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HISTOIRE
DE S. JEAN CHRYSOSTOME LIVRE SECOND
Histoire du Saint depuis son diaconat, 381 VII 11. Que de choses admirables dans ce traité ! que de vérités trop méconnues aujourd'hui, non-seulement des hommes matériels qui ont nié Dieu et sa providence, mais de ceux mêmes qui se disent chrétiens. Hélas! la foi en la Providence disparaît : si nous sommes abattus, désespérés, sans force et sans consolation dans le malheur, ce n'est point parce que nos maux sont trop grands, mais parce que notre foi est trop faible, parce que nous ne croyons pas assez à l'action de la Providence, parce que nous ne voulons pas dire : Il est arrivé ce qu'il a plu à Dieu; que son saint nom soit béni! Ce beau traité n'est pas autre chose que le tableau des misères humaines; c'est la déification de la souffrance, la réponse à toutes les plaintes de la nature; c'est l'histoire justificative de la Providence, la plus haute louange de la bonté de Dieu et la glorification de ces paroles du Sauveur : Heureux ceux qui pleurent, parce qu'ils seront consolés. 12. Il y avait cinq ans que Chrysostome exerçait les saintes fonctions du diaconat dans l'Église d'Antioche. Son séjour dans la ville, le spectacle journalier des désordres et des vices ordinaires aux grandes cités, la vue des misères humaines et des besoins multipliés des âmes n’avaient fait qu'accroître sa ferveur, en allumant dans son cœur ce feu dévorant, ce zèle ardent qui devait un jour en quelque sorte embraser l'univers. Il était temps de montrer cette lumière, et le moment était venu où Dieu allait la placer sur le chandelier de son Église pour éclairer et diriger une multitude d'âmes assises encore au milieu des ombres de la nuit. Flavien, qui avait accompagné saint Mélèce au concile de Constantinople, fut son successeur sur le siège d'Antioche. Né dans cette ville, issu d'une illustre famille, plein de douceur et de modestie, austère dans ses mœurs, d'une prudence consommée, connu dans toute la ville par son dévouement et surtout par le zèle qu'il avait montré en administrant l'église d'Antioche pendant l'exil de saint Mélèce, nul ne méritait mieux cet honneur que Flavien. Aussi son élévation causa-t-elle une grande joie à tous les fidèles, et en particulier à Chrysostome, qui voyait revivre les vertus de saint Mélèce dans son successeur. Mais la joie de Chrysostome fut bientôt troublée par Flavien lui-même. Ce pieux pontife, admirateur de la science et de l'éloquence du saint diacre, témoin journalier de ses vertus, lesquelles, au dire de Pallade, étaient comme un sel divin qui préservait de la corruption le peuple fidèle, voulut l'élever à la dignité du sacerdoce. 13. Les idées que Chrysostome avait autrefois exprimées à son ami Basile sur ce sujet, loin d'être effacées de son esprit, n'avaient fait au contraire que se fortifier de plus en plus par la méditation des vérités célestes et l'expérience des années. Pendant longtemps son humilité fut un obstacle que ne purent surmonter ni la douce amitié dont Flavien l'honorait, ni les prières du clergé d'Antioche, ni les conseils persévérants de ses amis; il fallut que le ciel se déclarât. L'empereur Léon, dans un discours sur la vie de saint Jean Chrysostome, raconte qu'un ange apparut à Flavien et lui commanda de la part de Dieu de vaincre les résistances de Jean, et de l'obliger à recevoir l'onction sacerdotale. Chrysostome dut céder aux desseins de la Providence et aux ordres formels de Flavien, sots évêque. Du reste, rien ne pouvait plus justifier ses résistances. Les raisons qu'il alléguait à Basile avaient perdu toute leur force; un homme consommé dans la science et la vertus baptisé, et employé au ministère de l'Église depuis de longues années, purifié par les exercices de la solitude, et célèbre par des écrits admirables, ne pouvait plus passer pour un néophyte. La crainte et l'humilité seules pouvaient le retenir encore, mais elles devaient plier devant la volonté