HISTOIRE DE S. JEAN CHRYSOSTOME
SA VIE

LIVRE SECOND

Histoire du Saint depuis son diaconat, 381
jusqu'à la sédition d'Antioche, 887.

VI

1. Pendant les dernières années du séjour de Chrysostome au désert, le monde avait vu s'accomplir de graves événements. La colère dé Dieu éclatait. Les hordes barbares, tenues en réserve par la Providence dans les déserts du Nord pour punir les crimes de la société romaine, s'étaient ébranlées; on vit apparaître les Goths, les Visigoths, les Alains, les Gépides, les Quades, les Sarmates, et mille autres tribus sauvages dont l'histoire connaît à peine les noms. Ces barbares n'étaient séparés des provinces de l'empire que par le Danube. Quelquefois ils servaient dans les rangs des légions romaines en qualité d'alliés, mais souvent ils prenaient les armes et se jetaient sur la Thrace, l'Illyrie et la Pannonie, pour les ravager. Leurs entreprises contre ces provinces furent longtemps malheureuses, parce qu'ils combattaient sans ordre et sans discipline; mais, vers l'an 375, ils étaient aguerris, leur contact fréquent avec les armées romaines en les formant à l'art militaire, leur avait appris à les vaincre.

Tel était l'état des nations gothiques aux frontières de l'empire d'Orient, lorsque, tout à coup, en 376, un bruit se répand: on raconte qu'une race inconnue a traversé les palus Méotides; c'étaient les Huns! La présence de ces effroyables barbares fut annoncée par un tremblement de terre qui secoua presque tout le sol romain, et qui fit pencher sur la tête d'Hermanric lui-même, chef des Goths, sa couronne séculaire.

Les Huns, descendus des peuples Ouralo-Finnois, étaient la dernière grande nation appelée à la destruction de Rome. Ces barbares, sans religion, sans justice, sans humanité, petits de taille, mais forts et vigoureux, endurcis au travail, à la fatigue et à la faim dès leur enfance, nourris de racines et de chair crue, toujours campés, fuyant les maisons comme des tombeaux, n'ayant pour fortune que leur épée, et des chariots chargés de leurs femmes et de leurs enfants, s'avançaient vers le Midi comme un redoutable orage. Leurs visages balafrés, les peaux dont ils étaient couverts, leurs cris sauvages, tout en eux parut effroyable aux yeux mêmes des autres barbares.

Tout plia devant eux, et leur armée, grossie par celles des autres tribus alliées ou. vaincues, après avoir franchi le Danube, se précipita sur les provinces, signalant partout son passage par le pillage, l'incendie et les massacres. Quels ravages, quels bruits de guerre, quelle désolation en Orient! s'écriait saint Ambroise; mais nous ne sommes guère plus heureux nous-mêmes, frappés comme nous le sommes parla famine et la peste! La dévastation fut si grande, que quelques années plus tard Chrysostome la rappelait au peuple d'Antioche pour l'exciter à la pénitence.

Saint Jérôme, écrivant à Héliodore sur la mort de Népotien, 378, décrit admirablement les malheurs de l'empire. « Depuis vingt ans, dit-il, les flots du sang romain inondent les contrées qui s'étendent de Constantinople aux Alpes Juliennes. La Scythie, la Thrace, la Macédoine, la Dardanie, la Dacie, la Thessalie, l'Achaïe, l'Épire, la Dalmatie, et toutes les provinces de la Pannonie sont ravagées. Les Goths, les Sarmates, les Quades, les Alains, les Marcomans, les Vandales et les Huns, semblent se disputer les derniers lambeaux de ces malheureuses contrées Qui pourrait dire le nombre de vierges et de nobles dames qu'ils ont souillées et immolées? Les évêques sont prisonniers, les prêtres égorgés, les saintes reliques profanées, les églises renversées, et les autels du Christ servent d'abri aux chevaux des barbares; partout on n'aperçoit que deuil et désolation, partout l'image de la mort. L'empire romain s'écroule; nous devrions gémir et trembler, et pourtant, hélas ! nous ne rougissons pas encore de notre orgueil et de nos crimes ! »

