissant de votre esprit toute pensée charnelle, ne contemplez-vous pas, avec les yeux d'une âme libre et d'un cœur chaste, la gloire céleste qui vous environne ? O prodige ! ô bonté de Dieu ! Celui qui est assis là-haut, à la droite du Père, se laisse prendre en ce moment par les mains de tous !

« Ces merveilles vous paraissent-elles dignes de mépris ? Sont-elles de nature à être foulées aux pieds par qui que ce soit ?

« Quelles ne sont pas les autres prérogatives du prêtre? Les rois n'exercent leur pouvoir que sur les corps, le prêtre, sur les âmes et les corps; les rois n'exercent leur pouvoir que sur la terre, les pouvoirs du prêtre s'exercent au ciel et sur la terre. Revêtus d'une puissance que Dieu n'a pas accordée aux anges mêmes, c'est à eux qu'il a été dit : Tout ce que vous délierez sur la terre sera, délié dans le ciel, tout ce que vous lierez sur la terre sera lié dans le ciel. Le prêtre prononce, et Dieu ratifie dans le ciel la sentence qui a été portée sur la terre.

« C'est par les prêtres que les fidèles sont engendrés à la vie chrétienne, ils sont les pères des âmes; c'est par eux que l'on mange la chair du Seigneur, et que l'on boit son sang; sans eux, il est impossible de mériter la couronne éternelle et d'éviter la damnation; de leur conduite, dépend le salut ou la perte des peuples. Un évêque doit être sans ambition; il est obligé d'être sobre, modeste, vigilant ; il faut qu'il étende ses vues sur une infinité d'objets, parce qu'il doit veiller sur la conduite des âmes confiées à ses soins ; il lui faut une grande patience, un courage à toute épreuve, pour souffrir les affronts, les violences, les railleries et les paroles dures. Celui qui, dans l'occasion, ne peut retenir sa colère, ne doit point être honoré du sacerdoce. Le prêtre est chargé des petits et des grands, des veuves, des pauvres, des malades, des pèlerins et des vierges ; son zèle doit être éclairé et ardent, sa mortification constante, sa charité et son dévouement sans bornes; la moindre faute ternit le lustre et l'éclat de sa vertu, et cause de grands scandales parmi les peuples, qui, malgré sa qualité d'homme, exigent qu'il soit exempt de fautes presque à l'égal des anges. Eh ! si le grand Apôtre, pénétré de l'excellence du sacerdoce, l'a redouté, qui suis-je moi-même, pauvre, faible et sans vertu, pour ne pas trembler seulement en y pensant ? »

A ces mots, Chrysostome s'arrêta pendant un instant, et Basile, après avoir hésité : « Vos craintes, dit-il, seraient sans doute légitimes, si vous aviez brigué cette dignité; mais vous ne l'avez pas recherchée, et les fautes que vous commettriez dans vos fonctions ne vous seraient. point imputables. »

Chrysostome, faisant un mouvement de tête et souriant, admira l'ingénuité de son ami. « Je voudrais, dit-il, que les choses fussent comme vous le dites, mais il n'en est pas ainsi; car non-seulement ceux qui s'ingèrent par ambition dans le ministère, seront punis des fautes qu'ils y commettent, niais encore ceux qui l'acceptent sans l'avoir recherché, s'ils n'ont pas les qualités requises pour l'exercer, parce que, connaissant leur faiblesse et leur incapacité, ils devaient refuser. Ce n'est pas assez pour le prêtre d'avoir les vertus et la sainteté, il faut aussi la science, non-seulement pour exposer les dogmes de la religion aux fidèles, mais pour combattre les erreurs des païens, des juifs et des hérétiques. Il faut qu'il soit doué du talent de la. parole, pour adresser à son peuple de fréquentes homélies; il faut qu'il se mette au-dessus du respect humain et de la vanité ; que son intention, en prêchant, soit droite et pure. Malheur à lui, s'il n'a pas la science suffisante! De quelle utilité peut être la bonne vie, lorsqu'il s'agit de décider des dogmes disputés, sur tout lorsque les deux partis s'appuient de l'autorité de l'Écriture? Quel danger pou la religion, de voir un évêque vaincu et réduit à ne savoir quoi répliquer! et quel malheur, si les peuples se perdent par sa faute ou par son ignorance !

« Ne me demandez donc plus pourquoi j'ai fui la dignité du sacerdoce, ce n'est ni par orgueil, ni par vanité; non, mais j'ai craint la haute responsabilité qu'il impose. J'ai tremblé en pensant due le prêtre rendrait compte des péchés du peuple; que sa vie devait être supérieure en sainteté à la vie des cénobites ; due les fautes du prêtre seraient punies plus sévèrement due celles de simple fidèle; que le prêtre était environné de toutes sortes de dangers pour le salut de son âme. Oui, j'ai tremblé à la seule pensée de la sainteté dont il doit être revêtu. Concevez quelles doivent être les mains qui traitent les augustes mystères, la langue qui prononce les paroles sacrées, l'excellence enfin, et la pureté de l'âme qui reçoit les dons infinis. Au moment du sacrifice, le prêtre est assisté par les anges; l'ordre tout entier des puissances célestes rangées respectueusement autour de l'autel où gît la victime proclame le Dieu trois fois saint; peut-on en douter, quand on considère la grandeur du mystère qui s'y accomplit ?

