LA DOULOUREUSE
PASSION
DE N. S. JÉSUS-CHRIST
Pendant qu'on conduisait Jésus à Pilate, le traître
Judas qui ne s'était pas beaucoup éloigné, entendait ce qui se disait dans la
foule, et son oreille était frappée de paroles semblables à celles-ci : “On le
conduit à Pilate ; le grand Conseil a condamné le Galiléen à mort, il doit être
crucifié, on ne le laissera pas en vie, on l'a déjà terriblement maltraité, il
est d'une patience qui confond ; il ne répond rien, il a dit seulement qu'il
était le Messie et qu'il siégerait à la droite de Dieu ; c'est pourquoi on le
crucifiera : s'il n'avait pas dit cela, on n'aurait pas pu le condamner a mort.
Le coquin qui l'a vendu était son disciple, et avait, peu de temps avant, mangé
l'agneau pascal avec lui : je ne voudrais pas avoir pris part à cette action ;
que le Galiléen soit ce qu'il voudra, au moins n'a-t-il pas livré son ami à la
mort pour de l'argent ; vraiment ce misérable mériterait aussi la potence”.
Alors l'angoisse, le remords trop tardif et le désespoir luttaient dans l'âme de
Judas. Satan le poussa à s'enfuir en courant. Le faisceau des trente pièces
d'argent, suspendu à sa ceinture, était pour lui comme un éperon de l'enfer, il
le prit dans sa main pour l'empêcher de le frapper ainsi dans sa course, il
courait en toute hâte, non pas après le cortège pour se jeter aux pieds de Jésus
et demander son pardon au Rédempteur miséricordieux, non pour mourir avec lui,
non pour confesser, plein de repentir, sa faute devant Dieu, mais pour rejeter
loin de lui, en face des hommes, son crime et le prix de sa trahison. Il courut
comme un insensé jusque dans le Temple où plusieurs membres du conseil s'étaient
rendus après le jugement de Jésus. Ils se regardèrent avec étonnement ; puis,
avec un sourire de mépris, ils fixèrent leurs regards hautains sur Judas qui
tout hors de lui, arracha de sa ceinture les trente pièces d'argent, et, les
leur présentant de la main droite, dit dans un violent désespoir : “Reprenez
votre argent avec lequel vous m'avez entraîné à vous livrer le juste : reprenez
votre argent, délivrez Jésus, je romps notre pacte : j'ai péché grièvement, car
j'ai livré le sang innocent”. Mais les prêtres lui témoignèrent tout leur
mépris : ils retirèrent leurs mains de l'argent qu'il leur tendait, comme pour
ne pas se souille : en touchant la récompense du traître, et lui dirent : “Que
nous importe que tu aies péché ! si tu crois avoir vendu le sang innocent, c'est
ton affaire : nous savons ce que nous avons acheté, et nous l'avons trouvé digne
de mort. Tu as ton argent : nous ne voulons plus en entendre parler, etc.”. Ils
lui tinrent ces discours du ton qu'on prend quand on veut se débarrasser d'un
importun, et ils éloignèrent de lui. A ces paroles, Judas fut saisi dune telle
rage et d'un tel désespoir qu'il était comme hors de lui : ses cheveux se
dressaient sur sa tête : il déchira à deux mains la ceinture où étaient les
pièces d'argent, les jeta dans le Temple et s'enfuit hors de la ville.
Je le vis de nouveau courir comme un insensé dans
la vallée d'Hinnom : Satan sous une forme horrible était à ses côtés, et lui
soufflait à l'oreille, pour le porter au désespoir, toutes les malédictions des
prophètes sur cette vallée où les Juifs autrefois avaient sacrifie leurs enfants
aux idoles. Il semblait que toutes ces paroles le montrassent au doigt, comme
par exemple : “Ils sortiront et verront le cadavre de ceux qui ont péché envers
moi, dont le ver ne mourra point, dont le feu ne s'éteindra pas”. Puis il
répétait à ses oreilles : “Caïn, où est Abel, ton frère ? Qu'as-tu fait ? son
sang crie vers moi, tu es maintenant maudit sur la terre, errant et fugitif”.
Lorsqu'il arriva au torrent de Cédron, et vit le mont des Oliviers, il
frissonna, détourna les veux, et entendit de nouveau ces paroles : “Mon ami,
qu'es-tu veut faire ? Judas, tu trahis le Fils de l'homme par un baiser !” Il
fut pénétré d'horreur jusqu'au fond de l'âme, sa raison commença à s'égarer, et
l'ennemi lui souffla à l'oreille : “C'est ici que David a passé le Cédron,
fuyant devant Absalon : Absalon mourut pendu à un arbre ; David a parlé de toi
lorsqu'il a dit : “Ils m'ont rendu le mal pour le bien, la haine pour l'amour.
Que Satan soit toujours à sa droite ; lorsqu'on le jugera, qu'il soit condamné :
que ses jours soient abrégés, et qu'un autre reçoive son épiscopat. Le Seigneur
se souviendra de l'iniquité de ses pères et le péché de sa mère ne sera pas
effacé, parce qu'il a poursuivi le pauvre sans miséricorde, qu'il a livré à la
mort l'affligé. Il a aimé la malédiction : elle viendra sur lui ; il s'est
revêtu de la malédiction comme d'un vêtement elle a pénétré comme l'eau dans ses
entrailles, comme l'huile dans ses os ; elle est autour de lui comme un
vêtement, comme une ceinture dont il est toujours ceint”. Judas, livré à ces
terribles pensées, arriva au sud-est de Jérusalem, au pied de la montagne des
Scandales, en un lieu marécageux, plein de décombres et d'immondices, où
personne ne pouvait le voir : le bruit de la ville arrivait de temps en temps
jusqu'à lui avec plus de force, et Satan lui disait : “Maintenant on le mène à
la mort, tu l'as vendu, sais-tu ce qu'il y a dans la loi : Celui qui aura vendu
une âme parmi ses frères les enfants d'Israël, et qui en aura reçu le prix, doit
mourir de mort. Finis-en, misérable, finis-en !” Alors Judas, désespéré, prit sa
ceinture et se pendit à un arbre qui croissait là dans un creux. sortant de la
terre en plusieurs tiges
:
lors qu'il fut pendu, son corps creva et ses entrailles se répandirent sur la
terre.
On conduisit le Sauveur à Pilate à travers la
partie la plus fréquentée de la ville, laquelle en ce moment fourmillait de
Juifs venus de toutes les parties du pays pour les fêtes de Pâques, sans parler
d'une multitude d'étrangers. Le cortège descendit la montagne de Sion par le
côté du nord, traversa une rue étroite située au bas, puis se dirigea par le
quartier d'Acra, le long de la partie occidentale du Temple, vis-à-vis du grand
forum ou marché. Caïphe, Anne et beaucoup de membres du grand conseil marchaient
devant en habits de fêtes et on portait derrière eux des rouleaux d'écritures ;
ils étaient suivi d'un grand nombre de Scribes et de plusieurs autres Juifs,
parmi lesquels se trouvaient tous les faux témoins et les méchants Pharisiens
qui s'étaient donné le plus de mouvement lors de la mise en accusation de Jésus.
A une petite distance venait le Sauveur entouré d'une troupe de soldats et de
ces six agents qui avaient assisté à son arrestation ; les archers le
conduisaient avec des cordes. La populace affluait de tous les côtés, et se
joignait au cortège avec des cris et des imprécations ; des groupes se
pressaient sur tout le chemin.
Jésus n'était couvert que de sa robe de dessous
toute souillée d'immondices ; la longue chaîne passée autour de son cou frappait
contre ses genoux lorsqu'il marchait, ses mains étaient liées comme la veille,
et les archers le traînaient encore avec des cordes attachées à sa ceinture. Il
allait chancelant, défiguré par les outrages de la nuit, pâle défait, je visage
enflé et meurtri, la barbe et les cheveux en désordre ; et les injures et les
mauvais traitements continuaient sans relâche. On avait ameuté beaucoup de
populace, pour parodier en quelque sorte son entrée royale du Dimanche des
Rameaux. On lui donnait par dérision plusieurs des titres qu'on donne aux rois ;
on jetait sous ses pieds des pierres, des morceaux de bois, de sales haillons ;
on se raillait de mille façons de cette entrée triomphale. Les bourreaux le
traînaient avec leurs cordes par-dessous tous ces objets qui encombraient la
voie, le secouant, le poussant et le maltraitant sans relâche.
Non loin de la maison de Caïphe attendait la sainte
mère de Jésus, serrée dans l'angle d'un bâtiment, avec Jean et Madeleine. Son
âme était toujours avec Jésus ; toutefois, quand elle pouvait l'approcher
corporellement, l'amour ne lui laissait pas de repos, et la poussait sur les
traces de son Fils. Après sa visite nocturne au tribunal de Caïphe, elle était
restée quelque temps au Cénacle, plongée dans une douleur muette ; puis, lorsque
Jésus fut tiré de sa prison pour être de nouveau amené devant ses juges, elle se
leva, mit son voile et son manteau, et sortant la première, elle dit à Madeleine
et à Jean : “Suivons mon Fils chez Pilate ; je veux le voir de mes yeux”. Ils se
rendirent par un chemin détourné à un endroit où devait passer le cortège, et où
ils attendirent. La mère de Jésus savait bien ce que souffrait son Fils, elle
l'avait toujours présent à l'esprit ; toutefois son oeil intérieur ne pouvait le
voir aussi défait et aussi meurtri qu'il l'était par la méchanceté des hommes,
parce que ses douleurs lui apparaissaient adoucies dans un auréole de sainteté,
d'amour et de patience. Mais voici que l'ignominieuse, la terrible réalité
s'offrit à sa vue. C'étaient d'abord les orgueilleux ennemis de Jésus, les
prêtres du vrai Dieu, revêtus de leurs habits de fête, avec leurs projets
déicides et leur âme pleine de malice, de mensonge et de fourberie. Horrible
spectacle ! Les prêtres de Dieu étaient devenus les prêtres de Satan. A leur
suite venaient les faux témoins, les accusateurs sans foi, la populace avec ses
clameurs, puis enfin Jésus, le Fils de Dieu, le Fils de l'homme, le Fils de
Marie, horriblement défiguré et meurtri, enchaîne, frappé, poussé, se traînant
plus qu'il ne marchait, perdu dans un nuage d'injures et de malédictions. Ah !
s'il n'eût pas été le plus misérable, le plus délaissé, le seul priant et aimant
dans cette tempête de l'enfer déchaîné, sa mère ne l'eût jamais reconnu dans cet
état. Quand il s'approcha, elle s'écria en sanglotant : “Hélas ! est-ce là mon
fils ? Ah ! c'est mon fils ; ô Jésus, mon Jésus !” Le cortège passa près d'elle,
le Sauveur lui jeta un regard touchant, et elle perdit connaissance. Jean et
Madeleine l'emportèrent ; mais à peine se fut-elle remise un peu, qu'elle se fit
conduire par Jean au palais de Pilate.
