HISTOIRE DE S. JEAN CHRYSOSTOME
SA VIE

LIVRE SECOND

Histoire du Saint depuis son diaconat, 381
jusqu'à la sédition d'Antioche, 887.

VIII

21. En établissant dans ses discours la divinité de la foi chrétienne contre les païens, Chrysostome frappait en même temps les Juifs. Sa polémique contre ces derniers n'est pas moins remarquable que celle dont nous venons de donner une idée.

La situation d'Antioche au pied des montagnes de la Syrie, environnée de la Phénicie, de la grande Arménie, de la Cilicie et de la Cappadoce ; sa proximité de la grande mer, ses privilèges, son commerce florissant, avaient de tout temps attiré dans ses murs une multitude de Juifs, qui, dès le temps des Apôtres, y avaient déjà un grand nombre de synagogues. Saint Pierre y avait établi son premier siège. « Après le martyre de saint Étienne, quelques-uns des disciples que la persécution avait dispersés passèrent en Phénicie, à Chypre et à Antioche, dit le texte sacré, mais ils n'annoncèrent la parole qu'aux seuls Juifs. Bientôt après arrivèrent dans cette ville d'autres disciples, et ceux-ci parlèrent aussi aux Grecs, leur annonçant le Seigneur Jésus.

« Et la main du Seigneur fut avec eux, de sorte qu'un grand nombre de personnes crurent et se convertirent au Seigneur.

« La nouvelle en étant venue à l'Église de Jérusalem, on envoya Barnabé à Antioche. Lorsqu'il y fut arrivé et qu'il eut vu la grâce de Dieu, il en eut une grande joie et il les exhorta tous à demeurer fermes dans la résolution qu'ils avaient prise d'être au Seigneur.

« Barnabé s'en alla ensuite à Tarse pour chercher Saül, et l'ayant trouvé, il l'amena à Antioche.

« Ils demeurèrent un an entier dans cette église où ils instruisirent un grand nombre de personnes; en sorte que ce fut à Antioche que l'on commença à donner aux disciples le nom de chrétiens. On voyait parmi eux des prophètes et des docteurs, entre lesquels étaient Barnabé, Simon qu'on appelait le noir, Lucius le Cyrénéen, Manahem, frère de lait d'Hérode le Tétrarque, et Saül.

« Or, quelques-uns qui étaient venus de Judée à Antioche enseignaient cette doctrine aux frères : Si vous n'êtes circoncis selon la pratique prescrite par Moïse, vous ne pouvez être sauvés. »

Cette proposition, qui fait le fond du système imaginé par Cérinthe, troubla la foi des fidèles et causa de grandes agitations, surtout à Antioche. Paul et Barnabé s'élevèrent avec force contre cette doctrine. La question fut portée au tribunal des Apôtres, et le premier Concile eut lieu à Jérusalem. La décision fut celle-ci : Il a semblé bon au Saint-Esprit et à nous de ne vous point charger d'autres choses que de celles-ci qui sont nécessaires, c'est de vous abstenir de ce qui aura été offert aux idoles, du sang des chairs étouffées et de la fornication.

Le décret des Apôtres fut reçu avec joie par tous les fidèles; mais les disciples de Cérinthe, les chrétiens judaïsants continuèrent à dogmatiser et à mêler ensemble les pratiques judaïques et chrétiennes.

Cette superstition condamnée se perpétua, et quoique au temps de Chrysostome on ne regardât plus comme obligatoire la loi de Moïse, il restait cependant encore dans les esprits certains préjugés, et dans les mœurs quelques pratiques judaïques funestes à la piété et au salut des fidèles.

A Antioche un certain nombre de chrétiens professaient la plus haute estime pour les cérémonies des Juifs. Soit curiosité, soit conviction, beaucoup fréquentaient les synagogues et célébraient les Néoménies, la faste des Trompettes, et surtout les trois grandes solennités : Pâques, la Pentecôte et la fête des Tabernacles. La Pâque des Juifs arrivant quelquefois après la solennité chrétienne, quelques fidèles prolongeaient leur jeûne jusqu'à la Pâque judaïque, et étaient encore dans le deuil de la pénitence, tandis que tout le peuple chrétien était dans la joie de la résurrection. La superstition allait si loin chez quelques-uns, qu'ils s'imaginaient qu'un serment prêté dans une synagogue était plus sacré que s'il eût été fait dans l'église en présence de l'autel. Chrysostome raconte qu'un chrétien avait entraîné de force une femme dans une synagogue pour qu'elle y prêtât serment.

Le zèle du saint apôtre s'élevait avec force contre toutes ces pratiques, et il défendait aux fidèles, sous les plus grandes peines, de s'y laisser aller. « Que sont-elles, ces synagogues, s'écriait-il, sinon des théâtres où se passent les plus honteuses orgies, des maisons de prostitution, des cavernes de voleurs, des repaires de bêtes féroces, des temples où règne le démon triomphant? Eh ! comment pouvez-vous avoir société avec les Juifs, vous qui adorez le Sauveur crucifié? Ne sont-ce pas les Juifs qui ont poussé ce cri : Crucifiez-le, crucifiez-le; que son sang retombe sur nous et sur nos enfants ? Mais j'en prends aujourd'hui le ciel et la terre à témoin, si quelqu'un de vous célèbre désormais la fête des Trompettes, s'il entre dans les synagogues, s'il monte au temple de la matrone, s'il observe le sabbat, le jeûne ou toute autre cérémonie judaïque, je me déclare innocent de la perte de son âme. Ce que je vous dis aujourd’hui vous sera rappelé au jugement de Dieu; si vous obéissez à mes paroles, vous aurez alors une grande consolation; mais si voles n'en tenez aucun compte, si vous ne dénoncez pas à l'évêque ceux qui osent se permettre de pareilles pratiques, mes paroles seront pour vous un sujet de douleur et de désespoir éternel. »

22. Il fallait que, sous ce rapport, le mal fût grand dans Antioche, puisque Chrysostome, pour le combattre, consacre huit homélies et un traité spécial , sans compter une multitude de passages dirigés contre les Juifs dans ses autres discours. Pour convaincre les chrétiens indécis, et en même temps pour éclairer les Juifs, il résume toute sa polémique dans deux idées principales : la religion de Moïse est abolie, le temps de la synagogue est fini, Dieu a rejeté Israël; une ère nouvelle a

commencé, la loi évangélique, fondée sur les mystères de la vie, de la Passion et de la mort du Christ, Fils de Dieu , a remplacé la loi mosaïque avec son culte et ses cérémonies.

