LA DOULOUREUSE
PASSION
DE N. S. JÉSUS-CHRIST
Je vis la sainte Vierge en extase continuelle
pendant la flagellation de notre divin Rédempteur ; elle vit et souffrit
intérieurement avec un amour et une douleur indicibles tout ce que souffrait son
fils. Souvent de faibles gémissements sortaient de sa bouche ; ses yeux étaient
rouges de larmes. Elle était voilée et étendue dans les bras de Marie d'Héli, sa
sœur aînée
,
qui était déjà vieille et ressemblait beaucoup à Anne, leur Mère. Marie de
Cléophas, fille de Marie d'Héli était aussi la et se tenait presque toujours au
bras de sa mère. Les saintes amies de Marie et de Jésus étaient voilées,
tremblantes de douleur et d'inquiétude, serrées autour de la sainte Vierge, et
poussant de faibles gémissements comme si elles eussent attendu leur propre
sentence de mort. Marie avait une longue robe blanche et par-dessus un grand
manteau de laine blanche avec un voile d'un blanc approchant du jaune. Madeleine
était bouleversée et terrassé par la douleur, ses cheveux étaient épars sous son
voile.
Lorsque Jésus, après la Flagellation, tomba au pied
de la colonne, je vis Claudia Procle, la femme de Pilate, envoyer à la mère de
Dieu de grandes pièces de toile. Je ne sais si elle croyait que Jésus serait
délivré et que cette toile serait nécessaire à sa mère pour panser ses
blessures, ou si la païenne compatissante savait l'usage auquel la sainte Vierge
emploierait son présent. Marie, revenue à elle, vit son fils tout déchiré
conduit par les archers : il essuya ses yeux pleins de sang pour regarder sa
mère. Elle étendit les mains vers lui et suivit des yeux la trace sanglante de
ses pieds. Je vis bientôt Marie et Madeleine, comme le peuple se portait d'un
autre côté, s'approcher de la place où Jésus avait été flagellé : cachées par
les autres saintes femmes et par quelques personnes bien intentionnées qui les
entouraient elles se prosternèrent à terre près de la colonne, et essuyèrent
partout le sang sacré de Jésus avec les linges qu'avait envoyés Claudia Procle.
Jean n'était pas en ce moment près des saintes femmes, qui étaient à peu près au
nombre de vingt. Le fils de Siméon, celui de Véronique, celui d'Obed, Aram et
Themni, neveu d'Arimathie, étaient occupés dans le Temple, pleins de tristesse
et d'angoisse. Il était environ neuf heures du matin lorsque finit la
flagellation.
La sœur Emmerich vit jour par jour cette suite de
tableaux, depuis le 18 février jusqu'au 8 mars, veille du quatrième dimanche de
carême, et pendant ce temps elle souffrit d'inexprimables douleurs du corps et
de l'âme. Plongée dans ces contemplations, fermée à toutes les sensations
extérieures, elle pleurait et gémissait comme un enfant livré aux bourreaux ;
elle tremblait, tressaillait et se tordait sur sa couche en gémissant ; son
visage ressemblait à celui d'un homme mourant dans les supplices, et une sœur de
sang ruisselait souvent sur sa poitrine et sur ses épaules. En général, sa sœur
était si abondante, que tout ce qui était prés d'elle en était trempé et que son
lit en était pénétré. Elle souffrait aussi de la soit au point qu'on eût dit
d'un homme altéré, perdu dans un désert sans eau. Sa bouche était desséchée le
matin. et sa langue retirée et contractée, en sorte qu'elle ne pouvait demander
qu'on la soulageât qu'avec des sons inarticulés et des signes d'une fièvre
continuelle accompagnait toutes ses souffrances ou en était la suite, et en
outre ses douleurs habituelles et celles dont elle se chargeait au profit
d'autrui continuaient sans relâche. Ce n'était qu'après avoir repris quelque
force à grand peine qu'elle pouvait raconter les tableaux de la Passion : encore
ne les racontait-elle pas tous les jours et d'une haleine, mais en s'y prenant à
plusieurs reprises.
Le samedi 8 mars 1823, elle avait raconté avec une
souffrance infinie la flagellation de Jésus-Christ, qui avait été la vision de
la nuit précédente, et qui sembla lui être encore présente pendant une partie de
la journée : mais vers la fin du jour il y eut une interruption dans la série,
jusque-là régulière, de ses visions de la Passion. Nous en rendons compte ici,
comme faisant mieux connaître la vie intérieure d'une personne aussi
extraordinaire, et aussi comme un point de repos pour le lecteur de ce livre.
Car nous avons éprouvé nous-mêmes qu'il y a pour les faibles une certaine
fatigue dans la représentation de la Passion du Sauveur, bien quelle se soit
accomplie pour leur salut.
La vie spirituelle et corporelle de la Sœur était
en union continuelle avec la vie journalière de l'Église dans le temps. C'était
un rapport plus impérieux peut-être que celui qui met notre vie dans la
dépendance des saisons, des heures du jour, du soleil et de la lune, du climat
et de la température, et par suite duquel elle rendait un témoignage perpétuel
de l'existence et de la signification de tous les mystères Et de toutes les
solennités célébrées par l'Église dans le temps. Elle les suivait si fidèlement,
qu'au moment où commençait l'office de chaque fête, c'est-à-dire la veille au
soir, tout son état intérieur et extérieur, spirituel et corporel, éprouvait un
changement. Quand le soleil spirituel d'un des jours de l'Église s'était couche,
elle se tournait à l'instant vers celui du jour suivant pour pénétrer toutes ses
prières, tous ses travaux, toutes ses souffrances de la grâce spéciale attachée
à cette nouvelle journée, de même qu'une plante se baigne dans la rosée, se joue
dans la lumière et la chaleur de l'aurore naissante.
Il se faisait une révolution dans tout son être,
non pas précisément quand la cloche du soir tintait l'Angélus, lequel peut être
sonné trop tôt ou trop tard, à cause de l'ignorance ou de la paresse de ceux qui
en sont chargés, mais quand ce moment d'une nouvelle reproduction de l'ordre
éternel dans le temps arrivait réellement, à une heure dont les autres humains
ne pouvaient être avertis par leurs sens.
Si l'Église célébrait une fête douloureuse, on la
voyait accablée, languissante et comme flétrie : mais au moment où commençait
une fête de réjouissance, son corps et son âme se relevaient soudainement comme
ranimés par la rosée d'une grâce nouvelle, et elle restait jusqu'au soir suivant
calme, sérieuse, joyeuse, comme si un voile eût été jeté sur ses douleurs,
rendant par là témoignage à la vérité intime et éternelle de cette fête. Or,
tout cela se passait en elle sans la participation de sa volonté, au moins n'en
avait-elle pas plus la conscience réfléchie que l'abeille, lorsque avec le suc
des fleurs, elle construit artistement des rayons de miel : mais comme elle
avait eu dès sa plus tendre enfance le désir sincère d'être toujours obéissante
envers Jésus et l'Église, elle avait trouvé grâce devant Dieu, qui pour
récompenser sa bonne volonté, avait transformé sa nature de manière à ce qu'elle
se tournât spontanément et irrésistiblement vers l'Eg1ise comme une plante vers
la lumière, même quand on l'entoure d'une nuit artificielle.
Le samedi 8 mars 1823, après le coucher du soleil,
comme elle venait de raconter, non sans beaucoup de peine, les scènes de la
flagellation de Notre-Seigneur, elle se fut tout à coup, et celui qui écrit ces
pages croyait que son âme était déjà passée à la contemplation du couronnement
d'épines. Mais après quelques minutes de repos, son visage, altéré et défait
comme celui d'une agonisante, brilla d'une douce et aimable sérénité, et elle
prononça quelques paroles de ce ton affectueux avec lequel une personne
innocente parle à des enfants : “Ah ! l'aimable petit garçon ! disait-elle. Qui
est-il donc ? Attendez, je vais le lui demander. Il s'appelle le petit Joseph.
Il vient à moi en courant à travers la foule. Le pauvre enfant ! il est si
aimable, il sourit ; il ne sait rien de ce qui se passe. Il me fait pitié ; il
est presque nu ; j'ai peur qu'il n'ait froid. L'air est si frais ce matin.
Attends, je vais te couvrir un peu”. Après ces paroles, prononcées avec tant de
vérité qu'on eût pu regarder autour de soi si l'enfant n'y était pas, elle prit
des linges qui étaient prés d'elle, et fit tous les gestes d'une personne
compatissante qui veut préserver du froid un petit enfant. Son ami l'observa
attentivement et soupçonna que ces gestes indiquaient une prière et un acte
intérieur comme il l'avait souvent remarqué déjà.