Jésus devait éprouver sur ce chemin comment les
amis nous abandonnent dans le malheur ; car les habitants d'Ophel étaient tous
rassemblés sur son passage, et quand ils virent Jésus si humilié et si défigure,
au milieu des bourreau : qui l'injuriaient et le maltraitaient, ils furent
ébranlés dans leur foi, ne pouvant se représenter ainsi le roi, le prophète, le
Messie, le Fils de Dieu. Les Pharisiens se moquaient d'eux à cause de leur
attachement à Jésus.
“Voilà votre roi, disaient-ils ; saluez-le.
N'avez-vous rien à lui dire, maintenant qu'il va à son couronnement, avant de
monter sur son trône ? Ses miracles sont finis : le grand-prêtre a mis fin à ses
sortilèges” et autres discours de cette sorte. Ces pauvres gens, qui avaient
reçu tant de grâces et de bienfaits de Jésus, furent ébranlés par le terrible
spectacle que leur donnaient les personnages les plus révérés du pays, les
Princes des Prêtres et le Sanhédrin. Les meilleurs se retirèrent en doutant, les
pires se joignirent au cortège autant qu'il leur fut possible ; car les
Pharisiens avaient mis des gardes çà et là pour maintenir la route libre et
empêcher tout mouvement tumultueux.
Au pied de l'angle nord-ouest de la montagne du
Temple
est situé le palais du gouverneur romain Pilate. Il est assez élevé, car on y
arrive par plusieurs degrés de marbre, et il domine une place spacieuse entourée
de galeries où se tiennent des marchands : un corps de garde et quatre entrées,
au couchant au nord, au levant et au midi où se trouve le palais de Pilate,
interrompent cette enceinte du marché qui s'appelle le forum et qui, vers le
couchant s'étend encore au delà de l'angle nord-ouest de la montagne du Temple.
De ce point du forum on peut voir la montagne de
Sion. Il est plus élevé que les rues qui y aboutissent ; dans certains endroits
les maisons des rues voisines s'appuient au coté extérieur de son enceinte. Le
palais de Pilate n'y est pas attenant, mais il en est séparé par une cour
spacieuse. Cette cour a pour porte, vers l'orient, une grande arcade donnant sur
une rue qui mène à la porte des Brebis et ensuite au mont des Oliviers, au
couchant est une autre arcade par où l'on va à Sion, à travers le quartier
d'Acra. De l'escalier de Pilate, on a vue, au nord, par-dessus la cour, jusque
sur le forum, à l'entrée duquel sont des colonnes et quelques sièges de pierre
tournés vers le palais. Les prêtres juifs n'allèrent pas plus loin que ces
sièges, afin de ne pas se souiller en entrant dans le tribunal de Pilate. La
limite qu'ils ne devaient pas franchir était marquée par une ligne tracée sur le
pavé de la cour. Prés de la porte occidentale de la cour était bâti. dans
l'enceinte du marché, un grand corps de garde, se joignant au nord avec le forum
et le prétoire. On appelait prétoire la partie du palais où Pilate rendait ses
jugements. Ce corps de garde était entouré de colonnes : au centre se trouvait
un espace à ciel ouvert, et au-dessous régnaient des prisons où les deux larrons
étaient enfermés. Il y avait là beaucoup de soldats romains. Non loin de ce
corps de garde, près des galeries qui l'entouraient. s'élevait sur le forum même
la colonne où Jésus fut flagellé ; il y en a plusieurs autres dans l'enceinte de
la place, les plus proches servent à infliger les punitions corporelles, les
plus éloignées à attacher des bestiaux mis en vente. Vis-à-vis le corps de garde
s'élève, au-dessus du forum, une terrasse où se trouvent des bancs de pierre ;
c'est comme un tribunal. De ce lieu, appelé Gabbatha, Pilate prononce ses
jugements solennels. L'escalier de marbre qui monte au palais conduit à une
terrasse découverte, d'où Pilate parle aux accusateurs assis sur les bancs de
pierre à l'entrée du forum. Ils peuvent s'entretenir en parlant haut et
distinctement.
Derrière le palais de Pilate sont d'autres
terrasses plus élevées, avec des jardins et une maison de plaisance. Ces jardins
unissent le palais du gouverneur avec la demeure de sa femme, qui s'appelle
Claudia Procle. Derrière ces bâtiments est encore un fossé
qui les sépare de la montagne du Temple. Il y a aussi de ce côté des maisons
habitées par des serviteurs du Temple. Attenant la partie orientale du palais de
Pilate, se trouve ce tribunal du vieil Hérode, où les saints Innocents furent
égorgés dans une cour intérieure. Il y a eu quelque chose de changé dans les
distributions, l'entrée est placée aujourd'hui vers l'orient : il y en a
cependant aussi une pour Pilate au palais duquel elle touche. De ce coté de la
ville courent quatre rues dans la direction de l'ouest ; trois conduisent au
palais de Pilate et au forum, la quatrième passe au nord du forum et mène à la
porte par laquelle on va à Bethsur. Près de cette porte et dans cette rue est la
belle maison que possède Lazare à Jérusalem, et où Marthe a aussi une demeure à
elle. Celle de ces quatre rues qui est la plus voisine du Temple vient de la
porte des Brebis, près de laquelle se trouve, à droite en entrant, la piscine
des Brebis. Cette piscine est adossée à la muraille dans laquelle sont pratiqués
des arcades formant une voûte au-dessus de ses eaux. Celles-ci ont en avant du
mur un écoulement dans la vallée de Josaphat, ce qui fait qu'il y a, en cet
endroit, une espèce de bourbier devant la porte. La piscine est entourée de
quelques bâtiments. C'est là qu'on lave d'abord les agneaux avant de les
conduire au Temple ; ils sont lavés une seconde fois solennellement dans la
piscine de Bethsaïda, au midi du Temple. Dans la seconde rue est une maison qui
a appartenu à sainte Anne mère de Marie, où sa famille et elle se tenaient et
préparaient leurs victimes lorsqu'ils venaient à Jérusalem pour les fêtes. C'est
aussi dans cette maison, si je ne me trompe, que fut célébré le mariage de
Joseph et de Marie.
Le forum, comme je l'ai dit, est plus élevé que les
rues adjacentes, et il y a dans celles-ci des conduits d'eau qui aboutissent à
la piscine des Brebis. Il y a un forum semblable sur la montagne de Sion, devant
l'ancien château de David. Le Cénacle est au sud-est, dans le voisinage, et au
nord se trouvent le tribunal d'Anne et celui de Caïphe. Le château de David est
une forteresse abandonnée, avec des cours, des salles et des écuries vides qu'on
loue à des caravanes et à des étrangers pour eux et leurs bêtes de somme. Cet
édifice est depuis longtemps désert, je le vis déjà dans cet état à l'époque de
la naissance de Jésus-Christ. Le cortège des trois rois avec ses nombreuses
bêtes de somme y fut conduit alors, dès leur entrée dans la ville.
Lorsque je vois dans les temps anciens des palais
et des temples descendre ainsi aux usages les plus vils, je pense toujours à ce
qui arrive aussi de notre temps, où tant de beaux ouvrages de la foi d de la
piété d'une autre époque, tant d'églises et de couvents magnifiques sont
détruits et ravagés, ou employés à des usages mondains, si ce n'est criminels.
La petite église de mon couvent, qui était pour moi le ciel sur la terre, et où
le roi du ciel et de la terre aimait tant à habiter parmi nous, pauvres
pécheresses, dans le Très Saint-Sacrement, est maintenant sans toiture et sans
fenêtres ; on a enlevé toutes les pierres tombales qui s'y trouvaient. Notre
pauvre cloître, où j'étais plus heureuse dans ma cellule, avec ma chaise brisée,
qu'un roi ne peut l'être sur son trône, car je pouvais voir la partie de
l'église où se trouvait le Saint-Sacrement, où sera-t-il dans quelque temps ?
Bientôt on saura à peine en quel lieu tant d'âmes consacrées à Dieu ont prié
pendant une longue suite d'années pour le monde entier et pour toutes les
pauvres âmes délaissées. Mais Dieu le saura, car il n'y a point d'oubli chez
lui ; le passé et l'avenir lui sont présents ; et de même qu'il me fait voir,
présents près de lui, tous les anciens événements, de même tout le bien fait en
des lieux oubliés, tout le mal fait en des lieux souillés et profanés, se
conservent près de lui pour le jour où il faudra lui rendre compte, et où tout
sera rigoureusement payé. Il n'y a point devant Dieu d'acception de lieux et de
personnes ; il tient compte même de la vigne de Naboth. J'ai souvent entendu
dire que notre couvent a été fondé par deux pauvres religieuses, avec une cruche
d'huile et un sac de fèves. Tous les intérêts bien gagnés de ce capital, comme
de tous les capitaux, seront comptés au jour du jugement. On dit souvent qu'une
pauvre âme reste en peine à cause de deux pièces de monnaie injustement acquises
et non restituées ; que Dieu remette leur dette à tous ceux qui se sont jamais
emparés du bien des pauvres et de l'Église et leur donne le repos éternel
.
