Sainte
Claire d'Assise
religieuse, fondatrice des clarisses
(1194-1253)

Vie

III

 

 

 

 

 

XI

CLAIRE CONNAÎT FRANÇOIS

Elle l'avait entendu et compris, elle voulut lui parler. Elle commença par se lier avec certains de ses intimes. Il se trouvait que deux des compagnons de François, Rufin et Sylvestre, étant de sa parenté, elle pouvait tout naturellement les joindre, sans éveiller de soupçons. Il fallait en effet qu'elle ne les éveillât pas. Bien qu'il répugnât doublement à la nature de la fière jeune fille de se cacher, et de se cacher d'une inclination sans reproche, elle se sentait pourtant contrainte à le faire. Depuis le jour où elle avait déclaré à sa famille sa résolution de refuser tout mariage terrestre, elle vivait dans une tranquillité apparente; mais elle savait bien qu'il n'y avait là qu'une accalmie, destinée à faire place à un orage plus violent, lorsque à une nouvelle proposition elle opposerait un nouveau refus. Et elle sentait bien mieux encore qu'elle ne sortirait de cette situation que par une rupture ouverte, comme François l'avait dû faire, et plus encore, puisqu'elle était une femme autrement assujettie que lui à l'autorité familiale. Mais précisément parce qu'elle était une femme, elle éprouvait les troubles de la pitié et la crainte des querelles déchirantes avec plus de force, tout en se les reprochant, en comparant sa faiblesse à l'énergie de François, et en méditant la leçon de courage qu'il avait donnée. Tout lui montrait que, sa détermination étant formelle, son devoir était de tout ménager pour que cette détermination ne fût pas devinée ni empêchée d'être réalisée avant terme. Là encore, et pour un tel dessein, l'éternelle loi sociale condamnait la femme qu'était Claire à la dissimulation de son libre amour, à la ruse pour la franchise. Elle dut s'ouvrir de ses aspirations à une parente qui vivait auprès d'elle dans le castel de Sasso-Rosso, Buona Guelfucci, veuve de condition noble, amie d'Ortolana et ayant jadis fait avec elle le voyage de Terre Sainte. Ce fut Buona qui, acceptant le rôle de fidèle confidente, sut ménager la première rencontre de Claire et de François. Il fallut bien que cette étrange entreprise d'amour débutât comme les intrigues d'amour ordinaires, avec le même appareil d'échappées à l'insu des parents, de rendez-vous en des lieux désignés avec le souci de la malignité publique, par l'entremise d'un chaperon. Claire oublia sa répugnance à ces cautèles dans l'émotion de confier humblement et fervemment l'état de son âme à l'être qu'elle vénérait.

Elle n'avait pas douté un seul instant qu'il la comprendrait et la croirait, bien qu'elle fût une femme. Thomas de Celano relate qu'il la crut en effet, mais dissimula sa joie afin de l'éprouver et lui répondit brièvement : " Je ne te crois pas. Néanmoins, si tu veux que j'aie foi en tes paroles, tu te revêtiras d'un sac et iras par toute la ville en mendiant ton pain. "

C'était exactement la réponse que, bien des siècles auparavant, Diogène avait faite, mais plus laconiquement encore, à un homme venu lui exprimer le désir d'être son disciple. Diogène, qui avec un idéal bien différent avait atteint au total mépris du monde et de lui-même, Diogène, objet de raillerie et de scandale comme l'Assisien venait de l'être, avait mis un jambon dans les bras de l'homme en lui disant : " Suis-moi ". L'homme, déconcerté, avait suivi le cynique; mais bientôt las d'être la risée des passants, il avait jeté le jambon avec humeur et s'en était allé. Le lendemain, Diogène le rencontrant lui avait dit en ricanant : " Eh quoi ! un jambon a rompu cette grande amitié ? "

Claire Scifi, elle, s'inclina, rentra chez elle, se vêtit d'un sac, et alla par la cité mendiant son pain. Mais le bon Thomas observe qu'elle se cacha le visage sous un voile blanc, sortit du palais paternel à la dérobée, et Dieu permit, dit-il, que nul ne la reconnût sauf François. Il comprit ces précautions, il crut en la jeune fille et ils se revirent assez souvent par les soins de Buona. Pour la première fois se posait à François la redoutable question d'envisager l'admission de la féminité à la vie qu'il avait organisée. Là non plus, Claire n'avait pas même été troublée par le doute. Comme le dit Thomas en son langage de pieux rhéteur, " elle l'avait choisi pour son très fidèle paranymphe, c'est-à-dire comme celui qui devait préparer ses noces mystiques et l'introduire brillante et parée au lit nuptial du roi céleste, Jésus, son époux bien-aimé ". Et elle n'avait point envisagé l'hypothèse que celui auquel elle s'offrait et sur lequel elle comptait pût l'accueillir par le doute et le refus. Même le " Je ne te crois pas " initial de l'apôtre n'avait pu la troubler.

Les entretiens des singuliers amants établirent la parfaite coïncidence de leurs désirs. François n'était pas sans avoir entendu parler de cette jeune fille, et son adhésion lui semblait aussi précieuse que celle du prêtre Sylvestre, et plus encore. C'était dans une âme toute préparée à la recevoir que descendait sa parole imagée, douce et ardente tout ensemble, montrant la vanité du monde, la puissance que seules pouvaient conférer à la vie intérieure la chasteté et la pauvreté acceptées non comme des pénitences, mais comme des conditions de joie et de liberté, comme les préparations nécessaires à se rendre digne de l'amour mystique. Nul autant que François n'était capable de trouver les mots et les arguments capables non de faire mépriser l'amour, mais de le magnifier en le plaçant en plein ciel, au-dessus de tout péché et de toute déception, en en faisant la fleur suprême du sacrifice. On peut imaginer comment un être d'une telle élévation pouvait parler à cette patricienne loyalement venue à sa rencontre spirituelle, lui qui, dans les plus vifs excès de sa jeunesse fantasque, avait toujours témoigné le plus délicat respect devant le mystère physique de l'amour générateur de la vie, et songé à la femme avec une telle déférence qu'il devenait triste ou irrité si quelque joyeux camarade risquait devant lui quelque saillie irrévérencieuse à ce sujet.

L'apostolat exercé par François sur Claire ne fut pas celui d'un dogmatique, d'un confesseur, d'un homme rude invitant à l'ascétisme, mais vraiment celui d'un intercesseur de l'amour sachant répondre aux plus fières nuances d'une conscience de vierge. Et, dès ces causeries, certainement se précisa ce caractère de tendresse à la fois supra-humaine et très humaine que ce jeune couple allait donner à son œuvre future, et dont l'esprit franciscain est resté tout embaumé. Sans Claire, le parfum n'eût pas été si pénétrant ni si doux. La volonté divine permettait par elle à François d'adjoindre à son grand effort la grâce que la présence des Saintes Femmes avait, douze siècles auparavant, donnée à la vie de Jésus.

Cependant cette idylle mystique ne pouvait se prolonger. Claire n'ignorait pas que, d'un jour à l'autre, sa famille, en la pressant de se marier, ferait éclater la crise latente; elle était irrévocablement décidée à l'affronter et à la conclure par la victoire de ses résolutions intérieures. Le beau rêve allait se heurter aux réalités familiales et sociales. François savait trop par lui-même combien coûtait la dureté nécessaire, et il savait aussi qu'il valait mieux pour tous la traduire par des actes rapides et irrémissibles que la prolonger en de cruels et languissants débats. Jusqu'au bout, la décision de Claire devait être tenue secrète, et il importait que sa révélation prématurée ne la fît point avorter. François dut se résoudre à donner à Claire le conseil de dissimuler plus que jamais, et des instructions pour son évasion.

XII

CLAIRE REJOINT L'APÔTRE

Un dernier entretien où la jeune fille exprima à la fois sa crainte d'être sommée de se donner à un homme et sa soif impérieuse d'une vie toute nouvelle détermina François à fixer pour

cette évasion la nuit du dimanche des Rameaux, c'est-à-dire du 18 au 19 mars 1212. Ce fut avec ce grand secret dans son cœur que Claire Scifi, parée de sa plus riche toilette de fête, se rendit à la cathédrale de Saint-Rufin avec sa mère et ses sœurs, au chant joyeux des cloches et dans la rumeur d'admiration d'une foule qui saluait sa blonde beauté entre toutes les femmes et damoiselles nobles d'Assise. Personne ne soupçonna qu'elle faisait ainsi solennellement ses adieux au monde. Le traducteur et interpolateur de Thomas de Celano dit que le pape Innocent III célébrait lui-même la messe à Saint-Rufin ce jour-là. Il semble établi qu'Innocent était alors à Sienne, et que la messe fut dite par l'évêque Guido. La nef était toute fleurie, et lorsque les palmes eurent été bénites, ou à leur défaut des branches d'olivier et de buis, les fidèles, selon l'usage, s'avancèrent en procession pour les recevoir des mains du pontife. A cette minute émouvante, Claire seule demeura immobile à sa place, au fond de l'église. Ceux qui s'en aperçurent croyaient à une extrême modestie de la belle adolescente qui venait de prier avec tant de ferveur. Ils ne pouvaient se douter du douloureux combat qui se livrait dans son âme. Elle allait faire éprouver aux autres, pour leur stupeur et leur colère, la force de sa volonté ; mais qu'elle se sentait faible elle-même, et pleine d'angoisse ! Pour la dernière fois elle se trouvait dans cette église auprès des siens ; elle allait les quitter pour toujours, après dix-huit années d'intimité familiale où elle avait connu le calme bonheur humain. Tous ses souvenirs d'enfance étaient voués à l'anéantissement par le geste qu'elle allait faire. Elle savait que ceux qu'elle avait aimés, qui l'avaient chérie, ne pourraient l'accepter ni même le comprendre, et les larmes coulaient lentement sur ses joues dans cette pénombre où elle restait tandis que les fidèles s'empressaient pour recueillir leurs rameaux. Elle mesurait avec une douloureuse lucidité, en cet instant qui décidait tout, l'écart immense entre la réalité temporelle et l'attrait de l'Idée qui l'avait subjuguée. Elle errait mentalement dans l'intérieur de la mort, dans la désespérance du départ; mais cette mort était une renaissance, ce départ était une arrivée. Elle pensait à l'ami qui l'attendait encore sur la terre, à l'Epoux qui l'attendait au ciel. Et elle ne faiblit pas.

Ce fut là la minute de l'arrachement véritable, non violent comme celui qu'avait vécu François, mais peut-être plus pénible encore d'être solitaire et silencieux. Quelqu'un pourtant savait, dans cette église, quel secret étouffait la jeune patricienne, ou tout au moins s'en doutait, si François ne le lui avait entièrement confié : c'était l'évêque. Avec bonté, il traversa la nef, s'approcha de Claire, prosternée et secouée de sanglots, et lui remit lui-même la palme qu'elle ne venait point chercher.

