|
HISTOIRE
DE S. JEAN CHRYSOSTOME LIVRE SECOND
Histoire du Saint depuis son diaconat, 381 IX 31. La foi qui dès le temps des Apôtres et par les Apôtres avait été prêchée à Antioche, n'en avait cependant pas banni les usages superstitieux. Ils étaient très-nombreux encore au temps de saint Chrysostome. Les fidèles mûmes observaient les temps, les jours, les rencontres fortuites; il les reprend d'observer si en sortant de la maison ils rencontrent un homme valide, un borgne, un boiteux, une fille honnête ou une courtisane, et d'en augurer une bonne ou une mauvaise journée; de lier autour de leurs tûtes ou de leurs pieds des médailles d'Alexandre de Macédoine, au lieu de mettre leur confiance dans la croix du Sauveur; de faire venir dans leurs maisons de vieilles femmes ivres pour lever les charmes et les enchantements; d'allumer plusieurs cierges à la naissance des enfants, de désigner ces différents cierges par un nom, et de donner à l'enfant le nom du cierge qui avait brûlé plus longtemps, comme présage d'une longue vie; de suspendre au cou des enfants des espèces de talismans; enfin de recourir aux juifs pour opérer, au moyen de signes superstitieux, la guérison de certaines maladies. « Ainsi, s'écrie-t-il, par toutes ces folies superstitieuses la Croix est déshonorée, la fourberie du démon est triomphante; ainsi est foulé aux pieds le saint mystère du Salut et de la Rédemption des hommes. » Les désordres auxquels on se livrait aux calendes de janvier, premier jour de l'an, fournirent en 387 une abondante matière à son zèle. « Nous n'avons pas, dit-il, à combattre aujourd'hui les Amalécites; ce ne sont pas les incursions des barbares qu'il faut repousser : mais nous devons attaquer ceux qui célèbrent la fête des démons au milieu du forum, et censurer hautement les danses nocturnes, les propos obscènes, les comédies ridicules, les ivrogneries et les débauches de tout genre auxquelles se livre aujourd'hui une aveugle multitude. Ne connaissez-vous pas le mot de saint Paul : Vous observez les mois, les temps et les années; je crains d'avoir travaillé inutilement parmi vous. N'est-il pas de la dernière folie de penser que si le premier jour de l'année a été heureux, tout le reste de l'année se passera dans la prospérité? Toute l'année sera heureuse pour vous, non pas quand vous vous serez enivrés le premier jour de l'an, mais si vous pratiquez ce jour-là et tous les autres jours ce que Dieu demande de vous. » 32. L'ivrognerie était alors si commune, qu'il était de bon ton de s'enivrer, et que l'on traitait même de ridicules ceux qui usaient du vin avec modération. « Le vin nous a été donné, dit-il, pour nous réjouir, nous fortifier, et non pour nous avilir et nous ruiner. « Usez d'un peu de vin, dit saint Paul à Timothée, pour votre estomac et ci cause de vos fréquentes infirmités. Eh ! si ce saint évêque affaibli par les travaux et par les maladies attendait cependant l'ordre de son maître pour user d'un peu de vin, combien ne sommes-nous pas coupables de nous livrer à l'excès du vin pendant que nous sommes en santé! L'intempérance est le tombeau de la prudence, de l'humilité, de la justice, de la pudeur et de toutes les vertus. L'homme intempérant est bien inférieur à la brute.» Le saint prêtre ne s'élève pas avec moins de force contre le blasphème en divers endroits de ses homélies; dans la première de celles qu'il adressa au peuple d'Antioche, après avoir montré ce que le blasphème a d'horrible, il s'écrie : « Je viens de vous parler du blasphème pour récompense de mes efforts je vous demande une grâce, c'est de réprimer et même de châtier les blasphémateurs. Si dans les rues, si dans les carrefours, si sur le forum, vous entendez proférer quelque blasphème contre Dieu, approchez-vous du blasphémateur, reprenez-le avec force, sans crainte; employez la violence, s'il le faut; fermez sa bouche impie, et sachez