2. Les légions romaines, accourues pour s'opposer aux armées des barbares et les refouler dans leurs déserts, furent plusieurs fois vaincues. Valens en fut si irrité, qu'il osa publiquement outrager ses généraux en les accusant de trahison et de lâcheté. « Ce n'est pas moi qui ai perdu la victoire, répondit Trajan, un d'entre eux et ami de saint Basile, c'est vous, prince, qui l'avez procurée aux ennemis en irritant le ciel par la persécution que vous exercez depuis si longtemps contre les fidèles et les évêques catholiques. »

Valens partit enfin de Constantinople pour se mettre à la tète de l'armée, le 11 juin 378. Au moment où il se mettait en marche, le moine Isaac sort de sa cellule, voisine du chemin où passait l'empereur, et s'avançant au-devant de lui : « Prince, où allez-vous? lui cria-t-il, vous courez à votre perte. Après avoir fait si longtemps la guerre à Dieu, comment ne craignez-vous pas les coups de sa justice? C'est lui qui a suscité les barbares pour punir vos blasphèmes et l'impiété exécrable avec laquelle vous avez poursuivi ceux qui chantaient ses louanges.

Cessez de faire la guerre à Dieu, consolez l'Église, rappelez les évêques exilés, et vous remporterez la victoire; mais si vous refusez, sachez que vous périrez vous-même et toute votre armée. »

« Prophète impie, répondit Valens, je te convaincrai de mensonge; tu resteras dans les fers jusqu'à mon retour. Je reviendrai vainqueur, et une mort terrible sera le juste châtiment de ton orgueil. »

Isaac répondit : « Faites-moi mourir si vous me trouvez en mensonge. »

3. La prophétie du solitaire se vérifia près d'Andrinople. Ce fut sous les murailles de cette ville, dans un lieu appelé Sauces, que les deux armées ennemies se rencontrèrent. Les Romains entonnèrent le Barritus, cri militaire commençant presque à voix basse, allant toujours en grossissant, et finissant par une explosion terrible, signal du combat; les barbares, de leur côté, déployant leur bannière, répondirent aux cris des Romains par le lamentable son de cette corne, célèbre dans le récit de leurs combats, et au bruit de laquelle les futurs soldats d'Attila devaient renverser le Capitole. Les troupes impériales, après avoir lutté quelque temps, tombèrent sous les coups des barbares, comme les épis sous la faux des moissonneurs; Valens lui-même, blessé à mort et transporté dans une chaumière, périt misérablement dans les flammes allumées par la main des vainqueurs. Il fut brûlé avec une pompe royale, dit Jornandès, par ceux qui lui avaient demandé la vraie foi, et qu'il avait trompés, leur donnant le feu de la géhenne au lieu du feu de la charité.

Telle fut la fin de cet empereur impie, fauteur de l'idolâtrie, protecteur des ariens, et persécuteur de l'Église catholique. Libanius composa son oraison funèbre.

« Les pluies du ciel ont effacé le sang de nos soldats, dit-il avec son emphase ordinaire, mais leurs ossements blanchis sont restés témoins plus durables de leur courage. L'empereur lui-même tomba à la tête des Romains. N'imputons pas la victoire aux barbares, la colère des dieux est la seule cause de nos malheurs ».

4. Cet empereur ne méritait pas d'avoir un autre panégyriste que le païen Libanius.

Valens est un des plus méchants princes qui aient jamais régné; lâche, indolent et cruel, il n'est courageux que contre les évêques et les moines qu'il poursuit de toute sa fureur. Renfermé le plus souvent dans les murs de ses palais, il s'occupe plus de l'Église que de l'État; dans sa personne, il faut voir plutôt un hypocrite, un mauvais sectaire, qu'un empereur. Il. assiste tranquillement aux jeux du cirque, tandis que les barbares menacent Constantinople et en brûlent déjà les faubourgs; pour le réveiller de sa lâcheté honteuse, il faut que le peuple irrité menace de marcher sans lui contre l'ennemi. Son règne ne rappelle que des troubles, des supplices, l'oppression des catholiques, la profanation des églises, la persécution des moines et l'exil de plus de deux cents évêques. Ce fut lui qui corrompit la foi des Goths, des Gépides, des Bourguignons et des Huns, par le moyen d'Ulphilas, leur évêque. On peut dire qu'en rendant ces peuples ariens Valens s'est en quelque sorte rendu coupable de toutes les horreurs que ces barbares exercèrent contre les catholiques dans toute l'étendue de l'empire romain. L'histoire a justement flétri sa mémoire; son nom, écrit en caractères de sang, se trouve parmi ceux des tyrans impies et persécuteurs.

