

Marie des Vallées a, de son vivant et pendant les siècles qui ont suivi,
jusqu’à
nos jours, presque toujours
été discréditée, contestée, critiquée... Marie des
Vallées surprend, mais elle ne laisse jamais indifférents ceux qui sont conduits
à l’approcher. Sa vie, ponctuée d’évènements mystiques extraordinaires: visions,
possessions diaboliques, persécutions de toutes sortes, jugements hâtifs et sans
appel, peut surprendre les gens du XXIe siècle, tout autant qu’elle
interpella ceux du XVIIe siècle. Mais tous les prophètes ont-ils pas
été traités de cette façon ?...
Marie des Vallées, pauvre paysanne sans instruction, que Dieu s’est choisie pour
nous inviter à redécouvrir la force de Dieu et sa Lumière, Marie des Vallées,
dévoilée un peu en son temps puis ensevelie sous un silence étonnant, a-t-elle
été spécialement mise en réserve pour nous révéler l’immense et merveilleuse
œuvre de Dieu, à une époque où Dieu a été chassé de chez les siens ou mis à
mort? Marie des Vallées a-t-elle été préparée pour nous mettre en garde contre
les sectes qui se multiplient, et contre les sorcelleries qui se développent et
foisonnent en notre temps comme dans le sien ?
Les phénomènes étranges qui accompagnent Marie des Vallées nous étonnent, et
notre réaction instinctive est de les nier. Pourtant, ne serait-ce pas des
enseignements particulièrement adaptés à notre époque qui retourne au paganisme?
Les visions de Marie nous déconcertent, mais il faut savoir que toutes les
formes qui s’y manifestent, les couleurs, les aspects, sont des symboles que
Dieu utilise pour nous expliquer sa gloire, celle de Jésus-Christ, celle des
saints, tout en ménageant nos fragilités contemporaines du XXIe
siècle, et pour nous révéler sa divinité, l’avenir de l’homme, le pourquoi des
souffrances, la valeur de la Rédemption, le sens de nos prières, etc, etc....
Quoi qu’il en soit, Marie des Vallées, mystique de feu, fut un des plus
puissants soutiens du Royaume de France, plongé, en ce temps-là, dans une grande
décadence des mœurs et les pires abominations.
Pour entrer dans la vie de Marie des Vallées sans répugnance, sans dégoût, et
surtout sans à-priori, il faut se faire humble, très humble. Humble et tout
petit.
Pour comprendre, au moins un peu, la vie étonnante de Marie des Vallées, il est
indispensable de la situer dans le contexte de son époque: siècle de corruption,
d’indifférence, de cynisme, notamment des milieux ecclésiastiques, de la misère
effroyable d’un peuple souffrant et désemparé, de la montée du paganisme, et,
pour couronner le tout, de l’emprise spectaculaire de la sorcellerie et de la
magie noire, emprise qui n’épargne aucun milieu, et sévit même au sein des
monastères. Les trois ordres politiques: noblesse, clergé et tiers-état sont en
gestation. L’apostasie de la France est en germe.
Sur le plan religieux, le Concordat de Bologne (1516), qui subordonne l’Église
de France au roi de France rend les relations avec Rome très difficiles: être
évêque, c’est être soumis au roi de la terre et non plus au Roi du Ciel, avec,
en prime, des biens matériels, et des bénéfices, souvent non négligeables. Le
troupeau, délaissé, n’est plus évangélisé... Marie des Vallées s’élèvera contre
ces pasteurs et leurs pratiques indignes. Les libertés de l’Église gallicane
sont élaborées: le roi est le chef de l’Église de France, et, désormais, le pape
n’a plus de pouvoir disciplinaire sur elle. Mais il y a pire, le Parlement est
chargé de contrôler toutes les activités religieuses, y compris dans les
monastères.
Le XVIIe est resté inscrit dans toutes les mémoires surtout à cause
du Roi
Soleil, lequel ne serait peut-être pas resté le Roi Soleil s’il n’y avait
pas eu les grands écrivains qui ont fait la renommée de la France du Grand
siècle de Louis XIV: Corneille, Boileau, Racine, La Fontaine, La
Rochefoucault, Molière, etc.