que les réprimandes que vous lui adresserez auront sanctifié vos lèvres. » 33. La société romaine, surtout en Asie, était toute sensuelle et profondément corrompue. Les magistrats vendaient la justice, les peuples étaient opprimés par les concussions sans nombre des officiers publics, ou écrasés par la dureté et les usures des riches avares; le luxe éclatait de toutes parts, dans la structure des édifices, dans la vanité des habits, dans les ameublements recherchés, dans les lambris dorés, les peintures précieuses, les colonnes magnifiques et resplendissantes, dans lés jardins artistement arrangés, dans la multitude des serviteurs, dans les repas et les festins. Mais si l'on voyait d'un côté régner l'opulence, la mollesse et la somptuosité; de l'autre, la pauvreté, l'indigence et le dénuement étaient arrivés au dernier degré. Chrysostome cherchait à rapprocher ces deux extrêmes: aux pauvres, il parlait de la bénédiction attachée à la pauvreté, des avantages spirituels qu'elle procure, du respect et des égards qu'ils doivent à ceux qui sont élevés au-dessus d'eux par la fortune et la dignité; aux riches, qui étaient nombreux à Antioche, il rappelait les obligations qui leur sont prescrites par la charité, et les dangers auxquels le luxe les expose; il cherchait ensuite à détacher leurs cœurs des richesses terrestres, attaquait le vice de l'avarice, et excitait les heureux du siècle à faire l'aumône, en leur parlant des fruits de salut qui en sont la suite. Aucun des Pères n'a parlé dans ses écrits ni plus souvent ni avec autant d'éloquence due Chrysostome du malheur du riche avare, de la nécessité et des avantages de l'aumône. Dans la 64e homélie sur saint Jean, voici avec quelles terribles couleurs il décrit le malheur de l'avare : « L'avarice, dit-il, est une maladie si grave, qu'elle rend sourds et aveugles ceux qui en sont attaqués. Poussés par la soif de l'or, ils deviennent. plus cruels que les bêtes féroces; cette malheureuse passion ne leur permet de penser ni à leur conscience, ni à leurs amis, ni à la société, ni à leur propre salut; elle s'empare de tout leur être, et comme un cruel tyran elle les tient dans la plus dure captivité, et, ce qu'il y a de plus malheureux, c'est que tout en les chargeant de chaînes elle leur persuade que plus elle les accable, plus ils sont heureux et plus ils doivent lui témoigner de reconnaissance : voilà ce qui rend ce mal incurable. Que de maux l'avarice n'a-t-elle pas causés! C'est l'avarice qui fit devenir Giési lépreux, quoiqu'il fût disciple d'un prophète et prophète lui-même ; c'est l'avarice qui perdit Ananie, qui fit de Judas un traître et un déicide, qui corrompit les princes des juifs en les associant à des voleurs; c'est elle encore qui a excité la plupart des guerres cruelles, qui a ensanglanté les chemins publics et rempli tant de villes de pleurs et de lamentations. C'est elle qui souille les festins d'impureté, les tables de sacrilèges, et les viandes d'iniquité et de malice. L'avarice est. la racine et la source de tous les niant:; aucune passion n'est plus vile; elle soumet. l'homme au démon. L'avare est au-dessous des furieux, des démoniaques, il est plus méprisable que les voleurs; l'avare perd tous les sentiments les plus beaux, les plus légitimes de la nature : pour lui il n'y a plus ni parents, ni amis, ni femme, ni enfants, ni patrie; c'est l'ennemi (lu genre humain. » 34. Pour montrer la cruauté de l'avare, Chrysostome raconte un trait arrivé à Antioche. « Notre ville, dit-il, était il y a quelque temps affligée par une grande sécheresse; le ciel était d'airain, la terre desséchée jusque dans ses fondements n'avait presque plus de suc pour nourrir les herbes et les plantes. Tous les habitants saisis de crainte et plongés dans la désolation faisaient monter vers le ciel leurs prières et le cri de leur misère. Dieu se laissa toucher par