HISTOIRE DE S. JEAN CHRYSOSTOME
SA VIE

LIVRE PREMIER.

Histoire du Saint depuis sa naissance, 847
jusqu'à son diaconat, 881.

V

41. Tel fut le premier Traité écrit en faveur de la vie monastique. Ce saint état est trop conforme à l'esprit du Christianisme, et en même temps trop opposé à l'esprit des ennemis de l'Évangile pour n'être pas en butte aux injures, aux mépris et aux persécutions; toujours il a été attaqué, depuis le temps de Chrysostome jusqu'à saint Thomas et saint Bonaventure, et depuis l'époque de saint Dominique et de saint François jusqu'à nos jours. C'est l'accomplissement de ces paroles : Ceux qui veulent vivre pieusement en Jésus-Christ souffriront persécution. Mais quels que soient, à cet égard, les préjugés du monde, les autres paroles du Sauveur trouveront toujours un écho dans les âmes fidèles : Si vous voulez être parfait, allez, vendez ce qui vous appartient et donnez -en le prix aux pauvres. Toujours il sera vrai de dire: Heureux les pauvres volontaires, parce que le royaume des cieux leur appartient.

42. Le Traité de Chrysostome pour la défense de la vie monastique produisit son effet; les haines s'apaisèrent peu à peu, les injures cessèrent, le désert recouvra son calme accoutumé, et l'éloquent apologiste de l'état religieux s'appliqua de plus en plus à prouver par sa conduite la haute estime qu'il en faisait et l'amour ardent qu'il lui avait voué. Malgré la célébrité qu'il s'était acquise et la confiance universelle dont il était l'objet, il se regardait toujours comme le dernier de ses frères, se mettait au dernier rang, aimant pardessus tout les travaux et les offices qui pouvaient l'humilier davantage et entretenir dans son esprit la plus basse opinion de lui-même. Simple et modeste dans ses manières et dans son intérieur, plein de douceur et de charité pour ses frères, il se dévouait pour eux en tolite circonstance, cherchant à se cacher avec autant de soin que les ambitieux en mettent à paraître et à se montrer. Mais Dieu, dont les desseins sont impénétrables, voulut que cet homme qui venait de se faire un nom par ses talents ne fût pas moins connu par ses vertus. Il plut à la bonté divine de manifester la sainteté de son serviteur par d'éclatants miracles.

43. Dans le monastère où vivait Chrysostome vivait aussi un saint vieillard, son directeur, nommé Hésychius, dont nous avons déjà parlé. Ce pieux solitaire eut un jour une vision. Pendant son oraison, il vit Chrysostome prosterné dans sa cellule et plongé dans le recueillement de la prière. Au moment où il le considérait d'un air attentif et complaisant, deux hommes vêtus de blanc, d'un visage céleste et plus qu'humain, s'approchent du jeune solitaire recueilli, et le prenant par la main, lui disent : Jean, c'est Jésus-Christ qui nous envoie vers vous. En même temps, l'un d'eux lui remettant un livre entre les mains: Prenez ce don que Dieu vous envoie, lui dit-il; sachez que je suis Jean, apôtre et évangéliste, qui ai reposé sur la poitrine du Sauveur; avec ce livre vous entendrez facilement les divins oracles; je prierai pour vous, afin de vous obtenir la grâce de les expliquer avec éloquence, noblesse et simplicité.

L'autre, qui était saint Pierre, lui donna les clefs en disant : Je suis celui qui confessai la divinité du Fils du Dieu vivant; vous aurez pouvoir de pardonner les péchés; je vous remets ces clefs, qui sont le symbole du pouvoir admirable que le prêtre reçoit pour lier ou délier les âmes. Chrysostome, prosterné la face contre terre, répondait: O saints Apôtres ! je ne suis pas digne de si grandes faveurs.... Et en parlant ainsi l'humble solitaire versait des larmes abondantes; mais les deux saints messagers de Dieu l'encouragèrent, et lui ayant donné Je baiser de paix remontèrent au ciel.

44. Un jeune homme, appelé Euclée, avait perdu l'usage d'un de ses yeux; il vint au désert pour embrasser la vie solitaire. Le jour où le saint habit lui fut donné, il recouvra la vue par les prières de Chrysostome. Quelques temps après, un riche habitant d'Antioche, affligé depuis fort longtemps d'un violent mal de tête qui avait résisté à tous les remèdes, vint dans les montagnes pour se recommander aux prières de Chrysostome. Celui-ci l'ayant vu : Vôtre mal, lui dit-il, est le châtiment de votre incrédulité et des péchés que vous commettez. Faites pénitence, changez de conduite, et Dieu par .sa bonté vous guérira. En entendant ces paroles, le malade était aux genoux de Jean, baisant ses mains et lui promettant d'exécuter fidèlement ce qu'il demandait. Dieu se contenta de la sincérité de ses promesses; le malade approchant de sa tête le vêtement du solitaire se trouva sur-le-champ guéri.