Il était à peu près six heures du matin. selon
notre manière de compter, lorsque la troupe qui conduisait le Sauveur si
horriblement maltraité arriva devant le palais de Pilate. Anne, Caïphe et les
membres du conseil venus avec eux s'arrêtèrent aux sièges placés entre le marché
et l'entrée du tribunal. Jésus fut traîné par les archers ; quelques pas plus
avant, jusqu'à l'escalier de Pilate. Pilate était sur la terrasse qui faisait
saillie, couché sur une espèce de lit de repos, et ayant devant lui une petite
table trois pieds sur laquelle se trouvaient quelques attributs de sa dignité et
d'autres objets dont je ne me souviens pas. A ses côtés étaient des officiers et
des soldats : on tenait élevés prés de lui les insignes de la puissance romaine.
Les Princes des Prêtres et les Juifs se tenaient loin du tribunal parce
qu'autrement ils auraient contracté une souillure légale : il y avait une limite
tracée qu'ils ne franchirent pas.
Lorsqu'il vit arriver Jésus au milieu d'un si grand
tumulte, il se leva, et parla aux Juifs d'un ton aussi méprisant que pourrait le
faire un orgueilleux général français aux envoyés d'une pauvre petite ville
allemande. “Que venez-vous faire de si bonne heure ? Comment avez-vous mis cet
homme dans un tel état ? Commencez-vous sitôt à écorcher et à immoler vos
victimes ?” Pour eux ils crièrent aux bourreaux : “En avant ! menez-le au
tribunal !” Puis ils répondirent à Pilate : “Écoutez nos griefs contre ce
scélérat ; nous ne pouvons pas entrer dans le tribunal, pour ne pas nous rendre
impurs”. Lorsqu'ils eurent proféré ces paroles à haute voix, un homme de grande
taille et d'un aspect vénérable s'écria, au milieu du peuple qui se pressait
derrière eux dans le forum : “Non, vous ne devez pas entrer dans ce tribunal,
car il est sanctifié par le sang innocent ; lui seul peut y entrer, lui seul
parmi les Juifs est pur comme les innocents qui ont été massacrés là”. Après
avoir ainsi parlé avec beaucoup d'énergie, il se perdit dans la foule. Il
s'appelait Sadoch. C'était un homme riche, cousin d'Obed, le mari de Séraphia,
appelée depuis Véronique ; deux de ses enfants étaient au nombre des saints
Innocents égorges par l'ordre d'Hérode dans la cour du tribunal. Depuis ce
temps, il avait renoncé au monde, et sa femme et lui avaient vécu dans la
continence, comme faisaient les Esséniens. Il avait vu et entendu une fois Jésus
chez Lazare. Lorsqu'il le vit traîné si misérablement au pied de l'escalier de
Pilate, un vif souvenir de ses enfants immolés se réveilla dans son cœur, et il
rendit ce témoignage éclatant de l'innocence du Sauveur. Les accusateurs de
Jésus avaient trop à faire avec Pilate et ils étaient trop irrités de ses
procédés envers eux et de l'humble position qu'il leur fallait garder devant lui
pour pouvoir s'occuper de l'exclamation de Sadoch.
Les archets firent monter à Jésus les degrés de
marbre, et le menèrent ainsi sur le derrière de la terrasse d'où Pilate parlait
aux prêtres juifs. Celui-ci avait beaucoup entendu parler de Jésus. Lorsqu'il le
vit si horriblement défiguré par les mauvais traitements, et conservant
toutefois une expression de dignité que rien ne pouvait effacer, il éprouva un
sentiment de dégoût et de mépris pour les Princes les Prêtres, lesquels
l'avaient fait prévenir d'avance qu'ils amenaient à son tribunal Jésus de
Nazareth, coupable de crimes capitaux, et il leur fit sentir qu'il n'était pas
disposé à le condamner sans preuves, il leur dit d'un ton de maître : “De quoi
accusez-vous cet homme ? Si ce n'était pas un malfaiteur, répondirent-ils avec
humeur, nous ne vous l'aurions pas livré. Prenez-le, répliqua Pilate et jugez-le
selon votre loi. Vous savez, dirent les Juifs, que nous n'avons qu'un droit
restreint lorsqu'il s'agit de la peine capitale”. Les ennemis de Jésus étaient
pleins de violence et de précipitation ; ils étaient pressés d'en finir avec
Jésus avant le temps légal de la fête, afin de pouvoir sacrifier l'agneau
pascal. Ils ne savaient pas que le véritable agneau pascal était celui qu'ils
avaient amené au tribunal du juge idolâtre, au seuil duquel ils ne voulaient pas
se souiller, afin de pouvoir ce jour même célébrer leur Pâque.
Lorsque le gouverneur romain leur enjoignit de
faire connaître leurs griefs, ils présentèrent trois chefs d'accusation
principaux, dont chacun était prouvé par dix témoins ; ils s'efforcèrent surtout
de présenter Jésus à Pilate comme criminel de lèse-majesté, devant par
conséquent être condamné par le gouverneur romain, car dans les causes qui
n'intéressaient que leur loi religieuse et leur temple, ils avaient le droit de
décider eux-mêmes. Ils accusèrent d'abord Jésus d'être un séducteur du peuple
qui troublait la paix publique et incitait à la révolte, et ils produisirent
quelques témoignages à ce sujet. Ils dirent ensuite qu'il a semblait de grandes
réunions d'hommes, qu'il violait le Sabbat, qu'il guérissait le jour du Sabbat.
Ici Pilate les interrogea sur un ton de moquerie : “Vous n'êtes pas malades
apparemment, dit-il, autrement ces guérisons ne vous mettraient pas tellement en
colère”. Ils ajoutèrent qu'il séduisait le peuple par d'horribles enseignements,
qu'il disait qu'on devait manger sa chair et boire son sang pour avoir la vie
éternelle. Pilate fut choqué de l'emportement furieux avec lequel ils
présentaient cette accusation ; il regarda ses officiers en souriant, et adressa
aux Juifs des paroles piquantes, comme celles-ci : “On croirait presque que vous
voulez suivre sa doctrine et obtenir la vie éternelle ; car vous semblez vouloir
manger sa chair et boire son sang”.
Leur deuxième accusation était que Jésus excitait
le peuple à ne pas payer l'impôt à l'empereur. Ici Pilate, en colère, les
interrompit du ton d'un homme chargé spécialement de veiller à ces sortes
d'objets. “C'est un gros mensonge, leur dit-il : je dois savoir cela mieux que
vous”. Les Juifs alors mirent en avant le troisième grief. “Cet homme obscur,
d'extraction basse et équivoque, s'est fait un grand parti, et a dit malheur à
Jérusalem ; il répand en outre parmi le peuple des paraboles à double sens sur
un roi qui prépare les noces de son fils. Un jour la multitude, rassemblée par
lui sur une montagne, voulu le faire roi, mais il a trouvé que c'était trop tôt
et s'est caché. Dans les derniers jours il s'est produit davantage, il s'est
fait préparer une entrée tumultueuse à Jérusalem et il a fait crier : Hosanna au
fils de David ! Béni soit l'empire de notre père David qui arrive ! il s'est
fait rendre les honneurs royaux, car il a enseigné qu'il était le Christ, l'oint
du Seigneur, le Messie, le roi promis aux Juifs, et il se fait ainsi appeler”.
Ces allégations furent encore appuyées par dix témoins.
Lorsqu'il fut dit que Jésus se faisait appeler le
Christ, le Roi des Juifs, Pilate sembla pensif. Il alla de la terrasse dans la
salle du tribunal qui y était attenante, jeta en passant un regard attentif sur
Jésus, et ordonna aux gardes de le lui amener dans la salle. Pilate était un
païen superstitieux, d'un esprit mobile et facile à troubler ; il avait ouï
parler vaguement des enfants de ses dieux qui avaient vécu sur la terré ; il
n'ignorait pas non plus que les prophètes des Juifs leur avaient annoncé depuis
longtemps un oint du Seigneur, un Roi libérateur et Rédempteur, et que beaucoup
de Juifs l'attendaient. Il savait aussi que des rois de l'Orient étaient venus
vers le vieil Hérode, pour rendre hommage à un roi nouveau-né des Juifs, et
qu'Hérode, à cette occasion, avait fait égorger un grand nombre d'enfants. Il
avait bien ouï parler de ces traditions sur un Messie et un Roi des Juifs ; mais
il n'y croyait pas, en païen qu'il était, et, s'il avait cherché à s'en rendre
compte, il se serait figuré, comme les Juifs instruits d'alors et les Hérodiens,
un roi puissant et victorieux. Il lui parut d'autant plus ridicule qu'on accusât
cet homme qui paraissait devant lui dans un tel état d'abaissement et de
souffrance, de s'être donné pour ce Messie et ce Roi. Mais les ennemis de Jésus
avant présenté ceci comme une attaque aux droits de l'empereur, il fit amener le
Sauveur devant lui pour l'interroger.
Pilate regarda Jésus avec étonnement, et lui dit :
“Tu es donc le Roi des Juifs ?” et Jésus répondit : “Dis-tu cela de toi-même, ou
est-ce que d'autres te l'ont dit de moi ?” Pilate choqué que Jésus pût le croire
assez extravagant pour adresser de lui-même une semblable question à un pauvre
homme dans un état si misérable. lui dit avec quelque dédain : “Suis-je un Juif
pour m'occuper de pareilles misères ? Ton peuple et ses prêtres t'ont livré à
moi comme ayant mérité la mort pour cela. Dis-moi ce que tu as fait”. Jésus lui
dit avec majesté : “Mon royaume n'est pas de ce monde. Si mon royaume était de
ce monde, j'aurais des serviteurs qui combattraient pour m'empêcher de tomber
entre les mains des Juifs : mais mon royaume n'est pas de ce monde”. Pilate fut
quelque peu troublé à ces graves paroles, et lui dit d'un ton plus sérieux :
“Es-tu donc roi ?” Jésus répondit : “Comme tu le dis, je suis Roi. Je suis né et
je suis venu dans ce monde pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque est de
la vérité entend ma voix”. Pilate le regarda, et dit en se levant : “La vérité !