En réalité, la grandeur des apparences cachait, hélas! de très graves et
nombreuses faiblesses morales: les débauches étaient grandes, les mœurs en
pleine déliquescence, le libertinage était fréquent. Quant aux duels, ils
pullulaient, car la vanité qui s’étalait partout s’obstinait à vouloir laver
dans le sang, des déshonneurs qui ne l’étaient pas vraiment. La déchéance des
mœurs n’était pas le seul fait des grands. Le clergé et les évêques étaient
sérieusement imprégnés de cette atmosphère nauséabonde. On[1]
a écrit à ce sujet: “Ceux qui, par leur condition, étaient obligés de
travailler au salut des âmes de cette paroisse
[2], faisaient
profession de la perdre, ou étaient en réputation de la plus haute malice et
impiété qui puisse être. À raison de quoi, l’ignorance des choses du salut et
les plus horribles vices y régnaient au dernier point.” Le peuple était
donc, spirituellement et matériellement, le plus souvent abandonné à lui-même.
La France était déjà pays de mission...
Curieusement, c’est du sein de cette lie morale, que des esprits supérieurs,
remplis d’humilité et d’amour de leur Seigneur, vont naître, chargés de
transformer les esprits appesantis par l’esprit du monde. Le XVIIe
siècle fut ainsi le Siècle des saints, malgré la méfiance qui se manifestait
déjà contre les mystiques. C’est le siècle de Bossuet, un des plus grands
orateurs connus; mais c’est aussi le siècle de Vincent de Paul, de Jean Eudes et
de Marie des Vallées, de Bérulle, de Jean-Jacques Olier et d’Agnès de Langeac,
de Charles de Condren, de Marguerite du Saint-Sacrement, et de tant d’autres. Ce
fut aussi le siècle de vrais dévots laïcs, tels Gaston de Renty ou Mr de
Bernières.
À cette époque, l’on voit naître de nouvelles spiritualités chrétiennes. Bérulle
sera un fervent adepte du culte de l’Enfant-Jésus, culte inspiré par Jésus à la
petite carmélite, Marguerite du Saint-Sacrement. Jean Eudes, soutenu par Marie
des Vallées, établira le culte du Cœur Admirable de la Vierge Marie, puis du
Cœur de Jésus et de Marie. Louis-Marie Grignion de Montfort (mort en 1716) avait
eu connaissance des révélations de Marie des Vallées grâce au manuscrit de
Gaston de Renty. Est-ce influencé par cette lecture qu’il annoncera, dans son
Traité de la vraie dévotion à la Vierge Marie, le Règne de la Très Sainte
Vierge Marie et les Apôtres des derniers temps, contemporains des grandes
tribulations ?
Face à l’immoralité ambiante, les consciences sont en alerte, et l’on se soucie
de l’éducation de la jeunesse. C’est à cette époque que Louis XIV crée l’École
publique et gratuite (ou peu coûteuse), avec la participation de nombreux
bienfaiteurs et le soutien du clergé.[3] Allant
dans cette voie, de nouvelles congrégations religieuses se créent: Ursulines,
Oratoriens, Lazaristes, Sulpiciens, Eudistes, etc. Les Jésuites et les
Oratoriens[4] ouvrent
de nombreux collèges.
Mais il y a plus. Les décisions du Concile de Trente, en date de 1563, sont
encore peu appliquées. Grâce aux efforts, entre autres, de Saint Vincent de
Paul, et d’Alain de Solminihac, le saint évêque de Cahors, puis de saint Jean
Eudes et de Jean-Jacques Olier, les séminaires vont commencer à se développer
dans les diocèses.
La sorcellerie est l’application de la Magie considérée comme la science
des
lois de la nature. La Magie doit capter et mettre en œuvre les énergies
présentes dans chaque homme et dans la nature. Si la magie blanche peut nous
paraître (mais paraître seulement) inoffensive[5],
la magie noire est le domaine des sorciers, toujours motivés par une véritable
volonté de puissance. La sorcellerie est dangereuse, car elle met en œuvre des
forces cachées, inférieures, domaine des suppôts de Satan.
La sorcellerie, à cette époque issue de la Renaissance, sévit partout en Europe.
