LETTRE ENCYCLIQUE
DU SOUVERAIN PONTIFE
JEAN-PAUL II
Aux évêques, aux
prêtres, aux familles religieuses, aux fils et filles de l'Église, et a tous les
hommes de bonne volonté a l'occasion du vingtième anniversaire de l'encyclique
Populorum progressio.
Vénérables Frères,
chers Fils et Filles, salut et Bénédiction Apostolique !
1. L'INTÉRÊT
ACTIF que porte Église à la question sociale, c'est-à-dire à ce qui a
pour fin un développement authentique de l'homme et de la société, de nature à
respecter et à promouvoir la personne humaine dans toutes ses dimensions, s'est
toujours manifesté de manières très diverses. L'un des modes d'intervention
privilégié ces derniers temps a été le Magistère des Pontifes Romains, qui ont
souvent traité la question en se référant à l'encyclique Rerum novarum de
Léon XIII
,
faisant parfois coïncider la date de publication des divers documents sociaux
avec les anniversaires de cette première encyclique
.
Les Souverains Pontifes
n'ont pas manqué, par ces interventions, de mettre en relief également des
aspects nouveaux de la doctrine sociale de l’Église. Ainsi, en commençant par
l'apport remarquable de Léon XIII, enrichi par les contributions successives du
Magistère, s'est constitué un corps de doctrine actualisé qui s'articule à
mesure que l’Église interprète les événements dans leur déroulement au cours de
l'histoire à la lumière de l'ensemble de la Parole révélée par le Christ Jésus
et avec l'assistance de l'Esprit Saint (cf. Jn 14, 16 26 ; 16, 13-15).
Elle cherche de cette façon à guider les hommes pour qu'ils répondent, en
s'appuyant sur la réflexion rationnelle et l'apport des sciences humaines, à
leur vocation de bâtisseurs responsables de la société terrestre.
2. C'est dans cet
ensemble considérable d'enseignement social que s'insère et ressort l'encyclique
Populorum progressio
,
publiée par mon vénéré prédécesseur Paul VI le 26 mars 1967.
Il suffit de relever la
série de commémorations qui ont eu lieu cette année, sous des formes diverses et
dans beaucoup de cercles ecclésiastiques et civils, pour comprendre que cette
encyclique est toujours actuelle. Dans le même but, la Commission pontificale
« Justice et Paix » a envoyé l'an passé une lettre circulaire aux Synodes des
Églises catholiques orientales et aux Conférences épiscopales pour demander des
avis et des suggestions sur la meilleure manière de marquer l'anniversaire de
l'encyclique, d'en enrichir les enseignements et, le cas échéant, de les mettre
à jour. La même Commission a organisé, lors de ce vingtième anniversaire, une
commémoration solennelle à laquelle j'ai voulu prendre part en prononçant
l'allocution finale
.
Et maintenant, prenant également en considération le contenu des réponses
données à la lettre circulaire déjà mentionnée, je crois opportun de clore
l'année 1987 en consacrant une encyclique aux thèmes de Populorum progressio.
3. Par là, j'ai
en vue essentiellement deux objectifs de grande importance: d'une part,
rendre hommage à ce document historique de Paul VI et à son enseignement ;
d'autre part, dans la ligne tracée par mes vénérés prédécesseurs sur le siège de
Pierre, réaffirmer la continuité de la doctrine sociale de l’Église en
même temps que son renouvellement continuel. En effet, continuité et
renouvellement apportent une confirmation de la valeur constante de
l'enseignement de l’Église.
Ces deux qualités
caractérisent son enseignement en matière sociale. D'un côté, cet enseignement
est constant parce qu'identique dans son inspiration de base, dans ses
« principes de réflexion », dans ses « critères de jugement », dans ses
« directives d'action » fondamentales
et surtout dans son lien essentiel avec l’Évangile du Seigneur; d'un autre côté,
il est toujours nouveau parce que sujet aux adaptations nécessaires et
opportunes entraînées par les changements des conditions historiques et par la
succession ininterrompue des événements qui font la trame de la vie des hommes
et de la société.
4. Je suis
convaincu que les enseignements de l'encyclique Populorum progressio,
adressée aux hommes et à la société des années soixante, conservent toute leur
force d'appel à la conscience aujourd'hui, vers la fin des années
quatre-vingt. M'efforçant d'esquisser les grands traits du monde actuel —
toujours dans l'optique du motif qui a inspiré ce document, le « développement
des peuples », sujet qui est encore bien loin d'être épuisé —, je me propose
d'en prolonger l'écho, le rattachant aux applications possibles, en ce moment
présent de notre histoire qui n'est pas moins dramatique qu'il y a vingt ans.
Le temps, nous le savons
bien, s'écoule toujours au même rythme; aujourd'hui, cependant, on a
l'impression qu'il est soumis à un mouvement d'accélération continue, en
raison surtout de la multiplication et de la complexité des phénomènes au milieu
desquels nous vivons. Il en résulte que le visage du monde, au cours des
vingt dernières années, tout en conservant certaines constantes fondamentales, a
subi des changements notables et présente des aspects tout à fait nouveaux.
Cette période,
caractérisée à la veille du troisième millénaire chrétien par une attente
diffuse, comme dans un nouvel « Avent »
qui affecte en quelque manière tous les hommes, offre l'occasion d'approfondir
l'enseignement de l'encyclique, pour en montrer aussi les perspectives.
La présente réflexion
a pour but de souligner, à l'aide de la recherche théologique sur la réalité
contemporaine, la nécessité d'une conception plus riche et plus différenciée du
développement, en fonction des propositions de l'encyclique, et d'indiquer
quelques modèles de réalisation.
5. Dès sa
publication, le document du Pape Paul VI a retenu l'attention de l'opinion
publique par sa nouveauté. Il a permis de vérifier concrètement et avec
une grande clarté les caractéristiques déjà mentionnées de la continuité
et du renouvellement, à l'intérieur de la doctrine sociale de l’Église.
C'est pourquoi le propos de redécouvrir de nombreux aspects de cet enseignement,
à travers une relecture attentive de l'encyclique, sera le fil conducteur des
réflexions présentes.
Mais d'abord je désire
m'arrêter sur la date de publication : l'année 1967. Le fait même que le
Pape Paul VI ait pris la décision de publier une encyclique sociale cette
année-là est une invitation à considérer le document en rapport avec le Concile
œcuménique Vatican II, qui s'était achevé le 8 décembre 1965.
6. Nous devons
voir dans cette circonstance plus qu'une simple proximité chronologique.
L'encyclique Populorum progressio se présente, d'une certaine manière,
comme un document d'application des enseignements du Concile. Et cela,
moins parce qu'elle fait de continuelles références aux textes conciliaires
que parce qu'elle résulte de la préoccupation de l’Église qui a inspiré tout le
travail conciliaire — en particulier la constitution pastorale Gaudium et
spes — dans la coordination et le développement de nombreux thèmes de son
enseignement social.
Il est donc permis de
dire que l'encyclique Populorum progressio est comme la réponse à
l'appel que formulait le Concile au début de la constitution
Gaudium et spes : « Les joies et les espoirs, les tristesses et les
angoisses des hommes de ce temps, des pauvres surtout et de tous ceux qui
souffrent, sont aussi les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses
des disciples du Christ, et il n'est rien de vraiment humain qui ne trouve écho
dans leur cœur »
.
Ces paroles expriment le motif fondamental qui inspira le grand
document conciliaire, lequel part de la constatation de l'état de misère
et de sous-développement dans lequel vivent des millions et des
millions d'êtres humains.
Cette misère et
ce sous-développement, ce sont, sous d'autres noms, « les tristesses et
les angoisses » d'aujourd'hui, « des pauvres sur tout » : face à cet immense
spectacle de douleur et de souffrance, le Concile veut ouvrir des horizons de
joie et d'espérance. C'est le même objectif que vise l'encyclique de Paul VI,
pleinement fidèle à l'inspiration conciliaire.
