HISTOIRE DE S. JEAN CHRYSOSTOME
SA VIE

LIVRE PREMIER.

Histoire du Saint depuis sa naissance, 847
jusqu'à son diaconat, 881.

IV

31. Tels étaient, selon Chrysostome lui-même, l'esprit de retraite, la pauvreté, la charité, la mortification,1'humilité, la vise angélique enfin de ces saints solitaires, habitants des montagnes vers lesquelles il dirigeait ses pas. Dieu lui donnait les ailes de la colombe pour y voler et s'y reposer. Comme titi cerf altéré cherche avec ardeur l'eau pure dos fontaines, ainsi ce généreux disciple de la Croix soupirait après les sacrifices et la sainte paix du désert.

Dès qu'il y fut arrivé, cette terre qui paraissait dévorer ses habitants fut pour lui un  port tranquille, une contrée délicieuse, un paradis admirable où coulait le lait et le miel. Ce n'est pas assurément qu'il ne ressentit au dedans de lui-même les frayeurs de la nature à la pensée des jeûnes et des austérités des solitaires. La vue de ces forêts épaisses, agitées par les vents et les orages, et au sommet desquelles planaient dans les airs les oiseaux de proie, cette solitude profonde, ces rochers escarpés, ces vallées sauvages, ces torrents qui se précipitaient en mugissant et dont le bruit seul troublait le silence profond de la montagne, le désert, enfin, ne pouvait manquer de produire des impressions de tristesse dans le cœur de cet homme, accoutumé, quoique solitaire dans la maison de sa mère, à voir les sources et les bosquets de Daphné, les arbres et les jardins d'Antioche, ses édifices superbes, son fleuve tranquille et majestueux, comme aussi la fertilité de ses campagnes couvertes de fleurs, de fruits et de moissons. Mais la grâce de Dieu est, plus forte due la nature. Le jeune solitaire s'arma de courage; il mit généreusement la main à l'œuvre, et, avec l'aide de Dieu, il triompha tellement de ses répugnances, qu'il trouva bientôt sa joie et son bonheur dans ce qui lui avait paru si plein de tristesse et de difficultés; tant il importe de fermer l'oreille aux vaines réclamations d'une imagination toujours trop prompte à s'effrayer! tant il est vrai de dire due l'on petit surmonter les plus grands obstacles, et que rien n'est impossible au vrai fidèle qui s'humilie et qui prie!

Au sein du désert, dans cette école divine de Jésus-Christ, Chrysostome s'appliqua tout entier à la méditation des Écritures et aux pratiques de la pénitence. Il étudia les saintes lettres sous deux maîtres habiles, l'un appelé Diodore et l'autre Cartère. Ce dernier est loué par saint Grégoire de Nazianze, qui l'appelle un homme de Dieu et très-habile dans la science divine; le premier fut évêque de Tarse, et Chrysostome l'appelait son père et son maître; mais surtout il s'appliqua à se connaître lui-même. L'humilité et ses pratiques furent l'objet de son zèle, comme aussi le but constant de ses efforts fut de soumettre parfaitement la chair à l'esprit. Sous la direction d'un saint vieillard, appelé Ésychius, connu par l'austérité de sa vie , il fit des pro grès merveilleux dans l'exercice de la pénitence et dans l'oubli de lui-même. Il redoubla ses jeûnes, ses macérations et ses veilles. Pour vaincre le sommeil et ne dormir que le temps qu'il s'était prescrit, il avait attaché une corde au mur de sa cellule, et, lorsque le sommeil était sur le point de le saisir, il prenait la corde des deux mains et se tenait ainsi suspendu jusqu'à ce qu'il fût parfaitement éveillé. Comme un vaisseau poussé en pleine mer par les vents, par les rames et les flots, Chrysostome, aidé du secours de la grâce, animé par l'exemple des anciens et surtout d'Ésychius, s'avançait rapidement dans les voies de la perfection; mais il n'est point de victoire sans combat, et Dieu, pour l'éprouver, permit au démon de lui livrer un nouvel assaut plus terrible que celui dont nous avons parlé.

32. Tout à coup l'esprit du solitaire se couvre de ténèbres; le souvenir du monde et de ses plaisirs se réveille dans son âme; d'affreuses pensées de volupté, des images plus affreuses encore viennent l'obséder à chaque instant du jour et même pendant le silence de la nuit; poursuivi, pressé de toutes parts, il ne sait où se réfugier. Tout ce qu'il voit, tout ce qu'il entend, tout ce qui l'entoure fait de fâcheuses impressions dans son âme et saisit péniblement son cœur. C'est en vain qu'il lutte contre lui-même; en vain cherche-t-il à calmer son imagination, il ne se débarrasse d'une pensée importune, que pour être assailli par une autre plus importune encore.

« Dieu dans sa bonté, dit-il, voulait me faire comprendre ma propre fragilité et la nécessité du secours de sa grâce; il voulait me tenir dans l'humilité et me rendre plus compatissant pour les misères de mes frères. La tentation n'est point un mal, ajoute-t-il, c'est un bien; elle rend les bons meilleurs encore; c'est le creuset qui purifie l'or, c'est la meule qui broie le raisin et l'olive; c'est le feu qui brûle les ronces et les épines pour purger la terre et la rendre propre à recevoir la bonne semence. Dieu, après nous avoir portés longtemps dans ses bras comme des enfants, nous jette tout à coup dans la mer pour nous apprendre à nager. La tentation est inévitable en cette vie, nul saint n'en a été exempt; c'est l'épreuve de notre foi, c'est l'exercice de la vertu, c'est une source de mérites. Que de victoires, que de couronnes elle procure ! Que sait-il, que comprend-il, celui qui n'a pas été tenté, nous dit l'Esprit saint ! »

Chrysostome, au plus fort de la tempête, ne perdit pas un instant courage et confiance. Convaincu que la chasteté est un don de Dieu et que l'ennemi qui l'attaque ne peut être vaincu que par la fuite des occasions, par la prière et la mortification, il redoubla ses jeûnes, ses veilles et ses austérités sous la conduite du vénérable vieillard qui l'encourageait; ses prières furent plus ferventes; il s'appliqua avec plus d'ardeur aux saintes pratiques de l'humilité. Les efforts qu'il fit, les combats qu'il soutint, les grâces enfin qu'il mérita, le firent avancer merveilleusement dans les voies les plus élevées de la perfection. Ce solitaire tenté, éprouvé, persécuté, devint en peu de temps le modèle des jeunes cénobites, l'émule des vieillards les plus consommés en vertu, et l'admiration de tous les habitants du désert.

C'est ainsi qu'avec la grâce de Dieu il trouva la vie là où il devait trouver la mort, et qu'il tourna contre le tentateur lui-même les armes perfides dont il voulait se servir pour le perdre.

Il y avait déjà deux ans que Jean était dans les monastères des montagnes, uniquement occupé à l'étude des choses de Dieu et de celles du salut de son âme. Simple, humble, pauvre, obéissant comme le dernier de ses frères, il n'avait d'autre désir que de connaître et d'aimer Jésus-Christ, point d'autre ambition que celle d'être oublié, inconnu et compté pour rien. Mais Dieu avait d'autres desseins; il voulait qu'il fût l'oracle, la lumière et l'ange consolateur du désert, comme il devait être un jour l'oracle et le docteur de l'Orient et de l'univers.