5. Dieu, qui avait signalé sa justice dans la fin funeste de ce méchant prince, rendit, par sa mort, la liberté à son Église. Gratien, son neveu, fils de Valentinien, réunit en sa personne le titre d'empereur d'Orient et celui d'empereur d'Occident. Ce prince, religieux et catholique, se hâta d'apaiser les troubles excités par Valens; la persécution cessa, et les évêques exilés furent rappelés. Il fit restituer aux catholiques les sièges épiscopaux que les ariens leur avaient enlevés, avec défense à tous ceux qui n'étaient pas de la communion du pape Damase de les occuper. Par ses soins, la paix fut rendue à l'Église d'Orient, et les catholiques purent enfin servir Dieu et professer la foi de Nicée sans craindre la confiscation de leurs biens, l'exil ou la mort. Gratien rendit à l'Église un autre service non moins important, ce fut d'associer Théodose à l'empire.

6. Chrysostome en rentrant dans Antioche eut la consolation d'y trouver son évêque et son père, celui de qui il avait reçu une naissance divine dans le saint baptême; il put admirer de nouveau la douceur, la charité, les vertus de ce saint pontife qui venait de signaler sa foi en souffrant un troisième exil. Saint Mélèce ne fut pas moins heureux de retrouver son fils spirituel. Ravi de joie à la vue des progrès merveilleux qu'il avait faits dans la sainteté, et désirant l'attacher irrévocablement au service de son Église, il lui conféra l'Ordre du diaconat auquel l'appelait le vœu de tous les fidèles. Mais il ne devait pas être donné à saint Mélèce de l'ordonner prêtre.

7. Ce saint pontife quitta Antioche la même année, 381, pour présider au concile général de Constantinople, assemblé par l'ordre de Théodose, qui voulait proscrire l'hérésie. Cent cinquante évêques s'y trouvèrent réunis. Le concile condamna Macédonius qui niait la divinité du Saint-Esprit, il fit quelques additions au symbole de Nicée pour mettre la doctrine de la foi dans un plus grand jour, et confirma l'élection de saint Grégoire de Nazianze pour le siège de Constantinople. Les Pères du concile déclarèrent en même temps que l'évêque de Constantinople aurait la primauté d'honneur après celui de Rome, et que son Église serait patriarcale.

Saint Mélèce mourut pendant la célébration du Concile. Tous les Pères assistèrent à ses funérailles; son oraison funèbre fut prononcée par saint Grégoire de Nysse en présence de l'empereur Théodose et d'un peuple immense, qui, pour montrer l'assurance qu'il avait de la sainteté du défunt, arrachait les linges qui couvraient son cercueil. Ce saint patriarche, si célèbre par sa douceur et par sa grande charité, avait gouverné pendant trente ans l'Église d'Antioche. Défenseur intrépide de la divinité de Jésus-Christ, noble émule de saint Athanase, comme lui il avait souffert les persécutions et l'exil ; il avait mérité « par la fermeté de sa foi et son héroïque patience, l'admiration du monde et la couronne des confesseurs.» Son corps fut inhumé dans l'église de Saint-Babylas qu'il avait fondée à Antioche. Les fidèles pleurèrent sa mort, sa mémoire fut en bénédiction; la peinture et la sculpture reproduisirent ses traits vénérés, et ses images se trouvèrent imprimées sur les cachets, sur les vases d'or et d'argent, sur les meubles et les instruments, et dans presque toutes les maisons. Cinq ans plus tard, Chrysostome, dans un éloquent panégyrique, exprima en présence des habitants d'Antioche la vénération profonde que lui inspiraient la foi vive, la charité, le courage héroïque et les vertus de saint Mélèce.