« Je vous l'avouerai, plusieurs fois mon corps a été sur le point de tomber en dissolution des le jour où vous me fîtes part des bruits répandus dans le public sur notre élévation prochaine. Contemplant, d'un côté, la gloire de l'Épouse de Jésus-Christ, sa sainteté; sa beauté toute spirituelle, et, de l'autre, Considérant mon affreuse misère, je ne cessais de m'affliger sur son sort et sur le mien. Je me disais, dans mon étonnement et dans ma douleur : Qui donc a pu donner ce conseil ? Quel si grand crime l'Église de Dieu a-t-elle commis, pour la condamner à subir tant de honte en l'abandonnant à moi, le plus indigne de ses serviteurs ?

« Voilà ce que je me disais, et, depuis cette époque, des torrents de larmes coulaient de mes yeux. Vous n'en étiez pas témoin, vous ne le saviez pas, et vous pensiez que je passais mes jours dans une paix profonde.

« Ce secret de mon cœur, que je vous révèle aujourd'hui, vous touchera peut-être et vous obligera à m'accorder votre indulgence.

Vous le savez, je ne crois pas que l'on puisse se sauver si l'on n'a absolument rien fait pour le salut du prochain. Je vous ai toujours parlé du bonheur de ceux qui sont capables de remplir saintement ce ministère; certes, un état dont j'envie le bonheur, je l'aurais embrassé avec ,joie, si je me fusse senti capable d'en remplir les devoirs. Hélas! il ne me reste, vu ma faiblesse, mon incapacité et mes misères, qu'à m'enfermer dans ma cellule pour y gémir et y prier . faire autrement, me mettre à la tète des soldats de Jésus-Christ, c'eût été de ma part trahir la cause de Dieu et de l'Église, et au lieu d'être un général de Jésus-Christ, c'eût été devenir un général de Satan pour le déshonneur de l'Église et la perte des âmes.

« Mais pourquoi, ô Basile ! ô ami si cher à mon cœur ! pourquoi ces gémissements? pourquoi ces larmes que je vous vois répandre ? Ma situation, loin de vous affliger, doit plutôt exciter votre joie et votre allégresse. »

« Il est vrai, répondit Basile, mais la mienne sera pour moi un sujet éternel de désolation. Jusqu'à ce jour, je n'avais pu mesurer toute la profondeur de cet abîme de maux où vous m'avez plongé. J'étais venu vous trouver pour apprendre la réponse que je devais faire à vos accusateurs, et vous me congédiez en changeant l'objet de ma sollicitude; car, ce qui m'occupe, ce n'est plus ce que je répondrai pour vous, mais c'est la justification que je présenterai à Dieu pour moi-même et pour mes péchés.

« Toutefois, je vous en conjure, si mes intérêts vous touchent, s'il est pour moi quelque consolation en Jésus-Christ, si vous avez pour moi des entrailles, un cœur compatissant, tendez-moi la main, sanctifiez-moi par vos paroles et par vos exemples, ne consentez jamais à m'abandonner un seul moment, mais plutôt vivons ensemble plus étroitement encore qu'auparavant. »

« De quel secours, reprit Chrysostome en souriant, de quelle utilité puis-je être pour vous dans cette foule de devoirs ? — Mais puisque cela vous est agréable, ayez bon courage, cher ami, je serai auprès de vous pendant tout le temps qu'il vous sera permis de vous délasser des fatigues et des soins de votre ministère; je m'efforcerai de vous consoler en faisant pour votre service tout ce qui dépendra de moi. »

A ces mots, Basile se lève, versant une plus grande abondance de larmes, Chrysostome l'embrasse, et, le baisant au front, il l'accompagne, l'exhortant à supporter avec courage ce qui lui est arrivé.

« J'ai confiance, lui dit-il, que celui qui, en vous appelant, vous a remis la conduite de ses brebis chéries, vous donnera la force et le courage dont vous aurez besoin. Oui, chargé de mérites que je n'aurai pas acquis, ceint de couronnes que je n'aurai pas gagnées, plus agréable à Jésus que moi, vous aurez assez de crédit auprès de Dieu, je l'espère, pour me défendre dans ce jour solennel où mon âme sera en danger, et aussi pour m'obtenir d'être admis avec vous dans les tabernacles éternels. »