7. C'est jusque
dans l'ordonnance de ses thèmes que l'encyclique, se situant dans la
grande tradition de la doctrine sociale de l'Église, reprend directement la
présentation nouvelle ainsi que l'ample synthèse que le Concile a
élaborées, principalement dans la constitution Gaudium et spes.
En ce qui concerne la
substance et les thèmes repris par l'encyclique, il faut souligner: la
conscience du devoir qu'a l’Église, « experte en humanité », de « scruter les
signes des temps et de les interpréter à la lumière de l’Évangile »
;
la conscience, également profonde, de sa mission de « service », distincte de la
fonction de l’État, même quand elle se préoccupe du sort des personnes dans le
concret
;
le rappel des différences criantes dans les situations de ces mêmes personnes
;
la confirmation de l'enseignement conciliaire, écho fidèle de la tradition
séculaire de l’Église, sur la « destination universelle des biens »
;
l'estime pour la culture et la civilisation technique qui contribuent à la
libération de l'homme
,
sans négliger de reconnaître leurs limites
;
enfin, sur le thème du développement, qui est celui de l'encyclique,
l'insistance sur le « devoir très grave » qui incombe aux nations plus
développées d’« aider les pays en voie de développement »
.
Le concept même de développement proposé par l'encyclique vient directement de
la façon dont la constitution pastorale pose le problème
.
Ces références
explicites à la constitution pastorale et d'autres encore amènent à conclure que
l'encyclique se présente comme une application de l'enseignement
conciliaire en matière sociale à l'égard du problème du développement et du
sous-développement des peuples.
8. La brève
analyse ainsi faite nous aide à mieux apprécier la nouveauté de l'encyclique,
qui peut se ramener à trois éléments.
Le premier tient
au fait même qu'il s'agit d'un document, émanant de la plus haute
autorité de l’Église catholique et destiné à la fois à l’Église elle-même et « à
tous les hommes de bonne volonté »
,
sur un sujet qui, à première vue, est seulement économique et social: le
développement des peuples. Le mot « développement » est ici emprunté au
vocabulaire des sciences sociales et économiques. Sous cet aspect, l'encyclique
Populorum progressio se situe d'emblée dans le sillage de l'encyclique
Rerum novarum, qui traite de la « condition des ouvriers »
.
Considérés superficiellement, ces deux thèmes pourraient paraître étrangers aux
centres d'intérêt légitimes de l’Église envisagée comme institution
religieuse, celui du «développement» plus encore que celui de la « condition
ouvrière ».
En continuité avec
l'encyclique de Léon XIII, il faut reconnaître au document de Paul VI le mérite
d'avoir souligné le caractère éthique et culturel de la problématique
relative au développement et, de même, la légitimité et la nécessité de
l'intervention de l’Église dans ce domaine.
En cela, la doctrine
sociale chrétienne a manifesté encore une fois son caractère d'application
de la Parole de Dieu à la vie des hommes et de la société comme aussi aux
réalités terrestres qui s'y rattachent, en offrant des « principes de
réflexion », des « critères de jugement » et des « directives d'action »
.
Or, dans le document de Paul VI on retrouve ces trois éléments dans une
orientation surtout pratique, c'est-à-dire ordonnée à la conduite morale.
Il s'ensuit que, lorsque
l’Église s'occupe du « développement des peuples », elle ne peut être accusée
d'outrepasser son propre domaine de compétence et encore moins le mandat reçu du
Seigneur.
9. Le deuxième
élément marquant la nouveauté de Populorum progressio consiste en
ce qu'elle ouvre un vaste horizon à ce qu'on appelle communément la
« question sociale ».
Il est vrai que
l'encyclique Mater et Magistra du Pape Jean XXIII était déjà entrée dans
cette largeur de vue
et que le Concile en avait répercuté l'écho dans la constitution Gaudium et
spes
.
Néanmoins, le magistère social de l’Église n'était pas encore arrivé à affirmer
en toute clarté que la question sociale avait acquis une dimension mondiale
,
et il n'avait pas fait de cette affirmation et de l'analyse qui l'accompagnait
une « directive d'action », comme le fait le Pape Paul VI dans son encyclique.
Une prise de position
aussi explicite présente une grande richesse de contenu, qu'il convient
d'indiquer.
Avant tout, il faut
écarter une équivoque possible. Reconnaître que la question sociale a
acquis une dimension mondiale ne signifie pas pour autant qu'elle ait perdu de
son impact ou de son importance à l'échelon national et local. Cela veut
dire, au contraire, que les problèmes dans les entreprises ou dans le mouvement
ouvrier et syndical d'un pays donné ou d'une région déterminée ne doivent pas
être considérés comme des phénomènes isolés sans liens entre eux, mais qu'ils
dépendent de plus en plus de facteurs dont l'influence s'étend au-delà des
limites régionales ou des frontières nationales.
Malheureusement, sous
l'angle économique, les pays en voie de développement dépassent largement en
nombre les pays développés : les foules humaines privées des biens et des
services apportés par le développement sont beaucoup plus nombreuses
que celles qui en disposent.
Nous sommes donc en
présence d'un grave problème d'inégalité dans la répartition des moyens
de subsistance, destinés à l'origine à tous les hommes; il en va de même pour
les avantages qui en dérivent. Et cela se produit sans que les peuples
défavorisés en soient responsables, encore moins par une sorte de
fatalité liée aux conditions naturelles ou à l'ensemble des circonstances.
En déclarant que la
question sociale a acquis une dimension mondiale, l'encyclique de Paul VI se
propose avant tout de signaler un fait d'ordre moral, qui a son fondement
dans l'analyse objective de la réalité. Selon les paroles mêmes de l'encyclique,
« chacun doit prendre conscience » de ce fait
,
précisément parce que cela touche directement la conscience, qui est la source
des décisions morales.
Dans ce cadre, la
nouveauté de l'encyclique ne consiste pas tant dans l'affirmation, de
caractère historique, de l'universalité de la question sociale que dans
l'appréciation morale de cette réalité. Ainsi, les responsables des affaires
publiques, les citoyens des pays riches, chacun à titre personnel, surtout s'ils
sont chrétiens, ont l'obligation morale — à leur niveau respectif de
responsabilité — de tenir compte, dans leurs décisions personnelles et
gouvernementales, de ce rapport d'universalité, de cette interdépendance
existant entre leur comportement et la misère et le sous-développement de tant
de millions d'hommes. Avec une grande précision, l'encyclique de Paul VI traduit
l'obligation morale en « devoir de solidarité »
,
et cette affirmation, bien que beaucoup de situations dans le monde aient
changé, a aujourd'hui la même force et la même valeur que quand elle a été
écrite.
D'autre part, sans
sortir du cadre de cette vision morale, la nouveauté de l'encyclique
consiste encore dans la façon de présenter le problème de fond, à savoir que le
concept même de développement change considérablement quand on le situe
dans une perspective d'interdépendance mondiale. Le vrai développement ne
peut pas consister dans l'accumulation pure et simple de la richesse et dans
la multiplication des biens et des services disponibles, si cela se fait au prix
du sous-développement des masses et sans la considération due aux dimensions
sociales, culturelles et spirituelles de l'être humain
.
10. Sous un
troisième aspect, l'encyclique apporte un élément de nouveauté considérable
à la doctrine sociale de l'Église dans son ensemble et à la conception même du
développement. Cette nouveauté se reconnaît à une phrase, qu'on lit au
paragraphe concluant le document et qui peut être considérée comme la formule le
résumant, outre qu'elle lui confère son caractère historique. « Le développement
est le nouveau nom de la paix »
.
