Il a paru bon de rapporter ici quelques extraits de l’ultime œuvre de Bérulle:
La vie de Jésus. On y a ajouté quelques passages de plusieurs élévations
dans lesquelles Bérulle exprime sa relation à Dieu et à la Vierge Marie,
notamment dans ce qu’il a appelé le “vœu de servitude” qui lui valut tant
d’ennuis quand il voulut imposer cette offrande aux carmélites françaises.
La vie de Jésus est le dernier ouvrage de Bérulle. Le livre, paru
l’année même de
la mort de son auteur, en 1629, aurait dû avoir une suite. La
grande œuvre de Bérulle, qui aurait dû être consacrée à la vie de Jésus, donc au
mystère de l’Incarnation, est restée inachevée. Pourtant, on a toujours la
sensation, en lisant La vie de Jésus, que cet ouvrage se suffit à
lui-même. En effet, Bérulle, très pudique quant à ses sentiments intimes
propres, se livre lui-même en contemplant les premiers instants de
l’Incarnation.
La vie de Jésus est très influencée par les relations qui ont
existé entre le Carmel français et son fondateur. Est-ce à cause de cela, ou à
l’apaisement qui s’était fait autour des actions du Cardinal de Bérulle, que
l’auteur paraît plus serein? Bérulle peut calmement exprimer sa pensée sans
susciter de nouvelles polémiques, notamment autour du vœu de servitude
qu’il avait proposé aux carmélites dont il était le supérieur.
Bérulle, contemplant le mystère de l’Incarnation veut devenir “pure capacité
de Dieu,” c’est-à-dire accueillir Dieu incarné, donc Dieu anéanti, abaissé
jusqu’à nous. Il écrit, dans un opuscule consacré à l’enfance de Jésus: “En
ce mystère, je dois changer de méthode, je dois non m’élever au ciel, mais
m’abaisser à la terre... Puisque Dieu cherche la terre, aime la terre, je veux
me convertir maintenant, non au ciel, mais à la terre et y chercher
Jésus-Christ.”
Le Mystère de l’Incarnation, c’est le grand motif de réflexion de Bérulle, c’est
la base de toute sa spiritualité. Pour saisir l’infinie grandeur de ce mystère,
Bérulle veut contempler longuement le moment instantané de l’Incarnation du
Verbe, la seconde sans durée de la conception de Jésus, l’instant sans durée et
cependant éternel où Dieu se fait homme. Bérulle veut donner du temps au temps à
la fois instantané et éternel de l’Incarnation: “Depuis que le monde est monde,
il n’y a point eu de temps plus remarquable que celui-ci, où le Fils de Dieu
commence à être Fils de l’homme et une vierge devient Mère de Dieu.” À partir de
cet instant qui renverse le temps, “l’éternel devient temporel et en
conséquence, le temporel prend valeur d’éternité.”
Dès lors, tout, en la Vierge Marie, Servante du Seigneur, entre dans la
plénitude de l’éternité tout en restant dans le présent. Et, affirme Bérulle,
“il faut traiter les mystères de Jésus, non comme choses passées et éteintes,
mais comme choses vives et présentes, et même éternelles, dont nous avons à
recueillir un fruit présent et éternel.”
La vie de Jésus commence par un long préambule sur les grandeurs de
Dieu qui
“est tout et au-delà de
tout.” Bérulle affirme “qu’il est le centre, la
circonférence et la plénitude de toutes choses; qu’il est sans nom et meilleur
que tout nom; qu’il fait les temps et est avant les temps. Il est éternel,
contenant tous les temps, mais sans aucun temps. Il est inaccessible, mais
intime à tout, invisible, mais voyant tout, immobile, mais mouvant tout... Il
est bon, mais sans qualité; il est grand, mais sans quantité,... il est très
profond mais sans abaissement. Il est immense, mais sans étendue. Il est présent
partout, mais sans aucun lieu. Il est de tout temps, mais sans aucun temps...
Cet être suprême est le soleil de l’éternité. Nous ne pouvons le voir en son
midi et au fort de sa lumière; sa clarté nous est ténèbres. Il nous suffit de
regarder ce soleil en l’ombre, et de voir Dieu en ses effets et en l’ombre de la
foi qui nous éclaire en son obscurité... Il est existant par soi et ne dépend
que de soi-même... En cet état de repos, en cette éternité, il suffit à
soi-même... Son trône, c’est lui-même... et il est le seul trône de sa gloire,
et le seul siège digne de sa grandeur... Là, s’il se contemple, ce n’est que
fécondité, et s’il produit, ce n’est que divinité; que s’il paraît, ce n’est que
majesté; s’il opère, ce n’est que bonté; s’il parle ce n’est que vérité, s’il
commande, ce n’est qu’équité; s’il est en repos, ce n’est que vie, amour et
sainteté.