Pour établir ces deux points , Chrysostome part des principes admis par les Juifs; il ouvre les livres divins, et interrogeant les prophètes, il recueille leurs oracles touchant le Messie. Il naîtra à Bethléem d'une mère vierge, de la tribu de Juda, de la famille de David, dans le temps où le sceptre ne sera plus dans Israël; il aura un précurseur, il sera une pierre de scandale pour quelques-uns, une cause de salut pour beaucoup; il sera méconnu; le peuple qui l'aura renié ne sera plus son peuple; on le verra rejeté, trahi, vendu, abreuvé de fiel, il aura les pieds et les mains percés; les méchants le feront mourir, il ressuscitera et montera triomphant dans les cieux. Les Juifs seront maudits, dispersés, errants, sans rois, sans autels, sans sacrifices, sans prophète, attendant le salut et ne le trouvant pas.

Chrysostome montre comment toutes ces prophéties se sont accomplies en Jésus-Christ. Il fait voir la main de Dieu appesantie sur ce peuple ingrat, et pour faire mieux comprendre que sa désolation est finale, que ses espérances touchant une restauration sont vaines, il rappelle les tentatives des Juifs sous Adrien et sous Constantin, tentatives misérables qui n'eurent d'autres résultats que d'aggraver leurs fers et de les rendre plus malheureux.

« Ces faits, diront-ils, sont anciens. Eh! sont-ils donc si éloignés de nous, et les vieillards ici présents ne s'en souviennent-ils pas encore? Mais puisqu'ils trouvent ces événements trop anciens, et qu'ils ne veulent pas convenir de la malédiction qui pèse sur eux, je vais, pour les en convaincre, leur citer un événement qu'ils ont vu , dont les jeunes gens qui m'entendent ont été témoins, et qui est aussi clair, aussi évident que le soleil. Cet événement n'est point arrivé sous les règnes d'Adrien et de Constantin, mais sous celui de Julien qui vivait encore il y a vingt ans.

« Vous le savez, nul prince ne surpassa jamais en impiété cet empereur. Apostat du christianisme, sacrilège restaurateur du culte des idoles, païen jusqu'à exercer lui-même le ministère des augures et des aruspices, cruel jusqu'à immoler des enfants pour satisfaire sa superstition, il voulut, pour attirer les Juifs à son impiété, les engager à offrir des sacrifices. Prince, répondirent les Juifs, c'est à Jérusalem que nous devons sacrifier; ce serait pour nous une violation manifeste de la loi de Moïse, un crime exécrable, d'offrir ailleurs des victimes. Rendez-vous Jérusalem, relevez son Temple abattu, replacez-y l'Arche sainte, ouvrez-nous le Saint des saints, et nous sacrifierons.

« Ils ne rougissaient pas, ces hommes criminels et éhontés, d'implorer la puissance de cet empereur impie et païen; ils osaient demander le secours de ses mains impures pour relever l'antique sanctuaire de Dieu : insensés qu'ils étaient! Ils ne soupçonnaient pas l'impossibilité de cette restauration; non, ils ne comprenaient pas que, s'il est facile de relever ce que l'homme a détruit, il est impossible à toute la puissance des hommes de relever jamais ce que Dieu a pour jamais renversé. Et quand Julien eût pu relever leur autel, eût-il également pu faire descendre le feu du ciel sur les victimes? Et sans le feu du ciel, qu'eussent été ces sacrifices, sinon des impiétés et d'impures sacrilèges ?

« Mais aveuglés et endurcis, ils ne considéraient pas toutes ces choses, et ils suppliaient l'empereur de leur être favorable. Celui-ci, dans l'espérance de les gagner au culte des faux dieux, et voulant, du reste, poussé par sa rage impie, donner un solennel démenti au Fils de Dieu qui avait annoncé que le Temple ne serait jamais rétabli, commença l'entreprise. Des sommes immenses sont puisées dans le trésor publie; mille ouvriers accourent de toutes parts, mille intendants sont employés pour, presser, surveiller et diriger les travaux; l'or et l'argent, la science et la force, tout se réunit, tout est mis en œuvre pour assurer le succès de ce téméraire dessein. Mais Celui qui confond les sages de la terre et qui les prend dans leurs propres pièges, éclata du haut des cieux et manifesta sa colère.  Il voulut prouver à ces impies que la parole divine est immuable, et que les décrets portés par la toute-puissante et absolue volonté du Très-Haut, ne peuvent jamais être anéantis par tous les efforts des hommes réunis. Un feu terrible et mystérieux, s'élançant tout à coup des entrailles de la terre, repoussa au loin les pierres placées dans les fondations, enveloppa les travailleurs, en fit périr un grand nombre et força l'impiété obstinée d'abandonner cette œuvre criminelle. Les Juifs furent frappés de honte et de terreur, et l'impie Julien, apprenant ce coup du ciel, craignant d'attirer sur sa personne les flammes vengeresses, fut contraint de confesser son impuissance, de s'avouer vaincu, lui et toute la nation des Juifs.

« Ces événements ne sont pas anciens; ils se sont passés de notre temps, sous nos yeux; vous pouvez visiter Jérusalem; allez-y, et vous trouverez encore les fondations vides et abandonnées, et sur les pierres dispersées vous lirez encore les traces de la colère et de la vengeance céleste.

« Ce fait est incontestable; s'il ne l'était pas, pourquoi les Juifs ne rebâtiraient-ils pas le Temple? qu'est-ce qui les en empêcherait? Ne sont-ils pas riches, leur patriarche ne possède-t-il pas d'immenses trésors? Manquent-ils d'audace, de ténacité et d'impudence? Ne sont-ils pas assez nombreux en Palestine, dans la Phénicie et partout ? »

23. Chrysostome ne se contente pas de prouver par les prophéties et les miracles l'abolition du judaïsme, mais il montre le triomphe de la religion chrétienne. « La mort, dit-il, opère de grands changements dans la fortune des hommes; ils perdent tout avec la vie. Aussi bien que les simples particuliers, les grands et les princes, les empereurs eux-mêmes sont soumis à ces vicissitudes. A peine sont-ils morts, que les lois qu'ils ont faites sont abrogées; leurs images et leurs statues sont reléguées dans des lieux obscurs; leur mémoire s'éteint bientôt, leur nom tombe dans l'oubli, et les favoris qu'ils protégeaient sont rejetés et méprisés. Ceux qui commandaient à des millions d'hommes, qui avaient droit de vie et de mort, et dont un seul signe changeait le sort des villes, des peuples et des empires, sont pour ceux qui survivent comme s'ils n'avaient jamais été.