de son évêque; car si c'est une témérité criminelle de s'ingérer de soi-même dans les fonctions sacerdotales, c'est aussi une désobéissance blâmable de ne pas les accepter lorsqu'on y est appelé par la voix de Dieu. Chrysostome le comprit, il adora humblement les desseins de la Providence, et se soumit à la volonté du ciel. Flavien l'ordonna prêtre peu avant le carême de l'année 386. Un miracle éclatant vint confirmer la conduite de Flavien, et dissiper les inquiétudes qui pouvaient agiter encore le cœur de Chrysostome. L'empereur Léon dans le discours que nous avons cité plus haut assure qu'au moment où Flavien, revêtu des habits pontificaux, imposait les mains au nouveau prêtre, une blanche colombe vint en présence de tout le peuple assemblé dans la basilique se reposer sur la tête de Chrysostome : symbole non équivoque de l'innocence de son âme et de l'Esprit-Saint qui allait remplir son cœur. Laissons à ses propres réflexions le saint prêtre qui vient de recevoir l'onction sacerdotale; laissons Chrysostome prosterné devant Dieu, s'offrant comme un holocauste d'amour, et arrosant de ses larmes le pavé du sanctuaire. Ce qu'il a tant redouté lui est donc enfin arrivé; ni ses larmes ni ses prières n'ont donc pu le sauver ! Il a donc fallu que la volonté de Dieu s'accomplît; il est prêtre, celui qui parlait du sacerdoce avec tant d'éloquence, dont les paroles étaient si terribles! oui, il est prêtre…. II le comprend.... il le sent.... En devenant prêtre, il n'a point allégé son fardeau.... Que de sollicitudes nouvelles! que d'ennuis! que de peines! quelle responsabilité! Une plus grande sainteté est désormais pour lui un devoir sacré; il faut qu'il devienne plus humble, plus fervent, plus fidèle à Dieu, plus dévoué au salut du prochain, l'exemple des fidèles et la bonne odeur de Jésus-Christ. Sa vie sera une croix et un martyre, et tous les jours de son sacerdoce un holocauste à Dieu. Voilà les pensées qui se pressent dans son cœur. Mais il s'est relevé plein de cette force divine que donnent à l'âme l'humilité et la confiance; son ministère sacerdotal va commencer. Pendant douze années, il évangélisera la ville patriarcale avec un étonnant succès ; il fera entendre, avec une éloquence que nul homme ne peut rendre, cette parole divine, étincelante comme les rayons du soleil, pénétrante comme un glaive à deux tranchants, plus rapide, plus terrible mille fois que la foudre qui frappe et qui renverse. Suivons ce noble athlète s'élançant dans la carrière du ministère apostolique, où pendant si longtemps il seconda et remplaça même quelquefois Flavien, son évêque et son père. 14. L'ordination de Chrysostome fut en quelque sorte un événement pour la cité d'Antioche. Les ariens s'en affligèrent, tandis que les catholiques bénirent la bonté de Dieu qui leur ménageait un si puissant secours. Ariens et catholiques, amis et ennemis, tous avaient la plus haute idée de la science et des talents de Chrysostome. Comme écrivain, il était jugé; on ne pouvait s'empêcher d'admirer dans ses traités la beauté des pensées, l'ordre et l'enchaînement des idées, le brillant de l'imagination, l'élégance, l'élévation et la chaleur du style, toutes les qualités enfin qui caractérisent le grand écrivain; mais il était encore inconnu comme orateur. Flavien avait pressenti son talent oratoire, et en l'ordonnant prêtre il s'était proposé de le charger du ministère de la parole, comme Eusèbe de Césarée en avait quelque temps auparavant chargé saint Basile. C'était la seconde fois dans l'Église d'Orient qu'on voyait un prêtre annoncer la parole sainte à la place de l'évêque; l'Église n'adopta qu'un peu plus tard cet usage. Dès le lendemain de son ordination, il monta à la tribune sacrée par ordre de Flavien, et en présence d'une immense multitude accourue polir l'entendre, l'âme toute remplie des impressions de la veille, il fit son premier discours : « Ce qui nous est arrivé hier est-il bien vrai? Sont-ils bien réels, les événements