leurs supplications : une pluie abondante tombant du ciel vint rafraîchir et vivifier la terre. Toute la ville fut dans l'allégresse; on se réjouissait comme si l'on fût sorti des portes de la mort. Mais au milieu de ce bonheur universel un seul homme ne se réjouissait pas, il marchait triste et sombre dans les rues : c'était un des plus opulents de la ville. On lui demanda la cause de sa profonde tristesse au milieu de la joie commune, et cet homme, tant l'avarice est vile, tant elle est aveugle, cet homme ne put cacher au fond de son cœur la cause de son honteux désespoir. J'ai une grande quantité de mesures de froment, dit-il, et maintenant je ne sais ce que je pourrai en faire... Cet homme était-il honorable, je vous le demande? ne méritait-il pas d'être lapidé comme une bête féroce, comme l'ennemi le plus cruel du genre humain? N'est-il pas abominable de s'attrister de ce que tout le monde ne meurt pas de faim? N'est-ce pas un crime atroce d'appeler les fléaux sur la terre pour augmenter sa fortune, et n'est-elle pas bien vraie, cette sentence de Salomon : Celui qui fait renchérir le prix du blé est maudit du peuple. Tel est l'avare. » 35. Le saint prêtre d'Antioche ne se contentait pas d'attaquer l'avarice, en la montrant sous toutes ses faces les plus hideuses; très-souvent dans ses discours il s'attachait à consoler les indigents, en relevant à leurs yeux les avantages de la pauvreté. « Pourquoi craignez-vous la pauvreté, disait-il, pourquoi soupirez-vous tant après les richesses? Je crains, dites-vous, de mendier mon pain, je crains d'avoir besoin du secours d'autrui. Eh! comment ne voyez-vous pas que votre crainte est déraisonnable, et qu'il vous est impossible d'échapper à toute espèce de pauvreté? Est-ce que tous les jours, est-ce que pour ainsi dire en toutes choses nous n'avons pas besoin d'implorer le secours d'autrui? Pouvons-nous nous passer les uns des autres? Le soldat a besoin de l'artisan, l'artisan du marchand, le marchand du cultivateur; le maître a besoin de son serviteur et celui-ci de son maître; le riche ne peut rien sans le pauvre, ni le pauvre sans le riche. Mais celui qui reçoit l'aumône est beaucoup plus utile, plus nécessaire au monde que celui qui la donne ; s'il n'y avait pas de pauvres, l'aumône serait impossible, et notre salut serait en grand danger. L'aumône guérit les blessures de nos âmes; la vile du pauvre est une leçon continuelle qui corrige l'orgueil de notre esprit; car le pauvre semble nous dire : ne vous élevez point dans vos pensées; songez à la brièveté et à la fragilité des choses périssables de ce monde; souvenez-vous que la jeunesse est promptement remplacée par la vieillesse, la beauté par la laideur, la force par la faiblesse, l'honneur par le mépris, la santé par la maladie, la richesse par la pauvreté. « La main du pauvre est un autel sur lequel nous offrons à Dieu un sacrifice d'agréable odeur; c'est un trésor dans lequel nous renfermons de précieuses et d'immortelles richesses. Les pauvres sont les représentants de Jésus-Christ, qui tient pour fait à lui-même ce que nous faisons pour ses membres souffrants. La pauvreté est la maîtresse qui enseigne la patience, la prudence et toutes les vertus. L'inégalité des conditions et la pauvreté entrent dans le plan de la Providence qui gouverne le monde. S'il n'y avait pas de pauvres, où trouverait-on des matelots, des pilotes, des laboureurs? Qui voudrait battre le fer, tailler la pierre, porter le ciment et le mortier? Qui voudrait tanner les cuirs, faire les chaussures et les habits? Qui voudrait exercer un art mécanique quelconque? C'est la pauvreté qui a inventé les arts et qui les a perfectionnés; c'est elle qui a excité le génie de l'homme et qui l'a poussé à l'invention des arts et des métiers. Si toits les hommes étaient riches, tous s'endormiraient dans la paresse; l'harmonie du monde entier serait