« Il n'en a pas été ainsi du Christ, Fils de Dieu. Si pendant sa vie il souffrit les calomnies et les persécutions, la trahison de Judas, le reniement de Pierre, le délaissement de ses disciples; sa gloire et sa divinité n'en devinrent que plus éclatantes après sa mort.

« Celui qui par crainte n'osa reconnaître son Maître dans la maison du pontife, répara sa faute en souffrant pour lui les persécutions, la faim, la soif, les tortures et la mort. Que de martyrs se sont immolés pour son nom ! Sa gloire n'est-elle pas publiée partout? sa divinité n'est-elle pas confessée dans les villes et dans les déserts ? les ducs et les princes, les consuls et les rois, les hommes libres et les esclaves, les savants et les ignorants, les peuples civilisés et les peuples barbares ne le publient-ils pas à l'envi? Son sépulcre est glorieux; quelque étroit qu'il soit, il est mille fois plus révéré que les tombeaux des rois. Que dis-je? les tombeaux mêmes de ses serviteurs ne sont-ils pas plus glorieux que les palais des monarques ? Ne voit-on pas des généraux, des consuls et des empereurs accourir à Rome pour s'agenouiller auprès des restes inanimés d'un pêcheur et d'un faiseur de tentes ? A Constantinople n'a-t-on pas vu des princes ornés du diadème de l'univers demander comme une faveur d'être inhumés non auprès du tombeau des Apôtres, mais au seuil des basiliques comme pour en être les portiers ?

« La Croix n'est-elle pas aujourd'hui triomphante, et ce signe de malédiction, ce symbole du dernier supplice, n'est-il pas devenu l'étendard sacré de la gloire et du salut? Oui, la Croix est honorée partout; elle couronne le diadème, elle est gravée sur les étendards et sur les armes des guerriers, partout plus éclatante que le soleil. Les princes et les sujets, les hommes et les femmes, les vierges et les veuves, l'esclave et l'homme libre font leur ornement du signe de la Croix. La Croix brille partout, dans les maisons, sur les places publiques, au sommet des montagnes, dans la profondeur des forêts, sur les bords de la mer, à la poupe des vaisseaux, sur les vêtements et sur les tables. Elle est gravée sur les anneaux, sur les vases d'or et d'argent et sur les livres; partout elle est un signe révéré et béni. On fait le signe de la Croix sur les animaux malades, sur les possédés pour les guérir. Pendant la paix et pendant la guerre, le jour et la nuit, tous ont mis leur confiance dans la Croix; personne ne rougit de ce signe autrefois maudit; la Croix est devenue un ornement plus honorable et plus précieux que toutes les couronnes.

« Que les Juifs et les païens répondent; qu'ils expliquent, s'ils le peuvent, l'affluence de pèlerins qui arrivent à Jérusalem de toutes les parties de la terre pour voir et révérer le bois sacré sur lequel Jésus souffrit et mourut. Qu'ils expliquent pourquoi un grand nombre d'entre eux, hommes et femmes, enchâssent dans l'or les parcelles de la vraie Croix pour les suspendre à leur cou; pourquoi enfin cette croix patibulaire, ce signe de honte et de malédiction, est devenue pour tous et partout un signe d'honneur, un signe de gloire et de salut ?

« Ah ! puissent-ils le reconnaître! c'est que cette parole du Prophète est accomplie : En ce jour, le rejeton de Jessé sera exposé comme un étendard aux yeux de tous les peuples; les nations viendront lui offrir leurs prières et son sépulcre sera glorieux. Oui, c'est parce que la Croix a été pour l'humanité une source de bénédictions, un bouclier solide, un rempart inébranlable contre les attaques du démon. C'est par la Croix que le Réparateur divin a brisé les portes infernales et les chaînes de l'esclavage; c'est par la Croix qu'il a renversé la forteresse de Satan, c'est par elle qu'il a appliqué sur les blessures de l'homme le baume divin qui devait les guérir.

« La Croix a converti et sauvé le monde; elle a chassé, l'erreur et fait briller la vérité; par elle la terre est devenue le ciel et les hommes sont devenus des anges; par elle le démon n'est plus à craindre, la mort n'est plus la mort, mais un sommeil; par elle tout ce qui pouvait nous nuire a perdu sa force et sa malice ; par la vertu de la Croix le poison reste sans effet, les tempêtes sont apaisées, les fléaux sont suspendus, les portes des prisons s'ouvrent, les chaînes tombent des mains des prisonniers; par elle enfin, aujourd'hui encore, mille prodiges sont opérés. » Cet éloge de, la Croix et de sa vertu toute-puissante pour établir la divinité du christianisme se rencontre dans plusieurs des homélies du saint prêtre d'Antioche. Nous regrettons de ne pouvoir citer ces passages admirables. Souvent il en déduit des conséquences morales applicables non-seulement à ses auditeurs, mais aux fidèles de tous les siècles. « Ne rougissez pas de la Croix, s'écrie-t-il dans l'homélie 54e sur saint Matthieu, de peur que Jésus-Christ ne rougisse de vous quand il viendra dans sa gloire pour juger le monde. »

Ce fut la première année de son sacerdoce (386) et pendant le carême que Chrysostome prononça ses homélies contre les Juifs. Les fêtes de la synagogue qui approchaient et où se rendaient un grand nombre de chrétiens l'avaient obligé d'interrompre sa polémique contre les anomiens.

24. Ces hérétiques avaient pour chef Eunome, évêque de Cyzique. Dans le quatrième siècle, la nature de Dieu, la trinité des personnes et l'unité de la substance divine avaient été l'objet de téméraires investigations. Placés encore sous l'influence des idées païennes et philosophiques, les esprits s'agitaient, et la raison cherchait à expliquer des vérités que nous devons croire sur la parole même de Dieu, mais qui ne sont point accessibles aux faibles lumières de l'homme. Sabellius admettait en Dieu une seule substance et une seule personne. Selon lui, le Père, le Fils et le Saint-Esprit n'étaient pas trois personnes distinctes, mais seulement trois dénominations          d'une même substance divine. Si Dieu portait des décrets touchant le salut des hommes, il s'appelait Dieu le Père; s'il s'incarnait dans le sein d'une vierge, il prenait le titre de Dieu le Fils; s'il déployait l'efficacité de sa grâce dans l'âme des pécheurs, c'était alors Dieu le Saint-Esprit. Cette erreur qui détruit la trinité des personnes divines révolta les fidèles et fut condamnée par l'Église. Comme l'esprit d'erreur se jette toujours dans les extrêmes, on vit naître peu après l'hérésie des Trithéistes, diamétralement opposée à celle de Sabellius. Puis parut Arius, prêtre d'Alexandrie, qui voulut à son tour expliquer le mystère de la Trinité au point de vue de la faible raison humaine. Pour ne pas tomber dans l'erreur de Sabellius, il prétendit, tout en admettant trois personnes en Dieu, que ces personnes n'étaient pas égales en substance: Il nia la divinité du Verbe et alors, comme toujours; le novateur, laissant de côté la tradition catholique pour suivre les fausses lueurs de sa raison, ne manqua pas de trouver dans l'Écriture, mal interprétée, des textes propres à appuyer son erreur.