Cependant il ne put avoir alors l'explication de ce
qui avait motivé ses paroles ; car il y eut un changement subit dans son état.
Une personne qui la soignait fit entendre le mot d'obéissance : ce mot était le
nom d'un des vœux par lesquels elle s'était consacrée au Seigneur, et à
l'instant elle recueillit ses esprits comme un enfant docile que sa mère appelle
à elle, en le réveillant d'un profond sommeil. Elle saisit vivement son rosaire
et le petit crucifix qu'elle avait toujours sur elle, ajusta ses vêtements, se
frotta les yeux, et se mit sur son séant ; puis on la porta de son lit sur une
chaise, incapable qu'elle était de se tenir debout ou de marcher : c'était le
temps où l'on faisait son lit. Son ami la quitta pour mettre par écrit ce qu'il
avait recueilli dans la journée.
Le dimanche 9 mars, il demanda à la personne qui la
soignait : “Que voulait dire la malade hier soir, lorsqu'elle parlait d'un
enfant appelé Joseph ?” Et cette personne répondit : “Elle a été encore
longtemps occupée du petit Joseph, c'est le fils d'une de mes cousines qu'elle
aime beaucoup. J'ai peur que cela ne présage d'une maladie a cet enfant ; car
elle a dit plusieurs fois qu'il était presque nu, qu'elle craignait qu'il n'eût
froid”. Son ami se ressouvint alors d'avoir vu, en effet, ce petit Joseph jouer
plusieurs fois sur le lit de la malade, et il crut seulement qu'elle avait rêvé
la veille à cet enfant. Lorsque plus tard il la visita, pour se faire raconter
par elle la suite des scènes de la Passion, il la trouva, contre son attente,
plus sereine et en meilleur état que les jours précédents. Elle lui dit qu'elle
n'avait plus rien vu après la flagellation et lorsqu'il la questionna au sujet
de ce petit Joseph dont elle avait tant parlé, elle ne se souvint plus d'avoir
pensé cet enfant. Il lui demanda ce qui faisait qu'elle était en ce jour
beaucoup plus calme, plus sereine et mieux portante, et elle répondit qu'il en
était toujours ainsi au milieu du Carême, que l'Église chantait avec Isaïe à
l'introït du saint sacrifice de la messe : “Réjouis-toi, Jérusalem !
Rassemblez-vous, vous tous qui l'aimez ; réjouissez-vous, vous qui étiez
tristes ; soyez dans la joie, et rassasiez-vous des mamelles de votre
consolation” ; que c'était donc un jour d'allégresse ; que d'ailleurs, dans
l'Évangile du jour, le Seigneur avait nourri cinq mille hommes avec cinq pains
et deux poissons, dont il était reste douze corbeilles, qu'il fallait donc se
réjouir. Elle ajouta qu'il l'avait aussi nourrie le matin avec la sainte
communion, et qu'en ce jour de Carême, elle s'était sentie fortifiée
corporellement et spirituellement. Son ami jeta les yeux sur l'almanach de
Munster, et il y vit qu'outre le dimanche de Lætare, on célébrait encore, dans
ce diocèse, la fête de saint Joseph, ce qu'il ignorait, parce qu'ailleurs cette
fête tombe le 19 mars. Il le lui rit remarquer, et lui demanda si ce n'était pas
là ce qui l'avait fait parler de Joseph, et elle lui dit qu'elle savait bien que
c'était la fête du père nourricier de Jésus ; mais qu'elle n'avait point pensé à
cet enfant qui portait son nom et qu'on amenait quelquefois près d'elle. Au
milieu de cette conversation, elle se souvint tout à coup de ce qui avait été
l'objet de sa vision de la veille. C'était, en effet, une joyeuse image de saint
Joseph, qui, à l'occasion de sa fête et du dimanche de Lætare, s'était
introduite tout d'un coup au milieu des visions de la Passion.
Nous avons souvent reconnu que celui qui lui
parlait lui envoyait souvent ses messagers sous une forme enfantine, et que cela
arrivait toujours dans des cas où l'art humain aussi aurait pu se servir d'une
figure d'enfant pour interpréter sa pensée. Si, par exemple, une de ses visions
de l'histoire sainte lui représentait une prophétie accomplie, elle voyait
courir près du tableau qui se déroulait sous ses yeux un enfant qui, dans sa
pose, dans son vêtement. dans la manière dont il portait à la main ou faisait
flotter en l'air au bout d'un bâton un écrit prophétique reproduisait les traits
caractéristiques de tel ou tel prophète. Avait-elle de grandes douleurs à
souffrir, il venait vers elle un petit enfant doux et silencieux, habillé de
vert ; il s'asseyait, d'un air résigné, dans une position très incommode, sur le
bord étroit et dur de son lit, se laissait porter d'un bras à l'autre, ou poser
à terre sans rien dire. Il la regardait constamment d'un air affectueux, et lui
donnait des consolations : c'était la patience. Si, dans un moment de fatigue ou
de souffrance extraordinaire prise pour soulager autrui, elle entrait en rapport
avec un saint, soit par la célébration de sa fête, soit par l'intermédiaire
d'une relique, elle ne voyait que des scènes de l'enfance de ce saint, tandis
que, dans d'autres cas, elle voyait son martyre, avec les plus terribles
circonstances. Dans ses plus grandes souffrances, lorsqu'elle était totalement
épuisée, la consolation, souvent même l'instruction et l'avertissement lui
venaient par des figures d'enfants. Il arrivait souvent aussi que, dans
certaines peines, dans certaines angoisses auxquelles elle ne savait pas
résister, elle s'endormait, et se trouvait reportée à quelque danger couru
pendant son enfance. Elle croyait, comme le montraient ses paroles et ses gestes
pendant son sommeil, être redevenue une pauvre petite paysanne de cinq ans, qui,
en voulant traverser une haie, restait prise dans les épines et pleurait.
C'étaient toujours des scènes réelles de son enfance qui se reproduisaient
alors, et l'application en était souvent faite par des paroles comme celles-ci :
“Pourquoi cries-tu ? Je ne te tirerai pas de la haie tant que tu n'attendras pas
mon secours patiemment, en me priant avec amour”. Elle avait obéi à cet ordre
étant enfant, lorsqu'elle se trouvait dans la haie, et elle le suivait dans sa
vieillesse, lors de ses plus terribles épreuves, puis, quand elle était
réveillée, elle parlait en riant de la haie où elle avait été emprisonnée, de ce
moyen de la patience et de la prière qui lui avait été donné comme une clef pour
en sortir, qu'eue avait reçu dans son enfance et qu'elle avait souvent négligé,
mais auquel elle recourait de nouveau avec une confiance qui n'était jamais
trompée. Ce rapport symbolique de certaines circonstances de son enfance avec
les événements de sa vie postérieure, montrait qu'il y a dans la vie de
l'individu, comme dans cette de l'humanité, des types prophétiques. Mais à
l'individu, comme au genre humain, un type divin a été donné dans la personne du
Rédempteur, afin que l'un et l'autre, s'élançant sur ses traces, et dépassant
avec son aide les bornes de la nature, arrivent à la pleine liberté de l'esprit,
à l'âge de la plénitude du Christ ; en sorte qua la volonté de Dieu se fasse sur
la terre comme dans le ciel et que son règne nous arrive.
Elle raconta les fragments suivants des visions
qui, la veille, avaient interrompu les scènes de la Passion, au moment des
premières vêpres de la fête de saint Joseph.
Au milieu de ces terribles événements, j'étais à
Jérusalem, tantôt dans un lieu, tantôt dans un autre, et je pliais sous le poids
de l'affliction et d'une souffrance aussi amère que la mort. Pendant qu'ils
fouettaient mon adorable fiancé, j'étais assise tout auprès, dans un endroit où
aucun Juif n'osait venir de peur de se souiller. Pour moi, ce n'était pas ce que
je craignais ; je désirais au contraire qu'une seule goutte de son sang jaillit
sur moi pour me purifier. J'avais le cœur si déchiré, qu'il me semblait que
j'allais mourir, car je ne pouvais secourir Jésus : je ne pouvais rien empêcher
et j'en souffrais à tel point que j'étais près d'expirer. Je gémissais, je
sanglotais à chaque coup qu'on lui portait, et m'étonnais seulement de ce qu'on
ne me chassait pas. Hélas ! quel affreux spectacle de voir mon fiancé chéri tout
déchiré, étendu au pied de la colonne sur le sol tout couvert de son sang
précieux ! combien étaient révoltantes ces misérables filles de joie qui le
raillaient et se détournaient avec dégoût en passant prés de lui ! avec quel
regard touchant il semble leur dire : “C'est vous qui m'avez ainsi déchiré et
vous vous raillez de moi !” Avec quelle inhumanité les bourreaux le poussaient à
coups de pied pour le faire avancer pendant qu'il se traînait tout couvert de
plaies saignantes pour reprendre ses vêtements ! Et à peine s'en était-il
recouvert de ses mains tremblantes, qu'ils le poussaient et le traînaient à de
nouveaux supplices en présence de sa pauvre mère. Où ! comme elle tordait ses
mains en regardant la trace sanglante de ses pas ! Pendant ce temps,
j'entendais, à travers le corps de garde ouvert du côté du marché, les
plaisanteries grossières des ignobles valets de bourreau qui, de leurs mains
protégées par des gants, tressaient la couronne d'épines et en essayaient les
pointes aiguës. Je frissonnais, je tremblais et voulais courir, dans mon
angoisse, pour voir mon pauvre fiancé livré à son nouveau martyre. Ce fut alors
que la mère de Jésus, avec l'aide des saintes femmes et de quelques hommes
compatissants qui l'entouraient et la cachaient, s'approcha furtivement et
essuya à la dérobée le sang de son fils au pied de la colonne et ailleurs. Le
peuple et les ennemis de Jésus poussaient des cris tumultueux pendant qu'on le
conduisait. J'étais malade de douleur et d'angoisse ; je ne pouvais plus pleurer
et je voulais pourtant me traîner jusqu'au lieu où Jésus allait être couronné
d'épines.