Qu'est-ce que la vérité ?” Il y eut encore quelques paroles, dont je ne me
souviens pas bien.
Pilate revint sur la terrasse. Il ne pouvait pas
comprendre Jésus ; mais il voyait bien que ce n'était pas un roi qui pût nuire à
l'empereur, puisqu'il ne prétendait à aucun royaume dans ce monde. Or,
l'empereur s'inquiétait peu des royaumes de l'autre monde. Il cria donc aux
Princes des Prêtres, du haut ce la terrasse : “Je ne trouve aucun crime en cet
homme”. Les ennemis de Jésus s'irritèrent, et ce fut un torrent d'accusations
contre lui. Mais le Sauveur restait silencieux, et priait pour les pauvres
hommes : et lorsque Pilate, se tournant vers lui, lui dit : “N'as-tu rien à
répondre à ces accusations ?” Jésus ne répondit pas un mot au point que Pilate,
surpris, lui dit encore : “Je vois bien qu'ils font des mensonges contre toi”. (au
lieu du mot mensonges, il se servit d'un autre terme que j'ai oublié.)
Mais les accusateurs continuèrent à parler avec
fureur, et dirent : “Comment ! vous ne trouvez pas de crime en lui ? N'est-ce
point un crime que de soulever le peuple, de répandre sa doctrine dans tout le
pays depuis la Galilée jusqu'ici ?”
Lorsque Pilate entendit ce mot de Galilée, il
réfléchit un instant, et dit : “Cet homme est-il Galiléen et sujet d'Hérode ? —
“Oui, répondit-on ; ses parents ont demeuré à Nazareth, et son séjour actuel est
Capharnaüm”. — “Puisqu'il est sujet d'Hérode, répliqua Pilate, menez-le devant
lui : il est ici pour la fête, et peut le juger”. Alors il fit reconduire Jésus
hors du tribunal, et envoya un officier à Hérode, afin de lui faire savoir qu'on
amenait devant lui Jésus de Nazareth, son sujet. Pilate était bien aise de se
dérober ainsi à l'obligation de juger Jésus, car cette affaire lui était
désagréable. Il désirait aussi faire une politesse à Hérode avec lequel il était
brouillé, et qui avait toujours été très curieux de voir Jésus.
Les ennemis du Sauveur, furieux d'être ainsi
renvoyés par Pilate en face de tout le peuple et obligés d'aller devant Hérode,
firent tomber toute leur colère sur Jésus. On le lia de nouveau, et on le
traîna, en l'accablant d'insultes et de coups, à travers la toute qui
remplissait le forum, jusqu'au palais d'Hérode qui n'était pas très éloigné. Des
soldats romains s'étaient joints au cortège.
Pendant le dernier entretien, Claudia Procle, la
femme de Pilate, lui avait fait dire par un domestique qu'elle désirait vivement
lui parler, et, pendant qu'on conduisait Jésus à Hérode, elle se tenait
secrètement sur une haute galerie, et regardait le cortège avec beaucoup de
trouble et d'angoisse.
Pendant tout ce débat, la mère de Jésus, Madeleine
et. Jean s'étaient tenus dans un coin du forum, regardant et écoutant avec une
douleur profonde. Lorsque Jésus fut mené à Hérode, Jean conduisit la sainte
Vierge et Madeleine sur tout le chemin qu'avait suivi Jésus. Ils revinrent ainsi
chez Caïphe, chez Anne, dans Ophel, à Gethsémani, dans le jardin des Oliviers ;
et dans tous les endroits où le Sauveur était tombé, où il avait souffert, ils
s'arrêtaient en silence, pleuraient et souffraient avec lui. La sainte Vierge se
prosterna plus d'une fois, et baisa la terre aux places où son fils était tombé.
Madeleine se tordait les mains, et Jean pleurait, les consolait, les relevait,
les conduisait plus loin. Ce fut là le commencement du saint chemin de la Croix
et des honneurs rendus à la Passion de Jésus, avant même qu'elle ne fût
accomplie. Ce fut dans la plus sainte fleur de l'humanité, dans la mère
virginale du Fils de l'homme, que commença la méditation de l'Église sur les
douleurs de son rédempteur. Dès ce moment, quand il n'était encore qu'à la
moitié de sa voie douloureuse, la mère pleine de grâce arrosait de ses pleurs et
révérait les traces des pas de son fils et de son Dieu. O quelle compassion !
Avec quelle force le glaive tranchant et perçant ne s'enfonça-t-il pas dans son
cœur ! Elle, dont le corps bienheureux l'avait porté, dont le sein bienheureux
l'avait allaité, cette bienheureuse qui avait entendu réellement et
substantiellement le Verbe de Dieu, Dieu lui-même dès le commencement, qui
l'avait conçu et gardé neuf mois sous son cœur plein de grâce, qui l'avait porté
et senti vivre en elle avant que les hommes ne reçussent de lui la bénédiction,
la doctrine et le salut, partageait toutes les souffrances de Jésus, y compris
son violent désir de racheter les hommes par ses douleurs et sa mort. C'est
ainsi que la Vierge pure et sans tâche inaugura pour l'Église le Chemin de la
Croix, pour y ramasser à toutes les places, comme des pierres précieuses, les
inépuisables mérites de Jésus-Christ, pour les cueillir comme des fleurs sur la
route, et les offrir à son Père céleste pour ceux qui ont la foi. Tout ce qu'il
y a jamais eu, et tout ce qu'il y aura jamais de saint dans l'humanité, tous
ceux qui ont soupiré après la rédemption, tous ceux qui ont jamais célébré avec
une compassion respectueuse l'amour et les souffrances du Sauveur, faisaient ce
chemin avec Marie, s'affligeaient, priaient, s'offraient en sacrifice dans le
cœur de la mère de Jésus qui est aussi une tendre Mère pour tous ses frères
réunis par la foi dans le sein de l'Église.
Madeleine était comme hors d'elle-même à force de
douleur. Elle avait un immense et saint amour pour Jésus ; mais lorsqu'elle
aurait voulu verser son âme à ses pieds, comme l'huile de nard sur sa tête, un
horrible abîme s'ouvrait entre elle et son bien-aimé. Son repentir et sa
reconnaissance étaient sans bornes, et quand elle voulait élever vers lui son
cœur, comme le parfum de l'encens, elle voyait Jésus maltraite, conduit à la
mort à cause de ses fautes dont il s'était chargé. Alors ces fautes pour
lesquelles Jésus avait tant à souffrir, la pénétraient d'horreur ; elle se
précipitait dans l'abîme du repentir, sans pouvoir l'épuiser ni le combler ;
elle se sentait de nouveau entraînée par son amour vers son Seigneur et Maître.
et elle le voyait livré aux plus horribles traitements. Ainsi son âme était
cruellement déchirée et ballottée entre l'amour, le repentir, la reconnaissance,
l'aspect de l'ingratitude de son peuple, et tous ces sentiments s'exprimaient
dans sa démarche, dans ses paroles, dans ses mouvements.
Jean aimait et souffrait. Il conduisait pour la
première rois la Mère de son Maître et de son Dieu, qui l'aimait aussi et
souffrait aussi pour lui, sur ces traces du chemin de la Croix où l'Église
devait la suivre, et l'avenir lui apparaissait.
Pendant qu'on conduisait Jésus à Hérode et que là
encore on l'injuriait et on le raillait, je vis Pilate aller vers sa femme,
Claudia Procle ils se rendirent ensemble dans une petite maison située sur une
terrasse du jardin, derrière le palais. Claudia était troublée et vivement émue.
C'était une grande et belle femme, mais pâle. Elle avait un voile qui pendait
derrière elle ; cependant on voyait ses cheveux rassemblés autour de sa tête et
entremêlés de quelques ornements ; elle avait aussi des pendants d'oreilles, un
collier, et sur la poitrine une espèce d'agrafe qui maintenait son long
vêtement. Elle s'entretint longtemps avec Pilate ; elle le conjura par tout ce
qui lui était sacré de ne point faire de mal à Jésus, le Prophète, le Saint des
Saints, et elle lui raconta quelque chose des visions merveilleuses qu'elle
avait eues au sujet de Jésus la nuit précédente.
Pendant quelle parlait, je vis la plupart de ces
visions ; mais je ne me souviens pas bien de la manière dont elles se suivaient.
Je me rappelle toutefois qu'elle vit les principaux moments de la vie de Jésus :
l'Annonciation de Marie la Nativité, l'adoration des bergers et celle des rois,
la prophétie de Siméon et d'Anne, la fuite en Égypte, la tentation dans le
désert, etc. Elle vit un ensemble de tableaux de sa vie publique, si sainte et
si bienfaisante. Il lui apparut toujours environné de lumière, et elle vit la
malice et la cruauté de ses ennemis sous les formes les plus horribles ; elle
vit ses souffrances infinies, sa patience et son amour inépuisables, la sainteté
et les douleurs de sa mère. Ces visions lui donnèrent beaucoup d'inquiétude et
de tristesse, car tous ces objets étaient nouveaux pour elle, elle en était
saisie et pénétrée, et elle voyait plusieurs de ces choses, le massacre des
enfants par exemple et la prophétie de Siméon, se passer dans le voisinage de sa
maison. Pour moi, je sais bien à quel point un cœur compatissant peut être
déchiré par ces visions, car l'on comprend bien ce que doivent éprouver les
autres lorsqu'on l'a ressenti soi-même.