33. Ce fut la confiance universelle qu'avaient en lui les solitaires qui le força à mettre au grand jour, par d'admirables écrits, les trésors de science et de sainteté, dont son âme était remplie.

Dans le monastère de Chrysostome se trouvait un saint religieux appelé Démétrius, remarquable par la simplicité de sa vie et plus remarquable encore par sa foi, sa charité et son esprit de mortification. Quoique arrivé à un haut degré de perfection, ce solitaire se mettait néanmoins au rang de ceux qui rampent sur la terre. La terre et ses faux biens n'étaient rien à ses yeux, et, pour tout dire en un seul mot, sa conversation, sa vie étaient célestes. Pressé par un désir toujours croissant de plaire à bien, il sollicitait depuis longtemps Chrysostome de l'aider à marcher dans la voie du ciel, et de lui donner par écrit quelques avis pour l'animer à faire pénitence. Souvent il lui baisait la main et, l'arrosant de ses pleurs, « aidez-moi, bienheureux Jean, lui disait-il, aidez-moi, je vous en conjure, à amollir la dureté de mon cœur et à faire pénitence. » Chrysostome résista longtemps, mais enfin, pressé par les instantes prières du pieux solitaire, il céda à ses désirs et il écrivit en sa faveur le Traité de la Componction que nous avons encore.

34. « Les instantes prières que depuis longtemps vous m'adressez, ô bienheureux Démétrius ! m'engagent aujourd'hui à faire ce que vous rire demandez. Non, je le, sais, vous n'avez pas besoin d'être exhorté au recueillement et à la componction; les nuits que vous passez dans la ferveur de l'oraison, vos prières fréquentes, les gémissements de votre cœur, les larmes abondantes que vous répandez en présence du Seigneur, cet amour si ardent que vous avez pour la solitude, le désir même que vous exprimez, sont la preuve évidente des heureuses dispositions de votre âme. Aussi, si je cède à vos désirs, c'est moins le besoin de votre âme qui m'y engage que l'amitié dont vous m'honorez, les instances que vous me faites et le profit spirituel que j'en retirerai moi-même. »

Après ce court préambule où se révèlent la douceur, la charité et la profonde humilité de Chrysostome, il prend pour texte ces paroles du Sauveur : « Malheur à ceux qui rient ! heureux ceux qui pleurent, parce qu'ils seront consolés »  et entrant dans son sujet, il montre la nécessité de la componction. « Nous devons gémir, dit-il, 1° parce que cette vie présente est un temps de deuil, une vallée d'exil et de misères; 2° parce que le péché règne sur la terre dans tous les états et dans toutes les conditions; 3° parce que nous sommes nous-mêmes pécheurs, et grands pécheurs, et, ce qu'il y a encore de plus déplorable, parce que nous ne gémissons pas d'être pécheurs.

« N'est-ce pas un malheur et un malheur bien digne de larmes, s'écrie-t-il, de nous voir accablés de tontes sortes de maux, et pourtant calmes et insensibles ?

Sommes-nous différents des insensés qui s'exposent sans rien craindre à toutes sortes de dangers, qui disent et font sans rougir mille extravagances, pensant en même temps être les hommes les plus intelligents du monde? Ne sommes-nous pas gravement malades? nos âmes ne sont-elle pas couvertes de blessures profondes? et pourtant, y pensons-nous? que faisons-nous? Si une maladie, quelque légère qu'elle soit, vient affliger notre corps, nous courons au médecin, nous prodiguons l'argent, et nous appliquons les remèdes; les soins les plus minutieux sont employés avec persévérance; nous prenons toutes les précautions imaginables, nous avisons aux moyens les plus propres pour nous guérir entièrement; nous ne cessons d'agir enfin due lorsque la maladie a disparu; hélas! et quand nous voyons notre âme couverte de blessures, tyrannisée par mille passions, consumée par les vices, précipitée dans des abîmes, dans l'agonie de mille morts, nous n'y faisons aucune attention! Nous sommes les ennemis de Jésus-Christ., parce que notre vie est contraire aux préceptes de son Évangile; parcourez ces différents préceptes, ceux surtout de la charité, comparez-les avec notre conduite, et vous verrez que nous ne pouvons trop nous humilier et gémir. Que de médisances! que d'injures ! que de jugements téméraires! que de lâcheté dans le service du Seigneur! quelle crainte du sacrifice! et même que d'imperfections dans nos bonnes œuvres !

« Que nous sommes différents du bienheureux Paul! Son amour pour Jésus-Christ était si ardent, il en était tellement consumé, que si, pour lui plaire, il eût fallu souffrir des tortures infinies et immortelles, il les eût embrassées avec joie. Son amour n'était point comme le nôtre, un amour mercenaire, qui n'agit souvent que par la crainte des châtiments et le désir des récompenses c'était un amour généreux, une flamme vive et pure qui le consumait, qui le pressait d'agir par le seul motif de plaire à son bien-aimé, tellement, que pour lui il eût consenti volontiers à être anathématisé. Et qu'on ne me dise pas : Paul avait la grâce! Nous l'avons aussi. Que l'on ne s'excuse pas en disant : Nous ne pouvons égaler saint Paul! Non, sans doute, s'il s'agit de dons et de miracles; car, sous ce rapport, le monde ne verra plus un nouveau Paul, mais nous pouvons approcher de sa ferveur, et si nous n'en approchons pas, ce n'est pas la grâce, mais c'est la volonté qui nous manque.

« Dieu ne demande pas de nous des miracles, mais la sainteté de la vie. Il n'est pas nécessaire d'être riche, d'avoir un tempérament robuste pour prier, pour s'humilier et gémir : la pénitence ne consiste pas précisément dans les jeûnes, les cilices et les veilles, elle consiste dans le souvenir de ses péchés et dans le regret de les avoir commis. Vous aurez l'esprit de pénitence, si vous avez sans cesse présente dans votre âme la pensée de l'enfer, et le spectacle de ce jour terrible où les anges, parcourant les rangs des hommes ressuscités, sépareront les méchants de l'assemblée des saints et les entraîneront dans l'abîme éternel. Si nous voulons avoir l'esprit de componction, sevrons notre cœur des plaisirs. Comme le feu ne peut s'allier avec l'eau, l'attachement aux plaisirs est incompatible avec la componction : l'une ne veut que des larmes, l'autre ne cherche que la joie; l'amour des plaisirs rend l'âme pesante, la componction lui donne des ailes pour s'élever au-dessus des choses créées. »

Telle est en résumé la lettre à Démétrius sur la componction. Chrysostome la termine par ces paroles :

« J'aurais pu, bienheureux Démétrius, m'étendre davantage sur ce sujet, mais comme l'obéissance seule et non le besoin de votre âme m'a engagé à écrire, il n'est pas nécessaire d'aller plus loin, c'en est même trop, car je sais à n'en pas douter jusqu'à quel point vous portez l'esprit de componction. Pour être touché de cette vertu et la pratiquer, il n'est pas nécessaire de vous entendre, il suffit de vous voir. Je termine donc, et je conjure votre Béatitude, si mon travail a pu lui être agréable, de vouloir bien, en retour, m'obtenir de Dieu la grâce, non-seulement de bien parler de la pénitence, mais de la pratiquer, car la doctrine sans les œuvres, non-seulement est inutile, mais elle est nuisible, en ce sens qu'elle attirera une grande condamnation à celui qui aura vécu dans la négligence et dans la lâcheté.