troublée, et la société périrait. » Chrysostome appelait la vraie pauvreté un lieu de refuge et d'assurance, un port tranquille, un exercice continuel de la vraie philosophie, l'imitation de la vie des anges et le chemin du ciel. « L'âme de l'avare, disait-il, est dévorée de mille soins et de mille sollicitudes, comme un vêtement. rongé par la teigne dont pas un seul lambeau n'est intact; elle est couverte de rouille, empoisonnée, corrompue par mille péchés. Mais l'âme du véritable pauvre, du pauvre chrétien et soumis, n'est pas dans cette malheureuse condition; elle brille comme l'or, elle resplendit comme là perle, elle est fraîche, suave comme la rose; elle n'est ni rongée par les vers, ni dépouillée par les voleurs, ni inquiétée par les soins de cette vie; elle ne commande pas aux hommes, il est vrai, mais elle commande aux démons; elle n'approche pas de la personne des empereurs, mais elle approche de Dieu même; elle ne combat pas avec les hommes, mais elle a les anges pour compagnons de milice; elle ne possède pas des monceaux d'or et d'argent, elle n'a pas le plus petit trésor, mais elle est si riche dans sa pauvreté, qu'elle regarde comme rien toutes les richesses du monde. » Cet éloge magnifique ne s'adresse pas à toute pauvreté, à tous les pauvres quels qu'ils soient, mais à la pauvreté chrétienne et véritable, aux pauvres selon l'Évangile, à ceux qui demeurent soumis et résignés à la volonté divine. La pauvreté évangélique ne consiste pas dans la privation des biens terrestres, mais dans le détachement des richesses; on peut manquer du nécessaire, et cependant être riche par l'affection et le désir, comme aussi on peut être riche des biens de la fortune, et pauvre cependant par le détachement des richesses. 36. L'estime de la pauvreté n'était pas stérile dans le cœur de Chrysostome; ses paroles et ses actions étaient dans la plus parfaite harmonie : il n'était pas du nombre de ceux qui disent et ne font pas. Maître d'une fortune considérable, il sacrifiait non-seulement ses revenus, mais même ses propriétés pour le soulagement des pauvres, tellement qu'il se réduisit. lui-même à la pauvreté la plus grande. Les vierges et les veuves, les ministres de l'autel, les pauvres honteux, les voyageurs, les pèlerins et les malades, rien n'échappait à son dévouement et à sa charité. Plus de trois mille personnes étaient à sa charge, et son zèle industrieux, sa fortune et les revenus de l'Église d'Antioche dont il était chargé, pouvaient suffire à tant de misères et à tant de besoins. Jamais le pauvre ne le quitta sans avoir été secouru et consolé dans son affliction. Sa charité était si grande, son amour pour les pauvres si connu, que les habitants d'Antioche, loin de se lasser de l'entendre recommander si souvent l'aumône, prenaient plaisir à ses homélies et applaudissaient toutes les fois qu'il se faisait l'avocat des pauvres. Il voulait que l'on donnât, mais avec générosité et avec abondance. « Je vous vois semer souvent, disait-il, mais pas à pleines mains; c'est pourquoi je crains que vous ne récoltiez pas une abondante moisson, d'après cet oracle : L'homme ne récoltera que ce qu'il aura semé. 37. « Quelle honte pour nous d'être si attachés aux choses périssables, d'être si courbés vers la terre, d'être si peu généreux envers les pauvres qui sont les enfants de Dieu, et en la personne desquels Jésus-Christ se présente à nous! Car ce n'a pas été assez pour lui de souffrir le supplice de la croix et la mort même; il a voulu, pour nous donner occasion de lui témoigner notre amour et notre reconnaissance, se montrer à nous dans la personne du pauvre, de l'étranger, du prisonnier et du malade. Il semble nous dire par la bouche de tous ces membres souffrants : Si vous n'êtes pas reconnaissants pour ce que j'ai fait et souffert pour vous, au moins ayez compassion de ma pauvreté; si ma pauvreté ne vous touche