C'est alors que je vis arriver tout à coup un
merveilleux enfant, aux cheveux blonds, n'ayant qu'une ceinture autour des
reins. Il se glissait au milieu des longs voiles des saintes femmes, passait
lestement entre les jambes des hommes, et vint à moi en courant. Il était tout
joyeux, tout aimable, me prenait la tête pour la tourner d'un autre côté, me
bouchait tantôt les yeux, tantôt les oreilles et cherchait avec ses caresses
enfantines à m'empêcher de regarder les tristes spectacles qui étaient sous mes
yeux. Cet enfant me dit : “Ne me connais-tu pas ? Je m'appelle Joseph, et je
suis de Bethléem”. Puis il se mit à me parler de la crèche, de la naissance du
Christ, des bergers, des trois rois, et il racontait combien tout cela avait été
beau et merveilleux. Je craignais toujours qu'il n'eût froid, parce qu'il était
si peu vêtu, et qu'il tombait un peu de grêle, mais il mit ses petites mains
contre mes joues, et me dit : “Vois comme j'ai chaud ; là où je suis on ne sent
pas le froid”. Je pleurais toujours à cause de la couronne d'épines que je
voyais tresser, mais il me consola et me dit une belle parabole pour m'expliquer
comment la joie sortirait de toutes ces souffrances. Il y avait dans cette
parabole beaucoup d'explications du sens mystique des souffrances du Christ. Il
me montra les champs où étaient venues les épines dont on tressait la couronne
de Jésus, m'enseigna ce que signifiaient ces épines, me dit comment ces champs
se couvriraient de magnifiques moissons, et comment les épines formeraient
autour d'eux une haie protectrice tout ornée de belles roses
.
Il savait tout expliquer d'une manière si affectueuse et si riante, que toutes
les épines semblèrent devenir des roses, avec lesquelles nous nous mimes à
jouer. Tout ce qu'il disait était plein d'intérêt ; mais j'en ai malheureusement
oublié la plus grande partie. Il y avait un long et touchant tableau de la
naissance et du développement de l'Église, avec de charmantes comparaisons
enfantines. L'aimable enfant ne me laissa plus regarder la Passion de Jésus, et
m'entraîna dans d'autres scènes tout à fait différentes. J'étais moi-même un
enfant ; je ne m'en étonnais pas, et je courais avec Joseph enfant à Bethléem.
Il me montrait les lieux où s'était passée son enfance ; nous priions ensemble
dans la grotte qui fut plus tard celle de la crèche et où il se réfugiait
pendant son enfance quand ses frères le tourmentaient à cause de sa piété
précoce. Il me semblait voir sa famille vivant encore dans l'ancienne maison
qu'avait habitée autrefois le père David, et qui, à l'époque de la naissance de
Jésus-Christ, était tombée en des mains étrangères car il y avait là alors des
employés romains auxquels Joseph devait payer l'impôt. Nous étions joyeux comme
des enfants, et c'était comme si Jésus et sa mère n'étaient pas encore nés.
C'est ainsi que la veille de la Saint Joseph je passai des scènes douloureuses
de la Passion a une vision riante et consolante.
Le jour de Saint Joseph, elle ne vit rien des
tableaux de la Passion, mais dit seulement ce qui suit au sujet de la contenance
de Marie et de celle de Madeleine.
Les joues de la sainte Vierge sont pâles et
tirées ; ses yeux sont rouges de larmes. Je ne saurais exprimer combien elle
m'apparaît pleine de naturel et de simplicité. Elle n'a cessé depuis hier
d'errer, dans son angoisse, à travers la vallée de Josaphat et les rues de
Jérusalem, et pourtant il n'y a ni dérangement ni désordre dans ses vêtements,
il n'y a pas un pli de ses habits qui ne respire sa sainteté : tout en elle est
simple, digne, plein de pureté et d'innocence. Elle regarde majestueusement
autour d'elle, et les plis de son voile, quand elle tourne un peu la tête, ont
une beauté singulière. Ses mouvements sont sans violence, et au milieu de la
plus poignante douleur, toute son allure est simple et calme. Sa robe est
humectée de la rosée de la nuit et des pleurs abondants qu'elle a versés ; mais
tout reste propre et bien ordonné dans son costume. Elle est belle d'une beauté
inexprimable et tout à fait surnaturelle ; cette beauté n'est que pureté
ineffable, simplicité, majesté et sainteté.
Madeleine a un tout autre aspect. Elle est plus
grande et plus forte ; il y a quelque chose de plus prononcé dans sa personne et
dans ses mouvements. Mais les passions, le repentir, son énergique douleur ont
détruit toute sa beauté ; elle est effrayante à voir, tant elle est défigurée
par la violence sans bornes de son désespoir. Ses vêtements mouillés et tachés
de boue sont en désordre et déchirés ; ses longs cheveux pendent déliés sous son
voile humide et presque en lambeaux. Elle est toute bouleversée ; elle ne pense
à rien qu'à sa douleur, et ressemble presque à une folle. Il y a là beaucoup de
gens de Magdalum et des environs qui l'ont vue autrefois mener uns vie d'abord
si élégante, puis si scandaleuse. Comme elle a vécu longtemps cachée, ils la
montrent aujourd'hui au doigt, et la poursuivent de leurs injures ; même des
hommes de la populace de Magdalum lui jettent de la boue. Mais elle ne
s'aperçoit de rien, tant elle est absorbée dans sa douleur !
Lorsque la Sœur
rentra dans ses visions sur la Passion, elle ressentit une fièvre très forte et
une soif tellement brûlante que sa langue était contractée convulsivement et
comme desséchée. Elle était si épuisée et si souffrante, le lundi d'après le
dimanche de Lætare, qu'elle ne fit les récits qui suivent qu'avec beaucoup de
peine et sans beaucoup d'ordre. Elle ajouta qu'il lui était impossible, dans
l'état où elle se trouvait, de raconter tous les mauvais traitements qui avaient
accompagné le couronnement d'épines de Jésus, parce que cela faisait revenir
sous ses yeux toutes ces scènes, etc.
Pendant la flagellation de Jésus, Pilate parla
encore plusieurs fois au peuple, qui une fois fit entendre ce cri : “Il faut
qu'il meure, quand nous devrions tous mourir aussi !” Quand Jésus fut conduit au
corps de garde, ils crièrent encore : “Qu'on le tue ! qu'on le tue !” Car il
arrivait sans cesse de nouvelles troupes de Juifs que les Commissaires des
Princes des Prêtres excitaient à crier ainsi. Il y eut ensuite une pause. Pilate
donna des ordres à ses soldats ; les Princes des Princes et leurs conseillers,
qui se tenaient sous des arbres et sous des toiles tendues, assis sur des bancs
placés des deux côtés de la rue devant la terrasse de Pilate, se firent apporter
a manger et à boire par leurs serviteurs. Pilate, l'esprit troublé par ses
superstitions, se retira quelques instants pour consulter ses dieux et leur
offrir de l'encens.
La sainte Vierge et ses amis se retirèrent du forum
après avoir recueilli le sang de Jésus. Je les vis entrer avec Leurs linges
sanglants dans une petite maison peu éloignée bâtie contre un mur. Je ne sais
plus à qui elle appartenait. Je ne me souviens pas d'avoir vu Jean pendant la
flagellation.