On prit ce geste pour une marque d'honneur particulière, et Claire sortit de l'église avec sa famille" Elle eut la force, après cette victoire sur elle-même, de retrouver la sérénité extérieure. Sans doute dut-elle, en cette journée de réjouissances, assister en souriant aux festins et répondre avec enjouement aux hommages des hôtes de Favorino, parmi lesquels se trouvait quelque prétendant, et aux caresses de sa mère et de ses frères et sœurs. Tous pensaient qu'elle serait là le lendemain, et pourtant... Mais elle ne souffrait plus. Elle avait laissé dans l'église ses doutes, ses chagrins, sa vie antérieure; une certitude, invisible sur son beau visage, lui inspirait une lucidité extraordinaire. Ce fut sans impatience qu'elle dissimula jusqu'à la nuit close, à l'heure où les rires s'éteignirent avec les flambeaux, où elle reçut le baiser d'Ortolana avant de se retirer dans sa chambre de vierge.

Claire Scifi avait cessé d'exister.

Ce fut une autre créature qui, furtive, ayant feint de se coucher, mais veillant et gardant sa belle robe et ses parures, descendit sans bruit et rejoignit sa complice, la fidèle Buona Guelfucci, qui l'attendait au dehors. De peur d'une surprise, Claire ne songeait pas à toucher à la porte par où l'on sortait habituellement. Elle avait pensé à une issue qui se trouvait derrière le palais. Elle se glissa jusque-là, mais trouva l'huis obstrué par un amoncellement de poutres et de fagots. Elle travailla longtemps dans l'obscurité à déplacer ces obstacles sans faire de bruit, et faillit perdre courage. Mais elle pria, et se remit à l'œuvre avec une froide énergie. La vieille porte apparut enfin ; Claire sut en tirer les verrous, éviter qu'elle ne grinçât. Elle se glissa dans la rue pleine de ténèbres, et retrouva Buona.

Toutes deux, sous leurs mantes sombres, se hâtèrent de dépasser les remparts d'Assise et de gagner la campagne par une poterne restée ouverte. Elles allaient, comme Judith de Béthulie et sa servante, vers le sacrifice, la gloire et le risque inconnu. Elles allaient, exilées volontaires. Muettes, elles marchaient, descendaient les pentes qui conduisaient vers la vallée ombrienne, sous le ciel étoile de cette froide nuit de mars. Longtemps elles cheminèrent ainsi dans un sentier qu'elles connaissaient. Enfin elles aperçurent au loin les lueurs de quelques torches qui semblaient se mouvoir, et elles discernèrent les voix d'hommes qui s'avançaient à leur rencontre. C'étaient les frères de la Portioncule, envoyés par François. Il attendait sa sœur d'âme, il savait qu'elle surmonterait tous obstacles abstraits et réels, il n'avait pas douté, et, du fond des ombres, sa prière attirait et guidait la fiancée de l'Epoux.

C'est en fiancée qu'elle apparut en effet à ces pauvres, éblouis lorsque, parvenue à la misérable cabane de branchages et de boue séchée éclairée par les brandons qu'agitaient les frères, elle laissa tomber sa mante et se dressa dans la beauté des atours qu'en une inspiration d'amante mystique elle avait tenu à garder. La dernière vision de la splendeur terrestre de la patricienne, ce furent ces humbles qui la recueillirent. Ils lui firent cortège pour entrer dans la petite chapelle de Sainte-Marie-des-Anges. Elle s'y agenouilla devant l'image de la Vierge et prononça à haute voix les paroles décisives qui sanctionnaient son renoncement au monde : "Par amour pour le très saint et très cher Enfant enveloppé de langes et couché dans la crèche ", elle fit vœu solennel de chasteté et de pauvreté, tandis que les Frères mineurs, avec émotion et allégresse, chantaient des hymnes. Puis on la laissa seule quelques instants. Elle se dévêtit de ses vêtements de soie brodée, de sa ceinture d'orfèvrerie, de son linge délicat, de ses joyaux, de son hennin au long voile de dentelle, de ses brodequins de velours. Sur le cilice qui depuis longtemps meurtrissait en secret sa chair, elle mit un sarrau de laine grossière qu'on avait préparé. Elle le ceignit d'une corde à nœuds. Elle ajusta des sandales de bois à ses petits pieds nus, et elle reparut ainsi aussi belle qu'auparavant. Ses opulents cheveux d'or couvraient ses épaules. François les coupa lui-même, et sur la tête rase il posa un voile blanc que recouvrit une autre étoffe noire. Devant l'évangéliste elle prit les engagements conventuels, en lui jurant obéissance absolue.

C'en était fait. La noble demoiselle n'était plus désormais que l'humble sœur des pauvres Mineurs mendiants. Elle ne pouvait cependant rester au milieu d'eux. François lui avait préparé un abri. Avec quelques frères et Buona Guelfucci, il l'emmena immédiatement à une lieue d'Assise, dans la direction de Pérouse. Là se trouvait un monastère des Bénédictines noires, appelé le monastère de Saint-Paul, voisin du village d'Isola Romanesca. Aujourd'hui ce village se nomme Bastia, et son cimetière occupe l'emplacement où s'élevait ce couvent. Non loin de là, dans la vallée, le Tescio et le Chiaggio se réunissent. Ce fut en cet asile qu'à l'aurore, Claire, brisée de fatigue et d'émotion, connut son premier repos dans la vie monacale, tandis que sa confidente, témoin de ses serments, retournait à Assise.

XIII

CLAIRE ET AGNES SE DONNENT A DIEU

Que Buona Guelfucci gardât ou non le secret, les parents de Claire, affolés par la disparition de leur fille dès le matin de ce jour, ne tardèrent pas à savoir la retraite de la fugitive. Ortolana, comme dame Pica, ne put que pleurer, et pourtant se réjouir dans son âme fervente en se rappelant la prophétie qui avait signalé la naissance de son enfant.

Mais il appartenait au  comte Favorino Scifi et à ses parents de se rendre au monastère de Saint-Paul pour engager l'adolescente à revenir, au besoin à l'exiger. Claire s'attendait à cet assaut. Elle reçut son père et ceux qui l'accompagnaient avec une ferme douceur. Ils usèrent de tous les arguments, affectant d'abord le calme, lui montrant leur chagrin de la perdre, lui représentant le scandale que sa décision soulevait dans Assise, la démence qu'il y avait pour une héritière belle, riche et noble, à choisir cette misérable vie, la honte qu'elle apportait dans leur lignée où rien de tel ne s'était encore vu. Claire demeura inébranlable. Alors ils s'irritèrent, et passèrent à la menace de l'enlever de force. Claire ne s'émut pas. Elle ne retournerait pas en arrière, répétant : " Qui pourra me séparer de la charité du Christ ? " Et toujours elle voyait la figure résolue de François et le visage de l'Epoux divin derrière les visages furieux de ses poursuivants. C'était bien là le douloureux conflit qu'elle avait prévu entre la morale familiale et sociale et l'idéal qui l'avait captivée. Thomas de Celano et d'autres religieux accablent de dures épithètes Favorino et ses parents comme Pierre de Bernardone. Il nous est permis de mieux comprendre leur stupeur et leur révolte, de ne les trouver ni hypocrites, ni indignes, ni ennemis du salut de leurs enfants, parce que l'écart était trop grand entre leur religiosité sincère mais tiède et l'extraordinaire élan mystique qui naissait en leur petite ville, ne sortant de son existence quiète que pour les tumultes politiques. Et, dans tous les temps et dans tous les domaines de l'esprit, le drame éternel des individualités et des lois, des aspirations et des observances, de la passion et de la raison, résulte d'un tel écart.

Favorino et les siens, forts de ce qu'ils jugeaient être conforme à leur autorité, à leur droit, à leur bon sens, voulurent se saisir de la jeune exaltée. Elle se réfugia, sur l'autel, saisit d'une main la nappe sacrée, et de l'autre arrachant son voile, montra sa tête rasée. Alors ils eurent peur. Personne dans le temps n'eût osé profaner un autel, asile inviolable même pour les criminels, et la tonsure de Claire faisait d'elle non plus une laïque, mais une religieuse, justiciable de l'Église seule. La loi civile perdait toute vertu en ce cas. Ils se retirèrent donc, mais ils revinrent à la charge les jours suivants, et, pour épargner à Claire ces scènes pénibles, François lui trouva un refuge plus strictement clos, le couvent de Saint-Ange in Panzo, où vivaient également des bénédictines et qu'on situe soit dans la ville même, soit sur le versant méridional du Subasio.

Elle y vécut sans troubles durant deux semaines. Elle y reçut presque tous les jours la visite de sa sœur Agnès, qu'elle aimait tendrement et qui l'avait toujours comprise. Agnès n'avait que quinze ans, mais on l'avait déjà fiancée, et la date des noces avait même été fixée, et plus que jamais après la fuite de son aînée la famille plaçait en elle ses espérances d'heureux lignage. Mais il y avait aussi dans l'âme d'Agnès les dispositions mystiques de Claire, les appréhensions d'une grande pudeur, la crainte de la vie séculière. Elle fut éblouie par l'expression de bonheur de sa sœur, qui lui disait les extases de son amour divin et l'y conviait en l'exhortant à imiter son exemple. La conviction gagna la conscience de l'enfant. Et, le matin du dix-septième jour, elle arriva éperdue en suppliant Claire de la protéger et de la garder. Elle aussi s'était enfuie nuitamment du palais Scifi, déterminée à tout quitter pour la vie de chasteté, de pauvreté et de prière, pour la fidélité à l'Epoux divin. Claire l'embrassa et la conduisit à l'autel, en louant le Seigneur de la grâce nouvelle qu'il venait de lui accorder.

Mais bientôt on entendit à la porte du couvent de Saint-Ange in Panzo un grand fracas. Le comte Favorino, exaspéré par ce nouveau coup du sort, et craignant peut-être de voir sa fureur fléchir, avait couru chez son frère Monaldo, rude homme de guerre, en lui demandant de prendre avec lui douze soldats et de ramener à tout prix sa seconde fille à défaut de l'aînée. Monaldo n'était pas homme à s'embarrasser de scrupules. Il força la porte avec ses soudards, et malmena les bénédictines qui, devant les épées nues, s'épouvantèrent et promirent de livrer la fugitive. Avec des cris et des imprécations, la troupe parvint jusqu'à la cellule d'Agnès, et l'oncle Monaldo lui cria de le suivre vite et sans délai. Elle refusa fièrement. Les hommes l'empoignèrent, elle résista de toute la force de ses quinze ans. Alors eut lieu une scène révoltante. Agnès fut frappée de coups de pied et de poing, tramée à la renverse par les cheveux sur le chemin, tandis qu'elle appelait désespérément à l'aide sa sœur pour l'amour du Christ. Claire, brutalement repoussée, impuissante à agir, était tombée à genoux et invoquait Jésus en sanglotant, abandonnée même par les bénédictines. Les soldats de Monaldo traînaient toujours Agnès, dont la face était meurtrie par les soufflets et par les cailloux du sentier de montagne, dont le cheveux étaient arrachés par poignées, dont les vêtements déchirés laissaient leurs lambeaux aux ronces. Subitement, racontent le chroniqueurs, le frêle corps devint si lourd que les efforts réunis des douze hommes d'armes restèrent impuissants à le soulever, malgré leur violence excitée par des injures et de grossières railleries. Monaldo, fou de rage leva sa main revêtue du lourd gantelet de fer pour écraser d'un seul coup le visage de sa nièce. Son bras ne retomba pas : une douleur aiguë le paralysait, si vive que Monaldo effaré criait : " Hélas! hélas! que je meure! tandis que ses hommes, frappés par le pressentiment d'un miracle, restaient immobile devant le corps d'Agnès. Claire, sortie aprés avoir prié, vit de loin leur étrange désarroi, accourut, et ils furent à leur tour saisis d'épouvante en l'entendant leur dire avec véhémence : " Misérables ! Ne craignez-vous pas la sentence de Dieu? Et osez-vous le combattre, alors que, fussiez-vous mille de plus, vous ne pourriez pas même remuer le corps de cette enfant? " Alors ils baissèrent la tête et s'éloignèrent vers Assise. Claire ramena au cloître Agnès ensanglantée qui semblait à demi morte, mais que la joie du triomphe rétablit presque aussitôt. Peu après, François vint la visiter avec plusieurs frères, loua Dieu avec elle, lui donna l'habit religieux, lui imposa le voile après avoir, dit naïvement Thomas de Celano, "tondu le peu de cheveux qui lui étaient restés ".

