Claire d'Assise
religieuse, fondatrice des clarisses, sainte
(1194-1253)

 

Vie

II

VI

LA JEUNESSE DU MAITRE

Un jour, Claire et Ortolana entendirent prêcher, à la cathédrale Saint-Rufin, un jeune homme qui revenait de Rome avec l'autorisation pontificale de parler en chaire, et dont la prédication attirait une foule de fidèles. Elles l'entendirent aussi dans l'église Saint-Georges. Aussitôt que Claire eut connu cette parole qui ne ressemblait à aucune autre, et vu le visage de l'être qui la prononçait, elle sentit qu'elle venait de rencontrer l'intercesseur entre elle-même et l'Epoux divin. Elle n'eut point un instant de doute. Cet inconnu était désigné pour la conduire au terme de la route idéale où, depuis son enfance, elle s'était engagée. Jamais communion d'affinités ne fut plus soudaine, plus ardente et plus absolue qu'entre ce prédicateur vêtu comme un pauvre et cette belle jeune fille aux cheveux d'or, richement parée, qui l'écoutait au milieu d'une assistance stupéfaite, à sa place de patricienne, avec une joie extatique.

Jusqu'alors, Claire avait peut-être ouï le nom et les actes singuliers de ce jeune Assisien, sans y arrêter son attention; elle voulut tout savoir de lui.

Il s'appelait Francesco, "le petit Français". Il était né environ treize ans avant elle, du riche drapier Pierre de Bernardone et de dame Pica son épouse, originaire de la Provence française ; et assurément son enfance et son adolescence n'avaient pas fait prévoir ce qu'il devait devenir. Associé de bonne heure au commerce de son père et s'y entendant fort bien déjà, il ne laissait pas d'être prodigue et enclin aux plaisirs, et il avait recruté à Assise et dans les environs une bande de camarades avec lesquels il menait joyeuse vie; leurs festins se terminaient par des promenades nocturnes. qui troublaient le sommeil des bons bourgeois par le tapage et les chansons reprises en chœur avec l'accompagnement du luth ou de la viole. Les parents de François étaient un peu inquiets de son humeur et de ses dépenses, mais ils le laissaient libre, observant d'ailleurs que ses mœurs étaient décentes et qu'il était pieux, et généreux avec les pauvres, aimant la nature et la poésie et s'abstenant du précoce libertinage de ses compagnons avec un natif respect de la femme et de l'amour.

François atteignait sa dix-septième année lorsque s'accomplit le grand fait de la prise de la Rocca, et on peut penser qu'il y prit une part joyeuse et active, ainsi qu'à l'élan d'enthousiasme qui poussa le peuple assisien à s'enclore de murs et de tours après avoir détruit la citadelle qui dominait la ville. Sans doute mania-t-il allègrement moellons, truelle et mortier, comme les autres. L'événement détermina de violents troubles civiques, qui se terminèrent par l'appel des nobles au secours intéressé des Pérousins. L'armée de Pérouse s'avança en 1202 vers Assise sous prétexte de délivrer les nobles assiégés dans leurs demeures par les " popolari ", en réalité avec l'espoir de se saisir de toute la ville; les bourgeois assisiens allèrent au-devant, et une bataille eut lieu sur les bords du Tibre, près du pont Saint-Jean. Les Pérousins eurent le dessus et capturèrent nombre de prisonniers, dont François. Sa fortune et ses façons de gentilhomme firent qu'on lui montra des égards, et qu'on l'enferma avec les quelques prisonniers nobles qui avaient refusé de s'associer à la trahison osée par leur caste. Durant cette année de captivité (car la paix ne fut signée qu'en 1203), François réconforta ses compagnons par sa gaieté, et lorsqu'ils s'en étonnaient, il leur parlait du " grand avenir qui l'attendait et le ferait adorer du monde entier ". Ce n'était point vanité, mais prescience confuse, sans qu'il sût encore ce qu'il adviendrait de lui.

Libéré, il reprit son existence de plaisirs. A vingt-trois ans il fit une maladie grave, et, lors de sa première sortie de convalescent, promenant ses regards sur le paysage qu'il aimait tant, il éprouva brusquement l'oppressante sensation de la vanité de toutes choses passagères, et son cœur lui parut vide. L'inquiétude informulée mais puissante ne le quitta plus. Il retrouva ses compagnons, mais sans agrément; à ce fils du sang provençal, l'idéal facile de la " gaie science de vie " ne suffisait plus. Il rêva de faire de grandes choses et de ne quitter Assise que pour y revenir glorieux, et il songea à la carrière militaire. A ce moment, le comte Gauthier de Brienne guerroyait pour la cause d'Innocent III dans le sud de l'Italie contre les Allemands de Markwald, et nombre d'Italiens s'armaient pour le rejoindre. François s'équipa luxueusement, avec une joie fébrile, puis, selon son habituelle générosité, voyant un de ses futurs frères d'armes empêché par la pauvreté de s'équiper honorablement, échangea son propre bagage contre le sien. Il se vit en songe chevalier illustre, et grand prince. Parti, il n'alla pas plus loin que Spolète, où une fièvre le saisit. Et là, couché dans un lit de hasard, il entendit une voix lui demandant où il allait : " En Pouille, pour y devenir chevalier ". Alors la voix continua : " Dis-moi, lequel est le mieux capable de te servir ? Le maître, ou le serviteur ? - Le maître, certes, répondit le jeune homme surpris. - Et pourquoi donc, poursuivit la voix, délaisses-tu le maître pour le serviteur, le prince pour son vassal ? " Alors François se souvint du " Quo vadis ? " entendu par saint Pierre, et de saint Paul sur le chemin de Damas, et il s'écria comme eux : " Seigneur, que veux-tu donc que je fasse ? - Retourne à Assise, prononça la voix mystérieuse. Là il te sera dit ce que tu dois faire, car tu as mal compris tes songes. "