« Ce ne sont pas ceux qui disent: Seigneur! Seigneur! qui seront sauvés, mais ceux qui auront fait la volonté du Père qui est, au ciel.»

La lecture de cette lettre avait fait de trop heureuses impressions sur Demétrius et les habitants du désert, pour que Chrysostome pût rester en repos; aussi, quelque temps après, fut-il obligé d'en écrire une seconde sur le même sujet, pressé qu'il fut par les instances des solitaires et surtout de Stéléchius.

« Vous me demandez, saint homme de Dieu, de vous écrire quelques-unes de mes pensées sur la componction, mais comment une âme aussi faible, aussi froide que la mienne, pourrait-elle s'acquitter dignement de ce devoir? Pour écrire sur ce sujet, il faut une âme de feu, tellement brillante, que, comme un fer incandescent, elle puisse imprimer ses sentiments d«ns le cœur de ceux qui les lisent. Hélas ! je suis bien loin d'avoir ce feu dévorant ; mon cœur est sans consistance comme la poussière, il est froid comme la cendre des tombeaux. »

Après avoir fait le portrait d'un cœur pénétré de componction et montré l'homme pénitent ayant des yeux et ne voyant pas, des oreilles et n'entendant pas, insensible pour le monde, mort au monde et ne vivant que pour Dieu et les choses de Dieu, foulant aux pieds les plaisirs des sens, les richesses et la gloire, il s'écrie, dans son enthousiasme pour saint Paul : « Tel était le grand Paul, qui, au milieu de la magnificence des grandes cités, était aussi indifférent pour les choses passagères que nous le sommes pour un cadavre. Il l'était plus encore, car il ne dit pas seulement : le monde est mort pour moi », mais il ajoute : « je suis mort pour le monde.» C'est une grande sagesse de regarder le inonde comme un cadavre, mais c'est une sagesse plus grande encore d'être mort au monde. Un cadavre peut nous être cher, mais entre deux cadavres, il ne peut y avoir aucun rapport ni de pensées, ni de sentiments. Paul était tellement mort au monde, qu'il n'habitait plus la terre, mais le ciel; son amour pour Jésus s'élevait non pas au troisième ciel, mais il dépassait tous les cieux. La, stature de saint Paul était Petite, mais par son amour et son zèle il surpassait infiniment tous les autres hommes. Si je comparais son amour pour Jésus-Christ à un vaste incendie qui embraserait toute la surface du globe, qui, remplissant l'espace qui sépare la terre du ciel, s'élèverait par delà tous les cieux, je ne dirais pas encore assez. Tel était aussi l'amour du saint prophète Élie, qui fut enlevé dans un char de feu; tel était celui du saint roi David qui s'écriait : « Ayez pitié de moi, Seigneur! mon Dieu! ne me reprenez pas dans votre fureur, ne me châtiez pas dans votre colère! Ayez pitié de moi parce que je suis faible, guérissez-moi parce que tous mes os sont ébranlés. N'entrez pas en jugement avec votre serviteur, parce que nulle âme ne sera justifiée devant vous si vous la jugez dans la sévérité de votre justice. »

« Nous aussi, nous aurions ces sentiments d'humilité et de componction, si nous considérions 1a malice du péché qui est contraire à Dieu, et l'ingratitude de l'homme qui offense celui qui à chaque instant le comble de ses bienfaits. Eussions-nous mille vies à offrir au Seigneur; eussions-nous dans le cœur toutes les affections, toutes les vertus des anges et des saints, nous ne pourrions jamais assez reconnaître les bontés et les bienfaits du Seigneur. Il nous a tirés du néant et créés à son image; il a étendu les cieux sur notre tête; il les a ornés d'astres lumineux; il a affermi la terre sous nos pas ; chaque année elle se couvre de fleurs et de fruits pour notre usage; il l'a embellie de fleuves, de rivières, de lacs, de montagnes, de plantes diverses, et d'une multitude variée d'animaux de toute espèce. Le jour nous apporte ses bienfaits, et la nuit ne nous est pas moins favorable; elle répare nos forces. En nous obligeant au repos, elle conserve la vie et la santé des hommes, qui, poussés par l'avarice et l'ambition, n'eussent pas manqué d'abuser de leurs forces si la nuit ne venait suspendre leurs pénibles travaux. Dieu, en envoyant la nuit sur la terre, fait pour nous ce qu'une mère tendre fait pour son enfant; elle le berce avec amour sur ses genoux, et, jetant un voile sur ses yeux pour lui dérober le jour, elle l'invite au sommeil. »

Le saint roi David, à la pensée des bienfaits de Dieu, s'écriait : « Qu'est-ce, donc que l'homme, ô mon Dieu! pour que vous ayez ainsi pensé à lui? » Et tout à coup pensant à nos ingratitudes, il s'écrie : « Hélas! l'homme n'a pas compris vos bontés; il s'est ravalé jusqu'à la brute , et il lui est devenu semblable. » Chrysostome , après un développement magnifique des bontés de Dieu et de l'ingratitude des hommes, s'écrie en terminant, comme s'il était lui-même le plus coupable et le plus ingrat des hommes : « Je vous prie donc, ô saint homme de Dieu! ou plutôt je vous conjure par cette confiance que vous donnent vos mérites de m'aider du secours de vos prières, afin que je puisse déplorer mes péchés autant qu'il est possible, et déposer cet immense fardeau dont je suis accablé. Demandez pour moi au Seigneur qu'après ma pénitence je commence enfin à marcher dans la voie qui conduit au ciel; demandez par vos prières que je ne tombe point en enfer, dans cet enfer où il n'est plus possible de confesser ses péchés; dans cet enfer où l'on ne peut plus être secouru par les prières d'un père, d'un ami, d'un frère, et où, privé de tout secours, au sein des ténèbres épaisses, sans consolation et sans espérance, dévoré par des feux vengeurs, on endure pour jamais des supplices infinis. »