pas, au moins prenez pitié des douleurs, qui m'accablent et des chaînes dont je suis chargé; si mes douleurs, si ma pauvreté, si mes chaînes vous laissent insensibles, au moins laissez-vous fléchir par la considération du peu que je vous demande : je ne vous demande pas une aumône somptueuse, mais seulement un faible morceau de pain, un misérable abri pour la nuit, un mot de bonté et de consolation. Mais si vous êtes insensibles à mes souffrances, du moins soyez touchés de vos propres intérêts, faites-moi l'aumône pour augmenter vos mérites et avoir part aux récompenses que j'ai promises. Que si ces motifs ne vous émeuvent pas, au moins laissez-vous aller à la compassion naturelle au souvenir des ignominies, des douleurs, des souffrances, de la pauvreté que j'ai endurées autrefois pour vous, et que j'endure encore aujourd'hui dans la personne des pauvres. Oui, je jeûne encore, j'ai faim, j'ai soif, j'ai froid, je suis captif, malade, souffrant dans mes pauvres, afin de vous attirer à moi; je veux vous donner occasion d'exercer les œuvres de miséricorde,, afin de vous récompenser éternellement. Je ne vous dis pas . faites cesser ma pauvreté, rendez-moi riche, quoique je me sois fait pauvre moi-même pour vous enrichir; mais je vous demande un peu de pain, quelques lambeaux de toile inutile; je ne vous demande pas de briser mes chaînes, quoique j'aie moi-même brisé les vôtres, mais de me visiter dans ma prison : c'en sera assez pour me consoler, et en récompense je vous promets le ciel. Je pourrais sans cela vous couronner dans le ciel, mais je veux être votre débiteur, je veux vous donner la joie d'avoir en quelque sorte gagné la récompense : c'est pour cela que, pouvant me suffire à moi-même, je parcours cependant le monde en mendiant, debout à votre porte et vous tendant la main; c'est par amour pour vous que je veux m'asseoir à votre table afin de pouvoir, au grand jour des justices éternelles, vous présenter à l'univers, raconter vos bonnes œuvres, exalter votre compatissante charité, et dire en présence de tous : Voilà celui qui m'a nourri!» A ces mots toute l'immense basilique fut en mouvement, toutes les mains de la multitude furent tendues vers l'orateur, des cris de joie, des applaudissements redoublés retentirent de toutes parts. Le saint avocat des pauvres fut interrompu dans son homélie par les acclamations du peuple. Son humilité en fut blessée, et il s'écria : « De quoi me servent vos applaudissements et vos louanges? Ce ne sont pas des paroles et des cris que je demande, ce sont des œuvres et des aumônes abondantes. Ce sont vos aumônes qui feront ma louange, elles seront pour moi une couronne plus resplendissante que le diadème, et pour vous un immense trésor de grâces et de mérites. Tressez-moi donc au sortir d'ici cette couronne immortelle par toutes les mains des pauvres, et préparez-vous à vous-mêmes la paix, le bonheur en la vie présente et une récompense infinie dans les siècles sans fin. » 38. Les paroles du saint prêtre étaient souvent applaudies, mais la conduite de ses auditeurs ne répondait pas toujours à ses désirs. Il gémit de temps en temps de ce que ses discours n'opéraient pas de grands résultats pour le soulagement des pauvres. Un jour il se plaignit amèrement de la dureté des riches, et, pour les en convaincre, il fit une statistique des pauvres qui se trouvaient dans Antioche. « Il y a, dit-il, dans cette ville vingt mille citoyens opulents, soixante mille citoyens riches, quatre-vingt mille qui vivent facilement du fruit de leur industrie et de leur travail , et vingt mille pauvres mendiants. Si les citoyens opulents, si les riches qui vivent dans l'aisance se partageaient les pauvres qui manquent de pain et de vêtement, il y aurait à peine un ou deux pauvres à la charge de cinquante riches. « L'Église d'Antioche nourrit trois mille indigents, et cependant ses revenus ne