Le lendemain, François reprit le chemin de sa ville natale, et en passant à Foligno il se défit de son cheval et de son armure. On l'accueillit avec surprise et même raillerie, mais il se borna à déclarer que s'il avait abandonné son projet, c'était pour accomplir de grandes choses dans sa patrie même. On le jugeait fort capricieux, et l'incident fut vite oublié. Nul ne sut le secret de cette conduite bizarre, ni le trouble profond de cette conscience en laquelle grandissait l'intolérable sentiment de la vanité de la vie. Au sortir d'un banquet offert à ses amis, les laissant chanter dans la nuit et s'isolant, François fut pour la troisième fois saisi par un avertissement inattendu, mais sans autre intervention que celle d'une douceur infinie envahissant tout son être. A ceux qui, le cherchant, lui demandèrent en riant s'il songeait à un mariage, il répondit qu'en effet il y songeait, et que la fiancée qu'il voulait conquérir était plus noble, plus riche, plus belle que nulle autre. Ils ne comprirent pas le sens caché de ces mots. Dans cette nuit-là, François aperçut définitivement que le vide dont il souffrait était celui de son existence et non de son cœur, et que ce cœur pouvait être empli et magnifiquement heureux s'il se méprisait lui-même et se tournait vers l'idéal suprême de chevalerie, - vers la vie selon le Christ.

VII

L'ILLUMINATION

Il cessa désormais de se mêler à ses camarades, et se retira fréquemment dans une grotte aux environs d'Assise. Là il priait, et demandait à Dieu, avec la ferveur passionnée de sa nature, de lui indiquer la vraie voie. Il emmenait avec lui un compagnon, en lui disant qu'un trésor était dans cette grotte, mais que lui seul devait l'extraire et le soulever. Le compagnon, dont on ignore le nom, se lassa vite de cette parabole, et François n'eut bientôt plus dans la cité qu'un confident, son confesseur, l'évêque Guido. Il faisait de grandes aumônes et méditait de vivre lui-même la vie des pauvres, de savoir par lui-même leur détresse. N'osant le tenter à Assise, où l'on parlait du tour imprévu qu'avait pris son excentricité, il fit le pèlerinage de Rome et se couvrit des haillons d'un mendiant pour demander la charité devant le portail de Saint-Pierre. Cet effort sur lui-même ne lui suffit plus, et il chercha quelle était la chose capable de l'obliger le plus violemment à surmonter ses sens. C'était le spectacle des lépreux : si charitable eut-il été, jamais François n'avait pu en supporter l'odeur et leur donner lui-même son aumône. Dans une promenade il en rencontra un, et se força à baiser ses mains putréfiées. Le lendemain il revint, pénétra dans la léproserie de Saint-Sauveur-des-Murs entre la ville et la Portioncule, donna des aumônes à tous les malheureux répugnants qui l'emplissaient, et baisa toutes leurs mains. Ce fut sa première grande victoire sur sa chair et son esprit.

Peu après, se trouvant arrêté pour prier dans la petite chapelle de Saint-Damien dont un grand crucifix byzantin était tout l'ornement, comme il tendait toute sa volonté d'imploration au seul but de savoir ce qu'il devait accomplir pour plaire à Dieu, il entendit sortir du crucifix une voix disant : " Va, et répare ma maison ". Aussitôt, plein de joie d'avoir enfin une indication divine, il alla prendre chez lui des rouleaux de drap fin, en chargea un cheval, se dirigea vers Foligno, vendit drap et monture, revint et posa une grosse somme d'argent sur les genoux du vieux prêtre de Saint-Damien assis à la porte de la chapelle, en le priant d'affecter cette somme à la reconstruction. Le prêtre connaissait François, et vit là une de ses fantaisies habituelles; il craignit de disposer de cet argent, le cacha, et le rendit à Pierre de Bernardone qui, ne trouvant pas son fils au logis, finit par aller chercher sa trace jusqu'en ce lieu et, satisfait de ce remboursement, ne s'inquiéta pas davantage de l'équipée de son premier-né.

François demeura un mois en jeûnes et en prières dans une grotte voisine de Saint-Damien, méditant ses résolutions de revivre, en esprit et charnellement, la vie de Jésus. Et alors commença une nouvelle phase de son existence.

Un matin, au printemps de 1207, Pierre de Bernardone vit arriver devant sa porte une foule qui, avec des lazzis et des huées, escortait son fils méconnaissable, hâve, misérablement accoutré, pareil à un mendiant ou à un fou. Pierre était un brave homme qui aimait son aîné, mais il demeura épouvanté. C'était donc cela que d'absurdes idées avaient fait de son beau, élégant et fier garçon ! La honte et le chagrin se changèrent en une fureur extrême; il chassa les badauds insolents qui clabaudaient à son huis, saisit François à bras-le-corps, le verrouilla dans une cave où il le mit au pain et à l'eau. Quelques jours après, il fut contraint de partir pour un des voyages que ses affaires nécessitaient fréquemment. La pauvre dame Pica, tremblante, délivra le captif et le supplia de renoncer à ses résolutions. Mais François demeura inébranlable, et retourna dans la grotte de Saint-Damien.