En réalité, si la
question sociale a acquis une dimension mondiale, c'est parce que l'exigence
de justice ne peut être satisfaite qu'à cette échelle. Ignorer une telle
exigence, ce serait courir le risque de faire naître la tentation d'une réponse
violente de la part des victimes de l'injustice, comme cela se produit à
l'origine de bien des guerres. Les populations exclues d'un partage équitable
des biens originairement destinés à tout le monde pourraient se demander :
pourquoi ne pas répondre par la violence à ceux qui sont les premiers à nous
faire violence ? Et si l'on examine la situation à la lumière de la division du
monde en blocs idéologiques - qui existait déjà en 1967 — avec les répercussions
et les sujétions économiques et politiques qui en résultent, le danger s'avère
encore plus grand.
A cette première
considération sur le contenu impressionnant de la formule de l'encyclique s'en
ajoute une autre, à laquelle le document fait allusion(28): comment justifier le
fait que d'immenses sommes d'argent qui pourraient et devraient être
destinées à accroître le développement des peuples, sont au contraire utilisées
pour enrichir des individus ou des groupes, ou bien consacrées à l'augmentation
des arsenaux, dans les pays développés comme dans ceux qui sont en voie de
développement, inversant les véritables priorités ? Et cela s'aggrave encore si
l'on tient compte des difficultés qui entravent souvent le transfert direct des
capitaux destinés à venir en aide aux pays qui sont dans le besoin. Si « le
développement est le nouveau nom de la paix », la guerre et les préparatifs
militaires sont les plus grands ennemis du développement intégral des peuples.
Ainsi, à la lumière de
l'expression du Pape Paul VI, nous sommes invités à revoir le concept de
développement, qui ne coïncide certes pas avec celui qui se limite à la
satisfaction des nécessités matérielles par l'augmentation des biens, sans égard
pour les souffrances du plus grand nombre, en se laissant conduire
principalement par l'égoïsme des personnes et des nations. La Lettre de
saint Jacques nous le rappelle avec pertinence: n'est-ce pas de là que
« viennent les guerres et les batailles ? N'est-ce pas précisément de vos
passions, qui combattent dans vos membres ? Vous êtes pleins de convoitises et
ne possédez pas » (Jc 4, 1-2).
Au contraire, dans un
monde différent, dominé par le souci du bien commun de toute
l'humanité, c'est-à-dire par la préoccupation du « développement spirituel et
humain de tous», et non par la recherche du profit individuel, la paix serait
possible comme fruit d'une «justice plus parfaite entre les hommes »
.
Cette nouveauté de
l'encyclique a aussi une valeur permanente et actuelle, quand on pense à
la mentalité d'aujourd'hui, tellement sensible au lien étroit qui existe entre
le respect de la justice et l'instauration d'une paix véritable.
11.
L'enseignement fondamental de l'encyclique Populorum progressio a eu
en son temps un retentissement considérable en raison de son caractère de
nouveauté. On ne peut pas dire que le contexte social dans lequel nous vivons
aujourd'hui soit tout à fait identique à celui d'il y a vingt ans. C'est
pourquoi je voudrais m'arrêter maintenant sur quelques caractéristiques du monde
contemporain et les exposer brièvement afin d'approfondir l'enseignement de
l'encyclique de Paul VI, toujours du point de vue du « développement des
peuples ».
12. Le premier
fait à relever, c'est que les espoirs de développement, alors si
vifs, semblent aujourd'hui beaucoup plus éloignés encore de leur réalisation.
A ce sujet, l'encyclique
ne se faisait pas d'illusion. Son langage austère, parfois dramatique, se
bornait à souligner la gravité de la situation et à proposer à la conscience de
tous l'obligation pressante de contribuer à la résoudre. En ces années-là
régnait un certain optimisme sur la possibilité de combler, sans efforts
excessifs, le retard économique des peuples moins favorisés, de les doter
d'infrastructures et de les aider dans le processus de leur industrialisation.
Dans le contexte
historique d'alors, en plus des efforts de chaque pays, l'Organisation des
Nations Unies a pris l'initiative de deux décennies consécutives du
développement
.
En effet, des mesures, bilatérales et multilatérales, ont été prises pour venir
en aide à de nombreux pays, certains indépendants depuis longtemps, d'autres —
les plus nombreux — à peine devenus des États après le processus de
décolonisation. De son côté, l’Église s'est senti le devoir d'approfondir les
problèmes posés par cette situation nouvelle, avec l'idée de soutenir ces
efforts par son inspiration religieuse et humaine pour leur donner une « âme »
et une impulsion efficace.
13. On ne peut
pas dire que ces différentes initiatives religieuses, humaines, économiques et
techniques aient été vaines puisque certains résultats ont pu être obtenus.
Mais, en général, compte tenu de divers facteurs, on ne peut nier que la
situation actuelle du monde, du point de vue du développement, donne une
impression plutôt négative.
C'est pourquoi je désire
attirer l'attention sur certains indices de portée générale, sans exclure
d'autres éléments spécifiques. Sans entrer dans l'analyse des chiffres ou des
statistiques, il suffit de regarder la réalité d'une multitude incalculable
d'hommes et de femmes, d'enfants, d'adultes et de vieillards, en un mot de
personnes humaines concrètes et uniques, qui souffrent sous le poids intolérable
de la misère. Ils sont des millions à être privés d'espoir du fait que, dans de
nombreuses parties de la terre, leur situation s'est sensiblement aggravée. Face
à ces drames d'indigence totale et de nécessité que connaissent tant de nos
frères et sœurs, c'est le même Seigneur Jésus qui vient nous interpeller
(cf. Mt 25, 31-46).
14. La première
constatation négative à faire est la persistance, voire souvent
l'élargissement, du fossé entre les régions dites du Nord développé et
celles du Sud en voie de développement. Cette terminologie géographique a
seulement valeur indicative car on ne peut ignorer que les frontières de la
richesse et de la pauvreté passent à l'intérieur des sociétés elles-mêmes,
qu'elles soient développées ou en voie de développement. En effet, de même qu'il
existe des inégalités sociales allant jusqu'au niveau de la misère dans des pays
riches, parallèlement, dans les pays moins développés on voit assez souvent des
manifestations d'égoïsme et des étalages de richesses aussi déconcertants que
scandaleux.
A l'abondance des biens
et des services disponibles dans certaines parties du monde, notamment dans les
régions développées du Nord, correspond un retard inadmissible dans le Sud, et
c'est précisément dans cette zone géopolitique que vit la plus grande partie du
genre humain.
Quand on regarde la
gamme des différents secteurs — production et distribution des vivres, hygiène,
santé et habitat, disponibilité en eau potable, conditions de travail, surtout
pour les femmes, durée de la vie, et autres indices sociaux et économiques —, le
tableau d'ensemble qui se dégage est décevant, soit qu'on le considère en
lui-même, soit qu'on le compare aux données correspondantes des pays plus
développés. Le terme de « fossé » revient alors spontanément sur les lèvres.
Et ce n'est peut-être
pas le mot le plus approprié pour décrire l'exacte réalité, en ce sens qu'il
peut donner l'impression d'un phénomène stationnaire. Il n'en est pas
ainsi. Dans la marche des pays développés et en voie de développement, on a
assisté, ces dernières années, à une vitesse d'accélération différente
qui contribue à augmenter les écarts, de sorte que les pays en voie de
développement, spécialement les plus pauvres, en arrivent à se trouver dans une
situation de retard très grave.
Il faut ajouter encore
les différences de cultures et de systèmes de valeurs entre les
divers groupes de population, qui ne coïncident pas toujours avec le degré de
développement économique, mais qui contribuent à créer des écarts.