Elle avait souffert toute la nuit, et aperçu plus
ou moins clairement bien des vérités merveilleuses, lorsqu'elle fut réveillée
par le bruit de la troupe qui conduisait Jésus. Lorsqu'elle jeta les yeux de ce
côté, elle vit le Seigneur, l'objet de tous ces miracles qui lui avaient été
montrés, défiguré, meurtri, maltraité par ses ennemis, et traîné par eux à
travers le forum pour être conduit chez Hérode. Son cœur fut bouleversé à cette
vue, et elle envoya aussitôt chercher Pilate, auquel elle raconta dans son
trouble ce qui venait de lui arriver. Elle ne comprenait pas tout, et surtout ne
pouvait pas bien l'exprimer ; mais elle priait, suppliait et adressait à son
mari les instances les plus touchantes.
Pilate était étonné et troublé ; il rapprochait ce
que lui disait sa femme de tout ce qu'il avait recueilli çà et là sur Jésus, se
rappelait la fureur des Juifs, le silence de Jésus, et ses merveilleuses
réponses à ses questions. Il était agité et inquiet ; il céda aux prières de sa
femme, et lui dit : “J'ai déclaré que je ne trouvais aucun crime en cet homme.
Je ne le condamnerai pas, j'ai reconnu toute la malice des Juifs”. Il parla
aussi de ce qui lui avait dit Jésus ; il promit à sa femme de ne pas condamner
Jésus, et lui donna un gage comme garantie de sa promesse. Je ne sais si c'était
un joyau, un anneau ou un cachet. C'est ainsi qu'ils se séparèrent.
Pilate était un homme corrompu, indécis, plein
d'orgueil et de bassesse à la fois : il ne reculait pas devant les actions les
plus honteuses lorsqu'il y trouvait son profit, et en même temps il se livrait
lâchement aux superstitions les plus ridicules lorsqu'il était dans une position
difficile. Cette fois, il était très embarrassé, et il était sans cesse auprès
de ses dieux, auxquels il offrait de l'encens dans un lieu secret de sa maison,
et auxquels il demandait des signes. Une de ses pratiques superstitieuses était
de regarder des poulets manger. Mais toutes ces choses me paraissaient si
horribles, si ténébreuses et si infernales, que j'en détournais la vue avec
dégoût et que je ne puis les redire exactement. Ses pensées étaient confuses, et
Satan lui soufflait tantôt un projet, tantôt un autre. Il songeait d'abord a
délivrer Jésus comme innocent, puis il craignit que ses dieux ne se vengeassent
sur lui, Pilate, s'il sauvait Jésus, qui semblait être une sorte de demi dieu,
et qui pouvait leur faire tort. “Peut-être, se disait-il, c'est une espèce de
dieu des Juifs ; il y a tant de prophéties d'un roi des Juifs qui doit régner
partout, c'est un Roi semblable que les mages de l'Orient sont venus chercher
ici ; il pourrait peut-être s'élever au-dessus des mes dieux et de mon empereur,
et j'aurais une grande responsabilité s'il ne mourait pas. Peut-être sa mort
sera-t-elle le triomphe de mes dieux”. Puis les songes merveilleux de sa femme
lui revenaient à l'esprit, et jetaient un grand poids dans la balance en faveur
de la délivrance de Jésus. Il finit par se décider tout à fait dans ce sens. Il
voulait être juste, mais il ne le pouvait pas, car il avait demandé : “Qu'est-ce
que la vérité ?” et il n'avait pas attendu la réponse : “La vérité, c'est Jésus
de Nazareth, le roi des Juifs”. La plus grande confusion régnait dans ses
pensées ; je n'y pouvais rien comprendre et lui-même ne savait pas ce qu'il
voulait, autrement il n'aurait pas consulté ses poulets.
Le peuple se rassemblait en foule toujours
croissante sur le marche, et dans le voisinage de la rue par laquelle on
conduisait Jésus à Hérode. Les groupes se formaient dans un certain ordre,
d'après les lieux d'où chacun était venue à la fête, et les Pharisiens les plus
haineux de tous les endroits où Jésus avait enseigne étaient prés de leurs
compatriotes, travaillant et excitant contre le Sauveur les gens indécis. Les
soldats romains étaient en grand nombre dans le corps de garde voisin du palais
de Pilate ; tous les postes importants de la ville étaient aussi occupés par
eux.
Le palais du Tétrarque Hérode était situé au nord
du forum, dans la nouvelle ville : il n'était pas éloigné de celui de Pilate.
Une escorte de soldats romains, dont la plupart venaient des pays situés entre
la Suisse et l'Italie, s'était jointe au cortège ; et les ennemis de Jésus,
furieux de toutes les courses qu'on leur faisait faire, ne cessaient d'outrager
le Sauveur et de le faire maltraiter par les, archers. Hérode, averti par
l'envoyé de Pilate, attendait le cortège dans une grande salle où il était assis
sur des coussins formant une espèce de trône. Beaucoup de courtisans et de gens
de guerre se tenaient autour de lui. Les Princes des Prêtres entrèrent par le
péristyle et se placèrent des deux côtés ; Jésus resta sur le seuil. Hérode
était très flatté de ce que Pilate lui reconnaissait, en présence des prêtres
juifs, le droit de juger un Galiléen. Il se réjouissait aussi de voir devant
lui, dans cet état d'abaissement, ce Jésus qui avait toujours dédaigné de se
montrer à lui. Jean avait parlé de Jésus en termes si magnifiques et Hérode
lui-même avait reçu tant de rapports à son sujet des Hérodiens et de tous ses
espions, que sa curiosité était vivement excitée. Il se préparait à lui faire
subir devant ses courtisans et les Princes des Prêtres un interrogatoire prolixe
dans lequel il voulait montrer combien il était habile et bien informé. Pilate
lui avait fait savoir qu'il n'avait trouvé aucun crime dans cet homme, et
l'hypocrite avait vu là un avertissement de traiter froidement les accusateurs,
ce qui redoublait la fureur de ceux-ci. Ils présentèrent tumultueusement leurs
griefs aussitôt qu'ils furent entrés ; mais Hérode regarda Jésus avec curiosité,
et quand il le vit si défait, si meurtri, avec sa chevelure en désordre, son
visage sanglant, son vêtement souillé, ce prince voluptueux et mou ressentit une
pitié mêlée de dégoût. Il proféra un des noms de Dieu (cela ressemblait à
Jéhovah), détourna son visage avec répugnance, et dit aux prêtres :
“Emmenez-le, nettoyez-le ; comment pouvez-vous mettre en ma présence un homme si
sale et si meurtri ?” Les archers emmenèrent Jésus dans le vestibule : on
apporta de l'eau dans un bassin et on le nettoya sans cesser de le maltraiter :
car son visage était couvert de plaies qu'on frotta rudement et brutalement.
Hérode reprocha aux prêtres leur cruauté ; il
semblait qu'il voulût imiter la manière d'agir de Pilate, car il leur dit
aussi : “On voit bien qu'il est tombe entre les mains des bouchers, vous
commencez les immolations avant le temps”, : sur quoi les Princes des Prêtres
reproduisirent avec insistance Leurs plaintes et leurs accusations. Lorsqu'on
ramena Jésus devant lui, Hérode voulut feindre la bienveillance, et lui fit
apporter un verre de vin pour réparer ses forces, mais Jésus secoua la tête et
ne but pas. Hérode parla avec beaucoup d'emphase et longuement ; il répéta à
Jésus tout ce qu'il savait de lui, il lui fit beaucoup de questions et lui
demanda même de faire un prodige ; mais Jésus ne répondait pas un mot et restait
devant lui les veux baissés, ce qui irrita et déconcerta Hérode. Il ne voulut
pourtant pas le laisser voir et continua ses questions. D'abord il chercha à le
flatter : “Je suis peiné de voir peser sur toi des accusations aussi graves ;
J'ai beaucoup entendu parler de toi : sais-tu que tu m'as offensé à Thirza
lorsque tu as délivré, sans ma permission, des prisonniers que j'avais fait
mettre là ; mais tu l'as peut-être fait avec une bonne intention. Maintenant que
le gouverneur romain t'envoie à moi pour te juger, qu'as-tu à répondre à toutes
ces accusations ? “Tu gardes le silence ? On m'a beaucoup parlé de la sagesse de
tes discours et de tes doctrines, je voudrais t'entendre répondre à tes
accusateurs. Que dis-tu ? est-il vrai que tu es le roi des Juifs ? Es-tu le Fils
de Dieu ? Qui es-tu ? On dit que tu as fait de grands miracles : fais-en
quelqu'un devant moi ; il dépend de moi de te faire relâcher. Est-il vrai que tu
as rendu la vue à des aveugles-nés, ressuscite Lazare d'entre les morts ; nourri
des milliers d'hommes avec quelques pains ? Pourquoi ne réponds-tu pas ?
Crois-moi, fais un de tes prodiges, cela te sera utile”. Comme Jésus continuait
à se taire, Hérode parla avec beaucoup de volubilité : “Qui es-tu ? disait-il.
Qui t'a donné cette puissance ? Pourquoi ne la possèdes-tu plus ? Es-tu celui
dont la naissance est racontée d'une manière merveilleuse ? Des rois de l'Orient
sont venus vers mon père pour voir un roi des Juifs nouveau-né ; est-il vrai,
comme on le dit, que cet enfant c'était toi ? As-tu échappé à la mort qui a été
donnée à tant d'enfants ? Comment cela s'est-il fait ? Comment est-on resté si
longtemps sans parler de toi ? Ou bien ne rattachent-on a toi cet événement que
pour faire de toi un roi ? Réponds donc ? Quelle espèce de roi es-tu ? En
vérité, je ne vois rien de royal en toi ! On dit qu'on t'a récemment conduit en
triomphe jusqu'au Temple, qu'est-ce que cela signifie ? Parle donc !
Réponds-moi ! D'où vient que les choses ont pris une telle tournure !”
Tout ce flux de paroles n'obtint aucune réponse de
la part le Jésus. Il me fut expliqué aujourd'hui, comme cela m'avait été déjà
dit précédemment, que Jésus ne lui parla pas, parce qu'il se trouvait excommunié
à raison de son mariage adultère avec Hérodiade et du meurtre de Jean-Baptiste.
