LETTRE ENCYCLIQUE
DU SOUVERAIN PONTIFE
JEAN-PAUL II
AUX ÉVÊQUES AUX
PRESBYTRES ET AUX DIACRES
AUX RELIGIEUX ET AUX RELIGIEUSES
AUX FIDÈLES LAÏCS ET À TOUTES
LES PERSONNES DE BONNE VOLONTÉ
SUR LA VALEUR ET L'INVIOLABILITÉ DE LA VIE
HUMAINE
1.
L'Évangile de la vie se trouve au cœur du message de Jésus. Reçu chaque jour par
l'Église avec amour, il doit être annoncé avec courage et fidélité comme une
bonne nouvelle pour les hommes de toute époque et de toute culture.
À l'aube du salut, il y
a la naissance d'un enfant, proclamée comme une joyeuse nouvelle : « Je vous
annonce une grande joie, qui sera celle de tout le peuple: aujourd'hui vous est
né un Sauveur, qui est le Christ Seigneur, dans la cité de David » (Lc 2,
10-11). Assurément, la naissance du Sauveur a libéré cette « grande joie »,
mais, à Noël, le sens plénier de toute naissance humaine se trouve également
révélé, et la joie messianique apparaît ainsi comme le fondement et
l'accomplissement de la joie qui accompagne la naissance de tout enfant (Cf.
Jn 16, 21).
Exprimant ce qui est au
cœur de sa mission rédemptrice, Jésus dit : « Je suis venu pour qu'ils aient la
vie et qu'ils l'aient en abondance » (Jn 10, 10). En vérité, il veut
parler de la vie « nouvelle » et « éternelle » qui est la communion avec le
Père, à laquelle tout homme est appelé par grâce dans le Fils, par l'action de
l'Esprit sanctificateur. C'est précisément dans cette « vie » que les aspects et
les moments de la vie de l'homme acquièrent tous leur pleine signification.
2. L'homme
est appelé à une plénitude de vie qui va bien au-delà des dimensions de son
existence sur terre, puisqu'elle est la participation à la vie même de Dieu.
La profondeur de cette
vocation surnaturelle révèle la grandeur et le prix de la vie
humaine, même dans sa phase temporelle. En effet, la vie dans le temps est une
condition fondamentale, un moment initial et une partie intégrante du
développement entier et unitaire de l'existence humaine. Ce développement de la
vie, de manière inattendue et imméritée, est éclairé par la promesse de la vie
divine et renouvelé par le don de cette vie divine; il atteindra son plein
accomplissement dans l'éternité (Cf. 1 Jn 3, 1-2). En même temps, cette
vocation surnaturelle souligne le caractère relatif de la vie terrestre
de l'homme et de la femme. En vérité, celle-ci est une réalité qui n'est pas
« dernière », mais « avant-dernière » ; c'est de toute façon une réalité
sacrée qui nous est confiée pour que nous la gardions de manière responsable
et que nous la portions à sa perfection dans l'amour et dans le don de
nous-mêmes à Dieu et à nos frères.
L'Église sait que cet
Évangile de la vie, qui lui a été remis par son Seigneur
, trouve un écho profond et convaincant dans le cœur de chaque personne,
croyante et même non croyante, parce que, tout en dépassant infiniment ses
attentes, il y correspond de manière surprenante. Malgré les difficultés et les
incertitudes, tout homme sincèrement ouvert à la vérité et au bien peut, avec la
lumière de la raison et sans oublier le travail secret de la grâce, arriver à
reconnaître, dans la loi naturelle inscrite dans les cœurs (Cf. Rm 2,
14-15) la valeur sacrée de la vie humaine depuis son commencement jusqu'à son
terme; et il peut affirmer le droit de tout être humain à voir intégralement
respecter ce bien qui est pour lui primordial. La convivialité humaine et la
communauté politique elle-même se fondent sur la reconnaissance de ce droit.
La défense et la mise en
valeur de ce droit doivent être, de manière particulière, l'œuvre de ceux qui
croient au Christ, conscients de la merveilleuse vérité rappelée par le Concile
Vatican II : « Par son Incarnation, le Fils de Dieu s'est en quelque sorte uni
lui-même à tout homme »
2
Dans cet événement de salut, en effet, l'humanité reçoit non seulement la
révélation de l'amour infini de Dieu qui « a tant aimé le monde qu'il a donné
son Fils unique » (Jn 3, 16), mais aussi celle de la valeur
incomparable de toute personne humaine.
Et, scrutant assidûment
le mystère de la Rédemption, l'Église reçoit cette valeur avec un étonnement
toujours renouvelé
et elle se sent appelée à annoncer aux hommes de tous les temps cet
« évangile », source d'une espérance invincible et d'une joie véritable pour
chaque époque de l'histoire. L'Évangile de l'amour de Dieu pour l'homme,
l'Évangile de la dignité de la personne et l'Évangile de la vie sont un Évangile
unique et indivisible.
C'est pourquoi l'homme,
l'homme vivant, constitue la route première et fondamentale de l'Église
.
3. En vertu
du mystère du Verbe de Dieu qui s'est fait chair (cf. Jn 1, 14), tout
homme est confié à la sollicitude maternelle de l'Église. Aussi toute menace
contre la dignité de l'homme et contre sa vie ne peut-elle que toucher le cœur
même de l'Église; elle ne peut que l'atteindre au centre de sa foi en
l'Incarnation rédemptrice du Fils de Dieu et dans sa mission d'annoncer l'Évangile
de la vie dans le monde entier et à toute créature (cf. Mc 16, 15).
Aujourd'hui, cette
annonce devient particulièrement urgente en raison de la multiplication et de
l'aggravation impressionnantes des menaces contre la vie des personnes et des
peuples, surtout quand cette vie est faible et sans défense. Aux fléaux anciens
et douloureux de la misère, de la faim, des maladies endémiques, de la violence
et des guerres, il s'en ajoute d'autres, dont les modalités sont nouvelles et
les dimensions inquiétantes.
Dans une page d'une
dramatique actualité, le Concile Vatican II a déploré avec force les multiples
crimes et attentats contre la vie humaine. Trente ans plus tard, faisant miennes
les paroles de l'assemblée conciliaire, je déplore ces maux encore une fois et
avec la même force au nom de l'Église tout entière, certain d'être l'interprète
du sentiment authentique de toute conscience droite : « Tout ce qui s'oppose à
la vie elle-même, comme toute espèce d'homicide, le génocide, l'avortement,
l'euthanasie et même le suicide délibéré; tout ce qui constitue une violation de
l'intégrité de la personne humaine, comme les mutilations, la torture physique
ou morale, les tentatives de contraintes psychiques ; tout ce qui est offense à
la dignité de l'homme, comme les conditions de vie infra-humaines, les
emprisonnements arbitraires, les déportations, l'esclavage, la prostitution, le
commerce des femmes et des jeunes ; ou encore les conditions de travail
dégradantes qui réduisent les travailleurs au rang de purs instruments de
rapport, sans égard pour leur personnalité libre et responsable: toutes ces
pratiques et d'autres analogues sont, en vérité, infâmes. Tandis qu'elles
corrompent la civilisation, elles déshonorent ceux qui s'y livrent plus encore
que ceux qui les subissent, et elles insultent gravement à l'honneur du
Créateur »
.
4.
Malheureusement, ce panorama inquiétant, loin de se rétrécir, va plutôt en
s'élargissant : avec les nouvelles perspectives ouvertes par le progrès
scientifique et technique, on voit naître de nouvelles formes d'attentats à la
dignité de l'être humain. En même temps, se dessine et se met en place une
nouvelle situation culturelle qui donne aux crimes contre la vie un aspect
inédit et — si cela se peut — encore plus injuste, ce qui suscite d'autres
graves préoccupations: de larges couches de l'opinion publique justifient
certains crimes contre la vie au nom des droits de la liberté individuelle, et,
à partir de ce présupposé, elles prétendent avoir non seulement l'impunité, mais
même l'autorisation de la part de l'État, afin de les pratiquer dans une liberté
absolue et, plus encore, avec l'intervention gratuite des services de santé.
Tout cela provoque un
profond changement dans la façon de considérer la vie et les relations entre les
hommes. Le fait que les législations de nombreux pays, s'éloignant le cas
échéant des principes mêmes qui fondent leurs Constitutions, aient accepté de ne
pas punir ou, plus encore, de reconnaître la légitimité totale de ces pratiques
contre la vie est tout à la fois un symptôme préoccupant et une cause non
négligeable d'un grave effondrement moral: des choix considérés jadis par tous
comme criminels et refusés par le sens moral commun deviennent peu à peu
socialement respectables. La médecine elle-même, qui a pour vocation de défendre
et de soigner la vie humaine, se prête toujours plus largement dans certains
secteurs à la réalisation de ces actes contre la personne; ce faisant, elle
défigure son visage, se met en contradiction avec elle-même et blesse la dignité
de ceux qui l'exercent. Dans un tel contexte culturel et légal, même les graves
problèmes démographiques, sociaux ou familiaux, qui pèsent sur de nombreux
peuples du monde et qui exigent une attention responsable et active des
communautés nationales et internationales, risquent d'être résolus de manière
fausse et illusoire, en contradiction avec la vérité et avec le bien des
personnes et des nations.
Le résultat auquel on
parvient est dramatique : s'il est particulièrement grave et inquiétant de voir
le phénomène de l'élimination de tant de vies humaines naissantes ou sur le
chemin de leur déclin, il n'est pas moins grave et inquiétant que la conscience
elle-même, comme obscurcie par d'aussi profonds conditionnements, ait toujours
plus de difficulté à percevoir la distinction entre le bien et le mal sur les
points qui concernent la valeur fondamentale de la vie humaine.
5. Le
problème des menaces contre la vie humaine en notre temps a fait l'objet du
Consistoire extraordinaire des Cardinaux qui a eu lieu à Rome du 4 au 7
avril 1991. Après un examen ample et approfondi du problème et des défis lancés
à toute la famille humaine, en particulier à la communauté chrétienne, les
Cardinaux m'ont, par un vote unanime, demandé de réaffirmer avec l'autorité du
Successeur de Pierre la valeur de la vie humaine et son inviolabilité, eu égard
aux circonstances actuelles et aux attentats qui la menacent aujourd'hui.
Après avoir accueilli
cette requête, j'ai, le jour de la Pentecôte 1991, adressé une lettre
personnelle à chacun de mes Frères dans l'épiscopat pour qu'il m'apporte,
dans l'esprit de la collégialité épiscopale, sa collaboration en vue de la
rédaction d'un document portant sur cette question
.
Je suis profondément reconnaissant à tous les évêques qui m'ont répondu, me
donnant des informations, des suggestions et des propositions qui m'ont été
précieuses. De cette façon aussi, ils ont apporté le témoignage de leur
participation unanime et sincère à la mission doctrinale et pastorale de
l'Église au sujet de l'Évangile de la vie.
Dans la même lettre, peu
avant la célébration du centenaire de l'Encyclique Rerum novarum,
j'attirais l'attention de tous sur cette singulière analogie : « De même qu'il y
a un siècle, c'était la classe ouvrière qui était opprimée dans ses droits
fondamentaux, et que l'Église prit sa défense avec un grand courage, en
proclamant les droits sacro-saints de la personne du travailleur, de même, à
présent, alors qu'une autre catégorie de personnes est opprimée dans son droit
fondamental à la vie, l'Église sent qu'elle doit, avec un égal courage, donner
une voix à celui qui n'a pas de voix. Elle reprend toujours le cri évangélique
de la défense des pauvres du monde, de ceux qui sont menacés, méprisés et à qui
l'on dénie les droits humains »
.
Il y a aujourd'hui une
multitude d'êtres humains faibles et sans défense qui sont bafoués dans leur
droit fondamental à la vie, comme le sont, en particulier, les enfants encore à
naître. Si l'Église, à la fin du siècle dernier, n'avait pas le droit de se
taire face aux injustices qui existaient alors, elle peut encore moins se taire
aujourd'hui, quand, aux injustices sociales du passé qui ne sont malheureusement
pas encore surmontées, s'ajoutent en de si nombreuses parties du monde des
injustices et des phénomènes d'oppression même plus graves, parfois présentés
comme des éléments de progrès en vue de l'organisation d'un nouvel ordre
mondial.
La présente encyclique,
fruit de la collaboration de l'épiscopat de tous les pays du monde, veut donc
être une réaffirmation précise et ferme de la valeur de la vie humaine et de
son inviolabilité, et, en même temps, un appel passionné adressé à tous et à
chacun, au nom de Dieu: respecte, défends, aime et sers la vie, toute vie
humaine ! C'est seulement sur cette voie que tu trouveras la justice, le
développement, la liberté véritable, la paix et le bonheur !
Puissent ces paroles
parvenir à tous les fils et à toutes les filles de l'Église ! Puissent-elles
parvenir à toutes les personnes de bonne volonté, soucieuses du bien de chaque
homme et de chaque femme ainsi que du destin de la société entière !
6. En
profonde communion avec chacun de mes frères et sœurs dans la foi et animé par
une amitié sincère pour tous, je veux méditer à nouveau et annoncer
l'Évangile de la vie, splendeur de la vérité qui éclaire les consciences,
lumière vive qui guérit le regard obscurci, source intarissable de constance et
de courage pour faire face aux défis toujours nouveaux que nous rencontrons sur
notre chemin.
Et, tandis que je
repense aux riches expériences vécues pendant l'Année de la Famille, comme pour
donner une conclusion à la Lettre que j'ai adressée « à chaque famille
concrète de toutes les régions de la terre »
,
je porte mon regard avec une confiance renouvelée vers tous les foyers et je
souhaite que renaisse et se renforce à tous les niveaux l'engagement de tous à
soutenir la famille, pour qu'aujourd'hui encore — au milieu de nombreuses
difficultés et de lourdes menaces — elle demeure constamment, selon le dessein
de Dieu, comme un « sanctuaire de la vie »
.
À tous les membres de
l'Église, peuple de la vie et pour la vie, j'adresse le plus pressant des
appels afin qu'ensemble nous puissions donner à notre monde de nouveaux signes
d'espérance, en agissant pour que grandissent la justice et la solidarité, et
que s'affirme une nouvelle culture de la vie humaine, pour l'édification d'une
authentique civilisation de la vérité et de l'amour.
LA VOIX DU SANG DE TON FRÈRE CRIE VERS MOI DU SOL
7. « Dieu
n'a pas fait la mort, il ne prend pas plaisir à la perte des vivants. Il a tout
créé pour l'être... Oui, Dieu a créé l'homme pour l'incorruptibilité; il
en a fait une image de sa propre nature. C'est par l'envie du diable que la
mort est entrée dans le monde; ils en font l'expérience, ceux qui lui
appartiennent » (Sg 1, 13-14 ; 2, 23-24).
L'Évangile de la vie,
proclamé à l'origine avec la création de l'homme à l'image de Dieu en vue d'un
destin de vie pleine et parfaite (cf. Gn 2, 7 ; Sg 9, 2-3), fut
contredit par l'expérience déchirante de la mort qui entre dans le monde
et qui jette l'ombre du non-sens sur toute l'existence de l'homme. La mort y
entre à cause de la jalousie du diable (cf. Gn 3, 1.4-5) et du péché de
nos premiers parents (cf. Gn 2, 17 ; 3, 17-19). Et elle y entre de
manière violente, à cause du meurtre d'Abel par son frère Caïn : « Comme
ils étaient en pleine campagne, Caïn se jeta sur son frère Abel et le tua » (Gn
4, 8).
Ce premier meurtre est
présenté avec une éloquence singulière dans une page paradigmatique du livre de
la Genèse : une page récrite chaque jour dans le livre de l'histoire des
peuples, sans trêve et d'une manière répétée qui est dégradante.
Relisons ensemble cette
page biblique qui, malgré son archaïsme et son extrême simplicité, se présente
comme particulièrement riche d'enseignements.
« Abel devint pasteur
de petit bétail et Caïn cultivait le sol. Le temps passa et il advint que Caïn
présenta des produits du sol en offrande au Seigneur et qu'Abel, de son côté,
offrit des premiers-nés de son troupeau, et même de leur graisse. Or le Seigneur
agréa Abel et son offrande. Mais il n'agréa pas Caïn et son offrande, et Caïn en
fut très irrité et eut le visage abattu. Le Seigneur dit à Caïn : “Pourquoi
es-tu irrité et pourquoi ton visage est-il abattu ? Si tu es bien disposé, ne
relèveras-tu pas la tête ? Mais si tu n'es pas bien disposé, le péché n'est-il
pas à la porte, une bête tapie qui te convoite ? Pourras-tu la dominer ?”
Cependant Caïn dit à son frère Abel : “Allons dehors”, et, comme ils étaient en
pleine campagne, Caïn se jeta sur son frère Abel et le tua.
Le Seigneur dit à
Caïn : “Où est ton frère Abel ?” Il répondit : “Je ne sais pas. Suis-je le
gardien de mon frère ?” Le Seigneur reprit : “Qu'as-tu fait ! Écoute le sang de
ton frère crier vers moi du sol ! Maintenant, sois maudit et chassé du sol
fertile qui a ouvert la bouche pour recevoir de ta main le sang de ton frère. Si
tu cultives le sol, il ne te donnera plus son produit: tu seras un errant
parcourant la terre”. Alors Caïn dit au Seigneur : “Ma peine est trop lourde à
porter. Vois ! Tu me bannis aujourd'hui du sol fertile, je devrai me cacher loin
de ta face et je serai un errant parcourant la terre, mais le premier venu me
tuera !” Le Seigneur lui répondit : “Aussi bien si quelqu'un tue Caïn, on le
vengera sept fois”, et le Seigneur mit un signe sur Caïn, afin que le premier
venu ne le frappât point. Caïn se retira de la présence du Seigneur et séjourna
au pays de Nod, à l'orient d'Éden » (Gn 4, 2-16).
8. Caïn est
« très irrité » et il a le visage « abattu » parce que « le Seigneur agréa Abel
et son offrande » (Gn 4, 4). Le texte biblique ne révèle pas le motif
pour lequel Dieu préfère le sacrifice d'Abel à celui de Caïn ; mais il montre
clairement que, tout en préférant le don d'Abel, il n'interrompt pas son
dialogue avec Caïn. Il l'avertit en lui rappelant sa liberté face au
mal : l'homme n'est en rien prédestiné au mal. Certes, comme l'était déjà
Adam, il est tenté par la puissance maléfique du péché qui, comme une bête
féroce, est tapi à la porte de son cœur, guettant le moment de se jeter sur sa
proie. Mais Caïn demeure libre face au péché. Il peut et il doit le dominer :
« Il te convoite, mais toi, domine-le ! » (Gn 4, 7).
La jalousie et la
colère l'emportent sur l'avertissement du Seigneur, et c'est pourquoi Caïn
se jette sur son frère et le tue. Comme on le lit dans le Catéchisme de
l'Église catholique, « l'Écriture, dans le récit du meurtre d'Abel par son
frère Caïn, révèle, dès les débuts de l'histoire humaine, la présence dans
l'homme de la colère et de la convoitise, conséquences du péché originel.
L'homme est devenu l'ennemi de son semblable »
.
Le frère tue le
frère. Comme dans le premier fratricide, dans tout homicide est violée la
parenté « spirituelle » qui réunit les hommes en une seule grande famille
,
tous participant du même bien unique fondamental : une égale dignité
personnelle. Il n'est pas rare que soit parallèlement violée la parenté « de
la chair et du sang », par exemple lorsque les menaces contre la vie se
développent dans les rapports entre parents et enfants : c'est le cas de
l'avortement ou bien, dans un contexte familial ou parental plus large, celui de
l'euthanasie favorisée ou provoquée.
À la source de toute
violence contre le prochain, il y a le fait de céder à la « logique » du
Mauvais, c'est-à-dire de celui qui « était homicide dès le commencement » (Jn
8, 44), comme nous le rappelle l'Apôtre Jean : « Car tel est le message que
vous avez entendu dès le début: nous devons nous aimer les uns les autres, loin
d'imiter Caïn, qui, étant du Mauvais, égorgea son frère » (1 Jn 3,
11-12). Ainsi, le meurtre du frère à l'aube de l'histoire donne un triste
témoignage de la manière dont le mal progresse avec une rapidité
impressionnante : à la révolte de l'homme contre Dieu au paradis terrestre
s'ajoute la lutte mortelle de l'homme contre l'homme.
Après le crime, Dieu
intervient pour venger la victime. Face à Dieu qui l'interroge sur le sort
d'Abel, Caïn, au lieu de se montrer troublé et de demander pardon, élude la
question avec arrogance : « Je ne sais pas. Suis-je le gardien de mon frère ? »
(Gn 4, 9). « Je ne sais pas » : par le mensonge, Caïn cherche à
couvrir son crime. C'est ainsi que cela s'est souvent passé et que cela se passe
quand les idéologies les plus diverses servent à justifier et à masquer les
crimes les plus atroces perpétrés contre la personne. « Suis-je le gardien de
mon frère ? » : Caïn ne veut pas penser à son frère et refuse d'assumer la
responsabilité de tout homme vis-à-vis d'un autre. On pense spontanément aux
tendances actuelles qui font perdre à l'homme sa responsabilité à l'égard de son
semblable : on en a des symptômes, entre autres, dans la perte de la solidarité
à l'égard des membres les plus faibles de la société — comme les personnes
âgées, les malades, les immigrés, les enfants —, et dans l'indifférence qu'on
remarque souvent dans les rapports entre les peuples même quand il y va de
valeurs fondamentales comme la survie, la liberté et la paix.
9. Mais
Dieu ne peut laisser le crime impuni : du sol sur lequel il a été versé, le
sang de la victime exige que Dieu fasse justice (cf. Gn 37, 26 ; Is
26, 21 ; Ez 24, 7-8). De ce texte, l'Église a tiré l'expression de
« péchés qui crient vengeance à la face de Dieu » et elle y a inclus, au premier
chef, l'homicide volontaire
.
Pour les Juifs comme pour de nombreux peuples de l'Antiquité, le sang est le
lieu de la vie ; bien plus, « le sang est la vie » (Dt 12, 23) et la vie,
surtout la vie humaine, n'appartient qu'à Dieu; c'est pourquoi celui qui
attente à la vie de l'homme attente en quelque sorte à Dieu lui-même.
Caïn est maudit
par Dieu et aussi par la terre qui lui refusera ses fruits (cf. Gn 4,
11-12). Et il est puni : il habitera dans la steppe et dans le désert. La
violence homicide change profondément le cadre de vie de l'homme. La terre, qui
était le « jardin d'Éden » (Gn 2, 15), lieu d'abondance, de relations
interpersonnelles sereines et d'amitié avec Dieu, devient le « pays de Nod » (Gn
4, 16), lieu de la « misère », de la solitude et de l'éloignement de Dieu.
Caïn sera « un errant parcourant la terre » (Gn 4, 14) : l'incertitude et
l'instabilité l'accompagneront sans cesse.
Toutefois Dieu, toujours
miséricordieux même quand il punit, « mit un signe sur Caïn, afin que le
premier venu ne le frappât point » (Gn 4, 15) : il lui donne donc un
signe distinctif, qui a pour but de ne pas le condamner à être rejeté par les
autres hommes mais qui lui permettra d'être protégé et défendu contre ceux qui
voudraient le tuer, même pour venger la mort d'Abel. Meurtrier, il garde sa
dignité personnelle et Dieu lui-même s'en fait le garant. Et c'est
précisément ici que se manifeste le mystère paradoxal de la justice
miséricordieuse de Dieu, ainsi que l'écrit saint Ambroise : « Comme il y
avait eu fratricide, c'est-à-dire le plus grand des crimes, au moment où
s'introduisit le péché, la loi de la miséricorde divine devait immédiatement
être étendue; parce que, si le châtiment avait immédiatement frappé le coupable,
les hommes, quand ils puniraient, n'auraient pas pu se montrer tolérants ou
doux, mais ils auraient immédiatement châtié les coupables. (...) Dieu repoussa
Caïn de sa face et, comme il était rejeté par ses parents, il le relégua comme
dans l'exil d'une habitation séparée, parce qu'il était passé de la douceur
humaine à la cruauté de la bête sauvage. Toutefois, Dieu ne voulut pas punir le
meurtrier par un meurtre, puisqu'il veut amener le pécheur au repentir plutôt
qu'à la mort »
.
10. Le
Seigneur dit à Caïn : « Qu'as-tu fait ? Écoute le sang de ton frère crier vers
moi du sol ! » (Gn 4, 10). La voix du sang versé par les hommes ne
cesse pas de crier, de génération en génération, prenant des tonalités et
des accents variés et toujours nouveaux.
La question du Seigneur
« qu'as-tu fait ? », à laquelle Caïn ne peut se dérober, est aussi adressée à
l'homme contemporain, pour qu'il prenne conscience de l'étendue et de la gravité
des attentats contre la vie dont l'histoire de l'humanité continue à être
marquée; elle lui est adressée afin qu'il recherche les multiples causes qui
provoquent ces attentats et qui les alimentent, et qu'il réfléchisse très
sérieusement aux conséquences qui en découlent pour l'existence des personnes et
des peuples.
Certaines menaces
proviennent de la nature elle-même, mais elles sont aggravées par l'incurie
coupable et par la négligence des hommes, qui pourraient bien souvent y porter
remède ; d'autres, au contraire, sont le fait de situations de violence, de
haine, ou bien d'intérêts divergents, qui poussent des hommes à agresser
d'autres hommes en se livrant à des homicides, à des guerres, à des massacres ou
à des génocides.
Et comment ne pas
évoquer la violence faite à la vie de millions d'êtres humains, spécialement
d'enfants, victimes de la misère, de la malnutrition et de la famine, à cause
d'une distribution injuste des richesses entre les peuples et entre les classes
sociales ? ou, avant même qu'elle ne se manifeste dans les guerres, la violence
inhérente au commerce scandaleux des armes qui favorise l'escalade de tant de
conflits armés ensanglantant le monde ? ou encore la propagation de germes de
mort qui s'opère par la dégradation inconsidérée des équilibres écologiques, par
la diffusion criminelle de la drogue ou par l'encouragement donné à des types de
comportements sexuels qui, outre le fait qu'ils sont moralement inacceptables,
laissent présager de graves dangers pour la vie ? Il est impossible d'énumérer
de manière exhaustive la longue série des menaces contre la vie humaine, tant
sont nombreuses les formes, déclarées ou insidieuses, qu'elles revêtent en notre
temps.
11. Mais nous
entendons concentrer spécialement notre attention sur un autre genre
d'attentats, concernant la vie naissante et la vie à ses derniers instants,
qui présentent des caractéristiques nouvelles par rapport au passé et qui
soulèvent des problèmes d'une particulière gravité : par le fait qu'ils
tendent à perdre, dans la conscience collective, leur caractère de « crime » et
à prendre paradoxalement celui de « droit », au point que l'on prétend à une
véritable et réelle reconnaissance légale de la part de l'État et, par suite,
à leur mise en œuvre grâce à l'intervention gratuite des personnels de santé
eux-mêmes. Ces attentats frappent la vie humaine dans des situations de très
grande précarité, lorsqu'elle est privée de toute capacité de défense. Encore
plus grave est le fait qu'ils sont, pour une large part, réalisés précisément à
l'intérieur et par l'action de la famille qui, de par sa constitution, est au
contraire appelée à être « sanctuaire de la vie ».
Comment a-t-on pu en
arriver à une telle situation? Il faut prendre en considération de multiples
facteurs. À l'arrière-plan, il y a une crise profonde de la culture qui engendre
le scepticisme sur les fondements mêmes du savoir et de l'éthique, et qui rend
toujours plus difficile la perception claire du sens de l'homme, de ses droits
et de ses devoirs. À cela s'ajoutent les difficultés existentielles et
relationnelles les plus diverses, accentuées par la réalité d'une société
complexe dans laquelle les personnes, les couples et les familles restent
souvent seuls face à leurs problèmes. Il existe même des situations critiques de
pauvreté, d'angoisse ou d'exacerbation, dans lesquelles l'effort harassant pour
survivre, la souffrance à la limite du supportable, les violences subies,
spécialement celles qui atteignent les femmes, rendent exigeants, parfois
jusqu'à l'héroïsme, les choix en faveur de la défense et de la promotion de la
vie.
Tout cela explique, au
moins en partie, que la valeur de la vie puisse connaître aujourd'hui une sorte
d’« éclipse », bien que la conscience ne cesse pas de la présenter comme sacrée
et intangible; on le constate par le fait même que l'on tend à couvrir certaines
fautes contre la vie naissante ou à ses derniers instants par des expressions
empruntées au vocabulaire de la santé, qui détournent le regard du fait qu'est
en jeu le droit à l'existence d'une personne humaine concrète.
12. En
réalité, si de nombreux et graves aspects de la problématique sociale actuelle
peuvent de quelque manière expliquer le climat d'incertitude morale diffuse et
parfois atténuer chez les individus la responsabilité personnelle, il n'en est
pas moins vrai que nous sommes face à une réalité plus vaste, que l'on peut
considérer comme une véritable structure de péché, caractérisée par la
prépondérance d'une culture contraire à la solidarité, qui se présente dans de
nombreux cas comme une réelle « culture de mort ». Celle-ci est activement
encouragée par de forts courants culturels, économiques et politiques, porteurs
d'une certaine conception utilitariste de la société.
En envisageant les
choses de ce point de vue, on peut, d'une certaine manière, parler d'une
guerre des puissants contre les faibles : la vie qui nécessiterait le plus
d'accueil, d'amour et de soin est jugée inutile, ou considérée comme un poids
insupportable, et elle est donc refusée de multiples façons. Par sa maladie, par
son handicap ou, beaucoup plus simplement, par sa présence même, celui qui met
en cause le bien-être ou les habitudes de vie de ceux qui sont plus favorisés
tend à être considéré comme un ennemi dont il faut se défendre ou qu'il faut
éliminer. Il se déchaîne ainsi une sorte de « conspiration contre la vie ».
Elle ne concerne pas uniquement les personnes dans leurs rapports individuels,
familiaux ou de groupe, mais elle va bien au-delà, jusqu'à ébranler et déformer,
au niveau mondial, les relations entre les peuples et entre les États.
13. Pour
favoriser une pratique plus étendue de l'avortement, on a investi et on
continue à investir des sommes considérables pour la mise au point de
préparations pharmaceutiques qui rendent possible le meurtre du fœtus dans le
sein maternel sans qu'il soit nécessaire de recourir au service du médecin. Sur
ce point, la recherche scientifique elle-même semble presque exclusivement
préoccupée d'obtenir des produits toujours plus simples et plus efficaces contre
la vie et, en même temps, de nature à soustraire l'avortement à toute forme de
contrôle et de responsabilité sociale.
Il est fréquemment
affirmé que la contraception, rendue sûre et accessible à tous, est le
remède le plus efficace contre l'avortement. On accuse aussi l'Église catholique
de favoriser de fait l'avortement parce qu'elle continue obstinément à enseigner
l'illicéité morale de la contraception. À bien la considérer, l'objection se
révèle en réalité spécieuse. Il peut se faire, en effet, que beaucoup de ceux
qui recourent aux moyens contraceptifs le fassent aussi dans l'intention
d'éviter ultérieurement la tentation de l'avortement. Mais les contre-valeurs
présentes dans la « mentalité contraceptive » — bien différentes de l'exercice
responsable de la paternité et de la maternité, réalisé dans le respect de la
pleine vérité de l'acte conjugal — sont telles qu'elles rendent précisément plus
forte cette tentation, face à la conception éventuelle d'une vie non désirée. De
fait, la culture qui pousse à l'avortement est particulièrement développée dans
les milieux qui refusent l'enseignement de l'Église sur la contraception.
Certes, du point de vue moral, la contraception et l'avortement sont des maux
spécifiquement différents : l'une contredit la vérité intégrale de l'acte
sexuel comme expression propre de l'amour conjugal, l'autre détruit la vie d'un
être humain ; la première s'oppose à la vertu de chasteté conjugale, le second
s'oppose à la vertu de justice et viole directement le précepte divin « tu ne
tueras pas ».
Mais, même avec cette
nature et ce poids moral différents, la contraception et l'avortement sont très
souvent étroitement liés, comme des fruits d'une même plante. Il est vrai qu'il
existe même des cas dans lesquels on arrive à la contraception et à l'avortement
lui-même sous la pression de multiples difficultés existentielles, qui cependant
ne peuvent jamais dispenser de l'effort d'observer pleinement la loi de Dieu.
Mais, dans de très nombreux autres cas, ces pratiques s'enracinent dans une
mentalité hédoniste et de déresponsabilisation en ce qui concerne la sexualité
et elles supposent une conception égoïste de la liberté, qui voit dans la
procréation un obstacle à l'épanouissement de la personnalité de chacun. La vie
qui pourrait naître de la relation sexuelle devient ainsi l'ennemi à éviter
absolument, et l'avortement devient l'unique réponse possible et la solution en
cas d'échec de la contraception.
Malheureusement,
l'étroite connexion que l'on rencontre dans les mentalités entre la pratique de
la contraception et celle de l'avortement se manifeste toujours plus; et cela
est aussi confirmé de manière alarmante par la mise au point de préparations
chimiques, de dispositifs intra-utérins et de vaccins qui, distribués avec la
même facilité que les moyens contraceptifs, agissent en réalité comme des moyens
abortifs aux tout premiers stades du développement de la vie du nouvel individu.
14. Même les
diverses techniques de reproduction artificielle, qui sembleraient être
au service de la vie et qui sont des pratiques comportant assez souvent cette
intention, ouvrent en réalité la porte à de nouveaux attentats contre la vie.
Mis à part le fait qu'elles sont moralement inacceptables parce qu'elles
séparent la procréation du contexte intégralement humain de l'acte conjugal
,
ces techniques enregistrent aussi de hauts pourcentages d'échec, non seulement
en ce qui concerne la fécondation, mais aussi le développement ultérieur de
l'embryon, exposé au risque de mort dans des délais généralement très brefs. En
outre, on produit parfois des embryons en nombre supérieur à ce qui est
nécessaire pour l'implantation dans l'utérus de la femme et ces « embryons
surnuméraires », comme on les appelle, sont ensuite supprimés ou utilisés pour
des recherches qui, sous prétexte de progrès scientifique ou médical, réduisent
en réalité la vie humaine à un simple « matériel biologique » dont on peut
librement disposer.
Le diagnostic
prénatal, qui ne soulève pas de difficultés morales s'il est effectué pour
déterminer les soins éventuellement nécessaires à l'enfant non encore né,
devient trop souvent une occasion de proposer et de provoquer l'avortement.
C'est l'avortement eugénique, dont la légitimation dans l'opinion publique naît
d'une mentalité — perçue à tort comme en harmonie avec les exigences
« thérapeutiques » — qui accueille la vie seulement à certaines conditions et
qui refuse la limite, le handicap, l'infirmité.
En poursuivant la même
logique, on en est arrivé à refuser les soins ordinaires les plus élémentaires,
et même l'alimentation, à des enfants nés avec des handicaps ou des maladies
graves. En outre, le scénario actuel devient encore plus déconcertant en raison
des propositions, avancées çà et là, de légitimer dans la même ligne du droit à
l'avortement, même l'infanticide, ce qui fait revenir ainsi à un stade de
barbarie que l'on espérait avoir dépassé pour toujours.