Le couronnement d'épines eut lieu dans la cour
intérieure du corps de Barde situé contre le forum, au-dessus des prisons. Elle
était entourée de colonnes et les portes étaient ouvertes. Il y avait là environ
cinquante misérables, valets de geôliers, archers, esclaves et autres gens de
même espèce qui prirent une part active aux mauvais traitements qu'eut à subir
Jésus. La foule se pressait d'abord autour de l'édifice ; mais il fut bientôt
entouré d'un millier de soldats romains, rangés en bon ordre, dont les rires et
les plaisanteries excitaient l'ardeur des bourreaux de Jésus comme les
applaudissements du public excitent les comédiens.
Au milieu de la cour ils roulèrent la base d'une
colonne où se trouvait un trou qui avait dû servir pour assujettir le fût. Ils
placèrent dessus un escabeau très bas, qu'ils couvrirent par méchanceté de
cailloux pointus et de tessons de pot. Ils arrachèrent les vêtements de Jésus de
dessus son corps couvert de plaies, et lui mirent un vieux manteau rouge de
soldat qui ne lui allait pas aux genoux et où pendaient des restes de houppes
jaunes. Ce manteau se trouvait dans un coin de la chambre : on en revêtait
ordinairement les criminels après leur flagellation, soit pour étancher leur
sang, soit pour les tourner en dérision. Ils traînèrent ensuite Jésus au siège
qu'ils lui avaient préparé et l'y firent asseoir brutalement. C'est alors qu'ils
lui mirent la couronne d'épines. Elle était haute de deux largeurs de main, très
épaisse et artistement tressée. Le bord supérieur était saillant. Ils la lui
placèrent autour du front en manière de bandeau, et la lièrent fortement par
derrière. Elle était faite de trois branches d'épines d'un doigt d'épaisseur,
artistement entrelacées, et la plupart des pointes étaient à dessein tournées en
dedans. Elles appartenaient à trois espèces d'arbustes épineux, ayant quelques
rapports avec ce que sont chez nous le nerprun, le prunellier et l'épine
blanche. Ils avaient ajouté un bord supérieur saillant d'une épine semblable à
nos ronces : c'était par là qu'ils saisissaient la couronne et la secouaient
violemment. J'ai vu l'endroit où us avaient été chercher ces épines. Quand ils
l'eurent attachée sur la tête de Jésus, ils lui mirent un épais roseau dans la
main. Ils firent tout cela avec une gravité dérisoire, comme s'ils l'eussent
réellement couronné Toi. Ils lui prirent le roseau des mains, et frappèrent si
violemment sur la couronne d'épines que les yeux du Sauveur étaient inondés de
sang. Ils s'agenouillèrent devant lui, lui firent des grimaces, lui crachèrent
au visage et le souffletèrent en criant : “Salut, Roi des Juifs !” Puis ils le
renversèrent avec son siège en riant aux éclats, et l'y replacèrent de nouveau
avec violence.
Je ne saurais répéter tous les outrages
qu'imaginaient ces hommes. Jésus souffrait horriblement de la soif, car les
blessures faites par sa barbare flagellation lui avaient donné la fièvre
,
et il frissonnait ; sa chair était déchirée jusqu'aux os, sa langue était
retirée, et le sang sacré qui coulait de sa tête rafraîchissait seul sa bouche
brûlante et entrouverte. Jésus fut ainsi maltraité pendant environ une demi
heure, aux rires et aux cris de joie de la cohorte rangée autour du prétoire.
Jésus recouvert du manteau rouge, la couronne
d'épines sur la tête, le sceptre de
roseau entre ses mains garrottées, fut
reconduit dans le palais de Pilate. Il était méconnaissable à cause du sang qui
remplissait ses yeux, sa bouche et sa barbe. Son corps n'était qu'une plaie ; il
ressemblait à un linge trempé dans du sang.
On lui versa, non sans peine, un peu d'eau dans la
bouche, mais elle ne put reprendre ses récits qu'après un long intervalle de
repos. La personne qui avait veillé près d'elle raconta que, pendant la nuit,
elle l'avait vue souvent se tordre en gémissant sur sa couche.
Il marchait courbé et chancelant ; le manteau était
si court qu'il lui fallait se plier en deux pour cacher sa nudité : car lors du
couronnement d'épines, ils lui avaient de nouveau arraché tous ses vêtements.
Quand il arriva devant Pilate, cet homme cruel ils put s'empêcher de frémir
d'horreur et de pitié ; il s'appuya sur un de ses officiers et tandis que le
peuple et les prêtres insultaient et raillaient, il s'écria : “Si le diable des
Juifs est aussi cruel qu'eux, il ne fait pas bon être en enfer auprès de lui”.
Lorsque Jésus eut été traîné péniblement au haut de l'escalier, Pilate s'avança
sur la terrasse et on sonna de la trompette pour annoncer que le gouverneur
voulait parler : il s'adressa aux Princes des Prêtres et à tous les assistants,
et leur dit : “Je le fais amener encore une fois devant vous, afin que vous
sachiez que je ne le trouve coupable d'aucun crime”.
Jésus fut alors conduit prés de Pilate par les
archers, de sorte que tout le peuple rassemblé sur le forum pouvait le voir.
C'était un spectacle terrible et déchirant, accueilli d'abord par une horreur
muette, que cette apparition du fils de Dieu tout sanglant sous sa couronne
d'épines, abaissant ses yeux éteints sur les flots du peuple, pendant que Pilate
le montrait du doigt et criait aux Juifs : “Voilà l'homme”.
Pendant que Jésus, le corps déchiré, couvert de son
manteau de dérision, baissant sa tête inondée de sang et transpercée par les
épines, tenant le sceptre de roseau dans ses mains garrottées, courbé en deux
pour cacher sa nudité, navré de douleur et de tristesse et pourtant ne respirant
qu'amour et mansuétude, était exposé comme un fantôme sanglant, devant le palais
de Pilate, en face des prêtres et du peuple qui poussaient des cris de fureur,
des troupes d'étrangers court vêtus, hommes et femmes, traversaient le forum
pour descendre à la piscine des Brebis, afin de prendre part à l'ablution des
agneaux de Pâque, dont les bêlements plaintifs se mêlaient sans cesse aux
clameurs sanguinaires de la multitude, comme s'ils eussent voulu rendre
témoignage en faveur de la vérité qui se taisait. Cependant le véritable Agneau
pascal de Dieu, le mystère révélé, mais inconnu de ce saint jour, accomplissait
les prophéties et se courbait en silence sur le billot où il devait être immolé.
Les Princes des Prêtres et leurs adhérents furent
saisis de rage à l'aspect de Jésus, et ils crièrent : “Qu'on le fasse mourir !
qu'on le crucifie ! N'en avez-vous pas assez ? dit Pilate ; il a été traité de
manière à ne plus avoir le désir d'être roi” . Mais ces forcenés criaient
toujours plus fort, et tout le peuple faisait entendre ces terribles paroles :
“Qu'on le fasse mourir ! qu'on le crucifie !” Pilate fit encore sonner de la
trompette, et dit : “Alors prenez-le et crucifiez-le, car je ne le trouve
coupable d'aucun crime”. Ici, quelques-uns des prêtres s'écrièrent : “Nous avons
une loi selon laquelle il doit mourir, car il s'est dit le fils de Dieu !” Sur
quoi Pilate répondit : “Si vous avez des lois d'après lesquelles celui-ci doit
mourir, je ne me soucie point d'être Juif”. Toutefois cette parole “il s'est dit
le fils de Dieu”, réveilla les craintes superstitieuses de Pilate : il fit
conduire Jésus ailleurs, alla à lui et lui demanda d'où il était. Mais Jésus ne
répondit pas, et Pilate lui dit : “Tu ne me réponds pas ! Ne sais-tu pas que
j'ai le pouvoir de te faire crucifier et celui de te remettre en liberté ?” Et
Jésus répondit : “Tu n'aurais aucun pouvoir sur moi s'il ne t'avait été donné
d'en haut : c'est pourquoi celui qui m'a livré à toi a commis un plus grand
péché”.
Claudia Procle, que les hésitations de son mari
inquiétaient, lui envoya de nouveau son gage pour lui rappeler sa promesse, mais
celui-ci lui fit faire une réponse vague et superstitieuse dont le sens était
qu'il s'en rapportait à ses dieux. Les ennemis du Sauveur apprirent les
démarches de Claudia en sa faveur, et ils firent répandre parmi le peuple que
les partisans de Jésus avaient séduit la femme de Pilate ; que, s'il était mis
en liberté, il s'unirait aux Romains et que tous les Juifs seraient exterminés.