Anne et Caïphe profitèrent du mécontentement que lui causait le silence de Jésus
et recommencèrent leurs accusations : ils ajoutèrent qu'il avait traite Hérode
de renard, qu'il avait travaillé depuis longtemps à l'abaissement de la
puissance de sa famille, qu'il avait voulu établir une nouvelle religion et
célébré la Pâque la veille. Hérode, quoique irrité contre Jésus, n'en resta pas
moins fidèle à ses vues politiques. Il ne voulait pas condamner Jésus, car il
éprouvait devant lui une terreur secrète, et il avait souvent des remords du
meurtre de Jean, puis il détestait les Princes des Prêtres qui n'avaient pas
voulu excuser son adultère et l'avaient exclu des sacrifices à cause de ce
crime.
Sur toute chose on ne voulait pas condamner celui
que Pilate avait déclaré innocent, et il convenait à sa politique de se montrer
obséquieux envers le gouverneur en présence des Princes des Prêtres. Il accabla
Jésus de paroles méprisantes, et dit à ses serviteurs et à ses gardes, dont il y
avait bien deux cents dans son palais : “Prenez cet insensé, et rendez à ce roi
risible les honneurs qui lui sont dus ; c'est plutôt un fou qu'un criminel”.
Ils conduisirent donc le Sauveur dans une grande
cour où ils lui prodiguèrent les mauvais traitements et les moqueries. Cette
cour était comprise entre les ailes du palais, et Hérode les regarda pendant
quelque temps du haut d'un toit en terrasse. Anne et Caïphe, qui étaient
toujours derrière lui, essayèrent encore par tous les moyens imaginables de le
pousser à condamner Jésus ; mais Hérode leur dit, de manière à être entendu des
Romains : “Ce serait un crime à moi de le juger”, il voulait dire sans doute :
“un crime contre le jugement de Pilate qui a eu la politesse de l'envoyer devant
moi”.
Les Princes des Prêtres et les ennemis de Jésus
voyant qu'Hérode ne voulait pas entrer dans leurs vues, envoyèrent quelques-uns
des leurs dans le quartier d'Acra pour dire à plusieurs Pharisiens qui s'y
trouvaient de se rendre avec leurs adhérents dans les environs du palais de
Pilate : ils tirent aussi distribuer de l'argent dans la multitude pour la
porter à demander tumultueusement la mort de Jésus. D'autres furent chargés de
menacer le peuple du courroux céleste si on n'obtenait pas la mort de ce
blasphémateur sacrilège. Ils devaient ajouter que si Jésus ne mourait pas, il
s'unirait aux Romains pour anéantir les Juifs, et que c'était là l'empire dont
il avait toujours parlé. Ailleurs ils répandaient le bruit qu'Hérode l'avait
condamné, mais ils ajoutaient que le peuple devait exprimer sa volonté ; qu'on
craignait les partisans de Jésus ; que s'il était délivré, la fête serait
troublée par eux et par les Romains, avec l'aide desquels ils exerceraient une
cruelle vengeance. Ils répandirent ainsi les bruits les plus contradictoires et
les plus propres à inquiéter, afin d'irriter et de soulever le peuple :
quelques-uns d'entre eux, pendant ce temps, donnaient de l'argent aux soldats
d'Hérode, afin qu'ils maltraitassent Jésus jusqu'à le faire mourir, car ils
désiraient qu'il perdit la vie avant que Pilate pût le mettre en liberté.
Pendant que les Pharisiens complotaient ainsi,
Notre Seigneur avait à souffrir les brutalités d'une soldatesque grossière à
laquelle Hérode l'avait livré. Ils le poussèrent dans la cour, et l'un d'eux
apporta un grand sac blanc qui se trouvait dans la chambre du portier et où il y
avait eu autrefois du coton. On y fit un trou à coups d'épée et on le jeta avec
de bruyants éclats de rire sur la tête de Jésus. Un autre de ces soldats apporta
un lambeau d'étoffe rouge qu'on lui passa autour du cou ; le sac lui tombait sur
les pieds. Alors ils s'inclinèrent devant lui, le poussant, l'injuriant,
crachant sur lui, le frappant au visage, parce qu'il n'avait pas voulu répondre
à leur roi, lui rendant mille hommages dérisoires, lui jetant de la boue, le
tirant comme pour le faire danser ; puis, l'ayant jeté par terre, ils le
traînèrent dans une rigole qui faisait le tour de la cour de sorte que sa tête
sacrée frappait contre les colonnes et les angles des murailles : ils le
relevèrent ensuite et recommencèrent leurs insultes.
Il y avait là environ deux cents soldats et
serviteurs d'Hérode appartenant à différents pays, et chacun d'eux se faisait
gloire d'imaginer quelque nouvel outrage pour Jésus. Ils faisaient tout cela
précipitamment, en se poussant les uns les autres et au milieu des huées.
Quelques-uns étaient gagnés par les ennemis du Sauveur pour assener des coups de
bâton sur sa tête sacrée. Jésus les regardait avec un sentiment de compassion.
La douleur lui arrachait des soupirs et des gémissements, mais ils en prenaient
occasion pour le railler en contrefaisant sa voix ; à chaque nouvel outrage, ils
éclataient de rire, et aucun n'avait pitié de lui. Su tête était tout
ensanglantée et je le vis tomber trois fois sous leurs bâtons ; mais je vis
aussi au-dessus de lui des anges en pleurs qui lui oignaient la tête, et il me
fut révélé que sans cette assistance d'en haut, les coups qui lui étaient portés
auraient été mortels. Les Philistins qui tourmentèrent Samson aveugle dans la
carrière de Gaza étaient moins violents et moins cruels que ces hommes.
Le temps pressait ; les Princes des Prêtres
devaient bientôt se rendre au Temple. et lorsqu'ils surent que tout était
disposé suivant leurs instructions, ils prièrent encore une fois Hérode de
condamner Jésus. Mais celui-ci qui avait ses vues relativement à Pilate lui
renvoya Jésus revêtu de son vêtement de dérision.
Ce fut avec un redoublement de fureur que les
ennemis de Jésus le ramenèrent d'Hérode à Pilate. Ils étaient honteux de revenir
sans l'avoir fait condamner au lieu ou il avait déjà été déclaré innocent. Aussi
prirent-ils un autre chemin deux fois plus long, pour le montrer dans son
humiliation à une autre partie de la ville, pour pouvoir le maltraiter d'autant
plus longtemps, et aussi pour laisser à leurs agents le temps de travailler les
masses selon leurs vues. Ce chemin était plus rude et plus inégal, et tant qu'il
dura, les archers maltraitèrent Jésus. Le long vêtement qu'on lui avait mis
l'empêchait de marcher, il tomba plusieurs fois dans la boue, et fut relevé à
coups de pied et à coups de bâton sur la tête ; il eut à subir des outrages
infinis, tant de la part de ceux qui le conduisaient que de la part du peuple
rassemblé sur la route. Pour lui, il demandait à Dieu de ne pas en mourir, afin
d'accomplir sa Passion et notre Rédemption.
Il était environ huit heures un quart lorsque le
cortège arriva au palais de Pilate par un autre côté (probablement le côté
oriental), en traversant le forum. La foule était très nombreuse ; tous
étaient groupés selon les pays auxquels ils appartenaient ; les Pharisiens
couraient parmi le peuple et l'excitaient. Pilate, se souvenant de la sédition
des zélateurs Galiléens à la dernière Pâque, avait rassemblé à peu près un
millier d'hommes, qui occupaient le prétoire, le corps de garde, les entrées du
forum et celles de son palais.
La sainte Vierge, sa sœur aînée Marie, fille
d'Héli, Marie, fille de Cléophas. Madeleine, et plusieurs autres des saintes
femmes
,
au nombre de vingt, se tenaient dans un lieu où elles pouvaient tout entendre.
Jean s'y trouvait aussi au commencement. Jésus, couvert de son manteau de
dérision, était conduit à travers les huées de la populace : car les Pharisiens
avaient rassemblé sur son passage tout ce qu'il y avait de plus vil et de plus
pervers dans le peuple et ils lui donnaient l'exemple de l'insulte et de
l'outrage. Un serviteur d'Hérode était déjà venu dire à Pilate que son maître
était très reconnaissant de sa déférence : mais, ajoutait-il, n'ayant vu qu'un
fou stupide dans le célèbre Galiléen, il l'avait traité comme tel, et le lui
renvoyait. Pilate fut satisfait de ce qu'Hérode avait fait comme lui, et n'avait
pas condamné Jésus. Il lui fit faire de nouveau ses compliments et ils devinrent
amis, d'ennemis qu'ils étaient depuis que l'aqueduc s'était écroulé
.
La sœur vit la nouvelle de cet événement portée par
des disciples à Thimnath-Serah. dans la Samarie, où Jésus enseignait. ce même 8
janvier (26 Thébet). Lorsque Jésus se rendit de la à Hébron pour consoler la
famille de Jean, elle le vit le 13 Janvier (25 Thébet) guérir à Ophel beaucoup
d'ouvriers blessés par cet écroulement. Il a été question plus haut de la
reconnaissance de ces pauvres gens. L'inimitié d'Hérode contre Pilate s'accrut
encore à l'occasion de la vengeance que celui-ci tira des partisans d'Hérode à
l'occasion de cette trahison de ses architectes. Nous tirerons quelques
renseignements à ce sujet des communications de la sœur. Le 25 mars (7 Nisan) de
la seconde année de la prédication, Lazare avertit le Sauveur et les siens, dans
un lieu voisin de Béthulie, que Judas de Gaulon va exciter une Insurrection
contre Pilate. Le 28 mars (10 Nisan), Pilate proclame à Jérusalem un Impôt sur
le Temple, en partie pour couvrir les frais des bâtisses écroulées, et il
s'élève une sédition parmi les partisans galiléens de Judas de Gaulon, zélateur
de liberté, qui, sans le savoir, était, ainsi que tous les siens, un instrument
des Hérodiens. Les hérodiens étaient une société semblable à ce que sont
aujourd'hui les francs-maçons. Le 30 mars (12 Nisan), Jésus est dans le Temple
de Jérusalem avec les apôtres et trente disciples ; il enseigne vers dix heures
du matin, revêtu d'une robe brune galiléenne. Ce même jour a lieu l'insurrection
de Judas de Gaulon contre Pilate ; les séditieux délivrent cinquante de leurs
adhérents emprisonnés l'avant-veille, et tuent plusieurs Romains. Le 6 avril (19
Nisan), Pilate fait attaquer et égorger, dans le Temple, par des Romains
déguisés un grand nombre de Galiléens au moment où ils présentaient leurs
offrandes ; Judas de Gaulon est tué. Pilate se vengea ainsi sur Hérode, dans la
personne de ses sujets et de ses partisans ; mais leur inimité prit fin lorsque
Pilate envoya Jésus à Hérode, pour être jugé par lui.