Or, dans ce repos, il veut opérer et produire au-dehors une ombre de son être,
une image de sa vie et, ce qui est bien plus excellent, une expression de son
amour et une émanation de sa sainteté... En ce moment il crée le ciel et la
terre, mais il emploie du temps à former, polir et orner cet ouvrage de ses
mains. Et ce créateur du ciel et de la terre veut aussi créer deux natures
capables de sa grandeur et de sa grâce, l’ange et l’homme, mettant celui-ci dans
la terre et l’autre dans le ciel...
Mais l’homme établi de Dieu en la terre, et constitué Seigneur d’icelle, y
oublie ses devoirs et ruine toute sa postérité... Il se soustrait de
l’obéissance de son créateur et il l’offense mortellement... Et ce mal est sans
remède... Ainsi le monde est en désordre et l’homme est en péché... Ainsi le
dessein de Dieu est violé...”
Dieu doit donc se faire, se fabriquer un nouvel Adam, “plus solide que le
premier. Et Dieu va disposer le monde à recevoir celui qu’il veut envoyer... Le
Sauveur est prédit et promis au monde dès la naissance du monde... Ce Jésus, ce
Sauveur, ce Messie... est cru, désiré, attendu...Il est l’Agneau de Dieu qui est
vivant et occis dès le commencement du monde... Ainsi Jésus est vivant, et
vivant avant que de vivre... Et dès le commencement du monde, il donne la vie
par sa mort...”
Le temps a passé... “La terre ne porte partout que pécheurs et péchés, et il est
temps qu’elle porte le Juste et la Justice... Le monde est comme enseveli en ses
propres ruines, et couvert de ténèbres... Plus il va en avant, plus il s’éloigne
de sa source et s’enfle en l’erreur et en la vanité des dieux...”
Les grands, parmi les hommes pensent à leur grandeur et se font dieux eux-mêmes.
Le but premier des monarques est de s’imposer, de dominer. Il est temps que
Jésus paraisse. Mais “la terre n’est pas digne de le recevoir... Elle est toute
couverte d’abominations et d’idolâtries; elle va croissant en impuretés, en
blasphèmes, en impiétés... Toutefois, ô bonté ineffable, Dieu, fidèle en sa
parole, constant en ses miséricordes, veut vaincre cet obstacle de nos
iniquités, veut accomplir ses promesses et veut remplir les ombres et les
figures de la Loi. Et celui qui est la grâce et la miséricorde du Père, son Fils
unique et son Verbe éternel... veut se faire homme, homme et Dieu tout ensemble,
la vie, le salut, la lumière et la paix de Dieu et des hommes.”
La Vierge Marie tient une très grande place dans ce dernier ouvrage de Bérulle,
qui, cependant s’attardera longuement à contempler l’instant de l’Incarnation.
En effet, pour Bérulle, c’est sur cet instant décisif, que repose tout l’avenir
de l’homme, peut-être même de la création.
Dieu avait décidé de s’incarner; encore fallait-il que “la terre fût digne de
porter et de recevoir son Dieu.” Aussi Dieu fait-Il naître, sur la terre, “une
personne rare et éminente... Elle est conçue sans péché. Elle est sanctifiée dès
le premier instant de son être... Elle est confirmée en état d’innocence et
impuissance à offenser...” La grâce qui la comble est la plus puissante qu’on
puisse imaginer, car “elle tend, non à faire des saints, mais à produire le
Saint des saints...”
Honorer Marie, c’est honorer Jésus déclare Pierre de Bérulle qui n’hésite pas à
écrire: “C’est honorer Jésus de considérer l’état de celle que le ciel destine à
être sa mère. C’est parler de Jésus que parler de Marie... Dieu tenant ses
premiers états au monde après la création de l’homme et son péché, il y parle de
Marie et l’oppose au serpent, origine de la malédiction de l’univers, et dès
lors Dieu et le monde la regardent comme la source de la bénédiction du
monde...”
Mais Dieu va cacher longtemps ce trésor précieux: “Dieu cache Marie aux mortels
par le secret et l’éminence de sa virginité... car si Dieu doit prendre
naissance, il veut naître d’une vierge, d’une vierge si éminente en la pureté
virginale qu’elle est la première à lever l’étendard de la virginité au
monde...” Dieu cache Marie à elle-même et fait “qu’elle ne voie pas que Dieu
l’élève en un trône pour la couronner comme reine de l’univers et mère de celui
qui l’a créée... Et si la terre ne la connaît point, le ciel l’admire et la
révère comme celle qui va être mère et digne mère de celui qui a créé le ciel et
la terre...