Pilate dans son irrésolution était comme un homme
ivre sa raison ne savait plus où se prendre. Il dit encore une fois aux ennemis
de Jésus qu'il ne trouvait en lui rien de criminel, et comme ceux-ci demandèrent
sa mort avec plus de violence que jamais, Pilate, troublé, jeté dans
l'indécision, tant par la contusion de ses propres pensées que par les songes de
sa femme et les graves paroles de Jésus. voulut obtenir du Sauveur une réponse
qui le tirât de ce pénible état ; il revint vers lui dans le prétoire et resta
seul avec lui. “Serait-ce donc là un Dieu ?”, se dit-il à lui-même en regardant
Jésus sanglant et défiguré ; puis tout à coup il l'adjura de lui tirs s'il était
Dieu, s'il était ce roi promis aux Juifs, jusqu'où s'étendait son empire et de
quel ordre était sa divinité ; lui promettant de lui rendre la liberté, s'il lui
disait tout cela. Je ne puis répéter que le sens de la réponse que lui fit
Jésus. Le Sauveur lui parla avec une sévérité effrayante ; il lui fit voir en
quoi consistait sa royauté et son empire, il lui montra ce que c'était que la
vérité, car il lui dit la vérité. Il lui dévoila tout ce que lui, Pilate, avait
commis de crimes secrets, lui prédit le sort qui l'attendait, l'exil, la misère
et une fin terrible, puis il lui annonça que le Fils de l'homme viendrait un
jour prononcer sur lui un juste jugement.
Pilate à moitié effrayé, à moitié irrité des
paroles de Jésus, revint sur la terrasse et dit encore qu'il voulait délivrer
Jésus : alors on lui cria : “Si tu le délivres, tu n'es pas l'ami de César, car
celui qui veut se faire roi est l'ennemi de César”. D'autres disaient qu'ils
l'accuseraient devant l'empereur d'avoir troublé leur fête ; qu'il fallait en
finir parce qu'ils étaient obligés d'être à dix heures au Temple. Le cri :
“Qu'il soit crucifié !” se faisait entendre de tous les côtes, il retentissait
jusque sur les toits plats du forum ou beaucoup de gens étaient montés. Pilate
vit que ses efforts auprès de ces furieux étaient inutiles. Le tumulte et les
cris avaient quelque chose d'effrayant, et la masse entière du peuple était dans
un tel état d'agitation qu'une insurrection était à craindre. Pilate se fit
apporter de l'eau ; un de ses serviteurs la lui versa sur les mains devant le
peuple, et il cria au haut de la terrasse : “Je suis innocent du sang de ce
juste, ce sera à vous à en répondre”. Alors s'éleva un cri horriblement unanime
de tout le peuple parmi lequel se trouvaient des gens de toutes les parties de
la Palestine : “Que son sang soit sur nous et sur nos enfants”.
Toutes les fois qu'en méditant sur la douloureuse
Passion de Notre-Seigneur, j'entends cet effroyable cri des Juifs : “Que son
sang soit sur nous et sur nos enfants !“ L'effet de cette malédiction solennelle
m'est montré et rendu sensible par de merveilleuses et terribles images. Il me
semble voir au-dessus du peuple qui ri, un ciel sombre, couvert de nuages
sanglants, d'où partent comme des verges et des glaives de feu. C'est comme si
cette malédiction pénétrait jusqu'à la moelle de leurs os et atteignait
jusqu'aux enfants dans le sein de leur Mère. Tout le peuple me parait enveloppé
de ténèbres : leur cri sort de leur bouche comme un trait de feu sombre qui
revient sur eux, rentre profondément dans quelques-uns et voltige seulement sur
quelques autres.
Ceux-ci sont ceux qui se convertirent après la mort
de Jésus : leur nombre fut assez considérable, car, pendant toutes ces horribles
souffrances, Jésus et Marie ne cessèrent pas de prier pour le salut des
bourreaux, et tous ces affreux traitements ne leur causèrent pas un instant
d'irritation. Pendant tout le cours de la Passion du Sauveur, au milieu des
tortures les plus cruelles, des injures les plus insolentes et les plus
ignobles, de la rage et de l'acharnement sanguinaire de ses ennemis et de leurs
suppôts, de l'ingratitude et de la défection de plusieurs de ses adhérents,
toutes choses qui concourent à en faire le dernier degré de la souffrance
physique et morale, je vois Jésus toujours priant, toujours aimant ses ennemis,
toujours implorant leur conversion jusqu'à son dernier soupir ; mais je vois
aussi toute cette patience et cette charité enflammer davantage la fureur de ses
bourreaux et pousser à bout leur rage parce que tous leurs mauvais traitements
ne peuvent arracher à sa bouche ni une plainte, ni un reproche qui puisse
excuser leur méchanceté. A la fête d'aujourd'hui ils immolent l'agneau pascal et
ils ne savent pas qu'ils immolent le véritable agneau.
Lorsque, pendant des visions de ce genre, je tourne
mes pensées vers les âmes des ennemis de Jésus et sur celles du Sauveur et de sa
sainte Mère, tout ce qui s'y passe m'est montré sous diverses figures que les
gens d'alors ne voyaient pas, quoiqu'ils ressentissent l'impression de ce
qu'elles représentent. Je vois une infinité de démons s'agiter parmi la
multitude : je les vois exciter, pousser les Juifs, leur parler à l'oreille,
leur entrer dans la bouche, les animer contre Jésus et trembler pourtant à la
vue de son amour et de sa patience inaltérable. Mais dans tout ce qu'ils font,
il y a quelque chose de désespéré, de confus, de contradictoire : c'est un
tiraillement désordonné et insensé dans tous les sens. Autour de Jésus, de
Marie, et du petit nombre de saints qui sont là, beaucoup d'anges sont
rassemblés ; leur figure et leurs vêtements différent selon leurs fonctions ;
leurs actions représentent la consolation, la prière, l'onction ou quelqu'une
des oeuvres de miséricorde.
Je vois également des voix consolantes ou
menaçantes sortir de la bouche de ces diverses apparitions comme des rayons
diversement lumineux ou colorés ; si ce sont des messages, je les vois dans
leurs mains sous forme d'écriteaux. Je vois aussi souvent, lorsque je dois en
être instruite, les mouvements de l'âme, les souffrances intérieures, en un mot
tous les sentiments se montrer à travers la poitrine et tout le corps sous mille
formes lumineuses ou ténébreuses, suivant des directions différentes avec divers
degrés de lenteur ou de vitesse. Je comprends alors tout cela, mais c'est
impossible à expliquer parce qu'il y a infiniment trop de choses ; d'ailleurs je
suis si malade et si accablée par la douleur que me causent mes péchés et ceux
de tous les hommes, je suis si déchirée par les souffrances de Notre-Seigneur
que je ne sais comment je puis mettre le moindre ordre dans ce que je raconte.
Beaucoup de ces choses, spécialement les apparitions de démons et d'anges,
racontées par d'autres personnes qui ont eu des visions de la Passion de
Jésus-Christ, sous des fragments d'intuitions intérieures et symboliques de ce
genre, qui varient selon l'état de l'âme du spectateur et qui sont en liaison
avec le récit. De là des contradictions nombreuses, parce qu'on oublie ou qu'on
omet beaucoup de choses. Tout ce qui est mal a coopéré au supplice de
Jésus-Christ, tout ce qui est amour et charité a souffert en lui ; en sa qualité
d'agneau de Dieu, il a pris sur lui tous les péchés du monde : il y a donc là à
voir et à raconter des choses infinies en fait d'abomination et de sainteté. Du
reste, si les visions et les contemplations de plusieurs personnes pieuses ne
concordent pas parfaitement, cela vient de ce qu'elles n'ont pas eu le même
degré de grâce pour voir, comprendre et raconter.
La malade parlait souvent d'objets de cette nature,
soit pendant ses visions de la Passion, soit auparavant. Elle refusait le plus
souvent d'en parler pour ne pas mettre la confusion dans ses tableaux. On voit
combien il devait lui être difficile, au milieu de toutes ces apparitions, de
conserver parfaitement dans sa mémoire le fit de la narration. Qui pourrait, dés
lors, ne pas excuser une personne si violemment remuée par la compassion, s'il
se trouve dans le cours de ses récits quelques lacunes ou un peu de désordre ?