Ce fut la dernière tentative de la famille Scifi. Désormais, Claire et Agnès furent laissées libres, et, quelque temps après, leur plus jeune sœur, Béatrice, obéissant au même désir, vint partager leur existence sans opposition. Plus tard, le comte Favorino mourut; et Ortolana, veuve, vint rejoindre les trois moniales laissant à leurs aînés Boson et Penenda, qui s'étaient mariés, le soin de continuer la lignée. Elle satisfaisait ainsi, après un long détour, la vocation que la vie conjugale avait fait taire en elle, et qui avait atteint à sa totale réalisation dans ses filles.

XIV

LA PREMIERE REGLE DE SAINT-DAMIEN

Claire et Agnès n 'étaient point bénédictines. Elles ne portaient pas l'habit de Saint-Benoît, elles n'en suivaient point la règle; elles ne pouvaient rester indéfiniment à Saint-Ange in Panzo. François leur trouva une demeure stable. Les Camaldules du mont Subasio avaient toujours été bienveillants pour lui. Ils venaient de céder à la ville, pour l'emplacement d'un nouveau palais communal, l'édifice mitoyen au temple de Minerve, dont l'intérieur avait été transformé en église dédiée à la Vierge, le portique aux belles colonnes étant respecté. Ils avaient offert la Portioncule à François, et celui-ci, pour la stricte observance de la règle qui lui interdisait de rien posséder, avait accepté, contre la mince redevance annuelle d'un panier de poissons, l'usage de cette chapelle qu'il avait reconstruite. L'abbé Maccabeo lui offrit encore, pour y loger Claire et ses sœurs, l'église Saint-Damien et le petit couvent y attenant. Nul lieu ne pouvait être plus cher au cœur de l'évangéliste que cette église qu'il avait aussi réparée de ses mains, et où le crucifix lui avait parlé. Il accepta l'offre avec joie, et Claire, Agnès, quelques femmes décidées à vivre de leur vie, s'installèrent aussitôt. Ainsi se fonda l'œuvre des Pauvres Dames, qu'on appela aussi les Damianites, à cause du nom de leur asile, et plus tard, à cause du nom de Claire, les Clarisses.

Ces quelques femmes en attirèrent bientôt un grand nombre d'autres qui, faute de place, se répandirent dans des couvents construits aux frais des plus fortunées. Il n'est pas douteux que les volontés de François et de Claire n'avaient fait que, comme le dit Johannes Jœrgensen, " transformer en vouloir conscient les aspirations latentes vers une vie supérieure au monde des sens, symbolisée parfaitement par les murs blancs d'une cellule de cloître ". Rien de plus vain que d'emprunter, cette fois encore, le langage et les arguments de la psychologie actuelle pour parler de magnétisme de l'exemple, de crise d'exaltation collective, de fanatisme et même d'hystérie, ce mot à notre mode, aussi avilissant que dénué de sens et inapte à rien expliquer. En ce temps où la vie publique était si instable, si violente, le désir de la paix pénétrait les cœurs des femmes, et ce désir devait tout naturellement, chez les plus intelligentes et les plus sensibles, s'identifier à la piété et aux formes d'existence qu'elle apprête, quiètes, simples et douces dans une région comme l'Ombrie plus qu'en aucune autre; région où les besoins et les appétits sont contentés aisément, où tout invite à la frugalité et à l'ensommeillement des sens. Bien des hommes et des femmes, éprouvant la même fatigue des turbulences sociales et le même mépris des plaisirs grossiers et monotones, avaient dû saluer dans l'attitude résolue de François et de Claire une des formes de cet instinct d'affranchissement qui partout sourdait sous le féodalisme, et prenait par eux un essor illimité vers le plein ciel, là où tout seigneur perd ses droits sauf Celui qui est le Seigneur de tous. De ces hommes et de ces femmes une grande partie n'osaient évidemment imiter tout à fait de tels modèles. L'ascétisme les effrayait et leur foi était trop tiède, leur faculté de vie intérieure trop débile; le courage de la sincère humilité leur faisait défaut, et ils demeuraient dans la vie laïque. Du moins devons-nous croire les historiens du temps lorsqu'ils relatent que cette existence elle-même se modifiait. Les adhérentes à la foi de Claire étaient surtout des jeunes filles ou des veuves. Celles que le mariage et la maternité retenaient au logis s'appliquaient à y rapprocher leurs mœurs de celles du cloître, et on vit même souvent des époux se désunir par un pieux accord, les maris rejoignant les Frères mineurs et les femmes sollicitant leur place dans les rangs des Pauvres Dames, sans fièvre, sans tourment, sans remords ni peur de l'enfer, mais par une lente évolution du caractère et de l'âme, par cet amour de la paix que Claire et François représentaient si lumineusement. La " Bonne Nouvelle " était écrite sur les visages graves, mais sereins, de leurs adeptes qu'on accueillait maintenant avec respect, de ces mendiants volontaires qui faisaient, par leur seul sourire, l'aumône du bonheur ici tangible. Ce n'était pas seulement chez les " popolari " et les petits bourgeois, mais chez les nobles que pénétrait l'influence de François et de Claire.

S'il convient de tenir compte de l'exagération verbale du bon Thomas de Celano, enclin à l'hyperbole fleurie, lorsqu'il dit que la renommée de la recluse de Saint-Damien se répandit dans toute la terre, dans les palais ducaux et les châteaux des reines, celles-ci se couvrant de cilices et transformant leurs chambres luxueuses en cellules, leurs lits moelleux en couches de pierres et de sarments,-du moins devons-nous admettre que Claire, comme François, créa rapidement un état d'âme nouveau, qui se propagea, état d'âme que le clergé dogmatique n'avait pu déterminer. Il avait obtenu la crainte, l'obéissance, la déférence et la croyance sans discussion; Claire et François obtenaient l'amour. Et en ce sens l'appoint de la féminité de Claire était, pour l'évangéliste, infiniment précieux.

Avec une admirable prescience, elle avait tout ensemble pénétré l'idéal franciscain et défini à elle-même ce qu'elle pouvait y contribuer sans jamais l'altérer ou y contrevenir. Mais le succès était si rapide, que le problème de l'organisation matérielle et morale se posait pour elle comme pour François. Il fallait instituer une règle pour maintenir l'ordre entre toutes ces créatures dont les adhésions se multipliaient. Claire, soumise à François, lui demanda cette "forma vivendi", et il en rédigea la première charte. Il était doué d'un ferme génie d'organisation, expert à ne jamais dévier des quelques principes fondamentaux qui l'avaient guidé, et à tout y rapporter à mesure que les conditions se présentaient plus complexes. Il possédait la science infuse d'un conducteur de foules, et ses années de grands voyages, en 1211 et 1212 dans le centre et le nord de l'Italie, avaient singulièrement mûri cette science servie par un exceptionnel don de persuasion et de divination des êtres. La charte qui convenait aux Pauvres Dames devait être plus simple que celle des Mineurs. Il n'était pas question en effet pour elles de ces missions de prédication qui avaient tant d'importance pour les franciscains. La vie contemplative devait leur suffire; et quand François, au retour de ces premiers pèlerinages, déjà salué par les populations du nom de " saint " lorsqu'il vint précher à Saint-Rufin, eut installé Claire et les premières Pauvres Dames à Saint-Damien, souvent le spectacle de leur existence paisible renouvela en lui le désir qui, au retour de Rome, l'avait déjà hanté dans le beau paysage des monts Sabins, le désir de s'isoler érémitiquement loin de tout apostolat. Mais celui-ci lui était imposé. La règle qu'il donna à Claire, et qui confirme leur plein accord, fut fondée essentiellement sur l'absolue pauvreté, la non-possession intégrale et immodifiable, seule porte vraiment close entre le mystique et le siècle.

Nulle ne pouvait être admise à Saint-Damien ou dans les couvents similaires sans avoir donné au préalable la totalité de ses biens aux pauvres. C'était ce que Claire avait fait dès que la mort de son père l'avait investie de son héritage, refusant même de revendre une parcelle de ses biens immobiliers à sa famille. Le couvent ne pouvait accepter quoi que ce fût. Les sœurs devaient travailler dans le cloître, et, à tour de rôle, aller mendier de porte en porte des vivres et des objets utiles, mais point d'argent. Telles furent les clauses principales de la règle. En 1215, François intercéda auprès d'Innocent III pour obtenir la confirmation officielle de cette règle.

Il exigea alors que Claire acceptât le titre d'abbesse de Saint-Damien. Elle n'avait jamais voulu le porter, par humilité, et le moindre titre, fut-il de hiérarchie religieuse, lui semblait encore une blâmable vanité. Mais elle était l'âme du couvent, la figure centrale, respectée et obéie depuis le premier jour. Elle comprit les raisons de François. Le développement du mouvement qu'ils avaient créé était parvenu à un tel degré, que le saint ne pouvait plus cumuler la double direction. A l'égard de la papauté, il convenait que les sœurs eussent une directrice, et les frères un directeur. Claire s'inclina, et Innocent III tint à rédiger de sa propre main les premières phrases du " privilège de pauvreté ", accordant à l'ordre des Pauvres Dames le droit imprescriptible de la non possession.

Ainsi commença une existence presque vide de faits, mais étrangement et puissamment riche d'élans de l'âme. Elle allait, pour Claire, se prolonger en sa radieuse monotonie durant trente-huit années.

XV

EXTASES ET MIRACLES

Voici quelle était la vie de Claire à Saint-Damien.

Abbesse, elle commandait avec une douce autorité lorsqu'il le fallait. Mais elle tenait à se montrer plus humble que toutes ses sœurs. Elle portait la tunique la plus grossière. Elle servait à table les Pauvres Dames, restait debout pendant qu'elles mangeaient. Lorsque les sœurs mendiantes rentraient au couvent, elle lavait leurs pieds poussiéreux, puis les baisait. Elle était levée la première, éveillait les autres, allumait les lampes et sonnait la cloche pour la première messe. Cependant, après complies, qui sont le dernier office du soir, elle restait seule à veiller durant de longues heures devant le Saint-Sacrement, plongée en des méditations achevées en extases.