22. Basile se retira en versant un torrent de larmes. Peu de temps après, il partit pour prendre possession de l'église de Raphanée, peu distante d'Antioche. En 381, il fut un des pures du concile de Constantinople. Ce pieux évêque gouverna avec une grande sagesse les peuples confiés à ses soins. Il comprenait trop bien l'excellence du sacerdoce, la sainteté qu'il exige, la haute; et terrible responsabilité qu'il impose; il en avait trop redouté les charges pour ne pas en remplir fidèlement les devoirs; aussi se montra-t-il constamment évêque or23. La conversation sublime entre Basile et Chrysostome due nous venons de rapporter, n'est pas autre chose que ce qui fait le fond du Traité du Sacerdoce. Bans l'intérêt de la gloire de Dieu et du bien de son Église, Chrysostome la rédigea par écrit, telle que nous l'avons aujourd'hui. On ne sait pas précisément dans quel lieu ni dans quelle année ce Traité fut composé es uns disent que Chrysostome l'écrivit dans le désert avant l'année 381, les autres prétendent que ce fut à Antioche pendant son diaconat, de 381 à 386. Mais peu importe de savoir le lieu et l'année, ce qui est plus important; c'est l’étude et la méditation de cet admirable Traité. Il est divisé en six livres, dans lesquels Chrysostome expose avec une force et une éloquence surhumaines la grandeur, les pouvoirs et les devoirs du prêtre. L'écriture, la raison, l'histoire, la nature, lui fournissent ses développements. Le prêtre, c'est un père, c'est un juge, c'est un docteur, c'est un médecin, un roi, un cénobite; c'est un apôtre, le lieutenant de Dieu; c'est un saint, c'est un ange, et plus due tout cela encore. En parlant des sujets de crainte qu'avait saint Paul et que tout prêtre doit avoir, il est d'une éloquence ravissante; il emprunte ses similitudes tantôt à l'art de la guerre où il s'agit de conduire des armées, tantôt à l'art de la navigation et à la conduite des vaisseaux. Mais qu'est-ce que la guerre d'hommes à hommes, auprès des combats contre les démons, s'écrie-t-il? que sont toutes les mers et tous leurs écueils, comparés à l'océan du monde et à ses dangers ?

En lisant ce livre d'or en se sent vivement pénétré d'admiration pour le sacerdoce; on comprend due le prêtre n'est pas un homme ordinaire, mais que c'est un être à part, un médiateur entre le ciel et la terre, un homme divin. Son caractère auguste, ses pouvoirs, ses prérogatives, ses fonctions, forcent au respect; ses devoirs, sa responsabilité, font naître la commisération; mille sentiments divers pénètrent le cœur et le remplissent; l'âme passe tour à tour de l'admiration à la crainte, du désir à la frayeur, et de la terreur à l'espérance; on aime le prêtre, on le respecte et on le plaint.

Le Traité du Sacerdoce est, de tous les ouvrages de saint Chrysostome, celui qui a le plus contribué à sa haute réputation. Dès qu'il parut, il fut répandu dans les pays les plus éloignés. Saint Jérôme en parle avec éloge dans sa Bibliothèque des Écrivains ecclésiastiques, publiée en 392. Suidas, dans son Lexique, en parle en ces termes : « Jean d'Antioche, surnommé Chrysostome ou Bouche d'Or, a beaucoup écrit; mais de toutes ses couvres, la plus excellente ce sont ses Dialogues sur le Sacerdoce, soit pour la sublimité et le charme de l'élocution, soit pour la douceur et l'élégance du style, sa bouche étant plus abondante, plus féconde que les sources mêmes du Nil. »

Saint Isidore de Péluse, disciple de Chrysostome, écrivant à Eustathe, lui parle ainsi dit Traité du Sacerdoce : « Je vous envoie le livre fille vous m’aviez demandé, et  j’en attends pour vous le fruit qu'il n'a jamais manqué de porter pour tout le monde. Sa lecture n'a jamais pénétré une âme sans la blesser du divin amour.

« Jean, l'oracle de l'Église byzantine, ce sage, cet érudit interprète des secrets de Dieu, cette lumière de toutes les Églises, a écrit ce livre avec tant de sagacité, de prudence et de soins, due tous, tant ceux qui, pour la gloire. de Dieu, remplissent les augustes fonctions du sacerdoce, que ceux qui s'en acquittent avec négligence, y trouveront, les uns , de quoi nourrir leur vertu, les autres, de quoi corriger leurs vices. »

Depuis cette époque jusqu'à nos jours, la réputation du Traité du Sacerdoce n'a fait qu'augmenter. Ce livre, dans tous les temps, a fait les délices du prêtre qui désire se sanctifier, et, aujourd'hui comme toujours, il est appelé. à produire les plus heureux fruits pour la gloire de Dieu et de l'Église, comme aussi pour le salut du prêtre et des fidèles.

Après cette digression, que nous avons crue nécessaire, nous reprenons le cours de notre histoire.