Ô grandeur! Ô puissance! Ô dignité! Ô sainteté! Ô virginité! Ô maternité! Qui a
jamais vu ses merveilles? Qui jamais a oui parler d’une vertu plus haute et plus
rare? Ô pureté! Ò humilité! Ô simplicité divine et incomparable! Qui des grands
et des monarques a jamais eu une mère de telle condition?...
Votre vocation, Marie, est d’être mère de Dieu, c’est ce à quoi Dieu vous
appelle; c’est à quoi il vous prépare; c’est à quoi vous coopérez sans le
connaître; c’est à quoi vous coopérez dès le moment de votre naissance jusqu’à
l’heure présente...”
“La terre qui méconnaît Dieu, méconnaît aussi cet ouvrage de Dieu en la terre.
La Vierge naît à petit bruit sans que le monde en parle en ses éphémérides, et
sans qu’Israël même y pense...” Dieu qui veut naître d’elle, “l’aime et la
regarde en cette qualité... Son regard... le premier et le plus doux regard de
Dieu en la terre est vers cette humble vierge que le monde ne connaît pas... Le
Très-Haut la comble de grâces et de bénédictions dès sa conception. Il la
sanctifie dès son enfance...”
En la solitude du temple, Dieu “la garde. Il l’environne de sa puissance; il
l’anime de son Esprit; il l’entretient de sa Parole; il l’élève de sa grâce; il
l’éclaire de ses lumières; il l’embrase de ses ardeurs; il la visite par ses
anges, en attendant que Lui-même la visite par sa propre personne. Et il rend sa
solitude si occupée, sa contemplation si élevée, sa conversation si céleste que
les anges l’admirent et la révèrent comme une personne plus divine qu’humaine...
Cette Vierge cachée en un coin de Judée, inconnue à l’univers, fiancée à Joseph,
fait un chœur à part dans l’ordre de la grâce, tant elle est singulière.
Cette âme rare, éminente et divine, vivante ainsi en la terre, ravit les cieux
et ravirait la terre si ces ténèbres ne lui ôtaient la vue d’un si rare
objet... Marie est en la terre un paradis céleste que Dieu a planté de sa main
et que son ange garde pour le second Adam, pour le roi du ciel et de la terre
qui y doit habiter. Mais cela est caché à ses yeux, et son esprit abîmé dans le
profond de son humilité, ne voit pas le conseil très haut de Dieu sur elle...”
Bérulle s’extasie sur les perfections de Marie: “Dieu vous a fait tant de grâces
jusques à présent qu’il semble avoir épuisé en vous ses trésors, ses faveurs,
ses merveilles... Dieu vous fait la grâce des grâces. Il veut vous donner son
propre Fils, son fils unique et sa propre substance. Voici le plus beau de vos
jours... Ce jour porte la plénitude des temps... il porte la plénitude de la
Divinité dans l’humanité et la plénitude de Jésus dans vous-même.”
L’heure du Messie est arrivée. Marie est la Vierge qui doit L’enfanter. Marie
est tellement dans la main de Dieu qu’elle n’a pas d’autre pensée que celle que
Dieu lui donne. Bérulle poursuit sa contemplation de Marie: “Dieu est l’Esprit
de votre esprit; il est l’oracle de votre âme. Et vous n’avez ni parole, ni
pensée, ni mouvement que par sa conduite. Vous êtes non dans votre esprit, mais
dans l’Esprit de Dieu qui vous remplit; vous êtes non dans vos pensées, mais
dans la pensée de Dieu qui vous régit... Vous ne pensez qu’à être la servante du
Seigneur, mais Dieu pense à vous rendre sa mère.”
Et l’Ange Gabriel, l’Envoyé de Dieu? Comme Dieu agit au ciel et en la terre, Il
agit en l’ange. “Comme Dieu agit en l’ange, Il agit en la Vierge, et agit plus
en la Vierge qu’en l’ange. Il remplit son esprit, il conduit sa contemplation.
Il prépare et dispose cette âme à ce qu’Il veut accomplir en elle et à ce que
son ange lui doit bientôt annoncer. Il l’attire, il l’élève, il la ravit. il lui
donne des pensées, des mouvements, des dispositions propres à l’œuvre qui se
doit accomplir.“
L’ange arrive... Il salue Marie “en humilité très profonde, car il vient traiter
du
mystère le plus haut et le
plus humble qui sera jamais... L’ange annonce le
mystère où Dieu a mis sa force et sa puissance à sauver les hommes, à débeller
(c’est-à-dire vaincre, combattre jusqu’à la victoire) et à établir sa grâce dans
la terre, sa gloire dans le ciel et la terreur de son Nom dans les enfers...
L’ange répand sa lumière dans l’esprit de la Vierge et l’élève à entendre les
grandeurs cachées dans ses grandes paroles.