Elle s'était fait faire un cilice beaucoup plus rude que celui qu'elle portait avant de quitter la vie séculière. Elle avait pour lit une brassée de sarments, et pour oreiller un bloc de bois ou une pierre. Plus tard, elle dormit sur un morceau de cuir; il fallut, lorsqu'elle devint malade, que François lui-même intervînt pour lui faire accepter une mauvaise paillasse. Elle jeûnait trois jours sur six, durant l'Avent, le carême, et le jeûne de la Saint-Martin, ne prenant durant les trois autres que du pain et de l'eau. Le dimanche elle se permettait un peu de vin, lorsqu'il y en avait. Il fallut encore que, là aussi, François lui fît imposer par l'évêque Guido l'obligation de manger au moins une once et demie de pain chaque jour. Claire apportait à la macération une ardeur passionnée qui effrayait les sœurs; l'une d'elles, ayant obtenu qu'elle lui prêtât sa haire de peau de porc hérissée de piquants, se hâta de la lui rendre, ayant pensé défaillir de douleur intolérable pour l'avoir portée. Toutes s'affligeaient, tout en l'admirant, car elles redoutaient qu'elle ne mourût de ses terribles mortifications.

Elle n'en mourut pas, mais fut souvent contrainte de s'aliter. Elle était saine et robuste : elle usa lentement, méthodiquement la résistance de son organisme par la faim, la fatigue, la meurtrissure de la chair, l'insomnie.

Mais elle ne montrait ni le fanatisme, ni la sévérité, ni l'égarement de certains autres mystiques qui la précédèrent ou la suivirent. Avec ses sœurs, Claire était la douceur et la raison mêmes, et elle présentait, comme François à ses amis, l'expression d'une joie intérieure, d'une gaieté sereine : gaieté et joie qui, à ses yeux comme à ceux du saint, étaient inséparables de la pauvreté volontaire. Ni lui, ni elle n'ont rien négligé pour bien faire comprendre que la pénitence, sous toutes ses formes même les plus dures, n'est point une peine sombrement subie, mais une résolution librement prise et un plaisir spirituel, qu'elle n'est point un sacrifice humain offert en tremblant à un Dieu farouche, mais une offrande apportée avec allégresse à un Dieu d'amour qui, de cette façon seulement, la juge agréable et conforme à sa volonté; car ce n'est pas la souffrance qui le réjouit, comme un Moloch, mais bien l'idée qu'une créature songe assez sérieusement à lui pour s'imposer en toute spontanéité, en toute gratuité l'imitation des souffrances qu'il endura durant son incarnation. Les douleurs de cette créature, il les déplore, et sa grâce les adoucit ; mais il en aime l'intention, et cette intention sera comptée par lui au delà de la vie corporelle. Tout se passe dans la transaction psychique, dans un échange de pensées d'amour, et une pénitence qui rendrait triste celui qui l'a voulue serait inopérante pour lui comme pour Dieu. C'est là un des traits les plus significatifs de la conception franciscaine. Claire était entourée de femmes qui avaient sollicité la vie austère avec toutes ses conséquences ; elle n'exigeait d'aucune d'atteindre au degré de macération qu'elle atteignait elle-même. Elle était toujours prompte à les soigner, à s'enquérir de leurs besoins et de leur santé. Elle refaisait les lits des malades, les lavait, les changeait, nettoyait leur logis, se chargeait des besognes les plus répugnantes avec patience et pudeur ; elle, l'abbesse, la noble fille des comtes Scifi, ne laissait à nulle autre ces corvées, et elle veillait au chevet des fiévreuses, les réconfortant avec une délicieuse charité du geste et de la parole. Il serait bien inexact de se représenter l'existence des Pauvres Dames à Saint-Damien comme celle de femmes tristes et plaintives. Leur bonheur était absolument distinct de ce qu'on appelle de ce nom dans la vie mondaine ; elles étaient cependant très heureuses, et sans doute plus continûment, s'étant élevées au-dessus de toute passion, de tout intérêt, de tout égoïsme, de toute rivalité et presque de tout besoin ; partageant un but et un amour affranchis de tous motifs de division et d'inquiétude, libres et égales, elles s'aimaient réellement comme des sœurs en idéal, et elles se parlaient avec une grâce amicale, un constant désir de s'obliger, une douceur imagée où se reflétait toute la tendresse du ciel italien. Elles avaient des sourires de naïves et pures enfants.

Au milieu d'elles, Claire pénétrait chaque jour plus profondément dans les suaves abîmes ouverts à sa dévotion. Il arrivait parfois que l'excès de fatigue corporelle, au lieu d'endormir son esprit, l'isolait en cet état de lucidité surnaturelle que donnent le jeûne et l'insomnie. Un jour de commémoration de la Cène, elle demeura ainsi les yeux ouverts, en une absolue immobilité, avec la rigidité cataleptique. Elle recommandait en pareil cas, à une de ses sœurs aimée entre toutes, de venir à elle si son absence et son silence se prolongeaient par trop, mais de ne point lui adresser la parole. C'est là une précaution qu'on recommande afin d'éviter aux cataleptiques, aux hypnotisés ou aux somnambules un choc cérébral, et ceci montre que Claire se rendait parfaitement compte de son état. Elle demeura ainsi toute la nuit du jeudi au vendredi, puis le vendredi tout entier et la nuit précédant le samedi. La sœur venait de temps à autre, trouvait Claire immobile et muette, et se retirait. Mais lorsque approcha l'heure de Matines, à l'aube du samedi, elle alluma une chandelle et plaça près d'elle la faible quantité de pain que François avait exigé qu'elle consommât quotidiennement. Les yeux ouverts de Claire retrouvèrent alors un regard humain, la perception du monde extérieur, et elle demanda : " Quel besoin de cette chandelle, ma douce fille ? Ne fait-il pas jour ? " A quoi la sœur stupéfaite répondit : " Bonne Mère, la nuit s'en est allée, le jour a passé, et une autre nuit est venue. "

Claire, alors, remercia Dieu de ce sommeil longtemps désiré. " Mais, ajouta-t-elle, garde-toi d'en rien dire à personne tant que je serai vivante ! " Elle désirait formellement éviter toute apparence de thaumaturgie. Thomas de Celano relate une trentaine de guérisons miraculeuses qu'elle opéra sur ses sœurs et sur des personnes étrangères au couvent, telles qu'elles furent racontées à l'évêque de Spolète, Barthélémy, lorsqu'il recueillit des renseignements en vue de la canonisation que projetait Innocent IV ; encore Thomas assure-t-il qu'il fut assez difficile de choisir les exemples les plus remarquables, un grand nombre de faits analogues ayant été négligés.

Les récits de ces guérisons montrent que Claire n'usait d'aucune autre formule que de la prière, du signe de la croix et de l'imposition des mains. Ils montrent aussi que, souvent, elle attestait l'intelligence et l'esprit de décision d'une femme expérimentée, allant droit au mal et trouvant un remède simple et prompt. Elle devait posséder le prestige d'un calme et d'une autorité extraordinaires. Elle guérissait les fièvres, les abcès, les écrouelles, les maux d'yeux, l'esquinancie, la surdité, les accès épileptiques qu'on attribuait alors à la possession des démons, les coxalgies, et, parmi les faits miraculeux dont l'apport et le contrôle furent, selon la coutume, exigiblés au procès de canonisation, figurent quelques témoignages posthumes, invocations à la sainte ou visites à son tombeau. Je ne m'étendrai pas sur ces faits. Ils ne diffèrent point de ceux que la science moderne, mise en présence des miracles des mystiques, a souvent analysés. Elle les a commentés de façons les plus diverses, tantôt les niant, tantôt les attribuant à l'illusion collective et au goût de l'amplification légendaire, tantôt les ramenant à des cas de thérapeutique assez simples, tantôt recourant au terme d' " hypnose " remplaçant le vieux terme de " magie ", - mais toujours forcée de reconnaître, devant certaines guérisons authentifiées, l'intervention d'un élément étranger à la science médicale, soit dans le pouvoir des guérisseurs, soit dans la foi efficace des guéris. Je trouverai bon de m'en tenir là-dessus à la naïve et prudente déclaration de Thomas de Calano ou de son traducteur et interpolateur anonyme :

" Sans doute, dit-il, saint Jean-Baptiste ne fit aucun miracle qui soit connu. Nous ne pouvons cependant admettre que tous les saints qui en firent soient au-dessus de lui. La vie de Madame sainte Claire suffirait à établir sa sainteté ; mais le peuple a plus grande foi et dévotion aux saints du ciel lorsqu'il voit les miracles que Dieu accomplit par eux. "

En présence d'une figure comme celle de Claire, les controverses scientifiques à propos de tel ou tel acte apparaissent vaines, et surtout elles concernent un autre ordre de préoccupations et de mérites que celui qui s'impose à notre attention. Ce qui importe, c'est le rayonnement moral. Il est évident qu'une personnalité parvenue à ce degré de domination de soi-même, concentrant par l'ascétisme une intelligence et une énergie native, est toute disposée à constituer un foyer de puissance radiante, dont les effets peuvent être très variés et très surprenants comme ceux de toute intense condensation mentale, et qu'un tel mépris de la souffrance pour sa propre chair peut conférer un singulier pouvoir sur les nerfs et la chair d'autrui. Mais à notre admiration Claire a de tout autres droits, et son miracle quotidien, c'est l'exemple de son âme.

XVI

LE REPAS MYSTIQUE

Elle voyait de plus en plus rarement François. L'être supérieur qui l'avait si affectueusement comprise, éclairée, encouragée, conduite à sa vie spirituelle, s'éloignait d'elle à dessein. Sûr d'elle, pénétré de respect pour sa ferveur, il jugeait ses conseils, sauf de loin en loin, inutiles, et de ce côté son œuvre était terminée ; par Claire, la Femme était acquise à l'évangélisme et pratiquait la véritable doctrine franciscaine avec une mesure que lui-même François dépassait souvent. Il avait de grands soucis pour l'organisation de son ordre, pour celle des missions à l'étranger, pour l'obtention d'une indulgence attachée à la Portioncule par le pape, et enfin il tentait son grand voyage en Egypte avec la flotte des Croisés. Mais un scrupule plus subtil le retenait. François souffrait dans son ardente humilité de se sentir admiré et vénéré par Claire et toutes les Pauvres Dames. Il redoutait qu'un sentiment d'attraction pour sa propre personne de fondateur, de conseiller, de maître et de père ne se mêlât, si peu que ce fût, à leur sentiment religieux, et n'en diminuât la valeur absolue. Intercesseur, ayant rempli son rôle, il devait maintenant s'effacer, n'être plus interposé entre ces femmes et l'Epoux dont il avait contribué à les rendre dignes. L'intuition de François lui indiquait combien il importe toujours de ne point laisser, dans le cœur des femmes pieuses, un sentiment personnel pour le prêtre se mêler à l'amour de Dieu ; une telle appréhension est souvent trop peu redoutée, mais la droiture d'âme de François était infinie. Il voulut donc déshabituer les sœurs de leur affection pour lui, et crut y parvenir en espaçant ses visites. Ceux qui l'entouraient se méprirent, et allèrent jusqu'à lui dire qu'ils doutaient sur ce point de sa bonté. Il savait combien ces femmes le vénéraient, quel bien leur faisaient sa présence et ses conseils ; lui devenaient-elles indifférentes ? Il ne refusait jamais d'expliquer ses pensées et ses actes. Il dévoila à ses frères ses motifs spirituels. Il les avait " réchauffées dans le Christ ". Puis il les avait " jointes au Christ ". Ceci indiquait pour lui une autre attitude. Cependant il ne voulut pas que son abstention pût égarer et peiner les Pauvres Dames, et il promit d'aller prêcher à Saint-Damien.