Les anoméens n'étaient pas autre chose que des ariens. Comme ces derniers , ils niaient la consubstantialité des personnes, et prétendaient de plus que l'on ne pouvait admettre plusieurs attributs différents dans l'essence divine.

La nature de Dieu est simple, disaient-ils; or, dans une nature simple on ne peut supposer deux principes différents, l'un engendré et l'autre engendrant; d'où ils concluaient que le Fils n'était pas consubstantiel au Père, mais seulement semblable.

Les catholiques répondaient que , pour que ce raisonnement fût concluant, il faudrait comprendre l'essente divine, la voir clairement comme Dieu la voit et la comprend; que, bien qu'une substance simple ne puisse contenir plusieurs principes qui soient différents à notre point de vue, nous ne savons pas ce qu'il en est de la substance divine, et que, par conséquent, nous ne pouvons pas établir un raisonnement concluant.

Chrysostome essaya de couper le mal par la racine, et il consacra cinq discours à établir cette vérité capitale, que la nature de Dieu est incompréhensible. S'étant aperçu que les anoméens assistaient à ses sermons et l'écoutaient volontiers, il ne les attaqua pas tout d'abord de peur de les rebuter; il attendit l'occasion favorable, et les anoméens la lui fournirent en le priant de traiter les points qui les concernaient.

Dans la première homélie, après avoir montré par l'exemple de Zacharie combien il est dangereux de porter trop loin la curiosité dans les choses où Dieu ne demande que notre foi, il déplora la témérité des anoméens qui prétendaient que l'homme, cendre et poussière, faible et fragile comme l'herbe des champs, peut connaître parfaitement Celui qui est éternel, invariable, incorporel et incorruptible, qui est partout, au-dessus de tout, qui regarde la terre et la fait trembler, qui a créé l'univers en se jouant, et devant qui toutes les nations, tous les hommes et les anges même ne sont que comme une goutte d'eau. N'est-ce pas une folie de prétendre pénétrer ce que saint. Paul, en qui Jésus-Christ parlait, avoue n'avoir pas compris.

Dans les homélies suivantes, il démontre que la nature de Dieu est incompréhensible aux prophètes, aux apôtres, aux anges, aux archanges et à toutes les puissances célestes. Il développe admirablement cette pensée clé l'Écriture: Dieu habite une lumière inaccessible que nul des hommes n'a vue ni ne peut voir, et il s'élève aux pensées les plus sublimes sur la grandeur, la puissance, la sagesse et les perfections de Dieu.

Comme les anoméens objectaient que, puisque la nature de Dieu était incompréhensible, on adorait un Dieu inconnu : « Cette objection, reprit Chrysostome, ne mériterait pas d'être relevée, puisqu'il ne s'agit entre les anoméens et nous que de la connaissance de Dieu selon sa nature. Mais comme nous cherchons moins à confondre nos adversaires qu'à les ramener à la vérité, faisons-leur voir par une comparaison que celui qui avoue ne point comprendre la nature de Dieu, la connaît mieux en effet que celui qui prétend la comprendre. Supposons deux hommes qui disputent ensemble sur l'étendue du ciel que nous voyons; l'un soutient qu'il en connaît toutes les dimensions, et l'autre affirme que cela est impossible à l'homme. Je demande lequel des deux connaît mieux le ciel, lequel des deux en a une plus grande idée : n'est-ce pas celui qui avoue son ignorance? Ainsi en est-il des anoméens et des catholiques. »

Après avoir montré que la nature de Dieu est incompréhensible , il établit la divinité et la consubstantialité du Verbe et sa parfaite égalité avec le Père. Ses preuves sont tirées de l'Évangile selon saint Jean. Celui qui me voit, voit aussi le Père. Moi et mon Père nous sommes un. Comme le Père vivifie et ressuscite les morts, ainsi le Fils vivifie ceux qu'il veut vivifier. Que tous honorent le Fils comme ils honorent le Père.

Dans ces quatre paroles de l'évangile sont, exprimées la consubstantialité et la personnalité du Verbe, sa puissance égale à celle de son Père, et l'égalité du culte qui lui est dû.

Chrysostome consacre douze homélies à combattre les anoméens, toutes, excepté deux, prononcées à Antioche, et dans lesquelles il déploie toutes les ressources de sa science biblique et toute la puissance de son génie et de son éloquence.

25. Si cette polémique nous intéresse moins aujourd'hui, c'est parce que tous, à part quelques hommes ignorants et égarés, nous confessons la divinité et la consubstantialité du Verbe fait chair; mais à l'époque dont nous parlons, quand l'Église infestée par l'arianisme défendait son principe vital, cette controverse était pleine d'intérêt pour les fidèles. Pour eux les discours de Chrysostome étaient mille fois plus importants que ne le sont pour nous aujourd'hui les discours des orateurs politiques qui discutent dans les assemblées délibérantes les grands intérêts de la patrie.

Du reste, sans parler de l'éloquence de Chrysostome qui savait relever les moindres détails et exciter l'attention de son auditoire, ce saint personnage ne se bornait pas à combattre les hérétiques, mais il savait admirablement amener, à l'occasion d'une parole de l'Écriture, certains avis et même quelquefois certains reproches qui s'appliquaient à la partie catholique de ses auditeurs. Ainsi dans sa troisième homélie, après avoir établi que la nature de Dieu est incompréhensible à toutes les puissances célestes, il s'écrie : « Mais mon âme est épuisée, elle est effrayée non point de l'abondante matière qui nous reste à traiter, mais de la hauteur des mystères célestes que nous avons déjà et que nous devons encore contempler. Quittons donc le ciel pour un instant, et reposons nos esprits en terminant ce discours par l'exhortation ordinaire.