Bérulle remarque que la première parole angélique adressée à la première
personne du Nouveau Testament, c’est l’Ave Maria. “C’est la première parole
évangélique annoncée à la terre... C’est l’évangile du Père éternel à la Vierge
que cet ange porte du ciel. C’est l’évangile qui contient en sommaire les
grandeurs de Jésus et de Marie, les deux sujets plus grands et plus importants
qui seront jamais traités en tout l’Évangile et publiés par tout le rond de la
terre... À la vérité, ces paroles sont divines et célestes...
L’ange salue Marie comme pleine de grâce et elle va être pleine même de l’auteur
de la grâce. L’ange dit qu’elle est bénite entre les femmes et les anges, et
par-dessus les anges. L’ange dit que le Seigneur est avec elle et (qu’)il veut
être en elle et faire désormais une partie d’elle, comme une portion de sa
substance, étant os de ses os, chair de sa chair et son Fils unique. Mais cela
est caché aux yeux de cette sainte et humble vierge, et il faut que l’ange ôte
ce voile de devant son esprit et lui révèle ses grandeurs... Elle est en la main
de Dieu... qui la dispose à une puissance de grâce... émanée de la puissance du
Père éternel, puissance à produire dans son sein virginal et maternel celui que
le Père éternel produit en son sein pur et paternel...”
“La Vierge, fidèle à son adhérence à l’opération de son Dieu, demeure en ce
silence et cette humilité et en cet étonnement que nous voyons.“ L’ange reprend:
“Ne craignez pas, ô Marie! Vous êtes si heureuse en la recherche de la grâce de
Dieu que vous avez trouvé même la grâce des grâces, c’est-à-dire le Fils unique
de Dieu, lequel veut être vôtre et vous appartenir en qualité de fils. Il est la
grâce du Père éternel et l’origine de toutes grâces, et est donné gratuitement
au monde par l’Incarnation.
Vous le concevrez, vous l’enfanterez et vous le nommerez Jésus... Il sera nommé
le Fils du Très-Haut, et Dieu lui donnera pour son trône le siège de David... et
son Royaume n’aura pas de fin.”
À mesure que l’ange l’élève, Marie s’abaisse: “La Vierge entre dans l’état
humble et profond où nous doit porter l’abaissement et comme l’anéantisement
d’un Dieu fait homme par le sacré mystère de l’Incarnation... Marie est
adhérente à son Dieu abaissé... Elle est vivante en cet abaissement de Dieu et
non en ses propres grandeurs. Et de cette vie et adhérence, son humilité tire
aliment, vigueur et substance, et est puissante, solide et lumineuse. Et la
Vierge en la vue claire de ses grandeurs, est un abaissement plus profond et
plus ferme qu’auparavant... La pureté virginale de la Vierge la met en soin et
la fait parler sur les derniers propos de l’ange qui parle de naissance, ce
conception et d’enfantement.”
Comment cela se fera-t-il puisqu’elle est vierge? Mais l’ange lui fait
comprendre que son vœu n’est pas un empêchement à ce qu’il vient de lui
annoncer. Jésus veut avoir une vierge pour sa mère. “Rien d’impur et terrestre
ne sera mêlé en cette opération. Tout y sera céleste et divin. Vous aurez, ô
Vierge sacrée, et la fleur et le fruit tout ensemble. La fleur de votre
virginité et le fruit de votre fécondité. Car aussi Jésus est fleur et fruit
tout ensemble... Ô fleur, ô fruit, ô fécondité! Ô fleur du ciel, ô fruit de vie,
ô fécondité de Dieu!
La parole de la Vierge est un évangile de la virginité annoncé par la terre au
ciel, par la Vierge à l’ange, par l’ange à la Vierge, par l’ange et la Vierge à
l’univers, qui apprend en même temps deux vérités bien jointes ensemble,
l’Incarnation du Verbe et la virginité perpétuelle de celle qui le doit
enfanter... C’est une espèce de triomphe de la virginité d’être célébrée dans
les premières paroles de l’Évangile, et d’être établie comme en un trône à la
face de Dieu et de ses anges. “
“La Vierge écoute et reçoit ce qui lui est dit et imprimé de la part de l’ange
et ne lui répond pas. Et l’ange s’arrête en ses propos. Car l’humilité de la
Vierge est surprise et étonnée de ces lumières et paroles, et la prudence
céleste de cette âme divine veut le considérer. Et la conduite de l’ange est si
douce et respectueuse envers la Vierge... Ainsi tous deux sont en respect et
silence: l’ange occupé à révérer la Vierge et la Vierge à penser à ces paroles
de l’ange...
Vous êtes, dit Bérulle à Marie, un jardin clos et une fontaine bien scellée.