Ce sont là les éléments
et les aspects qui rendent beaucoup plus complexe la question sociale,
précisément parce qu'elle a acquis une envergure mondiale.
Quand on observe les
diverses parties du monde séparées par ce fossé qui continue à s'élargir, quand
on remarque que chacune d'entre elles semble poursuivre son propre chemin, avec
ses réalisations particulières, on comprend pourquoi dans le langage courant on
parle de plusieurs mondes à l'intérieur de notre monde unique : premier monde,
deuxième monde, tiers-monde, voire quart-monde
.
De telles expressions, qui n'ont certes pas la prétention de donner un
classement exhaustif de tous les pays, n'en sont pas moins significatives: elles
témoignent d'une perception diffuse que l'unité du monde, en d'autres
termes l'unité du genre humain, est sérieusement compromise. Cette façon de
parler, sous sa valeur plus ou moins objective, cache sans aucun doute un
contenu moral, vis-à-vis duquel l’Église, « sacrement, c'est-à-dire à la
fois le signe et le moyen [...] de l'unité de tout le genre humain »
,
ne peut pas rester indifférente.
15. Le tableau
dressé précédemment serait toutefois incomplet si aux « indices économiques et
sociaux » du sous-développement on n'ajoutait pas d'autres indices également
négatifs, et même plus préoccupants encore, à commencer par ceux du domaine
culturel. Tels sont l'analphabétisme, la difficulté ou l'impossibilité
d'accéder aux niveaux supérieurs d'instruction, l'incapacité de
participer à la construction de son propre pays, les diverses formes
d'exploitation et d'oppression économiques, sociales, politiques et aussi
religieuses de la personne humaine et de ses droits, tous les types de
discrimination, spécialement celle, plus odieuse, qui est fondée sur la
différence de race. Si l'on trouve malheureusement quelques-unes de ces plaies
dans des régions du Nord plus développé, elles sont sans aucun doute plus
fréquentes, plus durables et plus difficiles à extirper dans les pays en voie de
développement et moins avancés.
Il faut remarquer que,
dans le monde d'aujourd'hui, parmi d'autres droits, le droit à l'initiative
économique est souvent étouffé. Il s'agit pourtant d'un droit important, non
seulement pour les individus mais aussi pour le bien commun. L'expérience nous
montre que la négation de ce droit ou sa limitation au nom d'une prétendue
« égalité » de tous dans la société réduit, quand elle ne le détruit pas en
fait, l'esprit d'initiative, c'est-à-dire la personnalité créative du citoyen.
Ce qu'il en ressort, ce n'est pas une véritable égalité mais un « nivelle-ment
par le bas ». A la place de l'initiative créatrice prévalent la passivité, la
dépendance et la soumission à l'appareil bureaucratique, lequel, comme unique
organe d’« organisation » et de « décision » — sinon même de « possession » — de
la totalité des biens et des moyens de production, met tout le monde dans une
position de sujétion quasi absolue, semblable à la dépendance traditionnelle de
l'ouvrier-prolétaire par rapport au capitalisme. Cela engendre un sentiment de
frustration ou de désespoir, et cela prédispose à se désintéresser de la vie
nationale, poussant beaucoup de personnes à l'émigration et favorisant aussi une
sorte d'émigration « psychologique ».
Une telle situation
entraîne également des conséquences du point de vue des « droits de chaque
pays ». Il arrive souvent, en effet, qu'un pays soit privé de sa personnalité,
c'est-à-dire de la « souveraineté » qui lui revient, au sens économique et aussi
politique et social, et même, d'une certaine manière, culturel, car, dans une
communauté nationale, toutes ces dimensions de la vie sont liées entre elles.
Il faut rappeler en
outre qu'aucun groupe social, par exemple un parti, n'a le droit d'usurper le
rôle de guide unique, car cela comporte la destruction de la véritable
personnalité de la société et des individus membres de la nation, comme cela se
produit dans tout totalitarisme. Dans cette situation, l'homme et le peuple
deviennent des « objets », malgré toutes les déclarations contraires et les
assurances verbales.
Il convient d'ajouter
ici que, dans le monde d'aujourd'hui, il existe bien d'autres formes de
pauvreté. Certaines carences ou privations ne méritent-elles pas, en effet,
ce qualificatif ? La négation ou la limitation des droits humains - par exemple
le droit à la liberté religieuse, le droit de participer à la construction de la
société, la liberté de s'associer, ou de constituer des syndicats, ou de prendre
des initiatives en matière économique — n'appauvrissent-elles pas la personne
humaine autant, sinon plus, que la privation des biens matériels ? Et un
développement qui ne tient pas compte de la pleine reconnaissance de ces droits
est-il vraiment un développement à dimension humaine ?
En bref, de nos jours le
sous-développement n'est pas seulement économique; il est également culturel,
politique et tout simplement humain, comme le relevait déjà, il y a vingt ans,
l'encyclique Populorum progressio. Il faut donc ici se demander si la
réalité si triste d'aujourd'hui n'est pas le résultat, au moins partiel, d'une
conception trop étroite, à savoir surtout économique du développement.
16. On doit
constater que, malgré les louables efforts accomplis ces deux dernières
décennies par les pays plus développés ou en voie de développement et par les
Organisations internationales pour trouver une issue à la situation, ou au moins
remédier à quelques-uns de ses symptômes, la situation s'est considérablement
aggravée.
Les responsabilités
d'une telle aggravation proviennent de causes diverses. Signalons les omissions
réelles et graves de la part des pays en voie de développement eux-mêmes, et
spécialement de la part des personnes qui y détiennent le pouvoir économique et
politique. On ne saurait pour autant feindre de ne pas voir les responsabilités
des pays développés, qui n'ont pas toujours, du moins pas suffisamment, compris
qu'il était de leur devoir d'apporter leur aide aux pays éloignés du monde de
bien-être auquel ils appartiennent.
Toutefois, il est
nécessaire de dénoncer l'existence de mécanismes économiques, financiers
et sociaux qui, bien que menés par la volonté des hommes, fonctionnent souvent
d'une manière quasi automatique, rendant plus rigides les situations de richesse
des uns et de pauvreté des autres. Ces mécanismes, manœuvrés — d'une façon
directe ou indirecte — par des pays plus développés, favorisent par leur
fonctionnement même les intérêts de ceux qui les manœuvrent, mais ils finissent
par étouffer ou conditionner les économies des pays moins développés. Il nous
faudra, plus loin, soumettre ces mécanismes à une analyse attentive sous
l'aspect éthique et moral.
Déjà Populorum
progressio prévoyait que de tels systèmes pouvaient augmenter la richesse
des riches, tout en maintenant les pauvres dans la misère
.
On a eu une confirmation de cette prévision avec l'apparition de ce qu'on
appelle le quart-monde.
17. Bien que la
société mondiale se présente comme éclatée, et cela apparaît dans la façon
conventionnelle de parler du premier, deuxième, tiers et même quart-monde,
l'interdépendance de ses diverses parties reste toujours très étroite, et si
elle est dissociée des exigences éthiques, elle entraîne des conséquences
funestes pour les plus faibles. Bien plus, cette interdépendance, en
vertu d'une espèce de dynamique interne et sous la poussée de mécanismes que
l'on ne peut qualifier autrement que de pervers, provoque des effets négatifs
jusque dans les pays riches. A l'intérieur même de ces pays, on trouve, à un
degré moindre, il est vrai, les manifestations les plus caractéristiques du
sous-développement. Ainsi, il devrait être évident que ou bien le développement
devient commun à toutes les parties du monde, ou bien il subit un
processus de régression même dans les régions marquées par un progrès
constant. Ce phénomène est particulièrement symptomatique de la nature du
développement authentique : ou bien tous les pays du monde y participent,
ou bien il ne sera pas authentique.