8. Chrysostome, rentré dans sa ville natale, fut obligé, à cause du dépérissement de ses forces et de sa santé, de suspendre les jeûnes et les grandes austérités que nous l'avons vu pratiquer dans la solitude du désert, mais il n'en resta pas moins fidèle à tous les autres exercices de la vie ascétique et religieuse. Ce fut, chez lui, le même esprit d'humilité et de pénitence, la même ferveur dans la prière, la même charité, la même union avec Dieu. Associé au ministère de l'autel, il s'efforça d'en remplir les devoirs, consolant les affligés, servant les pauvres, visitant les malades et les prisonniers et instruisant les ignorants. Pendant les années de son diaconat, il instruisit des mystères de la foi plusieurs milliers de personnes qui, sans préparation, avaient reçu le baptême lors d'un affreux tremblement de terre qui avait failli renverser Antioche. Ce fut aussi dans le même temps qu'il rédigea, tels que nous les avons encore, les six livres Du Sacerdoce; ses deux grands Traités, l'un adressé aux vierges et l'autre aux veuves chrétiennes; son Histoire de saint Babylas, comme aussi son livre contre l'Habitation commune des Clercs et des Femmes, dont nous parlerons plus tard. Son zèle ne lui laissait aucun repos; il oubliait sa faiblesse et ses douleurs, dès qu'il s'agissait de la gloire de Dieu et du salut des âmes.

Pendant qu'il était ainsi occupé, se multipliant en quelque sorte pour répondre au besoin des âmes, un événement surprenant, un de ces coups incompréhensibles de la main de Dieu, vint encore mettre sa charité à contribution, et lui fournir l'occasion d'écrire un livre immortel, qui a été et qui sera toujours la justification de la Providence dans les maux qu'elle permet, et une vraie consolation pour les âmes affligées. Nous devons dire quelle en fut l'occasion.

9. Chrysostome comptait parmi ses plus intimes amis un jeune homme appelé Stagyre. Issu d'une noble famille, très-riche des biens de la fortune, et l'aîné de plusieurs frères, Stagyre dès son enfance avait appris à craindre le Seigneur. De bonne heure il avait étudié les lettres sacrées et les dogmes salutaires qui nous sont venus des anciens par succession. Quoique élevé dans l'abondance de toutes choses, il avait pourtant su conserver purs son esprit et son cœur, de manière à ne tomber dans aucun dérèglement considérable. Poussé par la grâce, il avait, jeune encore et malgré les résistances de son père, renoncé aux richesses, aux plaisirs, aux honneurs du monde pour embrasser la vie monastique, mener la vie des parfaits, et acheter par ses larmes, ses prières et ses bonnes œuvres le royaume des cieux. Il était venu sur les saintes montagnes respirer l'air de la vraie liberté, et chercher avec des peines infinies la perle précieuse de l'Évangile. Sa conduite au désert ne répondit pas à l'ardent désir qui l'y avait amené; hélas! souvent nous manquons de répondre à la grâce de notre vocation; souvent nous entreprenons avec ardeur, mais nous n'achevons pas l'œuvre que nous avions si bien commencée. Après quelque temps passé dans la ferveur, Stagyre se relâcha peu à peu. La prière lui fut à charge, les jeûnes et les veilles n'étaient plus de son goût, il se laissait aller à la vanité au sujet de sa famille, repoussait les réprimandes, et donnait plus de temps et de soin aux arbres du jardin qu'à la lecture et aux saintes méditations.

Dieu eut pitié de cet infortuné qui, après tant de sacrifices, s'exposait par sa lâcheté à en perdre les fruits. Dans sa bonté providentielle, et pour le rappeler à sa première ferveur, il l'affligea d'une sensible manière. Un jour, pendant que Stagyre était à prier en commun avec tous les solitaires, le démon, par la permission divine, s'empara de lui et le terrassa. Ce ne fut pas tout; la (luit suivante, comme Stagyre dormait, le même démon, sous la forme d'un énorme sanglier couvert de boue, se jeta sur lui avec fureur et le terrassa encore. Les religieux, éveillés par ses cris lamentables, accoururent en toute hâte, et furent témoins de la rage de cette bête cruelle. Stagyre, les yeux égarés, la bouche écumante , se tordant les bras, couvert de sueur, et tremblant de tous ses membres, poussait des cris confus et effrayants. Cette scène consterna tout le monastère; elle fut si épouvantable, que Chrysostome, en l'entendant raconter, frissonnait de tout son corps, et remerciait le Seigneur de lui avoir épargné un pareil spectacle. Ces accidents s'étant fréquemment renouvelés depuis cette époque et en présence d'un grand nombre de témoins, on ne douta plus du malheur de Stagyre : il était possédé du démon.