Vous êtes un paradis où le serpent n’a point d’entrée... Votre grâce est si pure
et si délicieuse, si suave et si sainte, si délicate et particulière à vous, que
l’odeur des esprits malins n’en peut approcher... Dieu est en cet ange que vous
voyez. Et ce même Dieu est avec vous... Dieu parle par cet ange et Dieu l’écoute
en vous. Qu’y a-t-il donc qui vous étonne?”
Marie ne sait pas qu’elle est la première personne de l’univers devant les yeux
de Dieu et de ses anges. Elle ne sait pas que l’instant qu’elle vit “est le plus
heureux et le plus mémorable de sa vie. Elle est au point du plus grand traité
qui se passera jamais ni en terre ni au ciel; elle est au moment auquel l’œuvre
des œuvres de Dieu doit s’accomplir en elle...” L’ange lui parle de ses
grandeurs, et Marie n’est qu’humilité. “L’ange veut élever la Vierge, et la
Vierge veut s’abaisser dans son néant... Plus il parle, plus elle est en
silence... Plus il poursuit, plus elle s’étonne... Elle ne doute pas de cet ange
qui lui parle... mais Dieu la cache dans son humilité et sa simplicité
admirable... Que fera cette âme pressée en ce combat, entre l’humilité de son
cœur et la vérité de cet ange?...”
“La Vierge... acquiesce à la parole de l’ange, obéit à celle de Dieu et dit:
’Ecce ancilla Domini, fiat mihi secundum verbum tuum.’ Marie est au terme de
grâce qui termine tout le cours de sa vie précédente, vie très haute et
préparante à l’état nouveau où elle va entrer à la fin de ces saintes paroles...
parole d’abaissement et d’élévation très grande tout ensemble... c’est une
humble et grande parole qui réjouit le ciel, qui conclut le salut de l’univers
et qui tire du plus haut des cieux le Verbe éternel en la terre.
C’est le Verbe divin qui lui inspire cette parole et lui imprime cette
disposition. Et cette parole est la dernière que la Vierge proférera sur ce
sujet, à l’issue de laquelle sans aucun délai se doit consommer le mystère
sacré, le mystère d’amour divin, le mystère de l’Incarnation en elle.”
Bérulle s’extasie : “Que cette parole est puissante, féconde et heureuse!... Là,
Marie s’abaisse et en s’abaissant, elle se trouve élevée, et élevée par-dessus
les cieux. Là elle fond en la main de son Dieu, comme un néant devant son
Créateur, et devient mère de son Créateur même. Là elle entre en ses grandeurs
par ses abaissements ; elle entre en sa maternité par sa virginité ; elle entre
en souveraineté par son obéissance. Là elle se sent la servante du Seigneur et
devient la Mère du Seigneur, mère et servante tout ensemble, toujours mère et
toujours servante, comme son fils est Dieu et homme, toujours Dieu et toujours
homme. Là encore, elle demeure vierge et devient mère: deux bénéfices de la cour
céleste, et bénéfices incompatibles jusques alors, mais unis lors en Marie par
le privilège dû à la dignité de son office et de sa personne. Tellement que sa
virginité est non seulement conservée, mais relevée, mais couronnée, mais plus
florissante que jamais par sa maternité; et sa maternité est saintement
préparée, heureusement acquise et divinement accomplie dans sa virginité.”
La parole que profère Marie “est une parole de lumière, et de lumière vive et
pénétrante jusques au sein du Père éternel d’où elle tire le Fils unique de Dieu
pour le loger et porter en son sein virginal... Parole de grâce, d’amour et de
vie, et de vie qui ne doit jamais périr, car elle donne la vie au Dieu vivant,
et donne un état désormais éternel au Fils éternel de Dieu même.”
Cette parole de Marie est unique; “Marie est seule entre toutes les créatures,
choisie, destinée, employée en la plus grande opération du Tout-Puissant hors de
soi-même, c’est-à-dire à l’Incarnation du Verbe, et elle sert par un si haut et
si digne ministère, comme celui d’une mère.” La parole de Marie comporte deux
mouvements:
– le mouvement de l’humble Vierge “dans le fond de son être, dans sa
servitude et dans son néant: ‘ecce ancilla Domini’,
– le désir et le mouvement de cette âme à son Dieu, et à son Dieu (ce
qui est admirable) pour être sa mère, mouvement qui n’a jamais été et ne sera
jamais qu’en elle.”
Bérulle avoue: “Je contemple volontiers cette sainte Vierge en ce moment
heureux... Je la vois au comble d’une grâce éminente qui termine le cours de
toute sa vie précédente, vie de quinze années... Mais ce comble n’est qu’un
fondement et un commencement d’un nouvel édifice... Et ces paroles qu’elle
prononce sont paroles d’esprit et de grâce, paroles vives et pénétrantes jusques
au centre de son âme, paroles d’esprit sublime et élevé jusqu’au trône de la
divinité et parole de grâce rare et singulière; paroles de grâce, initiative du
plus haut mystère que Dieu opérera jamais.”