35. Autant le désert avait été réjoui et édifié des deux lettres de Chrysostome sur la Componction, autant aussi il fut troublé et affligé par la chute déplorable de Théodore, et par le scandale qui en résulta. Ce solitaire était précisément ce Théodore dont nous avons parlé, ami de Basile, ami de Maxime, ami de Chrysostome, un des jeunes hommes, enfin, qui pratiquaient les exercices des ascètes, dans la ville d'Antioche. Théodore était issu d'une illustre famille; ses richesses étaient considérables. Doué d'un grand esprit, il avait fait ses études avec distinction; il parlait et il écrivait très-agréablement. On reconnaissait en lui un bon caractère, mais aussi un peu de vanité. L'amitié qu'il avait liée avec Chrysostome et Basile, pendant ses années d'étude, lui fut d'un grand secours. Chrysostome le gagna à Dieu, et lui persuada de quitter la fonction d'avocat qu'il exerçait au palais, pour embrasser la véritable philosophie, c'est-à-dire la vie des solitaires. Théodore avait quitté le monde pour se retirer et vivre dans les montagnes. Sans aucun doute, sa démarche avait été sincère et réfléchie; il avait même, dans les commencements, goûté combien le Seigneur est doux, et plus d'une fois il s'était félicité sur le parti heureux qu'il avait pris. Mais ce n'est. pas assez d'entrer dans la vocation à laquelle la Providence appelle, il faut y répondre; la route n'est pas difficile quelquefois à trouver, mais la difficulté consiste à y marcher. Théodore se relâcha peu à peu de sa ferveur première; une fois l'attrait de la nouveauté passé, il avait regardé en arrière, et les idées du monde étaient venues l'assaillir. Ma famille est illustre, disait-il; je suis dans la fleur de mon âge; ma fortune est considérable, je pourrais briller dans le monde par mou esprit et nie faire un nom par mes talents. Pourquoi mépriser les dons de Dieu en les enfouissant? Pourquoi renoncer aux biens de la fortune, répudier la gloire et m'ensevelir tout vivant dans un tombeau? Ces réflexions inspirées par le démon, et la comparaison de sa position présente avec son état passé, tirent de funestes impressions sur son cœur, et achevèrent de renverser dans son âme toutes ses généreuses résolutions. Théodore succomba à la tentation, et, quittant le désert, reprenant le chemin de la ville, il rentra dans la vie du siècle où il se livra, sans retenue, à la vanité, à l'orgueil, aux plaisirs, et même à la débauche. Hélas! jusqu'à quel excès n'est point capable de conduire une passion mal réglée ! Les liens que Théodore avait contractés avec le Seigneur par la profession monastique ne furent plus rien à ses yeux, et, au mépris de ses saints engagements, il se disposait à épouser une jeune fille inconnue, appelée Hermione.

36. Chrysostome ayant appris la chute déplorable de son ami , en fut pénétré de la plus vive douleur. Pressé par son amitié et par son zèle, il lui tendit aussitôt la main, et fit tous ses efforts pour le ramener à de meilleurs sentiments. C'est pour cela qu'il lui écrivit un grand nombre de lettres, dont deux seulement sont parvenues jusqu'à nous. Dans la première il s'écrie : « C'est avec plus de raison que le prophète que je dois aujourd'hui m'écrier : Qui donnera de l'eau â ma tête, et ci mes yeux une fontaine de larmes pour déplorer non la ruine d'une ville, non les malheurs temporels d'un peuple, mais la perte malheureuse d'une âme plus grande, plus précieuse aux yeux de Dieu que tous les trésors de l'univers? Ah! que personne ne me condamne si ma douleur est plus amère,, si mes larmes sont plus abondantes que celles du prophète! Je pleure la dévastation d'une âme chère à son Dieu; je pleure la désolation et la ruine du temple de Jésus-Christ; je pleure la perte de trésors immenses, le sanctuaire de Dieu renversé, l'arche sainte souillée, le propitiatoire, la table de pierre, l'urne d'or et les chérubins livrés à la profanation. Non, ma douleur n'est pas trop grande; le saint apôtre Pierre et le divin Paul ne l'eussent point condamnée. Qui pourrait retenir ses larmes, qui pourrait écouter des paroles de consolation à la vue d'une âme comme la vôtre, renversée, dépouillée de sa force, de sa beauté et de sa gloire, couverte de blessures innombrables et abîmée dans la mort? Hélas! il est donc vrai que celui qui s'était élevé jusqu'au ciel, qui ne respirait que le ciel, qui méprisait le monde et ses vanités, pour qui les plus belles femmes n'étaient que des statues, à qui l'or et les plaisirs apparaissaient aussi vils que de la boue; il est donc vrai que cet ami si cher, que cet ange de la terre est tombé? Il est donc vrai que saisi tout à coup par l'ardeur de la concupiscence il a perdu toute sa force, toute sa santé, toute sa beauté, pour devenir l'esclave des malheureuses voluptés? En apprenant vos malheurs, ô ami si cher! pourrais-je être calme? pourrais-je ne pas gémir et fondre en larmes? Et s'il est permis, s'il est juste de pleurer la mort corporelle des personnes qui nous sont chères, qui pourrait m'empêcher de pleurer la mort spirituelle de votre âme? Non, mes pleurs ne cesseront de couler que lorsque je vous verrai rétabli dans votre gloire première. Ne désespérez pas de la bonté de Dieu, vous pouvez vous convertir; votre conversion est loin d'être impossible. Ce qui est impossible aux hommes, est facile à Dieu. Si le démon a pu vous précipiter du faîte de la vertu et de la gloire dans l'abîme de la perdition et du malheur, Dieu peut plus facilement encore vous rendre à votre ancienne liberté et vous donner un bonheur plus grand encore que celui que vous avez perdu. Ne me dites pas qu'il n'y a point de pardon à espérer pour vous, que Dieu ne pardonne pas des fautes comme celles dont vous êtes coupable. Donnez-moi le plus grand pécheur de l'univers, fût-il injuste, calomniateur, impudique, débauché, sacrilège; supposez-le coupable de tous les crimes les plus horribles; supposez qu'il les a commis depuis son enfance jusqu'à sa vieillesse, et même jusqu'à l'heure de la mort: pourvu qu'il ne renonce pas à la foi, pourvu qu'il s'humilie sincèrement, pourvu qu'il se repente, je soutiens que son salut n'est pas désespéré. Si Dieu agissait par passion, le pécheur aurait lieu de craindre de ne pouvoir apaiser une colère allumée par tant de crimes, mais Dieu est toujours maître de lui-même: s'il châtie, c'est par bonté et non par un esprit de vengeance. Il nous menace, il nous punit souvent, afin de nous faire rentrer en nous-même et de nous attirer à lui. Le médecin, loin de s'offenser des injures que lui prodigue un malade en délire, fait, au contraire, tous ses efforts pour le calmer. Dès qu'il voit apparaître une lueur de raison et de bon sens; il s'en réjouit ; il applique encore des remèdes plus forts, non pour se venger des injures qu'a proférées contre lui ce pauvre malade, mais pour le guérir. Ainsi en agit le Seigneur : quand nous sommes tombés dans la démence du péché, il nous frappe, il nous applique de violents remèdes afin de nous délivrer du mal.

« Qui fut plus coupable que Nabuchodonosor, Achab et Manassès? et pourtant Dieu leur pardonna dès qu'ils s'humilièrent devant lui. Nul crime n'est irrémissible à sa bonté; il reçoit toujours un cœur contrit et humilié; en un instant un pécheur peut se réconcilier avec Dieu; la pénitence se mesure non par le temps, mais par le sentiment.