qui se sont accomplis et dont vous avez été les témoins? Sommes-nous en plein jour ? Est-il certain que nous sommes éveillés, ou plutôt ne sommes-nous pas plongés dans le sommeil et trompés par les illusions d'un rêve? Comment croire qu'un homme jeune, faible, misérable et abject, a été élevé à la plus haute dignité qui soit sur la terre? « Hélas! les choses ne sont que trop réelles; ce qui devrait nous paraître une illusion est devenue une réalité. Oui, il est vrai que je suis prêtre, il est vrai qu'un peuple immense a les yeux fixés sur moi, attendant de ma bouche les paroles de la vie éternelle. A la vue de ce peuple nombreux, accouru de toutes parts, l'orateur le plus intrépide ne serait-il pas effrayé? et sa bouche fut-elle aussi abondante qu'un grand fleuve, ne risquerait-elle pas dans cette circonstance de demeurer interdite et muette? Quelle ne doit donc pas être ma crainte, moi si faible, si dépourvu de talents, qui loin d'être une source, un fleuve d'éloquence, possède à peine une goutte d'eau? Ne dois-je pas craindre de perdre le souvenir des paroles que je dois vous adresser, comme une personne subitement effrayée laisse tomber à terre l'objet qu'elle tenait dans ses mains? « Ayant à parler pour la première fois dans l’Église, j'aurais voulu offrir les prémices de mes discours au souverain Maître de qui je tiens l'organe de la parole. Que pourrait-il en effet y avoir de plus convenable? Est-ce seulement de la vigne et de la moisson qu'on doit à Dieu les prémices? Ne lui devons-nous pas, à plus forte raison, l'hommage de nos discours, puisque ce fruit nous est plus propre et qu'il est plus agréable à Dieu? » Après ce début, où se peint sa modestie et son humilité, Chrysostome dit qu'il avait résolu de parler des perfections de Dieu, mais qu'il en a été détourné par le Prophète qui défend aux pécheurs de raconter les merveilles du Seigneur; qu'il se contentera de louer les œuvres de Dieu et de sa grâce qui éclatent dans les hommes, ses serviteurs. Il consacre donc son discours à l'éloge de Flavien; il parle de ses travaux, de ses veilles, de ses jeûnes, de ses victoires et surtout de son mépris pour les richesses et les honneurs. « Après avoir perdu saint Mélèce, notre père, s'écrie-t-il, nous étions réduits à de fâcheuses extrémités, et nous gémissions dans la crainte de ne pouvoir lui trouver lui digne successeur; mais aussitôt que Flavien a paru au milieu de nous, il a dissipé en lin instant les nuages de cette tristesse et fait cesser toutes nos afflictions. Il nous a tellement consolés en un instant, que l'on pouvait croire que le bienheureux Mélèce était sorti de son tombeau pour, remonter encore sur ce trône auguste. « Ayons donc confiance, jetons-nous aux pieds du Seigneur, et dans l'ardeur de nos prières supplions-le de conserver inébranlable et toujours pure l'Église d'Antioche notre mère commune, et de donner à Flavien notre père de longues et d'heureuses années; et si vous voulez permettre au moins digne des prêtres de se placer à la suite de ce pontife éminent, je vous conjure aussi de me secourir de vos prières; demandez au Seigneur la grâce dont j'ai besoin pour conserver fidèlement le dépôt sacré qui m'a été confié et dont je rendrai un compte sévère au jugement de Dieu; demandez-lui que je sois un jour au nombre des serviteurs fidèles qui mériteront les louanges et les récompenses de leur Maître par la grâce et la miséricorde de Jésus-Christ Notre-Seigneur, à qui soient adoration, gloire et empire dans les siècles sans fin. » 15. Chrysostome, environné de toute la confiance de Flavien son évêque, investi de son autorité épiscopale, pouvant librement instruire, reprendre, exhorter, corriger et même punir les coupables en les chassant de l'église ou en les excluant de l'autel, accepta avec un généreux courage la noble et pénible mission qui lui était échue. Nous ne pouvons pas entrer dans le détail ni même donner l'analyse de tous les discours qu'il prononça pendant les