Lorsque Pierre de Bernardone reparut, il comprit que c'en était fait des espérances placées en un enfant devenu fou et, à son jugement, objet de scandale public pour tous les siens. Il était un des notables citoyens d'Assise, bienfaisant et respecté. Sa conscience de père outragé se refusa à aller chercher de nouveau à Saint-Damien un insensé et un ingrat. Il demanda aux consuls de la ville que François fût déshérité et chassé de la région. Les consuls accueillirent sa requête : tout le monde plaignait et comprenait le vieux drapier, et le héraut communal s'en fut sommer François de comparaître devant le tribunal civique. Il déclara être devenu un homme libre, récuser l'autorité consulaire, et n'avoir d'autre maître que Dieu. C'était annoncer implicitement qu'il avait dû recevoir les ordres mineurs durant sa retraite. Les consuls n'avaient plus rien à dire, l'autorité ecclésiastique seule devenait valable.

Pierre de Bernardone porta donc ses griefs devant l'évêque Guido. Celui-ci avait confessé le jeune homme, et le voyait avec une secrète sympathie se consacrer au service de Dieu. Mais il y avait à régler la question de l'argent que François avait pu emporter de la maison paternelle. Guido convoqua le rebelle, qui vint aussitôt, et le père et le fils se trouvèrent confrontés à l'évêché. " Quelles que soient tes intentions, dit l'évêque à François, tu dois d'abord restituer cet argent." Et il ajouta que cet argent ne saurait être affecté au Dieu de l'Église, ayant peut-être été acquis par des moyens injustes. Cette réflexion acheva de mortifier Pierre de Bernardone. Un silence pénible régna. Soudainement, François, qui pour la circonstance solennelle avait repris dans sa garde-robe de bourgeois riche un beau costume d'écarlate, répondit avec une calme fierté et une expression étrange : " Seigneur évêque, je vais bien volontiers rendre à mon père cet argent, et même mon vêtement qui me vient de lui. " Il passa dans une pièce voisine, et, l'instant d'après, l'assistance stupéfaite le vit rentrer nu, avec une ceinture de poils autour des reins, traînant ses habits. Il les posa à terre, et y ajouta un petit tas d'or. Puis, à haute voix, promenant son regard résolu sur les témoins de cette scène pathétique, il s'écria : " Ecoutez-moi tous ! Jusqu'ici j'ai appelé Pierre de Bernardone mon père. Maintenant, je lui rends l'or et les vêtements que je tenais de lui. Et désormais je ne dirai plus : Mon père Pierre de Bernardone, mais bien : Notre Père qui êtes au ciel ! "

Devant ce reniement solennel, Pierre resta silencieux et impénétrable. Il prit les vêtements et l'or, et gagna le seuil, dissimulant sa colère et la plaie de son cœur. Son enfant était mort pour lui. On ne sait, mais on devine ce que put être, à son retour au logis, son entretien désespéré avec dame Pica.

Beaucoup d'assistants pleuraient, en proie à mille sentiments, les uns s'attendrissant sur la douleur imméritée du marchand, les autres comprenant que le prétendu fou était un homme de haute résolution, saisi par l'esprit divin. Guido savait tout ce qui pouvait se passer dans l'âme brûlante du jeune homme. Aucun orgueil, aucune rancœur, aucun défi n'avaient déterminé François à rejeter aussi cruellement l'autorité paternelle, - mais il avait agi selon la mystérieuse autorité divine. Son reniement familial n'était que la condition nécessaire d'un acte de foi absolue; il s'était repris pour se donner. Guido enveloppa François de son manteau épiscopal et l'étreignit longuement. Lorsque la foule bouleversée se fut retirée, il fallut songer à vêtir le néophyte. François fut heureux d'accepter un vieux manteau de jardinier : il y dessina, dans le dos, une grande croix à la craie. Puis il s'en alla, selon l'Evangile, quittant tout, se chargeant de la croix et suivant Jésus.

Telle fut la scène qui se passa lorsque Claire Scifi avait treize ans, scène qui produisit une immense émotion dans Assise, et dont les moindres détails, longuement commentés, étaient restés dans toutes les mémoires. Elle se la fit raconter dès qu'elle eut entendu prêcher François à Saint-Rufin, et

elle l'écouta et la médita avec une ferveur silencieuse, la voyant se refléter dans le miroir de sa propre conscience, par une douloureuse et merveilleuse analogie, avec des presciences troublantes.

VIII

FRANÇOIS DEVIENT APOTRE

Elle sut encore ceci.

François, pour mieux marquer sa volonté d'abandonner tout le passé, s'enfonça dans la montagne sans se retourner vers Assise. Il allait, léger, chantant la

gloire de Dieu en cette langue française qu'il parlait avec amour depuis l'enfance et qu'il employa toujours depuis dans les moments d'heureuse exaltation. Des brigands l'accostèrent et, l'entendant déclarer " qu'il était le héraut du grand Roi ", jetèrent dans un fossé plein de neige, par dérision, cet aliéné miséreux. Il resta quelques jours dans un couvent de Bénédictins, où il aida le frère cuisinier, et partit pour Gubbio où un ami lui donna un grossier vêtement d'ermite, des sandales et un bâton. Il lava et pansa les lépreux d'un hôpital. Puis il se souvint de sa mission, interrompue par sa querelle avec son père; il avait reçu l'ordre de reconstruire Saint-Damien, et Saint-Damien serait reconstruit par lui. Il se dirigea résolument vers Assise.