15. Des
menaces non moins graves pèsent aussi sur les malades incurables et sur
les mourants, dans un contexte social et culturel qui, augmentant la
difficulté d'affronter et de supporter la souffrance, rend plus forte la
tentation de résoudre le problème de la souffrance en l'éliminant à la racine
par l'anticipation de la mort au moment considéré comme le plus opportun.
En faveur de ce choix,
se retrouvent souvent des éléments de nature différente, qui convergent
malheureusement vers cette issue terrible. Chez le sujet malade, le sentiment
d'angoisse, d'exacerbation et même de désespérance, provoqué par l'expérience
d'une douleur intense et prolongée, peut être décisif. Cela met à dure épreuve
les équilibres parfois déjà instables de la vie personnelle et familiale, parce
que, d'une part, le malade risque de se sentir écrasé par sa propre fragilité
malgré l'efficacité toujours plus grande de l'assistance médicale et sociale ;
d'autre part, parce que, chez les personnes qui lui sont directement liées, cela
peut créer un sentiment de pitié bien concevable même s'il est mal compris. Tout
cela est aggravé par une culture ambiante qui ne reconnaît dans la souffrance
aucune signification ni aucune valeur, la considérant au contraire comme le mal
par excellence à éliminer à tout prix ; cela se rencontre spécialement dans les
cas où aucun point de vue religieux ne peut aider à déchiffrer positivement le
mystère de la souffrance.
Mais, dans l'ensemble du
contexte culturel, ne manque pas non plus de peser une sorte d'attitude
prométhéenne de l'homme qui croit pouvoir ainsi s'ériger en maître de la vie et
de la mort, parce qu'il en décide, tandis qu'en réalité il est vaincu et écrasé
par une mort irrémédiablement fermée à toute perspective de sens et à toute
espérance. Nous trouvons une tragique expression de tout cela dans l'expansion
de l'euthanasie, masquée et insidieuse, ou effectuée ouvertement et même
légalisée. Mise à part une prétendue pitié face à la souffrance du malade,
l'euthanasie est parfois justifiée par un motif de nature utilitaire, consistant
à éviter des dépenses improductives trop lourdes pour la société. On envisage
ainsi de supprimer des nouveau-nés mal-formés, des personnes gravement
handicapées ou incapables, des vieillards, surtout s'ils ne sont pas autonomes,
et des malades en phase terminale. Il ne nous est pas permis de nous taire face
à d'autres formes d'euthanasie plus sournoises, mais non moins graves et
réelles. Celles-ci pourraient se présenter, par exemple, si, pour obtenir
davantage d'organes à transplanter, on procédait à l'extraction de ces organes
sans respecter les critères objectifs appropriés pour vérifier la mort du
donneur.
16. Fréquemment,
des menaces et des attentats contre la vie sont associés à un autre phénomène
actuel, le phénomène démographique. Il se présente de manière
différente dans les diverses parties du monde: dans les pays riches et
développés, on enregistre une diminution et un effondrement préoccupants des
naissances ; à l'inverse, les pays pauvres connaissent en général un taux élevé
de croissance de la population, difficilement supportable dans un contexte de
faible développement économique et social, ou même de grave sous-développement.
Face à la surpopulation des pays pauvres, il manque, au niveau international,
des interventions globales — des politiques familiales et sociales sérieuses,
des programmes de développement culturel ainsi que de production et de
distribution justes des ressources —, alors que l'on continue à mettre en œuvre
des politiques anti-natalistes.
La contraception, la
stérilisation et l'avortement doivent évidemment être comptés parmi les causes
qui contribuent à provoquer les situations de forte dénatalité. On peut
facilement être tenté de recourir à ces méthodes et aux attentats contre la vie
dans les situations d’« explosion démographique ».
L'antique pharaon,
ressentant comme angoissantes la présence et la multiplication des fils
d'Israël, les soumit à toutes les formes d'oppression et il ordonna de faire
mourir tout enfant de sexe masculin né des femmes des Hébreux (cf. Ex 1,
7-22). De nombreux puissants de la terre se comportent aujourd'hui de la même
manière. Eux aussi ressentent comme angoissant le développement démographique en
cours et ils craignent que les peuples les plus prolifiques et les plus pauvres
représentent une menace pour le bien-être et pour la tranquillité de leurs pays.
En conséquence, au lieu de vouloir affronter et résoudre ces graves problèmes
dans le respect de la dignité des personnes et des familles, ainsi que du droit
inviolable de tout homme à la vie, ils préfèrent promouvoir et imposer par tous
les moyens une planification massive des naissances. Les aides économiques
elles-mêmes, qu'ils seraient disposés à donner, sont injustement conditionnées
par l'acceptation d'une politique anti-nataliste.
17. L'humanité
contemporaine nous offre un spectacle vraiment alarmant lorsque nous considérons
non seulement les différents secteurs dans lesquels se développent les attentats
contre la vie, mais aussi leur forte proportion numérique, ainsi que le puissant
soutien qui leur est apporté par un large consensus social, par une fréquente
reconnaissance légale, par la participation d'une partie du personnel de santé.
Comme je l'ai dit avec
force à Denver, à l'occasion de la VIIIe Journée mondiale de la
Jeunesse, « les menaces contre la vie ne faiblissent pas avec le temps. Au
contraire, elles prennent des dimensions énormes. Ce ne sont pas seulement des
menaces venues de l'extérieur, des forces de la nature ou des “Caïn” qui
assassinent des “Abel” ; non, ce sont des menaces programmées de manière
scientifique et systématique. Le vingtième siècle aura été une époque
d'attaques massives contre la vie, une interminable série de guerres et un
massacre permanent de vies humaines innocentes. Les faux prophètes et les faux
maîtres ont connu le plus grand succès »
.
Au-delà des intentions, qui peuvent être variées et devenir convaincantes au nom
même de la solidarité, nous sommes en réalité face à ce qui est objectivement
une « conjuration contre la vie », dans laquelle on voit aussi impliquées
des Institutions internationales, attachées à encourager et à programmer de
véritables campagnes pour diffuser la contraception, la stérilisation et
l'avortement. Enfin, on ne peut nier que les médias sont souvent complices de
cette conjuration, en répandant dans l'opinion publique un état d'esprit qui
présente le recours à la contraception, à la stérilisation, à l'avortement et
même à l'euthanasie comme un signe de progrès et une conquête de la liberté,
tandis qu'il dépeint comme des ennemis de la liberté et du progrès les positions
inconditionnelles en faveur de la vie.
« Suis-je le gardien de mon frère ? » (Gn 4, 9) : une conception pervertie
de la liberté
18. Le
panorama que l'on a décrit demande à être connu non seulement du point de vue
des phénomènes de mort qui le caractérisent, mais encore du point de vue des
causes multiples qui le déterminent. La question du Seigneur « qu'as-tu
fait ? » (Gn 4, 10) semble être comme un appel adressé à Caïn pour qu'il
dépasse la matérialité de son geste homicide afin d'en saisir toute la gravité
au niveau des motivations qui en sont à l'origine et des conséquences
qui en découlent.
Les choix contre la vie
sont parfois suggérés par des situations difficiles ou même dramatiques de
souffrance profonde, de solitude, d'impossibilité d'espérer une amélioration
économique, de dépression et d'angoisse pour l'avenir. De telles circonstances
peuvent atténuer, même considérablement, la responsabilité personnelle et la
culpabilité qui en résulte chez ceux qui accomplissent ces choix en eux-mêmes
criminels. Cependant le problème va aujourd'hui bien au-delà de la
reconnaissance, il est vrai nécessaire, de ces situations personnelles. Le
problème se pose aussi sur les plans culturel, social et politique, et c'est là
qu'apparaît son aspect le plus subversif et le plus troublant, en raison de la
tendance, toujours plus largement admise, à interpréter les crimes en question
contre la vie comme des expressions légitimes de la liberté individuelle, que
l'on devrait reconnaître et défendre comme de véritables droits.
On en arrive ainsi à un
tournant aux conséquences tragiques dans un long processus historique qui, après
la découverte de l'idée des « droits humains » — comme droits innés de toute
personne, antérieurs à toute constitution et à toute législation des États —, se
trouve aujourd'hui devant une contradiction surprenante : en un temps où
l'on proclame solennellement les droits inviolables de la personne et où l'on
affirme publiquement la valeur de la vie, le droit à la vie lui-même est
pratiquement dénié et violé, spécialement à ces moments les plus significatifs
de l'existence que sont la naissance et la mort.
D'une part, les
différentes déclarations des droits de l'homme et les nombreuses initiatives qui
s'en inspirent montrent, dans le monde entier, la progression d'un sens moral
plus disposé à reconnaître la valeur et la dignité de tout être humain en tant
que tel, sans aucune distinction de race, de nationalité, de religion, d'opinion
politique ou de classe sociale.
D'autre part, dans les
faits, ces nobles proclamations se voient malheureusement opposer leur tragique
négation. C'est d'autant plus déconcertant, et même scandaleux, que cela se
produit justement dans une société qui fait de l'affirmation et de la protection
des droits humains son principal objectif et en même temps sa fierté. Comment
accorder ces affirmations de principe répétées avec la multiplication
continuelle et la légitimation fréquente des attentats contre la vie humaine ?
Comment concilier ces déclarations avec le rejet du plus faible, du plus démuni,
du vieillard, de celui qui vient d'être conçu ? Ces attentats s'orientent dans
une direction exactement opposée au respect de la vie, et ils représentent
une menace directe envers toute la culture des droits de l'homme. À la
limite, c'est une menace capable de mettre en danger le sens même de la
convivialité démocratique: au lieu d'être des sociétés de « vie en commun »,
nos cités risquent de devenir des sociétés d'exclus, de marginaux, de bannis
et d'éliminés. Et, si l'on élargit le regard à un horizon planétaire, comment ne
pas penser que la proclamation même des droits des personnes et des peuples,
telle qu'elle est faite dans de hautes assemblées internationales, n'est qu'un
exercice rhétorique stérile tant que n'est pas démasqué l'égoïsme des pays
riches qui refusent aux pays pauvres l'accès au développement ou le subordonnent
à des interdictions insensées de procréer, opposant ainsi le développement à
l'homme ? Ne faut-il pas remettre en cause les modèles économiques adoptés
fréquemment par les États, notamment conditionnés par des pressions de caractère
international qui provoquent et entretiennent des situations d'injustice et de
violence dans lesquelles la vie humaine de populations entières est avilie et
opprimée ?
19. Où se
trouvent les racines d'une contradiction si paradoxale ?
Nous pouvons les
constater à partir d'une évaluation globale d'ordre culturel et moral, en
commençant par la mentalité qui, exacerbant et même dénaturant le concept de
subjectivité, ne reconnaît comme seul sujet de droits que l'être qui
présente une autonomie complète ou au moins à son commencement et qui échappe à
une condition de totale dépendance des autres. Mais comment concilier cette
manière de voir avec la proclamation que l'homme est un être
« indisponible » ? La théorie des droits humains est précisément fondée sur
la prise en considération du fait que l'homme, à la différence des animaux et
des choses, ne peut être soumis à la domination de personne. Il faut encore
évoquer la logique qui tend à identifier la dignité personnelle avec la
capacité de communication verbale explicite et, en tout cas, dont on fait
l'expérience. Il est clair qu'avec de tels présupposés il n'y pas de place dans
le monde pour l'être qui, comme celui qui doit naître ou celui qui va mourir,
est un sujet de faible constitution, qui semble totalement à la merci d'autres
personnes, radicalement dépendant d'elles, et qui ne peut communiquer que par le
langage muet d'une profonde symbiose de nature affective. C'est donc la force
qui devient le critère de choix et d'action dans les rapports interpersonnels et
dans la vie sociale. Mais c'est l'exact contraire de ce que, historiquement,
l'État de droit a voulu proclamer, en se présentant comme la communauté dans
laquelle la « force de la raison » se substitue aux « raisons de la force ».
Sur un autre plan, les
racines de la contradiction qui apparaît entre l'affirmation solennelle des
droits de l'homme et leur négation tragique dans la pratique se trouvent dans
une conception de la liberté qui exalte de manière absolue l'individu et ne
le prépare pas à la solidarité, à l'accueil sans réserve ni au service du
prochain. S'il est vrai que, parfois, la suppression de la vie naissante ou de
la vie à son terme est aussi tributaire d'un sens mal compris de l'altruisme ou
de la pitié, on ne peut nier que cette culture de mort, dans son ensemble,
révèle une conception de la liberté totalement individualiste qui finit par être
la liberté des « plus forts » s'exerçant contre les faibles près de succomber.
C'est dans ce sens que
l'on peut interpréter la réponse de Caïn à la question du Seigneur « où est ton
frère Abel ? » : « Je ne sais pas. Suis-je le gardien de mon frère ? » (Gn
4, 9). Oui, tout homme est « le gardien de son frère », parce que Dieu
confie l'homme à l'homme. Et c'est parce qu'il veut confier ainsi l'homme à
l'homme que Dieu donne à tout homme la liberté, qui comporte une dimension
relationnelle essentielle. C'est un grand don du Créateur, car la liberté
est mise au service de la personne et de son accomplissement par le don
d'elle-même et l'accueil de l'autre; au contraire, lorsque sa dimension
individualiste est absolutisée, elle est vidée de son sens premier, sa vocation
et sa dignité mêmes sont démenties.
Il est un autre aspect
encore plus profond à souligner : la liberté se renie elle-même, elle se détruit
et se prépare à l'élimination de l'autre quand elle ne reconnaît plus et ne
respecte plus son lien constitutif avec la vérité. Chaque fois que la
liberté, voulant s'émanciper de toute tradition et de toute autorité, qu'elle se
ferme même aux évidences premières d'une vérité objective et commune, fondement
de la vie personnelle et sociale, la personne finit par prendre pour unique et
indiscutable critère de ses propres choix, non plus la vérité sur le bien et le
mal, mais seulement son opinion subjective et changeante ou même ses intérêts
égoïstes et ses caprices.
20. Avec cette
conception de la liberté, la vie en société est profondément altérée. Si
l'accomplissement du moi est compris en termes d'autonomie absolue, on arrive
inévitablement à la négation de l'autre, ressenti comme un ennemi dont il faut
se défendre. La société devient ainsi un ensemble d'individus placés les uns à
côté des autres, mais sans liens réciproques: chacun veut s'affirmer
indépendamment de l'autre, ou plutôt veut faire prévaloir ses propres intérêts.
Cependant, en face d'intérêts comparables de l'autre, on doit se résoudre à
chercher une sorte de compromis si l'on veut que le maximum possible de liberté
soit garanti à chacun dans la société. Ainsi disparaît toute référence à des
valeurs communes et à une vérité absolue pour tous: la vie sociale s'aventure
dans les sables mouvants d'un relativisme absolu. Alors, tout est matière à
convention, tout est négociable, même le premier des droits fondamentaux, le
droit à la vie.
De fait, c'est ce qui se
produit aussi dans le cadre politique proprement dit de l'État : le droit à la
vie originel et inaliénable est discuté ou dénié en se fondant sur un vote
parlementaire ou sur la volonté d'une partie — qui peut même être la majorité —
de la population. C'est le résultat néfaste d'un relativisme qui règne sans
rencontrer d'opposition : le « droit » cesse d'en être un parce qu'il n'est plus
fermement fondé sur la dignité inviolable de la personne mais qu'on le fait
dépendre de la volonté du plus fort. Ainsi la démocratie, en dépit de ses
principes, s'achemine vers un totalitarisme caractérisé. L'État n'est plus la
« maison commune » où tous peuvent vivre selon les principes de l'égalité
fondamentale, mais il se transforme en État tyran qui prétend pouvoir
disposer de la vie des plus faibles et des êtres sans défense, depuis l'enfant
non encore né jusqu'au vieillard, au nom d'une utilité publique qui n'est rien
d'autre, en réalité, que l'intérêt de quelques-uns.
Tout semble se passer
dans le plus ferme respect de la légalité, au moins lorsque les lois qui
permettent l'avortement ou l'euthanasie sont votées selon les règles
prétendument démocratiques. En réalité, nous ne sommes qu'en face d'une tragique
apparence de légalité et l'idéal démocratique, qui n'est tel que s'il reconnaît
et protège la dignité de toute personne humaine, est trahi dans ses
fondements mêmes : « Comment peut-on parler encore de la dignité de toute
personne humaine lorsqu'on se permet de tuer les plus faibles et les plus
innocentes ? Au nom de quelle justice pratique-t-on la plus injuste des
discriminations entre les personnes en déclarant que certaines d'entre elles
sont dignes d'être défendues tandis qu'à d'autres est déniée cette dignité ? »
.
Quand on constate de telles manières de faire, s'amorcent déjà les processus qui
conduisent à la dissolution d'une convivialité humaine authentique et à la
désagrégation de la réalité même de l'État.
Revendiquer le droit à
l'avortement, à l'infanticide, à l'euthanasie, et le reconnaître légalement,
cela revient à attribuer à la liberté humaine un sens pervers et injuste,
celui d'un pouvoir absolu sur les autres et contre les autres. Mais c'est
la mort de la vraie liberté : « En vérité, en vérité, je vous le dis, quiconque
commet le péché est esclave du péché » (Jn 8, 34).
21. Quand on
recherche les racines les plus profondes du combat entre la « culture de vie »
et la « culture de mort », on ne peut s'arrêter à la conception pervertie de la
liberté que l'on vient d'évoquer. Il faut arriver au cœur du drame vécu par
l'homme contemporain : l'éclipse du sens de Dieu et du sens de l'homme,
caractéristique du contexte social et culturel dominé par le sécularisme qui,
avec ses prolongements tentaculaires, va jusqu'à mettre parfois à l'épreuve les
communautés chrétiennes elles-mêmes. Ceux qui se laissent gagner par la
contagion de cet état d'esprit entrent facilement dans le tourbillon d'un
terrible cercle vicieux : en perdant le sens de Dieu, on tend à perdre aussi
le sens de l'homme, de sa dignité et de sa vie; et, à son tour, la violation
systématique de la loi morale, spécialement en matière grave de respect de la
vie humaine et de sa dignité, produit une sorte d'obscurcissement progressif de
la capacité de percevoir la présence vivifiante et salvatrice de Dieu.
Une fois encore, nous
pouvons nous inspirer du récit du meurtre d'Abel par son frère. Après la
malédiction que Dieu lui a infligée, Caïn s'adresse au Seigneur en ces termes :
« Ma peine est trop lourde à porter. Vois ! Tu me bannis aujourd'hui du sol
fertile, je devrai me cacher loin de ta face et je serai un errant
parcourant la terre; mais le premier venu me tuera ! » (Gn 4, 13-14).
Caïn considère que son péché ne pourra pas être pardonné par le Seigneur et que
son destin inéluctable sera de devoir « se cacher loin de sa face ». Si Caïn
parvient à confesser que sa faute est « trop grande », c'est parce qu'il a
conscience de se trouver confronté à Dieu et à son juste jugement. En réalité,
l'homme ne peut reconnaître son péché et en saisir toute la gravité que devant
le Seigneur. C'est aussi l'expérience de David qui, après « avoir fait le mal
devant le Seigneur », réprimandé par le prophète Nathan (cf. 2 S 11-12),
s'écrie : « Mon péché, moi, je le connais, ma faute est devant moi sans
relâche ; contre toi, toi seul, j'ai péché, ce qui est coupable à tes yeux, je
l'ai fait » (Ps 5150, 5-6).
22. C'est
pourquoi, lorsque disparaît le sens de Dieu, le sens de l'homme se trouve
également menacé et vicié, ainsi que le Concile Vatican II le déclare sous une
forme lapidaire : « La créature sans son Créateur s'évanouit... Et même, la
créature elle-même est entourée d'opacité, si Dieu est oublié »
.
L'homme ne parvient plus à se saisir comme « mystérieusement différent » des
autres créatures terrestres ; il se considère comme l'un des nombreux êtres
vivants, comme un organisme qui, tout au plus, a atteint un stade de perfection
très élevé. Enfermé dans l'horizon étroit de sa réalité physique, il devient en
quelque sorte « une chose », et il ne saisit plus le caractère « transcendant »
de son « existence en tant qu'homme ». Il ne considère plus la vie comme un
magnifique don de Dieu, une réalité « sacrée » confiée à sa responsabilité et,
par conséquent, à sa protection aimante, à sa « vénération ». Elle devient tout
simplement « une chose » qu'il revendique comme sa propriété exclusive, qu'il
peut totalement dominer et manipuler.
Ainsi, devant la vie qui
naît et la vie qui meurt, il n'est plus capable de se laisser interroger sur le
sens authentique de son existence ni d'en assumer dans une véritable liberté les
moments cruciaux. Il ne se soucie que du « faire » et, recourant à toutes les
techniques possibles, il fait de grands efforts pour programmer, contrôler et
dominer la naissance et la mort. Ces réalités, expériences originaires qui
demandent à être « vécues », deviennent des choses que l'on prétend simplement
« posséder » ou « refuser ».
Du reste, lorsque la
référence à Dieu est exclue, il n'est pas surprenant que le sens de toutes les
choses en soit profondément altéré, et que la nature même, n'étant plus « mater »,
soit réduite à un « matériau » ouvert à toutes les manipulations. Il semble que
l'on soit conduit dans cette direction par une certaine rationalité
technico-scientifique, prédominante dans la culture contemporaine, qui nie
l'idée même que l'on doive reconnaître une vérité de la création ou que l'on
doive respecter un dessein de Dieu sur la vie. Et cela n'est pas moins vrai
quand l'angoisse devant les conséquences de cette « liberté sans loi » amène
certains à la position inverse d'une « loi sans liberté », ainsi que cela arrive
par exemple dans des idéologies qui contestent la légitimité de toute
intervention sur la nature, presque en vertu de sa « divinisation », ce qui, une
fois encore, méconnaît sa dépendance par rapport au dessein du Créateur.
En réalité, vivant
« comme si Dieu n'existait pas », l'homme perd non seulement le sens du mystère
de Dieu, mais encore celui du monde et celui du mystère de son être même.
23. L'éclipse
du sens de Dieu et de l'homme conduit inévitablement au matérialisme pratique
qui fait se répandre l'individualisme, l'utilitarisme et l'hédonisme. Là
encore, on constate la valeur permanente de ce qu'écrit l'Apôtre : « Comme ils
n'ont pas jugé bon de garder la vraie connaissance de Dieu, Dieu les a livrés à
leur esprit sans jugement, pour faire ce qui ne convient pas » (Rm 1,
28). C'est ainsi que les valeurs de l'être sont remplacées par celles de
l'avoir. La seule fin qui compte est la recherche du bien-être matériel
personnel. La prétendue « qualité de la vie » se comprend essentiellement ou
exclusivement comme l'efficacité économique, la consommation désordonnée, la
beauté et la jouissance de la vie physique, en oubliant les dimensions les plus
profondes de l'existence, d'ordre relationnel, spirituel et religieux.
Dans un contexte
analogue, la souffrance, poids qui pèse inévitablement sur l'existence
humaine mais aussi possibilité de croissance personnelle, est « censurée »,
rejetée comme inutile et même combattue comme un mal à éviter toujours et à
n'importe quel prix. Lorsqu'on ne peut pas la surmonter et que disparaît la
perspective du bien-être, au moins pour l'avenir, alors il semble que la vie ait
perdu tout son sens et la tentation grandit en l'homme de revendiquer le droit
de la supprimer.
Toujours dans le même
contexte culturel, le corps n'est plus perçu comme une réalité
spécifiquement personnelle, signe et lieu de la relation avec les autres, avec
Dieu et avec le monde. Il est réduit à sa pure matérialité, il n'est rien
d'autre qu'un ensemble d’organes, de fonctions et d’énergies à employer suivant
les seuls critères du plaisir et de l'efficacité. En conséquence, la
sexualité, elle aussi, est dépersonnalisée et exploitée: au lieu d'être
signe, lieu et langage de l'amour, c'est-à-dire du don de soi et de l'accueil de
l'autre dans toute la richesse de la personne, elle devient toujours davantage
occasion et instrument d'affirmation du moi et de satisfaction égoïste des
désirs et des instincts. C'est ainsi qu'est déformé et altéré le contenu
originaire de la sexualité humaine ; les deux significations, union et
procréation, inhérentes à la nature même de l'acte conjugal sont
artificiellement disjointes; de cette manière, on fausse l'union et l'on soumet
la fécondité à l'arbitraire de l'homme et de la femme. La procréation
devient alors l’« ennemi » à éviter dans l'exercice de la sexualité : on ne
l'accepte que dans la mesure où elle correspond au désir de la personne ou même
à sa volonté d'avoir un enfant « à tout prix » et non pas, au contraire, parce
qu'elle traduit l'accueil sans réserve de l'autre et donc l'ouverture à la
richesse de vie dont l'enfant est porteur.
Dans la perspective
matérialiste décrite jusqu'ici, les relations interpersonnelles se trouvent
gravement appauvries. Les premiers à en souffrir sont la femme, l'enfant, le
malade ou la personne qui souffre, le vieillard. Le vrai critère de la dignité
personnelle — celui du respect, de la gratuité et du service — est remplacé par
le critère de l'efficacité, de la fonctionnalité et de l'utilité : l'autre est
apprécié, non pas pour ce qu'il « est », mais pour ce qu'il « a », ce qu'il
« fait » et ce qu'il « rend ». Le plus fort l'emporte sur le plus faible.
24. C'est
au plus intime de la conscience morale que s'accomplit l'éclipse du sens de
Dieu et du sens de l'homme, avec toutes ses nombreuses et funestes conséquences
sur la vie. C'est avant tout la conscience de chaque personne qui est en
cause, car dans son unité intérieure et avec son caractère unique, elle se
trouve seule face à Dieu
.
Mais, en un sens, la « conscience morale » de la société est également en
cause : elle est en quelque sorte responsable, non seulement parce qu'elle
tolère ou favorise des comportements contraires à la vie, mais aussi parce
qu'elle alimente la « culture de mort », allant jusqu'à créer et affermir de
véritables « structures de péché » contre la vie. La conscience morale,
individuelle et sociale, est aujourd'hui exposée, ne serait-ce qu'à cause de
l'influence envahissante de nombreux moyens de communication sociale, à un
danger très grave et mortel, celui de la confusion entre le bien et le
mal en ce qui concerne justement le droit fondamental à la vie. Une grande
partie de la société actuelle se montre tristement semblable à l'humanité que
Paul décrit dans la Lettre aux Romains. Elle est faite d’« hommes qui tiennent
la vérité captive dans l'injustice » (1, 18) : ayant renié Dieu et croyant
pouvoir construire sans lui la cité terrestre, « ils ont perdu le sens dans
leurs raisonnements », de sorte que « leur cœur inintelligent s'est enténébré »
(1, 21) ; « dans leur prétention à la sagesse, ils sont devenus fous » (1, 22),
ils sont devenus les auteurs d'actions dignes de mort et, « non seulement ils
les font, mais ils approuvent encore ceux qui les commettent » (1, 32). Quand la
conscience, cet œil lumineux de l'âme (cf. Mt 6, 22-23), appelle « bien
le mal et mal le bien » (Is 5, 20), elle prend le chemin de la
dégénérescence la plus inquiétante et de la cécité morale la plus ténébreuse.
Cependant, toutes les
influences et les efforts pour imposer le silence n'arrivent pas à faire taire
la voix du Seigneur qui retentit dans la conscience de tout homme ; car c'est
toujours à partir de ce sanctuaire intime de la conscience que l'on peut
reprendre un nouveau cheminement d'amour, d'accueil et de service de la vie
humaine.
25. « Écoute
le sang de ton frère crier vers moi du sol ! » (Gn 4, 10). Il n'y a pas
que le sang d'Abel, le premier innocent mis à mort, qui crie vers Dieu, source
et défenseur de la vie. Le sang de tout autre homme mis à mort depuis Abel est
aussi une voix qui s'élève vers le Seigneur. D'une manière absolument unique,
crie vers Dieu la voix du sang du Christ, dont Abel est dans son
innocence une figure prophétique, ainsi que nous le rappelle l'auteur de la
Lettre aux Hébreux : « Mais vous vous êtes approchés de la montagne de Sion et
de la cité du Dieu vivant..., du Médiateur d'une Alliance nouvelle, et d'un sang
purificateur plus éloquent que celui d'Abel » (12, 22. 24).
C'est le sang
purificateur. Le sang des sacrifices de l'Ancienne Alliance en avait été le
signe symbolique et l'anticipation : le sang des sacrifices par lesquels Dieu
montrait sa volonté de communiquer sa vie aux hommes, en les purifiant et en les
consacrant (cf. Ex 24, 8; Lv 17, 11). Tout cela s'accomplit et se
manifeste désormais dans le Christ: son sang est celui de l'aspersion qui
rachète, purifie et sauve; c'est le sang du Médiateur de la Nouvelle Alliance,
« répandu pour une multitude en rémission des péchés » (Mt 26, 28). Ce
sang, qui coule du côté transpercé du Christ en croix (cf. Jn 19, 34),
est « plus éloquent » que celui d'Abel; celui-ci, en effet, exprime et demande
une « justice » plus profonde, mais il implore surtout la miséricorde
,19
il devient intercesseur auprès du Père pour les frères (cf. He 7, 25), il
est source de rédemption parfaite et don de vie nouvelle.
Le sang du Christ, qui
révèle la grandeur de l'amour du Père, manifeste que l'homme est précieux aux
yeux de Dieu et que la valeur de sa vie est inestimable. L'Apôtre Pierre
nous le rappelle : « Sachez que ce n'est par rien de corruptible, argent ou or,
que vous avez été affranchis de la vaine conduite héritée de vos pères, mais par
un sang précieux, comme d'un agneau sans reproche et sans tache, le Christ » (1
P 1, 18-19). C'est en contemplant le sang précieux du Christ, signe du don
qu'il fait par amour (cf. Jn 13, 1), que le croyant apprend à reconnaître
et à apprécier la dignité quasi divine de tout homme; il peut s'écrier, dans une
admiration et une gratitude toujours nouvelles : « Quelle valeur doit avoir
l'homme aux yeux du Créateur s'il a mérité d'avoir un tel et un si grand
Rédempteur (Exultet de la nuit pascale), si Dieu a donné son Fils afin
que lui, l'homme, ne se perde pas, mais qu'il ait la vie éternelle (cf. Jn
3, 16) ! »
.
De plus, le sang du
Christ révèle à l'homme que sa grandeur, et donc sa vocation, est le don
total de lui-même. Parce qu'il est versé comme don de vie, le sang de Jésus
n'est plus un signe de mort, de séparation définitive d'avec les frères, mais le
moyen d'une communion qui est richesse de vie pour tous. Dans le sacrement de
l'Eucharistie, celui qui boit ce sang et demeure en Jésus (cf. Jn 6, 56)
est entraîné dans le dynamisme de son amour et du don de sa vie, afin de porter
à sa plénitude la vocation première à l'amour qui est celle de tout homme (cf.
Gn 1, 27; 2, 18-24).
Dans le sang du Christ,
tous les hommes puisent aussi la force de s'engager en faveur de la vie.
Ce sang est justement la raison la plus forte d'espérer et même le fondement
de la certitude absolue que, selon le plan de Dieu, la vie remportera la
victoire. « De mort, il n'y en aura plus », s'écrie la voix puissante qui
vient du trône de Dieu dans la Jérusalem céleste (Ap 21, 4). Et saint
Paul nous assure que la victoire présente sur le péché est le signe et
l'anticipation de la victoire définitive sur la mort, quand « s'accomplira la
parole qui est écrite: La mort a été engloutie dans la victoire. Où est-elle, ô
mort, ta victoire? Où est-il, ô mort, ton aiguillon ? » (1 Co 15, 54-55).
26. En
réalité, on perçoit des signes annonciateurs de cette victoire dans nos sociétés
et dans nos cultures, bien qu'elles soient fortement marquées par la « culture
de mort ». On dresserait donc un tableau incomplet, qui pourrait conduire à un
découragement stérile, si l'on ne joignait pas à la dénonciation des menaces
contre la vie un aperçu des signes positifs efficaces dans la situation
actuelle de l'humanité.
Malheureusement, ces
signes positifs apparaissent difficilement et ils sont mal reconnus, sans doute
parce qu'ils ne sont pas l'objet d'une attention suffisante de la part des
moyens de communication sociale. Mais beaucoup d'initiatives pour aider et
soutenir les personnes les plus faibles et sans défense ont été prises et
continuent à l'être, dans la communauté chrétienne et dans la société civile,
aux niveaux local, national et international, par des personnes, des groupes,
des mouvements et diverses organisations.
Il y a de nombreux
époux qui savent prendre généreusement la responsabilité d'accueillir des
enfants comme « le don le plus excellent du mariage »
.
Et il ne manque pas de familles qui, au-delà de leur service quotidien de
la vie, savent s'ouvrir à l'accueil d'enfants abandonnés, de jeunes en
difficulté, de personnes handicapées, de personnes âgées restées seules. Bien
des centres d'aide à la vie, ou des institutions analogues, sont animés
par des personnes et des groupes qui, au prix d'un dévouement et de sacrifices
admirables, apportent un soutien moral et matériel à des mères en difficulté,
tentées de recourir à l'avortement. On crée et on développe aussi des groupes
de bénévoles qui s'engagent à donner l'hospitalité à ceux qui n'ont pas de
famille, qui sont dans des conditions particulièrement pénibles ou qui ont
besoin de retrouver un milieu éducatif les aidant à surmonter des habitudes
nuisibles et à revenir à un vrai sens de la vie.
La médecine,
servie avec beaucoup d'ardeur par les chercheurs et les membres des professions
médicales, poursuit ses efforts pour trouver des moyens toujours plus efficaces:
on obtient aujourd'hui des résultats autrefois impensables et qui ouvrent des
perspectives prometteuses en faveur de la vie naissante, des personnes qui
souffrent et des malades en phase aiguë ou terminale. Des institutions et des
organisations variées se mobilisent pour faire aussi bénéficier de la médecine
de pointe les pays les plus touchés par la misère et les maladies endémiques.
Des associations nationales et internationales de médecins travaillent de même
pour porter rapidement secours aux populations éprouvées par des calamités
naturelles, des épidémies ou des guerres. Même si on est encore loin de la mise
en œuvre complète d'une vraie justice internationale dans la répartition des
ressources médicales, comment ne pas reconnaître dans les progrès déjà accomplis
les signes d'une solidarité croissante entre les peuples, d'un sens humain et
moral digne d'éloge et d'un plus grand respect de la vie ?
27. Devant les
législations qui ont autorisé l'avortement et devant les tentatives, qui ont
abouti ici ou là, de légaliser l'euthanasie, des mouvements ont été créés et
des initiatives prises dans le monde entier pour sensibiliser la société
en faveur de la vie. Lorsque, conformément à leur inspiration authentique,
ces mouvements agissent avec une ferme détermination mais sans recourir à la
violence, ils favorisent une prise de conscience plus répandue de la valeur de
la vie, et ils provoquent et obtiennent des engagements plus résolus pour la
défendre.