Jésus fut conduit de nouveau devant la maison de
Pilate. Les archers lui firent monter l'escalier avec leur brutalité
accoutumée ; mais il s'embarrassa dans son vêtement, et tomba sur les degrés de
marbre blanc qui se teignirent du sang de sa tête sacrée. Les ennemis de Jésus
qui avaient repris leurs places à l'entrée du forum, rirent de sa chute ainsi
que la populace, et les archers le frappèrent à coups de pied pour qu'il se
relevât. Pilate était appuyé Sur Son siège, qui ressemblait à un petit lit de
repos ; la petite table était devant lui ; comme précédemment il était entouré
d'officiers et d'hommes tenant des écritures. Il s'avança sur la terrasse, et
dit aux accusateurs de Jésus : “Vous m'avez livré cet homme comme un agitateur
du peuple ; je l'ai interrogé devant vous, et je ne l'ai point trouvé coupable
de ce que vous lui imputiez. Hérode ne l'a point trouvé criminel non plus, car
je vous ai envoyés à lui, et je vois qu'il n'a point porté de sentence de mort.
Je vais donc le faire fouetter et le renvoyer”. De violents murmures s'élevèrent
parmi les Pharisiens et les distributions d'argent parmi le peuple se firent
avec une nouvelle activité. Pilate accueillit ces démonstrations avec un grand
mépris, et y répondit par des paroles piquantes. Il leur demanda, entre autres
choses, s'ils ne verraient pas aujourd'hui verser assez de sang innocent dans
leurs immolations d'agneaux.
Or, c'était le temps où le peuple venait devant
lui, avant la célébration de la fête, pour lui demander, d'après une ancienne
coutume, la délivrance d'un prisonnier. Les Pharisiens avaient envoyé d'avance
leurs agents pour exciter la foule à ne pas demander la délivrance de Jésus,
mais son supplice. Pilate espérait qu'on lui demanderait de rechercher Jésus, et
il imagina de donner le choix entre lui et un affreux scélérat, nommé Barabbas,
que tout le peuple avait en horreur et qui était déjà condamné à mort. Il avait
commis un meurtre dans une sédition. et je l'ai vu se rendre coupable de bien,
autres crimes ; il s'était livré à des sortilèges, et avait arraché à des femmes
enceintes le fruit qui était encore dans leurs entrailles. J'ai oublié le reste.
Il y eut un mouvement parmi le peuple sur le forum : un groupe s'avança ayant en
tête ses orateurs, qui crièrent à Pilate : “Faites ce que vous avez toujours
fait pour la fête”. Pilate leur dit : “C'est la coutume que je vous délivre un
criminel à la Pâque. Qui voulez-vous que Je vous délivre : Barabbas, ou Jésus,
le Roi des Juifs, Jésus, qu'on dit être l'oint du Seigneur ?”
Pilate, toujours indécis, appelait Jésus roi des
Juifs, parce que cet orgueilleux Romain voulait leur témoigner son mépris en
leur attribuant un si pauvre roi qu'il mettait en concurrence avec un assassin ;
mais il lui donnait aussi ce nom par une sorte de persuasion que Jésus pouvait
être en effet le Roi miraculeux, le Messie promis aux Juifs, puis il cédait à ce
pressentiment qu'il avait de la vérité, parce qu'il sentait bien que les Princes
des Prêtres étaient pleins d'envie contre Jésus qu'il considérait comme
innocent. A cette demande de Pilate, il y eut quelque hésitation dans la
multitude, et quelques voix seulement crièrent : “Barabbas !” Pilate ayant été
appelé par un serviteur de sa femme, quitta un instant la terrasse, et le
serviteur lui montra le gage qu'il avait donné, en lui disant : “Claudia Procle
vous rappelle votre promesse de ce matin”. Pendant ce temps, les Pharisiens et
les Princes des Prêtres étaient dans une grande agitation ; ils se rapprochaient
du peuple, menaçaient et ordonnaient ; mais ils avaient peu à faire pour
l'exciter. Marie, Madeleine, Jean et les saintes femmes se tenaient dans un coin
du forum, tremblant et pleurant. Quoique la mère de Jésus sût bien que sa mort
était le seul moyen de salut pour les hommes, elle était pleine d'angoisse et de
désir de l'arracher au supplice ; de même que Jésus, devenu homme et destiné au
supplice de la croix par sa libre volonté, n'en souffrait pas moins comme un
homme ordinaire toutes les peines et les tortures d'un innocent conduit à la
mort et horriblement maltraité, de même Marie souffrait toutes les douleurs que
peut ressentir une mère à la vue d'un fils vertueux et saint, ainsi traité par
un peuple ingrat et cruel. Elle et ses compagnes tremblaient, se désolaient,
espéraient, et Jean s'éloignait souvent d'elles pour voir s'il n'aurait pas
quelque bonne nouvelle à leur rapporter. Marie priait pour qu'un si grand crime
ne s'achevât pas. Elle disait comme Jésus au jardin des Oliviers : “Si cela est
possible, que ce calice s'éloigne”.
Elle espérait encore un peu parce que le bruit
courait dans le peuple que Pilate voulait délivrer Jésus. Non loin d'elle
étaient des groupes de gens de Capharnaüm que Jésus avait guéris et enseignés,
ils faisaient semblant de ne pas la connaître, et regardaient à la dérobée les
malheureuses femmes cachées sous leurs voiles. Mais Marie pensait, et tous
pensaient comme elle, que ceux-ci, du moins, repousseraient certainement
Barabbas, pour avoir leur bienfaiteur et leur sauveur. Il n'en fut pourtant pas
ainsi.
Pilate avait renvoyé son gage à sa femme pour lui
indiquer qu'il voulait tenir sa promesse. Il s'avança de nouveau sur la
terrasse, et s'assit auprès de la petite table. Les Princes des Prêtres avaient
aussi repris leurs sièges, et Pilate cria de nouveau : “Lequel des deux dois-je
vous délivrer ?” Ici s'éleva un cri général dans tout le forum : “Nous ne
voulons point celui-ci ; donnez-nous Barabbas !” Pilate dit encore : “Que
dois-je donc faire de Jésus, qui est appelé le Christ, le Roi des Juifs ?” Tous
crièrent tumultueusement : “Qu'il soit crucifié ! Qu'il soit crucifié !” Pilate
demanda pour la troisième fois : “Mais qu'a-t-il fait de mal ? Je ne trouve
point en lui de crime qui mérite la mort. Je vais le faire fouetter et le
laisser aller”. Mais le cri : “Crucifiez-le ! Crucifiez-le !” éclata partout
comme une tempête infernale ; les Princes des Prêtres et les Pharisiens
s'agitaient et criaient comme des furieux. Alors le faible Pilate délivra le
malfaiteur Barabbas, et condamna Jésus à la flagellation.
Pilate, ce juge lâche et irrésolu, avait fait
entendre plusieurs fois ces paroles pleines de déraison : “Je ne trouve point de
crime en lui : c'est pourquoi je vais le faire flageller et ensuite le mettre en
liberté”. Les Juifs, de leur côté, continuaient de crier : “Crucifiez-le !
Crucifiez-le !” Toutefois Pilate voulut encore essayer de faire prévaloir sa
volonté, et il ordonna de flageller Jésus à la manière des Romains. Alors les
archers, frappant et poussant Jésus avec leurs bâtons, le conduisirent sur le
forum à travers les flots tumultueux d'une populace furieuse. Au nord du palais
de Pilate, à peu de distance du corps de garde, se trouvait, en avant d'une des
halles qui entouraient le marché, une colonne où se faisaient les flagellations.
Les exécuteurs vinrent avec des fouets, des verges et des cordes, qu'ils
jetèrent au pied de la colonne. C'étaient six hommes bruns, plus petits que
Jésus, aux cheveux crépus et hérissés, à la barbe courte et peu fournie. Ils
portaient pour tout vêtement une ceinture autour du corps, de méchantes sandales
et une pièce de cuir, ou de je ne sais quelle mauvaise étoffe ouverte sur les
côtés comme un scapulaire et couvrant la poitrine et le des ; ils avaient les
bras nus. C'étaient des malfaiteurs des frontières de l'Égypte, condamnés pour
leurs crimes à travailler aux canaux et aux édifices publics, et dont les plus
méchants et les plus il nobles remplissaient les fonctions d'exécuteurs dans le
prétoire. Ces hommes cruels avaient déjà attaché à cette même colonne et fouetté
jusqu'à la mort de pauvres condamnés. Ils ressemblaient à des bêtes sauvages ou
à des démons, et paraissaient à moitié ivres. Ils frappèrent le Sauveur à coups
de poing, le traînèrent avec leurs cordes, quoiqu'il se laissât conduire sans
résistance, et l'attachèrent brutalement à la colonne. Cette colonne était tout
à fait isolée et ne servait de support à aucun édifice. Elle n'était pas très
élevée, car un homme de haute taille aurait pu' en étendant le bras, en
atteindre la partie supérieure qui était arrondie et pourvue d'un anneau de fer.