“Porter et enfanter Jésus au monde fait partie de l’histoire de Jésus, ce qui
est d’autant plus considérable qu’en cette nouvelle naissance, le fils est plus
ancien que la mère et les dispositions de Marie à être Mère de Dieu sont grâces
méritées par Jésus lui-même, et sont effets opérés par sa personne propre en sa
très sainte Mère. Tellement que parler de Marie est parler de Jésus, et honorer
Marie est honorer Jésus... Marie sait, elle sent, elle voit où Dieu l’attire,
l’appelle et l’élève, et elle entre en ce divin état pleine de grâce, de lumière
et de désir de servir à Dieu en ce ministère, et d’être mère de celui qui a Dieu
même pour Père...”
“La grâce de Marie n’est pas comme la nôtre, c’est une grâce toute particulière
et propre à elle, c’est une grâce tendante dès son origine au mystère de
l’Incarnation comme à sa fin, à son principe et à son exemplaire. C’est une
grâce nouvellement infuse, nouvellement accrue jusques à son effet principal en
la Vierge, dans l’accomplissement présent de ce mystère de l’Incarnation. C’est
une grâce toute liante Jésus à la Vierge et la Vierge à Jésus, comme la grâce
générale qui nous lie à Dieu, cette sorte de grâce particulière est liante Dieu
comme incarné à la Vierge et la Vierge à Dieu incarné... Et la Vierge est
établie non en un accident, mais en un état de ravissement perpétuel sur un
sujet perpétuel digne de ravissement...”
Et Jésus? Bérulle répond: “À la vérité, Jésus est dedans la Vierge comme un
enfant devant sa mère, mais il est un enfant que le prophète appelle homme
accompli en sagesse et en perfection... Il est enfant, mais enfant d’une Vierge.
Il est enfant, mais enfant-Dieu qui a Dieu pour Père... Il est en Marie comme en
un Paradis où il voit Dieu et jouit de sa gloire. Il est en elle comme en un
temple où il adore Dieu son Père et s’offre à lui comme prenant et portant la
qualité d’holocauste pour l’hommage de l’univers et de victime pour sa gloire et
pour les péchés du monde... C’est un soleil divin qui répand à l’heure même ses
rayons vers Dieu son Père. Il le voit, il l’adore, il l’aime; il lui rend grâce
et il s’offre à ses vouloirs; il est son Fils et il se rend son serviteur; et le
Père met son plaisir et sa gloire en lui.”
La contemplation de Bérulle devient comme une extase de lumière: “Marie est
une créature nouvelle du nouveau monde, et même la première créature de ce monde
nouveau. Elle en est le soleil tandis que Jésus veut être caché au monde, lui
qui est vraiment le grand monde et le souverain que nous voyons, et le sauveur
du monde.”
Les occupations de Jésus en Marie
Le séjour de Jésus en Marie ne fait que commencer; le mystère est grand, ”et
après les personnes divines, il n’y a point de personne à laquelle le Fils de
Dieu soit plus étroitement lié qu’à la Vierge... En cet état présent,...” tandis
que Jésus est en elle, et qu’il fait comme partie d’elle, Marie “ne vit que pour
lui et Jésus vit par elle, et il est en un état de dépendance et même
d’indigence au regard d’elle... Il est en elle comme en son Paradis en terre,
car tout est saint, tout est délicieux en la Vierge: l’ombre du péché même n’y
est pas et n’y a jamais été... Il est en elle comme en un ciel, car il est
vivant de la vie... Il est en elle comme en un temple où il loue et adore
Dieu... C’est le premier et le plus saint temple de Jésus, et le cœur de la
Vierge est le premier autel sur lequel Jésus,a offert son cœur, son corps, son
esprit en hostie de louange perpétuelle, et où Jésus offre son premier sacrifice
et fait la première et perpétuelle oblation de soi-même, en laquelle nous sommes
tous sanctifiés...
Jésus est un soleil, et la Vierge est une planète qui a ses mouvements
alentour de Jésus... Il est son centre et il est sa circonférence, et elle
enclôt et termine ce semble sa grandeur et ses influences...”
L’objet du ravissement de la Vierge Marie, c’est Jésus qui en est à la fois
le principe et l’objet. Jésus, en ce temps favorable entretient la Vierge sur
Lui-même et la ravit en Lui. Mais, “comme il y a en Jésus plusieurs objets
dignes de ravir en Lui sa très sainte mère, ce qui l’occupe et la ravit
maintenant, selon l’avis de Bérulle, c’est le nouvel œuvre opéré en la terre et
en elle, c’est le mystère de l’Incarnation c’est l’état naturel, ou surnaturel
plutôt, de son Fils en elle... mais cette sorte de vie et de ravissement de la
Vierge en son fils, nous est presque aussi caché que la vie du Verbe en cette
humanité. Nous n’avons que des ténèbres et non des lumières au regard de choses
si grandes...”