Ce fut une grande joie pour elles que cette promesse. Claire tenait beaucoup à ce qu'on vînt prêcher dans son couvent; elle voyait là une très utile source d'enthousiasme et de force morale, et elle souhaitait la venue des Franciscains. Ceci même nous fera noter un de ses traits de caractère. Lorsque plus tard, vers 1219, il fut décidé que les Pauvres Dames resteraient cloîtrées et n'enverraient plus de sœurs demander l'aumône dans la ville et la campagne, ce furent des Frères mineurs qui furent chargés d'aller mendier pour elles. Le pape Grégoire IX songea à interdire les prédications de frères dans le couvent des femmes. Grégoire IX, avant d'être pape, se nommait Hugolin, évêque d'Ostie, puis cardinal. C'était l'ami de la première heure, et toute sa vie il allait être le défenseur et le protecteur des Franciscains. Claire le vénérait, et lui l'admirait. Cependant elle n'hésita pas, devant son projet, à montrer très fermement sa conviction et sa dignité d'abbesse. Elle pria les frères qui mendiaient pour elle et ses sœurs de s'abstenir désormais de cette mission et de se retirer. Et elle manda cette résolution au pape, en lui disant : " Ces prédications étaient notre pain spirituel, si Votre Sainteté juge que nous pouvons nous en priver, nous pouvons aussi bien nous priver du pain corporel. " Etonné de ce ton respectueux mais péremptoire, et sachant quelles étaient Claire et ses sœurs, Grégoire IX n'insista point. En d'autres circonstances, nous verrons d'autres preuves de la constante fierté de sa nature : le sang patricien reparaissait quand il le fallait, et le sentiment du droit bannissait toute crainte de cette âme.

Donc François vint à Saint-Damien pour prêcher. Mais il avait son intention secrète. Il entra dans l'église et y demeura quelques instants immobile et muet, priant mentalement, les yeux au ciel. Il demanda alors qu'on apportât des cendres, avec lesquelles il dessina un cercle autour de lui, puis il en versa le restant sur sa tête. Il ouvrit la bouche, et on crut qu'il allait parler, mais il récita le psaume cinquantième de David, celui qui a trait à la grande pénitence. Après quoi il se tut, et sortit, ayant voulu par là faire bien comprendre aux sœurs qu'elles ne devaient voir en lui qu'un pécheur plein de contrition, un pauvre être faillible.

Il advint aussi que Claire, au cours des visites que lui fit François lorsque ses missions lui permettaient de revenir à Assise, témoigna le grand désir de prendre au moins une fois avec lui un repas. Il refusa doucement plusieurs fois, et elle insista tant qu'à la fin il consulta les Mineurs, et, sur leur instante prière, accepta. Mais il déclara que ce repas aurait lieu non à Saint-Damien, mais à la Portioncule; la joie de Claire serait plus complète en ce lieu où elle s'était fiancée à Jésus et qu'elle n'avait point revu depuis son entrée au cloître. Au jour dit, Claire, avec une de ses sœurs, fut donc conduite par quelques frères au couvent de la Portioncule. François avait fait préparer le couvert sur la terre nue, selon sa coutume. Claire et lui s'assirent ensemble, puis l'un des frères et la compagne de l'abbesse, et enfin tous les autres frères. Et alors François se mit à parler de Dieu d'une façon si merveilleuse, que tous oublièrent le pauvre repas et demeurèrent dans le ravissement. Mais soudain, dit la légende, ils virent accourir une foule de gens, d'Assise et des alentours. Ceux-ci avaient aperçu au-dessus du couvent et du bois voisin une sorte d'immense flamme montant dans le ciel, et, certains qu'un énorme incendie consumait la chapelle, les logis des Mineurs et le bois lui-même, ils s'étaient empressés pour venir l'éteindre. Leur stupeur fut extrême en voyant le calme et le bonheur extatique de François, de Claire et des autres convives. Ils comprirent alors que le feu était le symbole miraculeux de l'amour divin qui embrasait ces âmes, et non un feu matériel, " et ils s'en retournèrent avec une grande joie dans leurs cœurs, et fort édifiés ".

Cette rencontre devait laisser un souvenir délicieux dans l'esprit de Claire. De moins en moins elle allait voir l'être qui l'avait initiée et auquel son attachement spirituel était infini. Avec lui elle redevenait une femme, demandant pour sa faiblesse l'encouragement et la consolation. Elle n'avait plus près d'elle sa sœur Agnès, désignée par le saint pour être l'abbesse du couvent de Monticelli François était son suprême soutien. Souvent elle dut penser à lui dans ce qu'elle appelait son jardin : c'était, à Saint-Damien, après sa chambre basse et minuscule, une sorte de bassin de fer, rempli de terre et posé sur la bordure d'un toit entre deux hautes murailles. Nous le voyons encore aujourd'hui tel qu'il fut. Là Claire cultivait elle-même toutes sortes de fleurs, les seules qu'elle admît : le lis, symbole de la pureté ; la violette, symbole de l'humilité ; la rosé, symbole de l'amour divin et humain. Mais de cet espace si étroit, entre ces deux murs, on découvre la vallée d'Ombrie, la Portioncule, les routes, les champs, les oliveraies, la blanche Bettona, les collines bleues, le ciel vaporeux...

Et dans cette échappée sur l'infini, la pensée attendrie de Claire suivait son prestigieux ami qui, lumineux et joyeux, allait porter l'Évangile au monde.

XVII

CLAIRE ET HUGOLIN

Lumineux et joyeux, certes, était François ; il n'allait pourtant point l'être toujours, et d'immenses soucis lui étaient créés par son œuvre même. Elle le dépassait. Pareil aux pêcheurs des pêches miraculeuses, le pêcheur d'âmes voyait craquer sous le poids les filets qu'il avait jetés. Une foule venait à lui, et il fallait l'organiser, résoudre de multiples problèmes, accumulés pour l'époque des deux Chapitres de Pentecôte et de Saint-Michel, dates auxquelles tous les frères en mission devaient se retrouver réunis à la Portioncule. François sentait le besoin d'être conseillé par quelqu'un qui, tout en ne ramenant pas son œuvre vers l'esprit de siècle, lui donnât les moyens efficaces de l'y maintenir indépendante, fidèle à ses règles capitales, et pourtant harmonisée à l'existence ambiante : car François n'avait rien de cette témérité orgueilleuse ou de cet illuminisme qui avaient poussé vers le schisme et l'hérésie un Pierre Vaud ou un Joachim de Flore, et il avait su fonder son ordre libre sans cesser de rester étroitement lié à l'Église romaine. Il n'avait point même effleuré le péril qui avait perdu un Pierre Vaud ou un Arnauld de Brescia, ou les cathares d'Albi, le péril de mêler la question politique et sociale à la question religieuse. Avec une extrême habileté qui s'alliait à son ingénuité, François n'avait jamais eu à donner, dans la terrible période où il vivait pourtant, un sens aux noms de Guelfes et de Gibelins depuis le jour où il avait inauguré sa vie mystique. Il n'avait pas trahi la confiance qu'Innocent III avait placée en lui, et qu'Honorius III avait continuée aux Mineurs. François n'était et n'acceptait d'être ni un réformateur, ni un fondateur de religion, mais uniquement un serviteur de l'Évangile.

L'homme éclairé qu'il choisit pour l'aider fut Hugolin. Dès 1216, la cour pontificale s'étant transportée à Pérouse, ce haut dignitaire, comte d'Agnani, évêque d'Ostie et de Velletri, avait tenu à visiter la Portioncule, et, voyant la vie des frères, il avait fondu en larmes en disant : " Quelle destinée Dieu va-t-il nous réserver là-haut, à nous qui passons tous nos jours dans le luxe et le plaisir ? " Hugolin était un vieillard de caractère noble, aussi instruit qu'on pût l'être alors, très sincèrement pieux, désirant la liberté de l'Église, et jugeant excellent le développement du monarchisme. Lié avec les Camaldules et les moines de Cluny, fondateur d'églises et d'hôpitaux, chapelain pontifical, cardinal-diacre, Hugolin était désigné par ses talents, ses vertus et son rang pour être pape quelque jour, et il le fut en effet sous le nom de Grégoire IX. Il ne cessa de soutenir l'œuvre franciscaine, et créa de ses propres revenus un couvent de Mineurs à Viterbe et un couvent de Clarisses à Rome; d'autres en Ombrie et en Toscane furent fondés sous ses auspices. L'heureux destin avait donc donné à François le meilleur appui qu'il pût rêver.

Une des premières questions traitées fut celle de l'organisation définitive des couvents de Pauvres Dames. Il devenait évident que la règle primitive ne suffisait plus. François l'avait formulée, cette "forma vivendi", selon son génie particulier, et pour l'usage des sœurs de Claire, des religieuses de Saint-Damien, dites Damianites. Mais il n'avait point envisagé alors la multiplication des postulantes, qui posait de nouveau le grave problème de la possession ou de la non-possession. Ce qui pouvait se faire aisément pour un groupe de femmes soumises à son autorité affectueuse et contrôlées en Assise même par sa fréquente visite, François l'avait fait, et Innocent III avait confirmé et rédigé de sa main ce " privilège de pauvreté ", si différent des privilèges qu'on lui demandait d'habitude. Mais il en allait tout autrement, maintenant qu'un peu partout des femmes en quantité souhaitaient de s'installer en communauté pour vivre la vie des Damianites. Un événement fort important s'était produit en 1215. Le concile du Latran avait décidé qu'aucune rédaction de règle nouvelle ne serait plus admise pour un ordre religieux. Le concile avait été effaré du surgissement des communautés au début du siècle, et de la confusion qui en résultait. Il était urgent de mettre de l'ordre et de simplifier, l'Église avait assez souffert des exaltations individuelles. Le concile avait donc formellement spécifié que quiconque, homme ou femme, désirait fonder un ordre ou édifier un couvent, aurait à choisir une des règles déjà existantes et approuvées. C'était ainsi que les Dominicains avaient adopté la règle des Prémontrés.