Ce coup terrible était bien propre à réveiller Stagyre du sommeil de la négligence dans lequel il était plongé; aussi recourut-il à Dieu de toute la ferveur de son âme. Les jeûnes, les veilles, les mortifications, les prières, les disciplines, tout fut mis en usage pour obtenir miséricorde. Il faisait de longs voyages pour implorer le secours des pieux solitaires; il se rendait dans les églises, aux tombeaux des martyrs, devant les reliques des saints, priant, jour et nuit, avec ardeur, dans le désir d'obtenir sa guérison et sa délivrance; mais jusque-là ses efforts avaient été infructueux pour la grâce qu'il demandait; son mal même avait augmenté, en sorte que l'infortuné Stagyre était tenté de murmurer contre Dieu, de se défier de ses bontés, et de s'abandonner au désespoir.

Dans son affliction, il eut recours à Chrysostome par l'entremise de Théophile d'Éphèse, leur ami commun. « Ayez pitié de moi, lui disait-il, car mes maux sont si grands qu'ils surpassent tout ce que je pourrais vous en dire. Mon âme est accablée de tristesse; déjà elle est toute voisine du désespoir; mille fois chaque jour je suis tenté de mettre fin à ma triste vie en me jetant dans les eaux, ou en me précipitant du sommet des rochers. Que sont les maladies du corps, la prison, l'exil et la mort même, que sont tous les maux les plus horribles, en comparaison de ceux que j'endure? C'est en vain que je prie et que je gémis, Dieu est sourd à ma voix; il est inexorable pour moi; il refuse même à ses saints le pouvoir de me délivrer. M'a-t-il donc abandonné? Quel est donc le secret de sa conduite à mon égard? Qu'ai-je fait pour mériter ce que je souffre? Pourquoi m'a-t-il envoyé une pareille affliction? Puisque j'en avais été préservé lorsque je vivais dans le monde, fallait-il m'en voir accablé dans la solitude où je menais une vie plus régulière? L'épouvante et la terreur sont les seuls sentiments que j'éprouve; hélas! je suis donc abandonné de Dieu, et condamné à être pour toujours la victime du démon et la proie des enfers? Je tends vers vous mes mains défaillantes, ayez pitié d'un ami qui vous est cher, et, si vous le pouvez, préservez-le de l'abîme du désespoir. »

Voilà ce que, dans la tristesse immense qui remplissait son cœur, l'infortuné Stagyre écrivait à Chrysostome. La vue du bonheur de ses frères lui faisait même sentir plus vivement encore son malheur, et pour surcroît d'affliction il tremblait que ses maux ne vinssent à la connaissance de son père qui, violent comme il était, environné de crédit et de puissance, n'eût pas manqué de faire tomber sur la religion et les monastères tout le poids de sa colère et de sa vengeance.

10. Chrysostome ne faillit point à l'amitié. Bien différent des amis de Job, qui, au lieu de consoler le saint affligé, cherchaient à l'accabler par des discours importuns et perfides, il se hâta d'adoucir les peines de son ami malheureux en faisant entrer dans son âme les pensées de la foi et de la résignation. Dans les lettres qu'il lui adressa , il établit en principe que tous les événements qui arrivent dans le monde sont ou ordonnés, ou permis de Dieu; que les maux qui nous affligent, la perte des. biens, de la santé, de la liberté et de l'honneur, sont quelquefois des châtiments, souvent des épreuves, et toujours dans les mains de Dieu des marques de sa bonté et des moyens de salut qu'il nous donne; que Dieu afflige souvent ceux qu'il aime, et que nous devons supporter avec courage et soumission, avec foi et confiance les maux que sa bonté nous envoie. Ces principes admirables, si capables de fortifier le cœur d'un chrétien affligé, sont développés dans son Traité de la Providence, divisé en trois livres, et adressé à Stagyre. Écoutons-le parler lui-même.