« C'est pourquoi, ô ami si cher ! pleins de confiance en la bonté divine, relevons-nous de l'état de misère où nous sommes tombés. Votre plus grand malheur serait, non pas d'être tombé, mais de ne pas vous relever; non pas d'avoir péché, mais de persévérer dans le péché. Relevez-vous donc avec courage, imitez l'enfant prodigue et comme lui écriez-vous : Je me lèverai et j'irai trouver mon père! Le démon qui sait que Dieu fait miséricorde à ceux qui se convertissent met tout en œuvre pour jeter un pécheur dans le désespoir; mais il faut remarquer que comme celui qui a donné un verre d'eau froide à un pauvre en sera récompensé, ainsi celui-là sera en quelque sorte récompensé qui se repent de ses crimes, parce que le juge sévère qui examinera nos péchés recherchera aussi nos bonnes œuvres.

« Si vous ne pouvez remonter à ce degré de perfection d'où vous êtes tombé, efforcez-vous du moins de sortir du triste état où vous êtes; commencez un combat si utile, et vous ne perdrez pas vos peines. Les choses les plus aisées paraissent difficiles quand on n'en a point fait l'essai; mais après les premiers efforts la difficulté s'évanouit; l'espérance succède au désespoir; l'on trouve des expédients auxquels on ne s'attendait pas. Bannissez toutes les pensées que le malin esprit vous suggère. Ce fut lui qui empêcha Judas de faire pénitence; son crime, tout énorme qu'il fut, n'était pourtant point au-dessus de l'efficacité de cette vertu.

« Relevez-vous donc, ô Théodore, ô ami qui m'êtes si cher ! prenez courage, en considérant les exemples de conversion de plusieurs personnes plus coupables que vous. Songez à ce jour terrible où le Sauveur Jésus viendra pour juger le monde. Représentez-vous la terreur de ce spectacle : le soleil et la lune obscurcis, les morts ressuscités, le juste Juge assis sur son tribunal au sommet des cieux et environné des anges, tous les hommes pâles et tremblants, la bénédiction des bons et la condamnation des méchants, la joie des justes et le désespoir des pécheurs. Voudriez-vous, par une obstination coupable et pour des plaisirs passagers, perdre les joies du ciel, et, pour un instant de volupté, vous résoudre à subir des supplices éternels?

« Méditez ces vérités, ô vous qui m'êtes si cher! et surtout ne perdez pas confiance. Je vous l'ai dit, je le répète encore, tout n'est pas perdu, ne vous découragez pas; la confiance en la bonté de Dieu sera votre salut. »

Cette admirable lettre, que divers auteurs appellent divine et que nous n'avons pu que défigurer en la résumant, est remplie des sentiments de la plus sincère amitié, du zèle le plus pur, de l'amour de Dieu le plus ardent, des idées les plus consolantes et les plus sublimes sur la bonté de Dieu à l'égard du pécheur : il est impossible de trouver rien de plus éloquent. Le pécheur qui la lit se sent consolé, soulagé; il est touché de la bonté de Dieu; nécessairement il se condamne lui-même, il se reproche son ingratitude, il rougit de sa conduite, et tôt ou tard, s’il y réfléchit sérieusement, il se convertit.

37. Théodore fut touché jusqu'aux larmes; le souvenir de la bonté de Jean se réveilla dans son cœur; il commença à déplorer en secret sa honteuse folié; mais il était arrêté par le respect humain, par l'amour des honneurs, de la gloire et de la liberté. Dans son enivrement misérable, le joug du monde lui paraissait plus léger que celui de Jésus-Christ. Ces liens retenaient Théodore; Chrysostome s'efforça encore de les briser dans une seconde lettre qu'il lui adressa.

« Si une lettre pouvait contenir des larmes et des gémissements, lui dit-il, celle que je vous envoie, ô Théodore, ami cher à mon cœur, en serait remplie. Ce n'est point parce que vous avez pris en main le gouvernement des affaires temporelles que je pleure, mais c'est parce que je ne lis plus votre nom parmi ceux de nos frères, et que vous avez brisé l'alliance sacrée que vous aviez contractée avec Jésus-Christ.

« Je ne suis pas étonné de votre chute, mais ce qui me surprend c'est votre persévérance dans le péché; ce n'est pas votre blessure qui m'effraie, mais c'est la négligence ou plutôt le refus que vous opposez à sa guérison. Eh! qu'est-ce donc qui vous retient? pourquoi restez-vous tranquille? Quand un marchand a perdu un navire brisé par la tempête, abandonne-t-il sa profession, ou plutôt n'a-t-il pas plus d'ardeur encore pour courir les mers, pour affronter les flots et les périls dans l'espérance de récupérer par de nouveaux gains les richesses qu'il a perdues? Un athlète tombé dans la carrière se déconcerte-t-il? Voyez comme il se relève promptement, comme il s'élance de nouveau jusqu'à ce qu'il reçoive la couronne! Souvent un soldat, après avoir fui devant l'ennemi, a rougi de lui-même, et tout à coup, retrouvant sa valeur première, revenant sur ses pas, il attaque avec courage et remporte la victoire. Combien de fois ne vit-on pas des chrétiens, après avoir abjuré la foi à la vue des supplices, gémir de leur apostasie, revenir dans l'arène, confesser hautement Jésus-Christ et remporter la palme d'un glorieux martyre!

Arrêtez donc votre fuite précipitée. Ne soyez pas étonné de vous-même. Il n'est pas étonnant qu'un soldat soit blessé dans un combat. Ne craignez pas de revenir, sur vos pas, et recommencez avec vigueur la sainte lutte que vous aviez entreprise. En voulant écraser la tête du serpent infernal, vous avez reçu une morsure, cela n'est pas étonnant; mais, ayez confiance, cette morsure, guérie par la grâce divine, loin de vous nuire, ne fera que vous animer davantage au combat. Tout n'est pas perdu! Vous êtes tombé au commencement de la lutte, le démon n'a pas encore éprouvé vos forces; votre vaisseau ne rentrait pas au port, chargé de richesses: il en sortait seulement pour en acquérir, quand ce sauvage pirate l'a attaqué et vaincu avec tant de fureur. Croyez-moi, l'ennemi n'a fait que vous atteindre; faites retomber sur sa tête les coups qu'il vous â portés, comme le lion, légèrement blessé, se précipite avec furie sur le maladroit chasseur. Courage, ranimez-vous,. souvenez-vous que la nature humaine est faible et fragile; oui! l'homme est facilement égaré, mais aussi il reconnaît facilement son erreur; s'il tombe promptement, promptement aussi, avec la grâce, il se relève.

« Je sais ce qui vous retient : c'est l'amour du monde. Vous m'objectez la difficulté du service du Seigneur; mais ne savez-vous pas que le Sauveur a dit : Venez à moi vous tous qui êtes fatigués et chargés, et je vous soulagerai; mon joug est doux et mon fardeau est léger?

« Vous vous faites illusion sur le bonheur que procure le monde; vous êtes sous l'influence d'un charme trompeur; le charme sera bientôt. levé, et vous trouverez le malheur là où vous espériez trouver la félicité. Et, après tout, où est le bonheur dans le monde? en quoi le faites-vous consister? Je vous entends me répondre Dans la gloire du commandement, dans les richesses, dans la renommée; dans les plaisirs.