Il résultait de ceci que le privilège d'Innocent III valait pour les Pauvres Dames de Saint-Damien, mais que toutes leurs imitatrices, destinées à s'appeler bientôt des Clarisses, devaient choisir une règle différente. Hugolin désigna pour elles la règle de Saint-Benoît, en 1219. Mais il y adjoignit ce qu'on appela "les articles spéciaux pour Saint-Damien", c'est-à-dire en somme la primitive " forma vivendi " voulue par François, passée au second rang hiérarchique, mais toujours respectée, sous l'autorité directe et exclusive des papes, hors de toute autre autorité spirituelle ou temporelle. Les Damianites et Clarisses devaient vivre selon le principe de non-possession, conforme à leur volonté, dans un couvent environné d'une portion de terre suffisante pour les isoler du monde, et utilisée comme jardin ou verger à leur usage. Leur vie de pauvreté, de chasteté et d'obéissance devait être rigoureusement close, interdite à tout étranger; elles ne pouvaient même plus être gardes malades. François se joignit à Hugolin et, le voyant hésiter, le pressa pour qu'il accomplît cette séparation absolue des Mineurs et des Clarisses. C'était le dernier terme de l'œuvre née de l'intime communion d'âmes de l'évangéliste et de Claire. J'ai dit comment, devenu pape, Hugolin songea même à interdire les prédications de frères dans les couvents, et comment Claire répondit à cette mesure projetée en annonçant l'intention de renvoyer ceux des Mineurs qui, jusqu'alors, étaient autorisés à apporter aux couvents des Clarisses les aumônes que celles-ci ne pouvaient plus solliciter au dehors. Ce fut là un des épisodes de la lutte de principes, courtoise mais très ferme, soutenue par l'abbesse. Quelque respect, quelque gratitude qu'elle eût pour le pape, le protecteur et l'ami, elle ne céda jamais. Bien après la mort de François, Grégoire IX fit auprès d'elle des efforts affectueux pour qu'elle consentît à un adoucissement de la règle. Il lui représenta que les temps étaient fort durs, que la non possession y devenait presque insoutenable, qu'elle devrait accepter de lui quelques terres dont le revenu assurerait une existence plus stable et plus décente que la mendicité. Comme jadis l'évêque Guido devant François, le pontife demeurait frappé par l'admiration et le sentiment de son imperfection devant l'héroïsme spirituel et corporel de cette femme. Elle refusa toute concession, sentant bien que l'idéal franciscain primitif était en jeu. Grégoire IX finit par lui dire : " Si tu crains d'accepter à cause de ton vœu de parfaite pauvreté, nous t'en relèverons. " Elle répondit : " Saint-Père, je ne crains point pour mon vœu. Je sais bien que vous pourriez m'en délier. De mes péchés, je vous en prie, absolvez-moi. Mais je ne désire en aucune façon être dispensée de suivre les traces de mon Seigneur. "

Le pape s'inclina devant une telle fidélité à l'idéal de celui qui avait formé cette âme. Claire ne cessa de solliciter la confirmation de son privilège de tous les papes qu'il lui fut donné de connaître : Innocent III, Honorius III, Grégoire IX, Innocent IV. Sa sœur Agnès obtint la même confirmation pour son couvent de Monticelli près Florence. De son vivant, Claire eut le chagrin de voir d'autres communautés se montrer moins strictes, accepter des propriétés en toute possession, même avec droit d'héritage. Elle avait la vision lucide des dangers futurs inhérents à l'abandon même relatif du principe vital reçu de François. Du moins, comme elle le disait fièrement, tant qu'elle vécut, Saint-Damien fut " la tour fortifiée de la suprême pauvreté ". Et elle tint à sauvegarder autant que possible l'avenir en récrivant vers sa fin, sur son lit de malade, le texte définitif de la règle, texte issu des principes de François et d'Hugolin, conforme à la règle bénédictine, mais illuminé par le premier esprit franciscain. " Les sœurs ne posséderont rien au monde, ni maison, ni couvent, ni absolument rien ; mais elles auront à marcher par le monde comme des étrangers et des pèlerins, servant Dieu dans la pauvreté et l'humilité. " L'avant-veille de sa mort, elle reçut ce texte, revenu de Rome avec le cachet pontifical d'Innocent IV, le 9 août 1253. Ce fut sa victoire suprême. Si nombre de Clarisses ont accepté depuis une règle un peu plus douce, - celle d'Hugolin modifiée légèrement par Innocent IV, - l'esprit de Claire, altier et salubre, vit toujours en elles dans la forte expression que, mourante, elle a formulée.

XVIII

LE  MIRACLE  DES PAINS ET LE SALUT D'ASSISE

Il est relaté par divers historiens que Claire fit un miracle lors d'une visite d'un pape; ils ne s'accordent pas sur la date. Thomas de Celano place ce récit lors d'une visite d'Innocent

IV, durant une maladie de Claire approchant de sa fin, vers 1253. Cristofani et Locatelli pensent que le fait se passa devant Grégoire IX, soit vers 1228, soit vers 1235, époques où ce pontife vint à Assise où il aimait à se rendre. Il est plus vraisemblable, en effet, qu'il s'agit d'une des tournées que faisait l'ancien cardinal Hugolin; et Claire put le recevoir en état de maladie sans être pour cela près de mourir, car elle était fort souvent terrassée par les douleurs résultant de ses jeûnes et de ses macérations. Elle supportait ces crises cruelles avec une patience admirable, veillant à tout du fond de sa cellule, interdisant doucement à ses sœurs de s'affliger. Sur son grabat, elle se faisait soutenir par des coussins et elle travaillait à ces corporals, à ces nappes d'autel brodées qu'elle envoyait à tous les couvents pauvres et que l'on conserve encore comme témoignages de son habileté et de son goût ingénieux.

Or donc, le pape désira la voir ; laissant sa suite au dehors, il alla au pauvre lit où gisait Claire, et lui donna sa main à baiser. " Quand elle l'eut bien gracieusement baisée, elle le pria de lui bailler son pied. Le très bon pape monta sur un gradin de bois pour le lui donner plus commodément, et ainsi elle le baisa très dévotement dessus et dessous sans fatigue. " Ensuite elle demanda humblement l'absolution de ses péchés. Le Saint-Père la considéra longuement et répondit, pensif : " Plût à Dieu, ma fille, que je n'eusse pas plus besoin d'absolution pour les miens ! "

Ainsi inclinait-il, devant la sainte pureté du franciscanisme indépendant, la dignité officielle de cette Église romaine si jalouse de ses privilèges, et songeait-il, devant cette nature héroïque, au luxe et aux fautes que reprochaient au clergé les illuminés et les ascètes. Ce fut doublement que, comme pasteur et comme croyant, il donna à Claire l'absolution plénière et la bénédiction. Cependant la matinée s'était écoulée, et allait sonner l'heure du repas. Claire sollicita du pape la faveur de bénir la table des Pauvres Dames. Il lui répondit qu'il la chargeait de la bénir elle-même. Mais Claire, avec humilité, s'en défendit, en déclarant qu'il ne convenait pas qu'une pauvre femme donnât une bénédiction en présence du vicaire du Christ. Il fallut que dans le réfectoire même Grégoire IX, pour ôter à l'abbesse son scrupule, lui commandât, au nom de l'obéissance, de bénir le repas.

Alors elle obéit aussitôt. " Et voilà que pendant qu'elle traçait dans l'air le signe de la bénédiction, on entendit résonner deux grands coups dans les pains placés sur les tables. Le premier répondit au premier geste de la main, et les pains furent rompus par le milieu; au second geste, ils se fendirent en travers, en sorte que cela formait une croix. Le pape et les assistants furent grandement émerveillés de ce miracle : de ce pain une partie fut mangée, et le reste conservé comme reliques en souvenir du prodige. " Après le départ du pontife, Claire dit aux sœurs réunies : " Mes filles, remercions Dieu plus que jamais des grâces qu'il m'a accordées aujourd'hui ! Car, ce matin, je l'avais reçu lui-même sous les espèces de l'hostie, et voici encore que j'ai été jugée digne de voir auprès de moi son remplaçant sur la terre ! "

Cette histoire du miracle des pains a été mêlée par Thomas de Celano à celle de la bénédiction papale apportée à Claire près de s'éteindre. Thomas cite autre part une autre histoire relative à une multiplication des pains faite par la prière de Claire un jour où tout manquait au couvent; et encore une anecdote concernant certaine jarre d'huile qui, vide et placée dehors pour qu'un Mineur l'allât faire remplir, se trouva pleine à la stupeur de ce religieux. On sait la tendance des chroniqueurs à enjoliver et à mettre en conformité avec des faits célèbres de l'Évangile les actes des saints et des saintes dont ils tentent les biographies. C'est à cette tendance qu'il faut attribuer l'amplification des circonstances dans les récits de deux événements où le courage de Claire se prouva.

En 1230, une troupe envoyée par l'empereur Frédéric II se dirigea vers Assise. Dès le début de son règne, Frédéric avait entrepris contre la papauté, pour l'hégémonie politique, une lutte qu'il devait continuer opiniâtrement jusqu'à sa mort en 1250. C'était un étrange personnage que ce souverain rêvant de constituer l'unité italienne sous le sceptre germanique, plus méridional qu'Allemand, négociant avec les Infidèles, séduit par les doctrines rationalistes de l'Arabe Averroès, s'entourant d'Orientaux autant au moins que des gens de sa race souabe. Il nous est loisible aujourd'hui d'étudier en Frédéric II le promoteur indirect du libre examen sceptique d'où devaient sortir plus tard l'humanisme et le culte de la science indépendante du dogmatisme. Mais, pour les Guelfes de son temps, cet empereur ne pouvait être qu'un monstre d'hérésie, le pire  ennemi de l'Église et de Dieu, le rejeton de ces Hohenstaufen que les papes appelaient " la race des vipères ", et beaucoup voyaient en lui l'Antéchrist annoncé pour ces dates par les prophètes commentant l'Apocalypse.

Le rusé Frédéric, lorsqu'il guerroyait dans les Etats de l'Eglise, ne manquait pas d'y employer de préférence les bandes d'archers sarrasins qu'il entretenait, lui l'allié du Soudan Salaheddine, l'ami des Maures d'Espagne, philosophant sur l'averroïsme entre ses astrologues et les femmes du harem qu'il s'était délibérément créé. Si de tels soldats doublaient la terreur et l'horreur des populations, du moins Frédéric savait-il que sur ces mahométans les furieuses excommunications de Grégoire IX resteraient sans effet. Et il advint que ces archers, partis de la forteresse gibeline de Nocera, menacèrent Assise. Le couvent de Saint-Damien était hors les murs et s'offrait comme une proie facile. Maints exemples n'avaient pas laissé ignorer qu'il ne fallait espérer de telles gens la moindre pitié ni pour la vie, ni pour l'honneur des pauvres femmes cloîtrées. Elles furent saisies d'épouvanté. Il n'y avait à attendre aucun secours de la ville. Claire était alitée. Devant le péril et les pleurs et les lamentations des sœurs, elle conserva toute sa présence d'esprit. Elle se fit porter jusque devant l'huis clos du couvent, afin d'être exposée la première, selon son devoir et en vraie fille de race guerrière. Puis elle commanda qu'on lui donnât le calice d'argent et d'ivoire où l'on conservait le Saint-Sacrement, et elle pria fervemment Jésus.