Comment ne pas rappeler,
en outre, tous les gestes quotidiens d'accueil, de sacrifice, de soins
désintéressés qu'un nombre incalculable de personnes accomplissent avec
amour dans les familles, dans les hôpitaux, dans les orphelinats, dans les
maisons de retraite pour personnes âgées et dans d'autres centres ou communautés
qui défendent la vie ? En se laissant inspirer par l'exemple de Jésus « bon
Samaritain » (cf. Lc 10, 29-37) et soutenue par sa force, l'Église a
toujours été en première ligne sur ces fronts de la charité : nombreux sont ses
fils et ses filles, spécialement les religieuses et les religieux qui, sous des
formes traditionnelles ou renouvelées, ont consacré et continuent à consacrer
leur vie à Dieu en l'offrant par amour du prochain le plus faible et le plus
démuni. Ils construisent en profondeur la « civilisation de l'amour et de la
vie », sans laquelle l'existence des personnes et de la société perd son sens le
plus authentiquement humain. Même si personne ne les remarquait et s'ils
restaient cachés aux yeux du plus grand nombre, la foi nous assure que le Père,
« qui voit dans le secret » (Mt 6, 4), non seulement saura les
récompenser, mais les rend féconds dès maintenant en leur faisant porter des
fruits durables pour le bien de tous.
Parmi les signes
d'espérance, il faut aussi inscrire, dans de nombreuses couches de l'opinion
publique, le développement d'une sensibilité nouvelle toujours plus opposée
au recours à la guerre pour résoudre les conflits entre les peuples et
toujours plus orientée vers la recherche de moyens efficaces mais « non violents
» pour arrêter l'agresseur armé. Dans le même ordre d'idées, se range aussi
l'aversion toujours plus répandue de l'opinion publique envers la peine de mort,
même si on la considère seulement comme un moyen de « légitime défense » de
la société, en raison des possibilités dont dispose une société moderne de
réprimer efficacement le crime de sorte que, tout en rendant inoffensif celui
qui l'a commis, on ne lui ôte pas définitivement la possibilité de se racheter.
Il faut saluer aussi
positivement l'attention grandissante à la qualité de la vie, à
l'écologie, que l'on rencontre surtout dans les sociétés au développement
avancé, où les attentes des personnes sont à présent moins centrées sur les
problèmes de la survie que sur la recherche d'une amélioration d'ensemble des
conditions de vie. La reprise de la réflexion éthique au sujet de la vie est
particulièrement significative ; la création et le développement constant de la
bioéthique favorisent la réflexion et le dialogue — entre croyants et
non-croyants, de même qu'entre croyants de religions différentes — sur les
problèmes éthiques fondamentaux qui concernent la vie de l'homme.
28. Ce
panorama fait d'ombres et de lumières doit nous rendre tous pleinement
conscients que nous nous trouvons en face d'un affrontement rude et dramatique
entre le mal et le bien, entre la mort et la vie, entre la « culture de mort »
et la « culture de vie ». Nous nous trouvons non seulement « en face », mais
inévitablement « au milieu » de ce conflit: nous sommes tous activement
impliqués, et nous ne pouvons éluder notre responsabilité de faire un choix
inconditionnel en faveur de la vie.
L'injonction claire et
forte de Moïse s'adresse à nous aussi : « Vois, je te propose aujourd'hui vie et
bonheur, mort et malheur... Je te propose la vie ou la mort, la bénédiction ou
la malédiction. Choisis donc la vie, pour que toi et ta postérité vous viviez »
(Dt 30, 15. 19). Cette injonction convient tout autant à nous qui devons
choisir tous les jours entre la « culture de vie » et la « culture de mort ».
Mais l'appel du Deutéronome est encore plus profond, parce qu'il nous demande un
choix à proprement parler religieux et moral. Il s'agit de donner à son
existence une orientation fondamentale et de vivre fidèlement en accord avec la
loi du Seigneur : « Écoute les commandements que je te donne aujourd'hui :
aimer le Seigneur ton Dieu, marcher dans ses chemins, garder ses ordres, ses
commandements et ses décrets... Choisis donc la vie, pour que toi et ta
postérité vous viviez, aimant le Seigneur ton Dieu, écoutant sa voix,
t'attachant à lui ; car là est ta vie, ainsi que la longue durée de ton
séjour sur la terre » (30, 16. 19-20).
Le choix inconditionnel
pour la vie arrive à la plénitude de son sens religieux et moral lorsqu'il vient
de la foi au Christ, qu'il est formé et nourri par elle. Rien n'aide
autant à aborder positivement le conflit entre la mort et la vie dans lequel
nous sommes plongés que la foi au Fils de Dieu qui s'est fait homme et qui est
venu parmi les hommes « pour qu'ils aient la vie et qu'ils l'aient en
abondance » (Jn 10, 10) : c'est la foi au Ressuscité qui a vaincu la
mort; c'est la foi au sang du Christ « plus éloquent que celui d'Abel » (He
12, 24).
Devant les défis de la
situation actuelle, à la lumière et par la force de cette foi, l'Église prend
plus vivement conscience de la grâce et de la responsabilité qui lui viennent du
Seigneur pour annoncer, pour célébrer et pour servir l'Évangile de la vie.
29. Face aux
menaces innombrables et graves qui pèsent sur la vie dans le monde
d'aujourd'hui, on pourrait demeurer comme accablé par le sentiment d'une
impuissance insurmontable: le bien ne sera jamais assez fort pour vaincre le
mal !
C'est alors que le
peuple de Dieu, et en lui tout croyant, est appelé à professer, avec humilité et
courage, sa foi en Jésus Christ, « le Verbe de vie » (1 Jn 1, 1).
L'Évangile de la vie n'est pas une simple réflexion, même originale et
profonde, sur la vie humaine ; ce n'est pas non plus seulement un commandement
destiné à alerter la conscience et à susciter d'importants changements dans la
société; c'est encore moins la promesse illusoire d'un avenir meilleur. L'Évangile
de la vie est une réalité concrète et personnelle, car il consiste à
annoncer la personne même de Jésus. À l'Apôtre Thomas et, en lui, à tout
homme, Jésus se présente par ces paroles : « Je suis le chemin, la vérité et la
vie » (Jn 14, 6). C'est la même identité qu'il affirme devant Marthe,
sœur de Lazare : « Je suis la résurrection et la vie. Qui croit en moi, même
s'il meurt, vivra ; et quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais » (Jn
11, 25-26). Jésus est le Fils qui, de toute éternité, reçoit la vie du Père
(cf. Jn 5, 26) et qui est venu parmi les hommes pour les faire participer
à ce don : « Je suis venu pour qu'ils aient la vie et qu'ils l'aient en
abondance » (Jn 10, 10).
C'est donc à partir de
la parole, de l'action, de la personne même de Jésus que la possibilité est
donnée à l'homme de « connaître » la vérité tout entière sur la valeur de
la vie humaine; c'est de cette « source » qu'il reçoit notamment la capacité de
« faire » parfaitement la vérité (cf. Jn 3, 21), ou d'assumer et
d'exercer pleinement la responsabilité d'aimer et de servir la vie humaine, de
la défendre et de la promouvoir.
Dans le Christ, en
effet, est définitivement annoncé et pleinement donné cet Évangile de la vie
qui, déjà présent dans la Révélation de l'Ancien Testament, et même inscrit
en quelque sorte dans le cœur de tout homme et de toute femme, retentit dans
chaque conscience « dès le commencement », c'est-à-dire depuis la création
elle-même, en sorte que, malgré les conditionnements négatifs du péché, il
peut aussi être connu dans ses traits essentiels par la raison humaine.
Comme l'écrit le Concile Vatican II, le Christ « par toute sa présence et par la
manifestation qu'il fait de lui-même par des paroles et par des œuvres, par des
signes et des miracles, et plus particulièrement par sa mort et par sa
résurrection glorieuse d'entre les morts, par l'envoi enfin de l'Esprit de
vérité, achève la révélation en l'accomplissant, et la confirme encore en
attestant divinement que Dieu lui-même est avec nous pour nous arracher aux
ténèbres du péché et de la mort et nous ressusciter pour la vie éternelle »
.
30. C'est donc
le regard fixé sur le Seigneur Jésus que nous voulons l'écouter nous redire
« les paroles de Dieu » (Jn 3, 34) et méditer à nouveau l'Évangile de
la vie. La signification la plus profonde et la plus originale de cette
méditation du message révélé sur la vie humaine a été saisie par l'Apôtre Jean,
qui écrit au début de sa première lettre : « Ce qui était dès le commencement,
ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons
contemplé, ce que nos mains ont touché du Verbe de vie — car la Vie s'est
manifestée: nous l'avons vue, nous en rendons témoignage et nous vous annonçons
cette Vie éternelle, qui était tournée vers le Père et qui nous est apparue —,
ce que nous avons vu et entendu, nous vous l'annonçons, afin que vous aussi
soyez en communion avec nous » (1, 1-3).
En Jésus, « Verbe de
vie », est donc annoncée et communiquée la vie divine et éternelle. Grâce à
cette annonce et à ce don, la vie physique et spirituelle de l'homme, même dans
sa phase terrestre, acquiert sa plénitude de valeur et de signification : la vie
divine et éternelle, en effet, est la fin vers laquelle l'homme qui vit dans ce
monde est orienté et appelé. L'Évangile de la vie contient ainsi ce que
l'expérience même et la raison humaine disent de la valeur de la vie ; il
l'accueille, l'élève et la porte à son accomplissement.
31. En vérité,
la plénitude évangélique du message sur la vie est déjà préparée dans l'Ancien
Testament. C'est surtout dans l'événement de l'Exode, centre de l'expérience de
foi de l'Ancien Testament, qu'Israël découvre à quel point sa vie est précieuse
aux yeux de Dieu. Alors même qu'il semble voué à l'extermination, parce qu'une
menace de mort pèse sur tous ses enfants nouveau-nés (cf. Ex 1, 15-22),
le Seigneur se révèle à lui comme le sauveur, capable d'assurer un avenir à
celui qui est sans espérance. Il naît ainsi en Israël une conscience précise :
sa vie ne se trouve pas à la merci d'un pharaon qui peut l'utiliser avec
un pouvoir despotique; au contraire, elle est l'objet d'un amour tendre et
fort de la part de Dieu.
La libération de
l'esclavage est le don d'une identité, la reconnaissance d'une dignité
indestructible et le début d'une histoire nouvelle, où découverte de Dieu
et découverte de soi vont de pair. Cette expérience de l'Exode est fondatrice et
exemplaire. Israël apprend que, chaque fois qu'il est menacé dans son existence,
il lui suffit de recourir à Dieu avec une confiance renouvelée pour trouver en
lui un soutien efficace : « Je t'ai modelé, tu es pour moi un serviteur; Israël,
je ne t'oublierai pas » (Is 44, 21).
Ainsi, reconnaissant la
valeur de son existence comme peuple, Israël progresse aussi dans la
perception du sens et de la valeur de la vie en tant que telle. C'est une
réflexion qui se développe de manière particulière dans les livres sapientiaux,
à partir de l'expérience quotidienne de la précarité de la vie et aussi
de la conscience des menaces qui la guettent. Devant les contradictions de
l'existence, la foi est appelée à offrir une réponse.
C'est surtout le
problème de la souffrance qui défie la foi et la met à l'épreuve. Comment ne pas
saisir la présence de la plainte universelle de l'homme dans la méditation du
livre de Job ? L'innocent écrasé par la souffrance est, de manière
compréhensible, amené à se demander : « Pourquoi donner à un malheureux la
lumière, la vie à ceux qui ont l'amertume au cœur, qui aspirent à la mort sans
qu'elle vienne, qui la recherchent plus avidement qu'un trésor ? » (3, 20-21).
Même dans l'obscurité la plus épaisse, la foi pousse à la reconnaissance du
« mystère », dans un esprit de confiance et d'adoration : « Je comprends que tu
es tout-puissant: ce que tu conçois, tu peux le réaliser » (Jb 42, 2).
Peu à peu, la Révélation
fait saisir de manière toujours plus claire le germe de vie immortelle déposé
par le Créateur dans le cœur des hommes : « Toutes les choses que Dieu a faites
sont bonnes en leur temps ; il a mis dans leur cœur l'ensemble du temps » (Qo
3, 11). Ce germe de totalité et de plénitude attend de se manifester
dans l'amour et de s'accomplir, par un don gratuit de Dieu, dans la
participation à sa vie éternelle.
32.
L'expérience du peuple de l'Alliance se renouvelle dans celle de tous les
« pauvres » qui rencontrent Jésus de Nazareth. Comme déjà le Dieu « ami de la
vie » (Sg 11, 26) avait rassuré Israël au milieu des dangers, de même le
Fils de Dieu annonce-t-il aujourd'hui à ceux qui se sentent menacés et entravés
dans leur existence que leur vie aussi est un bien auquel l'amour du Père donne
sens et valeur.
« Les aveugles voient,
les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés et les sourds entendent, les
morts ressuscitent, la Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres » (Lc 7,
22). Par ces paroles du prophète Isaïe (35, 5-6 ; 61, 1), Jésus explique le sens
de sa mission : ainsi, ceux qui souffrent d'une forme de handicap dans leur
existence entendent de lui la bonne nouvelle de la sollicitude de Dieu
pour eux et ils ont la confirmation que leur vie aussi est un don jalousement
gardé dans les mains du Père (cf. Mt 6, 25-34).
Ce sont les « pauvres »
qui sont particulièrement interpellés par la prédication et par l'action de
Jésus. Les foules de malades et de marginaux qui le suivent et le cherchent (cf.
Mt 4, 23-25) trouvent dans sa parole et dans ses gestes la révélation de
la haute valeur de leur vie et de ce qui fonde leur attente du salut.
Ainsi en est-il dans la
mission de l'Église, depuis ses origines. Elle qui annonce Jésus comme celui qui
« a passé en faisant le bien et en guérissant tous ceux qui étaient tombés au
pouvoir du diable, car Dieu était avec lui » (Ac 10, 38) sait qu'elle
porte un message de salut qui retentit, avec toute sa nouveauté, précisément
dans les situations de misère et de pauvreté que traverse l'homme dans sa vie.
C'est ainsi qu'agit Pierre quand il guérit le boiteux déposé chaque jour près de
la « Belle Porte » du Temple de Jérusalem pour y demander l'aumône : « De
l'argent et de l'or, je n'en ai pas, mais ce que j'ai, je te le donne : au nom
de Jésus Christ le Nazaréen, marche ! » (Ac 3, 6). Dans la foi en Jésus,
« auteur de la vie » (Ac 3, 15), la vie qui est là, abandonnée et
implorante, retrouve conscience de soi et pleine dignité.
La parole et les gestes
de Jésus et de son Église ne concernent pas seulement celui qui vit dans la
maladie, la souffrance ou les différentes formes de marginalisation. Plus
profondément, ils touchent le sens même de la vie de tout homme dans ses
dimensions morales et spirituelles. Seul celui qui reconnaît que sa vie est
marquée par la maladie du péché peut, dans la rencontre avec Jésus Sauveur,
retrouver la vérité et l'authenticité de son existence, selon les paroles de
Jésus : « Ce ne sont pas les gens en bonne santé qui ont besoin de médecin, mais
les malades. Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs au
repentir » (Lc 5, 31-32).
Au contraire, celui qui,
comme le riche cultivateur de la parabole évangélique, pense qu'il pourra
assurer sa vie par la seule possession de biens matériels, se trompe en réalité:
sa vie lui échappe et il en sera bien vite privé sans parvenir à en percevoir le
sens véritable : « Insensé, cette nuit même, on va te redemander ton âme. Et ce
que tu as amassé, qui l'aura ? » (Lc 12, 20).
33. C'est dans
la vie même de Jésus, du début jusqu'à la fin, que l'on retrouve cette
singulière « dialectique » entre l'expérience de la précarité de la vie humaine
et l'affirmation de sa valeur. En effet, la vie de Jésus est marquée par la
précarité dès sa naissance. Certes, il trouve l'accueil favorable des
justes, qui s'unissent au « oui » immédiat et joyeux de Marie (cf. Lc 1,
38). Mais il y a aussi, dès le début, le refus d'un monde qui se montre
hostile et qui cherche l'enfant « pour le tuer » (Mt 2, 13), ou qui reste
indifférent et sans intérêt pour l'accomplissement du mystère de cette vie qui
entre dans le monde : « Il n'y avait pas de place pour eux dans l'auberge » (Lc
2, 7). Le contraste entre les menaces et l'insécurité d'une part, et la
puissance du don de Dieu d'autre part, fait resplendir avec une force plus
grande la gloire qui se dégage de la maison de Nazareth et de la crèche de
Béthléem : cette vie qui naît est salut pour toute l'humanité (cf. Lc 2,
11).
Les contradictions et
les risques de la vie sont pleinement assumés par Jésus : « De riche qu'il
était, il s'est fait pauvre pour vous, afin de vous enrichir par sa pauvreté » (2
Co 8, 9). La pauvreté dont parle saint Paul n'est pas seulement le
dépouillement des privilèges divins ; c'est aussi le partage des conditions de
vie les plus humbles et les plus précaires de la vie humaine (cf. Ph 2,
6-7). Jésus vit cette pauvreté pendant toute son existence, jusqu'au moment
suprême de la Croix : « Il s'humilia lui-même en se faisant obéissant jusqu'à la
mort et à la mort sur une croix. Aussi Dieu l'a-t-il exalté et lui a-t-il donné
le Nom qui est au-dessus de tout nom » (Ph 2, 8-9). C'est précisément
dans sa mort que Jésus révèle toute la grandeur et la valeur de la vie, car
son offrande sur la Croix devient source de vie nouvelle pour tous les hommes
(cf. Jn 12, 32). Quand il affronte les contradictions et l'anéantissement
de sa vie, Jésus est guidé par la certitude qu'elle est dans les mains du Père.
C'est pourquoi, sur la Croix, il peut lui dire : « Père, en tes mains je remets
mon esprit » (Lc 23, 46), c'est-à-dire ma vie. Grande, en vérité, est la
valeur de la vie humaine, puisque le Fils de Dieu l'a prise et en a fait
l'instrument du salut pour l'humanité entière !
34. La vie est
toujours un bien. C'est là une intuition et même une donnée d'expérience dont
l'homme est appelé à saisir la raison profonde.
Pourquoi la vie
est-elle un bien ? L'interrogation parcourt toute la Bible et trouve, dès
ses premières pages, une réponse forte et admirable. La vie que Dieu donne à
l'homme est différente et distincte de celle de toute autre créature vivante,
car, tout en étant apparenté à la poussière de la terre (cf. Gn 2, 7 ; 3,
19; Jb 34, 15 ; Ps 103102, 14 ; 104103, 29), l'homme est dans
le monde une manifestation de Dieu, un signe de sa présence, une trace de sa
gloire (cf. Gn 1, 26-27 ; Ps 8, 6). C'est ce qu'a voulu
souligner également saint Irénée de Lyon avec sa célèbre définition : « La
gloire de Dieu, c'est l'homme vivant »
.
À l'homme est conférée une très haute dignité, dont les racines plongent
dans le lien intime qui l'unit à son Créateur: en l'homme resplendit un reflet
de la réalité même de Dieu.
Telle est l'affirmation
du livre de la Genèse dans le premier récit des origines, qui place l'homme au
sommet de l'action créatrice de Dieu, comme son couronnement, au terme d'un
développement qui, du chaos informe, aboutit à la créature la plus achevée.
Tout, dans la création, est ordonné à l'homme et tout lui est soumis :
« Remplissez la terre, soumettez-la et dominez... sur tout être vivant » (1,
28), ordonne Dieu à l'homme et à la femme. Un message semblable est aussi lancé
par l'autre récit des origines : « Le Seigneur Dieu prit l'homme et l'établit
dans le jardin d'Éden pour le cultiver et le garder » (Gn 2, 15). Le
primat de l'homme sur les choses est ainsi réaffirmé: les choses sont pour lui
et confiées à sa responsabilité, tandis qu'il ne peut lui-même, pour aucun
motif, être asservi à ses semblables et de quelque manière être ramené au rang
des choses.
Dans le récit biblique,
la distinction entre l'homme et les autres créatures est surtout mise en
évidence par le fait que seule sa création est présentée comme le fruit d'une
décision spéciale de la part de Dieu, d'une délibération qui établit un lien
particulier et spécifique avec le Créateur : « Faisons l'homme à notre
image, selon notre ressemblance » (Gn 1, 26). La vie que Dieu
offre à l'homme est un don par lequel Dieu fait participer sa créature à
quelque chose de lui-même.
Israël s'interrogera
longuement sur le sens de ce lien particulier et spécifique de l'homme avec
Dieu. Le livre du Siriacide reconnaît lui aussi que Dieu, en créant les hommes,
« les a revêtus de force, comme lui-même, et les a créés à son image » (17, 3).
L'auteur sacré rattache à cela non seulement leur domination sur le monde, mais
aussi les facultés spirituelles les plus caractéristiques de l'homme,
telles que la raison, la capacité de discerner le bien du mal, la volonté
libre : « Il les remplit de science et d'intelligence et leur fit connaître le
bien et le mal » (Si 17, 7). La capacité d'accéder à la vérité et à la
liberté sont des prérogatives de l'homme du fait qu'il est créé à l'image de
son Créateur, le Dieu vrai et juste (cf. Dt 32, 4). Seul de toutes les
créatures visibles, l'homme est « capable de connaître et d'aimer son Créateur »
.
La vie que Dieu donne à l'homme est bien plus qu'une existence dans le temps.
C'est une tension vers une plénitude de vie; c'est le germe d'une existence
qui va au-delà des limites mêmes du temps : « Oui, Dieu a créé l'homme pour
l'incorruptibilité, il en a fait une image de sa propre nature » (Sg 2,
23).
35. Le récit
yahviste des origines exprime la même conviction. L'antique narration, en effet,
parle d'un souffle divin qui est insufflé en l'homme pour qu'il
entre dans la vie : « Le Seigneur Dieu modela l'homme avec la glaise du sol, il
insuffla dans ses narines une haleine de vie et l'homme devint un être vivant »
(Gn 2, 7).
L'origine divine de cet
esprit de vie explique l'insatisfaction perpétuelle qui accompagne l'homme au
cours de sa vie. Créé par Dieu, portant en lui-même une marque divine
indélébile, l'homme tend naturellement vers Dieu. Quand il écoute l'aspiration
profonde de son cœur, l'homme ne peut manquer de faire sienne la parole de
vérité prononcée par saint Augustin : « Tu nous as faits pour toi, Seigneur, et
notre cœur est sans repos, tant qu'il ne demeure en toi »
.
Il est d'autant plus
significatif de voir l'insatisfaction qui s'empare de la vie de l'homme dans
l'Éden tant que son unique point de référence demeure le monde végétal et animal
(cf. Gn 2, 20). Seule l'apparition de la femme, d'un être qui est chair
de sa chair, os de ses os (cf. Gn 2, 23) et en qui vit également l'esprit de
Dieu créateur peut satisfaire l'exigence d'un dialogue interpersonnel, qui est
vital pour l'existence humaine. En l'autre, homme ou femme, Dieu se reflète,
lui, la fin ultime qui comble toute personne.
« Qu'est-ce que l'homme,
pour que tu penses à lui, le fils d'un homme, que tu en prennes souci ? », se
demande le Psalmiste (Ps 8, 5). Face à l'immensité de l'univers, il est
une bien petite chose; mais c'est précisément ce contraste qui fait ressortir sa
grandeur : « Tu l'as créé un peu moindre que les anges (mais on pourrait
traduire aussi “un peu moindre que Dieu”), le couronnant de gloire et
d'honneur » (Ps 8, 6). La gloire de Dieu resplendit sur le visage de
l'homme. En lui, le Créateur trouve son repos, ainsi que le commente saint
Ambroise avec admiration et émotion : « Le sixième jour est terminé ; la
création du monde s'est achevée avec la formation de ce chef-d'œuvre qu'est
l'homme, lui qui exerce son pouvoir sur tous les êtres vivants et qui est comme
le sommet de l'univers et la beauté suprême de tout être créé. En vérité, nous
devrions observer un silence respectueux, car le Seigneur s'est reposé de toute
la création du monde. Il s'est reposé ensuite à l'intime de l'homme, il s'est
reposé dans son esprit et sa pensée; en effet, il avait créé l'homme doué de
raison, capable de l'imiter, émule de ses vertus, assoiffé des grâces célestes.
Dans ces dons qui sont les siens repose Dieu qui a dit : “Sur qui reposerais-je,
sinon sur celui qui est humble, qui se tient tranquille et qui tremble à ma
parole ?” (Is 66, 1-2). Je rends grâce au Seigneur notre Dieu qui a créé
une œuvre si merveilleuse où il trouve son repos »
.
36. Le
merveilleux projet de Dieu a malheureusement été contrarié par l'irruption du
péché dans l'histoire. Par le péché, l'homme se rebelle contre son Créateur,
pour finir par idolâtrer les créatures : « Ils ont adoré et servi la
créature de préférence au Créateur » (Rm 1, 25). Ainsi, l'être humain ne
se contente pas de souiller en lui-même l'image de Dieu, mais il est tenté de
l'offenser aussi chez les autres, en substituant aux rapports de communion des
attitudes de défiance, d'indifférence, d'inimitié, jusqu'à la haine homicide.
Quand on ne reconnaît pas Dieu comme Dieu, on trahit le sens profond de
l'homme et on porte atteinte à la communion entre les hommes.
Dans la vie de l'homme,
l'image de Dieu resplendit à nouveau et se manifeste dans toute sa plénitude
avec la venue du Fils de Dieu dans la chair humaine : « Il est l'image du Dieu
invisible » (Col 1, 15), « resplendissement de sa gloire et effigie de sa
substance » (He 1, 3). Il est l'image parfaite du Père.
Le projet de vie confié
au premier Adam trouve finalement son accomplissement dans le Christ. Tandis que
la désobéissance d'Adam abîme et défigure le dessein de Dieu sur la vie de
l'homme et fait entrer la mort dans le monde, l'obéissance rédemptrice du Christ
est source de grâce qui rejaillit sur les hommes en ouvrant à tous les portes du
royaume de la vie (cf. Rm 5, 12-21). L'Apôtre Paul l'affirme : « Le
premier homme, Adam, a été fait âme vivante ; le dernier Adam, esprit
vivifiant » (1 Co 15, 45).
À tous ceux qui
acceptent de se mettre à la suite du Christ, la plénitude de la vie est donnée:
en eux, l'image divine est restaurée, renouvelée et portée à sa perfection. Tel
est le dessein de Dieu sur les êtres humains : qu'ils deviennent « conformes à
l'image de son Fils » (Rm 8, 29). C'est seulement ainsi que, dans la
splendeur de cette image, l'homme peut être libéré de l'esclavage de
l'idolâtrie, qu'il peut reconstruire la fraternité éclatée et retrouver son
identité.
37. La vie que
le Fils de Dieu est venu donner aux hommes ne se réduit pas à la seule existence
dans le temps. La vie, qui depuis toujours est « en lui » et constitue « la
lumière des hommes » (Jn 1, 4), consiste dans le fait d'être engendré
par Dieu et de participer à la plénitude de son amour : « À tous ceux qui
l'ont accueilli, il a donné pouvoir de devenir enfants de Dieu, à ceux qui
croient en son nom, eux qui ne furent engendrés ni du sang, ni d'un vouloir de
chair, ni d'un vouloir d'homme, mais de Dieu » (Jn 1, 12-13).
Parfois, Jésus donne à
la vie qu'il est venu apporter ce simple nom de « la vie » ; et il présente la
génération par Dieu comme une condition nécessaire pour pouvoir atteindre la fin
en vue de laquelle Dieu a créé l'homme : « À moins de naître d'en haut, nul ne
peut voir le Royaume de Dieu » (Jn 3, 3). Le don de cette vie constitue
l'objet propre de la mission de Jésus : il est « celui qui descend du ciel et
donne la vie au monde » (Jn 6, 33), si bien qu'il peut affirmer en toute
vérité : « Celui qui me suit... aura la lumière de la vie » (Jn 8, 12).
En d'autres occasions,
Jésus parle de vie éternelle, en utilisant un adjectif qui ne renvoie pas
seulement à une perspective supratemporelle. « Éternelle » est la vie promise et
donnée par Jésus, parce qu'elle est plénitude de participation à la vie de
l’« Éternel ». Quiconque croit en Jésus et entre en communion avec lui a la vie
éternelle (cf. Jn 3, 15 ; 6, 40), car c'est de lui qu'il entend les
seules paroles capables de révéler et de communiquer une plénitude de vie pour
son existence; ce sont les « paroles de la vie éternelle » que Pierre reconnaît
dans sa profession de foi : « Seigneur, à qui irons-nous ? Tu as les paroles de
la vie éternelle ; nous croyons et nous avons reconnu que tu es le Saint de
Dieu » (Jn 6, 68-69). La vie éternelle est définie par Jésus lui-même
lorsqu'il s'adresse au Père dans la grande prière sacerdotale : « La vie
éternelle, c'est qu'ils te connaissent, toi, le seul véritable Dieu, et celui
que tu as envoyé, Jésus Christ » (Jn 17, 3). Connaître Dieu et son Fils,
c'est accueillir le mystère de la communion d'amour du Père, du Fils et de
l'Esprit Saint dans notre vie qui s'ouvre dès maintenant à la vie
éternelle dans la participation à la vie divine.
38. La vie
éternelle est donc la vie même de Dieu ainsi que la vie des fils de Dieu.
Le croyant ne peut manquer d'être saisi d'un émerveillement toujours renouvelé
et d'une reconnaissance sans limites face à cette vérité surprenante et
ineffable qui nous vient de Dieu dans le Christ. Le croyant fait siennes les
paroles de l'Apôtre Jean : « Voyez quel grand amour le Père nous a donné pour
que nous soyons appelés enfants de Dieu. Et nous le sommes !... Bien-aimés, dès
maintenant, nous sommes enfants de Dieu, et ce que nous serons n'a pas encore
été manifesté. Nous savons que, lors de cette manifestation, nous lui serons
semblables, parce que nous le verrons tel qu'il est » (1 Jn 3, 1-2).
C'est ainsi que la
vérité chrétienne sur la vie parvient à sa plénitude. La dignité de la vie
n'est pas seulement liée à ses origines, au fait qu'elle vient de Dieu, mais
aussi à sa fin, à sa destinée qui est d'être en communion avec Dieu pour le
connaître et l'aimer. C'est à la lumière de cette vérité que saint Irénée
précise et complète son exaltation de l'homme : la « gloire de Dieu » est bien
« l'homme vivant », mais « la vie de l'homme est la vision de Dieu »
.
Il en résulte des
conséquences immédiates pour la vie humaine dans sa condition terrestre
même, où a déjà germé et où croît la vie éternelle. Si l'homme aime
instinctivement la vie parce qu'elle est un bien, cet amour trouve une autre
motivation et une autre force, une ampleur et une profondeur nouvelles, dans les
dimensions divines de ce bien. Dans une telle perspective, l'amour de tout être
humain pour la vie ne se réduit pas à la seule recherche d'un espace
d'expression de soi et de relation avec les autres, mais il se développe dans la
conscience joyeuse de pouvoir faire de son existence le « lieu » de la
manifestation de Dieu, de la rencontre et de la communion avec lui. La vie que
Jésus nous donne ne retire pas sa valeur à notre existence dans le temps, mais
elle l'assume et la conduit à son destin final : « Je suis la résurrection et la
vie... ; quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais » (Jn 11, 25.26).
39. La vie de
l'homme vient de Dieu, c'est son don, son image et son empreinte, la
participation à son souffle vital. Dieu est donc l'unique Seigneur de cette
vie : l'homme ne peut en disposer. Dieu lui-même le répète à Noé après le
déluge : « De votre sang, qui est votre propre vie, je demanderai compte... à
tout homme: à chacun je demanderai compte de la vie de son frère » (Gn 9,
5). Et le texte biblique prend soin de souligner que le caractère sacré de la
vie a son fondement en Dieu et dans son action créatrice : « Car à l'image de
Dieu l'homme a été fait » (Gn 9, 6).
La vie et la mort de
l'homme sont donc dans les mains de Dieu, en son pouvoir : « Il tient en son
pouvoir l'âme de tout vivant et le souffle de toute chair d'homme », s'écrie Job
(12, 10). « Le Seigneur fait mourir et fait vivre, il fait descendre au shéol et
en remonter » (1 S 2, 6). Il est seul à pouvoir dire : « C'est moi qui
fais mourir et qui fais vivre » (Dt 32, 39).
Dieu n'exerce pas ce
pouvoir de manière arbitraire et tyrannique, mais comme une prévenance et une
sollicitude aimantes à l'égard de ses créatures. S'il est vrai que la vie de
l'homme est dans les mains de Dieu, il n'en est pas moins vrai que ce sont des
mains pleines de tendresse, comme celles d'une mère qui accueille, qui nourrit
et qui prend soin de son enfant : « Je tiens mon âme égale et silencieuse ; mon
âme est en moi comme un enfant, comme un petit enfant contre sa mère » (Ps
131 [130], 2 ; cf. Is 49, 15 ; 66, 12-13 ; Os 11, 4). Ainsi,
dans l'histoire des peuples et dans la condition des individus, Israël ne voit
pas la conséquence d'un pur hasard ou d'un destin aveugle, mais le résultat d'un
dessein d'amour par lequel Dieu reprend toutes les potentialités de la vie et
s'oppose aux forces de mort qui naissent du péché : « Dieu n'a pas fait la mort,
il ne prend pas plaisir à la perte des vivants. Il a tout créé pour l'être » (Sg
1, 13-14).
40. La vie
étant sacrée, elle est dotée d'une inviolabilité inscrite depuis les origines
dans le cœur de l'homme, dans sa conscience. La question « qu'as-tu fait ? »
(Gn 4, 10), posée par Dieu à Caïn après qu'il a tué son frère Abel,
traduit l'expérience de tout homme : au plus profond de sa conscience, il lui
est toujours rappelé l'inviolabilité de la vie — de sa vie et de celle des
autres —, en tant que réalité qui ne lui appartient pas, parce qu'elle est
propriété et don de Dieu son Créateur et Père.
Le commandement relatif
à l'inviolabilité de la vie humaine retentit au centre des « dix paroles »
lors de l'alliance au Sinaï (cf. Ex 34, 28). Il interdit d'abord
l'homicide : « Tu ne tueras pas » (Ex 20, 13) ; « tu ne feras pas mourir
l'innocent et le juste » (Ex 23, 7), mais il interdit aussi — comme
l'expliquera par la suite la législation d'Israël — toute blessure infligée à
autrui (cf. Ex 21, 12-27). Certes, il faut reconnaître que l'attention
portée dans l'Ancien Testament à la valeur de la vie, bien que nettement
affirmée, n'atteint pas encore la finesse du Discours sur la Montagne, comme on
le voit dans certains aspects de la législation pénale alors en vigueur, qui
prévoyait de lourdes peines corporelles et même la peine de mort. Mais le
message d'ensemble, qu'il appartiendra au Nouveau Testament de porter à sa
perfection, est un appel pressant à respecter l'inviolabilité de la vie physique
et l'intégrité de la personne; il culmine dans le commandement positif qui
oblige à prendre en charge son prochain comme soi-même : « Tu aimeras ton
prochain comme toi-même » (Lv 19, 18).