« Oui, vous avez raison, ce sont là les choses que l'on convoite principalement, et où l'on croit trouver le bonheur; mais, si vous voulez réfléchir, vous conviendrez que c'est un bonheur bien misérable si on le compare à celui d'être à Dieu.

« Celui qui commande n'est-il pas en butte à la fureur du peuple, assujetti à ses caprices, et souvent le jouet d'une multitude abrutie? Est-il vraiment libre? s'appartient-il à lui-même? Et, d'ailleurs, combien dure son rôle? A peu près le temps que dure celui d'un acteur aujourd'hui il est empereur, il est préfet, il est commandant, il est soldat; demain il ne sera ni empereur, ni préfet, ni commandant, ni soldat : il ne sera rien.

« Mettez-vous votre bonheur dans les richesses? Mais ne rendent-elles pas malheureux souvent ceux qui les possèdent? Ne savez-vous pas qu'il est écrit : Malheur aux riches, malheur à ceux qui se confient dans leur puissance, et qui mettent leur gloire dans les richesses ?

« Est-ce la gloire qui vous rendra heureux? Quelle gloire que celle qui se flétrit comme la fleur des champs et qui s'évanouit comme un songe !

« Le mariage est une chose honorable, mais le mariage ne vous est plus permis depuis que vous vous êtes dévoué à Jésus-Christ. Ce serait pour vous plus qu'un adultère. Du reste, quel embarras! que de peines! que de sollicitudes! Si vous épousez une femme pauvre, elle diminuera vos richesses; si elle est riche, elle s'emparera de l'autorité et vous rendra esclave; il est pénible d'avoir des enfants, plus pénible encore de ne pas en avoir; s'ils sont malades, quelles inquiétudes! s'ils meurent, quel regret, quelle douleur! s'ils vivent, quels soucis, quelles peines interminables! Est-ce être libre, mou cher Théodore, que d'être ainsi impliqué dans tant de liens? Est-ce vivre que d'être toujours esclave, d'être toujours aux autres et jamais à soi-même?

« Ces maux, ces soucis, ces peines, le solitaire en est exempt. Il est riche dans la pauvreté, il est grand dans l'humiliation; personne ne peut lui enlever sa divine royauté; il est libre jusque dans les fers; il ne craint ni la pauvreté, ni le déshonneur, ni les cachots, ni l'exil, ni la mort même; ce moment si terrible pour les vains amateurs du monde est pour lui plus doux que la vie; c'est la fin du travail, c'est le terme de l'exil, c'est le coup de vent qui le fait entrer au port; le serviteur de Dieu ne craint pas la mort; il ne craint qu'une seule chose, le péché.

« Placé comme sur un roc élevé et inaccessible aux tempêtes, il porte ses regards sur la vaste étendue des flots en courroux. Du sommet où il est tranquillement assis, il contemple, en sécurité, la multitude des naufragés; il voit les uns abîmés tout à coup dans les flots, les autres brisés contre les écueils, celui-ci entraîné par les courants, celui-là saisissant une planche et luttant contre la fureur des eaux ; de toutes parts, sur la surface de la mer du monde, il ne voit que des naufrages, des débris, des cadavres flottants, la désolation, le désespoir et la mort. A ce spectacle, plein de reconnaissance, il lève les yeux et les mains vers le ciel et il bénit la bonté divine qui l'a préservé d'un sort aussi malheureux. Méditez toutes ces choses, cher ami, ne désespérez pas, relevez-vous avec courage, et hâtez-vous de venir rejoindre Valère, Florent, Porphyre et vos amis du désert. Jour et nuit ils versent des larmes sur votre malheur; sans cesse, ils prient le Seigneur de vous ramener; leurs prières auraient déjà obtenu leur effet, si vous aviez voulu un peu travailler à vous délivrer des mains de l'ennemi. Ne seriez-vous pas déraisonnable de désespérer de vous-même, quand tous vos amis comptent avec confiance sur votre retour? Celui qui est tombé ne se relèvera-t-il pas? demande l'oracle divin. C'est ce que j'espère, c'est ce que nous attendons tous de la grâce et de votre bonne volonté.

« Je termine mes réflexions, ma lettre est beaucoup trop longue, je le sais, je le confesse; mais vous voudrez bien pardonner à l'amitié et à la douleur qui me l'a dictée. Je ne l'aurais pas écrite, si j'avais écouté les conseils de ceux qui me disaient : Vous semez sur la pierre, vos avis sont inutiles, ne vous fatiguez pas en vain. Je n'ai écouté pour vous écrire que ma seule amitié, et je disais, non, je ne travaille pas en vain, j'espère, et j'espérerai toujours.

« Que si pourtant, ô Théodore, ô ami si cher, je suis trompé dans mon espérance, j'aurai du moins la consolation d'avoir été fidèle à notre ancienne et précieuse amitié en accomplissant envers vous un dernier devoir. »

38. La conversion du pécheur est l'œuvre de Dieu; mais c'est aussi l'œuvre de l'homme qui correspond à la grâce de Dieu. C'est un miracle non moins étonnant quelquefois que celui de la résurrection d'un mort. La conversion de Théodore présentait de grandes difficultés, Il avait abandonné son saint état, il s'était dépouillé de l'habit de solitaire pour se revêtir du manteau des philosophes et de la toge des juristes; sa désertion était connue publiquement; le palais, les théâtres, les divertissements, et par-dessus tout l'amour criminel d'une femme, l'occupaient tout entier. Comment briser tant de liens? Comment surmonter tant d'obstacles? Qu'allait penser le monde s'il revenait au sentier du salut? Mais rien n'est impossible à Celui qui tient dans sa main le cœur de l'homme. Les larmes et les prières des amis de Théodore touchèrent en sa faveur le cœur de Dieu. Le remords se réveilla dans l'âme de ce chrétien égaré. Il fit un pas vers le Seigneur, et Dieu courut en quelque sorte à sa rencontre. Touché par la grâce, il déplora amèrement ses péchés, son ingratitude et sa folie. Mais, hélas ! pour son malheur, il ne rentra pas au désert; il fut élevé quelques années après sur le siège épiscopal de Mopsueste, en Cilicie. Égaré par ce faux principe, source des hérésies, qu'il faut tout déférer au tribunal de la raison et n'admettre que ce qu'elle approuve, il distingua deux personnes en Jésus-Christ; il soutint les Pélagiens contre saint Jérôme et protégea Julien, partisan déclaré de Pélage. Théodore mourut en 428; sa mémoire fut flétrie par les Pères du cinquième Concile général qui anathématisa solennellement sa personne et ses écrits, 553. N'est-ce pas le cas de nous écrier : Malheur aux riches ! malheur à ceux qui sont orgueilleux! Heureux les pauvres, heureux les humbles qui, se défiant d'eux-mêmes, marchent dans les voies de la simplicité et de la foi!