La première jeunesse de Chrysostome était passée. En 374, époque probable de l'élection de Basile pour le siège épiscopal de l'Église de Raphanée, il avait atteint sa vingt-septième année. Pendant cette première période de sa vie, de grands événements avaient eu lieu dans l'Église et dans l'État. Né sous le règne de Constance, arien déclaré, il avait vu dans sa première enfance le triomphe des hérétiques, la persécution des catholiques, l'exil des évêques orthodoxes, le zèle et les travaux de saint Athanase, et les supplices des martyrs; plus tard, en 361, il avait été témoin de l'impiété de Julien, ouvrant les temples païens et offrant des sacrifices sur l'autel des faux dieux. Jovien , successeur de Julien, avait protégé l'Église, mais l'arianisme avait fait d'affreux ravages à Antioche, et cette antique métropole , souillée par des évêques hérétiques, était encore divisée par le schisme causé par l'élection de Paulin. Retiré dans l'intérieur de la maison d'Anthuse, occupé de l'étude et de la prière, Chrysostome gémissait avec ses amis sur les maux de l'Église. Dieu, en mettant sous ses yeux la faiblesse, les fourberies, la malice et la défection des uns, en le rendant témoin du courage admirable, de la foi vive, de la fermeté et de la sainte liberté des autres, préparait ainsi cette grande âme à l'accomplissement de ses desseins. C'est au milieu des afflictions et des orages qu'ont coutume de se former les grands caractères. Jusqu'alors, ce ,jeune soldat de Jésus-Christ n'avait pu encore paraître sur le champ de bataille; mais il préparait ses armes, en apprenant à se taire et à souffrir; il se disposait à la lutte, à l'exemple des Athanase, des Basile, des Grégoire, et surtout de saint Mélèce, son évêque et son père.

24. A cette époque de la vie de Chrysostome (374), la lutte était plus vive que jamais ; Valens, que son frère Valentinien avait associé à l'empire , persécutait avec fureur l'Église catholique. Les évêques étaient poursuivis et exilés, les églises fermées, les ariens triomphants, et les fidèles catholiques obligés de se réunir an milieu des champs, dans les cavernes des montagnes, au sein des déserts pour prier et célébrer les saints mystères. Antioche , capitale de la Syrie et résidence ordinaire de l'empereur , était surtout en proie à la terreur et à la désolation. On y vit des scènes affreuses d'impiété, de scandale et de barbarie. Les hérétiques ariens, soutenus par l'empereur, arien lui-même, se livrèrent contre les catholiques à des actes qui rappelaient la fureur et la rage des païens persécuteurs. Toutefois, s'il y eut des scandales et des défections dans les rangs des fidèles, il y eut aussi de beaux exemples de foi et de courage; et si l'arianisme eut ses apeures cruels, la foi catholique ne manqua pas de défenseurs et d’athlètes intrépides. Saint Basile fit trembler le préfet modeste à Césarée, et l'audace même de Valens ne tint pas devant ce, courageux évêque. Le visage seul de cet intrépide défenseur de la foi orthodoxe fit tomber le persécuteur en défaillance au pied même de l'autel. Les fidèles et les moines d'Antioche, poursuivis et persécutés , ne firent pas défaut à la cause de l'Église. Un jour, Valens, du haut de son palais situé sur les bords de l'Oronte, aperçut sur le chemin un vieillard pauvrement vêtu et se dirigeant vers la ville à pas précipités. Ayant demandé à ses courtisans quel était ce vieillard si extraordinaire : C'est Aphraate, répondit-on, ce solitaire des montagnes pour lequel le peuple a tant de vénération. A ce mot de solitaire , Valens , transporté de fureur, veut arrêter le vieillard. « Aphraate, s'écrie-t-il, où vas-tu si vite ? Prince, répondit le moine, je vais prier pour la prospérité de votre règne. Pourquoi, reprit l'empereur, toi qui es solitaire, as-tu quitté ta cellule pour mener une vie vagabonde et parcourir les rues de la ville? Je suis. resté dans ma solitude, reprit vivement Aphraate, tant que les brebis du divin pasteur ont été en paix; mais à présent qu'elles sont exposées au plus grand danger, pourrais-je rester tranquillement dans ma cellule? Si une jeune fille voyait le feu à la maison de son père, ne penses-tu pas qu'elle devrait courir et chercher à l'éteindre? Eh bien ! je fais aujourd'hui quelque chose de semblable; c'est toi qui a mis le feu à la maison de mon père; cette maison est l'Église catholique que tu persécutes à outrance, et je cours polir éteindre l'incendie allumé par tes mains. »

Les simples fidèles et même les femmes ne montraient pas moins de zèle pour la foi que les prêtres et les solitaires. La ville d'Édesse fut aussi éprouvée par la persécution. Saint Barsès, son évêque, fut. exilé et remplacé par un évêque arien; mais les fidèles, au lieu de communiquer avec lui, sortaient de la ville. Ils se réunissaient dans les champs pour y célébrer les saints mystères. Valens, l'ayant appris, frappa de sa main le préfet Modeste, parce qu'il n'avait pas eu soin d'empêcher ces assemblées; il lui ordonna de prendre toutes les troupes qui se trouvaient dans la ville et de marcher, dès le lendemain, pour dissiper ces réunions. L'ordre de Valens fat connu, et l'assemblée des catholiques fut plus nombreuse.