« Et que pouvons-nous vous dire, mes frères, sinon de prier pour ceux qui sont égarés dans les voies tortueuses de l'hérésie? Leur sort est mille fois plus à plaindre que celui des malades, des prisonniers, des condamnés aux mines et même des énergumènes. Ne vaut-il pas mieux; en effet, être possédé du démon, que d'être impie? Le possédé peut n'être pas coupable; mais l'homme impie, rien ne peut le justifier. »

26. « Ce que je vous dis de la prière me rappelle un grave désordre auquel vous vous livrez; pardonnez-moi si je le signale ici afin de le corriger; je serais coupable si, en m'appliquant à guérir les maux de ceux qui me sont étrangers, je négligeais la guérison des vôtres propres.

« Hier, après être descendu de la tribune sacrée, au moment où s'offrait le divin Sacrifice, jetant les yeux dans la basilique auguste, j'ai cherché en vain l'immense multitude qui m'avait écouté avec tant d'attention. Hélas! l'église était déserte, toute la foule avait disparu. Votre conduite m'a profondément affligé; car si vous écoutez le serviteur avec tant d'attention, avec une joie si marquée; si vous recueillez ses moindres paroles jusqu'à la fin avec tant de bonheur, comment osez-vous, quand son divin Maître s'offre et s'immole pour vous sur l'autel, abandonner l'église et fuir dans vos maisons? Que pouvez-vous dire pour vous justifier? Cette indifférence vous fait perdre le mérite de votre assiduité au sermon; je crains même qu'elle ne soit la preuve de son inutilité pour vous : car si les vérités saintes que vous entendez étaient gravées dans vos esprits, elles vous engageraient. à assister avec piété aux divins mystères.

« Ne me dites pas que vous ne pouvez entendre le sermon qu'à l'église, tandis que vous pouvez prier dans vos maisons; car bien que la prière particulière soit utile et nécessaire, elle n'est pourtant pas aussi efficace que la prière commune; Dieu exauce plus facilement celle qui se fait dans l'église. Là se trouve ce qui n'est pas dans vos maisons, la foule des suppliants, l'unanimité des vœux, les liens de la charité, les oraisons des prêtres, tout ce nuage d'encens, de désirs et de prières qui s'élève vers le ciel.

« Ne vous souvenez-vous pas qu'il y a dix ans l'on punit quelques hommes qui aspiraient à la tyrannie? L'un d'entre eux, noble d'origine, puissant et distingué, se trouvant convaincu, était traîné au supplice. A cette nouvelle tout le peuple accourut en foule dans le cirque. En un instant mille voix s'élevèrent. de toutes parts pour demander la grâce du coupable. La colère de l'empereur fut apaisée, et la conspiration commune de tout le peuple arracha comme par force à la justice un criminel indigne de tout pardon.

« Quelle est donc notre conduite? Eh quoi! quand il s'agit d'apaiser un empereur de la terre, vous accourez tous en foule, et quand il faut adoucir le Roi du ciel, quand il est nécessaire d'arracher à sa colère non pas un seul homme, mais plus de mille, mais tous les pécheurs du monde, est-il possible que vous soyez indifférents? Pourquoi rester assis hors de l'église, ou plutôt pourquoi ne pas y accourir, afin que Dieu, touché de l'union et de l'élan de vos prières communes , leur remette les supplices qu'ils ont mérités et vous pardonne à vous-mêmes vos propres péchés?

« Pourquoi négligez-vous l'occasion favorable? Ne savez-vous pas qu'au moment du sacrifice les anges du ciel sont prosternés et que les archanges sont en prières? Oui, c'est ce moment-là même qu'ils choisissent pour supplier en faveur des pécheurs. Pour apaiser le Seigneur et implorer sa clémence, ils élèvent vers le ciel, non pas comme les hommes vis-à-vis des princes, un rameau d'olivier, symbole de douceur et de miséricorde, mais le corps sacré de Jésus lui-même. Ils semblent dire à Dieu Seigneur, nous vous prions pour ceux que vous avez aimés jusqu'à mourir; Seigneur, faites grâce à ceux que vous avez rachetés par votre sang : miséricorde en faveur de ceux pour qui vous vous êtes immolé!

« Vous avez reçu avec joie et même avec transport l'avertissement que je viens de vous donner; je ne demande pas des applaudissements, mais des œuvres; un avenir prochain montrera si vous m'avez véritablement applaudi.

27. Les applaudissements du peuple avaient été sincères; personne ne sortit plus de l'église avant la fin du sacrifice, et Chrysostome quelque temps après remercia les habitants d'Antioche de leur humble obéissance aux avertissements qu'il avait donnés.

« C'est mon devoir de vous reprendre de vos défauts, dit-il; je serais infidèle à mon ministère si j'y manquais, mais aussi il est juste que je vous témoigne ma satisfaction, quand je vous vois marcher dans la bonne voie et la pratique des saintes œuvres. Ceux qui sortaient de l'église ont obtempéré à mes avertissements; je les en remercie de toute mon âme. Mais je dois reprendre aujourd'hui ceux qui restent dans l'église, non point parce qu'ils y restent, mais parce qu'ils s'y conduisent comme s'ils n'y étaient pas, en se livrant à des conversations inopportunes et inutiles pendant le redoutable Sacrifice. »

Le saint prêtre s'élève fortement contre ce désordre il en fait sentir la gravité tant à cause de la sainteté de l'Église que de la grandeur des mystères qui s'opèrent sur l'autel, et surtout à cause de la présence des possédés que le diacre amenait à l'église au moment où allait commencer le Saint-Sacrifice. « Eh! s'écrie-t-il, quand vous voyez ici ces malheureux, comment pouvez-vous être insensibles à leurs maux? A la vue de tant d'infortune, ne devriez-vous pas être recueillis par la crainte? vos visages ne devraient-ils pas être inondés de larmes, et toute l'église retentir de cris et de lamentations? Comment ne craignez-vous pas que Dieu, en punition de votre insensibilité et de votre peu de retenue, ne vous livre au démon pour vous faire subir tous les accès de sa rage et de sa fureur?