39. Pendant que Chrysostome était dans le désert l'œil de l'aveugle, le pied du boiteux, le consolateur des affligés, l'apologiste de la pénitence, et l'édification de tous ceux qui avaient embrassé la vie monastique, il arriva des événements qui l'obligèrent non plus à écrire sur la componction, sur le bonheur d'être à Dieu ou sur les vertus monastiques, mais à défendre l'ordre monastique lui-même contre les attaques dont il était l'objet. Jusqu'alors, Chrysostome avait été l'ornement du désert; Dieu voulut qu'il en fût l'apologiste et le défenseur éloquent.

Les dangers de l'empire, environné et menacé de tous côtés par les hordes des barbares, n'avaient pas ramené Valens à de meilleurs sentiments envers le catholicisme. Tant que Valentinien, son frère, empereur d'Occident, avait vécu, Valens s'était contenu, de peur d'attirer sur lui sa colère, mais des qu'il eut appris sa mort, arrivée en 375, son impiété ne connut plus de bornes.

Ce fut surtout contre les évêques, les prêtres, les diacres et les moines que sa rage arienne s'exerça avec le plus de fureur.

Dès la même année, il publia un édit par lequel il obligeait au service militaire les prêtres, les religieux, les moines, et, sans exception, tous les habitants du désert. Il avait pour but non point de fortifier son armée d'une foule d'hommes brisés par les jeûnes et les macérations, mais de détruire les monastères et la vie religieuse. Par ses ordres, des tribuns accompagnés de soldats armés parcoururent les montagnes de l'Égypte et de la Syrie, brûlèrent les monastères, et dispersèrent les solitaires. Ceux qui tombèrent entré les mains des soldats furent, les uns frappés, mutilés, massacrés; les autres traînés dans les villes et livrés à la risée d'une populace abrutie, quelques-uns enrôlés dans les armées ou jetés dans le fond des cachots pour y périr de faim et misère. La dévastation fut telle, que saint Basile la déplore amèrement dans une lettre qu'il adresse aux solitaires persécutés, et dans laquelle il les presse d'accepter l'asile qu'il leur offre.

Les Huns suscités de Dieu pour punir les crimes du monde se chargèrent de faire cesser la persécution. Leurs hordes se réunirent, et se jetant sur l'empire l'inondèrent comme un torrent. Valens, effrayé à la vue des villes et des provinces en feu, s'occupa enfin du danger et oublia les moines. Toutefois, le coup était frappé, la haine de l'empereur resta dans l'âme des ariens, ses partisans; elle réveilla la fureur des païens contre le Christianisme, et porta même quelques catholiques ignorants ou passionnés à applaudir aux mesures rigoureuses et aux vexations exercées contre la vie monastique. De toutes parts on cria contre les solitaires; leur vie fut considérée comme une vie barbare, contraire à la raison, indigne même d'un chrétien; on traitait de folie les prières, les jeûnes, la solitude, les austérités du désert; quiconque osait prendre la défense des solitaires était bafoué et maltraité; les parents cherchaient par tous les moyens à inspirer à leurs enfants un profond mépris pour cette sainte vocation; on entendit même quelques chrétiens s'écrier qu'ils aimeraient mieux renoncer à la foi que de permettre à des hommes d'une condition libre d'embrasser un genre de vie aussi singulier.

Des discours on était passé aux actes; on se vantait publiquement des outrages faits aux solitaires : l'honneur était à qui s'était montré plus cruel envers eux. Celui-ci avait le premier découvert la retraite d'un moine, celui-là l'avait saisi; l'un l'avait frappé, l'autre l'avait traîné en prison; un autre l'avait insulté sur la place en lui crachant au visage, un autre, enfin, avait excité la colère des juges et fait prononcer contre lui une sévère condamnation. Tels étaient les sentiments do la plupart des habitants d'Antioche. Insensés! ils oubliaient que les solitaires avaient propagé le Christianisme, qu'ils étaient lés consolateurs de ceux qui souffrent; ils ne prévoyaient pas, hélas! que bientôt ces moines persécutés, oubliant les outrages dont ils les chargeaient, accourraient du haut de leurs montagnes pour consoler et sauver leur ville.

Chrysostome ayant été averti par un de ses amis des sentiments et des dispositions des habitants d'Antioche en conçut une si vive douleur, qu'il se mit à fondre en larmes, conjurant le Seigneur de l'appeler à lui et de D'arracher à un monde où l'on était forcé de voir de pareils scandales. Comme il continuait à se désoler en présence de cet ami, et à déplorer dans l'amertume de son âme les maux de l'Église: mettez un terme à vos larmes, s'écria celui qui lui avait apporté ces tristes nouvelles; il ne s'agit pas de pleurer maintenant, mais plutôt de chercher un remède à un si grand mal. Ce remède dépend de vous, il est entre vos mains : il faut éclairer les ignorants et combattre les hommes passionnés. Publiez donc un écrit pour apaiser les esprits, en justifiant la vie solitaire des injustes accusations que l'on fait tomber sur elle. Mettez au plutôt la main à l'œuvre; ne craignez pas de révéler aux païens les maux de l'Église, car ils les connaissent. N'épargnez pas non plus les chrétiens, car beaucoup parmi eux se rendent coupables des excès monstrueux dont je vous ai fait le triste, mais trop véritable récit.

40. Ce fut à cette occasion que Chrysostome écrivit son grand Traité de la vie monastique. Il le divisa en trois livres : le premier est adressé aux ennemis de la vie monastique.

Après avoir raconté en gémissant les injustes et cruelles vexations dont les solitaires étaient l'objet, il établit que cette persécution ne nuit pas aux cénobites, mais à ceux qui l'exercent; qu'elle est injurieuse à Dieu, dont elle contrarie les desseins; qu'elle expose ceux qui s'en rendent coupables aux mêmes châtiments dont furent punis ceux qui s'opposaient au rétablissement du Temple de Jérusalem. Il compare les ennemis des solitaires à Néron, persécuteur des chrétiens, au mauvais riche qui laissait mourir de faim le pauvre Lazare.

« Ceux qui vont au désert y sont-ils forcés, s'écrie-t-il; n'est-ce pas volontairement qu'ils y vont? ne sont-ils pas libres de choisir l'état qui leur plaît? ne leur est-il pas permis de craindre l'enfer, et de chercher par la pénitence à éviter ses supplices? Ignorez-vous que les crimes inondent la terre comme au temps du déluge, et pouvez-vous trouver étrange que les âmes saintes cherchent à échapper à la séduction en se retirant dans la solitude? Plût à Dieu que les gens du monde vécussent de telle sorte que les monastères fussent inutiles! »

Le second livre est adressé à un père païen, opposé à la vocation monastique d'un de ses enfants. Pour le convaincre de son injustice, Chrysostome développe ce raisonnement  :« Je suppose que vous êtes élevé au faite de la fortune, et que votre fils a toutes les qualités nécessaires pour soutenir le nom et l'honneur de votre maison; malgré cela, il n'en est pas moins vrai qu'en vous opposant à sa vocation vous vous opposez à son bonheur. Ce n'est pas celui qui possède les trésors qui est vraiment riche, mais celui qui les méprise : Diogène était plus riche qu'Alexandre. La véritable gloire ne consiste pas dans les honneurs, mais dans la vertu : Platon était plus grand que Denys le tyran, Socrate était supérieur à Archélaos, et Aristide surpassait Alcibiade.