Par derrière. A la moitié de sa hauteur se trouvaient encore des anneaux ou des
crochets. On ne saurait exprimer avec quelle barbarie ces chiens furieux
traitèrent Jésus en le conduisant là ; ils lui arrachèrent le manteau dérisoire
d'Hérode, et le jetèrent presque par terre. Jésus tremblait et frissonnait
devant la colonne. Quoique se soutenant à peine, il se hâta d'ôter lui-même ses
habits avec ses mains enflées et sanglantes. Pendant qu'ils le frappaient et le
poussaient, il pria de la manière la plus touchante, et tourna la tête un
instant vers sa mère, qui se tenait, navrée de douleur, dans le coin d'une des
salles du marché, et, comme il lui fallut ôter jusqu'au linge qui ceignait ses
reins, il dit en se tournant vers la colonne pour cacher sa nudité : “Détournez
vos yeux de moi”. Je ne sais s'il prononça ces paroles ou s'il les dit
intérieurement, mais je vis que Marie l'entendit : car, au même instant, elle
tomba sans connaissance dans les bras des saintes femmes qui l'entouraient.
Jésus embrassa la colonne ; les archers lièrent ses mains élevées en l'air
derrière l'anneau de fer qui y était figé, et tendirent tellement ses bras en
haut, que ses pieds, attachés fortement au bas de la colonne, touchaient à peine
la terre. Le Saint des Saints, dans sa nudité humaine fut ainsi étendu avec
violence sur la colonne des malfaiteurs, et deux de ces furieux, altérés de son
sang. commencèrent à flageller son corps sacré de la tête aux pieds. Les
premières verges dont ils se servirent semblaient de bois blanc très dur ;
peut-être aussi étaient ce des nerfs de bœuf ou de fortes lanières de cuir
blanc.
Notre Sauveur, le Fils de Dieu, vrai Dieu et vrai
homme, frémissait et se tordait comme un ver sous les coups de ces misérables ;
ses gémissements doux et clairs se faisaient entendre comme une prière
affectueuse sous la bruit des verges de ses bourreaux. De temps en temps, le cri
du peuple et des Pharisiens venait comme une sombra nuée d'orage étouffer et
emporter ces plaintes douloureuses et pleines de bénédictions ; on criait :
“Faites-le mourir ! Crucifiez-le !” Car Pilate était encore en pourparlers avec
le peuple ; et quand il voulait faire entendre quelques paroles au milieu du
tumulte populaire, une trompette sonnait pour demander un instant de silence.
Alors on entendait de nouveau le bruit des rouets, les sanglots de Jésus, les
imprécations des archers et le bêlement des agneaux de Pâques, qu'on lavait à
peu de distance, dans la piscine des Brebis. Quand ils étaient lavés, on les
portait, la bouche enveloppée, jusqu'au chemin qui menait au Temple, afin qu'ils
ne se salissent pas de nouveau, puis on les conduisait à l'extérieur vers la
partie occidental où ils étaient encore soumis à une ablution rituelle. Ce
bêlement avait quelque chose de singulièrement touchant. C'étaient les seules
voix à s'unir aux gémissements du Sauveur.
Le peuple juif se tenait à quelque distance du lieu
de la flagellation. Les soldats romains étaient postés en différents endroits et
surtout du côté du corps de garde. Beaucoup de gens de la populace allaient et
venaient, silencieux ou l'insulte à la bouche ; quelques-uns se sentirent
touchés, et il semblait qu'un rayon partant de Jésus les frappait. Je vis
d'infâmes jeunes gens presque nus, qui préparaient des verges fraîches près du
corps de garde, d'autres allaient chercher des branches d'épine. Quelques
archers des Princes des Prêtres s'étaient mis en rapport avec les bourreaux, et
leur donnaient de l'argent. On leur apporta aussi une cruche pleine d'un épais
breuvage rouge, dont ils burent jusqu'à s'enivrer. Au bout d'un quart d'heure,
les deux bourreaux qui flagellaient Jésus furent remplacés par deux autres. Le
corps du Sauveur était couvert de taches noires, bleues et rouges, et son sang
coulait par terre ; il tremblait et son corps était agité de mouvements
convulsifs. Les injures et les moqueries se faisaient entendre de tous côtés.
Il avait fait froid cette nuit ; depuis le matin
jusqu'à présent, le ciel était resté couvert : par intervalles, il tombait un
peu de grêle, au grand étonnement du peuple. Vers midi, le ciel s'éclaircit et
le soleil brilla.
Le second couple de bourreaux tomba avec une
nouvelle rage sur Jésus ; ils avaient une autre espèce de baguettes ; s'étaient
comme des bâtons d'épines avec des nœuds et des pointes. Leurs coups déchirèrent
tout le corps de Jésus ; son sang jaillit à quelque distance, et leurs bras en
étaient arrosés. Jésus gémissait, priait et tremblait. Plusieurs étrangers
passèrent dans le forum sur des chameaux, et regardèrent avec effroi et avec
tristesse, lorsque le peuple leur expliqua ce qui se passait. C'étaient des
voyageurs, dont quelques-uns avaient reçu le baptême de Jean ou entendu les
sermons de Jésus sur la montagne. Le tumulte et les cris ne cessaient pas près
de la maison de Pilate.
De nouveaux bourreaux frappèrent Jésus avec des
fouets : c'étaient des lanières, au bout desquelles étaient des crochets de fer
qui enlevaient des morceaux de chair à chaque coup. Hélas ! qui pourrait rendre
ce terrible et douloureux spectacle ? Leur rage n'était pourtant pas encore
satisfaite : ils délièrent Jésus et l'attachèrent de nouveau, le des tourné à la
colonne. Comme il ne pouvait plus se soutenir, ils lui passèrent des cordes sur
la poitrine, sous les bras et au-dessous des genoux, et attachèrent aussi ses
mains derrière la colonne. Tout son corps se contractait douloureusement : il
était couvert de sang et de plaies. Alors ils fondirent de nouveau sur lui comme
des chiens furieux. L'un d'eux tenait une verge plus déliée, dont il frappait
son visage. Le corps du Sauveur n'était plus qu'une plaie ; il regardait ses
bourreaux avec ses yeux pleins de sang, et semblait demander merci ; mais leur
rage redoublait, et les gémissements de Jésus devenaient de plus en plus
faibles.
L'horrible flagellation avait duré près de trois
quarts d'heure, lorsqu'un étranger de la classe inférieure, parent de l'aveugle
Ctésiphon guéri par Jésus, se précipita vers le derrière de la colonne avec un
couteau en forme de faucille ; il cria d'une voir indignée : “Arrêtez ! ne
frappez pas cet innocent jusqu'à le faire mourir !” Les bourreaux, qui étaient
ivres, s'arrêtèrent, étonnes ; il coupa rapidement les cordes assujetties
derrière la colonne qui retenaient Jésus, puis il s'enfuit et se perdit dans la
foule. Jésus tomba presque sans connaissance au pied de la colonne sur la terre
toute baignée de son sang. Les exécuteurs le laissèrent là, s'en allèrent boire,
et appelèrent des valets de bourreau, qui étaient occupés dans le corps de garde
à tresser la couronne d'épines.
Comme Jésus, couvert de plaies saignantes,
s'agitait convulsivement au pied de la colonne, je vis quelques filles perdues,
à l'air effronté, s'approcher de lui en se tenant par les mains. Elles
s'arrêtèrent un moment et le regardèrent avec dégoût. Dans ce moment, la douleur
de ses blessures redoubla et il leva vers elles sa face meurtrie. Elles
s'éloignèrent, et les soldats et les archers leur adressèrent en riant des
paroles indécentes.
Je vis à plusieurs reprises, pendant la
flagellation, des anges en pleurs entourer Jésus, et j'entendis sa prière pour
nos péchés, qui montait constamment vers son Père au milieu de la grêle de coups
qui tombait sur lui. Pendant qu'il était étendu dans son sang au pied de la
colonne, je vis un ange lui présenter quelque chose de lumineux qui lui rendit
des forces. Les archers revinrent et le frappèrent avec leurs pieds et Leurs
bâtons, lui disant de se relever parce qu'ils n'en avaient pas fini avec ce roi.
Jésus voulut prendre sa ceinture qui était à quelque distance : alors ces
misérables le poussèrent avec le pied de côté et d'autre, en sorte que le pauvre
Jésus fut obligé de se traîner péniblement sur le sol, dans sa nudité sanglante,
comme un ver à moitié écrasé, pour pouvoir atteindre sa ceinture et en couvrir
ses reins déchirés. Quand ils l'eurent remis sur ses jambes tremblantes, ils ne
lui laissèrent pas le temps de remettre sa robe, qu'ils jetèrent seulement sur
ses épaules nues, et avec laquelle il essuya le sang qui coulait sur son visage,
pendant qu'ils le conduisaient en hâte au corps de garde, en lui faisait faire
un détour. Ils auraient pu s'y rendre plus directement parce que les halles et
le bâtiment qui était en face du forum étaient ouverts, en sorte qu'on pouvait
voir le passage sous lequel les deux larrons et Barabbas étaient emprisonnés ;
mais ils le conduisirent devant le lieu où siégeaient les Princes des Prêtres
qui s'écrièrent : “Qu'on le fasse mourir ! Qu'on le fasse mourir !” et ce
détournèrent avec dégoût. Puis ils le menèrent dans la cour intérieure du corps
de garde. Lorsque Jésus entra, il n'y avait pas de soldats, mais des esclaves,
des archers, des goujats, enfin le rebut de la population.
Comme le peuple était dans une grande agitation,
Pilate avait fait venir un renfort de garnison romaine de la citadelle Antonia.
Ces troupes, rangées en bon ordre entouraient le corps de garde. Elles pouvaient
parler, rire et se moquer de Jésus ; mais il leur était interdit de quitter
leurs rangs. Pilate voulait par là tenir le peuple en respect. Il y avait bien
un millier d'hommes.
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