On l'y vit avec stupeur, un jour de marché, monter sur une pierre en son habit d'ermite et se mettre à chanter, comme un troubadour ou un jongleur, quelques-unes des chansons qu'il avait apprises dans sa jeunesse amie de la poésie. Puis il se mit à mendier des pierres et de la chaux, promettant pour tout don une récompense du ciel. Beaucoup se moquèrent, mais l'hostilité avait déjà désarmé, on voyait bien que le fils de Pierre de Bernardone, après avoir été si dissipé et si avide de luxe et de plaisirs, était plein de l'amour de Dieu et bravait pour lui toute fausse honte. Il bénéficiait un peu déjà du respect et de la douceur que les gens de son temps accordaient aux délirants et aux mystiques. On lui donna un bon nombre de pierres et il les porta sur son dos jusqu'à Saint-Damien, et se mit aussitôt à maçonner. Le vieux prêtre, d'abord inquiet et mécontent de le voir revenir, finit par l'admirer et lui fit partager ses humbles repas. Mais l'artisan, qui travaillait en chantant, jugea que ce n'était point là une véritable vie de pauvreté chrétienne. Le pauvre doit mendier. A midi, une écuelle à la main, François alla de porte en porte, et bien des gens qu'il avait connus lui donnèrent pêle-mêle; cela fit une sorte de pâtée, qu'il se contraignit à avaler, lui jadis si gourmand. Et une fois de plus, s'étant surmonté, il connut une sensation de douceur surnaturelle. Dès lors, il ne voulut plus se nourrir que par la mendicité. Il quêta ensuite pour laisser à Saint-Damien une provision d'huile pour les lampes sacrées.

Ayant terminé la restauration de Saint-Damien, il entreprit celle de San Pietro, puis celle de Sainte-Marie-des-Anges, en attendant de réparer Sainte-Marie-de-1'Evêché. Il était assuré que sa vocation était de reconstruire matériellement les sanctuaires détruits, et il obéissait à l'ordre reçu. Jamais il n'avait été maçon ni architecte; cependant il travaillait, et, ce qui était encore plus inexplicable, il ordonnait toutes ses constructions selon un style non roman, mais ogival, conforme à celui de la Provence où il n'était jamais allé. Sans doute, la race de sa mère le conseillait-elle mystérieusement. Il bâtissait à la française, et cela augmentait l'étonnement des gens d'Assise, qui s'intéressaient à son labeur et avaient pris leur parti de sa singulière histoire. Il n'y avait plus guère que dame Pica pour pleurer secrètement : encore se souvenait-elle, étant très pieuse, d'avoir souhaité enfanter dans une étable et d'avoir vu, après sa délivrance, un pèlerin se pencher sur son enfant et lui prédire un glorieux avenir après de durs combats contre le démon. Mais il y avait aussi Pierre de Bernardone, qui ne désarmait point, et grommelait des malédictions chaque fois qu'il rencontrait dans les rues ce fils ingrat et mendiant qui déshonorait son nom après l'avoir renié. François errait avec un vieux pauvre nommé Alberto, et dans ces rencontres il se mettait à genoux devant Alberto en disant : " Bénis-moi, mon père ". Puis il disait au drapier exaspéré : " Dieu, tu le vois, m'a donné un père qui bénit, au lieu de toi qui maudis ".

La fin de l'hiver de 1209 arriva ainsi. François assistait assidûment aux messes. Le vieux prêtre de Saint-Damien, devenu son ami, allait les célébrer pour lui à la Portioncule. Il lut un jour un passage de l'Evangile qui bouleversa François. Ce passage était celui qui engage les croyants à aller, à prêcher, sans rien posséder, en méritant nourriture et logis de la bonté d'autrui en échange de leur travail quotidien. François fut illuminé : son rôle n'était pas simplement de réparer ou de bâtir des sanctuaires, mais d'être un apôtre, de devenir par lui-même, à force de perfectionnement de son âme, un sanctuaire vivant et agissant. Dieu lui faisait franchir un degré de plus vers le but suprême : l'imitation littérale de la vie de son Fils.

Dès lors, pieds nus, vêtu d'une cagoule à capuchon, ceinturé d'une corde, François se mit à prêcher aussitôt qu'il rencontrait des gens assemblés. Ils ne riaient plus de lui, lorsqu'il leur parlait, avec une éloquence venue du cœur et exempte du dogmatisme habituel aux prêtres, de la paix, essentiel bien de la vie, de la manière de l'obtenir du Seigneur par l'observation de ses commandements, des hommes par la droiture simple, et de soi-même par le sentiment d'une conscience pure. Il se trouva qu'un jeune négociant d'Assise, Bernardo, dit " de Quintavalle ", du même âge que François, éprouvait de son côté des troubles d'âme analogues aux siens, le désir confus de réduire son existence à l'essentiel, à la chose vraiment et uniquement nécessaire, c'est-à-dire, au delà des vains soucis du monde, aux rapports directs de la conscience avec Dieu. Bernard n'avait jamais pris part aux ébats de la joyeuse jeunesse de François, et peut-être avait-il, en bourgeois raisonnable, regardé avec scepticisme la volte-face religieuse du jeune homme comme une excentricité d'un genre nouveau. Mais, le voyant persister avec tant de courage devant l'opinion, il se mit à y penser avec déférence, puis avec admiration, et à rêver de partager un genre de vie qui, décidément, lui apparaissait le meilleur. Il confiait ces désirs à son ami Pierre de Cattani, chanoine de Saint-Rufin et conseiller laïc du chapitre d'Assise. Il fit la connaissance de François : mais un doute demeurait en lui. Il l'invita à loger chez lui - l'apôtre n'avait pas de domicile fixe - et lui dressa un lit dans sa propre chambre, feignit de dormir et surveilla les actions de François. Il vit alors celui-ci se lever, et prier en pleurant et répéter toute la nuit, avec une ardeur inexprimable : " Mon Dieu et mon tout ! " Au matin, Bernard de Quintavalle déclara

à François qu'il voulait partager sa vie, être son frère, et lui demanda comment il pourrait s'y prendre pour restituer à Dieu les biens temporels qu'il en avait reçus en dépôt. François emmena Bernard, et Pierre de Cattani survenu, à l'église Saint-Nicolas : il ouvrit l'Évangile placé sur l'autel, et l'ouvrit à trois endroits pour chercher la divine réponse. " Si tu veux devenir parfait, vends tout ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres afin de t'acquérir un trésor dans le ciel."... " Si quelqu'un veut me suivre, qu'il renonce à soi-même, prenne sa croix, et me suive, "... " Et il leur défendit de rien emporter avec soi sur la route. "... François regarda ses amis : " Toute la règle de votre vie est là, et la règle de ceux qui voudront la partager. "

Aussitôt Bernard de Quintavalle et Pierre de Cattani se rendirent sur la place de l'église Saint-Georges et distribuèrent tous leurs biens aux pauvres; puis les trois compagnons s'en furent passer la nuit à la Portioncule.