Pilate qui ne cherchait pas la vérité, mais un
moyen de sortir d'embarras, était plus incertain que jamais : sa conscience
disait : Jésus est innocent, sa femme disait : “Jésus est saint” ; sa
superstition disait : “Il est l'ennemi de tes dieux” ; sa lâcheté disait : “Il
est un Dieu lui-même et se vengera”. Il interrogea encore Jésus d'un ton inquiet
et solennel, et Jésus lui parla de ses crimes les plus secrets, de la misérable
destinée qui l'attendait et lui annonça que lui-même, au dernier jour,
viendrait, assis sur les nuées du ciel, prononcer sur lui un juste jugement :
cela jeta dans la fausse balance An ça justice un nouveau poids contre la mise
en liberté de Jésus. Il était furieux de se trouver là, dans toute la nudité de
son ignominie intérieure, en face de Jésus qu'il ne pouvait s'expliquer : il
s'indignait que cet homme qu'il avait fait fouetter, qu'il pouvait faire
crucifier, lui prédit une fin misérable ; que cette bouche qui n'avait jamais
été accusé de mensonge, cette bouche qui n'avait pas prononcé une parole pour se
justifier, osât, dans de telles circonstances, le citer au dernier jour devant
son tribunal : tout cela blessait profondément son orgueil. Toutefois, comme
aucun sentiment ne pouvait prendre absolument le dessus dans ce misérable
indécis, il était en même temps terrifié des menaces du Seigneur et il fit un
dernier effort pour le sauver ; mais la peur que lui firent les Juifs, en le
menaçant de se plaindre de lui à l'empereur, le poussa à une nouvelle lâcheté.
La peur de l'empereur terrestre l'emporta en lui sur la crainte du roi dont le
royaume n'est pas de ce monde. Le lâche scélérat se dit à soi-même : “S'il
meurt, ce qu'il sait de moi et ce qu'il m'a prédit meurt avec lui”. La menace
d'être dénoncé à l'empereur le détermina à faire leur volonté contrairement à la
justice, à sa propre conviction et a la parole qu'il avait donnée à sa femme. Il
livra aux Juifs le sang de Jésus, et il n'eut plus pour laver sa conscience que
l'eau qu'il fit verser sur ses mains, en disant : “Je suis innocent du sang de
ce juste, c'est à vous à en répondre”. Non, Pilate, tu en répondras aussi, car
tu l'appelles juste et tu répands son sang ; tu es un juge infâme et sans
conscience. Ce sang dont Pilate voulait purifier ses mains les Juifs le
réclamaient, appelant la malédiction sur eux-mêmes et sur Leurs enfants ; ils
demandèrent que ce sang rédempteur qui crie miséricorde pour nous, criât
vengeance contre eux : ils crièrent : “Que son sang soit sur nous et sur nos
enfants !”
Au bruit de ces cris sanguinaires, Pilate fit tout
préparer pour prononcer sa sentence. Il se fit apporter des vêtements de
cérémonie, il mit sur sa tête une espèce de diadème où brillait une pierre
précieuse, et se revêtit d'un autre manteau : on porta aussi un bâton devant
lui. Il était entouré de soldats, précédé d'officiers du tribunal, et suivi de
scribes avec des rouleaux et des tablettes. Il y avait en avant un homme qui
sonnait de la trompette. C'est ainsi qu'il se rendit de son palais sur le forum
où se trouvait, en face de la colonne de la flagellation, un siège élevé pour le
prononcé des jugements. Ce tribunal s'appelait Gabbatha : c'était comme une
terrasse ronde où conduisaient des marches de plusieurs côtés : il y avait en
haut un siège pour Pilate et, derrière ce siège, un banc pour des assesseurs ;
un grand nombre de soldats entouraient cette terrasse et plusieurs se tenaient
sur les degrés. Plusieurs des Pharisiens s'étaient déjà rendus au Temple. Il n'y
eut qu'Anne, Caïphe et vingt-huit autres qui vinrent vers le tribunal lorsque
Pilate mit ses vêtements de cérémonie. Les deux larrons avaient déjà été
conduits devant le tribunal lorsque Jésus eût été montré au peuple. Le siège de
Pilate était recouvert d'une draperie rouge sur laquelle était un coussin bleu
avec des galons jaunes.
Le Sauveur, portant toujours son manteau rouge et
sa couronne d'épines, fut alors amené par les archers devant le tribunal, à
travers la foule qui le huait, et placé entre les deux malfaiteurs. Lorsque
Pilate se fut assis sur son siège, il dit encore aux ennemis de Jésus : “Voilà
votre roi ! Crucifiez-le !” répondirent-ils. “Dois-je crucifier votre roi ?” dit
encore Pilate. “Nous n'avons pas d'autre roi que César”, crièrent les Princes
des Prêtres. Pilate ne dit plus rien et commença à prononcer le jugement. Les
deux voleurs avaient été condamnés antérieurement au supplice de la croix, mais
les Princes des Prêtres avaient demandé qu'on sursît à leur exécution, parce
qu'ils voulaient faire un affront de plus à Jésus, en l'associant dans son
supplice à des malfaiteurs de la dernière classe. Les croix des deux larrons
étaient auprès d'eux : celle du Sauveur n'était pas encore là, parce que sa
sentence de mort n'avait pas été prononcée.
La sainte Vierge, qui s'était retirée après la
flagellation, se jeta de nouveau dans la foule pour entendre la sentence de mort
de son fils et de son Dieu. Jésus se tenait debout au milieu des archers, au bas
des marches du tribunal. La trompette se fit entendre pour demander du silence,
et Pilate prononça son jugement sur le Sauveur avec le courroux d'un lâche. Je
me sentis tout accablée par tant de bassesse et de duplicité. La vue de ce
misérable, tout enflé de son importance, le triomphe et la soif de sang des
Princes des Prêtres, à détresse et la douleur profonde du Sauveur, les
inexprimables angoisses de Marie et des saintes femmes, atroce avidité avec
laquelle les Juifs guettaient leur proie. La contenance froidement insolente des
soldats, enfin l'aspect de tant d'horribles figures de démons que je voyais
mêlés à la foule, tout cela m'avait anéantie. Hélas ! je sentais que j'aurais dû
être où était Jésus, mon fiancé chéri, car alors le jugement aurait été juste ;
mais j'étais si déchirée par mes souffrances que je ne me rappelle plus
exactement dans quel ordre les choses se passèrent. Je dirai à peu prés ce dont
je me souviens.
Pilate commença par un long préambule où les noms
les plus pompeux étaient prodigués à l'empereur Tibère ; puis il exposa
l'accusation Intentée contre Jésus, que les Princes des Prêtres avaient condamné
à mort pour avoir trouble la paix publique et violé leur loi, en se faisant
appeler Fils de Dieu et roi des Juifs, et dont le peuple avait demandé la mort
sur la croix d'une voix unanime. Lorsqu'il ajouta qu'il avait trouvé ce jugement
conforme à la justice, lui qui n'avait cessé de proclamer l'innocence de Jésus,
je perdis presque connaissance à la vue de cette infâme duplicité puis il dit en
terminant : “Je condamne Jésus de Nazareth, roi des Juifs, à être crucifié”, et
il ordonna aux archers d'apporter la croix. Je crois me rappeler qu'il brisa un
long bâton et en jeta les morceaux aux pieds de Jésus.
La mère de Jésus tomba sans connaissance à ces
mots, comme si la vie l'eût abandonnée ; maintenant il n'y avait plus de doute,
la mort de son fils bien-aimé était certaine, la mort la plus cruelle et la plus
ignominieuse. Jean et les saintes femmes l'emportèrent, afin que les hommes
aveuglés qui l'entouraient ne missent pas le comble à leurs crimes en insultant
à ses douleurs ; mais elle ne fut pas plus tôt revenue à elle qu'elle voulut
parcourir les lieux témoins des souffrances de Jésus, et il fallut que ses
compagnes la conduisissent de place en place, car le désir de s'associer à la
Passion de Jésus par un culte mystique la poussait à offrir le sacrifice de ses
larmes partout où le Rédempteur né de son sein avait souffert pour les péchés
des hommes, ses frères. C'est ainsi que la mère du Sauveur consacra par ses
larmes et prit possession de ces lieux sanctifiés pour l'Église, notre mère à
tous, de même que Jacob, dressa comme un monument, et consacra, en l'oignant
d'huile, la pierre près de laquelle il avait reçu la promesse.