La guérison subite d'une femme d'Antioche, appelée Christine, ne fut pas moins éclatante. Depuis sept ans elle était malade. Les remèdes qu'elle avait employés n'avaient servi qu'à la convaincre que son mal était incurable. Abandonnée des médecins, elle a recours à la puissance des saints. Elle arrive au désert, et demeure prosternée à la porte du monastère pendant que son mari, qui l'accompagnait, va implorer pour elle le secours des prières de Chrysostome. Pourquoi, lui dit le solitaire, négligez-vous les moyens de guérison qui sont entre vos mains, pour implorer le secours d'un homme faible et misérable? Dites à votre femme d'être moins emportée, de traiter ses servantes avec plus de bonté, d'ouvrir ses mains pour soulager les pauvres, et d'être plus assidue à la prière. Si elle le fait, elle recouvrera la santé de l'âme et du corps. Cet homme, après avoir transmis à sa femme les paroles du saint, étant venu l'assurer de sa volonté ferme et sincère : puisqu'il en est ainsi, s'écria Chrysostome, allez , votre femme est guérie.

Un lion cruel ravageait la contrée, les habitants étaient dans la désolation. Chrysostome, à qui ils eurent recours, leur recommanda de prier et d'apaiser la justice de Dieu qui les punissait pour leurs péchés. Le saint fit en même temps planter une croix dans les lieux que ravageait le lion, et le lendemain on trouva cette bête cruelle étendue, frappée de mort au pied de la croix. Il y avait quatre ans que Jean habitait le monastère des montagnes; sa vie dans ces saintes retraites avait été consacrée aux jeûnes, aux veilles, à l'étude, aux méditations profondes, au chant des louanges de Dieu, aux prières du jour et de la nuit, aux exercices de piété et de charité. Cette vie austère, si effrayante pour la nature, si étrange pour ceux qui ne vivent pas dans l'atmosphère de la foi, n'était plus capable de satisfaire sa piété, ni de rassasier son ardent amour pour la mortification et la croix.

45. La vie anachorétique est plus parfaite que la vie cénobitique, et Jean aspirait de toutes les forces de son âme à la perfection chrétienne. Dans la maison d'Anthuse, au milieu d'Antioche, il avait été un fervent ascète; dans le désert il était devenu l'exemple des cénobites par sa régularité, sa pénitence et sa charité; Dieu voulait qu'il parcourût tous les degrés de la vie ascétique; il le destinait encore à être le grand modèle de la vie anachorétique. Du reste, sa réputation qui allait grandissant, les honneurs, la confiance dont il était environné, alarmaient son humilité; il voulut se mettre à l'abri de l'orgueil, vivre pour Dieu seul et n'être connu que de Dieu.

46. A une assez grande distance des cellules du monastère, an milieu des rochers et des forêts inhabitées, était une caverne profonde, d'un accès difficile, qui n'était connue, pour ainsi dire, que de Dieu et de ses saints anges. Ce fut dans ce lieu sauvage que, poussé par l'esprit de Dieu, Chrysostome se retira secrètement pour y vivre dans les gémissements jusqu'à son dernier soupir. Dieu seul connaît les vertus héroïques qu'il pratiqua, les prières ardentes qui s'élevèrent de son cœur jusqu'au ciel, et les saintes, austérités auxquelles il se livra. Il demeura pendant deux ans seul, sans lit, sans siège, sans table, sans lumière, ne mangeant qu'un peu de pain qu'un ami charitable lui apportait. Pallade rapporte que pendant tout ce temps il ne se coucha pas, et que le peu de sommeil qu'il était forcé d'accorder à la nature, il le prenait appuyé contre le rocher de sa caverne.

47. Cet exercice pénible, l'humidité et le froid de la caverne altérèrent peu à peu la santé de Chrysostome. Son corps se dessécha, ses forces s'épuisèrent, et même quelques-uns de ses membres se paralysèrent. Seul, sans secours, et dans l'impossibilité de subvenir lui-même à ses propres besoins, le saint anachorète se vit obligé de quitter sa retraite chérie. Des ordres lui furent donnés; il adora les desseins de Dieu, et revint à Antioche dans l'année 380. Providence admirable qui, en affligeant ce saint homme, le mit dans la nécessité de renoncer au désert pour l'employer au service de l'Église et au salut des âmes!

48. Au lieu d'accuser les saints de trop d'austérité, attribuons à un mouvement de l'esprit de Dieu ce qui nous paraît excessif dans leur conduite. A la vue de ce qu'ils ont fait humilions-nous de notre propre lâcheté. Souvenons-nous que le royaume des cieux souffre violence, que ceux qui sont à Jésus-Christ ont crucifié leur chair et ses convoitises, que saint Paul réduisait son corps en servitude, et que pour régner avec Jésus-Christ, il faut combattre et souffrir avec lui.

C'était la méditation constante de ces vérités qui soutenait le zèle et l'ardeur de Chrysostome. Dieu, qui sait proportionner les moyens à la fin, lui avait inspiré le goût de la solitude, du silence et de la prière, afin de le préparer aux épreuves qu'il lui destinait, aux grandes choses qu'il voulait opérer par lui dans son Église. Rien, en effet, n'est plus utile que la retraite à ceux que Dieu appelle aux sublimes fonctions d'apôtres ou de réformateurs. C'est là qu'il se plaît à remplir de son esprit ces vases d'élection qui répandront partout la bonne odeur de Jésus-Christ, à former ces caractères ardents et saintement ambitieux qui étendront son règne jusqu'aux extrémités de la terre, à instruire ces hommes puissants en œuvres et en paroles, qui mettront leur éloquence, leur génie ou leur charité au service de la Foi. Chrysostome était donc préparé à sa mission, comme le furent les apôtres et les docteurs, depuis saint Jean-Baptiste jusqu'à saint Dominique et saint Bernard.