41. Le
commandement « tu ne tueras pas », inclus et approfondi dans le commandement
positif de l'amour du prochain, est réaffirmé dans toute sa force par le
Seigneur Jésus. Au jeune homme riche qui lui demande : « Maître, que dois-je
faire de bon pour avoir la vie éternelle ?, Jésus répond : “Si tu veux entrer
dans la vie, observe les commandements” » (Mt 19, 16.17). Et il cite,
comme le premier d'entre eux, le commandement : « Tu ne tueras pas » (v. 18).
Dans le Discours sur la Montagne, Jésus demande aux disciples une justice
supérieure à celle des scribes et des pharisiens dans tous les domaines, y
compris celui du respect de la vie : « Vous avez entendu qu'il a été dit aux
ancêtres : Tu ne tueras pas ; et si quelqu'un tue, il en répondra au tribunal.
Eh bien ! moi je vous dis: Quiconque se fâche contre son frère en répondra au
tribunal » (Mt 5, 21-22).
Par ses paroles et par
ses gestes, Jésus explique ensuite les exigences positives du commandement sur
l'inviolabilité de la vie. Elles étaient déjà présentes dans l'Ancien Testament,
où la législation prenait soin de protéger et de sauvegarder les personnes dont
la vie était faible et menacée: l'étranger, la veuve, l'orphelin, le malade, le
pauvre en général, la vie même avant la naissance (cf. Ex 21, 22 ; 22,
20-26). Avec Jésus, ces exigences positives prennent une force et un élan
nouveaux et elles se manifestent dans toute leur ampleur et toute leur
profondeur: elles vont de la nécessité de prendre soin de la vie du frère
(l'homme de la même famille, appartenant au même peuple, l'étranger qui habite
la terre d'Israël) à la prise en charge de l'étranger, jusqu'à l'amour de
l'ennemi.
L'étranger n'est plus un
étranger pour celui qui doit se rendre proche de quiconque est dans le
besoin jusqu'à se sentir responsable de sa vie, comme l'enseigne de manière
éloquente et vive la parabole du bon Samaritain (cf. Lc 10, 25-37). Même
l'ennemi cesse d'être un ennemi pour celui qui est tenu de l'aimer (cf. Mt
5, 38-48 ; Lc 6, 27-35) et de lui « faire du bien » (cf. Lc 6,
27.33.35), en se portant au-devant de ses besoins vitaux avec empressement et
sens de la gratuité (cf. Lc 6, 34-35). Cet amour culmine dans la prière
pour l'ennemi, qui nous met en accord avec l'amour bienveillant de Dieu : « Moi,
je vous dis: Aimez vos ennemis, et priez pour vos persécuteurs, afin de devenir
fils de votre Père qui est aux cieux, car il fait lever son soleil sur les
méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et sur les
injustes » (Mt 5, 44-45 ; cf. Lc 6, 28.35).
Ainsi le commandement de
Dieu qui porte sur la protection de la vie de l'homme arrive à son niveau le
plus profond dans l'exigence de vénération et d'amour pour toute personne
et pour sa vie. Tel est l'enseignement que l'Apôtre Paul, en écho aux paroles de
Jésus (cf. Mt 19, 17-18), adresse aux chrétiens de Rome : « Les
préceptes : Tu ne commettras pas d'adultère, Tu ne tueras pas, Tu ne voleras
pas, Tu ne convoiteras pas et tous les autres se résument en cette formule :
Tu aimeras ton prochain comme toi-même. La charité ne fait point de tort au
prochain. La charité est donc la Loi dans sa plénitude » (Rm 13, 9-10).
42. Défendre
et promouvoir la vie, la vénérer et l'aimer, c'est là une tâche que Dieu confie
à tout homme, en l'appelant, lui son image vivante, à participer à la seigneurie
qu'Il a sur le monde : « Dieu les bénit et leur dit : “Soyez féconds,
multipliez-vous, emplissez la terre et soumettez-la ; dominez sur les poissons
de la mer, les oiseaux du ciel et tout être vivant qui rampe sur la terre” » (Gn
1, 28).
Le texte biblique met en
lumière l'ampleur et la profondeur de la seigneurie que Dieu donne à l'homme. Il
s'agit avant tout de la domination sur la terre et sur tout être vivant,
comme le rappelle le livre de la Sagesse : « Dieu des Pères et Seigneur de
miséricorde..., par ta Sagesse, tu as formé l'homme pour dominer sur les
créatures que tu as faites, pour régir le monde en sainteté et justice » (9,
1.2-3). Le Psalmiste, lui aussi, exalte la domination de l'homme comme signe de
la gloire et de l'honneur reçus du Créateur : « Tu l'établis sur les œuvres de
tes mains, tu mets toute chose à ses pieds : les troupeaux de bœufs et de
brebis, et même les bêtes sauvages, les oiseaux du ciel et les poissons de la
mer, tout ce qui va son chemin dans les eaux » (Ps 8, 7-9).
Appelé à cultiver et à
garder le jardin du monde (cf. Gn 2, 15), l'homme a une responsabilité
propre à l'égard du milieu de vie, c'est-à-dire de la création que Dieu a
placée au service de la dignité personnelle de l'homme, de sa vie, et cela, non
seulement pour le présent, mais aussi pour les générations futures. C'est la
question de l'écologie — depuis la préservation des « habitats » naturels
des différentes espèces d'animaux et des diverses formes de vie jusqu'à
l’« écologie humaine » proprement dite
—, qui trouve dans cette page biblique une claire et forte inspiration éthique
pour que les solutions soient respectueuses du grand bien qu'est la vie, toute
vie. En réalité, « la domination accordée par le Créateur à l'homme n'est pas un
pouvoir absolu, et l'on ne peut parler de liberté “d'user et d'abuser”, ou de
disposer des choses comme on l'entend. La limitation imposée par le Créateur
lui-même dès le commencement, et exprimée symboliquement par l'interdiction de
“manger le fruit de l'arbre” (cf. Gn 2, 16-17), montre avec suffisamment
de clarté que, dans le cadre de la nature visible, nous sommes soumis à des lois
non seulement biologiques mais aussi morales, que l'on ne peut transgresser
impunément »
.
43. Une
certaine participation de l'homme à la seigneurie de Dieu est aussi manifeste du
fait de la responsabilité spécifique qui lui est confiée à l'égard de
la vie humaine proprement dite. C'est une responsabilité qui atteint son
sommet lorsque l'homme et la femme, dans le mariage, donnent la vie par la
génération, comme le rappelle le Concile Vatican II : « Dieu lui-même, qui a
dit “Il n'est pas bon que l'homme soit seul” (Gn 2, 18) et qui, dès
l'origine, a fait l'être humain homme et femme (cf. Mt 19, 4), a voulu
lui donner une participation spéciale dans son œuvre créatrice; aussi a-t-il
béni l'homme et la femme, disant: “Soyez féconds et multipliez-vous” (Gn
1, 28) »
.
En parlant d’« une
participation spéciale » de l'homme et de la femme à l’« œuvre créatrice » de
Dieu, le Concile veut souligner qu'engendrer un enfant est un événement
profondément humain et hautement religieux, car il engage les conjoints, devenus
« une seule chair » (Gn 2, 24), et simultanément Dieu lui-même, qui se
rend présent. Comme je l'ai écrit dans la Lettre aux Familles, « quand,
de l'union conjugale des deux, naît un nouvel homme, il apporte avec lui au
monde une image et une ressemblance particulières avec Dieu lui-même : dans
la biologie de la génération est inscrite la généalogie de la personne. En
affirmant que les époux, en tant que parents, sont des coopérateurs de Dieu
Créateur dans la conception et la génération d'un nouvel être humain, nous ne
nous référons pas seulement aux lois de la biologie ; nous entendons plutôt
souligner que, dans la paternité et la maternité humaines, Dieu lui-même est
présent selon un mode différent de ce qui advient dans toute autre
génération « sur la terre ». En effet, c'est de Dieu seul que peut provenir
cette « image », cette « ressemblance » qui est propre à l'être humain, comme
cela s'est produit dans la création. La génération est la continuation de la
création »
.
C'est ce qu'enseigne,
dans un langage direct et parlant, le texte sacré qui rapporte le cri de joie de
la première femme, « la mère de tous les vivants » (Gn 3, 20). Consciente
de l'intervention de Dieu, Ève s'écrie : « J'ai acquis un homme de par le
Seigneur » (Gn 4, 1). Dans la génération, quand la vie est communiquée
des parents à l'enfant, se transmet donc, grâce à la création de l'âme
immortelle
,
l'image, la ressemblance de Dieu lui-même. C'est dans ce sens que s'exprime le
début du « livre de la généalogie d'Adam » : « Le jour où Dieu créa Adam, il le
fit à la ressemblance de Dieu. Homme et femme il les créa, il les bénit et leur
donna le nom d’« homme », le jour où ils furent créés. Quand Adam eut cent
trente ans, il engendra un fils à sa ressemblance, comme son image, et il lui
donna le nom de Seth » (Gn 5, 1-3). C'est précisément dans ce rôle de
collaborateurs de Dieu qui transmet son image à la nouvelle créature que
réside la grandeur des époux disposés « à coopérer à l'amour du Créateur et du
Sauveur qui, par eux, veut sans cesse agrandir et enrichir sa propre famille »
.
Dans cette perspective, l'évêque Amphiloque exaltait le « mariage qui a du prix,
qui est au-dessus de tout don terrestre » parce qu'il est comme « un créateur
d'humanité, comme un peintre de l'image divine »
.
Ainsi, l'homme et la
femme unis par les liens du mariage sont associés à une œuvre divine: par l'acte
de la génération, le don de Dieu est accueilli et une nouvelle vie s'ouvre à
l'avenir.
Mais, au-delà de la
mission spécifique des parents, la tâche d'accueillir et de servir la vie
concerne tout le monde et doit se manifester surtout à l'égard de la vie qui se
trouve dans des conditions de plus grande faiblesse. Le Christ lui-même nous
le rappelle quand il demande d'être aimé et servi dans ses frères éprouvés par
quelque souffrance que ce soit: ceux qui sont affamés, assoiffés, étrangers,
nus, malades, emprisonnés... Ce qui est fait à chacun d'eux est fait au Christ
lui-même (cf. Mt 25, 31-46).
44. La vie
humaine connaît une situation de grande précarité quand elle entre dans le monde
et quand elle sort du temps pour aborder l'éternité. La Parole de Dieu ne manque
pas d'invitations à apporter soins et respect à la vie, surtout à l'égard de
celle qui est marquée par la maladie ou la vieillesse. S'il n'y a pas
d'invitations directes et explicites à sauvegarder la vie humaine à son origine,
en particulier la vie non encore née, comme aussi la vie proche de sa fin, cela
s'explique facilement par le fait que même la seule possibilité d'offenser,
d'attaquer ou, pire, de nier la vie dans de telles conditions est étrangère aux
perspectives religieuses et culturelles du peuple de Dieu.
Dans l'Ancien Testament,
on craint la stérilité comme une malédiction, tandis que l'on ressent comme une
bénédiction le fait d'avoir beaucoup d'enfants : « Des fils, voilà ce que donne
le Seigneur, des enfants, la récompense qu'il accorde » (Ps 127126, 3 ;
cf. Ps 128127, 3-4). Dans cette conviction entre en jeu aussi la
conscience qu'a Israël d'être le peuple de l'Alliance, appelé à se multiplier
selon la promesse faite à Abraham : « Lève les yeux au ciel et dénombre les
étoiles si tu peux les dénombrer... Telle sera ta postérité » (Gn 15, 5).
Mais ce qui compte surtout, c'est la certitude que la vie transmise par les
parents a son origine en Dieu, comme l'attestent les nombreuses pages bibliques
qui parlent avec respect et amour de la conception, de la formation de la vie
dans le sein maternel, de la naissance et du lien étroit qu'il y a entre le
moment initial de l'existence et l'action de Dieu Créateur.
« Avant même de te
former au ventre maternel, je t'ai connu; avant même que tu sois sorti du sein,
je t'ai consacré » (Jr 1, 5) : l'existence de tout individu, dès son
origine, est dans le plan de Dieu. Job, du fond de sa souffrance, s'attarde
à contempler l'œuvre de Dieu dans la manière miraculeuse dont son corps a été
formé dans le sein de sa mère; il en retire un motif de confiance et il exprime
la certitude d'un projet divin sur sa vie : « Tes mains m'ont façonné, créé;
puis, te ravisant, tu voudrais me détruire! Souviens-toi : tu m'as fait comme on
pétrit l'argile et tu me renverras à la poussière. Ne m'as-tu pas coulé comme du
lait et fait cailler comme du laitage, vêtu de peau et de chair, tissé en os et
en nerfs ? Puis tu m'as gratifié de la vie et tu veillais avec sollicitude sur
mon souffle » (Jb 10, 8-12). Des accents d'émerveillement et d'adoration
pour l'intervention de Dieu sur la vie en formation dans le sein maternel se
font entendre également dans les Psaumes
.
Comment imaginer qu'un
seul instant de ce merveilleux processus de l'apparition de la vie puisse être
soustrait à l'action sage et aimante du Créateur et laissé à la merci de
l'arbitraire de l'homme ? Ce n'est certes pas ce que pense la mère des sept
frères qui professe sa foi en Dieu, principe et garant de la vie dès sa
conception, et en même temps fondement de l'espérance de la vie nouvelle au-delà
de la mort : « Je ne sais comment vous êtes apparus dans mes entrailles; ce
n'est pas moi qui vous ai gratifiés de l'esprit et de la vie ; ce n'est pas moi
qui ai organisé les éléments qui composent chacun de vous. Aussi bien le
Créateur du monde, qui a formé le genre humain et qui est à l'origine de toute
chose, vous rendra-t-il, dans sa miséricorde, et l'esprit et la vie, parce que
vous vous méprisez maintenant vous-mêmes pour l'amour de ses lois » (2 M
7, 22-23).
45. La
révélation du Nouveau Testament confirme la reconnaissance incontestée de la
valeur de la vie depuis son commencement. Les paroles par lesquelles
Élisabeth exprime sa joie d'être enceinte manifestent l'exaltation de la
fécondité et l'attente empressée de la vie : « Le Seigneur... a daigné mettre
fin à ce qui faisait ma honte » (Lc 1, 25). Mais la valeur de la personne
dès sa conception est célébrée plus encore dans la rencontre entre la Vierge
Marie et Élisabeth, et entre les deux enfants qu'elles portent en elles. Ce sont
précisément eux, les enfants, qui révèlent l'avènement de l'ère messianique :
dans leur rencontre, la force rédemptrice de la présence du Fils de Dieu parmi
les hommes commence à agir. « Aussitôt — écrit saint Ambroise — se font sentir
les bienfaits de l'arrivée de Marie et de la présence du Seigneur... Élisabeth
fut la première à entendre la parole, mais Jean fut le premier à ressentir la
grâce : la mère a entendu selon l'ordre de la nature, l'enfant a tressailli en
raison du mystère ; elle a constaté l'arrivée de Marie, lui, celle du Seigneur ;
la femme, l'arrivée de la femme, l'enfant, celle de l'Enfant. Les deux femmes
échangent des paroles de grâce, les deux enfants agissent au-dedans d'elles et
commencent à réaliser le mystère de la miséricorde en y faisant progresser leurs
mères; enfin, par un double miracle, les deux mères prophétisent sous
l'inspiration de leurs enfants. L'enfant a exulté, la mère fut remplie de
l'Esprit Saint. La mère n'a pas été remplie de l'Esprit Saint avant son fils,
mais lorsque le fils fut rempli de l'Esprit Saint, il en combla aussi sa mère »
.
46. En ce qui
concerne les derniers instants de l'existence, il serait anachronique d'attendre
de la Révélation biblique une mention explicite de la problématique actuelle du
respect des personnes âgées ou malades, ni une condamnation explicite des
tentatives visant à anticiper par la violence la fin de la vie ; nous sommes là,
en effet, dans un contexte culturel et religieux qui, loin d'être exposé à de
semblables tentations, reconnaît dans la personne âgée, avec sa sagesse et son
expérience, une richesse irremplaçable pour la famille et pour la société.
La vieillesse jouit
de prestige et elle est entourée de vénération (cf. 2 M 6, 23). Et le
juste ne demande pas d'être privé de la vieillesse ni de son fardeau; au
contraire, il prie ainsi : « Seigneur mon Dieu, tu es mon espérance, mon appui
dès ma jeunesse... Aux jours de la vieillesse et des cheveux blancs, ne
m'abandonne pas, ô mon Dieu ; et je dirai aux hommes de ce temps ta puissance, à
tous ceux qui viendront, tes exploits » (Ps 7170, 5. 18). L'idéal du
temps messianique est proposé comme celui où il n'y aura plus « d'homme qui ne
parvienne pas au bout de sa vieillesse » (Is 65, 20).
Mais, dans la
vieillesse, comment faire face au déclin inévitable de la vie ? Comment se
comporter devant la mort ? Le croyant sait que sa vie est dans les mains de
Dieu : « Seigneur, de toi dépend mon sort » (cf. Ps 1615, 5), et il
accepte aussi de lui la mort : « C'est la loi que le Seigneur a portée sur toute
chair, pourquoi se révolter contre le bon plaisir du Très-Haut ? » (Si
41, 4). Pas plus que de la vie, l'homme n'est le maître de la mort; dans sa vie
comme dans sa mort, il doit s'en remettre totalement au « bon plaisir du
Très-Haut », à son dessein d'amour.
Quand il est atteint par
la maladie également, l'homme est appelé à s'en remettre de la même
manière au Seigneur et à renouveler sa confiance fondamentale en lui, qui
« guérit de toute maladie » (cf. Ps 103102, 3). Lorsque toute perspective
de santé semble se fermer devant l'homme — au point de l'amener à s'écrier :
« Mes jours sont comme l'ombre qui décline, et moi, comme l'herbe, je sèche » (Ps
102101, 12) —, même alors, le croyant est animé par une foi inébranlable en
la puissance vivifiante de Dieu. La maladie ne l'incite pas au désespoir ni à la
recherche de la mort, mais à l'invocation pleine d'espérance : « Je crois, lors
même que je dis : “Je suis trop malheureux” » (Ps 116115, 10) ; « Quand
j'ai crié vers toi, Seigneur, mon Dieu, tu m'as guéri ; Seigneur, tu m'as fait
remonter de l'abîme et revivre quand je descendais à la fosse » (Ps 3029,
3-4).
47. La mission
de Jésus, avec les nombreuses guérisons opérées, montre que Dieu a aussi à
cœur la vie corporelle de l'homme. « Médecin du corps et de l'esprit »
,
Jésus est envoyé par le Père pour porter la bonne nouvelle aux pauvres et panser
les cœurs meurtris (cf. Lc 4, 18; Is 61, 1). Envoyant à son tour
ses disciples à travers le monde, il leur confie une mission dans laquelle la
guérison des malades s'accompagne de l'annonce de l'Évangile : « Chemin faisant,
proclamez que le Royaume des Cieux est tout proche. Guérissez les malades,
ressuscitez les morts, purifiez les lépreux, expulsez les démons » (Mt
10, 7-8 ; cf. Mc 6, 13 ; 16, 18).
Certes, la vie du
corps dans sa condition terrestre n'est pas un absolu pour le croyant: il
peut lui être demandé de l'abandonner pour un bien supérieur; comme le dit
Jésus, « qui veut sauver sa vie la perdra, mais qui perdra sa vie à cause de moi
et de l'Évangile la sauvera » (Mc 8, 35). Il y a à ce sujet un certain
nombre de témoignages dans le Nouveau Testament. Jésus n'hésite pas à se
sacrifier lui-même et il fait librement de sa vie une offrande à son Père (cf.
Jn 10, 17) et à ses amis (cf. Jn 10, 15). La mort de Jean
Baptiste, précurseur du Sauveur, atteste aussi que l'existence terrestre n'est
pas le bien absolu : la fidélité à la parole du Seigneur est plus importante
encore, même si elle peut mettre la vie en jeu (cf. Mc 6, 17-29). Et
Étienne, alors qu'on lui enlève la vie temporelle parce qu'il était un témoin
fidèle de la Résurrection du Seigneur, suit les traces du Maître et répond par
des mots de pardon à ceux qui le lapident (cf. Ac 7, 59-60), ouvrant
ainsi la voie à l'innombrable cohorte des martyrs vénérés par l'Église dès ses
origines.
Toutefois, personne ne
peut choisir arbitrairement de vivre ou de mourir; ce choix, en effet, seul le
Créateur en est le maître absolu, lui en qui « nous avons la vie, le mouvement
et l'être » (Ac 17, 28).
48. La vie
porte sa vérité inscrite de manière indélébile en elle. En accueillant le
don de Dieu, l'homme doit s'engager à maintenir la vie dans cette vérité
qui lui est essentielle. S'en écarter équivaut à se condamner soi-même au
non-sens et au malheur, avec pour conséquence de pouvoir devenir aussi une
menace pour l'existence d'autrui par suite de la rupture des barrières qui
garantissent le respect et la défense de la vie, dans toute situation.
La vérité de la vie
est révélée par le commandement de Dieu. La parole du Seigneur indique
concrètement la direction que la vie doit suivre pour pouvoir respecter sa
vérité et sauvegarder sa dignité. Ce n'est pas seulement le commandement
spécifique « tu ne tueras pas » (Ex 20, 13; Dt 5, 17) qui assure
la protection de la vie : la Loi du Seigneur est tout entière au service de
cette protection parce qu'elle révèle la vérité dans laquelle la vie trouve son
sens plénier.
Il n'est donc pas
étonnant que l'Alliance de Dieu avec son peuple soit aussi fortement liée à la
perspective de la vie, même dans sa composante corporelle. Le commandement
est présenté en elle comme le chemin de la vie : « Vois, je te
propose aujourd'hui vie et bonheur, mort et malheur. Si tu écoutes les
commandements du Seigneur ton Dieu que je te prescris aujourd'hui, et que tu
aimes le Seigneur ton Dieu, que tu marches dans ses voies, que tu gardes ses
commandements, ses lois et ses coutumes, tu vivras et tu multiplieras, le
Seigneur ton Dieu te bénira dans le pays où tu entres pour en prendre
possession » (Dt 30, 15-16). Il s'agit ici non seulement de la terre de
Canaan et de l'existence du peuple d'Israël, mais du monde d'aujourd'hui et à
venir, et de l'existence de toute l'humanité. En effet, il n'est absolument pas
possible que la vie reste authentique et plénière si elle se détache du bien ;
et le bien, à son tour, est fondamentalement lié aux commandements du Seigneur,
c'est-à-dire à « la loi de la vie » (Si 17, 11). Le bien à accomplir ne
se surajoute pas à la vie comme un poids qui l'accable, car la raison même de la
vie est précisément le bien, et la vie ne s'édifie que par l'accomplissement du
bien.
C'est donc l'ensemble
de la Loi qui sauvegarde pleinement la vie de l'homme. Cela explique qu'il
est difficile de rester fidèle au « tu ne tueras pas » quand on n'observe pas
les autres « paroles de vie » (Ac 7, 38) auxquelles ce commandement est
connexe. En dehors de cette perspective, le commandement finit par devenir une
simple obligation extrinsèque, dont on voudra voir bien vite les limites et à
laquelle on cherchera des atténuations ou des exceptions. Ce n'est que si l'on
s'ouvre à la plénitude de la vérité sur Dieu, sur l'homme et sur l'histoire que
l'expression « tu ne tueras pas » brille à nouveau comme un bien pour l'homme
dans toutes ses dimensions et ses relations. Dans cette perspective, nous
pouvons saisir la plénitude de vérité contenue dans le passage du Livre du
Deutéronome repris par Jésus quand il répond à la première tentation : « L'homme
ne vit pas seulement de pain, mais... de tout ce qui sort de la bouche du
Seigneur » (8, 3; cf. Mt 4, 4).
C'est en écoutant la
parole du Seigneur que l'homme peut vivre en toute dignité et justice; c'est en
observant la Loi de Dieu que l'homme peut porter des fruits de vie et de
bonheur : « Quiconque la garde vivra, quiconque l'abandonne mourra » (Ba
4, 1).
49. L'histoire
d'Israël montre qu'il est difficile de rester fidèle à la loi de la vie,
que Dieu a inscrite au cœur de l'homme et qu'il a donnée sur le Sinaï au peuple
de l'Alliance. Face à la recherche de projets de vie autres que le plan de Dieu,
les Prophètes, en particulier, rappellent avec force que seul le Seigneur est la
source authentique de la vie. Jérémie écrit : « Mon peuple a commis deux crimes:
ils m'ont abandonné, moi la source d'eau vive, pour se creuser des citernes,
citernes lézardées qui ne tiennent pas l'eau » (2, 13). Les Prophètes pointent
un doigt accusateur sur ceux qui méprisent la vie et violent les droits de la
personne : « Ils écrasent la tête des faibles sur la poussière de la terre » (Am
2, 7) ; « Ils ont rempli ce lieu du sang des innocents » (Jr 19, 4).
Et, parmi eux, le prophète Ezéchiel stigmatise plus d'une fois la ville de
Jérusalem, l'appelant « ville sanguinaire » (22, 2; 24, 6. 9), « ville qui
répands le sang au milieu de toi » (22, 3).
Mais, tout en dénonçant
les atteintes à la vie, les Prophètes ont surtout l'intention de susciter
l'attente d'un nouveau principe de vie apte à fonder des rapports renouvelés
de l'homme avec Dieu et avec ses frères, ouvrant des possibilités inouïes et
extraordinaires pour comprendre et mettre en œuvre toutes les exigences que
comporte l'Évangile de la vie. Cela ne sera possible que grâce au don de
Dieu, qui purifie et renouvelle : « Je répandrai sur vous une eau pure et vous
serez purifiés; de toutes vos souillures et de toutes vos ordures je vous
purifierai. Et je vous donnerai un cœur nouveau, je mettrai en vous un esprit
nouveau » (Ez 36, 25-26; cf. Jr 31, 31-34). Grâce à ce « cœur
nouveau », on peut comprendre et réaliser le sens le plus vrai et le plus
profond de la vie : être un don qui s'accomplit dans le don de soi. Tel
est, sur la valeur de la vie, le lumineux message qui nous vient de la figure du
Serviteur du Seigneur : « S'il offre sa vie en sacrifice expiatoire, il verra
une postérité, il prolongera ses jours... À la suite de l'épreuve endurée par
son âme, il verra la lumière » (Is 53, 10. 11).
La Loi s'accomplit dans
l'histoire de Jésus de Nazareth, et le cœur nouveau est donné par son Esprit. En
effet, Jésus ne renie pas la Loi mais il l'accomplit (cf. Mt 5, 17) : la
Loi et les Prophètes se résument dans la règle d'or de l'amour mutuel (cf. Mt 7,
12). En Jésus, la Loi devient définitivement « évangile », bonne nouvelle de la
seigneurie de Dieu sur le monde, qui rapporte toute l'existence à ses racines et
à ses perspectives originelles. C'est la Loi nouvelle, « la loi de
l'Esprit qui donne la vie dans le Christ Jésus » (Rm 8, 2), dont
l'expression fondamentale, à l'imitation du Seigneur qui donne sa vie pour ses
amis (cf. Jn 15, 13), est le don de soi dans l'amour pour les frères :
« Nous savons, nous, que nous sommes passés de la mort à la vie, parce que nous
aimons nos frères » (1 Jn 3, 14). C'est une loi de liberté, de joie et de
béatitude.
50. Au terme
de ce chapitre, dans lequel nous avons médité le message chrétien sur la vie, je
voudrais m'attarder avec chacun de vous à contempler Celui qu'ils ont
transpercé et qui attire à lui tous les hommes (cf. Jn 19, 37; 12,
32). En regardant « le spectacle » de la Croix (cf. Lc 23, 48), nous
pourrons découvrir dans cet arbre glorieux l'accomplissement et la pleine
révélation de tout l'Évangile de la vie.
Aux premières heures du
vendredi saint après-midi, « le soleil s'éclipsant, l'obscurité se fit sur la
terre entière... Le voile du Sanctuaire se déchira par le milieu » (Lc
23, 44. 45). C'est le symbole d'un grand bouleversement cosmique et d'une lutte
effroyable entre les forces du bien et les forces du mal, entre la vie et la
mort. Nous aussi, aujourd'hui, nous nous trouvons au milieu d'une lutte
dramatique entre la « culture de mort » et la « culture de vie ». Mais la
splendeur de la Croix n'est pas voilée par cette obscurité ; la Croix se détache
même encore plus nettement et plus clairement, et elle apparaît comme le centre,
le sens et la fin de toute l'histoire et de toute vie humaine.
Jésus est cloué à la
Croix et il est élevé de terre. Il vit le moment de son « impuissance » la plus
grande et sa vie semble totalement exposée aux moqueries de ses adversaires et
livrée aux mains de ses bourreaux : il est raillé, tourné en dérision, outragé
(cf. Mc 15, 24-36). Et pourtant, devant tout cela et « voyant qu'il avait
ainsi expiré », le centurion romain s'écrie : « Vraiment cet homme était fils de
Dieu » (Mc 15, 39). Ainsi se révèle, au temps de son extrême faiblesse,
l'identité du Fils de Dieu : sa gloire se manifeste sur la Croix !
Par sa mort, Jésus
éclaire le sens de la vie et de la mort de tout être humain. Avant de mourir,
Jésus prie son Père, implorant le pardon pour ses persécuteurs (cf. Lc
23, 34), et, au malfaiteur qui lui demande de se souvenir de lui dans son
royaume, il répond : « En vérité, je te le dis, aujourd'hui tu seras avec moi
dans le Paradis » (Lc 23, 43). Après sa mort, « les tombeaux s'ouvrirent
et de nombreux corps de saints trépassés ressuscitèrent » (Mt 27, 52). Le
salut opéré par Jésus est un don de vie et de résurrection. Au cours de son
existence, Jésus avait aussi apporté le salut en guérissant, et en faisant du
bien à tous (cf. Ac 10, 38). Mais les miracles, les guérisons et les
résurrections elles-mêmes étaient des signes d'un autre salut, qui consiste à
pardonner les péchés, c'est-à-dire à libérer l'homme de sa maladie la plus
profonde et à l'élever à la vie même de Dieu.
Sur la Croix se
renouvelle et se réalise, avec une perfection pleine et définitive, le prodige
du serpent élevé par Moïse dans le désert (cf. Jn 3, 14-15 ; Nb
21, 8-9). Aujourd'hui encore, en tournant son regard vers Celui qui a été
transpercé, tout homme menacé dans son existence trouve la ferme espérance
d'obtenir sa libération et sa rédemption.
51. Mais il y
a encore un autre événement précis qui attire mon regard et suscite mon ardente
méditation : « Quand il eut pris le vinaigre, Jésus dit : “Tout est achevé” et,
inclinant la tête, il remit l'esprit » (Jn 19, 30). Et le soldat romain,
« de sa lance, lui perça le côté, et il en sortit aussitôt du sang et de l'eau »
(Jn 19, 34).
Tout est désormais
arrivé à son plein accomplissement. L'expression « remit l'esprit » décrit la
mort de Jésus, semblable à celle de tout autre être humain, mais elle semble
faire également allusion au « don de l'Esprit » par lequel il nous rachète de la
mort et nous ouvre à une vie nouvelle.
C'est à la vie même de
Dieu qu'il est donné à l'homme de participer. C'est la vie qui, par les
sacrements de l'Église — dont le sang et l'eau sortis du côté du Christ sont le
symbole —, est continuellement communiquée aux fils de Dieu, qui deviennent
ainsi le peuple de la Nouvelle Alliance. De la Croix, source de vie, naît et
se répand le « peuple de la vie ».
La contemplation de la
Croix nous conduit ainsi jusqu'aux racines les plus profondes de ce qui est
advenu. Jésus, qui avait dit en entrant dans le monde : « Voici, je viens pour
faire, ô Dieu, ta volonté » (cf. He 10, 9), voulut obéir en toute chose à
son Père et, « ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu'à
la fin » (Jn 13, 1), en se donnant totalement lui-même pour eux.
Lui qui n'était pas
« venu pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour une
multitude » (Mc 10, 45), il atteint sur la Croix le sommet de l'amour :
« Nul n'a plus grand amour que celui-ci : donner sa vie pour ses amis » (Jn
15, 13). Et lui-même est mort pour nous alors que nous étions encore
pécheurs (cf. Rm 5, 8).
De cette façon, il
proclame que la vie atteint son centre, son sens et sa plénitude quand elle
est donnée.
Ici, la méditation se
fait louange et action de grâce, et en même temps elle nous incite à imiter
Jésus et à suivre ses traces (cf. 1 P 2, 21).
Nous sommes, nous aussi,
appelés à donner notre vie pour nos frères, réalisant ainsi dans la plénitude de
la vérité le sens et le destin de notre existence.
Nous pourrons le faire
car toi, Seigneur, tu nous as donné l'exemple et tu nous as communiqué la force
de ton Esprit. Nous pourrons le faire si, chaque jour, avec toi et comme toi,
nous obéissons au Père et nous faisons sa volonté.
Accorde-nous donc
d'écouter avec un cœur docile et généreux toute parole qui sort de la bouche de
Dieu; nous apprendrons ainsi non seulement à ne pas tuer la vie de l'homme mais
à la vénérer, à l'aimer et à la favoriser.
LA LOI SAINTE DE DIEU
52. « Et voici
qu'un homme s'approcha et lui dit : “Maître, que dois-je faire de bon pour
obtenir la vie éternelle ?” » (Mt 19, 16). Jésus répondit : « Si tu veux
entrer dans la vie, observe les commandements » (Mt 19, 17). Le Maître
parle de la vie éternelle, c'est-à-dire de la participation à la vie même de
Dieu. On parvient à cette vie par l'observance des commandements du Seigneur, y
compris donc du commandement « tu ne tueras pas ». C'est précisément le premier
précepte du Décalogue que Jésus rappelle au jeune homme qui lui demande quels
commandements il doit observer : « Jésus reprit : “Tu ne tueras pas, tu ne
commettras pas d'adultère, Tu ne voleras pas...” » (Mt 19, 18).
Le commandement de
Dieu n'est jamais séparé de l'amour de Dieu : il est toujours un don pour la
croissance et pour la joie de l'homme. Comme tel, il constitue un aspect
essentiel et un élément de l'Évangile auquel on ne peut renoncer; plus encore,
il se présente comme « évangile », c'est-à-dire comme bonne et joyeuse nouvelle.
L'Évangile de la vie est aussi un grand don de Dieu et en même temps un
devoir qui engage l'homme. Il suscite étonnement et gratitude chez la personne
libre et il demande à être accueilli, gardé et mis en valeur avec un sens aigu
de la responsabilité : en lui donnant la vie, Dieu exige de l'homme qu'il la
respecte, qu'il l'aime et qu'il la promeuve. De cette manière, le don se fait
commandement et le commandement est lui-même un don.