IX

FRANÇOIS CRÉE SON ORDRE

Voila comment on raconta à Claire les débuts de l'apostolat de François. Avec Pierre et Bernard il construisit auprès de l'humble Sainte-Marie-des-Anges une hutte de branchages afin d'y loger, et, quelques jours après, un autre Assisien, nommé Gilles ou Egide, vint se joindre à eux. La résolution du riche bourgeois et du chanoine et conseiller légal, s'unissant au destin du fils du drapier et renonçant publiquement à leur fortune, avait créé dans la ville une recrudescence d'émotion et d'intérêt : Egide fut le premier qui décida leur exemple; d'autres suivirent, Sabbatino, Morico et Jean, qu'on surnommait "de Capella" parce qu'il portait un chapeau au lieu du capuchon adopté par ses frères. Deux par deux, ils s'en allaient en tournée de-ci de-là, prêchant avec une douce fermeté la pensée évangélique, chantant un hymne composé par François lui-même, effrayant les uns, séduisant les autres, supportant les injures de ceux qui les prenaient pour des fous ou des malfaiteurs, insensibles au froid et à la faim, toujours vaillants et heureux de leur dénuement volontaire. François travaillait, voyageait, prêchait, mais réservait une grande part de sa vie à la méditation de l'immense responsabilité morale qu'il avait prise pour lui et pour d'autres. Dans une grotte de la montagne, au-dessus de Poggio Bustone, il s'interrogeait avec une profonde humilité, comparant les fautes de sa vie antérieure et les instincts peccables de sa nature à l'audace qu'il avait eue de réunir des disciples, tremblant que ne lui fût retirée la grâce qui seule l'avait fait meilleur. Il descendait avec une joie douloureuse au tréfonds de ce renoncement à soi-même qui pouvait seul lui donner la maîtrise et la liberté de l'âme; toute force et toute vertu venant de Dieu et non de la créature à laquelle il lui plaît de les prêter, il comprenait que cette vertu et cette force ne lui seraient pleinement accordées que si jamais il ne se considérait que comme un intermédiaire dont toutes les paroles et tous les actes seraient, à travers lui, des émanations de l'Esprit.

Cinq autres frères s'étaient ralliés : Philippe de Long, Jean de San Constance, Barbaro, Bernard de Vigilanzio, et le jeune chevalier Ange Tancredi, auquel l'apôtre avait conseillé de se faire plutôt " chevalier de l'armée du Christ ". Les Assisiens se fatiguaient de donner chaque jour des aumônes et de la nourriture à ces étranges mendiants, et leurs familles en étaient humiliées. Que voulaient donc ces fameux faux pauvres qui, ayant abandonné tous leurs biens, revenaient prendre la part des vrais indigents ? Les frères, trop nombreux pour loger dans la cabane de la Portioncule, se transportèrent à Rivo-Torto, c'est-à-dire auprès d'un brusque coude de la rivière, dans une sorte de masure appartenant aux Crucigères de Saint-Sauveur. Selon la règle établie par François, ils devaient travailler du métier qu'ils savaient, ou en apprendre un, pour ne pas rester oisifs en dehors des heures de prière et pour gagner leur nourriture, mise en commun, l'aumône n'étant permise que dans les cas où le travail ne pourrait être rémunéré, l'argent ne devant jamais être accepté, tout au moins pour eux-mêmes, mais seulement les aliments, les outils et les objets indispensables. Les frères aidaient à la moisson, aux travaux des champs et de l'industrie; ils soignaient les malades dans les hospices, avec un dévouement qui leur attirait l'admiration. L'évêque Guido, leur protecteur, était d'avis qu'ils pouvaient accepter de posséder en propre quelque chose, afin d'assurer leurs besoins et d'éviter la mendicité. Mais François s'y refusait obstinément. C'était là un de ses principes fondamentaux : la possession de tout bien, si petit soit-il, entraîne la nécessité de le protéger, les discordes avec les voisins, et nuit ainsi à une existence absolument chrétienne. La possession est une porte qui se ferme vers l'idéal et se rouvre vers la vie séculière. Cette pensée dont l'ascétique  élévation  étonnait Guido, qui s'inclina pourtant, devait être plus tard l'objet de longs et violents débats. Tous les frères la tenaient pour essentielle. Ils vivaient doux et libres. Lorsque, à l'automne de 1209, Othon de Brunswick passa par Spolète pour aller se faire sacrer empereur par Innocent III, tout le monde accourut voir le cortège. François envoya un de ses frères pour rappeler à Othon que les honneurs de ce monde n'étant que provisoires, on ne devait point compter sur eux.

Il osa cette démarche, et elle préludait à un autre projet. Ayant rédigé la règle de la vie évangélique, telle qu'il l'avait conçue et appliquée, il voulait la faire confirmer par le pape et obtenir officiellement ce droit de prêcher qui était réservé aux évêques et aux prêtres, mais qu'on accordait aussi à des laïcs pourvu qu'ils se soumissent toujours au clergé local. Durant l'été de 1210, François et ses compagnons s'acheminèrent vers Rome.