Parmi les symptômes
spécifiques du sous-développement qui frappent aussi de manière croissante
les peuples développés, il y en a deux qui sont particulièrement révélateurs
d'une situation dramatique. En premier lieu, la crise du logement.
En cette Année internationale des sans-abri, décidée par l'Organisation des
Nations Unies, l'attention se porte sur les millions d'êtres humains privés
d'une habitation convenable ou même de toute habitation, afin de réveiller
toutes les consciences et de trouver une solution à ce grave problème qui a des
conséquences négatives sur le plan individuel, familial et social
.
L'insuffisance de
logements se constate à l'échelle universelle et est due, en grande
partie, au phénomène toujours croissant de l'urbanisation
.
Même les peuples les plus développés offrent le triste spectacle d'individus et
de familles qui luttent littéralement pour survivre, sans toit ou avec un
abri tellement précaire qu'il ne vaut pas mieux.
Le manque de logement,
qui est un problème fort grave en lui-même, doit être considéré comme le signe
et la synthèse de toute une série d'insuffisances économiques, sociales,
culturelles ou simplement humaines, et, compte tenu de l'extension du phénomène,
nous devrions sans peine nous convaincre que nous sommes loin de l'authentique
développement des peuples.
18. L'autre
symptôme, commun à la plupart des pays, est le phénomène du chômage
et du sous-emploi.
Qui ne se rend compte de
l'actualité et de la gravité croissante d'un tel phénomène dans
les pays industrialisés ?
S'il paraît alarmant dans les pays en voie de développement, avec leur taux
élevé de croissance démographique et le grand nombre de jeunes au sein de leur
population, dans les pays de fort développement économique les sources de
travail vont, semble-t-il, en se restreignant, et ainsi les possibilités
d'emploi diminuent au lieu de croître.
Ce phénomène, avec la
série de ses conséquences négatives au niveau individuel et social, depuis la
dégradation jusqu'à la perte du respect que tout homme ou toute femme se doit à
soi-même, nous invite, lui aussi, à nous interroger sérieusement sur le type de
développement réalisé au cours de ces vingt dernières années. Ce que disait
l'encyclique Laborem exercens s'avère ici plus que jamais d'actualité :
« Il faut souligner que l'élément constitutif et en même temps la
vérification la plus adéquate de ce progrès dans l'esprit de justice et de
paix que l’Église proclame et pour lequel elle ne cesse de prier [ ... ] est
la réévaluation continue du travail humain, sous l'aspect de sa finalité
objective comme sous l'aspect de la dignité du sujet de tout travail qu'est
l'homme ». Au contraire, « on ne peut pas ne pas être frappé par un fait
déconcertant d'immense proportion » : à savoir qu’« il y a des foules de
chômeurs, de sous-employés [ ... ]. Ce fait tend sans aucun doute à montrer que,
à l'intérieur de chaque communauté politique comme dans les rapports entre elles
au niveau continental et mondial — pour ce qui concerne l'organisation du
travail et de l'emploi —, il y a quelque chose qui ne va pas, et cela
précisément sur les points les plus critiques et les plus importants au point de
vue social »
.
En raison de son
caractère universel et, en un sens, multiplicateur, cet autre
phénomène, comme le précédent, constitue, à cause de son incidence négative, un
signe éminemment caractéristique de l'état et de la qualité du développement des
peuples face auquel nous nous trouvons aujourd'hui
.
19. Un autre
phénomène, typique lui aussi de la période la plus récente — même si on ne
le trouve pas partout —, est, sans aucun doute, également caractéristique de
l'interdépendance qui existe entre les pays développés et ceux qui le sont
moins. C'est la question de la dette internationale, à laquelle la
Commission pontificale « Justice et Paix » a consacré un document
.
On ne saurait ici passer
sous silence le lien étroit entre ce problème, dont la gravité croissante
était déjà prévue par l'encyclique Populorum progressio
,
et la question du développement des peuples.
La raison qui poussa les
peuples en voie de développement à accepter l'offre d'une abondance de capitaux
disponibles a été l'espoir de pouvoir les investir dans des activités de
développement. En conséquence, la disponibilité des capitaux et le fait de les
accepter au titre de prêt peuvent être considérés comme une contribution au
développement lui-même, ce qui est souhaitable et légitime en soi, même si cela
a été parfois imprudent et, en quelques cas, précipité.
Les circonstances ayant
changé, aussi bien dans les pays endettés que sur le marché financier
international, l'instrument prévu pour contribuer au développement s'est
transformé en un mécanisme à effet contraire. Et cela parce que,
d'une part, les pays débiteurs, pour satisfaire le service de la dette, se
voient dans l'obligation d'exporter des capitaux qui seraient nécessaires à
l'accroissement ou tout au moins au maintien de leur niveau de vie, et parce
que, d'autre part, pour la même raison, ils ne peuvent obtenir de nouveaux
financements également indispensables.
Par ce mécanisme, le
moyen destiné au «développement des peuples» s'est transformé en un frein,
et même, en certains cas, en une accentuation du sous-développement.
Ces constatations
doivent amener à réfléchir - comme le dit le récent document de la Commission
pontificale « Justice et Paix »
— sur le caractère éthique de l'interdépendance des peuples, et aussi,
pour rester dans la ligne des présentes considérations, sur les exigences et les
conditions de la coopération au développement, inspirées également par des
principes éthiques.
20. Si nous
examinons ici les causes de ce grave retard dans le processus du
développement, qui est allé en sens inverse des indications de l'encyclique
Populorum progressio, source de tant d'espérances, notre attention se fixe
d'une façon particulière sur les causes politiques de la situation
actuelle.
Devant l'ensemble de
facteurs indubitablement complexes qui se présentent à nous, il n'est pas
possible de procéder ici à une analyse complète. Mais on ne peut passer sous
silence un fait marquant du contexte politique qui a caractérisé la
période historique venant après la deuxième guerre mondiale et qui a été un
facteur non négligeable de l'évolution du développement des peuples.
Nous voulons parler de
l'existence de deux blocs opposés, désignés habituellement par les noms
conventionnels d'Est et Ouest, ou bien Orient et Occident. Le motif de cette
connotation n'est pas purement politique mais aussi, comme on le dit,
géopolitique. Chacun des deux blocs tend à assimiler ou à regrouper autour
de lui, selon des degrés divers d'adhésion ou de participation, d'autres pays ou
groupes de pays.
L'opposition est avant
tout politique, en ce sens que chaque bloc trouve son identité dans un
système d'organisation de la société et de gestion du pouvoir qui tend à être
incompatible avec l'autre; à son tour, l'opposition politique trouve son origine
dans une opposition plus profonde, qui est d'ordre idéologique.
En Occident, il existe
en effet un système qui s'inspire historiquement des principes du capitalisme
libéral, tel qu'il s'est développé au siècle dernier avec
l'industrialisation; en Orient, il y a un système inspiré par le
collectivisme marxiste, qui est né de la façon d'interpréter la situation
des classes prolétaires à la lumière d'une lecture particulière de l'histoire.
Chacune des deux idéologies, en se référant à deux visions aussi différentes de
l'homme, de sa liberté et de son rôle social, a proposé et favorise, sur le plan
économique, des formes contraires d'organisation du travail et de structures de
la propriété, spécialement dans le domaine de ce qu'on appelle les moyens de
production.
Il était inévitable que
l'opposition idéologique, en développant des systèmes et des centres
antagonistes de pouvoir, avec leurs propres formes de propagande et
d'endoctrinement, évolue vers une croissante opposition militaire,
donnant naissance à deux blocs de puissances armées, chacun se méfiant et
craignant que l'autre ne l'emporte.