Image vivante de Dieu,
l'homme est voulu par son Créateur comme roi et seigneur. « Dieu a fait l'homme
— écrit saint Grégoire de Nysse — de telle sorte qu'il soit apte au pouvoir
royal sur la terre... L'homme a été créé à l'image de Celui qui gouverne
l'univers. Tout manifeste que, depuis l'origine, sa nature est marquée par la
royauté... L'homme est aussi roi. Ainsi la nature humaine, créée pour dominer le
monde, à cause de sa ressemblance avec le Roi universel, a été faite comme une
image vivante qui participe à l'archétype par la dignité »
.
Appelé à être fécond et à se multiplier, à soumettre la terre et à dominer les
autres créatures (cf. Gn 1, 28), l'homme est roi et seigneur non
seulement des choses, mais aussi et avant tout de lui-même
,
et d'une certaine manière, de la vie qui lui est donnée et qu'il peut
transmettre par l'acte de génération, accompli dans l'amour et dans le respect
du dessein de Dieu. Cependant, sa seigneurie n'est pas absolue, mais
c'est un ministère. elle est le reflet véritable de la seigneurie unique
et infinie de Dieu. De ce fait, l'homme doit la vivre avec sagesse et amour,
participant à la sagesse et à l'amour incommensurables de Dieu. Et cela se
réalise par l'obéissance à sa Loi sainte, une obéissance libre et joyeuse (cf.
Ps 119118), qui naît et se nourrit de la conscience que les préceptes du
Seigneur sont un don de la grâce, qu'ils sont confiés à l'homme toujours et
seulement pour son bien, afin de garder sa dignité personnelle et d'aller à la
recherche de la béatitude.
De même que face aux
choses, plus encore face à la vie, l'homme n'est pas le maître absolu et
l'arbitre incontestable, mais — et en cela tient sa grandeur incomparable — il
est « ministre du dessein établi par le Créateur »
.
La vie est confiée à
l'homme comme un trésor à ne pas dilapider, comme un talent à faire fructifier.
L'homme doit en rendre compte à son Seigneur (cf. Mt 25, 14-30 ; Lc
19, 12-27).
53. « La vie
humaine est sacrée parce que, dès son origine, elle comporte “l'action créatrice
de Dieu” et demeure pour toujours dans une relation spéciale avec le Créateur,
son unique fin. Dieu seul est le Maître de la vie de son commencement à son
terme: personne, en aucune circonstance, ne peut revendiquer pour soi le droit
de détruire directement un être humain innocent »
.
Par ces mots, l'Instruction Donum vitæ expose le contenu central de la
révélation de Dieu sur le caractère sacré et sur l'inviolabilité de la vie
humaine.
En effet, la Sainte
Écriture présente à l'homme le précepte « tu ne tueras pas » comme un
commandement divin (Ex 20, 13 ; Dt 5, 17). Ce précepte — comme je
l'ai déjà souligné — se trouve dans le Décalogue, au cœur de l'Alliance que le
Seigneur conclut avec le peuple élu; mais il était déjà contenu dans l'alliance
originelle de Dieu avec l'humanité après le châtiment purificateur du déluge,
provoqué par l'extension du péché et de la violence (cf. Gn 9, 5-6).
Dieu se proclame
Seigneur absolu de la vie de l'homme, formé à son image et à sa ressemblance
(cf. Gn 1, 26-28). Par conséquent, la vie humaine présente un caractère
sacré et inviolable, dans lequel se reflète l'inviolabilité même du Créateur.
C'est pourquoi, Dieu se fera le juge exigeant de toute violation du commandement
« tu ne tueras pas », placé à la base de toute la convivialité de la société. Il
est le « goël », c'est-à-dire le défenseur de l'innocent (cf. Gn 4,
9-15 ; Is 41, 14 ; Jr 50, 34 ; Ps 1918, 15). De cette
manière, Dieu montre aussi qu’« il ne prend pas plaisir à la perte des vivants »
(Sg 1, 13). Seul Satan peut s'en réjouir : par son envie, la mort est
entrée dans le monde (cf. Sg 2, 24). Lui, qui est « homicide dès le
commencement », est aussi « menteur et père du mensonge » (Jn 8, 44) :
trompant l'homme, il le conduit jusqu'au péché et à la mort, présentés comme des
fins et des fruits de vie.
54. Le
précepte « tu ne tueras pas » a explicitement un fort contenu négatif : il
indique l'extrême limite qui ne peut jamais être franchie. Mais, implicitement,
il pousse à garder une attitude positive de respect absolu de la vie qui amène à
la promouvoir et à progresser sur la voie de l'amour qui se donne, qui accueille
et qui sert. Déjà, le peuple de l'Alliance, bien qu'avec des lenteurs et des
contradictions, a mûri progressivement dans ce sens, se préparant ainsi à la
grande déclaration de Jésus : l'amour du prochain est un commandement semblable
à celui de l'amour de Dieu ; « À ces deux commandements se rattache toute la
Loi, ainsi que les Prophètes » (cf. Mt 22, 36-40). « Le précepte... tu ne
tueras pas... et tous les autres — souligne saint Paul — se résument en cette
formule : “Tu aimeras ton prochain comme toi-même” » (Rm 13, 9 ; cf.
Ga 5, 14). Repris et porté à son achèvement dans la Loi nouvelle, le
précepte « tu ne tueras pas » demeure une condition à laquelle on ne peut
renoncer pour pouvoir « entrer dans la vie » (cf. Mt 19, 16-19). Dans
cette même perspective, ont aussi un ton péremptoire les paroles de l'Apôtre
Jean : « Qui conque hait son frère est un homicide; or vous savez qu'aucun
homicide n'a la vie éternelle demeurant en lui » (1 Jn 3, 15).
Depuis ses origines,
la Tradition vivante de l'Église — comme en témoigne la Didachè, le
plus ancien écrit chrétien non biblique — a rappelé de manière catégorique le
commandement « tu ne tueras pas » : « Il y a deux voies : l'une de la vie et
l'autre de la mort ; mais la différence est grande entre les deux voies...
Second commandement de la doctrine : Tu ne tueras pas..., tu ne tueras pas
l'enfant par avortement et tu ne le feras pas mourir après sa naissance... Voici
maintenant la voie de la mort : impitoyable pour le pauvre, indifférent à
l'égard de l’affligé, et ignorant leur Créateur, ils font avorter l'œuvre de
Dieu, repoussant l'indigent et accablant l'opprimé; défenseurs des riches et
juges iniques des pauvres, ce sont des pécheurs invétérés. Puissiez-vous mes
enfants être à l'écart de tout cela ! »
.
Avançant dans le temps,
la Tradition de l'Église a toujours enseigné unanimement la valeur absolue et
permanente du commandement « tu ne tueras pas ». On sait que, dans les premiers
siècles, l'homicide faisait partie des trois péchés les plus graves — avec
l'apostasie et l'adultère — et qu'il exigeait une pénitence publique
particulièrement pénible et longue, avant que le pardon et la réadmission dans
la communion ecclésiale soient accordés à l'auteur repenti d'un homicide.
55. Cela ne
doit pas surprendre: tuer l'être humain, dans lequel l'image de Dieu est
présente, est un péché d'une particulière gravité. Seul Dieu est maître de la
vie. Toutefois, depuis toujours, face aux cas nombreux et souvent
dramatiques qui se présentent chez les individus et dans la société, la
réflexion des croyants a tenté de parvenir à une compréhension plus complète et
plus profonde de ce que le commandement de Dieu interdit et prescrit
.
Il y a des situations dans lesquelles les valeurs proposées par la Loi de Dieu
apparaissent sous une forme paradoxale. C'est le cas, par exemple, de la
légitime défense, pour laquelle le droit de protéger sa vie et le devoir de
ne pas léser celle de l'autre apparaissent concrètement difficiles à concilier.
Indubitablement, la valeur intrinsèque de la vie et le devoir de s'aimer
soi-même autant que les autres fondent un véritable droit à se défendre
soi-même. Ce précepte exigeant de l'amour pour les autres, énoncé dans
l'Ancien Testament et confirmé par Jésus, suppose l'amour de soi présenté
parallèlement : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Mc 12,
31). Personne ne pourrait donc renoncer au droit de se défendre par manque
d'amour de la vie ou de soi-même, mais seulement en vertu d'un amour héroïque
qui approfondit et transfigure l'amour de soi, selon l'esprit des béatitudes
évangéliques (cf. Mt 5, 38-48), dans l'oblation radicale dont le Seigneur
Jésus est l'exemple sublime.
D'autre part, « la
légitime défense peut être non seulement un droit, mais un grave devoir, pour
celui qui est responsable de la vie d'autrui, du bien commun de la famille ou de
la cité »
.
Il arrive malheureusement que la nécessité de mettre l'agresseur en condition de
ne pas nuire comporte parfois sa suppression. Dans une telle hypothèse, l'issue
mortelle doit être attribuée à l'agresseur lui-même qui s'y est exposé par son
action, même dans le cas où il ne serait pas moralement responsable par défaut
d'usage de sa raison
.
56. Dans cette
perspective, se situe aussi la question de la peine de mort, à propos de
laquelle on enregistre, dans l'Église comme dans la société civile, une tendance
croissante à en réclamer une application très limitée voire même une totale
abolition. Il faut replacer ce problème dans le cadre d'une justice pénale qui
soit toujours plus conforme à la dignité de l'homme et donc, en dernière
analyse, au dessein de Dieu sur l'homme et sur la société. En réalité, la peine
que la société inflige « a pour premier effet de compenser le désordre introduit
par la faute »
.
Les pouvoirs publics doivent servir face à la violation des droits personnels et
sociaux, à travers l'imposition au coupable d'une expiation adéquate de la
faute, condition pour être réadmis à jouir de sa liberté. En ce sens, l'autorité
atteint aussi comme objectif de défendre l'ordre public et la sécurité des
personnes, non sans apporter au coupable un stimulant et une aide pour se
corriger et pour s'amender
.
Précisément pour
atteindre toutes ces finalités, il est clair que la mesure et la qualité de
la peine doivent être attentivement évaluées et déterminées ; elles ne
doivent pas conduire à la mesure extrême de la suppression du coupable, si ce
n'est en cas de nécessité absolue, lorsque la défense de la société ne peut être
possible autrement. Aujourd'hui, cependant, à la suite d'une organisation
toujours plus efficiente de l'institution pénale, ces cas sont désormais assez
rares, si non même pratiquement inexistants.
Dans tous les cas, le
principe indiqué dans le nouveau Catéchisme de l'Église catholique
demeure valide, principe selon lequel « si les moyens non sanglants suffisent à
défendre les vies humaines contre l'agresseur et à protéger l'ordre public et la
sécurité des personnes, l'autorité s'en tiendra à ces moyens, parce que ceux-ci
correspondent mieux aux conditions concrètes du bien commun et sont plus
conformes à la dignité de la personne humaine »
.
57. Si l'on
doit accorder une attention aussi grande au respect de toute vie, même de celle
du coupable et de l'injuste agresseur, le commandement « tu ne tueras pas » a
une valeur absolue quand il se réfère à la personne innocente. Et ceci
d'autant plus qu'il s'agit d'un être humain faible et sans défense, qui ne
trouve que dans le caractère absolu du commandement de Dieu une défense radicale
face à l'arbitraire et à l'abus de pouvoir d'autrui.
En effet,
l'inviolabilité absolue de la vie humaine innocente est une vérité morale
explicitement enseignée dans la Sainte Écriture, constamment maintenue dans la
Tradition de l'Église et unanimement proposée par le Magistère.
Cette unanimité est un fruit évident du « sens surnaturel de la foi » qui,
suscité et soutenu par l'Esprit Saint, garantit le peuple de Dieu de l'erreur,
lorsqu'elle « apporte aux vérités concernant la foi et les mœurs un consentement
universel »
.
Devant l'atténuation
progressive dans les consciences et dans la société de la perception de
l'illicéité morale absolue et grave de la suppression directe de toute vie
humaine innocente, spécialement à son commencement ou à son terme, le
Magistère de l'Église a intensifié ses interventions pour défendre le
caractère sacré et inviolable de la vie humaine. Au Magistère pontifical,
particulièrement insistant, s'est toujours uni le magistère épiscopal, avec des
documents doctrinaux et pastoraux nombreux et importants, soit des Conférences
épiscopales, soit d'évêques individuellement, sans oublier l'intervention du
Concile Vatican II, forte et incisive dans sa brièveté
.
Par conséquent, avec
l'autorité conférée par le Christ à Pierre et à ses Successeurs, en communion
avec tous les évêques de l'Église catholique, je confirme que tuer
directement et volontairement un être humain innocent est toujours gravement
immoral. Cette doctrine, fondée sur la loi non écrite que tout homme
découvre dans son cœur à la lumière de la raison (cf. Rm 2, 14-15), est
réaffirmée par la Sainte Écriture, transmise par la Tradition de l'Église et
enseignée par le Magistère ordinaire et universel
.
La décision délibérée de
priver un être humain innocent de sa vie est toujours mauvaise du point de vue
moral et ne peut jamais être licite, ni comme fin, ni comme moyen en vue d'une
fin bonne. En effet, c'est une grave désobéissance à la loi morale, plus encore
à Dieu lui-même, qui en est l'auteur et le garant ; cela contredit les vertus
fondamentales de la justice et de la charité. « Rien ni personne ne peut
autoriser que l'on donne la mort à un être humain innocent, fœtus ou embryon,
enfant ou adulte, vieillard, malade incurable ou agonisant. Personne ne peut
demander ce geste homicide pour soi ou pour un autre confié à sa responsabilité,
ni même y consentir, explicitement ou non. Aucune autorité ne peut légitimement
l'imposer, ni même l'autoriser »
.
En ce qui concerne le
droit à la vie, tout être humain innocent est absolument égal à tous les autres.
Cette égalité est la base de tous les rapports sociaux authentiques qui, pour
être vraiment tels, ne peuvent pas ne pas être fondés sur la vérité et sur la
justice, reconnaissant et défendant chaque homme et chaque femme comme une
personne et non comme une chose dont on peut disposer. Par rapport à la norme
morale qui interdit la suppression directe d'un être humain innocent, « il
n'y a de privilège ni d'exception pour personne. Que l'on soit le maître du
monde ou le dernier des “misérables” sur la face de la terre, cela ne fait
aucune différence : devant les exigences morales, nous sommes tous absolument
égaux »
.
58. Parmi tous
les crimes que l'homme peut accomplir contre la vie, l'avortement provoqué
présente des caractéristiques qui le rendent particulièrement grave et
condamnable. Le deuxième Concile du Vatican le définit comme « un crime
abominable », en même temps que l'infanticide
.
Mais aujourd'hui, dans
la conscience de nombreuses personnes, la perception de sa gravité s'est
progressivement obscurcie. L'acceptation de l'avortement dans les mentalités,
dans les mœurs et dans la loi elle-même est un signe éloquent d'une crise très
dangereuse du sens moral, qui devient toujours plus incapable de distinguer
entre le bien et le mal, même lorsque le droit fondamental à la vie est en jeu.
Devant une situation aussi grave, le courage de regarder la vérité en face et d'appeler
les choses par leur nom est plus que jamais nécessaire, sans céder à des
compromis par facilité ou à la tentation de s'abuser soi-même. À ce propos, le
reproche du Prophète retentit de manière catégorique : « Malheur à ceux qui
appellent le mal bien et le bien mal, qui font des ténèbres la lumière et de la
lumière les ténèbres » (Is 5, 20). Précisément dans le cas de
l'avortement, on observe le développement d'une terminologie ambiguë, comme
celle d’« interruption de grossesse », qui tend à en cacher la véritable nature
et à en atténuer la gravité dans l'opinion publique. Ce phénomène linguistique
est sans doute lui-même le symptôme d'un malaise éprouvé par les consciences.
Mais aucune parole ne réussit à changer la réalité des choses : l'avortement
provoqué est le meurtre délibéré et direct, quelle que soit la façon dont il
est effectué, d'un être humain dans la phase initiale de son existence, située
entre la conception et la naissance.
La gravité morale de
l'avortement provoqué apparaît dans toute sa vérité si l'on reconnaît qu'il
s'agit d'un homicide et, en particulier, si l'on considère les circonstances
spécifiques qui le qualifient. Celui qui est supprimé est un être humain qui
commence à vivre, c'est-à-dire l'être qui est, dans l'absolu, le plus
innocent qu'on puisse imaginer: jamais il ne pourrait être considéré comme
un agresseur, encore moins un agresseur injuste ! Il est faible, sans
défense, au point d'être privé même du plus infime moyen de défense, celui de la
force implorante des gémissements et des pleurs du nouveau-né. Il est
entièrement confié à la protection et aux soins de celle qui le porte dans
son sein. Et pourtant, parfois, c'est précisément elle, la mère, qui en décide
et en demande la suppression et qui va jusqu'à la provoquer.
Il est vrai que de
nombreuses fois le choix de l'avortement revêt pour la mère un caractère
dramatique et douloureux, lorsque la décision de se défaire du fruit de la
conception n'est pas prise pour des raisons purement égoïstes et de facilité,
mais parce que l'on voudrait sauvegarder des biens importants, comme la santé ou
un niveau de vie décent pour les autres membres de la famille. Parfois, on
craint pour l'enfant à naître des conditions de vie qui font penser qu'il serait
mieux pour lui de ne pas naître. Cependant, ces raisons et d'autres semblables,
pour graves et dramatiques qu'elles soient, ne peuvent jamais justifier la
suppression délibérée d'un être humain innocent.
59. Pour
décider de la mort de l'enfant non encore né, aux côtés de la mère, se trouvent
souvent d'autres personnes. Avant tout, le père de l'enfant peut être coupable,
non seulement lorsqu'il pousse expressément la femme à l'avortement, mais aussi
lorsqu'il favorise indirectement sa décision, parce qu'il la laisse seule face
aux problèmes posés par la grossesse :
de cette manière, la famille est mortellement blessée et profanée dans sa nature
de communauté d'amour et dans sa vocation à être « sanctuaire de la vie ». On ne
peut pas non plus passer sous silence les sollicitations qui proviennent parfois
du cercle familial plus large et des amis. Fréquemment, la femme est soumise à
des pressions tellement fortes qu'elle se sent psychologiquement contrainte à
consentir à l'avortement: sans aucun doute, dans ce cas, la responsabilité
morale pèse particulièrement sur ceux qui l'ont forcée à avorter, directement ou
indirectement. De même les médecins et le personnel de santé sont responsables,
quand ils mettent au service de la mort les compétences acquises pour promouvoir
la vie.
Mais la responsabilité
incombe aussi aux législateurs, qui ont promu et approuvé des lois en faveur de
l'avortement et, dans la mesure où cela dépend d'eux, aux administrateurs des
structures de soins utilisées pour effectuer les avortements. Une responsabilité
globale tout aussi grave pèse sur ceux qui ont favorisé la diffusion d'une
mentalité de permissivité sexuelle et de mépris de la maternité, comme sur ceux
qui auraient dû engager — et qui ne l'ont pas fait — des politiques familiales
et sociales efficaces pour soutenir les familles, spécialement les familles
nombreuses ou celles qui ont des difficultés économiques et éducatives
particulières. On ne peut enfin sous-estimer le réseau de complicités qui se
développe, jusqu'à associer des institutions internationales, des fondations et
des associations qui luttent systématiquement pour la légalisation et pour la
diffusion de l'avortement dans le monde. Dans ce sens, l'avortement dépasse la
responsabilité des individus et le dommage qui leur est causé, et il prend une
dimension fortement sociale : c'est une blessure très grave portée à la
société et à sa culture de la part de ceux qui devraient en être les
constructeurs et les défenseurs. Comme je l'ai écrit dans ma Lettre aux
familles, « nous nous trouvons en face d'une énorme menace contre la vie,
non seulement d'individus, mais de la civilisation tout entière »
.
Nous nous trouvons en face de ce qui peut être défini comme une « structure
de péché » contre la vie humaine non encore née.
60. Certains
tentent de justifier l'avortement en soutenant que le fruit de la conception, au
moins jusqu'à un certain nombre de jours, ne peut pas être encore considéré
comme une vie humaine personnelle. En réalité, « dès que l'ovule est fécondé, se
trouve inaugurée une vie qui n'est celle ni du père ni de la mère, mais d'un
nouvel être humain qui se développe pour lui-même. Il ne sera jamais rendu
humain s'il ne l'est pas dès lors. À cette évidence de toujours, ...la science
génétique moderne apporte de précieuses confirmations. Elle a montré que dès le
premier instant se trouve fixé le programme de ce que sera ce vivant: une
personne, cette personne individuelle avec ses notes caractéristiques déjà bien
déterminées. Dès la fécondation, est commencée l'aventure d'une vie humaine dont
chacune des grandes capacités demande du temps pour se mettre en place et se
trouver prête à agir »
.
Même si la présence d'une âme spirituelle ne peut être constatée par aucun moyen
expérimental, les conclusions de la science sur l'embryon humain fournissent
« une indication précieuse pour discerner rationnellement une présence
personnelle dès cette première apparition d'une vie humaine : comment un
individu humain ne serait-il pas une personne humaine ? »
.
D'ailleurs, l'enjeu est
si important que, du point de vue de l'obligation morale, la seule probabilité
de se trouver en face d'une personne suffirait à justifier la plus nette
interdiction de toute intervention conduisant à supprimer l'embryon humain.
Précisément pour ce motif, au-delà des débats scientifiques et même des
affirmations philosophiques à propos desquelles le Magistère ne s'est pas
expressément engagé, l'Église a toujours enseigné, et enseigne encore, qu'au
fruit de la génération humaine, depuis le premier moment de son existence, doit
être garanti le respect inconditionnel qui est moralement dû à l'être humain
dans sa totalité et dans son unité corporelle et spirituelle : « L'être
humain doit être respecté et traité comme une personne dès sa conception, et
donc dès ce moment on doit lui reconnaître les droits de la personne, parmi
lesquels en premier lieu le droit inviolable de tout être humain innocent à la
vie »
.
61. Les textes
de la Sainte Écriture, qui ne parlent jamais d'avortement volontaire et
donc ne comportent pas de condamnations directes et spécifiques à ce sujet,
manifestent une telle considération pour l'être humain dans le sein maternel,
que cela exige comme conséquence logique qu'à lui aussi s'étend le commandement
de Dieu : « Tu ne tueras pas ».
La vie humaine est
sacrée et inviolable dans tous les moments de son existence, même dans le moment
initial qui précède la naissance. Depuis le sein maternel, l'homme appartient à
Dieu qui scrute et connaît tout, qui l'a formé et façonné de ses mains, qui le
voit alors qu'il n'est encore que petit embryon informe et qui entrevoit en lui
l'adulte qu'il sera demain, dont les jours sont comptés et dont la vocation est
déjà consignée dans le « livre de vie » (cf. Ps 139 [138], 1. 13-16). Là
aussi, lorsqu'il est encore dans le sein maternel — comme de nombreux textes
bibliques
en témoignent —, l'homme est l'objet le plus personnel de la providence
amoureuse et paternelle de Dieu.
Des origines à nos jours
— comme le montre bien la Déclaration publiée sur ce sujet par la Congrégation
pour la Doctrine de la Foi
—, la Tradition chrétienne est claire et unanime pour qualifier
l'avortement de désordre moral particulièrement grave. Depuis le moment où elle
s'est affrontée au monde gréco-romain, dans lequel l'avortement et l'infanticide
étaient des pratiques courantes, la première communauté chrétienne s'est opposée
radicalement, par sa doctrine et dans sa conduite, aux mœurs répandues dans
cette société, comme le montre bien la Didachè, déjà citée
.
Parmi les écrivains ecclésiastiques du monde grec, Athénagore rappelle que les
chrétiens considèrent comme homicides les femmes qui ont recours à des moyens
abortifs, car même si les enfants sont encore dans le sein de leur mère, « Dieu
a soin d'eux »
.
Parmi les latins, Tertullien affirme : « C'est un homicide anticipé que
d'empêcher de naître et peu importe qu'on arrache l'âme déjà née ou qu'on la
détruise au moment où elle naît. C'est un homme déjà ce qui doit devenir un
homme »
.
À travers son histoire
déjà bimillénaire, cette même doctrine a été constamment enseignée par les Pères
de l'Église, par les Pasteurs et les Docteurs. Même les discussions de caractère
scientifique et philosophique à propos du moment précis de l'infusion de l'âme
spirituelle n'ont jamais comporté la moindre hésitation quant à la condamnation
morale de l'avortement.
62. Plus
récemment, le Magistère pontifical a repris cette doctrine commune avec
une grande vigueur. En particulier, Pie XI, dans l'encyclique Casti connubii,
a repoussé les prétendues justifications de l'avortement
;
Pie XII a exclu tout avortement direct, c'est-à-dire tout acte qui tend
directement à détruire la vie humaine non encore née, « que cette destruction
soit entendue comme une fin ou seulement comme un moyen en vue de la fin »
;
Jean XXIII a réaffirmé que la vie humaine est sacrée, puisque « dès son origine,
elle requiert l'action créatrice de Dieu »
.
Comme cela a déjà été rappelé, le deuxième Concile du Vatican a condamné
l'avortement avec une grande sévérité : « La vie doit donc être sauvegardée avec
un soin extrême dès la conception: l'avortement et l'infanticide sont des crimes
abominables »
.
Depuis les premiers
siècles, la discipline canonique de l'Église a frappé de sanctions
pénales ceux qui se souillaient par la faute de l'avortement, et cette pratique,
avec des peines plus ou moins graves, a été confirmée aux différentes époques de
l'histoire. Le Code de Droit canonique de 1917 prescrivait pour
l'avortement la peine de l'excommunication
.
La législation canonique rénovée se situe dans cette ligne quand elle déclare
que celui « qui procure un avortement, si l'effet s'ensuit, encourt
l'excommunication latæ sententiæ »
,
c'est-à-dire automatique. L'excommunication frappe tous ceux qui commettent ce
crime en connaissant la peine encourue, y compris donc aussi les complices sans
lesquels sa réalisation n'aurait pas été possible :
par la confirmation de cette sanction, l'Église désigne ce crime comme un des
plus graves et des plus dangereux, poussant ainsi ceux qui le commettent à
retrouver rapidement le chemin de la conversion. En effet, dans l'Église, la
peine de l'excommunication a pour but de rendre pleinement conscient de la
gravité d'un péché particulier et de favoriser donc une conversion et une
pénitence adéquates.
Devant une pareille
unanimité de la tradition doctrinale et disciplinaire de l'Église, Paul VI a pu
déclarer que cet enseignement n'a jamais changé et est immuable
.
C'est pourquoi, avec l'autorité conférée par le Christ à Pierre et à ses
successeurs, en communion avec les Évêques — qui ont condamné l'avortement à
différentes reprises et qui, en réponse à la consultation précédemment
mentionnée, même dispersés dans le monde, ont exprimé unanimement leur accord
avec cette doctrine —, je déclare que l'avortement direct, c'est-à-dire voulu
comme fin ou comme moyen, constitue toujours un désordre moral grave, en
tant que meurtre délibéré d'un être humain innocent. Cette doctrine est fondée
sur la loi naturelle et sur la Parole de Dieu écrite ; elle est transmise par la
Tradition de l'Église et enseignée par le Magistère ordinaire et universel
.
Aucune circonstance,
aucune finalité, aucune loi au monde ne pourra jamais rendre licite un acte qui
est intrinsèquement illicite, parce que contraire à la Loi de Dieu, écrite dans
le cœur de tout homme, discernable par la raison elle-même et proclamée par
l'Église.
63.
L'évaluation morale de l'avortement est aussi à appliquer aux formes récentes d'intervention
sur les embryons humains qui, bien que poursuivant des buts en soi
légitimes, en comportent inévitablement le meurtre. C'est le cas de
l'expérimentation sur les embryons, qui se répand de plus en plus dans le
domaine de la recherche biomédicale, et qui est légalement admise dans certains
États. Si « on doit considérer comme licites les interventions sur l'embryon
humain, à condition qu'elles respectent la vie et l'intégrité de l'embryon et
qu'elles ne comportent pas pour lui de risques disproportionnés, mais qu'elles
visent à sa guérison, à l'amélioration des conditions de santé, ou à sa survie
individuelle »,
on doit au contraire affirmer que l'utilisation des embryons ou des fœtus
humains comme objets d'expérimentation constitue un crime contre leur dignité
d'êtres humains, qui ont droit à un respect égal à celui dû à l'enfant déjà né
et à toute personne
.
La même condamnation
morale concerne aussi le procédé qui exploite les embryons et les fœtus humains
encore vivants — parfois « produits » précisément à cette fin par fécondation in
vitro —, soit comme « matériel biologique » à utiliser, soit comme donneurs
d'organes ou de tissus à transplanter pour le traitement de certaines
maladies. En réalité, tuer des créatures humaines innocentes, même si c'est à
l'avantage d'autres, constitue un acte absolument inacceptable.
On doit accorder une
attention particulière à l'évaluation morale des techniques de diagnostic
prénatal, qui permettent de mettre en évidence de manière précoce
d'éventuelles anomalies de l'enfant à naître. En effet, à cause de la complexité
de ces techniques, cette évaluation doit être faite avec beaucoup de soin et une
grande rigueur. Ces techniques sont moralement licites lorsqu'elles ne
comportent pas de risques disproportionnés pour l'enfant et pour la mère, et
qu'elles sont ordonnées à rendre possible une thérapie précoce ou encore à
favoriser une acceptation sereine et consciente de l'enfant à naître. Cependant,
du fait que les possibilités de soins avant la naissance sont aujourd'hui encore
réduites, il arrive fréquemment que ces techniques soient mises au service d'une
mentalité eugénique, qui accepte l'avortement sélectif pour empêcher la
naissance d'enfants affectés de différents types d'anomalies. Une pareille
mentalité est ignominieuse et toujours répréhensible, parce qu'elle prétend
mesurer la valeur d'une vie humaine seulement selon des paramètres de
« normalité » et de bien-être physique, ouvrant ainsi la voie à la légitimation
de l'infanticide et de l'euthanasie.
En réalité, cependant,
le courage et la sérénité avec lesquels un grand nombre de nos frères, affectés
de graves infirmités, mènent leur existence quand ils sont acceptés et aimés par
nous, constituent un témoignage particulièrement puissant des valeurs
authentiques qui caractérisent la vie et qui la rendent précieuse pour soi et
pour les autres, même dans des conditions difficiles. L'Église est proche des
époux qui, avec une grande angoisse et une grande souffrance, acceptent
d'accueillir les enfants gravement handicapés; elle est aussi reconnaissante à
toutes les familles qui, par l'adoption, accueillent les enfants qui ont été
abandonnés par leurs parents, en raison d'infirmités ou de maladies.
64. Au terme
de l'existence, l'homme se trouve placé en face du mystère de la mort. En raison
des progrès de la médecine et dans un contexte culturel souvent fermé à la
transcendance, l'expérience de la mort présente actuellement certains aspects
nouveaux. En effet, lorsque prévaut la tendance à n'apprécier la vie que dans la
mesure où elle apporte du plaisir et du bien-être, la souffrance apparaît comme
un échec insupportable dont il faut se libérer à tout prix. La mort, tenue pour
« absurde » si elle interrompt soudainement une vie encore ouverte à un avenir
riche d'expériences intéressantes à faire, devient au contraire une
« libé-ration revendiquée » quand l'existence est considérée comme dépourvue de
sens dès lors qu'elle est plongée dans la douleur et inexorablement vouée à des
souffrances de plus en plus aiguës.
En outre, en refusant ou
en oubliant son rapport fondamental avec Dieu, l'homme pense être pour lui-même
critère et norme, et il estime aussi avoir le droit de demander à la société de
lui garantir la possibilité et les moyens de décider de sa vie dans une pleine
et totale autonomie. C'est en particulier l'homme des pays développés qui se
comporte ainsi ; il se sent porté à cette attitude par les progrès constants de
la médecine et de ses techniques toujours plus avancées. Par des procédés et des
machines extrêmement sophistiqués, la science et la pratique médicales sont
maintenant en mesure non seulement de résoudre des cas auparavant insolubles et
d'alléger ou d'éliminer la douleur, mais encore de maintenir et de prolonger la
vie jusque dans des cas d'extrême faiblesse, de réanimer artificiellement des
personnes dont les fonctions biologiques élémentaires ont été atteintes par
suite de traumatismes soudains et d'intervenir pour rendre disponibles des
organes en vue de leur transplantation.
Dans ce contexte, la
tentation de l'euthanasie se fait toujours plus forte, c'est-à-dire la
tentation de se rendre maître de la mort en la provoquant par anticipation
et en mettant fin ainsi « en douceur » à sa propre vie ou à la vie d'autrui.
Cette attitude, qui pourrait paraître logique et humaine, se révèle en réalité
absurde et inhumaine, si on la considère dans toute sa profondeur. Nous
sommes là devant l'un des symptômes les plus alarmants de la « culture de
mort », laquelle progresse surtout dans les sociétés du bien-être, caractérisées
par une mentalité utilitariste qui fait apparaître très lourd et insupportable
le nombre croissant des personnes âgées et diminuées. Celles-ci sont très
souvent séparées de leur famille et de la société, qui s'organisent presque
exclusivement en fonction de critères d'efficacité productive, selon lesquels
une incapacité irréversible prive une vie de toute valeur.
65. Pour porter
un jugement moral correct sur l'euthanasie, il faut avant tout la définir
clairement. Par euthanasie au sens strict, on doit entendre une action ou
une omission qui, de soi et dans l'intention, donne la mort afin de supprimer
ainsi toute douleur. « L'euthanasie se situe donc au niveau des intentions et à
celui des procédés employés »
.
Il faut distinguer de
l'euthanasie la décision de renoncer à ce qu'on appelle l’« acharnement
thérapeutique », c'est-à-dire à certaines interventions médicales qui ne
conviennent plus à la situation réelle du malade, parce qu'elles sont désormais
disproportionnées par rapport aux résultats que l'on pourrait espérer ou encore
parce qu'elles sont trop lourdes pour lui et pour sa famille. Dans ces
situations, lorsque la mort s'annonce imminente et inévitable, on peut en
conscience « renoncer à des traitements qui ne procureraient qu'un sursis
précaire et pénible de la vie, sans interrompre pourtant les soins normaux dus
au malade en pareil cas »
.
Il est certain que l'obligation morale de se soigner et de se faire soigner
existe, mais cette obligation doit être confrontée aux situations concrètes ;
c'est-à-dire qu'il faut déterminer si les moyens thérapeutiques dont on dispose
sont objectivement en proportion avec les perspectives d'amélioration. Le
renoncement à des moyens extraordinaires ou disproportionnés n'est pas
équivalent au suicide ou à l'euthanasie ; il traduit plutôt l'acceptation de la
condition humaine devant la mort
.