Dès le matin, toute la ville fut en mouvement comme si l'ennemi eût été aux portes. Modeste parcourt les rues, il s'avance à la tête des légions armées. Tout à coup, une femme, à peine couverte de ses habits, s'élance de sa maison traînant par la main un petit enfant; elle ne prend pas même le temps de fermer sa porte, et, traversant avec précipitation les rangs des soldais, elle se met à courir vers les portes de la ville. Le préfet la fait arrêter : « Ou vas-tu si vite ? » lui dit-il. — « Je me presse, répond-elle, d'arriver an champ où sont assemblés les catholiques. — Tu ne sais donc pas, répond le préfet, que je marche avec mes légions pour massacrer tous ceux que j'y trouverai ? — Je le sais, répond cette femme; généreuse, et c'est polir cela même que je me hâte, de peur de laisser échapper cette occasion de souffrir le martyre. — Mais pourquoi mènes-tu cet enfant ? reprit Modeste. — Je le mène, afin qu'il ait part à la même gloire que sa mère. »

Cette réponse terrassa Modeste; il retourna au palais , et persuada à l'empereur de renoncer à son entreprise.

La fureur de Valens tomba sur les prêtres et les diacres. Quatre-vingt-dix furent exilés. Pendant que le Préfet, après les avoir réunis, les exhortait à communiquer avec l'empereur, un d'entre eux, nommé Euloge, fit une réponse admirable, qu'il faudrait graver en lettres d'or autour des sceptres et des trônes : « L'empereur est pour l'empire, dit-il, il ne peut pas réunir en sa personne le sacerdoce et l'empire. Rendons à Dieu ce qui est à Dieu, et à César ce qui appartient à César. » Maxime admirable! c'est pour l'avoir méconnue que tant de princes orgueilleux et sacrilèges ont trop souvent bouleversé les royaumes, renversé leurs trônes et ensanglanté la terre !

Ce fut à cette époque que Jean faillit tomber entre les mains des persécuteurs. Peu s'en fallut qu'il ne perdit la vie au milieu des supplices.

25. Valens favorisait le paganisme, non point par des édits publics, mais par son silence. Sous son règne, un très-grand nombre de lettrés et de philosophes s'adonnaient publiquement à la magie et à la divination. Son impiété fut punie. On découvrit. une conspiration formée contre lui par ceux-là même qu'il protégeait. En remontant à la source, on reconnut qu'elle avait pour auteurs et pour fauteurs deux célèbres magiciens, Hilaire et Patrice, qui, dans une de leurs réunions, après divers enchantements, avaient désigné celui qui devait succéder à Valens après qu'il serait renversé. L'empereur, irrité, ne mit point de bornes à sa fureur. A l'instant même la ville est environnée de soldats; on parcourt les rues; les maisons sont fouillées; on fait des recherches sévères, et tous les magiciens, tous ceux qui avaient des livres de magie sont arrêtés et mis à mort. Un riche citoyen d'Antioche, auteur d'un livre sur cette superstition, craignant d'être découvert, avait eu soin de le jeter dans l'Oronte. Le volume, surnageant, était entraîné par le courant des eaux du fleuve. Dans ce moment, Jean revenait avec un de ses amis d'un pèlerinage à l'église des Martyrs. En marchant le long du fleuve, le compagnon de Chrysostome aperçoit ce livre flottant sur les eaux; il s'élance pour le saisir : « Ce que vous trouvez-là m'appartient, » s'écrie Chrysostome en souriant, « apportez-le; voyons ce que c'est. » Quel n'est pas leur effroi de voir un livre de magie dans leurs mains, et tout près d'eux une troupe de soldats s'avançant rapidement à la recherche de ceux que poursuivait la colère de l'empereur. Dieu permit qu'ils pussent rejeter ce livre proscrit sans être aperçus des soldats : il y allait pour eux de la vie.

« N'oublions jamais les bienfaits du Seigneur, » s'écriait Chrysostome, quelques années plus tard, en racontant ce fait; « ne, perdons pas le souvenir des dangers sans nombre dont nous avons été délivrés, et où nous devions naturellement périr; rendons sans cesse des actions de grâces à la bonté toute-puissante du Seigneur pour tous ses bienfaits, et efforçons-nous d'en mériter de nouveaux par notre reconnaissance ».

26. Ce danger qu'il avait couru, les troubles permanents d'Antioche, la fureur des ariens, la persécution cruelle que souffraient les catholiques obligés d'abandonner les églises, et, plus que tout cela encore, le désir de mener une vie plus parfaite, déterminèrent Jean à fuir dans les montagnes pour mettre à exécution le projet qu'il avait formé depuis longtemps d'embrasser la vie monastique, et dont il n'avait pu être détourné que par les larmes et les prières de sa mère.

Anthuse n'était plus. Cette femme admirable, cette. mère plus admirable encore, riche des mérites qu'elle avait acquis par sa foi vive, par son courage et ses vertus généreuses, après une vie toute; consacrée à Dieu et à Chrysostome son fils, était morte comme meurent les justes et les saints. Peu avancée en âge, elle pouvait espérer voir encore les prodiges que semblaient promettre la science et la sainteté de Chrysostome ; hais Dieu en avait décidé autrement; elle était destinée à contempler du haut des cieux les combats, les triomphes et les souffrances qui devaient remplir la vie de celui pour qui elle s'était constamment dévouée.

27. Chrysostome ne balança plus; les liens qui seuls et jusqu'alors avaient pu le retenir étaient brisés; sa résolution fut prise définitivement et il se mit en devoir de l'exécuter.