sont pas aussi considérables que ceux d'une seule famille riche de la ville. Quelle excuse alléguerons-nous au tribunal de Dieu, quel moyen de salut nous restera-t-il, si, tandis que nous vivons dans les festins, la mollesse et les délices, nous laissons les pauvres mourir de faim , de froid et de misère ? J'ai eu faim, nous dira Jésus-Christ, et vous ne m'avez pas nourri, j'ai été nu, et vous ne m'avez pas revêtu. Retirez-vous de moi, maudits, allez au feu éternel ! » A cette époque il y avait, comme aujourd'hui, de grands désordres, des misères morales profondes et sans nombre parmi ces pauvres : chez les uns la paresse, la gourmandise, l'amour du vagabondage, la fourberie, la ruse et le mensonge; chez les autres les préoccupations excessives de la vie, la haine contre les riches, une ardente et jalouse convoitise, le mépris des règles de la justice, souvent l'oubli de Dieu et la transgression des devoirs du Christianisme. Une foule de ces misérables assiégeaient la porte des églises; on les voyait dans les rues et sur les places publiques, exagérant leurs maux d'une voix lamentable, feignant des misères qu'ils n'avaient pas, quelques-uns essayant de manger des cuirs, ou se plongeant dans des eaux glacées; d'autres allaient pieds nus, portant des plaies qu'ils s'étaient faites volontairement, et quelques autres, chose horrible, montrant de pauvres enfants à qui ils avaient arraché les yeux, afin d'exciter plus sûrement la compassion des passants et d'obtenir de plus abondantes aumônes. Tous ces désordres affligeaient sensiblement le cœur du généreux protecteur des pauvres; il les attaquait, mais avec douceur et avec bonté, il en gémissait et en même temps il attribuait toutes ces misères à la dureté et à l'inhumanité des riches avares. D'un autre côté, il réfutait avec force les injustes accusations de ces derniers contre ses protégés, et sa charité voulait qu'on accueillît les indigents malgré leurs défauts, et que l'on soulageât leurs misères. « Ce n'est pas la qualité du pauvre, sa plus ou moins grande moralité qui donne du prix à l'aumône, mais c'est l'intention, c'est la volonté de celui qui la fait. Il est écrit : Celui qui vous reçoit me refait; un verre d'eau froide donné en mon nom ne sera point sans récompense; ce que vous avez refusé au dernier des miens, c'est à moi-même que vous l'avez refusé. Ce malheureux qui se présente à vous n'est pas digne de grande considération, je le veux; mais cependant il est homme comme vous, il habite les mêmes lieux que vous; comme vous il est éclairé du soleil; il a une âme aussi bien que vous, il a le même maître, il participe aux mêmes mystères, il est appelé à la même récompense; il a droit à votre compassion, et son droit, c'est sa pauvreté et sa misère. Voyez ici quelle est l'injustice de votre conduite. Eh quoi! vous comblez de présents ces vagabonds qui viennent pendant l'hiver vous fatiguer avec leurs fifres et leurs flûtes; vous récompensez abondamment ces farceurs et ces indignes bouffons qui, le visage tout noirci, et montés sur des tréteaux, insultent indignement les passants et se livrent en votre présence à des propos scandaleux, à des actes ridicules et indécents; mais si un pauvre qui manque de pain vient se présenter à vous, vous le repoussez avec indignation, vous l'accablez d'injures et de malédictions, vous l'accusez de crimes qu'il n'a pas commis, vous lui reprochez sa paresse et son oisiveté! et vous ne faites pas attention que vous-même vous êtes oisif, et due pourtant Dieu ne laisse pas de vous combler des présents de sa compatissante libéralité! Que si vous me dites que vous n'êtes pas oisif, je vous prierai de me dire quelles sont les couvres que vous faites. Vous soignez vos affaires pécuniaires, dites-vous, vous exercez le métier d'hôtelier, vous cherchez à augmenter votre fortune; eh ! comment ne voyez-vous pas que ce ne sont point