« Les cruelles afflictions qui vous accablent, ô le plus cher de tous les amis ! ont vivement affecté mon cœur; le simple récit. qui m'en a été fait a été pour moi une source de larmes abondantes, une cause de profonds gémissements. Dans l'état où vous êtes, je le comprends, ma place devrait être auprès de vous; je devrais, par ma présence, par mes paroles, par mes services, par les soins et toutes les attentions que l'amitié seule sait inspirer, m'efforcer d'adoucir un peu le chagrin qui vous dévore. Mais puisque l'infirmité de mon malheureux corps, en me retenant à la maison, m'empêche de vous donner cette preuve d'amitié et me prive du mérite d'une œuvre aussi sainte, je veux du moins, pour votre consolation et mon utilité propre, faire ce qui dépend de moi. Si ma lettre peut vous soulager, j'aurai . atteint le but que je désire ardemment; mais si elle est sans résultat pour votre consolation, j'aurai du moins le mérite d'avoir obéi à celui qui ordonne, par la bouche du bienheureux Paul, de compatir aux douleurs de ceux qui sont affligés et de pleurer avec ceux qui pleurent.

« Vos maux, ô Stagyre, ô ami si cher ! vos maux sont grands, je le crois, je le comprends, et même je puis vous dire que je les ressens par la force de l'amitié qui m'a toujours uni à vous; mais ces maux, quelque grands qu'ils soient, si nous voulons les examiner de près, non avec la lumière de la raison ou avec les idées du stupide vulgaire, mais avec les lumières de la foi, ces maux, envisagés de près, nous paraîtront moins grands, et nous dissiperons comme une poussière légère tous vos sujets d'afflictions.

« Je l'avoue, si j'avais à parler à un infidèle, à un fataliste, on à un de ceux qui attribuent aux démons le gouvernement du monde, ma tâche serait plus difficile, car, avant de leur faire entendre des paroles de consolation, je devrais dissiper leur erreur, et prouver l'existence de la providence de Dieu qui dirige le monde et conduit tous les événements; mais, en m'adressant à vous, ô Stagyre, ô ami cher à mon cœur ! je n'ai pas à vaincre cette difficulté. Instruit dès votre enfance dans les principes de la foi chrétienne, nourri de la salutaire doctrine de l'Écriture et de la tradition, vous croyez , sans aucun doute, que la Providence prend soin de toutes choses, conduit tous les événements, s'occupe de tous les hommes, et principalement des fidèles.

« Ce principe une fois admis, il ne nous sera pas difficile de nous convaincre d'un autre non moins important, à savoir que Dieu, soit qu'il console, soit qu'il afflige , qu'il blesse ou qu'il guérisse, qu'il récompense ou qu'il punisse, n'a en vue que l'utilité et le salut de l'homme.

« Ouvrons les livres saints, et suivons la conduite de la Providence. Dieu avait créé l'homme à son image et à sa ressemblance, il l'avait environné de gloire et de bonheur. Adam méconnaît son bienfaiteur; Dieu le chasse du paradis terrestre, il le condamne aux misères, au travail, aux maladies et à la mort. Voilà le châtiment de son péché, et ce châtiment est une bonté de la part de Dieu, qui a en vue l'intérêt de l'homme. Si son péché n'eût pas été puni, Adam eût été tenté d'accuser le Créateur de jalousie et de mensonge; il eût regardé le démon comme son bienfaiteur, et il se fût livré par suite de l'impunité à toutes sortes de crimes. Après la chute d'Adam Dieu punit Caïn, mais le châtiment dont il le frappe devait être utile, à lui-même pour effacer son crime, et aux autres hommes pour les détourner du péché. Si Dieu nous menace de l'enfer, c'est pour nous empêcher d'y tomber; s'il permet au démon de nous affliger et de nous tenter, c'est pour nous aguerrir, c'est pour exciter notre vigilance, c'est pour nous tenir dans l'humilité, et augmenter nos mérites en nous obligeant par là de recourir à lui. L'enfant effrayé par un hideux objet, se jette à l'instant vers le sein de sa mère; il l'embrasse, il la presse, il s'attache à ses vêtements avec tant de force, que rien au monde ne peut l'en arracher; mais, s'il n'a rien à craindre, il est indocile, il méprise ses douces paroles, n'écoute pas la voix qui l'appelle et refuse de marcher. Que fait quelquefois cette mère méprisée et désobéie? Elle fait semblant d'être effrayée, elle crie au spectre et au fantôme, afin que son fils désobéissant, frappé de terreur, se précipite vers elle et se jette dans ses bras: voilà l'utilité des tentations et l'ineffable bonté de Dieu qui les permet.