A leur tour, les
relations internationales ne pouvaient pas ne pas ressentir les effets de cette
«logique des blocs» et des «sphères d'influence» respectives. Née de la
conclusion de la deuxième guerre mondiale, la tension entre les deux blocs a
dominé les quarante années qui ont suivi, revêtant le caractère tantôt de « guerre
froide », tantôt de « guerres par procuration » grâce à
l'exploitation de conflits locaux, ou encore en tenant les esprits dans
l'incertitude et l'angoisse par la menace d'une guerre ouverte et totale.
« Si, actuellement, un
tel danger semble s'être éloigné, sans avoir complètement disparu, et si l'on
est parvenu à un premier accord sur la destruction d'un certain type d'armement
nucléaire, l'existence et l'opposition des blocs ne cessent pas pour autant
d'être un facteur réel et préoccupant qui continue à conditionner le panorama
mondial.
21. On peut
l'observer, et avec un effet particulièrement négatif, dans les relations
internationales concernant les pays en voie de développement. On sait en effet
que la tension entre l'Orient et l'Occident vient d'une opposition, non
pas entre deux degrés différents de développement, mais plutôt entre deux
conceptions du développement même des hommes et des peuples, toutes deux
imparfaites et ayant besoin d'être radicalement corrigées. Cette opposition est
transférée au sein de ces pays, ce qui contribue à élargir le fossé existant
déjà sur le plan économique entre le Nord et le Sud et qui est une
conséquence de la distance séparant les deux mondes plus développés et ceux qui
sont moins développés.
C'est là une des raisons
pour lesquelles la doctrine sociale de l'Église adopte une attitude critique
vis-à-vis du capitalisme libéral aussi bien que du collectivisme marxiste. En
effet, du point de vue du développement, on se demande spontanément de quelle
manière ou dans quelle mesure ces deux systèmes sont capables de transformations
ou d'adaptations propres à favoriser ou à promouvoir un développement vrai et
intégral de l'homme et des peuples dans la société contemporaine. Car ces
transformations et ces adaptations sont urgentes et indispensables pour la cause
d'un développement commun à tous.
Les pays indépendants
depuis peu, qui s'efforcent d'acquérir une identité culturelle et politique, et
qui auraient besoin de la contribution efficace et désintéressée des pays plus
riches et plus développés, se trouvent impliqués — parfois même emportés — par
des conflits idéologiques qui engendrent d'inévitables divisions à l'intérieur
du pays, jusqu'à provoquer en certains cas de véritables guerres civiles. Et
cela, entre autres, parce que les investissements et l'aide au développement
sont souvent détournés de leur fin et exploités pour alimenter les conflits, en
dehors et à l'encontre des intérêts des pays qui devraient en bénéficier.
Beaucoup de ces derniers deviennent toujours plus conscients du danger d'être
les victimes d'un néocolonialisme et tentent de s'y soustraire. C'est une telle
prise de conscience qui a donné naissance, non sans difficultés, hésitations et
parfois contradictions, au Mouvement international des pays non alignés.
Dans son aspect positif, ce mouvement voudrait affirmer effectivement le droit
de chaque peuple à son identité, à son indépendance et à sa sécurité, ainsi qu'à
la participation, sur la base de l'égalité et de la solidarité, à la jouissance
des biens qui sont destinés à tous les hommes.
22. Ces
considérations étant faites, nous pouvons avoir une vision plus claire du
tableau des vingt dernières années et mieux comprendre les contrastes existant
dans la partie Nord du monde, c'est-à-dire l'Orient et l'Occident, comme cause,
et non la dernière, du retard ou de la stagnation du Sud.
Les pays en voie de
développement, au lieu de se transformer en nations autonomes,
préoccupées de leur progression vers la juste participation aux biens et aux
services destinés à tous, deviennent les pièces d'un mécanisme, les parties d'un
engrenage gigantesque. Cela se vérifie souvent aussi dans le domaine des moyens
de communication sociale qui, étant la plupart du temps gérés par des centres
situés dans la partie Nord du monde, ne tiennent pas toujours un juste compte
des priorités et des problèmes propres de ces pays et ne respectent pas leur
physionomie culturelle; il n'est pas rare qu'ils imposent au contraire une
vision déformée de la vie et de l'homme et qu'ainsi ils ne répondent pas aux
exigences du vrai développement.
Chacun des deux blocs
cache au fond de lui, à sa manière, la tendance à l'impérialisme, selon
l'expression reçue, ou à des formes de néocolonialisme: tentation facile dans
laquelle il n'est pas rare de tomber, comme l'enseigne l'histoire, même récente.
C'est cette situation
anormale — conséquence d'une guerre et d'une préoccupation accrue outre mesure
par le souci de sa propre sécurité — qui freine l'élan de coopération
solidaire de tous pour le bien commun du genre humain, au préjudice surtout de
peuples pacifiques, qui voient bloqué leur droit d'accéder aux biens destinés à
tous les hommes.
Vue sous cet angle, la
division actuelle du monde est un obstacle direct à la véritable
transformation des conditions de sous-développement dans les pays en voie de
développement et dans les pays moins avancés. Mais les peuples ne se résignent
pas toujours à leur sort. De plus, les besoins mêmes d'une économie étouffée par
les dépenses militaires, comme par la bureaucratie et par l'inefficacité
intrinsèque, semblent maintenant favoriser des processus qui pourraient rendre
l'opposition moins rigide et faciliter l'établissement d'un dialogue bénéfique
et d'une vraie collaboration pour la paix.
23. La
déclaration de l'encyclique Populorum progressio selon laquelle les
ressources et les investissements destinés à la production des armes doivent
être employés à soulager la misère des populations indigentes
rend plus urgent l'appel à surmonter l'opposition entre les deux blocs.
Aujourd'hui, ces
ressources servent pratiquement à mettre chacun des deux blocs en position de
pouvoir l'emporter sur l'autre et de garantir ainsi sa propre sécurité. Pour ces
pays qui, sous l'aspect historique, économique et politique, ont la possibilité
de jouer un rôle de guide, une telle distorsion, qui est un vice d'origine, rend
difficile l'accomplissement adéquat de leur devoir de solidarité en faveur des
peuples qui aspirent au développement intégral.
Il est opportun
d'affirmer ici, sans que cela puisse paraître exagéré, qu'un rôle de guide parmi
les nations ne peut se justifier que par la possibilité et la volonté de
contribuer, largement et généreusement, au bien commun.
Un pays qui céderait,
plus ou moins consciemment, à la tentation de se refermer sur soi, se dérobant
aux responsabilités découlant d'une supériorité qu'il aurait dans le concert des
nations, manquerait gravement à un devoir éthique précis. Celui-ci est
facilement reconnaissable dans la conjoncture historique, dans laquelle les
croyants entrevoient les dispositions de la divine Providence, portée à se
servir des nations pour la réalisation de ses projets comme aussi à « anéantir
les desseins des peuples » (cf. Ps 33 [32], 10).
Quand l'Ouest donne
l'impression de se laisser aller à des formes d'isolement croissant et égoïste,
et quand l'Est semble à son tour ignorer, pour des motifs discutables, son
devoir de coopérer aux efforts pour soulager la misère des peuples, on ne se
trouve pas seulement devant une trahison des attentes légitimes de l'humanité,
avec les conséquences imprévisibles qu'elle entraînera, mais devant une
véritable défection par rapport à une obligation morale.