" Alors Madame Sainte-Claire et les deux sœurs qui la soutenaient, sœur Françoise de Colle du Mezzo et sœur Illuminata de Pise, entendirent une voix d'enfant répondre avec une douceur infinie : " Je vous garderai toujours ". Claire répliqua : " Je te prie, mon  Seigneur, s'il te plaît, de garder aussi cette  ville, car pour ton amour elle nous donne  de quoi vivre. " Et Nôtre-Seigneur répondit encore : " La ville n'aura aucun mal, pour  ton amour je la délivrerai. "

Aussitôt Claire se releva de sa prière, avec une confiance absolue; et le fait est que les archers sarrasins, qui avaient déjà escaladé les murs de la pauvre maison, rebroussèrent chemin. Les incrédules diront qu'ils avaient jugé n'avoir rien à piller en un lieu si dénué. Mais l'imagination populaire n'a cessé d'orner le récit de cette aventure. Elle a montré Claire élevant l'ostensoir à une fenêtre de Saint-Damien, et les Sarrasins terrifiés tombant du haut de leurs échelles, sous le rayonnement de l'objet sacré et du visage de l'abbesse, les exorcisant comme des démons.

Plus tard, en 1234, une menace semblable se produisit. Un chef de bande nommé Vitale, natif d'Aversa, entré au service de Frédéric II, conçut le projet de s'emparer non seulement de Saint-Damien, mais d'Assise entière. On manque de tous détails sur la façon dont ce projet échoua, et les chroniqueurs disent simplement que Vitale et les Sarrasins s'enfuirent en abandonnant le siège; mais on ne manqua point d'attribuer cette fuite aux ardentes oraisons des Pauvres Dames, se couvrant la tête de cendres et suppliant Jésus. Et cette date du 22 juin 1234 fut choisie pour l'anniversaire d'une fête nationale d'Assise ; depuis 1861, cette fête n'est plus que religieuse, mais on la célèbre toujours.

Nous retiendrons avant tout de ces événements la confirmation du caractère intrépide, de la force et de la lucidité d'âme de la fille des chevaliers Scifi. En 1220, elle sut le trépas des cinq premiers martyrs franciscains : Bérard, Pierre, Adjuto, Accursorio et Othon, torturés et décapités par le Miramolin du Maroc ; et elle fut saisie d'un si grand zèle qu'elle voulut partir avec ses sœurs pour aller mériter, elle aussi, les palmes du martyre en terre africaine. Il ne fallut rien moins qu'une défense formelle de François pour la faire renoncer à ce projet. Cette fervente de l'humilité et de la pauvreté refréna toute sa vie une nature d'héroïne.

XIX

LA LUTTE AMERE POUR L'APOTRE

De sa " tour fortifiée de la Sainte Pauvreté ", la châtelaine mystique suivait l'existence de François, ses luttes, ses triomphes, ses déboires, l'ascension de son âme. Il allait à Rome

pour y demander au pape Honorius III, successeur d'Innocent, la protection officielle d'Hugolin pour son ordre, et une indulgence attachée à la Portioncule, dont la tradition s'est établie, mais dont la réalité originelle reste contestée. A Rome, François rencontrait saint Dominique, un an avant la mort de celui-ci. Il se désolait de l'échec de ses missionnaires en Allemagne et en Hongrie. Ces êtres naïfs et dénués, partis sans savoir un seul mot d'allemand, pris pour des hérétiques ou des fous, couraient à une aventure aussi navrante que la " croisade des enfants " qu'avait vue le pontificat d'Innocent ; et le martyre des Franciscains parvenus au Maroc et décapités par le Miramolin lui-même atteignait François plus cruellement encore. Il prit la résolution de partir en 1219 avec Pierre de Cattani pour Ancône, et s'y embarquer sur la flotte des croisés. A Saint-Jean-d'Acre, il retrouva quelques frères, et de là gagna l'Egypte, où la chevalerie faisait le siège de Damiette. Il assista aux grandes batailles sous les murs de cette ville et profita de préliminaires de paix pour se rendre audacieusement, durant la trêve, auprès du sultan d'Egypte qui, avec son frère le sultan de Damas, tenait tête aux croisés. Il prêcha devant lui, sans succès, mais le sultan se borna à lui dire paisiblement, en le renvoyant : " Prie pour moi afin que Dieu me révèle la religion qui lui est la plus agréable ". Les accords n'ayant pu se conclure, la guerre reprit. Damiette fut emportée, et l'évangéliste vit de si horribles scènes de meurtre et de pillage qu'il s'éloigna épouvanté, et l'on conjecture qu'il se rendit en Terre Sainte et visita Bethléem, Nazareth et le Golgotha.

Ce fut alors qu'un frère lui apporta d'Italie des nouvelles fort inquiétantes. Les vicaires laissés par lui pour gouverner l'ordre avaient abusé de leur autorité. Le frère Jean de Capella, rassemblant des dissidents, avait trahi l'ordre en promulguant une règle nouvelle. Les frères Philippe et Etienne s'introduisaient chez les Clarisses comme visiteurs et s'arrogeaient le droit de solliciter des bulles d'excommunication pour les protéger de quiconque les molesterait. C'était chez François un principe absolu de ne demander aucun privilège au Siège apostolique.

Il se hâta de revenir, fit désavouer Philippe et Jean de Capella, convoqua un Chapitre général pour la Pentecôte de 1221. Il fallait évidemment réorganiser. Ce qui avait suffi aux quelques premiers disciples directs et amis intimes ne suffisait plus devant une foule sans cesse grossissante.

L'influence d'Hugolin fit prendre par le pape Honorius la décision d'exiger de quiconque voudrait entrer dans l'ordre une année de probation préalable, et d'interdire à quiconque y serait admis d'en sortir sans une autorisation en bonne forme. C'était le seul moyen d'écarter tous ceux que François appelait " ses frères moucherons ", vagabonds qui ne prenaient la bure franciscaine que pour fainéanter. François était très las, et atteint d'une douloureuse ophtalmie contractée en Orient. Il se décida à se démettre de sa charge de directeur de l'ordre, et désigna Pierre de Cattani. Un an après, Pierre mourait au printemps de 1221 et il le remplaça par le frère Elie.

François ne se démettait pas par découragement. Il pensait au contraire, en se libérant des soucis les plus immédiats, être plus apte à sa fonction véritable, celle de législateur. Il restait le fondateur et le chef spirituel que les cinq mille frères du chapitre de 1221 tenu à Assise, et dit " des Nattes " à cause des huttes de paille tressée où on dut les loger, accueillirent avec un fervent enthousiasme. Beaucoup l'avaient cru péri en mer, ou martyrisé, ou tout au moins captif des Mahométans. Il vint à ce chapitre un jeune prêtre portugais que personne ne connaissait et qui revenait du Maroc, ayant échoué dans le projet de se faire martyriser comme les Mineurs. Leur exemple l'avait décidé à revêtir la tunique franciscaine. Il suivit les Mineurs venus de Romagne. Il se nommait Antonio, et devint plus tard l'admirable orateur sacré que l'Église appelle saint Antoine de Padoue.

Avec le frère Césaire, de Spire, lettré allemand, François rédigea le texte définitif des règles et admonitions utiles au bien spirituel de l'ordre, développant grandement la courte règle élaborée, jadis à Rivo Torto. Deux années s'écoulèrent avant qu'une bulle d'Honorius III confirmât solennellement cette règle amplifiée. Et ces deux années usèrent les forces de François. Il dut y entrer en conflit intellectuel avec le frère Elie et les Mineurs établis à Bologne où ils avaient créé une maison d'études pour les Franciscains. L'évangéliste, volontairement resté simple et illettré, n'était pas ennemi des livres, mais il jugeait qu'aucun d'eux n'équivalait en force et en vertu à l'humble et sincère prière. Son éloquence persuasive était celle de son cœur et de son génie. Il se défiait de l'esprit scientifique qui s'éveillait dans les Universités ; son intuition y pressentait le péril de ce rationalisme analytique, isolé du dogme, que l'averroïste Frédéric II allait installer à sa cour et qui, plus tard, en honorant Aristote, préparerait le scepticisme de la Renaissance. Cette tendance qui va d'Averroès à Léonard de Vinci par la méthode aristotélicienne, et de là à Galilée et à toute la science irréligieuse, François ne pouvait la concevoir, mais il en était mystérieusement averti. Il réprouvait ce courant qui entraînait l'époque à la recherche d'une vérité autre que la vérité morale incluse dans l'Évangile.

Il se heurta aux volontés d'Elie et de Pierre de Stacia qui avait ouvert la maison d'études de Bologne. Il la fit évacuer.

Pour lui, de tels projets offensaient à la fois les principes franciscains de simplicité et de pauvreté absolue ; des maisons d'études, des livres coûteux, c'était la négation du dogme de non-possession. Hugolin, tolérant, inclinait à admettre ces initiatives, que les cardinaux du Latran avaient jadis crues nécessaires, quand François s'était présenté à Innocent. Tous, papes, évêques, moines, se montraient plus tièdes en leur foi et moins intransigeants avec le siècle que François et Claire, illuminés par la " pazzia ", c'est-à-dire " la folie de la croix ".

François s'irrita en vain. Le peuple le vénérait toujours comme un saint, mais la tendance soutenue par Elie ne fit qu'augmenter, les Franciscains essaimèrent en France, s'installèrent à Saint-Denis et à Saint-Germain-des-Près, d'autres allèrent à Oxford, et attirèrent de très nombreux étudiants. Cela remplissait d'inquiétude les premiers compagnons assisiens de François, ceux qu'il appelait " ses chevaliers de la Table Ronde ". Il se consola en donnant ses soins à une troisième fondation. Ayant créé Franciscains et Clarisses, il créa la règle du Tiers-Ordre pour les nombreux laïcs qui, sans vouloir quitter la vie sociale ni entrer dans les ordres, souhaitaient de vivre selon l'esprit franciscain, en " communautés de pénitents ". C'est encore avec Hugolin que François rédigea le statut de ces semi-religieux afin de leur éviter tout conflit avec l'autorité civile, à laquelle ils refusaient le serment et l'usage des armes.

La Règle définitive de 1223, grâce à l'opposition tenace de l'ambitieux frère Elie, en lutte sourde contre François, ne fut pas telle que l'ami de Claire l'eût souhaitée. Il dut constater avec une douleur infinie combien les successeurs de son premier groupement étaient moins absolus, trouvant trop lourde l'application stricte de l'idéal primitif. Il préférait persuader à combattre, il céda pour éviter une brisure fatale ; mais dès ce moment son plus intime confident, le frère Léon, celui qu'il appelait " le petit agneau de Dieu ", n'exagéra pas en disant qu'il était " blessé à mort ". Il avait senti combien l'âme d'un Elie était tortueuse. Elie prétendit plus tard que la Règle composée par François avait été perdue, afin d'excuser la rédaction officiellement atténuée. Du moins, s'il avait réussi à faire rayer la formule de la pauvreté absolue, l'élite franciscaine l'a-t-elle toujours noblement revendiquée selon l'esprit de l'apôtre, sans réserve, sans interprétation.