« Dieu en a agi ainsi envers vous, ô Stagyre ! ne vous abandonnez donc point trop à la douleur. Quoique livré au démon, comptez sur les promesses de Dieu. Et quelle promesse a-t-il faite à ceux qui ont tout quitté pour lui ? N'est-ce pas la vie éternelle? Ce que vous souffrez est-il contraire à cette promesse? vous l'a-t-il faite pour cette vie? Non, sans doute, et quand il l'aurait faite pour cette vie, vous ne devriez point vous impatienter, mais vivre dans l'espérance de la voir accomplie. Lorsque Dieu commanda à Abraham d'immoler son fils unique, l'objet. des promesses, ce saint patriarche perdit-il un seul instant la confiance qu'il avait d'être le père d'une nombreuse postérité? Joseph désespéra-t-il d'arriver à la dignité que Dieu lui avait annoncée, quand il se vit vendu par ses frères, relégué dans une terre étrangère, et enfermé dans les prisons?

« Quand Dieu a promis quelque chose, rien ne doit nous alarmer; il ne montre jamais mieux son souverain pouvoir qu'en faisant réussir les choses les plus désespérées.

« Mais, dites-vous, pourquoi Dieu en agit-il ainsi envers moi? Ce n'est pas à nous, ô Stagyre ! de pénétrer les raisons de sa conduite. Un père fait quelquefois prendre à son fils un breuvage amer sans lui en dire les raisons; nous nous soumettons au régime prescrit par le médecin, lors même qu'il nous paraît contraire. Soumettons-nous ainsi à la conduite de la Providence. Si le mérite de la foi consiste à croire ce que nous ne comprenons pas, le mérite de l'obéissance et de la soumission consiste à faire ce que Dieu veut, lors même que sa volonté est contraire à la nôtre, lors même que nous ne comprenons pas les raisons de sa conduite. Vous dites encore : ce mal ne m'est point arrivé dans le monde, quand je vivais dans les vanités, et il m'arrive au sein du désert! Dieu frappe donc les justes et il laisse prospérer les pécheurs? Rassurez-vous sur ce point, ô Stagyre ! ne vous scandalisez pas de cette conduite de Dieu, qui permet l'affliction des justes et la prospérité des méchants. Cette conduite a toujours été uniforme. Ainsi, il a permis que les Israélites gémissent sous une dure captivité, tandis que les Babyloniens jouissaient d'une grande prospérité; Lazare mourait de faim et manquait de tout, tandis que le mauvais riche vivait dans l'abondance.

« Mais, ajoutez-vous, pourquoi Dieu ne récompense-t-il pas toujours la vertu, et ne punit-il pas toujours le vice dès cette vie ! Il est inutile, ô Stagyre ! de répondre à cette question; cependant, on peut dire que si Dieu, dès cette vie, récompensait toujours le bien et punissait toujours le mal, plusieurs prendraient de là occasion de nier la résurrection et la vie future; comme aussi si Dieu affligeait toujours les justes et favorisait toujours les pécheurs, on pourrait dire que la vertu est une source d'afflictions, et le vice une source de bonheur. Or, Dieu ne veut pas qu'on puisse le dire; voilà pourquoi il permet dans cette vie la prospérité de quelques justes et l'affliction de quelques méchants. Dieu est sage, il est bon, il est juste, ne cherchons pas trop curieusement pourquoi il agit de telle ou telle manière à notre égard; tout ce qu'il fait est dans notre intérêt, et sans aller plus loin chercher mes preuves, je les trouve en vous-même. Avant votre affliction, vous viviez dans la négligence, vous laissiez les saintes lectures, vous murmuriez contre la règle qui vous obligeait de vous lever pendant la nuit; et voilà que maintenant vous vivez dans une sainte ferveur, vous excellez en humilité et en modestie, et vous passez les jours et les nuits dans les veilles, les jeûnes et les saintes prières.

« Que si vous me demandez pourquoi Dieu ne vous a pas éprouvé de la sorte quand vous viviez dans le monda, au milieu des affaires et des plaisirs, je vous répondrai que c'est encore là un trait de sa Providence et de sa bonté. Il savait qu'alors vous étiez encore trop faible, que vous seriez tombé facilement sous le poids de la tentation. Il ne vous a pas non plus éprouvé immédiatement après votre entrée dans le désert, parce qu'il voulait vous laisser prendre des forces; mais dès qu'il vous a cru préparé à la lutte, il vous a aussitôt lancé dans cette carrière laborieuse.