Hélas ! combien la volonté de l'homme est faible, mobile et inconstante ! combien surtout elle est impuissante pour mettre à exécution, sans la grâce, même ce qu'elle a désiré avec le plus d'ardeur et résolu avec le plus de générosité ! Pour vouloir le bien, il faut la grâce; pour entreprendre le bien, il faut la grâce; il faut encore la grâce pour l'exécuter : c'est ce que Dieu, dans sa bonté, lit sentir à Chrysostome. Sa retraite dans les montagnes était trop importante , elle devait être trop utile à son salut et an salut du prochain; surtout, elle devait par ses résultats procurer un trop grand bien à la religion et à l'Église, pour que l'esprit de ténèbres, l'ennemi perpétuel de tout bien, ne cherchât pas à l'empêcher. Aussi, à peine Chrysostome eut-il pris sa résolution définitive, que le démon l'attaqua en jetant dans soli âme de vives inquiétudes.

Il ne sentit plus le vif désir qu'il avait jusqu'alors éprouvé de se consacrer spécialement au Seigneur en embrassant la pénitence. La vie des solitaires perdit tous ses charmes à ses yeux; elle ne lui parut plus qu'une véritable mort, lute torture, lui martyre plus cruel que la mort même. Cette solitude du désert, ce silence perpétuel, cette retraite profonde, se présentaient à lui sous les images les plus affreuses ; il s'inquiétait même pour ce à quoi jusque-là il n'avait fait nulle attention. Chose étonnante! misérable effet. de l'imagination ! il se demandait comment dans le désert il trouverait les choses nécessaires à la vie, qui viendrait à son aide, dur lui fournirait de l'huile et du pain frais; continent, enfin, il pourrait vivre. Il craignait d'être contraint de se servir d'une même huile pour sa nourriture et pour sa lampe , et d'être, forcé de manger des légumes. Je tomberai entre les mains d’un directeur sévère, se disait-il, je serai employé à un travail pénible; il me faudra bêcher la terre, cultiver un jardin, couper le bois dans les forêts, porter l'eau de fort loin, et m'employer enfin à un travail qui n'appartient qu'aux esclaves ou aux mercenaires.

Ces pensées rendues encore plus vives par l’imagination, faisaient les plus tristes impressions dans le cœur de Chrysostome : un abattement profond eu était la suite. Il se prosternait devant la majesté sainte de Dieu, et, rougissant de lui-même, gémissant de sa faiblesse, il faisait de nobles efforts pour briser ces liens, ou plutôt ces fils légers qui l'embarrassaient. « Misérable ! s'écriait-il , quelles sont donc ces craintes qui m'assiègent ? d'où viennent ces inquiétudes qui me dévorent? ne pourrai-je donc faire pour le ciel ce que tant d'ambitieux font tous les jours et avec tant d'ardeur pour la gloire et les richesses? Quand il s'agit de me donner à Dieu, de me retirer dans la solitude, je m'inquiète de savoir si rien ne me manquera; je veux prendre la voie étroite, et en même temps je cherche la voie large. Je crains la peine, tandis due les ambitieux, s'il s'agit d'obtenir mi emploi, une magistrature, ne s'informent que de savoir combien d'argent cet office rapportera; et s’ils y trouvent honneur et profit, ils s'élancent avec ardeur dans la carrière. On les voit supporter sans se plaindre, et même avec joie, les travaux, les fatigues, les sollicitudes du jour et de la nuit, braver les injures et les ignominies, dévorer mille chagrins, et s'exposer à mille périls. Les longs voyages, l'incommodité des saisons et des différents climats ne les découragent pas : ils s'exposent volontairement à la mort; ils quittent leur patrie, traversent les mers, sans que ni la crainte, ni les privations qu'ils subiront, ni les prières, ni les larmes de leurs proches, de leurs amis, de leur femme et de leurs enfants puissent les retenir.

« Et moi, quand il s'agit, non pas de la terre; mais du ciel, non pas de gagner de terrestres richesses mais des trésors célestes, si grands, si précieux, qu'ils surpassent tout ce que l'homme a pu voir, entendre et concevoir, je me trouble à la pensée du désert; je m'inquiète de quelques difficultés; je m'informe si, dans les saintes maisons de la montagne, j'aurai de l'huile et du pain frais. O honte ! ô faiblesse! ô incompréhensible misère ! ... »

28. Les grands sacrifices ne se font pas sans douleur; les grandes victoires, les victoires décisives sont précédées de combats acharnés ; l'âme qui vent se donner à Dieu tout entière, doit subir de douloureuses opérations, il faut qu'elle coupe jusqu'au vif, qu'elle brise non-seulement les liens, mais même toutes les fibres qui la retiennent et qui l'empêchent de prendre son essor vers les régions célestes : la mort est toujours précédée des douleurs de l'agonie. Tel et bien plus douloureux encore fut le combat d'Augustin pour mourir au monde, à ses vanités et à ses plaisirs.