L’Italie, l’Allemagne, et même la France sont particulièrement touchées, et en
1586, le pape Sixte-Quint est contraint de promulguer la bulle “Cœli et terra
creator Deus” qui interdit toutes les pratiques occultes: divination,
astrologie, nécrologie, sorcellerie, etc... Curieusement l’engouement pour ces
pratiques, qui vont de pair avec le relâchement des mœurs, sont en grande
estime dans les milieux cultivés et même dans les couvents... Quant aux peuples,
ils cherchent, par ces moyens, à échapper à leurs misères et à leurs détresses.
La Normandie est une province violemment touchée par le satanisme, spécialement
dans le diocèse de Coutances[6].
Le sinistre bois d’Étenclin était le lieu de sabbats rassemblant des centaines
d’adeptes. Or, cela se passait tout près de l’endroit où vivait Marie des
Vallées. Le Seigneur l’aurait-Il appelée à plonger dans ces enfers pour sauver
les âmes de ces ténèbres horribles [7] ?
Les promesses de la Renaissance, née à la fin du XVe siècle et
continuée durant la première moitié du XVIe siècle environ, ont bien
déçu. L’inquiétude, matérielle ou métaphysique, règne partout. Les guerres
continuelles, les famines, les épidémies de peste, etc, ont créé un climat
rempli d’angoisses. Et, comme pendant toutes les périodes troublées, à côté de
la sorcellerie et du satanisme, les prédictions plus ou moins farfelues vont bon
train. Ainsi, on prévoit pour la France, une nouvelle monarchie; le retour du
Christ est annoncé pour... 1584; les prophéties de Paracelse, en 1530, ou de
Nostradamus, exercent une influence non négligeable sur les hommes de cette
époque. Il faut dire que certains de ces textes ont de quoi troubler, même les
hommes du XXIe siècle. De même les prophéties de Raban Maur (776-856)
couraient toujours au XVIIe siècle, selon lesquelles les Musulmans
rejoindraient l’Église.
Mieux encore: les prophéties de Saint Césaire d’Arles (470-542) sont rééditées
en 1524, décrivant la fin des temps. Un moine de l’abbaye de Prémol (près de
Grenoble), fait débuter en 1870 ce qu’il appelle la grande tempête: la France
sera envahie, trois villes françaises seront détruites, le Vatican aussi. Le
pape sera en fuite, un antipape provoquera un schisme. Surviendra alors le roi
d’Europe, qui, avec le pape instaurera la paix générale... Comme ce XVIIe
siècle ressemble au nôtre !...
Enfin, les phénomènes astronomiques sont aussi étudiés avec passion et
interprétés comme des signes de Dieu: par exemple l’apparition d’une étoile
nouvelle dans la constellation de Cassiopée, ou de la comète observée par Tycho
Brahé..
Le 15 février 1590, Marie des Vallées naissait à Saint-Sauveur-Lendelin, près de
Coutances, en Normandie, de Julien des Vallées et de Jacqueline Germain. Elle
était la troisième enfant du couple. Les parents de Marie étaient croyants, mais
peu pratiquants: l’église était assez éloignée. Dans ce contexte peu favorable,
Marie sentit pourtant très tôt sa mission spirituelle, et curieusement, Dieu lui
ménageait les rencontres nécessaires. Ainsi, c’est un frère Cordelier qui la
prépara à sa première communion qu’elle fit vers l’âge de sept ou huit ans. Elle
reçut également très tôt le sacrement de confirmation, l’évêque regroupant dans
sa cathédrale, quand il le pouvait, c’est-à-dire rarement
[8], toutes les
personnes qui devaient recevoir ce sacrement, sans distinction d’âges. Dès ce
jour, Marie se livra totalement à la sainte volonté de Dieu.
26 avril 1604, le père de Marie meurt. Peu après, le 6 mai 1604, c’est son frère
Nicolas qui décède. Marie et sa mère se retrouvent seules; sa sœur aînée,
Guillemette, était morte quelques années auparavant, en laissant quatre enfants,
et un mari, Gilles Capelain, lequel épousera sa belle-mère le 1er mai 1605. De
ce couple étrange naîtront deux garçons qui mourront très jeunes. Gilles
Capelain était un personnage alcoolique, grossier et violent, et la mère de
Marie mourra deux ans plus tard, suite aux mauvais traitements subis. Marie a
dix sept ans.