Dans la médecine
moderne, ce qu'on appelle les « soins palliatifs » prend une particulière
importance ; ces soins sont destinés à rendre la souffrance plus supportable
dans la phase finale de la maladie et à rendre possible en même temps pour le
patient un accompagnement humain approprié. Dans ce cadre se situe, entre
autres, le problème de la licéité du recours aux divers types d'analgésiques et
de sédatifs pour soulager la douleur du malade, lorsque leur usage comporte le
risque d'abréger sa vie. De fait, si l'on peut juger digne d'éloge la personne
qui accepte volontairement de souffrir en renonçant à des interventions
anti-douleur pour garder toute sa lucidité et, si elle est croyante, pour
participer de manière consciente à la Passion du Seigneur, un tel comportement
« héroïque » ne peut être considéré comme un devoir pour tous. Pie XII avait
déjà déclaré qu'il est licite de supprimer la douleur au moyen de narcotiques,
même avec pour effet d'amoindrir la conscience et d'abréger la vie, « s'il
n'existe pas d'autres moyens, et si, dans les circonstances données, cela
n'empêche pas l'accomplissement d'autres devoirs religieux et moraux »
.
Dans ce cas, en effet, la mort n'est pas voulue ou recherchée, bien que pour des
motifs raisonnables on en courre le risque: on veut simplement atténuer la
douleur de manière efficace en recourant aux analgésiques dont la médecine
permet de disposer. Toutefois, « il ne faut pas, sans raisons graves, priver le
mourant de la conscience de soi » :
à l'approche de la mort, les hommes doivent être en mesure de pouvoir satisfaire
à leurs obligations morales et familiales, et ils doivent surtout pouvoir se
préparer en pleine conscience à leur rencontre définitive avec Dieu.
Ces distinctions étant
faites, en conformité avec le Magistère de mes Prédécesseurs
et en communion avec les Évêques de l'Église catholique, je confirme que
l'euthanasie est une grave violation de la Loi de Dieu, en tant que meurtre
délibéré moralement inacceptable d'une personne humaine. Cette doctrine est
fondée sur la loi naturelle et sur la Parole de Dieu écrite ; elle est transmise
par la Tradition de l'Église et enseignée par le Magistère ordinaire et
universel
.
Une telle pratique
comporte, suivant les circonstances, la malice propre au suicide ou à
l'homicide.
66. Or, le
suicide est toujours moralement inacceptable, au même titre que l'homicide. La
tradition de l'Église l'a toujours refusé, le considérant comme un choix
gravement mauvais
.
Bien que certains conditionnements psychologiques, culturels et sociaux puissent
porter à accomplir un geste qui contredit aussi radicalement l'inclination innée
de chacun à la vie, atténuant ou supprimant la responsabilité personnelle, le
suicide, du point de vue objectif, est un acte gravement immoral, parce
qu'il comporte le refus de l'amour envers soi-même et le renoncement aux devoirs
de justice et de charité envers le prochain, envers les différentes communautés
dont on fait partie et envers la société dans son ensemble
.
En son principe le plus profond, il constitue un refus de la souveraineté
absolue de Dieu sur la vie et sur la mort, telle que la proclamait la prière de
l'antique sage d'Israël : « C'est toi qui as pouvoir sur la vie et sur la mort,
qui fais descendre aux portes de l'Hadès et en fais remonter » (Sg 16,
13 ; cf. Tb 13, 2).
Partager l'intention
suicidaire d'une autre personne et l'aider à la réaliser, par ce qu'on appelle
le « suicide assisté », signifie que l'on se fait collaborateur, et parfois
soi-même acteur, d'une injustice qui ne peut jamais être justifiée, même si cela
répond à une demande. « Il n'est jamais licite — écrit saint Augustin avec une
surprenante actualité — de tuer un autre, même s'il le voulait, et plus encore
s'il le demandait parce que, suspendu entre la vie et la mort, il supplie d'être
aidé à libérer son âme qui lutte contre les liens du corps et désire s'en
détacher; même si le malade n'était plus en état de vivre cela n'est pas
licite »
.
Alors même que le motif n'est pas le refus égoïste de porter la charge de
l'existence de celui qui souffre, on doit dire de l'euthanasie qu'elle est une
fausse pitié, et plus encore une inquiétante « perversion » de la pitié :
en effet, la vraie « compassion » rend solidaire de la souffrance d'autrui, mais
elle ne supprime pas celui dont on ne peut supporter la souffrance. Le geste de
l'euthanasie paraît d'autant plus une perversion qu'il est accompli par ceux qui
— comme la famille — devraient assister leur proche avec patience et avec amour,
ou par ceux qui, en raison de leur profession, comme les médecins, devraient
précisément soigner le malade même dans les conditions de fin de vie les plus
pénibles.
Le choix de l'euthanasie
devient plus grave lorsqu'il se définit comme un homicide que des tiers
pratiquent sur une personne qui ne l'a aucunement demandé et qui n'y a jamais
donné aucun consentement. On atteint ensuite le sommet de l'arbitraire et de
l'injustice lorsque certaines personnes, médecins ou législateurs, s'arrogent le
pouvoir de décider qui doit vivre et qui doit mourir. Cela reproduit la
tentation de l'Éden : devenir comme Dieu, « connaître le bien et le mal » (cf.
Gn 3, 5). Mais Dieu seul a le pouvoir de faire mourir et de faire vivre :
« C'est moi qui fais mourir et qui fais vivre » (Dt 32, 39 ; cf. 2 R
5, 7 ; 1 S 2, 6). Il fait toujours usage de ce pouvoir selon un
dessein de sagesse et d'amour, et seulement ainsi. Quand l'homme usurpe ce
pouvoir, dominé par une logique insensée et égoïste, l'usage qu'il en fait le
conduit inévitablement à l'injustice et à la mort. La vie du plus faible est
alors mise entre les mains du plus fort ; dans la société, on perd le sens de la
justice et l'on mine à sa racine la confiance mutuelle, fondement de tout
rapport vrai entre les personnes.
67. Tout autre
est au contraire la voie de l'amour et de la vraie pitié, que notre
commune humanité requiert et que la foi au Christ Rédempteur, mort et
ressuscité, éclaire de nouvelles motivations. La demande qui monte du cœur de
l'homme dans sa suprême confrontation avec la souffrance et la mort,
spécialement quand il est tenté de se renfermer dans le désespoir et presque de
s'y anéantir, est surtout une demande d'accompagnement, de solidarité et de
soutien dans l'épreuve. C'est un appel à l'aide pour continuer d'espérer,
lorsque tous les espoirs humains disparaissent. Ainsi que nous l'a rappelé le
Concile Vatican II, « c'est en face de la mort que l'énigme de la condition
humaine atteint son sommet » pour l'homme ; et pourtant « c'est par une
inspiration juste de son cœur qu'il rejette et refuse cette ruine totale et ce
définitif échec de sa personne. Le germe d'éternité qu'il porte en lui,
irréductible à la seule matière, s'insurge contre la mort »
.
Cette répulsion
naturelle devant la mort est éclairée et ce germe d'espérance en l'immortalité
est accompli par la foi chrétienne, qui promet et permet de participer à la
victoire du Christ ressuscité, la victoire de Celui qui, par sa mort
rédemptrice, a libéré l'homme de la mort, rétribution du péché (cf. Rm 6,
23), et lui a donné l'Esprit, gage de résurrection et de vie (cf. Rm 8,
11). La certitude de l'immortalité future et l'espérance de la résurrection
promise projettent une lumière nouvelle sur le mystère de la souffrance et
de la mort ; elles mettent au cœur du croyant une force extraordinaire pour s'en
remettre au dessein de Dieu.
L'Apôtre Paul a traduit
cette conception nouvelle sous la forme de l'appartenance radicale au Seigneur,
qui concerne l'homme dans toutes les situations : « Nul d'entre nous ne vit pour
soi-même, comme nul ne meurt pour soi-même; si nous vivons, nous vivons pour le
Seigneur, et si nous mourons, nous mourons pour le Seigneur. Donc, dans la vie
comme dans la mort, nous appartenons au Seigneur » (Rm 14, 7-8).
Mourir pour le Seigneur signifie vivre sa mort comme un acte suprême
d'obéissance au Père (cf. Ph 2, 8), en acceptant de l'accueillir à
l’« heure » voulue et choisie par lui (cf. Jn 13, 1), qui seul peut dire
quand est achevé notre chemin terrestre. Vivre pour le Seigneur signifie
aussi reconnaître que la souffrance, demeurant en elle-même un mal et une
épreuve, peut toujours devenir une source de bien. Elle le devient si elle est
vécue par amour et avec amour, comme participation à la souffrance même du
Christ crucifié, par don gratuit de Dieu et par choix personnel libre. Ainsi,
celui qui vit sa souffrance dans le Seigneur lui est plus pleinement conformé
(cf. Ph 3, 10 ; 1 P 2, 21) et est intimement associé à son œuvre
rédemptrice pour l'Église et pour l'humanité
.
C'est là l'expérience de l'Apôtre que toute personne qui souffre est appelée à
revivre : « Je trouve ma joie dans les souffrances que j'endure pour vous, et je
complète en ma chair ce qui manque aux épreuves du Christ pour son Corps, qui
est l'Église » (Col 1, 24).
68. L'un des
aspects caractéristiques des attentats actuels contre la vie humaine — ainsi
qu'on l'a déjà dit à plusieurs reprises — est la tendance à exiger leur
légitimation juridique, comme si c'étaient des droits que l'État, au moins à
certaines conditions, devait reconnaître aux citoyens ; et, par conséquent,
c'est aussi la tendance à prétendre user de ces droits avec l'assistance sûre et
gratuite des médecins et du personnel de santé.
Bien souvent, on
considère que la vie de celui qui n'est pas encore né ou de celui qui est
gravement handicapé n'est qu'un bien relatif : selon une logique des
proportionnalités ou de pure arithmétique, elle devrait être comparée avec
d'autres biens et évaluée en conséquence. Et l'on estime aussi que seul celui
qui est placé dans une situation concrète et s'y trouve personnellement impliqué
peut effectuer une juste pondération des biens en jeu; il en résulte que lui
seul pourrait décider de la moralité de son choix. Dans l'intérêt de la
convivialité civile et de l'harmonie sociale, l'État devrait donc respecter ce
choix, au point d'admettre l'avortement et l'euthanasie.
Dans d'autres
circonstances, on considère que la loi civile ne peut exiger que tous les
citoyens vivent selon un degré de moralité plus élevé que celui qu'eux-mêmes
admettent et observent. Dans ces conditions, la loi devrait toujours refléter
l'opinion et la volonté de la majorité des citoyens et, au moins dans certains
cas extrêmes, leur reconnaître même le droit à l'avortement et à l'euthanasie.
Du reste, l'interdiction et la punition de l'avortement et de l'euthanasie dans
ces cas conduirait inévitablement — dit-on — à un plus grand nombre de pratiques
illégales, lesquelles, d'autre part, ne seraient pas soumises au contrôle social
indispensable et seraient effectuées sans la sécurité nécessaire de l'assistance
médicale. On se demande, en outre, si défendre une loi concrètement non
applicable ne revient pas, en fin de compte, à miner l'autorité de toute autre
loi.
Enfin, les opinions les
plus radicales en viennent à soutenir que, dans une société moderne et
pluraliste, on devrait reconnaître à toute personne la faculté pleinement
autonome de disposer de sa vie et de la vie de l'être non encore né; en effet,
le choix entre les différentes opinions morales n'appartiendrait pas à la loi et
celle-ci pourrait encore moins prétendre imposer l'un de ces choix au détriment
des autres.
69. En tout
cas, dans la culture démocratique de notre temps, l'opinion s'est largement
répandue que l'ordre juridique d'une société devrait se limiter à enregistrer et
à recevoir les convictions de la majorité et que, par conséquent, il ne devrait
reposer que sur ce que la majorité elle-même reconnaît et vit comme étant moral.
Si alors on estimait que même une vérité commune et objective est de fait
inaccessible, le respect de la liberté des citoyens — ceux-ci étant considérés
comme les véritables souverains dans un régime démocratique — exigerait que, au
niveau de la législation, on reconnaisse l'autonomie de la conscience des
individus et que donc, en établissant les normes de toute manière nécessaires à
la convivialité dans la société, on se conforme exclusivement à la volonté de la
majorité, quelle qu'elle soit. De ce fait, tout homme politique devrait séparer
nettement dans son action le domaine de la conscience privée de celui de
l'action politique.
On observe donc deux
tendances, en apparence diamétralement opposées. D'une part, les individus
revendiquent pour eux-mêmes la plus entière autonomie morale de choix et
demandent que l'État n'adopte et n'impose aucune conception de nature éthique,
mais qu'il s'en tienne à garantir à la liberté de chacun le champ le plus étendu
possible, avec pour seule limitation externe de ne pas empiéter sur le champ de
l'autonomie à laquelle tout autre citoyen a droit également. D'autre part, on
considère que, dans l'exercice des fonctions publiques et professionnelles, le
respect de la liberté de choix d'autrui impose à chacun de faire abstraction de
ses propres convictions pour se mettre au service de toute requête des citoyens,
reconnue et protégée par les lois, en admettant pour seul critère moral dans
l'exercice de ses fonctions ce qui est déterminé par ces mêmes lois. Dans ces
conditions, la responsabilité de la personne se trouve déléguée à la loi civile,
cela supposant l'abdication de sa conscience morale au moins dans le domaine de
l'action publique.
70. La racine
commune de toutes ces tendances est le relativisme éthique qui
caractérise une grande part de la culture contemporaine. Beaucoup considèrent
que ce relativisme est une condition de la démocratie, parce que seul il
garantirait la tolérance, le respect mutuel des personnes et l'adhésion aux
décisions de la majorité, tandis que les normes morales, tenues pour objectives
et sources d'obligation, conduiraient à l'autoritarisme et à l'intolérance.
Mais la problématique du
respect de la vie fait précisément apparaître les équivoques et les
contradictions, accompagnées de terribles conséquences concrètes, qui se cachent
derrière cette conception.
Il est vrai que dans
l'histoire on enregistre des cas où des crimes ont été commis au nom de la
« vérité ». Mais, au nom du « relativisme éthique », on a également commis et
l'on commet des crimes non moins graves et des dénis non moins radicaux de la
liberté. Lorsqu'une majorité parlementaire ou sociale décrète la légitimité de
la suppression de la vie humaine non encore née, même à certaines conditions, ne
prend-elle pas une décision « tyrannique » envers l'être humain le plus faible
et sans défense ? La conscience universelle réagit à juste titre devant des
crimes contre l'humanité dont notre siècle a fait la triste expérience. Ces
crimes cesseraient-ils d'être des crimes si, au lieu d'être commis par des
tyrans sans scrupule, ils étaient légitimés par l'assentiment populaire ?
En réalité, la
démocratie ne peut être élevée au rang d'un mythe, au point de devenir un
substitut de la moralité ou d'être la panacée de l'immoralité. Fondamentalement,
elle est un « système » et, comme tel, un instrument et non pas une fin. Son
caractère « moral » n'est pas automatique, mais dépend de la conformité à la loi
morale, à laquelle la démocratie doit être soumise comme tout comportement
humain: il dépend donc de la moralité des fins poursuivies et des moyens
utilisés. Si l'on observe aujourd'hui un consensus presque universel sur la
valeur de la démocratie, il faut considérer cela comme un « signe des temps »
positif, ainsi que le Magistère de l'Église l'a plusieurs fois souligné
.
Mais la valeur de la démocratie se maintient ou disparaît en fonction des
valeurs qu'elle incarne et promeut: sont certainement fondamentaux et
indispensables la dignité de toute personne humaine, le respect de ses droits
intangibles et inaliénables, ainsi que la reconnaissance du « bien commun »
comme fin et comme critère régulateur de la vie politique.
Le fondement de ces
valeurs ne peut se trouver dans des « majorités » d'opinion provisoires et
fluctuantes, mais seulement dans la reconnaissance d'une loi morale objective
qui, en tant que « loi naturelle » inscrite dans le cœur de l'homme, est une
référence normative pour la loi civile elle-même. Lorsque, à cause d'un tragique
obscurcissement de la conscience collective, le scepticisme en viendrait à
mettre en doute jusqu'aux principes fondamentaux de la loi morale, c'est le
système démocratique qui serait ébranlé dans ses fondements, réduit à un simple
mécanisme de régulation empirique d'intérêts divers et opposés
.
Certains pourraient
penser que, faute de mieux, son rôle aussi devrait être apprécié en fonction de
son utilité pour la paix sociale. Tout en reconnaissant quelque vérité dans
cette opinion, il est difficile de ne pas voir que, sans un ancrage moral
objectif, la démocratie elle-même ne peut pas assurer une paix stable, d'autant
plus qu'une paix non fondée sur les valeurs de la dignité de tout homme et de la
solidarité entre tous les hommes reste souvent illusoire. Même dans les régimes
de participation, en effet, la régulation des intérêts se produit fréquemment au
bénéfice des plus forts, car ils sont les plus capables d'agir non seulement sur
les leviers du pouvoir mais encore sur la formation du consensus. Dans une telle
situation, la démocratie devient aisément un mot creux.
71. Pour
l'avenir de la société et pour le développement d'une saine démocratie, il est
donc urgent de redécouvrir l'existence de valeurs humaines et morales
essentielles et originelles, qui découlent de la vérité même de l'être humain et
qui expriment et protègent la dignité de la personne : ce sont donc des valeurs
qu'aucune personne, aucune majorité ni aucun État ne pourront jamais créer,
modifier ou abolir, mais que l'on est tenu de reconnaître, respecter et
promouvoir.
Dans ce contexte, il
faut reprendre les éléments fondamentaux de la conception des rapports entre
la loi civile et la loi morale, tels qu'ils sont proposés par l'Église, mais
qui font aussi partie du patrimoine des grandes traditions juridiques de
l'humanité.
Le rôle de la loi
civile est certainement différent de celui de la loi morale et de portée
plus limitée. C'est pourquoi « en aucun domaine de la vie, la loi civile ne peut
se substituer à la conscience, ni dicter des normes sur ce qui échappe à sa
compétence »
qui consiste à assurer le bien commun des personnes, par la reconnaissance et la
défense de leurs droits fondamentaux, la promotion de la paix et de la moralité
publique
.
En effet, le rôle de la loi civile consiste à garantir une convivialité en
société bien ordonnée, dans la vraie justice, afin que tous « nous puissions
mener une vie calme et paisible en toute piété et dignité » (1 Tm 2, 2).
C'est précisément pourquoi la loi civile doit assurer à tous les membres de la
société le respect de certains droits fondamentaux, qui appartiennent
originellement à la personne et que n'importe quelle loi positive doit
reconnaître et garantir. Premier et fondamental entre tous, le droit inviolable
à la vie de tout être humain innocent. Si les pouvoirs publics peuvent parfois
renoncer à réprimer ce qui provoquerait, par son interdiction, un dommage plus
grave,
ils ne peuvent cependant jamais accepter de légitimer, au titre de droit des
individus — même si ceux-ci étaient la majorité des membres de la société —,
l'atteinte portée à d'autres personnes par la méconnaissance d'un droit aussi
fondamental que celui à la vie. La tolérance légale de l'avortement et de
l'euthanasie ne peut en aucun cas s'appuyer sur le respect de la conscience
d'autrui, précisément parce que la société a le droit et le devoir de se
protéger contre les abus qui peuvent intervenir au nom de la conscience et sous
le prétexte de la liberté
.
Dans l'encyclique
Pacem in terris, Jean XXIII avait rappelé à ce sujet : « Pour la pensée
contemporaine, le bien commun réside surtout dans la sauvegarde des droits et
des devoirs de la personne humaine; dès lors, le rôle des gouvernants consiste
surtout à garantir la reconnaissance et le respect des droits, leur conciliation
mutuelle et leur expansion, et en conséquence à faciliter à chaque citoyen
l'accomplissement de ses devoirs. Car “la mission essentielle de toute autorité
politique est de protéger les droits inviolables de l'être humain et de faire en
sorte que chacun s'acquitte plus aisément de sa fonction particulière”. C'est
pourquoi, si les pouvoirs publics viennent à méconnaître ou à violer les droits
de l'homme, non seulement ils manquent au devoir de leur charge, mais leurs
dispositions sont dépourvues de toute valeur juridique »
.
72. La
doctrine sur la nécessaire conformité de la loi civile avec la loi morale
est aussi en continuité avec toute la tradition de l'Église, comme cela ressort,
une fois encore, de l'encyclique déjà citée de Jean XXIII : « L'autorité, exigée
par l'ordre moral, émane de Dieu. Si donc il arrive aux dirigeants d'édicter des
lois ou de prendre des mesures contraires à cet ordre moral et par conséquent, à
la volonté divine, ces dispositions ne peuvent obliger les consciences... Bien
plus, en pareil cas, l'autorité cesse d'être elle-même et dégénère en
oppression ».
C'est là l'enseignement lumineux de saint Thomas d'Aquin qui écrit notamment :
« La loi humaine a raison de loi en tant qu'elle est conforme à la raison
droite; à ce titre, il est manifeste qu'elle découle de la loi éternelle. Mais,
dans la mesure où elle s'écarte de la raison, elle est déclarée loi inique et,
dès lors, n'a plus raison de loi, elle est plutôt une violence »
.
Et encore : « Toute loi portée par les hommes n'a raison de loi que dans la
mesure où elle découle de la loi naturelle. Si elle dévie en quelque point de la
loi naturelle, ce n'est alors plus une loi mais une corruption de la loi »
.
À présent, la première
et la plus immédiate des applications de cette doctrine concerne la loi humaine
qui méconnaît le droit fondamental et originel à la vie, droit propre à tout
homme. Ainsi les lois qui, dans le cas de l'avortement et de l'euthanasie,
légitiment la suppression directe d'êtres humains innocents sont en
contradiction totale et insurmontable avec le droit inviolable à la vie propre à
tous les hommes, et elles nient par conséquent l'égalité de tous devant la loi.
On pourrait objecter que tel n'est pas le cas de l'euthanasie lorsqu'elle est
demandée en pleine conscience par le sujet concerné. Mais un État qui
légitimerait cette demande et qui en autoriserait l'exécution en arriverait à
légaliser un cas de suicide-homicide, à l'encontre des principes fondamentaux de
l'indisponibilité de la vie et de la protection de toute vie innocente. De cette
manière, on favorise l'amoindrissement du respect de la vie et l'on ouvre la
voie à des comportements qui abolissent la confiance dans les rapports sociaux.
Les lois qui autorisent
et favorisent l'avortement et l'euthanasie s'opposent, non seulement au bien de
l'individu, mais au bien commun et, par conséquent, elles sont entièrement
dépourvues d'une authentique validité juridique. En effet, la méconnaissance du
droit à la vie, précisément parce qu'elle conduit à supprimer la personne que la
société a pour raison d'être de servir, est ce qui s'oppose le plus directement
et de manière irréparable à la possibilité de réaliser le bien commun. Il
s'ensuit que, lorsqu'une loi civile légitime l'avortement ou l'euthanasie, du
fait même, elle cesse d'être une vraie loi civile, qui oblige moralement.
73.
L'avortement et l'euthanasie sont donc des crimes qu'aucune loi humaine ne peut
prétendre légitimer. Des lois de cette nature, non seulement ne créent aucune
obligation pour la conscience, mais elles entraînent une obligation grave et
précise de s'y opposer par l'objection de conscience. Dès les origines de
l'Église, la prédication apostolique a enseigné aux chrétiens le devoir d'obéir
aux pouvoirs publics légitimement constitués (cf. Rm 13, 1-7 ; 1 P
2, 13-14), mais elle a donné en même temps le ferme avertissement qu’« il faut
obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes » (Ac 5, 29). Dans l'Ancien Testament
déjà, précisément au sujet des menaces contre la vie, nous trouvons un exemple
significatif de résistance à un ordre injuste de l'autorité. Les sages-femmes
des Hébreux s'opposèrent au pharaon, qui avait ordonné de faire mourir tout
nouveau-né de sexe masculin : « Elles ne firent pas ce que leur avait dit le roi
d'Égypte et laissèrent vivre les garçons » (Ex 1, 17). Mais il faut bien
voir le motif profond de leur comportement : « Les sages-femmes craignirent
Dieu » (ibid.). Il n'y a que l'obéissance à Dieu — auquel seul est
due la crainte qui constitue la reconnaissance de son absolue souveraineté —
pour faire naître la force et le courage de résister aux lois injustes des
hommes. Ce sont la force et le courage de ceux qui sont prêts même à aller en
prison ou à être tués par l'épée, dans la certitude que cela « fonde l'endurance
et la confiance des saints » (Ap 13, 10).
Dans le cas d'une loi
intrinsèquement injuste, comme celle qui admet l'avortement ou l'euthanasie, il
n'est donc jamais licite de s'y conformer, « ni ... participer à une campagne
d'opinion en faveur d'une telle loi, ni ... donner à celle-ci son suffrage »
.
Un problème de
conscience particulier pourrait se poser dans les cas où un vote parlementaire
se révélerait déterminant pour favoriser une loi plus restrictive, c'est-à-dire
destinée à restreindre le nombre des avortements autorisés, pour remplacer une
loi plus permissive déjà en vigueur ou mise aux voix. De tels cas ne sont pas
rares. En effet, on observe le fait que, tandis que dans certaines régions du
monde les campagnes se poursuivent pour introduire des lois favorables à
l'avortement, soutenues bien souvent par de puissantes organisations
internationales, dans d'autres pays au contraire — notamment dans ceux qui ont
déjà fait l'expérience amère de telles législations permissives — se manifestent
les signes d'une nouvelle réflexion. Dans le cas ici supposé, il est évident
que, lorsqu'il ne serait pas possible d'éviter ou d'abroger complètement une loi
permettant l'avortement, un parlementaire, dont l'opposition personnelle absolue
à l'avortement serait manifeste et connue de tous, pourrait licitement apporter
son soutien à des propositions destinées à limiter les préjudices d'une
telle loi et à en diminuer ainsi les effets négatifs sur le plan de la culture
et de la moralité publique. Agissant ainsi, en effet, on n'apporte pas une
collaboration illicite à une loi inique; on accomplit plutôt une tentative
légitime, qui est un devoir, d'en limiter les aspects injustes.
74.
L'introduction de législations injustes place souvent les hommes moralement
droits en face de difficiles problèmes de conscience en ce qui concerne les
collaborations, en raison du devoir d'affirmer leur droit à n'être pas
contraints de participer à des actions moralement mauvaises. Les choix qui
s'imposent sont parfois douloureux et peuvent demander de sacrifier des
positions professionnelles confirmées ou de renoncer à des perspectives
légitimes d'avancement de carrière. En d'autres cas, il peut se produire que
l'accomplissement de certains actes en soi indifférents, ou même positifs,
prévus dans les dispositions de législations globalement injustes, permette la
sauvegarde de vies humaines menacées. D'autre part, on peut cependant craindre à
juste titre que se montrer prêt à accomplir de tels actes, non seulement
entraîne un scandale et favorise l'affaiblissement de l'opposition nécessaire
aux attentats contre la vie, mais amène insensiblement à s'accommoder toujours
plus d'une logique permissive.
Pour éclairer ce
problème moral difficile, il faut rappeler les principes généraux sur la
coopération à des actions mauvaises. Les chrétiens, de même que tous les
hommes de bonne volonté, sont appelés, en vertu d'un grave devoir de conscience,
à ne pas apporter leur collaboration formelle aux pratiques qui, bien qu'admises
par la législation civile, sont en opposition avec la Loi de Dieu. En effet, du
point de vue moral, il n'est jamais licite de coopérer formellement au mal.
Cette coopération a lieu lorsque l'action accomplie, ou bien de par sa nature,
ou bien de par la qualification qu'elle prend dans un contexte concret, se
caractérise comme une participation directe à un acte contre la vie humaine
innocente ou comme l'assentiment donné à l'intention immorale de l'agent
principal. Cette coopération ne peut jamais être justifiée en invoquant le
respect de la liberté d'autrui, ni en prenant appui sur le fait que la loi
civile la prévoit et la requiert : pour les actes que chacun accomplit
personnellement, il existe, en effet, une responsabilité morale à laquelle
personne ne peut jamais se soustraire et sur laquelle chacun sera jugé par Dieu
lui-même (cf. Rm 2, 6; 14, 12).
Refuser de participer à
la perpétration d'une injustice est non seulement un devoir moral, mais aussi un
droit humain élémentaire. S'il n'en était pas ainsi, la personne humaine serait
contrainte à accomplir une action intrinsèquement incompatible avec sa dignité,
et ainsi sa liberté même, dont le sens et la fin authentiques résident dans
l'orientation vers la vérité et le bien, en serait radicalement compromise. Il
s'agit donc d'un droit essentiel qui, en tant que tel, devrait être prévu et
protégé par la loi civile elle-même. Dans ce sens, la possibilité de se refuser
à participer à la phase consultative, préparatoire et d'exécution de tels actes
contre la vie devrait être assurée aux médecins, au personnel paramédical et aux
responsables des institutions hospitalières, des cliniques et des centres de
santé. Ceux qui recourent à l'objection de conscience doivent être exempts non
seulement de sanctions pénales, mais encore de quelque dommage que ce soit sur
le plan légal, disciplinaire, économique ou professionnel.
75. Les
commandements de Dieu nous enseignent la route de la vie. Les préceptes
moraux négatifs, c'est-à-dire ceux qui déclarent moralement inacceptable le
choix d'une action déterminée, ont une valeur absolue dans l'exercice de la
liberté humaine : ils valent toujours et en toute circonstance, sans exception.
Ils montrent que le choix de certains comportements est radicalement
incompatible avec l'amour envers Dieu et avec la dignité de la personne, créée à
son image: c'est pourquoi un tel choix ne peut pas être compensé par le
caractère bon d'aucune intention ni d'aucune conséquence, il est en opposition
irrémédiable avec la communion entre les personnes, il contredit la décision
fondamentale d'orienter sa vie vers Dieu
.
Dans ce sens, les
préceptes moraux négatifs ont déjà une très importante fonction positive : le
« non » qu'ils exigent inconditionnellement exprime la limite infranchissable
en-deçà de laquelle l'homme libre ne peut descendre et, en même temps, il montre
le minimum qu'il doit respecter et à partir duquel il doit prononcer
d'innombrables « oui », en sorte que la perspective du bien devienne peu
à peu son unique horizon (cf. Mt, 5, 48). Les commandements, en
particulier les préceptes moraux négatifs, sont le point de départ et la
première étape indispensables du chemin qui conduit à la liberté : « La première
liberté — écrit saint Augustin — c'est donc de ne pas commettre de crimes...
comme l'homicide, l'adultère, la fornication, le vol, la tromperie, le sacrilège
et toutes les autres formes de ce genre. Quand un homme s'est mis à renoncer à
les commettre — et c'est le devoir de tout chrétien de ne pas les commettre —,
il commence à relever la tête vers la liberté, mais ce n'est qu'un commencement
de liberté, ce n'est pas la liberté parfaite »
.
76. Le
commandement « tu ne tueras pas » constitue donc le point de départ d'une voie
de vraie liberté qui nous amène à promouvoir activement la vie, à prendre une
attitude claire et à nous adonner à des comportements précis pour la servir : ce
faisant, nous exerçons notre responsabilité envers les personnes qui nous sont
confiées et nous manifestons, dans les faits et en vérité, notre reconnaissance
à Dieu pour le grand don qu'est la vie (cf. Ps 139138, 13-14).
Le Créateur a confié la
vie de l'homme à sa responsabilité et à sa sollicitude, non pour qu'il en
dispose de manière arbitraire, mais pour qu'il la garde avec sagesse et la mène
avec une fidélité aimante. Le Dieu de l'Alliance a confié la vie de tout homme à
l'autre, à son frère, selon la loi de la réciprocité de donner et de recevoir,
du don de soi et de l'accueil de l'autre. À la plénitude des temps, en
s'incarnant et en donnant sa vie pour l'homme, le Fils de Dieu a montré quelle
hauteur et quelle profondeur peut atteindre cette loi de la réciprocité. Par le
don de son Esprit, le Christ confère un sens et un contenu nouveaux à la loi de
la réciprocité, au fait de confier l'homme à l'homme. L'Esprit, qui est artisan
de communion dans l'amour, crée entre les hommes une fraternité et une
solidarité nouvelles, véritable reflet du mystère de don et d'accueil mutuels de
la Très Sainte Trinité. L'Esprit lui-même devient la loi nouvelle qui donne aux
croyants la force et fait appel à leur responsabilité pour qu'ils vivent
mutuellement le don de soi et l'accueil de l'autre, en participant à l'amour de
Jésus Christ, et cela à sa mesure.
77. C'est
aussi cette loi nouvelle qui anime et donne sa forme au commandement « tu ne
tueras pas ». Pour le chrétien, il comprend donc en définitive l'impératif de
respecter, d'aimer et de promouvoir la vie de tous ses frères, selon les
exigences et la grandeur de l'amour de Dieu en Jésus Christ. « Il a donné sa vie
pour nous. Et nous devons, nous aussi, donner notre vie pour nos frères » (1
Jn 3, 16).
Le commandement « tu ne
tueras pas », même dans son contenu le plus positif de respect, d'amour et de
promotion de la vie humaine, oblige tout homme. En effet, il retentit dans la
conscience morale de chacun comme un écho ineffaçable de l'alliance originelle
de Dieu créateur avec l'homme; il peut être connu de tous à la lumière de la
raison et il peut être observé grâce à l'action mystérieuse de l'Esprit qui,
soufflant où il veut (cf. Jn 3, 8), rejoint et entraîne tout homme qui
vit en ce monde.
Le service que nous
sommes tous appelés à rendre à notre prochain est donc un service d'amour, pour
que la vie du prochain soit toujours défendue et promue, mais surtout quand elle
est la plus faible ou la plus menacée. C'est une sollicitude personnelle, mais
aussi sociale, que nous devons tous développer, en faisant du respect
inconditionnel de la vie humaine le fondement d'une société renouvelée.
Il nous est demandé
d'aimer et d'honorer la vie de tout homme et de toute femme, et de travailler
avec constance et avec courage pour qu'en notre temps, traversé par trop de
signes de mort, s'instaure enfin une nouvelle culture de la vie, fruit de la
culture de la vérité et de l'amour.
78. L'Église a
reçu l'Évangile comme une annonce et comme une source de joie et de salut. Elle
l'a reçu comme don venant de Jésus, envoyé du Père « pour porter la bonne
nouvelle aux pauvres » (Lc 4, 18). Elle l'a reçu par les Apôtres, envoyés
par Lui dans le monde entier (cf. Mc 16, 15 ; Mt 28, 19-20). Née
de cette action évangélisatrice, l'Église sent retentir en elle chaque jour
l'avertissement de l'Apôtre : « Malheur à moi si je n'annonçais pas
l'Évangile ! »» (1 Co 9, 16). Comme l'écrivait Paul VI, « évangéliser
est, en effet, la grâce et la vocation propre de l'Église, son identité la plus
profonde. Elle existe pour évangéliser »
.
L'évangélisation est une
action globale et dynamique, qui conduit l'Église à participer à la mission
prophétique, sacerdotale et royale du Seigneur Jésus. C'est pourquoi elle
comporte inséparablement les dimensions de l'annonce, de la célébration et du
service de la charité. C'est un acte profondément ecclésial, qui met
en jeu tous les ouvriers de l'Évangile, chacun selon ses charismes et son
ministère.
Ainsi en est-il aussi
pour l'annonce de l'Évangile de la vie, partie intégrante de l'Évangile
qui est Jésus Christ. Nous sommes les serviteurs de cet Évangile, soutenus par
la conscience de l'avoir reçu en don et d'être envoyés pour le proclamer à toute
l'humanité « jusqu'aux extrémités de la terre » (Ac 1, 8). C'est pourquoi
nous entretenons humblement et avec gratitude ce sentiment d'être le peuple
de la vie et pour la vie: c'est ainsi que nous nous présentons devant tous.