douze années qu'il passa à Antioche depuis sa prêtrise jusqu'à son épiscopat; mais nous devons faire connaître les travaux qu'il entreprit, les luttes qu'il soutint, les vertus qu'il pratiqua, enfin les œuvres que son zèle apostolique le rendit capable d'accomplir. Quoique la cité d'Antioche renfermât dans ses murs deux cent mille habitants, dont une moitié était composée de chrétiens et l'autre de païens, de juifs et d'hérétiques, il put suffire à tout : catholiques et dissidents, païens et juifs, tous purent à loisir entendre sa parole, et se désaltérer à la source abondante et pure de sa doctrine. 16. La ville était divisée en deux parties, là vieille ville et la nouvelle; la première s'étendait sur les bords de l'Oronte, et la seconde s'élevait dans une île formée par le fleuve et unie à la première par cinq ponts construits en pierre. Dans la nouvelle Antioche se trouvait une petite église occupée par les catholiques de la communion de Paulin; les catholiques de la communion de Flavien célébraient les saints mystères dans l'église appelée la Palée, située dans la vieille ville. C'était l'église principale, l'église apostolique, patriarcale, fondée par les Apôtres et que Chrysostome appelle l'Église-Mère, l'Église chère à tous les cœurs, et différente de la basilique bâtie par Constantin. La Palée fut le théâtre principal où Chrysostome exerça son zèle. II prêchait tous les jours en carême et deux ou trois fois par semaine en temps ordinaire, sans compter les fêtes des saints et des martyrs, et les discours de circonstance (1). 17. En entrant dans la carrière, Chrysostome trouva dans la cité d'Antioche quatre grands ennemis à combattre, et contre lesquels il dirigea tous ses coups : les païens qui étaient nombreux encore; les juifs qui ne l'étaient pas moins; les hérétiques ariens, anoméens et marcionites, et les catholiques indifférents ou corrompus. Ces ennemis de la foi et des mœurs, Chrysostome les attaquait constamment, tantôt dans des écrits' particuliers, tantôt dans des homélies dirigées spécialement contre eux, tantôt enfin à l'occasion d'un texte qu'il trouvait sur son passage dans l'explication des livres divins. Ses discours faisaient aux âmes de salutaires blessures; mais quoique pleins de force et de véhémence, quoique empreints même parfois d'une sainte sévérité, jamais pourtant ils n'irritèrent le peuple qui les écoutait : si les coupables se reconnaissaient dans ces tableaux, tout en sentant le trait qui frappait leur âme et la rougeur qui leur montait au front, ils admiraient la charité et le zèle de l'homme apostolique, et applaudissaient à son éloquence. 18. Suspendons un instant le récit des événements de la vie du saint, et examinons les principaux objets de cette polémique soutenue par Chrysostome. Cette étude nous donnera une idée de ses travaux avant son épiscopat et de l'état de l'Église d'Orient au quatrième siècle. Le paganisme, quoique fort affaibli dans les esprits au moment où Constantin monta sur le trône des Césars, ne tomba pourtant pas tout à fait sous le règne de ce prince; les fêtes des dieux, les sacrifices et les pratiques superstitieuses continuèrent sous ses successeurs, et même un d'entre eux, Julien, surnommé l'Apostat, environné d'une foule de philosophes païens, tels que Maxime de Tyr et Libanius, avait tenté de le raviver dans l'Empire. Pour cela, il avait adopté le platonisme éclectique. Ce système n'était plus le polythéisme idolâtrique, tel qu'il avait été pratiqué dans les âges précédents; c'était un polythéisme mitigé, mélange informe d'idées païennes, chrétiennes et philosophiques, aboutissant à de nombreuses pratiques de magie et de superstition. Les païens de cette époque reconnaissaient un être suprême, première cause et premier moteur de l'univers, et sous ses lois différents ordres de génies auxquels il confiait divers ministères dans le gouvernement général de ce monde. Ces disciples de Julien, de Jamblique, de Porphyre et de Libanius, étaient encore en grand nombre à Antioche, la capitale de l'Orient, la cité des philosophes et des sophistes. Imbus des fausses doctrines de leurs maîtres, ils répétaient tout haut leurs leçons et ne cessaient, dans les calamités publiques surtout, de gémir sur la chute des dieux de l'Empire, sur le mépris et l'abandon de leurs autels, source, disaient-ils, des malheurs publics. 