« Il est un autre désordre, excité par le démon pour vous empêcher de profiter de la parole de Dieu : c'est celui que causent quelques coupeurs de bourses répandus chaque jour dans l'assemblée, et qui déjà ont dépouillé un grand nombre de personnes. Pour arrêter le mal et ôter à ces hommes rapaces leurs criminelles espérances, je vous prie de n'apporter ni or ni argent dans ce saint lieu, quand vous venez pour entendre la parole divine. »

28. Les hérétiques ariens, anoméens et sabelliens ne furent pas les seuls sectaires que le zèle de Chrysostome eut à combattre. L'Église d'Orient, et en particulier l'Église d'Antioche, était désolée par toutes les erreurs qu'enfante l'orgueil de la raison humaine égarée par les systèmes d'hommes ambitieux ou dissolus. Marcionites, valentiniens, gnostiques, manichéens, macédoniens, juifs et païens, tontes les sectes, toutes les erreurs anciennes et nouvelles avaient leurs adeptes dans la ville patriarcale, remplissant comme, l'ivraie le champ du père de famille. Le saint apôtre d'Antioche les combattait, tantôt directement soit dans des conférences publiques, soit dans des traités spéciaux, soit dans l'exposition d'un chapitre de l'Écriture, comme on le voit dans l'exposition du psaume 109; tantôt indirectement à l'occasion d'un texte qu'il développe; de temps en temps il montre l'inconséquence des sectaires; quelquefois aussi, mais rarement, il verse le ridicule sur leur doctrine et leurs pratiques. Ainsi, dans l'homélie 40e , sur la première Épitre aux Corinthiens, il s'écrie : « Voulez-vous que je vous dise comment les disciples de Marcion entendent l'Écriture sur la nécessité du baptême? j'exciterai votre hilarité, mais néanmoins je le dirai pour vous prémunir contre les erreurs de cette secte. Parmi eux, quand un catéchumène vient à mourir subitement sans avoir reçu le baptême, on trouvé le moyen de le baptiser après sa mort. On s'approche du lit du défunt, on lui parle, on l'interroge, on lui demande s'il veut être baptisé; le mort ne répondant pas, quelqu'un caché sous le lit se charge de répondre pour lui et dit qu'il veut être baptisé. Le défunt reçoit à l'instant le baptême dans la personne de celui qui a répondu. Pour faire cette cérémonie ridicule, ils s'appuient d'un texte de l'Apôtre saint Paul aux Corinthiens, qu'ils interprètent selon leur sens particulier. »

Les marcionites avaient pour chef Marcion, né à Sinope dans le second siècle de l'ère chrétienne. Chassé de l'Église par son propre père à cause de sa vie dissolue, il quitta sa patrie, et vint à Rome où il s'attacha à l'hérétique Cerdon. Bientôt il devint lui-même chef de secte. Ne pouvant expliquer l'existence du bien et du mal dans l'homme et dans le monde, il imagina deux principes, l'un bon et l'autre mauvais, l'un créateur des esprits et des âmes, l'autre créateur des corps et de la matière. Selon lui, la chair venait du mauvais principe; il condamnait le mariage; il prétendait que le Fils de Dieu n'avait pris qu'un corps fantastique. Ses partisans avaient un grand mépris pour le dieu créateur de la matière : ils s'abstenaient de viande, ne buvaient que de l'eau, et pratiquaient des jeûnes rigoureux. Théodoret rapporte que de son temps un marcionite âgé de 90 ans ne mangeait qu'à regret, et qu'il était pénétré de la plus vive douleur toutes les fois que le besoin de se nourrir l'obligeait à user des productions du dieu créateur de la matière. « Comble d'absurdité, s'écrie un savant auteur, et dont on ne croirait pas l'esprit humain capable, s'il n'en existait tant d'autres exemples; punition éclatante de l'orgueil de la raison humaine, qui veut s'élever et dogmatiser contre les saints enseignements de la foi ! »

Ces sectaires étaient nombreux à Antioche. Pendant que Chrysostome les combattait avec le plus de zèle, la bonté de Dieu se plut à sanctionner la vérité de ses discours par un éclatant miracle. C'est l'historien Théodoret qui le rapporte.

Le préfet d'Antioche était nu sectateur des doctrines de Marcion, et sa femme n'était pas moins due lui attachée à cette erreur. Pendant que ces deux grands personnages faisaient servir tout ce qu'ils avaient de forces, de fortune et de crédit à propager l'impiété, la justice de Dieu arrêta tout à coup leur zèle hérétique. La femme fut atteinte d'une cruelle maladie d'entrailles. Tous les remèdes furent employés; mais le mal ne fit qu'augmenter, et les prières des marcionites n'eurent pas plus d'efficacité. Vaincue par la douleur et presque réduite à l'extrémité, cette femme qui entendu les homélies de Chrysostome et qui l'estimait pour sa vertu autant que pour son éloquence, promit, de concert avec son mari, et embrasser le Catholicisme, si les prières des catholiques obtenaient sa guérison. S'étant fait transporter à la porte de l'église de la Palée, elle supplia l'évêque Flavien et Chrysostome d'intercéder pour elle auprès de Dieu. « Ne nous repousse.. pas, disait-elle, ayez pitié; de ceux qui sont nés dans l'erreur, intercédez pour nous; la guérison de mon corps sera aussi la guérison de nos âmes. » Chrysostome, touché de leurs supplications, fit apporter de l'eau; Flavien l'ayant bénite en répandit sur cette femme qui à l’instant se leva parfaitement guérie. Par reconnaissance, ces deux personnages donnèrent trente livres d'or pour les pèlerins, les pauvres et les malades. Ils renoncèrent aux erreurs de Marcion, et devinrent de fervents catholiques.

Ces deux conversions irritèrent les marcionites : dans leur colère, ils se permirent l'injure et la calomnie contre Flavien et Chrysostome qu'ils traitaient d'infâmes magiciens; mais la justice de Dieu mit bientôt un terme à leur fureur : il survint à Antioche un grand tremblement de terre qui renversa la maison où étaient réunis en grand nombre les marcionites, et les fit périr misérablement.

29. Ce fut pendant les années 386 et 387 que Chrysostome combattit avec tant de vigueur les hérétiques anoméens. Sa polémique fut interrompue il l'occasion de la discorde qui régnait. à Antioche entre les catholiques pauliniens et méléciens. Pour mieux faire ressortir le zèle de Chrysostome, et en même temps pour faire connaître la situation d'Antioche et la difficulté des temps, nous devons exposer ici la cause et l'origine de cette discorde appelée le schisme de l'église d'Antioche.

En 330, Eustathe, né à Side en Pamphylie, et vingt-quatrième patriarche d'Antioche, occupait depuis six ans le siège de cette grande ville. Sa foi vive et orthodoxe, son zèle ardent et la sainteté de sa vie lui ayant mérité la haine des ariens, il fut déposé dans un concile par Eusèbe de Césarée et Eusèbe de Nicomédie, et envoyé en exil.