Sur les conseils de sa mère mourante, et pour échapper aux avances de son
beau-père ex-beau-frère, Marie se réfugie auprès d’un oncle qui la place chez le
sieur de la Morinière. Malheureusement, le couple mène une telle vie de
débauche, que Marie doit finalement s’enfuir, pour se réfugier chez sa tante,
Jacqueline des Vallées, femme d’Yves de Beuvry. Pour des raisons de conflits
d’intérêts entre les enfants du couple, Marie doit encore partir. Mais après
quelques mois, elle pourra revenir.
La jeunesse de Marie fut un calvaire, et cependant, partout où elle dut passer,
Marie fut comme un signe de Dieu par sa patience, son courage, sa foi et sa
pureté.
Marie a dix-neuf ans. Elle était belle et intelligente, et plusieurs jeunes
hommes demandèrent sa main.
Marie ne se décidait pas, car elle attendait celui
que le Seigneur lui enverrait: elle pensait alors se marier, car dans sa région
on croyait, à l’époque, que le célibat était une malédiction.
Mais bientôt, cependant, Marie pensera à conserver sa virginité, tout en se
demandant si elle faisait bien...
Un jour, elle fut attirée par un jeune homme d’une grande beauté; elle voulut
bien accepter le mariage, à condition qu’ils vivraient comme frère et sœur. Le
jeune homme accepta. Quand il revint, Marie comprit que c’était un ange de Dieu,
et elle déclara : “Je remercie le Fils de Dieu, et vous aussi; dites-Lui, je
vous prie, que je me donne tout à Lui: je Le prie de disposer de moi dans le
temps et dans l’éternité en la façon qui lui sera la plus agréable [9].”
C’est alors qu’un prétendant éconduit eut recours à une sorcière. Le jeune homme
lui communiqua le “charme”, et Marie, durant trois ans, violemment tourmentée,
souffrit de vraies tortures physiques.[10] Marie
des Vallées fut également, à cette époque, la proie de plusieurs satanistes,
dont un prêtre. Marie, victime de charmes puissants se débattait dans des
douleurs telles que sa tante, avec qui elle vivait, l’emmena à Coutances chez
l’évêque du lieu, Mgr de Briroy [11],
qui procéda sur elle à des exorcismes. Ces séances furent très pénibles, et les
exorcistes furent, de leur côté, témoins de manifestations étranges. Marie était
victime non seulement des persécutions démoniaques mais également de sortilèges
lancés par les assemblées de sorciers [12].
On alla jusqu’à faire traduire Marie des Vallées comme sorcière, au Parlement de
Rouen. Après des semaines d’emprisonnement et de sévices terribles, Marie fut
innocentée et libérée. Marie, toujours possédée, retourna à l’évêché avec sa
tante, et les exorcismes purent reprendre, mais toujours douloureusement, les
démons refusant de quitter les lieux. En effet, les sorciers s’étaient ligués
contre Marie. Saint Jean Eudes, qui eut à confesser un sataniste repenti,
relate : “Je connais un homme qui a été malheureusement engagé dans ce
détestable parti, l’espace de dix ans... Il m’a assuré que quand il se fait
quelque ouvrage en la terre qui est à la gloire de Dieu, ses plus grands ennemis
sont les sorciers qui tiennent conseil... pour aviser aux moyens de l’empêcher,
de le détruire... c’est ce qu’ils ont essayé de faire au regard de l’œuvre que
la divine Bonté fait en la sœur Marie.”
On ne peut comprendre la vie de Marie des Vallées, sans tenir compte de cette
information. Les sorciers ne s’avouèrent pas vaincus, et les persécutions se
multiplièrent. Marie comprit alors ce que devait être sa vraie vocation, et elle
s’offrit en victime expiatoire pour tous. Elle savait que pour faire front aux
forces démoniaques, il fallait se mettre dans la situation de faire parfaitement
la volonté de Dieu. La rage de Satan se déploya: elle devait annoncer une aurore
dont elle serait, sans le savoir, le prophète.