19. Il était nécessaire de les combattre, de dissiper leurs ténèbres, d'ouvrir leurs yeux à la lumière évangélique, de les convertir au christianisme, ou du moins il fallait prémunir les fidèles, soutenir les faibles dans la foi contre les impressions mauvaises que pouvaient faire sur eux la fausse piété, les gémissements hypocrites et les objections subtiles des païens. Pour atteindre ce double but, Chrysostome dans ses écrits et dans ses discours ne s'astreint plus à suivre la méthode de saint Justin et d'Athénagore. Les rôles, à cette époque, étaient changés; le paganisme n'était plus accusateur, mais accusé, et le christianisme triomphant n'avait plus à se défendre des absurdités que les païens lui imputaient, mais il devait citer le paganisme décrépit au tribunal de la raison, de l'histoire et de la conscience humaine. Chrysostome passe donc en revue les fables absurdes, les folies sans nombre de la mythologie païenne; il dévoile ses dogmes ridicules, sa profonde immoralité, ses principes abrutissants pour l'espèce humaine, les cruautés et les infamies consacrées et préconisées par l'exemple de ses héros et de ses dieux; il met en regard la simplicité, la beauté du christianisme, la sublimité de ses dogmes, la pureté de sa morale, son établissement miraculeux, la charité de ses saints, le courage de ses martyrs, l'accomplissement de ses prophéties, en un mot toutes les preuves de sa divinité. « Les dieux des nations ne sont pas de véritables dieux, s'écrie-t-il avec le Prophète, ce sont de vains simulacres, des idoles de bois ou de pierres des statues d'or ou d'argent fabriquées par la main des hommes. Ils ont des yeux et ils ne voient pas, des oreilles et ils n'entendent pas, une bouche et ils ne parlent pas; ils n'ont ni âme, ni esprit, ni intelligence, ni volonté, ni force, ni vie. « Direz-vous que les oracles se font entendre, que les statues des dieux parlent et se meuvent? Eh ! n'entendez-vous pas le Prophète vous répondre : Ils ont des yeux et ils ne voient pas, des oreilles et ils n'entendent pas; ils ont une bouche et ils ne parlent pas? « Ne voyez-vous pas que c'est le démon qui les fait mouvoir, que c'est lui qui rend les oracles par leur bouche ? Ce méchant esprit veut vous tromper, il veut vous porter aux fornications, aux adultères, aux injustices et à toutes sortes de crimes par le spectacle de ces statues qui vous mettent tous ces crimes sous les yeux. N'est-il pas souverainement ridicule de vous prosterner devant des dieux qui vous doivent l'existence et que vos mains même ont fabriquées? N'est-ce pas un déshonneur d'adorer des arbres, des légumes ou des animaux immondes? Que dis-je ! n'est-il pas cent fois plus déshonorant encore de se prosterner devant des statues qui, par leur forme, leur attitude, vous prêchent les crimes les plus honteux, les plus révoltantes turpitudes ? Que signifie, dites-moi, cet aigle de Jupiter, ce Ganymède enlevé, ce taureau immonde, cet Apollon qui poursuit une jeune fille? que signifient tant d'autres statues abominables? Ne sont-elles pas l'expression des plus criminelles voluptés, la justification des impudicités les plus ignobles? Ces fêtes de dieux et de déesses, ces temples, ces souterrains, ces assemblées ténébreuses, ces initiations, ces mystères, ne sont-ce pas les indices, les monuments, les enseignements de la honte et de l'infamie! Que dis-je? tous ces usages ne sont-ils pas une perpétuelle excitation à des cruautés telles, qu'elles feraient rougir les démons mêmes, s'ils pouvaient rougir? Aussi, fidèles imitateurs de leurs dieux, que voit-on parmi les idolâtres, sinon