24. Si la
production des armes est un grave désordre qui règne dans le monde actuel face
aux vrais besoins des hommes et à l'emploi des moyens aptes à les satisfaire, il
n'en est pas autrement pour le commerce de ces armes. Et il faut ajouter
qu'à propos de ce dernier le jugement moral est encore plus sévère. Il
s'agit, on le sait, d'un commerce sans frontière, capable de franchir même les
barrières des blocs. Il sait dépasser la séparation entre l'Orient et
l'Occident, et surtout celle qui oppose le Nord et le Sud, jusqu'à s'insérer —
ce qui est plus grave — entre les diverses parties qui composent la zone
méridionale du monde. Ainsi, nous nous trouvons devant un phénomène étrange:
tandis que les aides économiques et les plans de développement se heurtent à
l'obstacle de barrières idéologiques insurmontables et de barrières de tarifs et
de marché, les armes de quelque provenance que ce soit circulent avec une
liberté quasi absolue dans les différentes parties du monde. Et personne
n'ignore — comme le relève le récent document de la Commission pontificale
« Justice et Paix » sur l'endettement international
— qu'en certains cas les capitaux prêtés par le monde développé ont servi à
l'achat d'armements dans le monde non développé.
Si l'on ajoute à tout
cela le terrible danger, universellement connu, que représentent les
armes atomiques accumulées d'une façon incroyable, la conclusion logique qui
apparaît est que la situation du monde actuel, y compris le monde économique, au
lieu de montrer sa préoccupation pour un vrai développement qui aboutisse
pour tous à une vie « plus humaine » — comme le souhaitait l'encyclique
Populorum progressio
—, semble destinée à nous acheminer plus rapidement vers la mort.
Les conséquences d'un
tel état de choses se manifestent dans l'aggravation d'une plaie typique
et révélatrice des déséquilibres et des conflits du monde contemporain, à savoir
les millions de réfugiés auxquels les guerres, les calamités naturelles,
les persécutions et les discriminations de tous genres ont arraché leur maison,
leur travail, leur famille et leur patrie. La tragédie de ces multitudes se
reflète sur le visage défait des hommes, des femmes et des enfants qui, dans un
monde divisé et devenu inhospitalier, n'arrivent plus à trouver un foyer.
On ne peut non plus
fermer les yeux sur une autre plaie douloureuse du monde d'aujourd'hui : le
phénomène du terrorisme, entendu comme volonté de tuer et de détruire
sans distinction les hommes et les biens, et de créer précisément un climat de
terreur et d'insécurité, en y ajoutant souvent la prise d'otages. Même quand on
avance, pour motiver cette pratique inhumaine, une idéologie, quelle qu'elle
soit, ou la création d'une société meilleure, les actes de terrorisme ne sont
jamais justifiables. Mais ils le sont encore moins lorsque, comme cela arrive
aujourd'hui, de telles décisions et de tels actes, qui deviennent parfois de
véritables massacres, ainsi que certains rapts de personnes innocentes et
étrangères aux conflits, ont pour but la propagande en faveur de la cause que
l'on défend, ou, pire encore, lorsqu'ils sont des fins en soi, de sorte que l'on
tue simplement pour tuer. Face à une telle horreur et à tant de souffrances, les
paroles que j'ai prononcées il y a quelques années, et que je voudrais répéter
encore, gardent toute leur valeur : « Le christianisme interdit [...] le recours
aux voies de la haine, à l'assassinat de personnes sans défense, aux méthodes du
terrorisme »
.
25. Il faut ici
dire un mot sur le problème démographique et sur la façon d'en parler
aujourd'hui, suivant ce que Paul VI a indiqué dans son encyclique
et ce que j'ai moi-même amplement exposé dans l'exhortation apostolique
Familiaris consortio
.
On ne peut nier
l'existence, spécialement dans la zone Sud de notre planète, d'un problème
démographique de nature à créer des difficultés pour le développement. Il est
bon d'ajouter tout de suite que, dans la zone Nord, ce problème se pose en
termes inverses/ ce qui y est préoccupant, c'est la chute du taux de natalité,
avec comme répercussion le vieillissement de la population, devenue incapable
même de se renouveler biologiquement. Ce phénomène est susceptible de faire
obstacle au développement. De même qu'il n'est pas exact d'affirmer que les
difficultés de cette nature proviennent seulement de la croissance
démographique, de même il n'est nullement démontré que toute croissance
démographique soit incompatible avec un développement ordonné.
Par ailleurs, il paraît
très alarmant de constater, dans beaucoup de pays, le lancement de campagnes
systématiques contre la natalité, à l'initiative de leurs gouvernements, en
opposition non seulement avec l'identité culturelle et religieuse de ces pays
mais aussi avec la nature du vrai développement. Il arrive souvent que ces
campagnes soient dues à des pressions et financées par des capitaux venant de
l'étranger, et ici ou là, on leur subordonne même l'aide et l'assistance
économique et financière. En tout cas, il s'agit d'un manque absolu de
respect pour la liberté de décision des personnes intéressées, hommes et
femmes, fréquemment soumises à d'intolérables pressions, y compris les
contraintes économiques, pour les plier à cette forme nouvelle d'oppression. Ce
sont les populations les plus pauvres qui en subissent les mauvais traitements;
et cela finit par engendrer parfois la tendance à un certain racisme, ou par
favoriser l'application de certaines formes, également racistes, d'eugénisme.
Ce fait, qui exige la
condamnation la plus énergique, est lui aussi le signe d'une conception
erronée et perverse du vrai développement humain.
26. Un tel
panorama, principalement négatif, de la situation réelle du développement
dans le monde contemporain ne serait pas complet si l'on ne signalait qu'il
existe en même temps des aspects positifs.
La première note
positive est que beaucoup d'hommes et de femmes ont pleinement conscience
de leur dignité et de celle de chaque être humain. Cette prise de conscience
s'exprime, par exemple, par la préoccupation partout plus vive
pour le respect des droits humains et par le rejet le plus net de leurs
violations. On en trouve un signe révélateur dans le nombre des associations
privées instituées récemment, certaines ayant une dimension mondiale, et presque
toutes ayant pour fin de suivre avec un grand soin et une louable objectivité
les événements internationaux dans un domaine aussi délicat.
Sur ce plan, on doit
reconnaître l'influence exercée par la Déclaration des droits de
l'homme promulguée il y a presque quarante ans par l'Organisation des
Nations Unies. Son existence même et le fait qu'elle ait été progressivement
acceptée par la communauté internationale sont déjà le signe d'une prise de
conscience qui va en s'affermissant. Il faut en dire autant, toujours dans le
domaine des droits humains, pour les autres instruments juridiques de cette même
Organisation des Nations Unies ou d'autres Organismes internationaux
.
La prise de conscience
dont nous parlons n'est pas seulement le fait des individus mais aussi
des nations et des peuples, qui, comme entités dotées d'une
identité culturelle déterminée, sont particulièrement sensibles à la
conservation, à la libre gestion et à la promotion de leur précieux patrimoine.
Simultanément, dans le
monde divisé et bouleversé par toutes sortes de conflits, on voit se développer
la conviction d'une interdépendance radicale et, par conséquent,
la nécessité d'une solidarité qui l'assume et la traduise sur le plan moral.
Aujourd'hui, plus peut-être que par le passé, les hommes se rendent compte
qu'ils sont liés par un destin commun qu'il faut construire ensemble si
l'on veut éviter la catastrophe pour tous. Sur un fond d'angoisse, de peur et de
phénomènes d'évasion comme la drogue, typiques du monde contemporain,
grandit peu à peu l'idée que le bien auquel nous sommes tous appelés et le
bonheur auquel nous aspirons ne peuvent s'atteindre sans l'effort et
l'application de tous, sans exception, ce qui implique le renoncement à son
propre égoïsme.
Ici s'inscrit aussi,
comme signe du respect de la vie — malgré toutes les tentations de la
détruire, depuis l'avortement jusqu'à l'euthanasie —, le souci concomitant
de la paix; et, de nouveau, la conscience que celle-ci est indivisible:
c'est le fait de tous, ou de personne. Une paix qui exige
toujours davantage le respect rigoureux de la justice et, par voie de
conséquence, la distribution équitable des fruits du vrai développement
.