« J'étais transporté d'indignation contre moi-même, dit-il, de ce que je n'avais pas le courage de faire ce que la raison me montrait être si avantageux et si nécessaire. Je voulais et je ne voulais pas, j'étais pour ainsi dire divisé entre moi-même et moi-même. Je secouais la chaîne dont j'étais lié sans pouvoir la rompre, quoiqu'elle ne tînt presque à rien.

« Je me voyais presque au point où je voulais venir; j'étais près d'y toucher; cependant je n'y touchais pas encore, puisque j'hésitais de mourir à tout ce qui est une véritable mort pour vivre de la véritable vie. Ces amusements frivoles, ces vanités me tenaient encore au cœur; il me semblait les voir me prendre par la robe et me dire tout bas : Quoi donc, vous nous dites adieu? dès ce moment nous n'allons plus être à vous? dès ce moment. telles et telles choses vous seront interdites à jamais? penses-tu pouvoir te passer toujours de nous? C'est ainsi que les misères humaines cherchaient à me retenir; mais, d'un autre côté, la grâce me pressait vivement. Quoi, me disait-elle, tu ne pourras pas ce qui est possible à tant d'autres? Est-ce par eux-mêmes, ou plutôt n'est-ce pas avec le secours de Dieu qu'ils peuvent faire ce qu'ils font? Pourquoi t'appuyer sur toi-même? Jette-toi entre les bras du Seigneur; il ne se retirera pas pour te laisser tomber; ne crains pas, il te recevra dans sa miséricorde, et sa bonté compatissante guérira tes plaies. »

29. La tempête qui agitait l'âme de Chrysostome se dissipa peu à peu; par la prière et l'humilité il obtint la grâce dont il avait besoin dans cette difficile circonstance. Vainqueur du monde et du démon, maître des craintes chimériques qui l'avaient obsédé, il quitta Antioche et prit le chemin de la solitude, où l'attendaient Théodore et Maxime qu'il avait gagnés à Dieu, et qui, par ses conseils, avaient quitté les plaidoiries du palais pour embrasser la profession monastique (374). Suivons ce généreux athlète dans les monastères des montagnes; lui-même nous décrira la vie admirable des solitaires et la sienne.

La cité d'Antioche était bâtie sur les bords de l’Oronte, à douze lieues de la mer de Séleucie, au pied occidental d'une longue chaîne de montagnes qui courent du midi au septentrion, et dont les divers sommets superposés, couverts de forêts, entrecoupés par des rochers et des vallées profondes, se prolongent, dans leur plus grande largeur, jusqu'à Béroé, dans la Coelésyrie. Comme celles de l'Égypte et de la Palestine, ces montagnes étaient habitées par quelques solitaires dès les premiers siècles du christianisme. On montrait encore, au quatrième siècle, la grotte où s'était retiré l'apôtre saint Paul. Quand les persécutions païennes eurent cessa, et due Constantin eut rendu la paix à l'Église, les fidèles, n'étant plus excités par la crainte des supplices et par les grands exemples des martyrs, tombèrent peu à peu dans le relâchement; l'esprit du monde, l'attachement aux biens de la terre, l'amour des plaisirs et l'ambition des honneurs s'emparèrent du cœur d'un grand nombre de chrétiens. Pour échapper à la contagion, et en même temps pour mener librement nue vie plus parfaite, les ascètes, qui étaient dans les villes, se retirèrent dans les déserts, à l'exemple des Antoine, des Pacôme et des Hilarion. Les montagnes de la Syrie et de l'Osroëne furent bientôt remplies d'un peuple d'apôtres et de saints. — A l'époque qui nous occupe, les montagnes d'Antioche et de Syrie comptaient plus de trois cents monastères.

30. « Demeures sacrées; s'écrie saint Jean Chrysostome, doux asiles de pénitence, dont sont bannis les ris immodérés, le trouble et les inquiétudes de l'âme, les agitations de la vie, le tumulte des affaires et les préoccupations misérables de la terre; gymnases divins, où l'ascète s'exerce en toute liberté à la prière, aux jeûnes, aux disciplines, aux veilles et à la mortification; ports paisibles, à l'abri des vents et des tempêtes, et où trouvent le salut tous ceux qui y abordent; phares éclatants, qui, projetant au loin leur lute, fière sur les flots tumultueux de l'océan du monde, éclairent et dirigent les malheureux naufragés et les arrachent aux horreurs de la mort; demeures sacrées, que vous êtes peu connues !

« Là, ajoute-t-il, règne une paix parfaite. On n'a à souffrir ni la tyrannie des princes, ni la domination des grands, ni l'arrogance des maîtres, ni le mauvais vouloir des serviteurs, ni les cris emportés des femmes, ni le bruit tumultueux des enfants; là, point de forteresses ni de remparts, point de gardes, ni de soldats; les voleurs ne peuvent trouver ni cassettes, ni meubles, ni habits précieux, ni or, ni argent; toutes les cellules sont ouvertes, chaque solitaire n'a en propre due son corps et son âme; il ne craint de perdre ni les honneurs, ni les dignités, ni même la vie, car perdre la vie serait pour lui un avantage. lie ces saintes demeures sont bannis fies querelles, les disputes, la tristesse et l'ennui qui rongent le cœur; et quelles disputes pourraient régner dans les lieux d'où sont bannies la cause de toutes les querelles, ces deux paroles : le tien et le mien ?