Marie réclame à Jésus la grâce de vivre totalement la folie de la Croix.
Dès lors, Marie, croix vivante, fut, par amour, configurée au Christ.
Incontestablement, elle aurait dû servir de modèle de sainteté pour ses
contemporains et pour les hommes des siècles qui suivraient. Or, curieusement,
la leçon qu’elle devait nous donner, et qu’elle donna, fut complètement occultée
après sa mort. Mystère de Dieu... Un jour, alors que Marie se plaignait de son
impuissance, Jésus lui répondit: “Quand il y a une hostie consacrée entre
plusieurs autres non consacrées, il n’y a que celui qui l’a consacrée qui la
discerne; et quand il voudra, il la fera voir et connaître.”
De 1609 à 1614, soit pendant cinq ans, Marie fut l’objet d’attaques constantes
de la part des sorciers, multipliant charmes et maléfices.
Aujourd’hui ces phénomènes nous étonnent moins, mais leur multiplication peut
nous inquiéter, et à juste raison. “La magie noire dispose aujourd’hui de
moyens puissants et ses tenants ont considérablement amélioré leur image de
marque. Quant aux sorciers de bas étage, ils ne sont que l’illustration
dérisoire de la banalisation du mal face à la désertion spirituelle.[13]”
Quoi qu’il en soit, en son temps, c’est à dire au début du XVIIe
siècle, le corps de Marie des Vallées est l’arène où se joue le combat des
ténèbres contre la Lumière. De par la volonté de Dieu les exorcismes ont peu
d’effets sur elle, car elle doit rester possédée autant que Dieu le jugera
utile.
Tout cela peut nous déconcerter, mais nous savons qu’il y a eu, dans l’histoire
de l’Église, un certain nombre de saints possédés ou exceptionnellement
tourmentés par le démon. Parlant d’elle-même, Marie disait: “Pourquoi est-ce
que je suis possédée? D’où vient cela? Je suis bien certaine que je ne me suis
pas donnée à l’esprit malin... Mais,... ni mes parents ni moi n’y avons
contribué; c’est une marque que c’est Dieu même qui a choisi lui-même pour moi
cet état, comme celui qui m’est plus propre pour mon salut.”
Cependant Marie prie pour les sorciers, ses plus cruels ennemis, ceux qu’elle
appelle “les religieux” de Satan. Marie vivait à cette époque près de l’évêché.
En 1614, sa chambre est envahie par des démons hurleurs et vociférants. Marie
les chasse avec des signes de croix et de l’eau bénite. Peu à peu les charmes
décroissent, mais la possession demeure malgré les exorcismes réguliers.
Marie affirme ne pas craindre les démons, “les plus impuissantes de toutes
les créatures.” Il semble que sa mission soit, entre autres, d’anéantir les
effets des sortilèges et de convertir sorciers et libertins. Ainsi, Catherine de
Bar, en religion Mère Mechtilde du Saint Sacrement, fondatrice des Bénédictines
du Saint Sacrement, fut en relation avec Marie des Vallées, car sa communauté de
Paris eut beaucoup à souffrir des sorciers et des sortilèges. Est-ce à cause de
cela que Mère Mechtilde confia à sa congrégation: les Bénédictines du Saint
Sacrement, comme une mission importante, la réparation pour les crimes des
sorciers?
Marie ne désirait que Dieu, son unique amour. Son esprit était perpétuellement
appliqué par l’Esprit de Dieu à la contemplation des mystères de la Passion de
Notre Seigneur Jésus-Christ. Son seul but, c’était le salut de ses frères. En
1615, ou 1616, Marie s’offrit à Dieu: “je renonce de tout mon cœur à ma
propre volonté et me donne à la très adorable volonté de mon Dieu afin qu’elle
me possède si parfaitement que je ne l’offense jamais.”[14] Désormais
Marie sera empêchée de faire ce que Dieu n’a pas décidé pour elle. Ainsi,
pendant trente trois ans environ il lui sera impossible d’aller communier malgré
tout l’amour qu’elle vouait au Saint Sacrement, et elle s’en plaignait
longuement à Jésus:
– Pour avoir votre divine Volonté, faut-il se priver de la communion?