« Ceux qui ont tout quitté sont supérieurs aux princes et aux empereurs, ils sont plus libres et plus tranquilles; leurs joies sont plus réelles, leurs plaisirs plus purs, leur espérance plus certaine; rien ne les trouble, rien ne les émeut, ils ne craignent rien et ils n'ont rien à craindre. Et qu'aurait-il à craindre, celui à qui il est impossible de vouloir du mal et plus impossible encore d'en faire? Quel mal pourriez-vous désirer à un homme qui vit séparé du reste des hommes, qui ne possède ni or, ni argent, ni maison, ni propriété, source ordinaire des divisions, des haines et des querelles; à un homme qui n'ambitionne ni les places, ni les honneurs, ni les dignités; qui, sans orgueil, sans prétentions, vivant dans la retraite, occupé de la prière, aime tous les hommes et ne pense mal d'aucun d'eux?

« Mais je suppose que vous n'êtes touché par aucune de ces raisons, et que poussé par le démon vous désirez nuire au solitaire, quel mal pourrez-vous lui faire? Comme un aigle rapide, il échappe à tous les filets qui arrêtent le passereau, et au moment où vous croyez le saisir, d'un seul battement de ses ailes il s'élancera au plus haut des cieux.

« Vous le condamnerez à l'amende? il n'a pas d'argent. Vous l'exilerez? toute la terre est sa patrie. Vous le couvrirez d'infamie? il méprise la gloire humaine. Vous le ferez mourir? il ne craint pas la mort, c'est le ternie de son exil, c'est le commencement d'un bonheur sans fin; accablez-le de maux innombrables, déchirez-le de coups, jetez-le dans les fers, son corps pourra être blessé, noirci, mutilé, mais son âme demeurera intacte, elle sera même inaccessible à la haine et à la vengeance; que dis-je ! par un effort de charité sublime, il bénira ses persécuteurs et priera pour leur bonheur. »

Le troisième livre de ce Traité s'adresse aux parents chrétiens. Il y montre la nécessité pour eux d'instruire et d'édifier leurs enfants, nécessité fondée sur la loi naturelle et divine. Il parle du malheur qui résulte d'une mauvaise éducation et des vices qui en sont la suite. C'est dans les monastères que l'on se nourrit du pain de la salutaire doctrine, c'est là que l'on mène la vie des anges. Ce n'est pas être père, ce n'est pas aimer véritablement ses enfants que de négliger de les instruire, et surtout de s'opposer à leur vocation.

Le Traité est terminé par le parallèle qu'il établit entre un roi et un solitaire. Il les met en regard pendant leur vie, au moment de la mort et après leur mort.

« L'un est environné de grandeur et de magnificence, l'autre de simplicité et de pauvreté; le premier éblouit par la pompe qui l'environne, tous les hommes le proclament bienheureux; le second est méprisé, on le croit misérable, et pourtant la condition humble du solitaire est plus digne d'envie que celle du monarque sur son trône.

« Les princes commandent en maîtres aux provinces, aux royaumes, aux peuples, aux armées, au sénat; le solitaire commande à ses passions, il sait réprimer les sentiments de l'envie, les désirs de l'ambition, les transports de la colère : il règne véritablement, tandis que celui qui n'est pas maître de lui-même, qui ne sait pas commander à ses passions n'est pas véritablement roi, commandât-il à mille provinces et à mille millions d'hommes.

« Le monarque combat les barbares pour les éloigner des frontières, le solitaire combat les démons pour les chasser des villes et des bourgades; l'un pour sauvegarder les personnes et les biens temporels, l'autre pour sauver les âmes.

« Le solitaire a un commerce continuel avec les prophètes et les apôtres :tantôt il s'entretient avec Isaïe, tantôt il médite les sublimes paroles de l'apôtre Jean, tantôt il cherche à s'inspirer de la profonde sagesse du divin Paul; il se remplit de leur pensée, il imite leur conduite.

« Le prince n'est environné que de courtisans flatteurs, il ne voit que des officiers, des gardes, des soldats armés de lances et d'épées, et souvent il imite les mœurs corrompues de ceux qui l'environnent. L'un passe le jour occupé aux affaires passagères, l'autre s'occupe du service de Dieu et du salut des âmes; l'un dort d'un sommeil tranquille, il se lève dès le grand matin pour chanter les louanges de Dieu, tandis que l'autre appesanti peut-être parle repas et les débauches de la veille, demeure enseveli dans le sommeil jusqu'au milieu du jour.

« Le solitaire se contente d'un habit modeste, d'une table frugale; il faut au prince des habits magnifiques, une table somptueuse, des courtisans et des laquais.

« Les rois sont à charge aux peuples par les tributs qu'ils imposent, par les guerres qu'ils entreprennent, par les pillages qu'ils permettent, par l'insolence de leurs serviteurs et de leurs soldats; le solitaire n'est à charge à personne, il console les riches, il soulage les pauvres des épargnes qui résultent du travail de ses mains, il obtient par ses prières la grâce du Saint-Esprit, et il délivre les âmes de la tyrannie de Satan; ses armes sont la prière, plus redoutables au démon que le fer du chasseur qui met le loup en fuite. A qui avons-nous recours dans les calamités publiques, quand la peste, la famine, les tremblements de terre, quand les fléaux enfin affligent la terre ? Ne courons-nous pas aux montagnes ? n'implorons-nous pas l'assistance des saints qui les habitent ? Les princes eux-mêmes, dans les calamités publiques, n'y accourent-ils pas avec une ardeur égale à celle des mendiants qui se pressent à la porte des riches dans un temps de famine? Achab eut recours aux prières d'Elie quand la sécheresse désolait la terre, et le saint roi Ézéchias fut miraculeusement délivré de l'armée des Perses par les prières du saint prophète Isaïe.

« Le monarque se fait accompagner de soldats armés, il s'enferme dans des forteresses et des remparts, il craint, encore pour sa vie; le solitaire est libre, il n'a besoin ni de gardes, ni de soldats. Le premier meurt à regret; le second meurt avec joie. Si le prince gouverne avec équité son empire, ce qui est très-rare, il sera récompensé; mais sa gloire sera inférieure à celle du solitaire, qui, au dernier jour, s'élancera tout radieux de gloire et de splendeur au-devant du Juge souverain pour recevoir la récompense de ses vertus. La gloire des princes est passagère, la gloire du solitaire est éternelle.

« Méditons ces vérités, et quand nous verrons un homme puissant, revêtu d'habits superbes, étincelant d'or et de pierreries, traîné sur un char magnifique, et s'avançant fièrement au milieu des peuples prosternés, gardons-nous de le proclamer bienheureux, songeons que tout cet éclat n'est qu'extérieur, et que tous ces biens finissent avec la vie; mais quand nous rencontrons un solitaire, quand nous le voyons sans cortège, s'avançant humblement, riche de ses vertus, faisant paraître sur son visage la douceur de son âme et la paix profonde dont son cœur est plein, hâtons-nous de le proclamer bienheureux, et demandons au Seigneur la grâce de lui ressembler.»