La vie de Jésus est la vie de Marie. “Et l’occupation de Jésus est son
occupation primitive et principale... La Vierge donc entre en connaissance de
ses secrets puisqu’ils se passent en elle et qu’elle est le cabinet vivant où le
Fils traite en secret avec le Père éternel. Et elle sort heureusement de ses
propres pensées et de sa vie intérieure et spirituelle, pour entrer dans les
pensées de Jésus, dans la vie intérieure de Jésus; elle entre dans l’amour et
l’adoration que Jésus rend à son Père...”
En effet, toujours selon Bérulle, “la Vierge est trop conjointe à son fils
pour n’être pas conforme et semblable à lui; elle lui est trop proche et trop
familière pour ignorer son état et ses secrets. elle sait ce qui se passe entre
son Père et lui; elle sait la qualité d’hostie en laquelle il est entré et dont
il porte déjà des marques et des effets. Par cette qualité, Jésus porte un état
humiliant dans un état divin, et cette humiliation perce le cœur de sa mère et
l’humilie aussi... Et ensuite de cet état de son fils, elle porte semblablement
une sorte d’abaissement et d’humiliation dans l’état même de sa maternité
divine... Elle sait le dessein du Père à humilier son Fils et du Fils à
s’humilier soi-même. Elle entre dans ces desseins et elle accepte d’être mère
humiliée du Fils humilié...”
Bérulle revient constamment sur l’instant précis de la conception, ce moment
extraordinaire de l’Incarnation. Bérulle contemple le vouloir de celui qui est
la vie, la gloire et la splendeur du Père, ”et qui veut prendre chair humaine,
et la veut prendre ainsi au monde.” Maintenant l’ange s’est retiré, “et Dieu
s’approche, et la Vierge demeure en son élévation. Lors (ô merveille! ô
grandeur) les paroles de l’ange s’effectuent, le ciel s’ouvre, le Saint-Esprit
descend en la Vierge, la vertu du très haut la remplit, l’œuvre des œuvres
s’accomplit. En cet heureux moment, le Créateur se fait créature pour ses
créatures... Dieu se fait homme pour le salut des hommes; et la Vierge devient
mère de Dieu...
Maintenant je vous adore comme Seigneur de la terre... Les anges dépeuplent
le ciel pour fondre en la terre et contempler en la terre ses merveilles, et
pour vous chercher et adorer en terre... Ici vous joignez la terre au ciel, Dieu
à l’homme, l’être créé à l’être incréé... C’est ici la terre qui porte les
lumières du ciel (Jésus et Marie)... Ce n’est plus donc le ciel qui éclaire la
terre, c’est la terre qui éclaire le ciel...
C’est en Nazareth, ô grand Dieu, que sont ces merveilles; c’est en un profond
silence et en une nuit obscure; c’est en un moment, ou pour mieux dire, dans les
mesures de votre éternité. Mais ce grand-œuvre qui se fait en un instant, ne
peut pas être expliqué et déclaré en un instant, et l’éternité même se trouvera
trop courte pour en déployer les merveilles. Il faut du temps, de la grâce, de
la lumière, pour penser dignement à ces choses si grandes... Ce grand œuvre donc
s’accomplit dans le secret, le silence et la solitude de la Trinité sainte.
C’est son œuvre, et elle seule y contribue...
Pour Bérulle, les deux plus grands sujets de l’humiliation du Fils de Dieu
sont celui de l’Incarnation... et celui de la Croix: “Contemplons le Fils de
Dieu lorsqu’Il entre dans l’état de ces abaissements. Il part du ciel, des
cieux. Il vient en la terre, non des vivants, mais des mourants. Il y vient pour
y mourir lui-même. Il porte la ressemblance du péché. Il doit habiter au milieu
des pécheurs. Et ce qui est intolérable, il doit porter sur soi les péchés de
tout le monde... Il abaisse sa grandeur dans le néant de l’être créé. Il se
revêt de la nature de l’homme et de l’état d’un enfant, car il est neuf mois
enfant dedans la Vierge. Et c’est ici comme son premier pas et comme son entrée
dans l’abaissement et dans le monde...