Jésus répondit, parlant de ses saints:
– Non, au contraire. À proportion qu’ils meurent à leur volonté, la communion
les vivifie de la haine qu’ils portent à leur volonté... Ils allument un grand
feu de l’Amour divin qui les consume et anéantit comme le suif et la mèche dans
une chandelle.
– Pourquoi suis-je privée de la communion?
– C’est une autre chose à part. C’est que ma Passion vous a été donnée au
lieu du Saint Sacrement, et que la divine Volonté veut vous faire vivre dans la
mort.
Tout était crucifié en Marie. Un jour Jésus lui confia: “Ceux qui me donnent
leur cœur pour y faire ma demeure, Je leur donne le mien pour y faire la leur.
Ceux qui se donnent à moi, Je Me donne à eux. Ceux qui me donnent leur Volonté,
Je leur donne la mienne, mais il y en a très peu qui Me la donnent.
Marie s’était livrée à Dieu pour l’Église et la Gloire du Christ. Même de cela
la postérité lui tiendra rigueur. Marie sera la cible de nombreux hommes
d’église, au nom de principes qui ne paraissent pas venir de l’Esprit-Saint.
Dieu demande parfois à des saints de vivre des épreuves exceptionnelles,
déconcertantes, et qu’il vaut mieux ne pas trop désirer: elles seraient beaucoup
trop dangereuses pour nous. Mais il y a tant d’âmes à éloigner de l’Enfer. Voici
ce que Marie des Vallées confie: “... L’Amour divin, caché derrière un
rideau, me fit voir, en me les montrant du doigt seulement, un nombre
incalculable d’âmes telles qu’elles sont quand elles sortent des mains du
Créateur, avant d’être souillées par le péché originel. Je les voyais, ornées
d’une si grande beauté que l’homme n’est pas capable de le comprendre et de
l’expérimenter. Oh! je ne m’étonnais pas si Dieu est descendu du Ciel pour
racheter de si belles créatures.”
Elle s’écrie aussi: “Ô beauté incompréhensible des âmes! Ô admirable beauté!
Oh! quelle est cette beauté? Qu’est-ce donc? Je n’en sais rien, car elle est si
merveilleuse qu’il n’y a point de paroles, ni de comparaisons capables d’en
exprimer la moindre partie!”
Pour sauver ces âmes, Marie redouble de prières et supplie Dieu de lui faire
connaître, et subir, les peines de l’Enfer... Le Seigneur ne l’exaucera pas tout
de suite. Mais, en novembre 1617, le dernier jour de l’octave de la fête de
Saint Martin, Marie, épouvantée, “entend” une voix terrible lui dire : “Ce
n’est pas tout, il faut bien passer outre : il faut mourir aujourd’hui et
descendre en Enfer!” Puis une voix plus douce l’encourage : “Allez! C’est
moi qui vous y envoie.”
Marie subit longtemps (probablement plusieurs années) les tourments de l’Enfer,
avec quelques interruptions (notamment de 1618 à 1621) lui permettant de
reprendre des forces. En effet, quoique la nature des tourments de Marie fût
intellectuelle, leurs effets s’en faisaient ressentir sur son corps. L’épreuve
fut terrifiante, et Marie dut subir aussi la déréliction la plus totale:
l’abandon de Dieu, car le péché n’est pas une réalité banale. Ce mystère est
grand et l‘intelligence humaine ne peut le comprendre.
Les peines de Marie des Vallées étaient jusqu’ici intellectuelles. C’est
intellectuellement que Marie subissait la rage, la faim, la mort et le
désespoir. Elle vivait dans le doute et dans des angoisses mortelles. L’épreuve
qui s’annonça à la mi-carême 1621, dépassera de très loin les peines d’Enfer
déjà éprouvées. “C’est un Enfer tout nouveau que l’Amour fera pour elle.[15] ”
Le “mal de douze ans” commence, à la suite du vœu de Marie, afin de
sauver toujours davantage d’âmes : “Je fais vœu de souffrir tout ce que mon
Époux a fait vœu pour moi que je souffre lorsqu’il était sur la Croix.”