Claire sut les tourments moraux endurés par François en ce cruel débat pour le salut de leur idéal commun. Elle l'aima plus encore d'être vaincu par les médiocres et les habiles. Mais elle ne douta pas qu'il approchât de sa fin. Elle sut qu'il reprenait sa vie errante de solitaire, émacié, malade et hanté du désir de s'entretenir directement avec Dieu. François prêcha de moins en moins. Il envoyait encore aux frères des lettres où s'épanchait son cœur adorable; il ne commandait plus. Il vivait dans la vallée de Rieti avec quelques-uns de ses plus chers compagnons, les édifiant par ses conseils et par l'exemple de sa délicieuse charité, de son extraordinaire suavité d'âme. Puis il s'installa dans le Casentin, sur le mont Alverne que lui avait donné le chevalier Roland de Cattani, vivant dans une grotte où le frère Léon, qui était prêtre, célébrait pour lui la messe selon la permission que le pape Honorius avait donnée aux Mineurs lorsqu'ils se retiraient dans des ermitages lointains. François s'isolait dans de longues extases. Ce fut là qu'au matin d'une nuit de prières ardentes, le 14 septembre 1224, il supplia Jésus de lui accorder toutes les souffrances de la Passion, et vit apparaître dans le ciel un séraphin à six ailes portant sur lui l'image d'un homme crucifié.

L'apparition s'effaça; mais les mains et les pieds de François furent transpercés de clous, et à son flanc droit saigna la blessure d'un coup de lance. La piété de l'apôtre surhumain recevait sa récompense miraculeuse. Jésus lui accordait les stigmates de son supplice divin. Et, au fond d'une pauvre cellule de Saint-Damien, il y eut une âme de sainte qui, plus que toutes les âmes, comprit, souffrit et adora.

XX

LA MORT DU MAITRE

Claire devait le revoir, ce maître, ce frère, cet ami, le revoir encore une fois auprès d'elle presque mourant. Après avoir reçu les stigmates, François avait fait ses adieux à ce mont

Alverne où, comme Moïse sur le Nebo, il avait entrevu la promesse céleste. Les plaies de ses pieds lui interdisaient de marcher, et il lui fallait cheminer monté sur un âne. Il souffrait de plus en plus des yeux, et la cécité le menaçait. Il revint très lentement, s'arrêtant un mois à Civita di Castello, traversant les Apennins couverts de neige, regagnant la Portioncule ; il semblait un spectre, mais son indomptable esprit gardait tout son éclat. Il soignait les lépreux, guérissait les malades que lui amenait une foule unanime à crier à sa venue : " Ecco il Santo ! " Il refusait de se confier aux médecins et avait soif de solitude. Il songea à Claire. Elle lui avait fait parvenir des sandales d'une forme spéciale, imaginée par elle pour lui permettre de poser les pieds sur le sol. Elle lui fit construire tout auprès du couvent de Saint-Damien une hutte de branchages telle qu'il la voulait, et là, presque aveugle, torturé dans tout son corps, mais pénétré plus que jamais de gratitude envers Dieu et d'admiration devant la nature, son œuvre, il composa le plus beau de tous ses hymnes, le "Cantique du Soleil".

Il passa tout l'été de 1225 auprès de Claire. Il céda enfin aux instances d'Hugolin et d'Elie souhaitant qu'il se laissât soigner les yeux par les médecins de la cour pontificale. Honorius III se trouvait alors à Rieti, ayant dû quitter Rome à cause d'une sédition. L'évangéliste recommanda, une fois suprême, aux sœurs l'observance de l'absolue pauvreté contre tout conseil ou tout enseignement de qui que ce fût. Puis il s'en alla. Il consentait enfin à accorder à son corps, " son frère l'âne ", les soins qu'il lui avait si durement refusés. La cure des médecins de Rieti, qui brûlaient les tempes au fer rouge après avoir vainement essayé les piteux remèdes d'alors, acheva d'épuiser François. Il alla languir dans la douce atmosphère de Sienne. Il y vécut dans l'ermitage d'Alberino, près de la ville ; une nuit survinrent de violentes hémorragies, il crut mourir, et dicta ses dernières volontés. Il avait quarante-quatre ans à peine, et paraissait un vieillard épuisé et décharné, mais son organisme résistait, secondé par l'allégresse inouïe d'une âme que l'ascétisme enivrait. François attendait avec une haute sérénité " sa sœur la mort ", son introductrice aux parvis célestes.

Les maux s'acharnaient sur sa chair; outre l'état déplorable de ses yeux, il souffrait d'hépatisme, ne pouvait presque plus manger, et l'hydropisie était survenue. Sur les injonctions d'Elie, qui assumait de plus en plus la haute autorité et qui veillait sur ce mourant si prestigieux pour son ordre, François fut conduit à Celle, près de Cortone, et enfin à Assise. Revoir sa ville natale et s'y éteindre était le seul désir qui le rattachât un peu au monde. Il était à craindre que les Pérousins ne le retinssent au passage, pour ne pas laisser à la rivale détestée l'honneur de garder celui que toute l'Italie nommait avec amour " il Santo ".

On imposa à François de longs et rudes détours par Gubbio et par Nocera, et là une troupe d'Assisiens en armes vint servir d'escorte. Le malade fut logé chez l'évêque, et des sentinelles furent placées autour de l'évêché pour empêcher toute surprise. Guido, le vieil ami de l'apôtre, le reçut avec une joie douloureuse. Il était en querelle avec le podestat. François les réconcilia dans le lieu même où, dix-neuf années plus tôt, il avait consommé sa rupture avec son père. Ce fut son dernier bienfait public.

Il songeait à ses frères préférés, et il songeait à Claire. Elle savait qu'elle allait bientôt perdre l'être qui avait été durant quatorze années la lumière de sa conscience. Elle lui envoyait des messages, elle le suppliait de tâcher de venir jusqu'à elle, recluse, pour que l'adieu définitif s'échangeât. Mais il ne pouvait même plus songer à l'effort de se faire porter de l'évêché à Saint-Damien. Il lui écrivit, lui envoyant sa bénédiction.

"Tu diras à Claire, recommanda-t-il au frère messager, que je l'acquitte de tout manquement aux ordres du Fils de Dieu, ou aux miens, qu'elle pourra avoir commis, et qu'il faut qu'elle dépose tout souci et tout chagrin; car si maintenant il est impossible que nous nous voyions, je lui promets qu'avant qu'elle meure, elle-même et ses sœurs me verront encore et en retireront grande consolation. " Ainsi prenait fin l'idylle sublime sur ces mots prophétiques ; François songeait à ce que son corps fût porté devant ses amies de Saint-Damien.

Il trouva la force de rédiger son admirable testament, où la douceur du langage n'excluait pas la très ferme répétition des principes qui avaient inspiré sa règle à lui, la vraie, et non la version imposée à l'indulgent Hugolin par le retors et orgueilleux Elie. Puis, par humilité, il souhaita de quitter le palais épiscopal et de s'installer à la Portioncule. On l'y porta. A mi-chemin, il pria qu'on posât quelques instants son brancard en le plaçant de façon qu'il pût voir la ville. Il considéra longuement cette Assise tant aimée, dont chaque détail lui rappelait un souvenir de sa vie, et les frères silencieux et désolés l'entouraient. Il devinait, plutôt qu'il ne les pouvait voir avec ses yeux presque éteints, l'emplacement de la maison paternelle, Saint-Rufin où il avait été baptisé et était revenu prêcher, la ruine de la Rocca que son ardente jeunesse avait aidé à démolir, les pentes du Subasio où se trouvaient ses " Carceri ", les chères prisons de ses extases. Il ne pouvait voir de là Saint-Damien, mais, sur le chemin même où il était arrêté, la belle Claire Scifi, en robe de fiancée, avait jadis couru nuitamment avec sa confidente pour le rejoindre dans la vie surhumaine. Tout son génie était né là et y aboutissait. Maintenant tout allait être consommé, mais la parole splendide ne cesserait de pèleriner.

François leva péniblement sa main blessée, et dessina un grand signe de croix sur Assise. " Bénie sois-tu du Seigneur, dit-il à haute voix; car Il t'a choisie pour être la patrie et la demeure de tous ceux qui le reconnaissent et le glorifient en vérité, et qui veulent honorer son nom ! " Et le lent cortège se remit en marche.

A quelques pas de la chapelle de Sainte-Marie-des-Anges, une cabane reçut le malade. Une femme allait assister à sa fin, mais cette femme ne devait point être Claire. François allait dicter une lettre pour la prier de venir, lorsque celle-là survint. C'était la noble dame romaine Jacqueline Frangipani, qu'on surnommait " de Settesoli " à cause des ruines du Septizonium de Septime Sévère encloses dans une de ses propriétés de l'Esquilin. François avait fait la connaissance des Frangipani en 1212; il aimait le caractère viril de cette jeune patricienne et l'appelait en souriant " son frère Jacqueline ". Il la revit à chacune de ses visites à Rome, et, lorsqu'elle fut veuve en 1217, cette amitié devint beaucoup plus intime. Jacqueline de Settesoli était avec Claire l'une des deux seules femmes dont il avouait connaître les traits du visage, et dans sa maison de Rome il était à l'aise plus que dans toute autre. Il acceptait d'elle quelques modestes gâteries, notamment certaine crème aux amandes qu'il aimait et que Jacqueline lui préparait. Pour l'en remercier, lors d'un séjour en 1223, il racheta un agneau qu'on allait tuer et le lui offrit. Elle le garda chez elle, et avec la laine de cet agneau elle fila et tissa un vêtement pour l'apôtre. Lorsqu'elle apprit à Rome que François était mourant, ce fut ce vêtement qu'elle apporta pour lui servir de robe mortuaire, avec des cierges et de l'encens pour les obsèques.

Une femme ne devait point pénétrer à la Portioncule. Mais les frères savaient tous ce qu'était " frère Jacqueline " pour l'apôtre : sa Marthe et sa Madeleine. Ils l'accueillirent. Elle s'agenouilla en pleurant sur la couche de son ami. Il fut réconforté en la voyant, et elle voulut, refrénant sa douleur, lui préparer une fois encore une crème d'amandes, dont il avait exprimé le désir les jours précédents, selon ces caprices qu'ont les êtres près de s'éteindre. Il ne put qu'y goûter, et offrit le reste à Bernard de Quintavalle. Pendant ce temps, moins heureuse que " frère Jacqueline ", Claire, cloîtrée, malade, pleurait et priait à Saint-Damien. Elle sut plus tard tous les suprêmes détails. François se fit coucher nu sur la terre nue, et là il reçut, comme une aumône, le dernier habillement misérable dans lequel il devait mourir. Il pria les frères Ange et Léon de lui chanter le "Cantique du Soleil", et il en répétait faiblement les paroles finales : " Béni sois-tu, Seigneur mon Dieu, pour notre sœur la mort ! "

Le soir du 3 octobre 1226, il demanda qu'on répandît des cendres sur lui. Et il se mit à chanter, avec une force qui stupéfia les assistants, le cent quarante-deuxième psaume de David.

Sa voix se tut. Un silence profond régna. Le saint avait cessé de vivre. Alors on entendit, dans les ténèbres, bruisser les ailes et s'élever le chant des alouettes.