Jésus en l’état premier et humble de sa vie est si saintement et si
divinement occupé. Il loue et adore. Il aime et rend grâce. Il voit et accepte
la vie, la croix, la mort, le conseil rigoureux du Père sur lui. C’est le
premier exercice de la vie intérieure et spirituelle de Jésus sitôt qu’il est
formé dans le ventre de sa mère... Cet enfant est Dieu et Agneau de Dieu tout
ensemble. Il est Dieu, Fils de Dieu. Il est homme, Fils de l’homme et il est
homme-Dieu, Agneau de Dieu pour Dieu et pour les hommes...”
Bérulle ne se lasse pas de contempler Jésus dans son Incarnation: “Il a deux
natures, l’une divine, l’autre humaine; l’une propre et l’autre appropriée;
l’une qui lui convient de toute éternité et l’autre depuis cet instant; l’une et
l’autre siennes toutefois, mais l’une est sienne par essence et l’autre est
sienne par amour...
Ô vie du Verbe incréé dans le Père éternel! Ô vie du Verbe incarné dans la
Vierge sa mère!... Ô vie de cet enfant en son Père éternel! Ô vie de cet enfant
en la Vierge sa mère!... Deux vies bien diverses...
La vie qu’il vient de prendre dedans sa mère... est toute nôtre, cette vie
est toute divine. Elle est toute nôtre et les anges n’y ont part que pour
l’adorer. C’est pour nous et non pour eux qu’il est envoyé. C’est pour nous et
non pour eux qu’il vient sur la terre. C’est pour nous et non pour eux qu’il vit
et meurt sur une croix...
Cette vie nouvelle du Verbe éternel est toute nôtre, elle est aussi toute
divine... La divinité environne ce corps et cette âme, les soutient, les pénètre
jusques au plus intime de leur substance... Dieu est en ce petit corps et la
plénitude de la divinité y habite corporellement, et c’est le corps de Dieu
même, et en ce corps précieux et sacré, et sacré par l’onction de la divinité,
Dieu y a mis la vie, la religion et la rédemption de l’univers... Contemplons et
révérons ce petit corps comme le corps de Dieu même, formé de la main de Dieu
pour Dieu, lorsque Dieu, par amour, a voulu avoir un corps à soi, lequel il
n’avait point par sa propre essence.”
“Jésus donc qui entre au monde, et qui a tant d’offices et de qualités semble
les
mettre en oubli, et au
lieu d’icelles, en son premier propos avec son Père,
prend la qualité d’hostie et se présente à lui en cet état. C’est son premier
office envers Dieu, c‘est son premier exercice et il veut être substitué en la
place de toutes les hosties précédentes... Le Fils unique de Dieu entrant en un
nouvel être, offre à Dieu son Père le premier usage de son être, de sa vie, de
sa volonté, les prémices de son cœur et de ses pensées, les premiers fruits de
cet Arbre de Vie dignement planté dans le Paradis de la Vierge, sa volonté
première et dirigeante toutes ses volontés et tous les états de sa vie au
monde...”
Ayons soin, nous dit Bérulle, de “peser les premières actions du Fils de Dieu
venant au monde, et notamment ses premières actions intérieures qui, en cette
qualité sont les plus hautes et les plus importantes, qui sont à la vue, non des
hommes, mais des anges...
La première occupation de Jésus a été vers Dieu son Père, la seconde
occupation de Jésus est avec sa très sainte mère. Il l’a choisie, il l’a
préparée à des choses si grandes et si conjointes avec lui... Saint Jean y aura
sa part pour quelque temps et Saint Joseph après, mais maintenant c’est le Père
seul, c’est la Vierge seule qui ont part à Jésus, et avec lesquels sont ses
occupations, ses délices et ses entretiens...
Jésus, qui connaît cette dignité infinie et de qui la grandeur est la cause
et la source de cette infinité, honore cette maternité selon qu’elle le mérite,
s’honore soi-même en honorant sa mère, et il l’honore selon l’étendue de sa
sapience et de sa puissance, et emploie la sublimité de ses pensées et
inventions célestes sur un sujet si digne et si proche de lui, et dans lequel il
a si grande part et un si grand intérêt...
Il n’y a point eu de temps plus remarquable que celui-ci, où le Fils de Dieu,
commence à être fils de l’homme, et une vierge devient mère de Dieu. C’est le
temps délicieux des prophètes où le ciel envoie sa rosée, où les nuées font
distiller le Juste, où la terre arrosée du ciel s’ouvre pour germer le Sauveur.
C’est le temps de la production la plus grande, la plus heureuse, la plus utile
qui sera jamais. C’est le temps où le ciel et la terre concourent ensemble à
faire un effort de merveilles pour donner le Saint des saints au monde qui en a
si grand besoin. C’est la plénitude des temps, selon les apôtres. C’est le temps
du salut de l’univers et du ravissement du ciel en terre, pour y voir et adorer
les merveilles qui sont en la terre et ne sont point au ciel.”
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