Les ariens lui substituèrent Paulin Il, ennemi de la divinité de Jésus-Christ. Dès lors et pendant trente ans les ariens furent maîtres des élections, et toits les évêques qu'ils choisirent furent entachés d'hérésie; les catholiques repoussèrent ces évêques et continuèrent à vivre dans la communion d'Eustathe leur pasteur légitime. En 361, après l'exil d'Arius, les hérétiques choisirent Mélèce pour évêque d'Antioche. Trompés par on ne sait quelle apparence, ils le croyaient arien, ennemi de la consubstantialité du Verbe et tout disposé en faveur de leur cause. Mais quel ne fut pas leur étonnement, quand ils l'entendirent en plein concile professer la divinité de Jésus-Christ selon la foi de Nicée et anathématiser Arius ! Une partie des catholiques le reçut comme pasteur légitime, mais l'autre refusa de le reconnaître et resta fortement attachée à Eustathe sous la conduite de Paulin; prêtre d'Antioche. Les ariens irrités dénoncèrent Mélèce à l'empereur Constance, ennemi des catholiques. Mélèce fut exilé et remplacé par un diacre d'Alexandrie, appelé Euzoïus, qui était arien déclaré. Ainsi Antioche se trouva divisée en trois partis : celui d'Eustathe, celui de Mélèce, et celui d'Euzoïus. Deux étaient catholiques, et l'autre hérétique.

Saint Athanase, informé des maux de l'Église d'Antioche, voulut y apporter un remède convenable : il assembla un synode à Alexandrie, et là, par conseils, par raisons, par prières, il s'efforça de rapprocher les deux partis catholiques; il envoya même pour cet effet à Antioche, comme députés du concile, saint Astérius et saint Eusèbe de Verceil. Les choses semblaient prendre une marche pacifique ; on espérait voir bientôt consommée cette réunion si nécessaire, et déjà les députés du concile se dirigeaient vers Antioche, lorsque Lucifer de Cagliari donna la consécration épiscopale à Paulin pour succéder à Eustathe qui était mort; la division fut dès lors consommée. Les évêques eux-mêmes se trouvèrent partagés: tout l'Orient était pour Mélèce, tandis que l'Égypte et tout l'Occident reconnaissaient Paulin pour patriarche. Ce schisme déplorable dura plus de soixante ans; il ne se termina qu'en 392, sous l'épiscopat de Flavien, comme nous le verrons plus loin. Telle était donc la situation de l'Église d'Antioche, pendant que Chrysostome exerçait son ministère. Paulin et Flavien, successeur de Mélèce, étaient tous deux évêques; ils gouvernaient chacun leur troupeau, étaient unis entre eux par la même foi et les mêmes désirs; mais leurs partisans n'avaient ni les mêmes sentiments, ni la même modération. La guerre régnait dans les basses régions du peuple, et les deux partis, animés l'un contre l'autre, se laissaient aller à des injures et à des outrages réciproques. En parlant de Paulin, les partisans de Flavien disaient: cet homme est devenu hérétique en signant la profession de foi d'Apollinaire; il est possédé du démon, il entraîne les âmes dans l'abîme par des discours mensongers. A leur tour, les partisans de Paulin traitaient d'hérétiques ceux de Flavien, parce que celui-ci avait succédé à Mélèce, élu par les ariens.

Chrysostome, poussé par son zèle ardent pour le bien de l'Église et le salut des peuples, gémissait amèrement sur toutes ces querelles intestines qui altéraient si sensiblement la charité et l'union qui doivent régner entre les enfants d'un même Père, les héritiers des mêmes promesses; il craignait que le résultat de ces divisions ne fût l'affaiblissement de la foi et le triomphe du paganisme et de l'hérésie; il les regardait comme un obstacle sérieux à l'opération de la grâce divine dans les âmes. Son zèle ne lui permettait pas de rester spectateur indifférent, et voici comment il exprime sa douleur dans un discours qui a pour titre, de l'Anathème :

« Par où commencerai-je mon discours? s'écrie-t-il; sera-ce en vous exposant le commandement du Seigneur, ou en vous reprochant votre extrême ignorance? N'est-ce pas une folie qui me rendra ridicule, de venir aujourd'hui vous parler de l'anathème? Mais le mal est si grand, je suis si profondément humilié de tout ce que je vois et de tout ce que j'entends, qu'il m'est impossible de garder plus longtemps le silence. Oui, je suis profondément affecté, mon cœur est brisé de douleur, en apprenant que des hommes sans lettres, sans connaissance des divines Écritures, dépourvus de certaines autres qualités dont je m'abstiens de parler, ne craignent pas, poussés par la fureur, et au grand détriment de la religion, de discourir sur ce qu'ils ignorent, d'anathématiser leurs frères dans la foi, et par la destruction de la charité dans les âmes, rendre inutile l'Incarnation du Fils de Dieu. » Après ce préambule, Chrysostome demande à ses auditeurs s'ils savent ce que c'est que l'anathème, s'ils en comprennent les effets dont le principal est de livrer l'âme au pouvoir du démon; en vertu de quelle autorité enfin ils prétendaient anathématiser. Pour les convaincre de leur peu de charité, il leur rappelle l'exemple de Jésus-Christ, qui n'a point rompu le roseau à moitié brisé, et qui a donné sa vie non-seulement pour ses amis, mais même pour ses bourreaux. « Pourquoi donc, continue-t-il, usurpez-vous une autorité dont les Apôtres seuls et leurs successeurs ont été les dépositaires, et dont ils n'usaient, pour ainsi dire, que malgré eux ? Quel est celui d'entre vous qui a montré autant d'amour pour Jésus que l'Apôtre saint Paul? Nul homme, excepté lui, n'a pu dire : Je désirerais être anathème pour le salut de mes frères ; et cependant cet homme si saint, cet homme si attaché à Dieu, cet Apôtre embrasé d'un si grand zèle pour le salut des âmes, ne chargeait d'injures, ne violentait personne, ne disait. anathème à qui que ce fût; s'il eût agi autrement, croyez-vous qu'il eût converti à Dieu tant de villes et tant de nations différentes? En vain était-il humilié jusqu'à terre, en vain était-il poursuivi par la haine et l'envie, charge de coups, exposé à la risée du monde, sa constance au milieu de ces épreuves n'en était point ébranlée, et sa charité était toujours la même. Comment ne comprenez-vous pas que c'est par là qu'il gagnait les cœurs à Dieu et qu'il opérait ces conversions miraculeuses qui lui ont mérité le surnom glorieux d'Apôtre des nations? Voyez-le : il arrive à Athènes ; toute la ville est plongée dans l'idolâtrie; les erreurs, les préjugés, les vices, les désordres qui en sont la suite étaient immenses; quelle matière à d'injurieuses déclamations! Quel thème abondant pour un zèle moins éclairé et moins charitable que celui de Paul! Avec quelle force n'eût-il pas pu dire aux Athéniens : Vous êtes des athées, des hommes impies qui prostituez votre encens à de vaines idoles; vois adorez tout, excepté e seul et unique vrai Dieu, créateur et maître de l'univers? Cependant Paul n'agit pas ainsi; mais laissant les déclamations injurieuses, il cherche à entrer dans leur cœur par ces paroles qui commencent son discours : En parcourant votre ville, en examinant les statues de vos dieux, j'ai trouvé un autel sur lequel étaient gavés ces mots : Au Dieu inconnu.  Le Dieu que vous honorez sans le connaître, je viens ici vous l'annoncer.