« Ces sains ou plutôt ces anges de la terre se lèvent avant l'aurore, au premier chant du coq et à la voix de leur supérieur. Leur réveil est prompt, il est doux et surtout facile, car leurs sens ne sont pas appesantis par la nourriture trop abondante de la veille. Dès qu’ils sont debout ils se réunissent, et, levant des mains pures vers le ciel, ils font monter ensemble vers le trône du Seigneur l'encens de la prière, les accents de la foi et l'hymne de l'adoration et de la reconnaissance.

« Qu'il est grand, qu'il est saint; qu'il est adorable, le Dieu très-haut, le Seigneur notre Dieu!

« Sa majesté est infinie, sa puissance est sans bornes, ses miséricordes sont éternelles!

« Il est juste dans tous ses desseins, il est saint dans toutes ses œuvres !

« Seigneur, nous veillons dès avant l'aurore, nous vous cherchons dès le point du jour, notre âme a soif de vous ; daignez satisfaire l'ardent désir qui nous presse.

« Dans cette terre déserte, sans route et sans eau, nous nous présentons dans ce saint lieu pour y adorer votre puissance et votre gloire.

« Seigneur, votre miséricorde vaut mieux que toutes les vies; nos lèvres chanteront vos louanges; nous méditerons en votre présence dès le matin, et nos cœurs tressailliront d'allégresse.

« Bénissons le Seigneur, exaltons son saint nom ! Vous êtes béni , Seigneur, au plus haut des cieux, vous êtes digne de toute gloire et de toutes louanges dans les siècles des siècles!

« Le jour est. partagé en quatre parties qu'ils désignent sous le nom de tierce, sexte, none et vêpres; ils se réunissent à chacune de ces parties du jour et ils célèbrent ensemble les louanges de Dieu , tandis que les hommes du siècle se livrent souvent au jeu, aux débauches et aux plaisirs coupables. Tout le reste du temps est employé à la prière, à l'étude des divines Écritures ou au travail des mains. Les tins font des cilices, les autres tressent des nattes et des corbeilles, d'autres transcrivent des livres; quelques-uns cultivent la terre; celui-ci coupe le bois nécessaire aux solitaires; celui-là reçoit les voyageurs ; l'autre lave les pieds des étrangers et les sert avec une charité admirable, sans s'informer s'ils sont riches ou pauvres, esclaves ou libres. Leur silence est perpétuel; toute leur conversation est avec Dieu, avec les prophètes et les apôtres dont ils méditent les divins écrits. Le profit qu'ils tirent de leur travail est employé à la nourriture des pauvres et des étrangers.

« Leur nourriture consiste en un peu de pain et de sel; quelques-uns y ajoutent de l'huile, et les infirmes, des herbes et des légumes; l'eau des fontaines est suffisante pour apaiser leur soif. Les fruits des arbres qu'ils cultivent, fournissent aux repas des grandes solennités. Ils prennent leur repos sur une natte étendue; leurs vêtements sont faits de poils de chèvre ou de chameau, ou de peaux si grossièrement travaillées, que les plus misérables mendiants ne voudraient pas s'en couvrir. Ils marchent toujours pieds nus.

« Une parfaite égalité, une douce et mutuelle prévenance, fruit de l'humilité et de la charité chrétiennes, les unit étroitement. Parmi eux, on ne distingue ni grand ni petit, ni riche ni pauvre, ni savant ni ignorant, ni maître ni serviteur; ils sont tous égaux, ils sont tous frères en Jésus-Christ. Nul d'entre eux ne se préfère aux autres; au contraire, chacun d'eux se regarde comme inférieur à son frère : c'est à qui s'occupera des offices les plus bas et les plus pénibles; c'est à qui se montrera plus charitable, plus prévenant et s'humiliera davantage. Rien n'est plus beau, plus paisible, plus admirable que la vie angélique de ces fortunés habitants du désert: c'est la pratique parfaite de l'Évangile; c'est l'accomplissement des conseils et le triomphe perpétuel de l'esprit sur la matière ; l'âme est tout; le corps n'est qu'un instrument, il n'est rien.

« Rarement ces généreux athlètes sont malades ; quand cela arrive, ils sont à eux-mêmes leurs médecins; ils suspendent pour titi instant leurs jeûnes et leurs austérités, et bientôt ils recouvrent la santé. Pour eux, la vie est une mort et la mort est la vie. Quand titi des frères meurt, sa mort est une joie pour toute la montagne. « Il n'est point mort, s'écrient les solitaires, mais il est entré dans la véritable vie; il a passé du lieu d'exil à la patrie, de cette terre de douleur dans celle où règnent la paix et le bonheur. Son corps est inhumé au milieu des prières et des cantiques de joie; toits les solitaires se réjouissent, ils envient le bonheur de. leur frère; ils demandent au Seigneur de terminer bientôt leur combat pour les rendre participants de la gloire éternelle et les réunir à Jésus-Christ. »