là des couvres, et que les couvres véritables sont l'aumône, la prière, le soutien des faibles et la défense des opprimés? Ces rouvres, vous ne les faites pas, vous ne vous y exercez pas, et votre vie se passe dans l'inutilité. Oui, vous êtes oisif aux yeux de Dieu, et cependant à cause de votre oisiveté Dieu dit-il : Je vais retirer la lumière, obscurcir le soleil et la lune, supprimer les sources, dessécher les étangs et les fleuves, retenir la pluie du ciel, vicier l'air et rendre stérile le sein de. la terre? Malgré notre honteuse oisiveté Dieu nous refuse-t-il ses bienfaits? que dis-je! ne nous les accorde-t-il pas malgré les péchés due nous commettons et les crimes auxquels nous nous livrons chaque jour? « Ce n'est pas que j'approuve la fainéantise et la paresse; car l'Apôtre a dit : Si quelqu'un ne veut pas Travailler, qu'il ne mange pas; mais le même Apôtre a dit Ne nous lassons pas de faire le bien'. Votre aumône vous délivrera du péché de cruauté, et peut-être qu'elle retirera le pauvre du péché de paresse. Et ne dites pas : Ce pauvre ment, il feint des misères qu'il n'a pas... Hélas ! il en est d'autant plus malheureux. Ne lui dites pas : Vous avez déjà reçu l'aumône de ma main; une aumône suffit pour un ,jour, mais non pas pour le lendemain. Est-ce que les besoins de ce pauvre ne se font pas sentir tous les jours? Ne disons pas, lorsque le pauvre se présente : mon serviteur n'est pas ici, je suis loin de mon appartement, je ne puis vous soulager. Eh ! ne pouvez-vous donc faire un pas? ne voyez-vous point qu'en faisant l'aumône dans cette circonstance, vous aurez un double mérite, celui de l'aumône et celui du chemin que vous aurez fait pour soulager le pauvre? « Secouez votre paresse, ayez pitié du pauvre infortuné, gardez-vous de l'outrager, recevez-le avec bonté, ne vous irritez pas de son insistance, des cris de sa misère; c'est le besoin, c'est la nécessité qui l'oblige à vous importuner. C'est Dieu qui vous envoie ce pauvre, il tient pour fait à lui-même ce que vous lui ferez. Dites-lui une parole de consolation, cette parole relèvera son âme accablée par la misère; l'accueil que vous lui ferez sera plus doux que l'aumône même. Soyez miséricordieux comme votre Père céleste est miséricordieux; vous le savez, il fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants, il donne à tous avec abondance et sans reproche. Considérez la récompense qui vous attend; l'aumône est un trésor, elle nous rend agréables à Dieu, rien au monde ne nous approche plus du Seigneur, rien ne nous rend plus semblables à lui que la charité et les œuvres de miséricorde. » Heureux celui qui est attentif au besoin du pauvre ! le Seigneur le délivrera au jour de l'affliction, le Seigneur le gardera et lui conservera la vie ; il sera heureux sur la terre, le Seigneur le soutiendra sur le lit de sa douleur. Vous ne le livrerez point, Seigneur, à la mauvaise volonté de ses ennemis. Le saint prêtre d'Antioche avait médité et compris ces paroles du Prophète, les misères de ses frères touchaient vivement son cœur. Pendant douze ans il fut à Antioche le soutien des faibles, la consolation des affligés, le protecteur des veuves, l'asile des pèlerins, le père nourricier des vierges et des orphelins, l'âme enfin de toutes les œuvres de miséricorde. Sa charité ardente et ingénieuse trouvait des ressources abondantes; sa frugalité exemplaire, la simplicité de ses vêtements, lui fournissaient le moyen de soulager les misères de ses frères pauvres et souffrants; il donnait ce qu'il avait, et quand il n'avait plus, il faisait retentir avec son éloquence divine, sous les voûtes de la basilique patriarcale, les cris et la détresse des pauvres. Il était la providence des indigents et des malades; Dieu voulut encore qu'il fût dans des circonstances difficiles et périlleuses la seconde providence des riches et de tous ses concitoyens.
|