de honteuses passions, la crapule portée au dernier point, des débauches que la bouche n'ose exprimer, une cruauté sans bornes et des meurtres épouvantables? Eh! le Prophète peut-il appeler sur la tête des adorateurs des faux dieux une malédiction plus terrible que celle qui est renfermée dans ces paroles : Qu'ils deviennent semblables à leurs dieux, ceux qui les fabriquent et qui mettent en eux leur confiance ! » 20. Cette attaque vigoureuse, Chrysostome la renouvelle dans son Traité contre les païens, dans diverses homélies et toutes les fois que l'explication d'une parole de l'Écriture lui en fournit l'occasion. Toutefois il ne se contente pas de montrer aux païens la folie et la honte du culte des faux dieux; il établit d'une manière solide la divinité du christianisme. « Le païen, dit-il, peut m'adresser cette question Qu'est-ce qui me prouve que le Christ est Dieu ? Pour démontrer cette vérité, d'où dépendent tous les dogmes et les devoirs du christianisme, je ne chercherai pas mes preuves dans l'Écriture; le païen n'en reconnaît point l'autorité. Si je lui disais : Il est Dieu parce qu'il a créé le ciel et la terre, la mer et tout ce qu'elle renferme ; il est Dieu parce qu'il a chassé les démons, éclairé les aveugles et ressuscité les morts; il est Dieu parce qu'il a promis des biens invisibles, un royaume éternel à ceux qui croiront en lui; ces raisons, loin de le convaincre, exciteraient sa pitié. Renonçons donc à ces moyens, et, mettant à part les raisonnements abstraits, établissons par un fait irrécusable, dont l'appréciation est à la portée des plus ignorants, la divinité de Jésus-Christ et des dogmes qu'il est venu nous annoncer. Le païen sait que Jésus-Christ est le fondateur du christianisme, il admet sans doute que c'est lui qui a établi toutes les églises de l'univers; or, le seul fait de l'établissement de la religion chrétienne prouve à la fois sa divinité et celle de Jésus-Christ, son fondateur. « Ne faut-il pas, en effet, être plus qu'homme pour opérer en si peu de temps des changements si extraordinaires dans toute l'étendue de la terre, pour arracher à tant de maux, à tant d'erreurs, à tant de vices, des hommes si pervers, prévenus de tant d'opinions extravagantes; pour convertir à la foi non-seulement les Romains, mais les Perses et même les peuples les plus barbares; non-seulement les pauvres et les ignorants, mais les savants, les philosophes, les riches, les puissants et les princes; pour les délivrer non-seulement de leurs erreurs, mais pour les élever à des idées si hautes et les engager à la pratique de vertus si sublimes? « Ne faut-il pas être plus qu'homme pour opérer ces prodiges sans armes, sans argent, sans armée, sans combat, mais seulement par le ministère de douze hommes inconnus, méprisables selon le monde,. ignorants, pauvres, nus, désarmés, sans habits et sans chaussures? Si Jésus-Christ n'était pas Dieu, comment aurait-il pu inspirer aux hommes avares le mépris de l'or et de l'argent, aux ambitieux l'amour des humiliations, aux voluptueux l'amour de la croix et de la mortification? Comment aurait-il pu établir malgré les sophismes des philosophes et des savants, malgré la fureur des rois et des empereurs, malgré les passions déchaînées et au milieu des persécutions et des massacres, une religion qui contrarie la nature et qui enchaîne toutes les passions? « Comment toutes ces révolutions qui avaient été prédites auraient-elles pu s'accomplir ? D'où vient que la croix, objet d'horreur autrefois, est maintenant honorée ? Pourquoi l'univers entier accourt-il aujourd'hui en pèlerinage à Bethléem ? N'est-ce pas l'accomplissement de ces paroles prophétiques « Et vous Bethléem vous êtes regardée comme un lieu trop peu considérable pour donner des princes à Juda, mais c'est de vous que sortira le dominateur d'Israël; lui, dont la génération est dès l'éternité. Il demeurera ferme, il paîtra son troupeau dans la force et dans la sublime majesté du nom du Seigneur; ses