L'évêque Guido s'y trouvait, et les présenta au cardinal Jean de Saint-Paul, qui les logea et s'informa de leurs idées, cordialement mais avec une prudence qu'expliquaient les vicissitudes endurées alors par le Saint-Siège. Il parla d'eux favorablement à Innocent III, qui les reçut et leur demanda, à son tour, d'exposer leur plan d'existence. Lorsqu'il eut entendu François, il demeura hésitant. Non seulement la papauté était sans cesse en conflit avec les cités italiennes impatientes du pouvoir temporel, - et Assise elle-même l'avait bien prouvé en détruisant la Rocca à l'heure où le légat du pape allait en recevoir la possession des mains du gouverneur allemand Conrad, - mais encore les sectes hérétiques pullulaient à Rome même et dans toute l'Europe, la plupart dérivant de la doctrine de Mânes, c'est-à-dire de la croyance en un dualisme divin, un Dieu bon créateur des âmes et un Dieu mauvais créateur des corps. Cathares, Albigeois, patarins lombards, publicains du Danube, pauliciens, donatistes, disciples du Lyonnais Pierre Vaud, lucifériens allemands, les uns ascétiques, les autres trouvant dans le mépris même de la chair l'absoute des pires débauches, - tous, mêlant l'illuminisme à la passion politique, étaient les ennemis de la doctrine chrétienne pure, du monisme enseigné par la théologie romaine; et à Assise, quelques années auparavant, un cathare, imbu des théories albigeoises, était devenu podestat. L'élan qui soulevait toute l'époque vers le divin et la recherche de sa nature essentielle aboutissait à un état de fanatisme et de révolte qui pouvait ruiner l'Eglise aussi violemment que le paganisme ou la barbarie. Ce danger s'ajoutait aux périls que courait le pouvoir temporel pris entre l'invasion germanique, les luttes de l'empereur et du pape, et l'irrésistible désir d'autonomie des nombreuses petites républiques d'Italie. Il était donc du devoir strict d'Innocent III de se défier de l'apôtre assisien, qui peut-être se présenterait comme un déformateur plus que comme un réformateur, après tant d'autres.

Les explications de François lui montrèrent qu'il avait devant lui un esprit fidèle au principe de l'unité divine, plein d'humilité et d'amour, voyant dans la vie un bienfait de Dieu, ne songeant ni à attaquer les torts du clergé, ni à apporter une conception nouvelle, mais seulement à améliorer les individus par le rappel du pur enseignement évangélique. Cependant il se contenta de dire avec indulgence à François que l'existence qu'il avait organisée lui semblait trop dure, tout au moins pour ceux qui lui succéderaient sans être soutenus par son exaltation, et il l'engagea à tenter de savoir de Dieu, dans la prière, dans quelle mesure ce qu'il désirait s'accordait avec sa volonté. Puis Innocent soumit l'affaire aux Cardinaux.

La plupart furent d'avis qu'une telle tentative était insoutenable. Diverses communautés contemplatives pouvaient vivre dans la pauvreté, mais encore possédaient-elles de quoi se suffire : cette possession était globale et non individuelle, mais elle existait. Comment des mendiants errants pouvaient-ils non seulement subsister, mais encore entreprendre la prédication, sans études préparatoires, sans domiciles stables où les faire ? La question de la non-possession posait là un redoutable dilemme. Cependant il fallut bien que Jean de Saint-Paul prononçât les arguments décisifs. Que voulait donc, après tout, François ? Vivre exactement comme saint Pierre et saint Paul qui, sans cloîtres ni études, subsistant de leur travail ou de la charité d'autrui, avaient annoncé l'Évangile à l'univers. François estimait que ceci était toujours possible douze cents ans après eux, et souhaitait la permission de le prouver. Déclarer que c'était impossible, c'était déclarer que l'Evangile ne peut être suivi en tous ses points par l'humanité, c'était isoler et démentir Jésus-Christ. Le consistoire, très ému, décida de rappeler l'Assisien au palais de Latran.

Dans la nuit qui précéda cette nouvelle séance, Innocent III fut agité par un rêve étrange et terrible. Il voyait l'église du Latran, tête et mère de toutes les églises, consacrée par Constantin à Jean le Précurseur et à Jean l'Evangéliste, sur le point de s'écrouler. Paralysé, incapable d'agir, d'appeler, de prier même, le pape s'attendait à voir l'édifice tomber en ruine, lorsqu'un petit homme nu-pieds, vêtu d'un froc et ceint d'une corde, surgissait sur la place, s'arc-boutait contre les murs et le campanile, et les redressait d'un seul effort. Et cet inconnu miraculeux avait la figure de l'Assisien.

Lorsque celui-ci, le lendemain, se présenta, Innocent III n'hésita plus. Il dit à ses cardinaux que " ce saint et pieux homme, en vérité, rétablirait l'Église sur ses fondements ". Il accepta en François le secours envoyé par Dieu, l'embrassa, le bénit avec tous ses frères, l'autorisa à prêcher et à conférer ce droit à tel ou tel d'entre eux. Cette prédication n'était point celle qui concerne les dogmes, les sacrements, les rites, et qui nécessite l'éducation théologique et la prêtrise : ce n'était que la prédication morale ; mais François et ses onze compagnons ne souhaitaient qu'elle. Le cardinal Jean de Saint-Paul leur donna même la tonsure, signe de leur nouveau pouvoir. Puis ils revinrent joyeusement à Assise, s'étant arrêtés quelque temps auprès d'Orte, dans les monts Sabins, où ils furent tentés de mener la vie ascétique en oubliant le reste du monde, face à face avec le Seigneur" Mais c'était là encore vraiment une tentation qu'il fallait vaincre ; ils s'étaient juré d'être non des solitaires érémitiques, mais des apôtres se mêlant à la vie du siècle pour y arracher des âmes au Malin, et ils repoussèrent comme un péché d'égoïsme l'idée que la nature suggérait à leurs imaginations.