Le matin de Noël 1621 Marie fut saisie d’un épouvantable mal de tête ”si
cruel, si horrible... que j’aurais, raconte-t-elle, mieux aimé souffrir
les peines que j’endurais en Enfer. Ce terrible tourment me dura toute la
journée: je l’ai bien éprouvé toujours pendant ce mal de douze ans, mais il
n’était pas si cruel que le premier jour. Et il est à remarquer qu’aussitôt que
je fus prise de ce mal de tête, j’oubliai entièrement la demande que j’en avais
faite. Si je m’en fusse souvenu, cela m’eût donné quelque consolation.[16]”
Au cours de cette épreuve, Marie sera travaillée par sept sortes d’étranges
fièvres figurant les sept péchés capitaux dont elle devait porter la malédiction
pendant douze ans. De nombreux témoignages relatent également la stigmatisation
de Marie des Vallées. Marie vivait la Passion du Christ, “et achevait, en sa
chair ce qui manque aux souffrances du christ, pour son corps qui est l’Église.”
Les épreuves et les souffrances de Marie des Vallées ont été terribles, et
exceptionnelles, et on peut se demander comment une simple femme a pu les
souffrir ? C’est que Marie des Vallées n’était pas seule: la Sainte Vierge la
guidait jusqu’à “la perfection de son sacrifice.” La Vierge Marie était
présente dans la plupart des visions de sa fille de prédilection, comme elle
l’est avec tous ceux qui se conforment à son Fils Jésus et à ses souffrances.
Car Jésus avait prévenu Marie des Vallées que son “mal de douze ans”,
c’était le renouvellement de sa propre Passion.
Ces supplices ne sont pas l’œuvre de la mort, mais de l’Amour. Ils sont
véritablement une participation aux souffrances du Christ dans sa Passion, en
vue de la Rédemption du monde. Et le Christ, voyant l’amour de sa servante, est
“ivre de joie”. Et lorsque le Christ s’adresse à Marie des Vallées, Il
s’adresse à chaque homme dont Il a pris sur Lui toutes les souffrances et toutes
les peines. Il convient aussi de remarquer qu’en Marie, c’est Jésus qui
souffre. Comme chez de nombreux autres mystiques, Jésus, pour poursuivre sa
Passion, investit certaines âmes, et vient souffrir en elles.[17]
Ce qui suit le prouve aisément :
“Le 27 décembre 1619, Marie voit en elle-même Notre Seigneur souffrant plus
cruellement que jamais. Elle en éprouve une telle douleur, une telle compassion
qu’elle appelle la Très Sainte Vierge: ‘Ayez donc pitié de votre divin Fils, lui
dit-elle, retirez-le donc d’ici!’ Au même instant, elle est elle-même subitement
retirée de l’Enfer.”
Ce texte met également en évidence le rôle essentiel de la Sainte Vierge. Le
Père est le “bras”, la Vierge Marie est la “main”. La mission de Marie est de
hâter l’achèvement de l’œuvre de Dieu. La Vierge Marie est chargée d’acheminer
les hommes jusqu’à leur terme. Elle se choisit avec son Fils, des hosties pour
l’élévation du monde. La Vierge Marie avait d’ailleurs dit à Marie des Vallées:
“La Passion est une Messe, et souffrir, c’est y assister.” La Rédemption
du monde est un mystère; la co-rédemption en est un également, tout aussi
impénétrable. C’est ce que semble confirmer le dialogue qui suit, après que
Marie se fût plainte à Jésus de l’excès de ses souffrances:
– “Réjouissez-vous, dit Jésus, car votre récompense est grande dans
les cieux.
– Quelle est cette récompense ?
– C’est le salut des âmes pour lesquelles nous souffrons et que nous
gagnerons au Ciel.”
Avant chaque épreuve, Marie verra Notre-Dame, en larmes, pour lui annoncer de
nouvelles douleurs. Car le cœur de Marie de Vallées ne fait plus qu’un avec le
cœur de la Mère de Jésus, de Jésus qui lui dit, le 8 février 1652: “Voilà
votre cœur. C’est celui de la Mère, mais c’est aussi le vôtre, car, enfin, Moi,
ma Mère et vous, nous n’en avons qu’un que voilà.[18] ”
Marie des Vallées, que l’on appelait couramment la Sœur Marie bien qu’elle ne
fût pas religieuse, fut très probablement stigmatisée à cette époque, car des
traces de plaies sanglantes et douloureuses furent visibles “pendant dix neuf
ans et cinq mois” (selon Saint Jean Eudes).[19] Les
linges ayant essuyé le sang furent d’ailleurs distribués [20] comme
reliques, par Saint Jean Eudes, après la mort de Marie. On en trouve la preuve
dans ses lettres, notamment à Monsieur Mannoury.