Pilate écrivit le jugement sur son tribunal, et
ceux qui se tenaient derrière lui le copièrent jusqu'à trois fois. On envoya
aussi des messagers, car il y avait quelque chose qui devait être signé par
d'autres personnes ; je ne sais pas si cela se rapportait au jugement ou si
c'étaient d'autres ordres. Toutefois quelques-unes de ces pièces furent envoyées
dans des endroits éloignés. Pilate écrivit touchant Jésus un jugement qui
prouvait sa duplicité, car il était tout différent de celui qu'il avait prononcé
de vive vois. Je vis que, pendant ce temps, son esprit était plein de trouble,
et qu'il écrivait en quelque sorte contre sa volonté ; on eût dit qu'un ange de
colère guidait sa plume ; le sens de cet écrit, dont je ne me souviens qu'en
général, était à peu prés celui-ci : “Forcé par les Princes des Prêtres, le
Sanhédrin et le peuple près de se soulever, qui demandaient la mort de Jésus de
Nazareth, comme coupable d'avoir troublé la paix publique, blasphémé et violé
leur loi, je le leur ai livré pour être crucifié, quoique leurs inculpations ne
me parussent pas claires, afin de n'être pas accusé devant l'empereur d'avoir
favorisé l'insurrection et mécontenté les Juifs par un déni de justice. Je le
leur ai livré avec deux autres criminels déjà condamnés, dont leurs menées
avaient fait retarder l'exécution, parce qu'ils voulaient que Jésus fût exécuté
avec eux”. Ici le misérable écrivit encore tout autre chose que ce qu'il
voulait. Puis il écrivit l'inscription de la croix en trois lignes sur une
tablette de couleur foncée. Le jugement où Pilate s'excusait fut transcrit
plusieurs fois et envoyé en différents lieux. Mais les Princes des Prêtres
eurent encore des contestations avec lui : ce jugement ne les satisfaisait pas ;
ils se plaignaient notamment de ce qu'il avait écrit qu'ils avaient fait
retarder l'exécution des larrons pour que Jésus fût crucifié avec eux ; ils
s'élevèrent aussi contre l'inscription, et demandèrent qu'on ne mît pas “Roi des
Juifs”, mais “Qui s'est dit roi des Juifs”. Pilate s'impatienta, se moqua d'eux
et leur répondit avec colère : “Ce que j'ai écrit est écrit”. Ils voulaient
aussi que la croix du Christ ne s'élevât pas plus au-dessus de sa tête que celle
des deux larrons ; cependant il fallait la faire plus haute, car, par la faute
des ouvriers, il y avait réellement trop peu de place pour mettre l'inscription
de Pilate ; ils cherchèrent à profiter de cette circonstance afin de faire
supprimer l'inscription qui leur semblait injurieuse pour eux. Mais Pilate ne
voulut pas y consentir, et il fallut allonger la croix en y ajoutant un nouveau
morceau de bois. Ces différentes circonstances concoururent à donner à la croix
cette forme significative que j'ai souvent vue ; ainsi ses deux bras allaient en
s'élevant comme les branches d'un arbre en s'écartant du tronc, et elle
ressemblait à un Y dont le trait inférieur serait prolongé entre les deux
autres ; les bras étaient plus minces que le tronc ; chacun d'eux y avait été
ajusté séparément, et on avait enfoncé un coin de chaque côté au point de
jonction pour en assurer la solidité. Or, comme la pièce du milieu, par suite de
mesures mal prises, ne dépassait pas assez la tête pour que l'écriteau de Pilate
pût y être placé convenablement, on y ajouta un appendice à cet cil et on
assujettit un morceau de bois à la place des pieds pour les maintenir.
Pendant que Pilate prononçait son jugement inique,
je vis que Claudia Procle, sa femme, lui renvoyait son gage et renonçait à lui ;
le soir de ce jour elle quitta secrètement le palais pour se réfugier près des
amis de Jésus, et on la tint cachée dans un souterrain sous la maison de Lazare,
à Jérusalem. Ce même jour, ou quelque temps après, je vis aussi un ami du
Sauveur graver sur une pierre verdâtre, derrière la terrasse de Gabbatha, deux
lignes où se trouvaient les mots de Judex injustus, et le nom de Claudia
Procle : je me souviens qu'un groupe nombreux de personnes qui s'entretenaient
se trouvait en ce moment sur le forum, pendant que cet homme, caché derrière
elles, gravait ces lignes sans qu'on pût le remarquer. Je vis enfin que cette
pierre se trouve encore, sans qu'on le sache, dans les fondements d'une maison
ou d'une église à Jérusalem au lieu où se trouvait Gabbatha. Claudia Procle se
fit chrétienne, suivit saint Paul et devint son amie particulière.
Lorsque la sentence eut été prononcée, pendant que
Pilate écrivait et se querellait avec les Princes des Prêtres, Jésus fut livré
aux archers comme une proie ; jusque-là ces hommes abominables avaient gardé
quelque retenue en présence du tribunal ; maintenant il était à leur discrétion.
On apporta ses habits qui lui avaient été ôtés chez Caïphe ; ils avaient été mis
de côté, et je pense que des hommes compatissants les avaient lavés, car ils
étaient propres. C'était aussi, je crois, la coutume chez les Romains de
remettre leurs vêtements à ceux qu'on conduisait au supplice. Les méchants
hommes qui entouraient Jésus le mirent de nouveau à nu et lui délièrent les
mains afin de pouvoir l'habiller, ils arrachèrent de son corps couvert de plaies
le manteau de laine rouge qu'ils lui avaient mis par dérision, et rouvrirent par
là beaucoup de ses blessures ; il mit lui-même en tremblant son vêtement de
dessous, et ils lui jetèrent son scapulaire sur les épaules. Comme la couronne
d'épines était trop large et empêchait qu'on pût passer la robe brune sans
couture que lui avait faite sa mère, on la lui arracha de la tête, et toutes ses
blessures saignèrent de nouveau avec des douleurs indicibles. Ils lui mirent
encore son vêtement de laine blanche, sa large ceinture, et enfin son manteau ;
puis ils lui attachèrent de nouveau, au milieu du corps, le cercle à pointes de
fer auquel étaient liées les cordes avec lesquelles ils le traînaient ; tout
cela se fit avec leur brutalité et leur cruauté ordinaires.
Les deux larrons étaient à droite et à gauche de
Jésus ; ils avaient les mains liées, et, comme Jésus devant le tribunal, une
chaîne autour du cou. Ils n'avaient, pour tout vêtement, qu'un linge autour des
reins, un scapulaire d'étoffe grossière, ouvert sur le côté et sans manches, et
sur la tête un bonnet de paille tressée, assez semblable à un bourrelet
d'enfant ; leur peau était d'un brun sale et couverte de meurtrissures livides,
provenant de leur flagellation de la veille. Celui qui se convertit par la suite
était dés lors calme et pensif ; l'autre était grossier et insolent ; il
s'unissait aux archers pour maudire et insulter Jésus, qui regardait ses deux
compagnons avec amour et offrait pour leur salut toutes ses souffrances. Les
archers rassemblaient tous les instruments du supplice et préparaient tout pour
cette terrible et douloureuse marche dans laquelle le Sauveur, plein d'amour et
accablé de douleur, voulait porter le poids des péchés de l'ingrate humanité et
répandre, pour les expier, son sang précieux coulant, comme d'un calice, de son
corps percé de part en part par les plus vils des hommes. Anne et Caïphe avaient
enfin terminé leurs discussions avec Pilate ; ils tenaient deux longues bandes
de parchemin où étaient des copies du jugement, et se dirigeaient en hâte vers
le Temple, craignant d'y arriver trop tard. C'est ici que les Princes des
Prêtres se séparèrent du véritable Agneau pascal. Ils allaient au Temple de
pierre pour immoler et manger le symbole, et laissaient d'ignobles bourreaux
conduire à l'autel de la croix l'agneau de Dieu dont l'autre n'était que la
figure. C'est ici que se séparaient les deux routes, dont l'une conduisait au
symbole du sacrifice, l'autre à son accomplissement : ils abandonnèrent des
bourreaux impurs et inhumains l'Agneau pascal pur et rédempteur, le véritable
Agneau de Dieu qu'ils avaient défiguré extérieurement par toutes leurs
abominations et qu'ils s'étaient efforcés de souiller, et ils se rendaient en
toute hâte au Temple de pierre pour immoler des agneaux, purifiés, lavés et
bénis. Ils avaient bien pris toutes leurs précautions pour ne pas contracter
d'impuretés extérieures et leur âme était toute souillée par la colère, la haine
et l'envie. “Que son sang soit sur nous et sur nos enfants !” avaient-ils dit,
et par ces paroles ils avaient accompli la cérémonie, mis la main du
sacrificateur sur la tête de la victime. Ici se séparaient les deux routes qui
menaient à l'autel de la loi et à l'autel de la grâce : Pilate, le païen
orgueilleux et irrésolu, tremblant devant Dieu et adorant les idoles, le
courtisan du monde, l'esclave de la mort, triomphant dans le temps jusqu'à ce
qu'arrive le terme de la mort éternelle, Pilate prit entre les deux et s'en
revint dans son palais, entouré de ses officiers et de ses gardes, précédé d'une
trompette. Le jugement inique fut rendu vers dis heures du matin, suivant notre
manière de compter.
Lorsque Pilate eut quitté son tribunal, une partie
des soldats le suivit et se rangea devant le palais pour former le cortège ; une
petits escorte resta près des condamnés.