Le premier qui vint se joindre à eux dès le retour fut le prêtre assisien Sylvestre, et cela causa à François une double joie. Sylvestre, en effet, avait montré de la sécheresse et de l'avarice à son égard, jadis. Ayant fourni à François, pour un prix modique, des pierres pour Saint-Damien, et l'ayant vu assister Bernard de Quintavalle dans la distribution de tout son bien aux pauvres sur la place publique, il lui avait reproché d'avoir si mal payé ses pierres; et François, avec sa vivacité habituelle, lui avait jeté de l'or sans compter, en lui disant, avec un dédain visible pour sa cupidité : " Sire prêtre, avez-vous maintenant votre compte ? " Sylvestre avait médité l'aventure, et rougi de lui-même au point de demander maintenant l'admission parmi les frères. A cette joie s'ajoutait pour François celle de compter dans ses fidèles un prêtre consacré : il avait toujours témoigné du plus grand respect pour les prêtres, admis à l'honneur infini de servir la messe, et c'était encore en quoi il différait de bien des réformateurs, qui vitupéraient contre les péchés trop fréquents du clergé. Peccable ou impeccable, pour François, un prêtre était un objet de vénération, et il était fort important pour le prestige de son œuvre qu'un prêtre y fût venu adhérer. Le sacrement de prêtrise était pour François une récompense dont il n'eût pas même osé rêver dans son immense humilité.

François, à ce moment-là, trouva le nom définitif de sa confrérie. Jusqu'alors tous se nommaient simplement " les hommes pénitents d'Assise ". Il fut frappé par le mot "minores". Les moindres, les plus petits, voilà ce qu'ils voulaient être. Et désormais ils s'appelèrent " l'ordre des Frères mineurs ".

Les prédications de François commencèrent. Elles causèrent une profonde sensation. Elles déterminèrent un état d'âme qui s'étendit à la foule et facilita certainement un premier et grand bienfait social : l'élaboration en 1210 de la Grande Charte d'Assise, promulguée au palais communal, réconciliant nobles et "popolari", amnistiant les traîtres de 1202, supprimant le servage moyennant un léger droit de franchise, unissant tous les citoyens dans la liberté et hâtant l'achèvement de la cathédrale. L'esprit de François agissait partout : on disait qu'il avait apprivoisé un loup furieux à Gubbio, expulsé d'Arezzo une horde de démons. Qu'il s'agît vraiment d'une bête féroce et de diables, ou seulement de quelque baron impitoyable ou des passions de haine qui bouleversaient la vie des petites cités, dans toute l'Ombrie germait la semence de paix apportée par le fils de Pierre de Bernardone, et sans cesse de nouveaux frères le rejoignaient.

L'évêque Guido lui avait donné avec admiration le droit de prêcher dans la cathédrale d'Assise, en cette basilique de Saint-Rufin où il avait été porté sur les fonts baptismaux par dame Pica. Et c'était là que Claire Scifi l'écoutait, et maintenant elle savait ce qu'était cet être pâle, ardent, inspiré, dont les yeux et les accents émouvaient si profondément son jeune cœur.

X

LA DÉCISION DE CLAIRE

Voila ce que François avait fait. Et dans tout ce qu'il avait fait, Claire trouvait les réponses lumineuses et décisives à toutes les questions que sa conscience s'était posées.

La vie de François lui apparaissait à la fois comme un conte héroïque et merveilleux et comme la réalisation rationnelle de ce qu'elle avait rêvé confusément : la vérité et la légende devenues une seule et même chose.

Plus elle l'entendait, plus elle méditait son existence, et plus la pénétrait une certitude. François vivait de la vie qu'elle-même avait toujours voulue; ce qu'il avait accompli pour y parvenir, il fallait qu'elle l'accomplît. Là étaient tout ensemble le devoir et le bonheur, - et tout le reste était mensonge.

La puissance de l'âme de François sur l'âme de Claire avait été établie instantanément. Il ne s'était point imposé à elle peu à peu, par la persuasion. Dès qu'elle l'avait vu, " elle l'avait reconnu ", comme les pèlerins d'Emmaüs reconnurent le Ressuscité. Et à mesure que s'écoulaient les jours, chaque circonstance de la vie de l'apôtre résolvait un des dilemmes que Claire, dans la silencieuse formation de sa volonté mystique, avait examinés avec anxiété. De là une confiance spontanée et extraordinaire. Il semblait que la vie de François eût été décrétée tout exprès pour offrir à Claire le modèle exact et complet de son attitude imminente. Elle avait toujours admiré les récits des actions des saints, elle y avait cherché des exemples ; mais ces saints avaient vécu bien des siècles avant elle, dans des conditions différentes, et leurs souvenirs ne pouvaient lui donner que des indications ; tandis que François était vivant, né dans sa ville, réalisant son idéal dans l'atmosphère qu'elle respirait comme lui. Il était miraculeux et réel. Il était l'évidence même, la preuve parlante et agissante que l'Évangile pouvait être appliqué dans l'esprit et la lettre. Ni légende, ni magie dans le cas de François : le développement méthodique, impavide, d'une volonté allant à l'absolue conformité avec une révélation intérieure. Cette volonté en faisait un héros. Cette volonté enthousiasmait Claire. Elle était femme, et femme de bonne et vaillante race où le courage comptait pour vertu de premier rang. Elle obéissait à l'instinct qui conduit la femme à l'amour, par l'estime admirative, pour les forts et les courageux. Elle ne doutait pas qu'elle ne fût devant un saint : ce nom que tous prononceraient plus tard, elle en honorait tout de suite François avec la grande intuition de son mysticisme natif. Et elle était saisie d'amour pour ce saint. Cet amour, elle le reconnaissait en elle avec un délice exempt de trouble. Cet amour ne diminuait ni n'offensait celui qui la vouait toute à l'Epoux céleste ; il l'intensifiait au contraire. Il semblait qu'en François le Christ s'incarnât pour se rapprocher d'elle. A travers l'aspect visible de cet inspiré, c'était Lui qu'elle voyait mieux.