79. Nous
sommes le peuple de la vie parce que Dieu, dans son amour gratuit, nous a
donné l'Évangile de la vie et que ce même Évangile nous a transformés et
sauvés. Nous avons été reconquis par l’« auteur de la vie » (Ac 3, 15) au
prix de son précieux sang (cf. 1 Co 6, 20 ; 7, 23 ; 1 P 1, 19) et
par le bain baptismal nous avons été insérés en lui (cf. Rm 6, 4-5 ;
Col 2, 12), comme des branches qui tirent du même arbre leur sève et leur
fécondité (cf. Jn 15, 5). Renouvelés intérieurement par la grâce de
l'Esprit, « qui est Seigneur et qui donne la vie », nous sommes devenus un
peuple pour la vie et nous sommes appelés à nous comporter en conséquence.
Nous sommes envoyés :
être au service de la vie n'est pas pour nous un motif d'orgueil mais un devoir
né de la conscience d'être « le peuple que Dieu s'est acquis pour proclamer ses
louanges » (cf. 1 P 2, 9). La loi de l'amour nous guide et nous
soutient sur le chemin, l'amour dont le Fils de Dieu fait homme est la
source et le modèle, lui qui « par sa mort a donné la vie au monde »
.
Nous sommes envoyés
comme peuple. L'engagement au service de la vie concerne tout un chacun.
C'est une responsabilité proprement « ecclésiale », qui exige l'action concertée
et généreuse de tous les membres et de tous les organismes de la communauté
chrétienne. Cependant, le devoir commun n'élimine pas et ne diminue pas la
responsabilité individuelle, car c'est à chaque personne que s'adresse le
commandement du Seigneur de « se faire le prochain » de tout homme : « Va, et
toi aussi, fais de même » (Lc 10, 37).
Tous ensemble, nous
ressentons le devoir d'annoncer l'Évangile de la vie, de le célébrer
dans la liturgie et dans toute l'existence, de le servir par les
diverses initiatives et structures destinées à son soutien et à sa promotion.
80. « Ce qui
était dès le commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de
nos yeux, ce que nous avons contemplé, ce que nos mains ont touché du Verbe de
vie..., nous vous l'annonçons, afin que vous aussi soyez en communion avec
nous » (1 Jn 1, 1.3). Jésus est l'unique Évangile: il n'en est pas
d'autre que nous proclamions et dont nous témoignions.
Annoncer Jésus, c'est
justement annoncer la vie. Car Il est « le Verbe de vie » (1 Jn 1,
1). En lui « la Vie s'est manifestée » (1 Jn 1, 2) ; ou plutôt, lui-même
est « cette Vie éternelle, qui était tournée vers le Père et qui nous est
apparue » (ibid.).
C'est cette vie qui,
grâce au don de l'Esprit, a été communiquée à l'homme. Ordonnée à la vie en
plénitude, à la « vie éternelle », la vie terrestre de chacun prend elle-même
tout son sens.
Éclairés par cet
Évangile de la vie, nous sentons le besoin de le proclamer et d'en rendre
témoignage dans la nouveauté surprenante qui le distingue : parce qu'il
s'identifie avec Jésus lui-même, porteur de toute nouveauté
et vainqueur du « vieillissement » qui vient du péché et conduit à la mort
,
l'Évangile dépasse toute attente de l'homme et révèle à quelles hauteurs
sublimes a été élevée, par la grâce, la dignité de la personne. C'est ainsi que
la contemple saint Grégoire de Nysse : « L'homme qui, parmi les êtres, ne compte
pour rien, l'homme qui est poussière, paille, vanité, dès qu'il devient fils
adoptif du Dieu de l'univers, est le familier de cet Être dont personne ne peut
voir, écouter ou comprendre l'excellence et la grandeur. Par quelle parole,
quelle pensée, quel élan de l'esprit pourra-t-on exalter la surabondance de
cette grâce ? L'homme transcende sa propre nature : de mortel, il devient
immortel ; de périssable, impérissable; d'éphémère, éternel ; et, pour tout
dire, d'homme, il devient Dieu »
.
La gratitude et la joie
pour l'incommensurable dignité de l'homme nous poussent à faire bénéficier tout
le monde de ce message : « Ce que nous avons vu et entendu, nous vous
l'annonçons, afin que vous aussi soyez en communion avec nous » (1 Jn 1,
3). Il est nécessaire de faire parvenir l'Évangile de la vie au cœur de
tout homme et de toute femme et de l'introduire dans les replis les plus intimes
de la société tout entière.
81. Il s'agit de
proclamer avant tout le cœur de cet Évangile. C'est l'annonce d'un Dieu
vivant et proche, qui nous appelle à une communion profonde avec lui et nous
ouvre à la ferme espérance de la vie éternelle ; c'est l'affirmation du lien
inséparable qui existe entre la personne, sa vie et sa corporéité ; c'est la
présentation de la vie humaine comme vie de relation, don de Dieu, fruit et
signe de son amour ; c'est la proclamation du rapport extraordinaire de Jésus
avec chaque homme, qui permet de reconnaître en tout visage humain le visage du
Christ ; c'est la manifestation du « don total de soi » comme devoir et comme
lieu de la réalisation plénière de la liberté.
En même temps, il s'agit
de montrer toutes les conséquences de ce même Évangile, que l'on peut
résumer ainsi : don de Dieu précieux, la vie humaine est sacrée et inviolable,
et c'est pourquoi, en particulier, l'avortement provoqué et l'euthanasie sont
absolument inacceptables ; la vie humaine non seulement ne doit pas être
supprimée, mais elle doit être protégée avec une attention pleine d'amour; la
vie trouve son sens dans l'amour reçu et donné : c'est à ce niveau que la
sexualité et la procréation humaines parviennent à leur authenticité ; dans cet
amour, la souffrance et la mort ont aussi un sens et, bien que persiste le
mystère qui les entoure, elles peuvent devenir des événements de salut ; le
respect de la vie exige que la science et la technique soient toujours ordonnées
à l'homme et à son développement intégral ; la société entière doit respecter,
défendre et promouvoir la dignité de toute personne humaine, à tous les moments
et en tous les états de sa vie.
82. Pour être
vraiment un peuple au service de la vie, nous devons, avec constance et courage,
proposer ce message dès la première annonce de l'Évangile, et ensuite dans la
catéchèse et dans les diverses formes de prédication, dans le dialogue personnel
et en toute démarche éducative. Aux éducateurs, aux enseignants, aux
catéchistes et aux théologiens incombe le devoir de mettre en relief les
raisons anthropologiques qui fondent et soutiennent le respect de toute vie
humaine. De cette manière, tout en faisant resplendir la nouveauté originale de
l'Évangile de la vie, nous pourrons aider tout le monde à découvrir
aussi, à la lumière de la raison et de l'expérience, comment le message chrétien
éclaire pleinement l'homme et la signification de son être et de son existence;
nous trouverons également de précieux points de rencontre et de dialogue avec
les non-croyants, nous engageant tous ensemble à faire éclore une nouvelle
culture de la vie.
Assaillis par les
opinions les plus opposées, alors que beaucoup rejettent la saine doctrine au
sujet de la vie humaine, nous sentons que s'adresse aussi à nous l'adjuration
que Paul faisait à Timothée : « Proclame la parole, insiste à temps et à
contretemps, réfute, menace, exhorte, avec une patience inlassable et le souci
d'instruire » (2 Tm 4, 2). Cette exhortation doit trouver un écho
particulièrement fort dans le cœur de tous ceux qui, dans l'Église, participent
plus directement, à divers titres, à sa mission de « maîtresse » de la vérité.
Elle doit nous concerner d'abord, nous, les Évêques : à nous les
premiers, il est demandé de nous faire les messagers infatigables de l'Évangile
de la vie ; nous avons aussi le devoir de veiller sur la transmission
intègre et fidèle de l'enseignement repris dans cette Encyclique et de prendre
les mesures les plus opportunes pour que les fidèles soient préservés de toute
doctrine qui lui serait contraire. Nous devons être particulièrement attentifs à
ce que, dans les facultés de théologie, dans les séminaires et dans les diverses
institutions catholiques, soit diffusée, expliquée et approfondie la
connaissance de la saine doctrine
.
L'exhortation de Paul doit être entendue également par tous les théologiens,
par les pasteurs et par tous ceux qui ont une mission
d'enseignement, de catéchèse et de formation des consciences: pénétrés du
rôle qu'ils ont à remplir, ils ne prendront jamais la grave responsabilité de
trahir la vérité et leur propre mission en exposant des idées personnelles
contraires à l'Évangile de la vie que le Magistère redit et interprète
fidèlement.
Dans l'annonce de cet
Évangile, nous ne devons pas craindre l'hostilité ou l'impopularité, refusant
tout compromis et toute ambiguïté qui nous conformeraient à la mentalité de ce
monde (cf. Rm 12, 2). Nous devons être dans le monde mais non pas
du monde (cf. Jn 15, 19 ; 17, 16), avec la force qui nous vient du
Christ, vainqueur du monde par sa mort et sa résurrection (cf. Jn 16,
33).
83. Envoyés
dans le monde comme « peuple pour la vie », notre annonce doit aussi devenir
une véritable célébration de l'Évangile de la vie. Plus encore, cette
célébration, avec la puissance évocatrice de ses gestes, de ses symboles et de
ses rites, est appelée à devenir le lieu propre et significatif de la
transmission de la beauté et de la grandeur de cet Évangile.
À cette fin, il est
urgent avant tout d'entretenir en nous et chez les autres, un regard
contemplatif
.
Ce regard naît de la foi dans le Dieu de la vie, qui a créé tout homme en le
faisant comme un prodige (cf. Ps 139138, 14). C'est le regard de celui
qui voit la vie dans sa profondeur, en en saisissant les dimensions de gratuité,
de beauté, d'appel à la liberté et à la responsabilité. C'est le regard de celui
qui ne prétend pas se faire le maître de la réalité, mais qui l'accueille comme
un don, découvrant en toute chose le reflet du Créateur et en toute personne son
image vivante (cf. Gn 1, 27 ; Ps 8, 6). Ce regard ne se laisse pas
aller à manquer de confiance devant celui qui est malade, souffrant, marginalisé
ou au seuil de la mort ; mais il se laisse interpeller par toutes ces
situations, pour aller à la recherche d'un sens et, en ces occasions, il est
disposé à percevoir dans le visage de toute personne une invitation à la
rencontre, au dialogue, à la solidarité.
L'âme saisie d'un
religieux émerveillement, il est temps que nous ayons tous ce regard pour être
de nouveau en mesure de vénérer et d'honorer tout homme, comme Paul VI
nous invitait à le faire dans un de ses messages de Noël.
.
Stimulé par ce regard contemplatif, le peuple nouveau des rachetés ne peut pas
ne pas éclater en hymnes de joie, de louange et de reconnaissance pour le don
inestimable de la vie, pour le mystère de l'appel de tout homme à participer
dans le Christ à la vie de la grâce et à une existence de communion sans fin
avec Dieu Créateur et Père.
84.
Célébrer l'Évangile de la vie signifie célébrer le Dieu de la vie, le Dieu qui
donne la vie : « Nous devons célébrer la Vie éternelle, d'où procède toute
autre forme de vie. C'est d'elle que reçoit la vie, suivant ses capacités, tout
être qui, en quelque manière, participe à la vie. Cette Vie divine, qui est
au-dessus de toute forme de vie, vivifie et conserve la vie. Toute forme de vie
et tout mouvement vital procèdent de cette Vie qui transcende toute vie et tout
principe de vie. Les âmes lui doivent leur incorruptibilité ; c'est par elle
également que vivent tous les animaux et toutes les plantes, qui en reçoivent la
plus petite étincelle. Aux hommes, êtres faits d'esprit et de matière, la Vie
donne la vie. Et s'il nous arrive de l'abandonner, alors la Vie nous convertit
et nous rappelle à elle par la surabondance de son amour pour l'homme. Bien
plus, elle nous promet de nous conduire, corps et âmes, à la vie parfaite, à
l'immortalité. C'est trop peu de dire que cette Vie est vivante: elle est
Principe de vie, Cause et Source unique de vie. Tout être vivant doit la
contempler et la louer : c'est la Vie qui donne la vie en abondance »
.
Nous aussi, comme le
Psalmiste, dans la prière quotidienne, individuelle et communautaire,
nous louons et nous bénissons Dieu notre Père, qui nous a tissés dans le sein
maternel et qui nous a vus et aimés lorsque nous étions encore inachevés (cf.
Ps 139138, 13.15-16), et nous nous exclamons avec une joie débordante : « Je
te rends grâce pour tant de prodiges: merveille que je suis, merveille que tes
œuvres » (Ps 139138, 14). Oui, « cette vie mortelle, malgré ses
tourments, ses mystères obscurs, ses souffrances, son inévitable caducité, est
une réalité merveilleuse, un prodige toujours nouveau et émouvant, un événement
digne d'être chanté et d'être glorifié dans la joie »
.
En outre, l'homme et sa vie ne nous apparaissent pas seulement comme un des plus
grands prodiges de la création : Dieu a conféré à l'homme une dignité quasi
divine (cf. Ps 8, 6-7). En tout enfant qui naît et en tout homme qui vit
ou qui meurt, nous reconnaissons l'image de la gloire de Dieu: nous célébrons
cette gloire en tout homme, signe du Dieu vivant, icône de Jésus Christ.
Nous sommes appelés à
exprimer notre émerveillement et notre gratitude pour la vie reçue en don et à
accueillir, apprécier et communiquer l'Évangile de la vie non seulement
dans la prière personnelle et communautaire, mais surtout dans les
célébrations de l'année liturgique. Il faut mentionner ici en particulier
les Sacrements, signes efficaces de la présence et de l'action salvifique
du Seigneur Jésus dans l'existence chrétienne : ils rendent les hommes
participants de la vie divine, en leur assurant l'énergie spirituelle nécessaire
pour saisir en toute vérité le sens de la vie, de la souffrance et de la mort.
Grâce à une authentique redécouverte de la signification des rites et à leur
juste mise en valeur, les célébrations liturgiques, surtout les célébrations des
sacrements, seront toujours plus en mesure d'exprimer toute la vérité sur la
naissance, la vie, la souffrance et la mort, en aidant à les vivre comme une
participation au mystère pascal du Christ mort et ressuscité.
85. Dans la
célébration de l'Évangile de la vie, il faut savoir apprécier et
mettre en valeur aussi les gestes et les symboles qui abondent dans les diverses
traditions et dans les coutumes culturelles et populaires. Ce sont des
moments et des formes de rencontre à travers lesquels se manifestent, dans les
différents pays et les différentes cultures, la joie de la vie qui commence, le
respect et la défense de toute existence humaine, l'attention à celui qui
souffre ou qui est dans le besoin, la proximité à l'égard du vieillard ou du
mourant, le partage de la douleur de ceux qui sont en deuil, l'espérance et le
désir de l'immortalité.
Dans cette perspective,
accueillant également la suggestion présentée par les Cardinaux au Consistoire
de 1991, je propose que soit célébrée tous les ans dans les différents pays une
Journée pour la Vie, comme cela se fait déjà à l'initiative de certaines
Conférences épiscopales. Il est nécessaire que cette Journée soit préparée et
célébrée avec la participation active de toutes les composantes de l'Église
locale. Son but fondamental est de susciter dans les consciences, dans les
familles, dans l'Église et dans la société civile la reconnaissance du sens et
de la valeur de la vie humaine à toutes ses étapes et dans toutes ses
conditions, en attirant spécialement l'attention sur la gravité de l'avortement
et de l'euthanasie, sans pour autant négliger les autres moments et les autres
aspects de la vie, qui méritent d'être pris attentivement en considération dans
chaque cas, selon ce que suggérera l'évolution de la situation.
86. Dans
l'esprit du culte spirituel agréable à Dieu (cf. Rm 12, 1), la
célébration de l'Évangile de la vie demande à être réalisée surtout dans
l'existence quotidienne, vécue dans l'amour d'autrui et dans le don de
soi. C'est toute notre existence qui se fera ainsi accueil authentique et
responsable du don de la vie et louange sincère et reconnaissante de Dieu qui
nous a fait ce don. C'est ce qui se passe déjà dans tant de gestes d'offrande,
souvent humble et cachée, accomplis par des hommes et des femmes, des enfants et
des adultes, des jeunes et des anciens, des malades et des bien portants.
C'est dans un tel
contexte, riche d'humanité et d'amour, que prennent aussi naissance les
gestes héroïques. Ceux-ci sont la célébration la plus solennelle de
l'Évangile de la vie, parce qu'ils le proclament par le don total de soi ;
ils sont la lumineuse manifestation du degré d'amour le plus élevé : donner sa
vie pour la personne qu'on aime (cf. Jn 15, 13) ; ils sont la
participation au mystère de la Croix, sur laquelle Jésus révèle tout le prix
qu'a pour lui la vie de tout homme et comment cette vie se réalise pleinement
dans le don total de soi. Au-delà des actions d'éclat, il y a l'héroïsme au
quotidien, fait de petits ou de grands gestes de partage qui enrichissent une
authentique culture de la vie. Parmi ces gestes, il faut particulièrement
apprécier le don d'organes, accompli sous une forme éthiquement acceptable, qui
permet à des malades parfois privés d'espoir de nouvelles perspectives de santé
et même de vie.
À cet héroïsme du
quotidien appartient le témoignage silencieux, mais combien fécond et éloquent,
de « toutes les mères courageuses qui se consacrent sans réserve à leur famille,
qui souffrent en donnant le jour à leurs enfants, et sont ensuite prêtes à
supporter toutes les fatigues, à affronter tous les sacrifices, pour leur
transmettre ce qu'elles possèdent de meilleur en elles »
.
Dans l'accomplissement de leur mission, « ces mères héroïques ne trouvent pas
toujours un soutien dans leur entourage. Au contraire, les modèles de
civilisation, souvent promus et diffusés par les moyens de communication
sociale, ne favorisent pas la maternité. Au nom du progrès et de la modernité,
on présente comme désormais dépassées les valeurs de la fidélité, de la chasteté
et du sacrifice qu'ont illustrées et continuent à illustrer une foule d'épouses
et de mères chrétiennes... Nous vous remercions, mères héroïques, pour votre
amour invincible ! Nous vous remercions pour la confiance intrépide placée en
Dieu et en son amour. Nous vous remercions pour le sacrifice de votre vie...
Dans le mystère pascal, le Christ vous rend le don que vous avez fait. Il a en
effet le pouvoir de vous rendre la vie que vous lui avez apportée en offrande »
.
87. En vertu
de la participation à la mission royale du Christ, le soutien et la promotion de
la vie humaine doivent se faire par le service de la charité, qui se
traduit dans le témoignage personnel, dans les diverses formes de bénévolat,
dans l'animation sociale et dans l'engagement politique. Il s'agit là d'une
exigence particulièrement pressante à l'heure actuelle, où la « culture de
la mort » s'oppose si fortement à la « culture de la vie », et semble souvent
l'emporter. Mais avant cela, il s'agit d'une exigence qui naît de la « foi
opérant par la charité » (Ga 5, 6), comme nous en avertit la Lettre de
Jacques : « À quoi cela sert-il, mes frères, que quelqu'un dise : “J'ai la foi”,
s'il n'a pas les œuvres ? La foi peut-elle le sauver ? Si un frère ou une sœur
sont nus, s'ils manquent de leur nourriture quotidienne, et que l'un d'entre
vous leur dise : “Allez en paix, chauffez-vous, rassasiez-vous”, sans leur
donner ce qui est nécessaire à leur corps, à quoi cela sert-il ? Ainsi en est-il
de la foi : si elle n'a pas les œuvres, elle est tout à fait morte » (2, 14-17).
Dans le service de la
charité, il y a un état d'esprit qui doit nous animer et nous distinguer :
nous devons prendre soin de l'autre en tant que personne confiée par Dieu à
notre responsabilité. Comme disciples de Jésus, nous sommes appelés à nous faire
le prochain de tout homme (cf. Lc 10, 29-37), avec une préférence marquée
pour qui est le plus pauvre, le plus seul et le plus dans le besoin. C'est en
aidant celui qui a faim ou soif, l'étranger, celui qui est nu, malade ou en
prison — comme aussi l'enfant à naître, le vieillard qui souffre ou se trouve
aux portes de la mort — qu'il nous est donné de servir Jésus, comme Lui-même l'a
déclaré : « Dans la mesure où vous l'avez fait à l'un de ces plus petits de mes
frères, c'est à moi que vous l'avez fait » (Mt 25, 40). C'est pourquoi
nous ne pouvons pas ne pas nous sentir interpellés et jugés par ces paroles
toujours actuelles de saint Jean Chrysostome : « Tu veux honorer le Corps du
Christ ? Ne le méprise pas lorsqu'il est nu. Ne l'honore pas ici, dans l'église,
par des tissus de soie tandis que tu le laisses dehors souffrir du froid et du
manque de vêtements »
.
Le service de la
charité à l'égard de la vie doit être profondément unifié: il ne peut
tolérer ce qui est unilatéral ou discriminatoire, parce que la vie humaine est
sacrée et inviolable dans toutes ses étapes et en toute situation; elle est un
bien indivisible. Il s'agit donc de « prendre soin » de toute la vie et de la
vie de tous. Ou plutôt, plus profondément encore, il s'agit d'aller
jusqu'aux racines mêmes de la vie et de l'amour.
C'est justement à partir
d'un amour profond pour tout homme et toute femme que s'est développée au cours
des siècles une histoire extraordinaire de la charité, qui a introduit
dans la vie ecclésiale et civile de nombreuses institutions mises au service de
la vie qui suscitent l'admiration de tout observateur non prévenu. C'est une
histoire que chaque communauté chrétienne doit continuer à écrire par une action
pastorale et sociale multiple, avec un sens renouvelé de la responsabilité. À
cette fin, on doit mettre en œuvre des formes raisonnables et efficaces d'accompagnement
de la vie naissante, en étant spécialement proche des mères qui, même sans
le soutien du père, ne craignent pas de mettre au monde leur enfant et de
l'élever. On prendra le même soin de la vie dans la marginalité ou dans la
souffrance, spécialement dans les phases terminales.
88. Tout cela
comporte une action éducative patiente et courageuse qui incite chacun à
porter les fardeaux des autres (cf. Ga 6, 2) ; cela requiert une
promotion soutenue des vocations au service, en particulier chez les
jeunes; cela implique la réalisation d'initiatives et de projets
concrets, stables et inspirés par l'Évangile.
Il y a beaucoup de
moyens à mettre en valeur avec compétence et sérieux dans l'engagement. En
ce qui concerne les débuts de la vie, les centres pour les méthodes
naturelles de régulation de la fertilité sont à promouvoir comme des appuis
solides à la paternité et à la maternité responsables, par lesquelles toute
personne, à commencer par l'enfant, est reconnue et respectée pour elle-même et
tout choix est motivé et guidé à l'aune du don total de soi. Les conseillers
conjugaux et familiaux, par leur action spécifique de conseil et de
prévention, déployée à la lumière d'une anthropologie en harmonie avec la
conception chrétienne de la personne, du couple et de la sexualité, constituent
aussi des auxiliaires précieux pour redécouvrir le sens de l'amour et de la vie,
et pour soutenir et accompagner chaque famille dans sa mission de « sanctuaire
de la vie ». Les centres d'aide à la vie et les maisons ou centres d'accueil
de la vie se mettent aussi au service de la vie naissante. Par leur action,
de nombreuses mères célibataires et de nombreux couples en difficulté retrouvent
des raisons de vivre et des convictions en obtenant aide et soutien pour
surmonter leurs difficultés et leurs craintes devant l'accueil d'une vie à
naître ou à peine venue au monde.
Face à des situations de
gêne, de déviance, de maladie et de marginalité, d'autres structures comme
les communautés de réhabilitation des toxicomanes, les communautés d'hébergement
de mineurs ou de malades mentaux, les centres de soin et d'accueil des malades
du SIDA, les associations de solidarité surtout pour les personnes handicapées
sont une expression éloquente de ce que la charité sait inventer pour donner
à chacun de nouvelles raisons d'espérer et des possibilités concrètes de vivre.
Enfin, quand l'existence
terrestre arrive à son terme, c'est encore à la charité de trouver les modalités
les plus adaptées pour que les personnes âgées, spécialement si elles
sont dépendantes, et les malades en phase terminale puissent bénéficier
d'une assistance vraiment humaine et recevoir les réponses qui conviennent à
leurs besoins, en particulier en ce qui concerne leurs angoisses et leur
solitude. Dans ces cas, le rôle des familles est irremplaçable ; mais les
familles peuvent trouver un appui considérable dans les structures sociales
d'assistance et, quand c'est nécessaire, dans le recours aux soins
palliatifs, en faisant appel aux services sanitaires et sociaux appropriés
qui exercent leur activité dans des centres de séjour ou de soins publics ou à
domicile.
En particulier, on doit
reconsidérer le rôle des hôpitaux, des cliniques et des maisons
de soin : leur véritable identité n'est pas seulement celle d'institutions
où l'on s'occupe des malades ou des mourants, mais avant tout celle de milieux
où la douleur, la souffrance et la mort sont reconnues et interprétées dans leur
sens proprement humain et spécifiquement chrétiens. D'une façon spéciale, cette
identité doit apparaître clairement et efficacement dans les instituts
dépendant de religieux ou liés en quelque autre manière à l'Église.
89. Ces
structures et ces lieux de service de la vie, ainsi que toutes les autres
initiatives de soutien et de solidarité que les circonstances pourront suggérer
dans chaque cas, ont besoin d'être animés par des personnes généreusement
disponibles et profondément conscientes de l'importance de l'Évangile de la
vie pour le bien des individus et de la société.
Une responsabilité
spécifique est confiée au personnel de santé: médecins, pharmaciens, infirmiers
et infirmières, aumôniers, religieux et religieuses, administrateurs et
bénévoles. Leurs professions en font des gardiens et des serviteurs de la
vie humaine. Dans le contexte culturel et social actuel, où la science et l'art
médical risquent de faire oublier leur dimension éthique naturelle, ils peuvent
être parfois fortement tentés de se transformer en agents de manipulation de la
vie ou même en artisans de mort. Face à cette tentation, leur responsabilité est
aujourd'hui considérablement accrue ; elle puise son inspiration la plus
profonde et trouve son soutien le plus puissant justement dans la dimension
éthique des professions de santé, dimension qui leur est intrinsèque et qu'on ne
peut négliger, comme le reconnaissait déjà l'antique serment d'Hippocrate,
toujours actuel, qui demande à tout médecin de s'engager à respecter
absolument la vie humaine et son caractère sacré.
Le respect absolu de
toute vie humaine innocente exige aussi l'exercice de l'objection de
conscience face à l'avortement provoqué et à l'euthanasie. « Faire mourir »
ne peut jamais être considéré comme un soin médical, même si l'intention était
seulement de répondre à une demande du patient : c'est au contraire la négation
des professions de santé, qui se définissent comme un « oui » passionné et
tenace à la vie. La recherche biomédicale elle-même, domaine fascinant et
annonciateur de grands bienfaits nouveaux pour l'humanité, doit toujours refuser
des expérimentations, des recherches ou des applications qui, niant la dignité
inviolable de l'être humain, cessent d'être au service des hommes et se
transforment en réalités qui les oppriment tout en paraissant leur venir en
aide.
90. Les
personnes engagées dans le bénévolat sont appelées à jouer un rôle
spécifique : elles apportent une contribution précieuse au service de la vie
quand elles allient compétence professionnelle et amour généreux et gratuit. L'Évangile
de la vie les pousse à élever leurs sentiments de simple philanthropie à la
hauteur de la charité du Christ; à reconquérir chaque jour, dans le labeur et la
fatigue, la conscience de la dignité de tout homme; à aller à la découverte des
besoins des personnes en ouvrant, s'il le faut, de nouvelles voies là où le
besoin se fait le plus urgent et là où l'attention et le soutien sont les plus
déficients.
Le réalisme tenace de la
charité exige que l'on propage l'Évangile de la vie également par des
types d'animation sociale et d'engagement politique, où l'on défende et où
l'on mette en avant la valeur de la vie dans nos sociétés toujours plus marquées
par la complexité et le pluralisme. Individus, familles, groupes, entités
associatives ont, à des titres et selon des modes divers, une responsabilité
dans l'animation sociale et dans l'élaboration de projets culturels,
économiques, politiques et législatifs qui contribuent, dans le respect de tous
et selon la logique de la vie sociale démocratique, à édifier une société dans
laquelle la dignité de chaque personne soit reconnue et protégée, et la vie de
tous défendue et promue.
Cette tâche repose en
particulier sur les responsables de la vie publique. Appelés à servir
l'homme et le bien commun, ils ont le devoir de faire des choix courageux en
faveur de la vie, surtout dans le domaine des dispositions législatives.
Dans un régime démocratique, où les lois et les décisions sont déterminées sur
la base d'un large consensus, le sens de la responsabilité personnelle peut se
trouver atténué dans la conscience des personnes qui ont une part d'autorité.
Mais on ne peut jamais abdiquer cette responsabilité, surtout quand on a reçu un
mandat législatif ou impliquant des décisions, mandat qui appelle à répondre
devant Dieu, devant sa conscience et devant la société tout entière de choix
éventuellement contraires au bien commun authentique. Si les lois ne sont pas le
seul moyen de défendre la vie humaine, elles jouent cependant un rôle de grande
importance et parfois déterminant dans la formation des mentalités et des
habitudes. Je répète encore une fois qu'une norme qui viole le droit naturel
d'un innocent à la vie est injuste et que, comme telle, elle ne peut avoir force
de loi. Aussi, je renouvelle avec vigueur mon appel à tous les hommes politiques
afin qu'ils ne promulguent pas de lois qui, méconnaissant la dignité de la
personne, minent à la racine la vie même de la société civile.
L'Église sait que, dans
le contexte de démocraties pluralistes, en raison de la présence de courants
culturels forts de tendances différentes, il est difficile de réaliser
efficacement une défense légale de la vie. Toutefois, mue par la certitude que
la vérité morale ne peut pas rester sans écho dans l'intime des consciences,
elle encourage les hommes politiques, à commencer par ceux qui sont chrétiens, à
ne pas se résigner et à faire les choix qui, compte tenu des possibilités
concrètes, conduisent à rétablir un ordre juste dans l'affirmation et la
promotion de la valeur de la vie. Dans cette perspective, il faut noter qu'il ne
suffit pas d'éliminer les lois iniques. Il faut combattre les causes qui
favorisent des attentats contre la vie, surtout en assurant à la famille et à la
maternité le soutien qui leur est dû : la politique familiale doit être
le pivot et le moteur de toutes les politiques sociales. C'est pourquoi
il faut lancer des initiatives sociales et législatives capables de garantir des
conditions de liberté authentique dans les choix concernant la paternité et la
maternité; en outre, il est nécessaire de revoir la conception des politiques du
travail, de la vie urbaine, du logement et des services, afin que l'on puisse
concilier le temps du travail et le temps réservé à la famille, et qu'il soit
effectivement possible de s'occuper de ses enfants et des personnes âgées.
91. Les
problèmes démographiques constituent aujourd'hui un aspect important de la
politique pour la vie. Les pouvoirs publics ont certes la responsabilité de
prendre des initiatives « pour orienter la démographie de la population » ;
mais ces initiatives doivent toujours présupposer et respecter la responsabilité
première et inaliénable des époux et des familles; elles ne peuvent inclure le
recours à des méthodes non respectueuses de la personne et de ses droits
fondamentaux, à commencer par le droit à la vie de tout être humain innocent. Il
est donc moralement inacceptable que, pour la régulation des naissances, on
encourage ou on aille jusqu'à imposer l'usage de moyens comme la contraception,
la stérilisation et l'avortement.
Il y a bien d'autres
façons de résoudre le problème démographique : les gouvernements et les diverses
institutions internationales doivent tendre avant tout à la création de
conditions économiques, sociales, médicales, sanitaires et culturelles qui
permettent aux époux de faire leurs choix dans le domaine de la procréation en
toute liberté et avec une vraie responsabilité; ils doivent ensuite s'efforcer
d’« augmenter les moyens et de distribuer avec une plus grande justice la
richesse pour que tous puissent participer équitablement aux biens de la
création. Il faut trouver des solutions au niveau mondial, en instaurant une
véritable économie de communion et de participation aux biens, tant dans
l'ordre international que national »
.
C'est la seule voie qui respecte la dignité des personnes et des familles, ainsi
que l'authentique patrimoine culturel des peuples.
Le service de l'Évangile
de la vie est donc vaste et complexe. Il nous apparaît toujours plus comme
un cadre appréciable, favorable à une collaboration concrète avec les frères
d'autres Églises et d'autres Communautés ecclésiales, dans la ligne de l'œcuménisme
des œuvres que le Concile Vatican II a encouragé avec autorité
.
En outre, le service de l'Évangile de la vie se présente comme un espace
providentiel pour le dialogue et la collaboration avec les croyants d'autres
religions et avec tous les hommes de bonne volonté : la défense et la
promotion de la vie ne sont le monopole de personne mais bien le devoir et la
responsabilité de tous. Le défi auquel nous devons faire face, à la veille
du troisième millénaire, est ardu: seule la coopération harmonieuse de tous ceux
qui croient dans la valeur de la vie pourra éviter un échec de la civilisation,
aux conséquences imprévisibles.
92. À
l'intérieur du « peuple de la vie et pour la vie », la responsabilité de la
famille est déterminante : c'est une responsabilité qui résulte de sa nature
même — qui consiste à être une communauté de vie et d'amour, fondée sur le
mariage — et de sa mission de « garder, de révéler et de communiquer l'amour »
.
Il s'agit précisément de l'amour même de Dieu, dont les parents sont faits les
coopérateurs et comme les interprètes dans la transmission de la vie et dans
l'éducation, suivant le projet du Père
.
C'est donc un amour qui se fait gratuité, accueil, don: dans la famille, chacun
est reconnu, respecté et honoré parce qu'il est une personne, et, si quelqu'un a
davantage de besoins, l'attention et les soins qui lui sont portés se font plus
intenses.
La famille a un rôle a
jouer tout au long de l'existence de ses membres, de la naissance à la mort.
Elle est véritablement « le sanctuaire de la vie..., le lieu où la vie,
don de Dieu, peut être convenablement accueillie et protégée contre les
nombreuses attaques auxquelles elle est exposée, le lieu où elle peut se
développer suivant les exigences d'une croissance humaine authentique »
.
C'est pourquoi le rôle de la famille est déterminant et irremplaçable
pour bâtir la culture de la vie.
Comme Église
domestique, la famille a vocation d'annoncer, de célébrer et de servir l'Évangile
de la vie. C'est une mission qui concerne avant tout les époux, appelés à
transmettre la vie, en se fondant sur une conscience sans cesse
renouvelée du sens de la génération, en tant qu'événement privilégié dans
lequel est manifesté le fait que la vie humaine est un don reçu pour être à
son tour donné. Dans la procréation d'une vie nouvelle, les parents se
rendent compte que l'enfant, « s'il est le fruit de leur don réciproque d'amour
devient, à son tour, un don pour tous les deux: un don qui jaillit du don ! »
.