Des mystiques que Dieu suscite, on a dit le meilleur et le pire. Marie des
Vallées
ne fut pas une “illuminée” au sens péjoratif du terme. Elle fut,
douloureusement “la fille lumineuse et illuminante de Dieu.” Marie est
au cœur de la Passion du Christ. Sa lumière, c’est la Croix. Pour sauver les
âmes, en communion avec le Christ, elle acceptera d’aller au plus profond de
l’agonie et de la Croix de Jésus. Crucifiée, plongée dans les supplices, elle
n’est pas malheureuse car elle sait qu’elle répond pleinement au dessein de Dieu
sur elle. Sa joie est réelle, mais tellement au-dessus des joies humaines
qu’elle ne peut pas être comprise par le monde qui la juge sans valeur :
“Vous êtes ma Croix vivante, lui dit un jour Jésus. Je me suis revêtu
de votre chair, c’est pourquoi vos souffrances sont d’une valeur presque
infinie.” C’est l’inhabitation du Christ en Marie qui rend ses souffrances
comparables aux siennes. Comme Saint Paul, Marie achève en elle, dans son corps
que le Christ s‘approprie, ce qui manque à la Passion du Christ, pour son Corps
qui est l’Église.
Saint Jean Eudes rapporte une vision à laquelle il assista en 1649.
Le Christ demanda à Marie :
– Qui êtes-vous ?
– Je n’en sais rien.
– Dites, dites, insiste Jésus.
– Je suis la plus misérable des créatures.
– Non, ce n’est pas cela, reprend le Christ.
Alors Marie déclara :
– Le Verbe s’est revêtu de ma chair, et c’est Lui qui souffre en moi.
Oui, c’est cela, la mission de Marie des Vallées.
Émile Dermenghem pense que Marie des Vallées représente “comme la partie pour
le tout, l’ensemble des saints.” Marie figure l’Église au sein de laquelle
chaque chrétien, cellule de ce Mystérieux Corps, doit être configuration au
Christ, quelle que soit sa condition existentielle, parce qu’il y est appelé par
une force plus forte que lui-même. L’homme converti, et donc, rendu à lui-même,
reproduit les œuvres de l’Amour. Jésus est la cause première de la conversion,
les saints y coopèrent comme causes secondes.
Marie des Vallées verra toutes les puissances de son âme agoniser et mourir
l’une après l’autre: d’abord l’esprit, puis la mémoire, ensuite l’entendement,
et enfin la volonté. C’est le travail d’anéantissement de soi qui peut durer de
longues années. Le 8 juillet 1653, c’est, pour Marie, l’expiravit de l’esprit;
le 30 mars 1654, c’est l’expiravit des sens. Marie ne sait plus ce quelle
est devenue. Les sens intérieurs de Marie entrent dans une agonie qui durera
sept ans. C’est la nuit noire décrite par Saint Jean de la Croix. Marie vit des
“incertitudes effroyables” Elle ne sait plus si Dieu existe...
Dorénavant Jésus peut dire à Marie: “Je suis Tout et vous n’êtes que mon
habit dont Je suis revêtu... Mais comme l’habit n’a aucun mouvement que celui
qui lui est donné par la personne qui en est revêtue... ce sera Moi qui serai
Tout et qui ferai tout Cela en vous, et non vous.” Jésus est donc le
mouvement de Marie. Marie est comme un tissu ajusté sur le Corps de Dieu.
Peu de gens ont compris la mission de Marie et l’inhabitation de Jésus en elle.
Elle fut critiquée de toutes les façons, et les polémiques suscitées autour
d’elle furent d’une rare violence, mais “c’est une particularité de l’esprit
des ténèbres que de se servir de la vérité pour proclamer le mensonge...”



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