Les pensées de cette créature pure et brûlante étaient certes infiniment plus nettes dans l'expression qu'elle s'en formulait à elle-même que l'explication pauvre, spécieuse et confuse que nous pouvons en proposer en usant de ce langage d'analyse psychologique dont notre temps se montre si fier. Ce langage retors échoue, cette psychologie ne pèse, ne démontre, ne dissocie, n'éclaircit rien, si elle ose s'attaquer à de telles âmes si bien coordonnées. Elle reste inopérante, elle ne peut qu'être superficielle et brutale en essayant, comme elle l'a fait souvent, de faire intervenir l'amour sensuel, ne fût-ce que comme une base passagère, une phase de début, dans l'attraction qui a entraîné certaines femmes vers des prophètes et des saints, et en concluant à une spiritualisation progressive de cet amour. La limitation de ses moyens de deviner, la force à une telle hypothèse pour expliquer la nuance de tendresse qui colore le don pourtant chaste de ces femmes à ces prophètes et à ces saints, et qui diffère d'une tendresse masculine comme celle qui unissait les Frères mineurs à François. Cette psychologie, qui a le talent court et ne sait pas jeter sa sonde jusqu'au tréfonds, au-dessous des intérêts, des sentiments et des passions, cette psychologie croit que des hommes peuvent se consacrer à un homme par l'enthousiasme, la conviction et l'intelligence, mais qu'il faut à la femme, dut-elle le bannir plus tard ou ne l'éprouver qu'inconsciemment, un autre mobile initial. Lorsque Claire rencontra François, ce mobile initial n'existait déjà plus : elle s'était déjà renoncée, et il lui représentait un renoncement plus grand encore. Elle n'était pas une vivante destinée à atteindre à la foi par l'amour féminin pour un être. Elle était morte volontairement à l'existence féminine pour s'épanouir librement dans une vie supérieure. Elle avait conquis dès longtemps, par sa seule méditation, et sans aucun conseil ni aucun doute, - là était son mérite et sa grandeur, - cette science de se mépriser elle-même qui n'était venue à François qu'après bien des désordres et des fautes de la vanité.

Elle était née mystique : il l'était devenu. Il lui apportait la révélation de son génie et le prestige de sa volonté, mais elle l'avait devancé par la qualité d'une âme toute disposée à l'attendre, et toute disposée à recevoir les germes de cette volonté et de ce génie. Là était leur mariage mystique, écrit dans le ciel antérieur. La possession d'âme était si foudroyante et si totale, qu'elle abolissait tout ce qui, dans l'amour humain, est utile à la préparer. Claire n'était pas même capable de se demander si son amour pour François était chaste : cette idée ne lui eût point semblé blessante, mais inintelligible. Leurs deux consciences se percevaient à travers deux corps. Ces corps ne les gênaient pas pour se voir, mais ils n'en avaient pas besoin. Et cependant, il n'y avait point entre ces deux créatures que l'attraction de l'intelligence et de l'enthousiasme pour une foi partagée; il y avait bien l'entente de ce que la psychologie, dont la carence s'atteste aussi sur ce point-là, se résigne à appeler obscurément le cœur. La tendresse fraternelle était le plus fort lien des Mineurs et de François, et leur meilleure aide dans leur dure vie acceptée. L'inclination de Claire apportait l'élément nouveau d'une tendresse différente, mais cette tendresse n'avait pas à devenir, de féminine, sororale. Elle était possible, dès la première rencontre, sous cette seule forme seconde. Ce que le cœur de Claire et de François pouvait contribuer à l'œuvre commune, - car tout de suite ils avaient pressenti qu'elle serait commune, - c'était cette coloration unique qui devait imprégner plus tard l'esprit franciscain, cette infinie douceur humaine qui, au sortir d'un temps où la religion apparaissait si sévère, en fit un consolant sourire émané de toute la nature créée par Dieu.

Si Claire, qui était comme François une volontaire capable d'un sens autocritique exercé lucidement, avait discerné en elle-même la plus petite trace d'attraction spécifiquement féminine, elle se fût détournée avec horreur comme d'un sacrilège envers l'apôtre et d'une trahison envers l'Epoux auquel elle s'était vouée. Elle n'eut pas à craindre ce péril. Elle eut au contraire la joie de sentir s'exaucer en elle un amour tel qu'elle l'avait rêvé, amour qui la conduirait à cet Epoux par le secours d'un être en qui elle avait toute confiance, dont elle pourrait devenir tout ensemble l'amie, la sœur et la fille, amour auquel l'apôtre unissait parallèlement mais indissolublement le sien pour l'offrir au Divin, Et c'est cette certitude qui lui donna la force d'agir avec la décision et la ferme loyauté d'une femme qui surmonte tout pour se rapprocher avec joie et fierté de l'homme qu'elle aime. Ce qu'une telle femme fait sur le plan humain, Claire l'allait faire sur le plan divin. Ce que François avait fait pour se rapprocher de Jésus, elle allait le décider pour se rapprocher de François qui la mènerait à Jésus.