brebis seront dans la paix, parce que sa grandeur va éclater jusqu'aux extrémités du monde. « Reconnaissez donc le prodige, et confessez avec nous la divinité de Celui qui a été crucifié, qui est mort et ressuscité pour le salut des hommes. » Les Pères de cette époque se servaient souvent du fait de l'établissement du christianisme pour établir sa divinité; Chrysostome revient fréquemment sur cette idée, et saint Augustin voulant convaincre les païens leur disait : « Le christianisme s'est établi par les miracles ou sans miracles; s'il s'est établi par des miracles, il est divin; s'il ne s'est pas établi par des miracles, son établissement est le plus grand des miracles, et ce fait seul doit le faire regarder comme divin. » Les raisonnements tirés des faits généraux de l'histoire n'étaient pas les seuls invoqués par Chrysostome pour combattre les païens; souvent pour les confondre il leur rappelait les miracles arrivés de son temps et dans la ville même d'Antioche. Il en est un entre autres qu'il cite dans le panégyrique de saint Babylas et dans son Traité contre Julien et les Gentils : c'est le triomphe que saint Babylas remporta, après sa mort même, sur Julien l'Apostat et sur ses dieux. Ce prince impie étant venu à Antioche se rendit au faubourg de Daphné, qui était célèbre par ses fontaines, ses ruisseaux, ses jardins et surtout par un temple très-ancien dédié à Apollon. Ayant offert ses sacrifices impies, il voulut consulter l'oracle, mais l'oracle après un long silence répondit : Les morts qui sont ici m'empêchent de parler; brisez leurs cercueils, déterrez leurs ossements et transportez-les ailleurs. Julien comprit ou du moins il feignit de comprendre que l'oracle désignait les reliques de saint Babylas, évêque d'Antioche et martyr, qui avait été inhumé avec ses chaînes à Daphné, où il était devenu l'objet de la vénération des fidèles. Les restes du saint martyr sont donc, par ordre de l'empereur, exhumés et transportés vers la ville. Cet acte d'impiété ne devait pas rester impuni. Au moment même où les saintes reliques entraient dans la ville, au milieu d'un cortège immense de fidèles en pleurs, la foudre tomba du haut du ciel sur la tête de la statue d'Apollon et consuma son temple. « Un homme ordinaire, s'écrie à ce sujet Chrysostome, ne fait rien de grand après sa mort; mais un martyr opère plusieurs prodiges non pour se rendre illustre, n'ayant nul besoin de la gloire des hommes, mais pour apprendre aux incrédules que la mort des martyrs est moins une mort que le commencement d'une meilleure vie. Saint Babylas, après avoir fini son pèlerinage, a détruit l'empire du démon, manifesté les erreurs des païens, à et découvert la vanité de leurs oracles, en fermant la bouche à celui qui paraissait le plus habile dans l'art de deviner. Ces faits sont publics, il n'y a pas vingt ans qu'ils se sont accomplis; allez à Daphné, et vous verrez fumants encore, pour ainsi dire, les restes de ce temple fameux; examinez-les attentivement : vous y verrez en caractères de feu la vanité des idoles, la honte du paganisme, la puissance des saints martyrs et la gloire du christianisme. » A cette époque le sophiste Libanius vivait encore. Il avait fait une déclamation sur la ruine du temple d'Apollon; Chrysostome en cite une partie dans son Traité et la réfute victorieusement. Le saint apôtre d'Antioche ne se contentait pas de parler et d'écrire contre l'idolâtrie, il déployait partout une sainte activité; il convertit ainsi les idolâtres du mont Amanus dans les environs d'Antioche, il fit démolir un temple au mont Cassius où l'on offrait chaque jour des sacrifices aux faux dieux. Séleucie et toute la contrée ressentirent aussi les effets de son zèle infatigable. Les sacrifices païens cessèrent, les temples furent renversés et remplacés par des oratoires et des églises. Les superstitions étaient abolies, et les peuples embrassaient en foule le christianisme.
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