« Imitez donc sa douceur et sa charité apostolique, réprimez votre zèle trop amer, ne traitez pas vos frères sans miséricorde, condamnez l'erreur, niais épargnez les personnes, et priez pour le salut des pécheurs.

« Puissions-nous tous par notre amour pour Dieu et pour le prochain, par notre fidélité au précepte de la miséricorde, mériter de nous présenter aux pieds de l'Époux céleste, environnés de tous ceux que nous aurons gagnés à Dieu par notre douceur et par notre charité! »

Si ces querelles ne furent pas à l'instant terminées, il est pourtant vrai de dire que les esprits se rapprochèrent d'une manière sensible. C'est ce but que Chrysostome poursuivit avec ardeur et persévérance pendant tout le temps de son sacerdoce. « Point de haines, répétait-il souvent, point d'aversions, point de persécutions, mais de la douceur, de la compassion, une affectueuse charité. On connaîtra que vous êtes disciples du Sauveur, si vous vous aimez les uns les autres. Sans la charité, ni la foi, ni la science, ni l'esprit de prophétie, ni même le martyre, ne vous serviront de rien. » Dieu récompensa son zèle et ses travaux, et quelques années plus tard il eut le bonheur de voir enfin consommée cette réunion si nécessaire et si désirée.

Si le zèle qui dévorait l'âme de Chrysostome ne lui permettait pas d'être indifférent au salut des païens, des juifs, des hérétiques, il est facile de concevoir à quels nobles travaux, à quelles saintes fatigues devait le porter ce même zèle, quand il s'agissait de réformer les mœurs, de corriger les vices, d'encourager la vertu et d'assurer le salut des fidèles confiés à ses soins.

30. Comme le grand Apôtre, l'admirable Paul, dont il étudiait sans cesse la vie pour l'imiter, il avait la sollicitude de toutes les âmes : les éclairer, les convertir, les amener à Dieu et les sauver, c'était là tout son désir, toute son ambition. C'est à ce but qu'il consacrait toute sa vie, tout ce. que Dieu lui avait donné de forces, de talents et d'éloquence, priant sans cesse, jeûnant, étudiant, consolant les affligés, secourant les pauvres et les veuves, instruisant les ignorants, rapprochant les cœurs divisés, faible avec les faibles et petit avec les petits, se faisant enfin, comme saint Paul, tout à tous pour les gagner tous à Jésus-Christ. Cependant si le zèle du saint prêtre était en quelque sorte infini, on peut dire qu'il n'était pas trop grand pour remédier aux maux sans nombre dont l'Église d'Antioche était affligée. Outre le paganisme, le judaïsme, l'hérésie et le schisme qui divisaient cette grande métropole, on avait encore à déplorer les maux que causaient parmi les fidèles l'ignorance, les superstitions, les théâtres, les haines, l'avarice des grands, l'insolence des petits et des pauvres. Mais laissons-le parler lui-même; Il dépeint admirablement dans son Traité de la Vie Monastique la corruption des mœurs qui régnait à son époque.

« Dans l'état où sont maintenant les choses, tout est perdu, tout est corrompu. Les maux que souffre aujourd'hui l'Église ne sont pas moindres; que dis-je ! ils sont même plus grands que ceux qui l'affligeaient dans les siècles précédents. Je ne parle point ici des augures, des divinations, des horoscopes, des signes, des ligatures, des enchantements, des sortilèges, des opérations magiques, ni de mille autres superstitions auxquels se livrent beaucoup de chrétiens. Je cherche parmi les brebis fidèles des chrétiens véritables, et je n'en trouve pas. Où sont ceux qui n'injurient pas leurs frères, qui ne leur portent pas envie, qui ne se livrent pas à la haine et à la vengeance, qui ne s'abandonnent pas à l'impudicité et à l'avarice? Quelle malice dans la jeunesse ! Quelle négligence dans les vieillards ! Personne ne prend soin de l'éducation des enfants. Les païens nous considèrent attentivement; la sainteté de notre vie devrait les ramener à Dieu et les convertir; mais hélas! il n'en est pas ainsi. Et comment se convertiraient-ils, quand ils remarquent en nous les mêmes désirs et les mêmes passions que chez eus:, quand ils nous voient ambitionner la gloire et poursuivre avec tant d'empressement les honneurs et les dignités? Comment embrasseraient-ils la religion chrétienne, quand ils nous voient mener une vie terrestre et criminelle, admirer et aimer les richesses, rechercher les commodités de la vie et trembler à la seule pensée de la mort? Comme eux et plus qu'eux encore, ne craignons-nous pas la pauvreté? ne souffrons-nous pas avec une égale impatience les incommodités, les maladies et les autres misères humaines? Ne courons-nous pas avec une espèce de fureur au cirque et au théâtre pour nous souiller ensuite dans la boue des voluptés sensuelles ? Comment donc, témoins de notre conduite, pourraient-ils croire les vérités que nous leur annonçons? Qu'est-ce qui pourrait les convertir ? Les miracles ? Ils ne sont plus communs aujourd'hui. La sainteté des mœurs ? On n'en voit presque plus d'exemples. Serait-ce la grandeur de notre charité ? Eh ! n'est-elle pas éteinte dans les âmes ?

« Nous sommes donc la cause du malheur des païens oui, nous rendrons compte à Dieu de l'obstacle que nous mettons à leur conversion par nos mœurs lâches et corrompues. Ah! rentrons en nous-mêmes, éveillons-nous donc d'un si profond sommeil, menons une vie toute céleste, et combattons ici-bas comme des athlètes de l'éternité. »

Dans le cours de ses homélies le saint prêtre combattait en détail tous ces désordres; mais c'est surtout contre la superstition, l'avarice, le blasphème, le parjure, la médisance, l'orgueil, le luxe et la luxure, qu'il s'élève le plus souvent et avec le plus de force et de véhémence.