C'est surtout par
l'éducation des enfants que la famille remplit sa mission d'annoncer l'Évangile
de la vie. Par la parole et par l'exemple, dans les rapports et les choix
quotidiens, et par leurs gestes et leurs signes concrets, les parents initient
leurs enfants à la liberté authentique qui s'exerce dans le don total de soi et
ils cultivent en eux le respect d'autrui, le sens de la justice, l'accueil
bienveillant, le dialogue, le service généreux, la solidarité et toutes les
autres valeurs qui aident à vivre la vie comme un don. L'action éducative des
parents chrétiens doit servir la foi des enfants et les aider à répondre à la
vocation qu'ils reçoivent de Dieu. Il entre aussi dans la mission éducative des
parents d'enseigner à leurs enfants le vrai sens de la souffrance et de la mort,
et d'en témoigner auprès d'eux: ils le pourront s'ils savent être attentifs à
toutes les souffrances qu'ils rencontrent autour d'eux et, avant tout, s'ils
savent, dans leur milieu familial, se montrer concrètement proches des malades
et des personnes âgées, les assister et partager avec eux.
93. En outre,
la famille célèbre l'Évangile de la vie par la prière quotidienne,
personnelle et familiale : dans la prière, elle loue et remercie le Seigneur
pour le don de la vie, et elle invoque lumière et force pour affronter les
moments de difficulté et de souffrance, sans jamais perdre l'espérance. Mais la
célébration qui donne son sens à toute autre forme de prière et de culte, c'est
celle qui s'exprime dans l'existence quotidienne même de la famille, si
elle est faite d'amour et de don de soi.
La célébration devient
ainsi service de l'Évangile de la vie, qui s'exprime par la
solidarité, vécue dans la famille et autour d'elle comme une attention
délicate, éveillée et bienveillante dans les petites et les humbles actions de
chaque jour. La solidarité s'exprime d'une manière particulière lorsque les
familles sont disponibles pour adopter ou se voir confier des enfants
abandonnés par leurs parents ou se trouvant dans des situations graves. L'amour
paternel et maternel véritable sait aller au-delà des liens de la chair et du
sang et accueillir aussi des enfants d'autres familles, leur apportant tout ce
qui leur est nécessaire pour vivre et s'épanouir pleinement. Parmi les formes
d'adoption, l'adoption à distance (parrainage) mérite d'être proposée, de
préférence dans les cas où l'abandon a pour seul motif les conditions de grande
pauvreté de la famille. Ce mode d'adoption permet en effet d'offrir aux parents
l'aide nécessaire pour entretenir et pour éduquer leurs enfants, sans devoir les
arracher à leur milieu naturel.
Comprise comme « la
détermination ferme et persévérante de travailler pour le bien commun »
,
la solidarité demande à être pratiquée également dans des modes de
participation à la vie sociale et politique. Par conséquent, le service de
l'Évangile de la vie suppose que les familles, spécialement par leur
participation à des associations, s'emploient à obtenir que les lois et les
institutions de l'État ne lèsent en aucune façon le droit à la vie, de la
conception à la mort naturelle, mais le défendent et le soutiennent.
94. On doit
accorder aux personnes âgées une place particulière. Dans certaines
cultures, la personne plus avancée en âge demeure intégrée dans la famille avec
un rôle actif important, mais dans d'autres cultures, le vieillard est considéré
comme un poids inutile et on l'abandonne à lui-même : dans ce genre de
situation, la tentation de recourir à l'euthanasie peut se présenter plus
facilement.
La marginalisation ou
même le rejet des personnes âgées sont intolérables. Leur présence en famille,
ou du moins la présence proche de la famille lorsque l'étroitesse des logements
ou d'autres motifs ne laissent pas d'autre solution, sont d'une importance
essentielle pour créer un climat d'échange mutuel et de communication
enrichissante entre les différentes générations. Il importe donc que l'on
maintienne une sorte de « pacte » entre les générations, ou qu'on le rétablisse
quand il a disparu, afin que les parents âgés, parvenus au terme de leur route,
puissent trouver chez leurs enfants l'accueil et la solidarité qu'ils ont
eux-mêmes pratiqués envers eux à leur entrée dans la vie: c'est là une exigence
du commandement divin d'honorer son père et sa mère (cf. Ex 20, 12 ;
Lv 19, 3). Mais il y a plus. La personne âgée n'est pas seulement à
considérer comme l'objet d'une attention proche et serviable. Elle a pour sa
part une contribution précieuse à apporter à l'Évangile de la vie. Grâce
au riche patrimoine d'expérience acquise au long des années, elle peut et elle
doit transmettre la sagesse, rendre témoignage de l'espérance et de la
charité.
S'il est vrai que
« l'avenir de l'humanité passe par la famille »
,
on doit reconnaître qu'actuellement les conditions sociales, économiques et
culturelles rendent souvent plus difficile et plus laborieux l'engagement de la
famille à être au service de la vie. Pour qu'elle puisse répondre à sa vocation
de « sanctuaire de la vie », comme cellule d'une société qui aime et accueille
la vie, il est nécessaire et urgent que la famille elle-même soit aidée et
soutenue. Les sociétés et les États doivent assurer tout le soutien
nécessaire, y compris sur le plan économique, pour que les familles puissent
faire face à leurs problèmes de la manière la plus humaine. Pour sa part,
l'Église doit promouvoir inlassablement une pastorale familiale capable d'amener
chaque famille à redécouvrir sa mission à l'égard de l'Évangile de la vie
et de la vivre avec courage et avec joie.
95.
« Conduisez-vous en enfants de lumière... Discernez ce qui plaît au Seigneur, et
ne prenez aucune part aux œuvres stériles des ténèbres » (Ep 5, 8.10-11).
Dans la situation sociale actuelle, marquée par un affrontement dramatique entre
la « culture de la vie » et la « culture de la mort », il faut développer un
sens critique aigu, permettant de discerner les vraies valeurs et les
besoins authentiques.
Il est urgent de se
livrer à une mobilisation générale des consciences et à un effort
commun d'ordre éthique, pour mettre en œuvre une grande stratégie pour le
service de la vie. Nous devons construire tous ensemble une nouvelle culture de
la vie : nouvelle, parce qu'elle sera en mesure d'aborder et de résoudre les
problèmes inédits posés aujourd'hui au sujet de la vie de l'homme ; nouvelle,
parce qu'elle sera adoptée avec une conviction forte et active par tous les
chrétiens ; nouvelle, parce qu'elle sera capable de susciter un débat culturel
sérieux et courageux avec tous. L'urgence de ce tournant culturel tient à la
situation historique que nous traversons, mais elle provient surtout de la
mission même d'évangélisation qui est celle de l'Église. En effet, l'Évangile
vise à « transformer du dedans, à rendre neuve l'humanité elle-même »
;
il est comme le levain qui fait lever toute la pâte (cf. Mt 13, 33) et,
comme tel, il est destiné à imprégner toutes les cultures et à les animer de
l'intérieur
,124
afin qu'elles expriment la vérité tout entière sur l'homme et sur sa vie.
On doit commencer par
renouveler la culture de la vie à l'intérieur des communautés chrétiennes
elles-mêmes. Les croyants, même ceux qui participent activement à la vie
ecclésiale, tombent trop souvent dans une sorte de dissociation entre la foi
chrétienne et ses exigences éthiques à l'égard de la vie, en arrivant ainsi au
subjectivisme moral et à certains comportements inacceptables. Il faut alors
nous interroger, avec beaucoup de lucidité et de courage, sur la nature de la
culture de la vie répandue aujourd'hui parmi les chrétiens, les familles, les
groupes et les communautés de nos diocèses. Avec la même clarté et la même
résolution, nous devons déterminer les actes que nous sommes appelés à accomplir
pour servir la vie dans la plénitude de sa vérité. En même temps, il nous faut
conduire un débat sérieux et approfondi avec tous, y compris avec les
non-croyants, sur les problèmes fondamentaux de la vie humaine, dans les lieux
où s'élabore la pensée, comme dans les divers milieux professionnels et là où se
déroule l'existence quotidienne de chacun.
96. La
première action fondamentale à mener pour parvenir à ce tournant culturel est
la formation de la conscience morale au sujet de la valeur incommensurable
et inviolable de toute vie humaine. Il est d'une suprême importance de
redécouvrir le lien inséparable entre la vie et la liberté. Ce sont des
biens indissociables : quand l'un de ces biens est lésé, l'autre finit par
l'être aussi. Il n'y a pas de liberté véritable là où la vie n'est pas
accueillie ni aimée ; et il n'y a pas de vie en plénitude sinon dans la liberté.
Ces deux réalités ont enfin un point de référence premier et spécifique qui les
relie indissolublement : la vocation à l'amour. Cet amour, comme don total de
soi
,
représente le sens le plus authentique de la vie et de la liberté de la
personne.
Pour la formation de la
conscience, la redécouverte du lien constitutif qui unit la liberté à la
vérité n'est pas moins déterminante. Comme je l'ai dit bien des fois,
séparer radicalement la liberté de la vérité objective empêche d'établir les
droits de la personne sur une base rationnelle solide, et cela ouvre dans la
société la voie au risque de l'arbitraire ingouvernable des individus ou au
totalitarisme mortifère des pouvoirs publics
.
Il est essentiel,
ensuite, que l'homme reconnaisse l'évidence originelle de sa condition de
créature, qui reçoit de Dieu l'être et la vie comme un don et une tâche: c'est
seulement en acceptant sa dépendance première dans l'être que l'homme peut
réaliser la plénitude de sa vie et de sa liberté, et en même temps respecter
intégralement la vie et la liberté de toute autre personne. On découvre ici
surtout que « au centre de toute culture se trouve l'attitude que l'homme prend
devant le mystère le plus grand, le mystère de Dieu »
.
Quand Dieu est nié et quand on vit comme s'Il n'existait pas, ou du moins sans
tenir compte de ses commandements, on finit vite par nier ou par compromettre la
dignité de la personne humaine et l'inviolabilité de sa vie.
97. À la
formation de la conscience, se rattache étroitement l'action éducative,
qui aide l'homme à être toujours plus homme, qui l'introduit toujours plus avant
dans la vérité, qui l'oriente vers un respect croissant de la vie, qui le forme
à entretenir avec les personnes de justes relations.
Il est en particulier
nécessaire d'éduquer à la valeur de la vie, en commençant par ses propres
racines. Il serait illusoire de penser que l'on puisse construire une vraie
culture de la vie humaine sans aider les jeunes à comprendre et à vivre la
sexualité, l'amour et toute l'existence, en en reconnaissant le sens réel et
l'étroite interdépendance. La sexualité, richesse de toute la personne,
« manifeste sa signification intime en portant... au don de soi dans l'amour »
.
La banalisation de la sexualité figure parmi les principaux facteurs qui sont à
l'origine du mépris pour la vie naissante : seul un amour véritable sait
préserver la vie. On ne peut donc se dispenser de proposer, surtout aux
adolescents et aux jeunes, une authentique éducation à la sexualité et à
l'amour, une éducation comprenant la formation à la chasteté, vertu
qui favorise la maturité de la personne et la rend capable de respecter le sens
« sponsal » du corps.
La démarche de
l'éducation à la vie comporte la formation des époux à la procréation
responsable. Dans sa portée réelle, celle-ci suppose que les époux se
soumettent à l'appel du Seigneur et agissent en interprètes fidèles de sa
volonté: il en est ainsi quand ils ouvrent généreusement leur famille à de
nouvelles vies, demeurant de toute manière dans une attitude d'ouverture et de
service à l'égard de la vie, même lorsque, pour des motifs sérieux et dans le
respect de la loi morale, les époux choisissent d'éviter une nouvelle grossesse,
temporairement ou pour un temps indéterminé. La loi morale les oblige en tout
cas à maîtriser les tendances de leurs instincts et de leurs passions et à
respecter les lois biologiques inscrites dans leurs personnes. C'est précisément
cette attitude qui rend légitime, pour aider l'exercice de la responsabilité
dans la procréation, le recours aux méthodes naturelles de régulation de la
fertilité: scientifiquement, elles ont été précisées de mieux en mieux et
elles offrent des possibilités concrètes pour des choix qui soient en harmonie
avec les valeurs morales. Une observation honnête des résultats obtenus devrait
faire tomber les préjugés encore trop répandus et convaincre les époux, de même
que le personnel de santé et les services sociaux, de l'importance d'une
formation adéquate dans ce domaine. L'Église est reconnaissante envers ceux qui,
au prix d'un dévouement et de sacrifices personnels souvent méconnus, s'engagent
dans la recherche sur ces méthodes et dans leur diffusion, en développant en
même temps l'éducation aux valeurs morales que suppose leur emploi.
La démarche éducative
ne peut manquer de prendre aussi en considération la souffrance et la mort.
En réalité, elles font partie de l'expérience humaine et il est vain autant
qu'erroné de chercher à les occulter ou à les écarter. Au contraire, chacun doit
être aidé à en saisir le mystère profond, dans sa dure réalité concrète. Même la
douleur et la souffrance ont un sens et une valeur, quand elles sont vécues en
rapport étroit avec l'amour reçu et donné. Dans cette perspective, j'ai voulu
que soit célébrée chaque année la Journée mondiale des Malades,
soulignant « le caractère salvifique de l'offrande de la souffrance qui, si elle
est vécue en communion avec le Christ, appartient à l'essence même de la
Rédemption »
.
D'ailleurs, la mort elle-même est tout autre chose qu'une aventure sans
espérance: elle est la porte de l'existence qui s'ouvre sur l'éternité, et, pour
ceux qui la vivent dans le Christ, elle est l'expérience de la participation à
son mystère de mort et de résurrection.
98. En somme,
nous pouvons dire que le tournant culturel ici souhaité exige de tous le courage
d'entrer dans un nouveau style de vie qui adopte une juste échelle des
valeurs comme fondement des choix concrets, aux niveaux personnel, familial,
social et international: la primauté de l'être sur l'avoir
,
de la personne sur les choses
.
Ce mode de vie renouvelé suppose aussi le passage de l'indifférence à
l'intérêt envers autrui et du rejet à l'accueil: les autres ne sont
pas des concurrents dont il faudrait se défendre, mais des frères et des sœurs
dont on doit être solidaire ; il faut les aimer pour eux-mêmes ; ils nous
enrichissent par leur présence même.
Personne ne doit se
sentir exclu de cette mobilisation pour une nouvelle culture de la vie : tous
ont un rôle important à jouer. Avec celle des familles, la mission des
enseignants et des éducateurs est particulièrement précieuse. Il
dépend largement d'eux que les jeunes, formés à une liberté véritable, sachent
garder en eux-mêmes et répandre autour d'eux des idéaux de vie authentiques, et
qu'ils sachent grandir dans le respect et dans le service de toute personne, en
famille et dans la société.
De même, les
intellectuels peuvent faire beaucoup pour édifier une nouvelle culture de la
vie humaine. Les intellectuels catholiques ont un rôle particulier, car
ils sont appelés à se rendre activement présents dans les lieux privilégiés où
s'élabore la culture, dans le monde de l'école et de l'université, dans les
milieux de la recherche scientifique et technique, dans les cercles de création
artistique et de réflexion humaniste. Nourrissant leur inspiration et leur
action à la pure sève de l'Évangile, ils doivent s'employer à favoriser une
nouvelle culture de la vie, par la production de contributions sérieuses, bien
informées et susceptibles de s'imposer par leur valeur à l'attention et au
respect de tous. Précisément dans cette perspective, j'ai institué l'Académie
pontificale pour la Vie, dans le but « d'étudier, d'informer et de donner
une formation en ce qui concerne les principaux problèmes de la bio-médecine et
du droit, relatifs à la promotion et à la défense de la vie, surtout dans le
rapport direct qu'ils entretiennent avec la morale chrétienne et les directives
du Magistère de l'Église »
.
Les Universités fourniront aussi un apport spécifique, les Universités
catholiques en particulier, de même que les Centres, Instituts et Comités
de bioéthique.
Les divers acteurs
des moyens de communication sociale ont une grande et grave responsabilité :
il leur faut faire en sorte que les messages transmis avec beaucoup d'efficacité
contribuent à la culture de la vie. C'est ainsi qu'ils doivent présenter des
exemples de vie élevés et nobles, donner une place à des témoignages positifs et
parfois héroïques d'amour pour l'homme, proposer les valeurs de la sexualité et
de l'amour avec un grand respect, sans se complaire dans ce qui corrompt et
avilit la dignité de l'homme. Dans la lecture de la réalité, ils doivent refuser
de mettre en relief ce qui peut suggérer ou aggraver des sentiments ou des
attitudes d'indifférence, de mépris ou de refus envers la vie. Tout en restant
scrupuleusement fidèles à la vérité des faits, il leur appartient d'allier la
liberté de l'information au respect de toutes les personnes et à une profonde
humanité.
99. Pour
obtenir ce tournant culturel en faveur de la vie, la pensée et l'action des
femmes jouent un rôle unique et sans doute déterminant : il leur revient de
promouvoir un « nouveau féminisme » qui, sans succomber à la tentation de suivre
les modèles masculins, sache reconnaître et exprimer le vrai génie féminin dans
toutes les manifestations de la vie en société, travaillant à dépasser toute
forme de discrimination, de violence et d'exploitation.
Reprenant le message
final du Concile Vatican II, j'adresse moi aussi aux femmes cet appel pressant :
« Réconciliez les hommes avec la vie »
.
Vous êtes appelées à témoigner du sens de l'amour authentique, du don de
soi et de l'accueil de l'autre qui se réalisent spécifiquement dans la relation
conjugale, mais qui doivent animer toute autre relation interpersonnelle.
L'expérience de la maternité renforce en vous une sensibilité aiguë pour la
personne de l'autre et, en même temps, vous confère une tâche particulière :
« La maternité comporte une communion particulière avec le mystère de la vie qui
mûrit dans le sein de la femme... Ce genre unique de contact avec le nouvel être
humain en gestation crée, à son tour, une attitude envers l'homme — non
seulement envers son propre enfant mais envers l'homme en général — de nature à
caractériser profondément toute la personnalité de la femme »
.
En effet, la mère accueille et porte en elle un autre, elle lui permet de
grandir en elle, lui donne la place qui lui revient en respectant son altérité.
Ainsi, la femme perçoit et enseigne que les relations humaines sont authentiques
si elles s'ouvrent à l'accueil de la personne de l'autre, reconnue et aimée pour
la dignité qui résulte du fait d'être une personne et non pour d'autres facteurs
comme l'utilité, la force, l'intelligence, la beauté, la santé. Telle est la
contribution fondamentale que l'Église et l'humanité attendent des femmes. C'est
un préalable indispensable à ce tournant culturel authentique.
Je voudrais adresser une
pensée spéciale à vous, femmes qui avez eu recours à l'avortement.
L'Église sait combien de conditionnements ont pu peser sur votre décision, et
elle ne doute pas que, dans bien des cas, cette décision a été douloureuse, et
même dramatique. Il est probable que la blessure de votre âme n'est pas encore
refermée. En réalité, ce qui s'est produit a été et demeure profondément
injuste. Mais ne vous laissez pas aller au découragement et ne renoncez pas à
l'espérance. Sachez plutôt comprendre ce qui s'est passé et interprétez-le en
vérité. Si vous ne l'avez pas encore fait, ouvrez-vous avec humilité et avec
confiance au repentir : le Père de toute miséricorde vous attend pour vous
offrir son pardon et sa paix dans le sacrement de la réconciliation. Vous vous
rendrez compte que rien n'est perdu et vous pourrez aussi demander pardon à
votre enfant qui vit désormais dans le Seigneur. Avec l'aide des conseils et de
la présence de personnes amies compétentes, vous pourrez faire partie des
défenseurs les plus convaincants du droit de tous à la vie par votre témoignage
douloureux. Dans votre engagement pour la vie, éventuellement couronné par la
naissance de nouvelles créatures et exercé par l'accueil et l'attention envers
ceux qui ont le plus besoin d'une présence chaleureuse, vous travaillerez à
instaurer une nouvelle manière de considérer la vie de l'homme.
100. Dans ce
grand effort pour une nouvelle culture de la vie, nous sommes soutenus et
animés par l'assurance de savoir que l'Évangile de la vie, comme le
Royaume de Dieu, grandit et donne des fruits en abondance (cf. Mc 4,
26-29). Certes, la disproportion est énorme entre les moyens considérables et
puissants dont sont dotées les forces qui travaillent pour la « culture de la
mort » et les moyens dont disposent les promoteurs d'une « culture de la vie et
de l'amour ». Mais nous savons pouvoir compter sur l'aide de Dieu, à qui rien
n'est impossible (cf. Mt 19, 26).
Ayant cette certitude au
cœur et animé par une sollicitude inquiète pour le sort de chaque homme et de
chaque femme, je répète aujourd'hui à tous ce que j'ai dit aux familles engagées
dans leurs tâches rendues difficiles par les embûches qui les menacent :
une grande prière pour la vie, qui parcourt le monde entier, est une
urgence. Que, par des initiatives extraordinaires et dans la prière
habituelle, une supplication ardente s'élève vers Dieu, Créateur qui aime la
vie, de toutes les communautés chrétiennes, de tous les groupes ou mouvements,
de toutes les familles, du cœur de tous les croyants! Par son exemple, Jésus
nous a lui-même montré que la prière et le jeûne sont les armes principales et
les plus efficaces contre les forces du mal (cf. Mt 4, 1-11) et il a
appris à ses disciples que certains démons ne peuvent être chassés que de cette
manière (cf. Mc 9, 29). Retrouvons donc l'humilité et le courage de
prier et de jeûner, pour obtenir que la force qui vient du Très-Haut fasse
tomber les murs de tromperies et de mensonges qui cachent aux yeux de tant de
nos frères et sœurs la nature perverse de comportements et de lois hostiles à la
vie, et qu'elle ouvre leurs cœurs à des résolutions et à des intentions
inspirées par la civilisation de la vie et de l'amour.
101. « Tout
ceci, nous vous l'écrivons pour que notre joie soit complète » (1 Jn 1,
4). La révélation de l'Évangile de la vie nous est donnée comme un bien à
communiquer à tous, afin que tous les hommes soient en communion avec nous et
avec la Trinité (cf. 1 Jn 1, 3). Nous non plus, nous ne pourrions être
dans la joie complète si nous ne communiquions cet Évangile aux autres, si nous
le gardions pour nous-mêmes.
L'Évangile de la vie
n'est pas exclusivement réservé aux croyants, il est pour tous. La
question de la vie, de sa défense et de sa promotion n'est pas la prérogative
des seuls chrétiens. Même si elle reçoit de la foi une lumière et une force
extraordinaires, elle appartient à toute conscience humaine qui aspire à la
vérité et qui a le souci attentif du sort de l'humanité. Il y a assurément dans
la vie une valeur sacrée et religieuse, mais en aucune manière on ne peut dire
que cela n'interpelle que les croyants: en effet, il s'agit d'une valeur que
tout être humain peut saisir à la lumière de la raison et qui concerne
nécessairement tout le monde.
Par conséquent, notre
action de « peuple de la vie et pour la vie » demande à être comprise de manière
juste et accueillie avec sympathie. Quand l'Église déclare que le respect
inconditionnel du droit à la vie de toute personne innocente — depuis sa
conception jusqu'à sa mort naturelle — est un des piliers sur lesquels repose
toute société civile, elle « désire seulement promouvoir un État humain.
Un État qui reconnaisse que son premier devoir est la défense des droits
fondamentaux de la personne humaine, spécialement les droits du plus faible »
.
L'Évangile de la vie
est pour la cité des hommes. Agir en faveur de la vie, c'est contribuer au
renouveau de la société par la réalisation du bien commun. En effet, il
n'est pas possible de réaliser le bien commun sans reconnaître et protéger le
droit à la vie, sur lequel se fondent et se développent tous les autres droits
inaliénables de l'être humain. Et une société ne peut avoir un fondement solide
si, tout en affirmant des valeurs comme la dignité de la personne, la justice et
la paix, elle se contredit radicalement en acceptant ou en tolérant les formes
les plus diverses de mépris ou d'atteintes à la vie humaine, surtout quand elle
est faible ou marginalisée. Seul le respect de la vie peut fonder et garantir
les biens les plus précieux et les plus nécessaires de la société, comme la
démocratie et la paix.
En effet, il ne peut y
avoir de vraie démocratie si l'on ne reconnaît pas la dignité de toute
personne et si l'on n'en respecte pas les droits.
Il ne peut y avoir non
plus une vraie paix si l'on ne défend pas et si l'on ne soutient pas
la vie, comme le rappelait Paul VI : « Tout crime contre la vie est un
attentat contre la paix, surtout s'il porte atteinte aux mœurs du peuple...
Alors que là où les droits de l'homme sont réellement professés et publiquement
reconnus et défendus, la paix devient l'atmosphère joyeuse et efficace de la vie
en société »
.
Le « peuple de la vie »
est heureux de pouvoir partager avec tant d'autres personnes ses engagements; et
ainsi sera toujours plus nombreux le « peuple pour la vie », et la nouvelle
culture de l'amour et de la solidarité pourra se développer pour le vrai bien de
la cité des hommes.
102. Au terme de
cette Encyclique, le regard revient spontanément vers le Seigneur Jésus, vers
« l'Enfant qui nous est né » (cf. Is 9, 5), pour contempler en lui « la
Vie » qui « s'est manifestée » (1 Jn 1, 2). Dans le mystère de cette
naissance, s'accomplit la rencontre de Dieu avec l'homme et commence le chemin
du Fils de Dieu sur la terre, chemin qui culminera dans le don de sa vie sur la
Croix : par sa mort, Il vaincra la mort et deviendra pour l'humanité entière
principe de vie nouvelle.
Pour accueillir « la
Vie » au nom de tous et pour le bien de tous, il y eut Marie, la Vierge Mère :
elle a donc avec l'Évangile de la vie des liens personnels très étroits.
Le consentement de Marie à l'Annonciation et sa maternité se trouvent à la
source même du mystère de la vie que le Christ est venu donner aux hommes (cf.
Jn 10, 10). Par son accueil, par sa sollicitude pour la vie du Verbe fait
chair, la condamnation à la mort définitive et éternelle a été épargnée à la vie
de l'homme.
C'est pourquoi Marie,
« comme l'Église dont elle est la figure, est la mère de tous ceux qui
renaissent à la vie. Elle est vraiment la mère de la Vie qui fait vivre tous les
hommes; et en l'enfantant, elle a en quelque sorte régénéré tous ceux qui
allaient en vivre »
.
En contemplant la
maternité de Marie, l'Église découvre le sens de sa propre maternité et la
manière dont elle est appelée à l'exprimer. En même temps, l'expérience
maternelle de l'Église ouvre la perspective la plus profonde pour comprendre
l'expérience de Marie, comme modèle incomparable d'accueil de la vie et de
sollicitude pour la vie.
103. Le rapport
réciproque entre le mystère de l'Église et Marie apparaît clairement dans le
« signe grandiose » décrit dans l'Apocalypse : « Un signe grandiose apparut au
ciel : une Femme enveloppée de soleil, la lune sous ses pieds et douze étoiles
couronnant sa tête » (12, 1). L'Église reconnaît dans ce signe une image de son
propre mystère: immergée dans l'histoire, elle a conscience de la transcender,
car elle constitue sur la terre « le germe et le commencement » du Royaume de
Dieu
.
L'Église voit la réalisation complète et exemplaire de ce mystère en Marie.
C'est elle, la Femme glorieuse, en qui le dessein de Dieu a pu être accompli
avec la plus grande perfection.
La « Femme enveloppée de
soleil » — ainsi que le souligne le Livre de l'Apocalypse — « était enceinte »
(12, 2). L'Église est pleinement consciente de porter en elle le Sauveur du
monde, le Christ Seigneur, et d'être appelée à le donner au monde, pour
régénérer les hommes à la vie même de Dieu. Elle ne peut cependant pas oublier
que sa mission a été rendue possible par la maternité de Marie, qui a conçu et
mis au monde celui qui est « Dieu né de Dieu », « vrai Dieu né du vrai Dieu ».
Marie est véritablement Mère de Dieu, la Theotokos ; dans sa
maternité est suprêmement exaltée la vocation à la maternité inscrite par Dieu
en toute femme. Ainsi Marie se présente comme modèle pour l'Église, appelée à
être la « nouvelle Ève », mère des croyants, mère des « vivants » (cf. Gn
3, 20).
La maternité spirituelle
de l'Église ne se réalise toutefois — et l'Église en a également conscience —
qu'au milieu des douleurs et du « travail de l'enfantement » (Ap 12, 2),
c'est-à-dire dans la tension constante avec les forces du mal qui continuent à
pénétrer le monde et à marquer le cœur des hommes, opposant leur résistance au
Christ : « Ce qui fut en lui était la vie, et la vie était la lumière des
hommes; et la lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres ne l'ont pas
saisie » (Jn 1, 45).
Comme l'Église, Marie a
dû vivre sa maternité sous le signe de la souffrance : « Cet enfant... doit être
un signe en butte à la contradiction, — et toi-même, une épée te transpercera
l'âme — afin que se révèlent les pensées intimes de bien des cœurs » (Lc
2, 34-35). Dans les paroles que Syméon adresse à Marie dès l'aube de l'existence
du Sauveur, se trouve exprimé synthétiquement le refus opposé à Jésus et à Marie
avec lui, qui culminera sur le Calvaire. « Près de la Croix de Jésus » (Jn
19, 25), Marie participe au don que son Fils fait de lui-même: elle offre
Jésus, le donne, l'enfante définitivement pour nous. Le « oui » du jour de
l'Annonciation mûrit pleinement le jour de la Croix, quand vient pour Marie le
temps d'accueillir et d'enfanter comme fils tout homme devenu disciple,
reportant sur lui l'amour rédempteur du Fils : « Jésus donc, voyant sa Mère et,
se tenant près d'elle, le disciple qu'il aimait, dit à sa Mère : “Femme, voici
ton fils” » (Jn 19, 26).
« En arrêt devant la Femme ..., le Dragon
s'apprête à dévorer son enfant aussitôt né » (Ap 12, 4): la vie menacée par les
forces du mal
104. Dans le
Livre de l'Apocalypse, le « signe grandiose » de la « Femme » (12, 1)
s'accompagne d'un « second signe apparu au ciel : un énorme Dragon rouge feu » (Ap
12, 3), qui représente Satan, puissance personnelle maléfique, et en même
temps toutes les forces du mal qui sont à l'œuvre dans l'histoire et entravent
la mission de l'Église.
Là encore, Marie éclaire
la communauté des croyants : l'hostilité des forces du mal est en effet une
sourde opposition qui, avant d'atteindre les disciples de Jésus, se retourne
contre sa Mère. Pour sauver la vie de son Fils devant ceux qui le redoutent
comme une dangereuse menace, Marie doit s'enfuir en Égypte avec Joseph et avec
l'enfant (cf. Mt 2, 13-15).
Marie aide ainsi
l'Église à prendre conscience que la vie est toujours au centre d'un grand
combat entre le bien et le mal, entre la lumière et les ténèbres. Le dragon
veut dévorer « l'enfant aussitôt né » (Ap 12, 4), figure du Christ, que
Marie enfante dans « la plénitude des temps » (Ga 4, 4) et que l'Église
doit constamment donner aux hommes aux différentes époques de l'histoire. Mais
cet enfant est aussi comme la figure de tout homme, de tout enfant, spécialement
de toute créature faible et menacée, parce que — ainsi que nous le rappelle le
Concile —, « par son Incarnation, le Fils de Dieu s'est en quelque sorte uni
lui-même à tout homme »
.
C'est dans la « chair » de tout homme que le Christ continue à se révéler et à
entrer en communion avec nous, à tel point que le rejet de la vie de l'homme,
sous ses diverses formes, est réellement le rejet du Christ. Telle
est la vérité saisissante et en même temps exigeante que le Christ nous dévoile
et que son Église redit inlassablement : « Quiconque accueille un petit enfant
tel que lui à cause de mon nom, c'est moi qu'il accueille » (Mt 18, 5) ;
« En vérité je vous le dis, dans la mesure où vous l'avez fait à l'un de ces
plus petits de mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait » (Mt 25,
40).
105. L'annonce de
l'ange à Marie tient dans ces paroles rassurantes : « Sois sans crainte, Marie »
et « Rien n'est impossible à Dieu » (Lc 1, 30. 37). En vérité, toute
l'existence de la Vierge Mère est enveloppée par la certitude que Dieu est
proche d'elle et l'accompagne de sa bienveillante providence. Il en est ainsi de
l'Église, qui trouve « un refuge » (Ap 12, 6) dans le désert, lieu de
l'épreuve mais aussi de la manifestation de l'amour de Dieu envers son peuple
(cf. Os 2, 16). Marie est parole vivante de consolation pour l'Église
dans son combat contre la mort. En nous montrant son Fils, elle nous assure
qu'en lui les forces de la mort ont déjà été vaincues : « La mort et la vie
s'affrontèrent en un duel prodigieux. Le Maître de la vie mourut; vivant, il
règne »
.
L'Agneau immolé
vit en portant les marques de la Passion dans la splendeur de la Résurrection.
Lui seul domine tous les événements de l'histoire: il en brise les « sceaux »
(cf. Ap 5, 110) et, dans le temps et au-delà du temps, il proclame le
pouvoir de la vie sur la mort. Dans la « nouvelle Jérusalem », c'est-à-dire
dans le monde nouveau vers lequel tend l'histoire des hommes, « de mort, il
n'y en aura plus ; de pleur, de cri et de peine, il n'y en aura plus,
car l'ancien monde s'en est allé » (Ap 21, 4).
Et tandis que, peuple de
Dieu en pèlerinage, peuple de la vie et pour la vie, nous marchons avec
confiance vers « un ciel nouveau et une terre nouvelle » (Ap 21, 1),
nous tournons notre regard vers Celle qui est pour nous « un signe d'espérance
assurée et de consolation »
.
Ô Marie,
aurore du monde nouveau,
Mère des vivants,
nous te confions la cause de la vie :
regarde, ô Mère, le nombre immense
des enfants que l'on empêche de naître,
des pauvres pour qui la vie est rendue difficile,
des hommes et des femmes
victimes d'une violence inhumaine,
des vieillards et des malades tués
par l'indifférence
ou par une pitié fallacieuse.
Fais que ceux qui croient en ton Fils
sachent annoncer aux hommes de notre temps
avec fermeté et avec amour
l'Évangile de la vie.
Obtiens-leur la grâce de l'accueillir
comme un don toujours nouveau,
la joie de le célébrer avec reconnaissance
dans toute leur existence
et le courage d'en témoigner
avec une ténacité active, afin de construire,
avec tous les hommes de bonne volonté,
la civilisation de la vérité et de l'amour,
à la louange et à la gloire de Dieu
Créateur qui aime la vie.
Donné à Rome, près de
Saint-Pierre, le 25 mars 1995, solennité de l'Annonciation du Seigneur, en la
dix-septième année de mon pontificat.
|