Vingt-huit Pharisiens armés, parmi lesquels les six
ennemis acharnés de Jésus qui avaient pris part à son arrestation sur le mont
des Oliviers, vinrent à cheval sur le forum pour l'accompagner au supplice. Les
archers conduisirent le Sauveur au milieu de la place, et plusieurs esclaves
entrèrent par la porte occidentale, portant le bois de la croix qu'ils jetèrent
à ses pieds avec fracas. Les deux bras étaient provisoirement attachés à la
pièce principale avec des cordes. Les coins, le morceau de bois destiné à
soutenir les pieds, l'appendice qui devait recevoir l'écriteau et divers autres
objets furent apportés par des valets du bourreau. Jésus s'agenouilla par terre,
prés de la croix, l'entoura de ses bras et la baisa trois fois, en adressant à
voix basse à son Père un touchant remerciement pour la rédemption du genre
humain qui commençait. Comme les prêtres, chez les païens, embrassaient un
nouvel autel, le Seigneur embrassait sa croix, cet autel éternel du sacrifice
sanglant et expiatoire. Les archers relevèrent Jésus sur ses genoux, et il lui
fallut à grand peine charger ce lourd fardeau sur son épaule droite. Je vis des
anges invisibles l'aider, sans quoi il n'aurait pas même pu le soulever. Il
resta à genoux, courbé sous son fardeau. Pendant que Jésus priait, des
exécuteurs firent prendre aux deux larrons les pièces transversales de leurs
croix, ils les leur placèrent sur le cou et y lièrent leurs mains : les grandes
pièces étaient portées par des esclaves. Les pièces transversales n'étaient pas
droites, mais un peu courbées. On les attacha, lors du crucifiement, à
l'extrémité supérieure du tronc principal. La trompette de la cavalerie de
Pilate se fit entendre, et un des Pharisiens à cheval s'approcha de Jésus
agenouillé sous son fardeau, et lui dit : “Le temps des beaux discours est
passé ; qu'on nous débarrasse de lui. ì En avant, en avant !” On le releva
violemment, et il sentit tomber sur ses épaules tout le poids que nous devons
porter après lui, suivant ses saintes et véridiques paroles.
Alors commença la marche triomphale du Roi des
rois, si ignominieuse sur la terre, si glorieuse dans le ciel.
On avait attaché deux cordes au bout de l'arbre de
la croix, et deux archers la maintenaient en l'air avec des cordes, pour qu'elle
ne tombât pas par terre ; quatre autres tenaient des cordes attachées à la
ceinture de Jésus ; son manteau, relevé, était attaché autour de sa poitrine. Le
Sauveur, sous le fardeau de ces pièces de bois liées ensemble, me rappela
vivement Isaac portant vers la montagne le bois destiné au sacrifice où lui-même
devait être immole. Le trompette de Pilate donna le signal du départ, parce que
le gouverneur lui-même voulait se mettre à la tête d'un détachement pour
prévenir toute espèce de mouvement tumultueux dans la ville. Il était à cheval,
revêtu de son armure, et entouré de ses officiers et d'une troupe de cavaliers.
Ensuite venait un détachement d'environ trois cents soldats d'infanterie, tous
venus des frontières de l'Italie et de la Suisse. En avant du cortège allait un
joueur de trompette, qui en sonnait à tous les coins de rue et proclamait la
sentence. Quelques pas en arrière marchait une troupe d'hommes et d'enfants qui
portaient des cordes, des clous, des coins et des paniers où étaient différents
objets ; d'autres, plus robustes, portaient des porches, des échelles et les
pièces principales des croix des deux larrons ; puis venaient quelques-uns des
Pharisiens à cheval ; et un jeune garçon qui portait devant sa poitrine
l'inscription que Pilate avait faite pour la croix ; il portait aussi, au haut
d'une perche, la couronne d'épines de Jésus, qu'on avait jugé ne pouvoir lui
laisser sur la tête pendant le portement de la croix. Ce jeune homme n'était pas
très méchant. Enfin s'avançait Notre Seigneur, les pieds nus et sanglants,
courbé sous le pesant fardeau de la croix, chancelant, déchiré, meurtri, n'ayant
ni mangé, ni bu, ni dormi depuis la Cène de la veille, épuisé par la perte de
son sang, dévoré de fièvre, de soif, de souffrances intérieures infinies ; sa
main droite soutenait la croix sur l'épaule droite ; sa gauche, fatiguée,
faisait par moments un effort pour relever sa longue robe, où ses pieds mal
assurés s'embarrassaient. Quatre archers tenaient à une grande distance le bout
des cordes attachées à sa ceinture ; les deux archers de devant le tiraient à
eux, les deux qui suivaient le poussaient en avant, en sorte qu'il ne pouvait
assurer aucun de ses pas et que les cordes l'empêchaient de relever sa robe. Ses
mains étaient blessées et gonflées par suite de la brutalité avec laquelle elles
avaient été garrottées, précédemment, son visage était sanglant et enflé, sa
chevelure et sa barbe souillée de sang ; son fardeau et ses chaînes pressaient
sur son corps son vêtement de laine, qui se collait à ses plaies et les
rouvrait. Autour de lui, ce n'était que dérision et cruauté : mais ses
souffrances et ses tortures indicibles ne pouvaient surmonter son amour ; sa
bouche priait, et son regard éteint pardonnait. Les deux archers placés derrière
lui qui maintenaient en l'air l'extrémité de l'arbre de la croix, l'aide des
cordes qui y étaient attachées augmentaient les souffrances de Jésus en
déplaçant le fardeau qu'ils s'élevaient et faisaient tomber tour à tour. Le long
du cortège marchaient plusieurs soldats armés de lances ; derrière Jésus
venaient les deux larrons, conduits aussi avec des cordes chacun par deux
bourreaux ; ils portaient sur la nuque les pièces transversales de leurs croix,
séparées du tronc principal, et leurs bras étendus étaient attachés aux deux
bouts. Ils n'avaient que des tabliers : la partie supérieure de Leur corps était
couverte d'une espèce de scapulaire sans manches et ouvert des deux côtés ; leur
tête était coiffée d'un bonnet de paille. Ils étaient un peu enivrés par suite
d'un breuvage qu'on leur avait fait prendre. Cependant le bon larron était très
calme ; le mauvais, au contraire, était insolent, furieux et vomissait des
imprécations les archers étaient des hommes bruns, petits, mais robustes avec
des cheveux noirs, courts et hérissés ; ils avaient la barbe rare et peu
fournie, ils n'avaient pas la physionomie juive : c'étaient des ouvriers du
canal appartenant à une tribu d'esclaves égyptiens. Ils portaient des jaquettes
courtes et des espèces de scapulaires de cuir sans manches : ils ressemblaient à
des bêtes sauvages. La moitié des Pharisiens à cheval fermait la marche ;
quelques-uns de ces cavaliers couraient ça et là pour maintenir l'ordre. Parmi
les gens qui allaient en avant, portant divers objets, se trouvaient quelques
enfants juifs de basse condition, qui s'y étaient joints de leur propre
mouvement. A une assez grande distance était le cortège de Pilate ; le
gouverneur romain était en habit de guerre, au milieu de ses officiers, précédé
d'un escadron de cavalerie et suivi de trois cents soldats à pied : il traversa
le forum, puis entra dans une rue assez large. Il parcourait la ville afin de
prévenir tout mouvement populaire.
Jésus rut conduit par une rue excessivement étroite
et longeant le derrière des maisons, afin de laisser place au peuple qui se
rendait au Temple, et aussi pour ne pas gêner Pilate et sa troupe. La plus
grande partie du peuple s'était mise en mouvement aussitôt après la
condamnation, La plupart des Juifs se rendirent dans leurs maisons ou dans le
Temple, afin de terminer à la hâte leurs préparatifs pour l'immolation de
l'agneau pascal ; toutefois, la foule, composée d'un mélange de toute sorte de
gens, étrangers, esclaves, ouvriers, femmes et enfants, était encore grande, et
on se précipitait en avant de tous les côtés pour voir passer le triste
cortège ; l'escorte des soldats romains empêchait qu'on ne s'y joignit, et les
curieux étaient obligés de prendre des rues détournées et de courir en avant :
la plupart allèrent jusqu'au Calvaire, La rue par laquelle on conduisit Jésus
était à peine large de deux pas ; elle passait derrière des maisons, et il y
avait beaucoup d'immondices. Il y eut beaucoup à souffrir : les archers se
trouvaient tout prés de lui, la populace aux fenêtres l'injuriait, des esclaves
lui jetaient de la boue et des ordures, de méchants garnements versaient sur lui
des vases pleins d'un liquide noir et infect, des enfants même, excités par ses
ennemis, ramassaient des pierres dans leurs petites robes, et couraient à
travers le cortège pour les jeter sous ses pieds en l'injuriant. C'était ainsi
que les enfants le traitaient, lui qui avait aime les enfants, qui les avait
bénis et déclarés bienheureux.
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