« Que si Dieu ne vous a pas accordé, comme à beaucoup d'autres, la grâce de votre guérison, c'est qu'il a de justes raisons de vous la refuser; il veut que vous soyez un exemple de force et de courage, et que vous remportiez sur l'ennemi une victoire éclatante; il ne diffère peut-être de vous exaucer que pour mieux manifester dans la suite la grandeur de sa miséricorde et de sa puissance.

« Ne vous laissez donc point abattre, cher Stagyre craignez la tristesse, plus dangereuse et plus funeste polir vous que le démon. Et après tout, quel si grand malheur vous est donc arrivé? Vous êtes, dites-vous, possédé du démon? Eh bien ! soit; mais ne vaut-il pas mieux être possédé du démon en restant ami de Dieu, que d'être pécheur et ami du démon? le sort de l'un n'est-il pas infiniment préférable à celui de l'autre? Quel déshonneur y a-t-il dan$ le premier cas? quelle honte, su contraire, ne rejaillit pas sur ceux qui se trouvent dans le second? Voulez-vous que je dise ceux qui sont dignes de confusion? Ce sont les impudiques, ce sont les avares, ce sont les ambitieux, les hommes jaloux, haineux, vindicatifs et injustes; voilà ceux qui sont vraiment malheureux et qui méritent toute notre compassion.

« Relevez donc, ô ami cher à mon cœur ! relevez votre courage abattu; souvenez-vous que la vie présente est un temps de travail et de combat, un lieu d'exil et de larmes, et que le grand Apôtre a déclaré que ceux qui voudraient vivre pieusement en Jésus-Christ souffriraient persécution.

« Jetez les yeux sur ceux qui vous ont précédé : Dieu les a éprouvés et il les a trouvés dignes de lui ; rappelez-vous Abel immolé par son frère, Abraham voyageur et étranger, Isaac persécuté par Ismaël, Jacob poursuivi par Esaü, affligé par ses enfants, Joseph vendu par ses frères, Moïse chargé de la conduite d'un peuple séditieux, Josué déchirant ses vêtements en signe de douleur, Samuel pleurant Saül, David trahi par Absalon, chassé de la cité sainte et outragé par ses serviteurs; Élisée, Daniel, Jérémie, les saints prophètes du Seigneur méprisés et persécutés; mais surtout rappelez-vous la faim, la soif, les persécutions, les embûches, les veilles, les sollicitudes, les fouets, les naufrages, et, pour tout dire en un mot, les innombrables morts de l'Apôtre saint Paul. Le spectacle de ses souffrances suffira seul pour vous consoler. Si vous voulez des exemples plus rapprochés de nous, rappelez-vous les souffrances de Démophise et d'Aristoxène que vous avez connus et qui étaient nos amis; vous les avez vus paralysés, semblables à des morts, traîner péniblement leur existence pendant de nombreuses années; et, si ce n'est pas assez, allez visiter les hôpitaux et les prisons, et là vous vous convaincrez que les maux que vous endurez sont légers en comparaison de ceux des malheureux qui y souffrent.

« Réfléchissez à tous ces motifs de consolation, élevez votre cœur vers le Seigneur; dites comme le saint roi David : Les tribulations de mon cœur sont extrêmes; Seigneur, délivrez-moi de mes misères ;  mon Dieu, donnez-moi quelque relâche pour que je respire un peu. Passez tour à tour de la réflexion à la prière, de la prière à la réflexion. Souvenez-vous de ce due dit saint Paul : Quel est l'enfant que son père ne corrige ?  Le Seigneur châtie ceux qu'il aime; et, soutenu par la prière et la méditation, plein de confiance en la bonté de Dieu, armé de force et de résignation, écriez-vous avec le modèle des affligés, le saint patriarche Job : Si nous avons relu les biens de la main du Seigneur, n'est-il pas juste que nous supportions patiemment les maux qu'il nous envoie. Le Seigneur m'avait tout donné, le Seigneur m'a tout ôté, il n'est arrivé que ce qu'il a voulu : que son saint nom soit béni ! »