Parmi les symptômes
positifs du temps présent, il faut encore noter une plus grande prise de
conscience des limites des ressources disponibles, la nécessité de respecter
l'intégrité et les rythmes de la nature et d'en tenir compte dans la
programmation du développement, au lieu de les sacrifier à certaines conceptions
démagogiques de ce dernier. C'est ce qu'on appelle aujourd'hui le souci de
l'écologie.
Il est juste de
reconnaître aussi l'effort de gouvernants, d'hommes politiques, d'économistes,
de syndicalistes, de personnalités de la science et de fonctionnaires
internationaux — dont beaucoup s'inspirent d'une foi religieuse —, pour porter
généreusement remède, non sans de nombreux sacrifices personnels, aux maux du
monde, et pour s'employer, avec tous les moyens possibles, à ce qu'un nombre
toujours plus grand d'hommes et de femmes puissent jouir du bienfait de la paix
et d'une qualité de vie digne de ce nom.
A cela contribuent
dans une large mesure les grandes Organisations internationales et certaines
Organisations régionales, dont les efforts conjugués permettent des
interventions plus efficaces.
C'est aussi pour
apporter cette contribution que quelques pays du tiers-monde, malgré le poids de
nombreux conditionnements négatifs, ont réussi à atteindre une certaine
autonomie alimentaire, ou un degré d'industrialisation qui permet de
survivre dignement et de garantir des sources de travail pour la population
active.
Tout n'est donc pas
négatif dans le monde contemporain, et il ne pourrait en être autrement
puisque la Providence du Père veille avec amour jusque sur nos préoccupations
quotidiennes (cf. Mt 6, 25-32 ; 10, 23-31 ; Lc 12, 6-7. 22-30) ;
bien plus, les valeurs positives que nous avons soulignées témoignent d'une
nouvelle préoccupation morale, surtout en ce qui concerne les grands problèmes
humains comme le développement et la paix.
Cette réalité m'amène à
faire porter ma réflexion sur la vraie nature du développement des
peuples, dans la ligne de l'encyclique dont nous célébrons l'anniversaire et en
hommage à son enseignement.
27. Le regard que
l'encyclique nous invite à porter sur le monde contemporain nous fait constater
avant tout que le développement n'est pas un processus linéaire, quasi
automatique et par lui-même illimité, comme si, à certaines conditions, le
genre humain devait marcher rapidement vers une sorte de perfection indéfinie
.
Une telle conception,
plus liée à une notion de «progrès», inspirée par des considérations
caractéristiques de la philosophie des lumières, qu'à celle de « développement »
,
employée dans un sens spécifiquement économique et social, semble maintenant
sérieusement remise en question, surtout après la tragique expérience des deux
guerres mondiales, de la destruction planifiée et en partie réalisée de
populations entières, et de l'oppressant péril atomique. A un optimisme
mécaniste naïf s'est substituée une inquiétude justifiée pour le destin de
l'humanité.
28. Mais en même
temps, la conception « économique » ou « économiste », liée au vocable
développement, est entrée elle-même en crise. Effectivement, on comprend mieux
aujourd'hui que la pure accumulation de biens et de services, même en
faveur du plus grand nombre, ne suffit pas pour réaliser le bonheur humain. Et
par suite, la disponibilité des multiples avantages réels apportés ces
derniers temps par la science et par la technique, y compris l'informatique, ne
comporte pas non plus la libération par rapport à toute forme d'esclavage.
L'expérience des années les plus récentes démontre au contraire que, si toute la
masse des ressources et des potentialités mises à la disposition de l'homme
n'est pas régie selon une intention morale et une orientation vers le
vrai bien du genre humain, elle se retourne facilement contre lui pour
l'opprimer.
Une constatation
déconcertante de la période la plus récente devrait être hautement
instructive: à côté des misères du sous-développement, qui ne peuvent être
tolérées, nous nous trouvons devant une sorte de sur-développement, également
inadmissible parce que, comme le premier, il est contraire au bien et au bonheur
authentiques. En effet, ce sur-développement, qui consiste dans la disponibilité
excessive de toutes sortes de biens matériels pour certaines couches de
la société, rend facilement les hommes esclaves de la « possession » et de la
jouissance immédiate, sans autre horizon que la multiplication des choses ou le
remplacement continuel de celles que l'on possède déjà par d'autres encore plus
perfectionnées. C'est ce qu'on appelle la civilisation de « consommation », qui
comporte tant de « déchets » et de « rebuts ». Un objet possédé et déjà dépassé
par un autre plus perfectionné est mis au rebut, sans que l'on tienne compte de
la valeur permanente qu'il peut avoir en soi ou pour un autre être humain plus
pauvre.
Nous touchons tous de la
main les tristes effets de cette soumission aveugle à la pure consommation :
d'abord une forme de matérialisme grossier, et en même temps une
insatisfaction radicale car on comprend tout de suite que — à moins d'être
prémuni contre le déferlement des messages publicitaires et l'offre incessante
et tentatrice des produits de consommation — plus on possède, plus aussi on
désire, tandis que les aspirations les plus profondes restent insatisfaites,
peut-être même étouffées.
L'encyclique du Pape
Paul VI a signalé la différence, si fréquemment accentuée de nos jours, entre
l’« avoir » et l’« être »
,
différence exprimée précédemment avec des mots précis par le Concile Vatican II
.
« Avoir » des objets et des biens ne perfectionne pas, en soi, le sujet humain
si cela ne contribue pas à la maturation et à l'enrichissement de son «être»,
c'est-à-dire à la réalisation de la vocation humaine en tant que telle.
Certes, la différence
entre « être » et « avoir », le danger inhérent à une pure multiplication ou à
une pure substitution de choses possédées face à la valeur de l’« être », ne
doit pas se transformer nécessairement en une antinomie. L'une des plus
grandes injustices du monde contemporain consiste précisément dans le fait qu'il
y a relativement peu de personnes qui possèdent beaucoup, tandis que
beaucoup ne possèdent presque rien. C'est l'injustice de la mauvaise répartition
des biens et des services originairement destinés à tous.
Voici alors le tableau:
il y a ceux — le petit nombre possédant beaucoup — qui n'arrivent pas vraiment à
«être» parce que, par suite d'un renversement de la hiérarchie des valeurs, ils
en sont empêchés par le culte de l’« avoir », et il y a ceux — le plus grand
nombre, possédant peu ou rien — qui n'arrivent pas à réaliser leur vocation
humaine fondamentale parce qu'ils sont privés des biens élémentaires.
Le mal ne consiste pas
dans l’« avoir » en tant que tel mais dans le fait de posséder d'une façon qui
ne respecte pas la qualité ni l'ordre des valeurs des biens que
l'on a, qualité et ordre des valeurs qui découlent de la
subordination des biens et de leur mise à la disposition de l'«être» de l'homme
et de sa vraie vocation.
Ainsi, il reste clair
que si le développement a nécessairement une dimension économique
puisqu'il doit fournir au plus grand nombre possible des habitants du monde la
disponibilité de biens indispensables pour « être », il ne se limite pas à cette
dimension. S'il en était autrement, il se retournerait contre ceux que l'on
voudrait favoriser.
Les caractéristiques
d'un développement intégral, « plus humain », capable de se maintenir, sans nier
les exigences économiques, à la hauteur de la vocation authentique de l'homme et
de la femme, ont été décrites par Paul VI
.
29. Un
développement qui n'est pas seulement économique se mesure et s'oriente selon
cette réalité et cette vocation de l'homme envisagé dans sa totalité,
c'est-à-dire selon un paramètre intérieur qui lui est propre. Il a
évidemment besoin des biens créés et des produits de l'industrie,
continuellement enrichie par le progrès scientifique et technologique. Et la
disponibilité toujours nouvelle des biens matériels, tout en répondant aux
besoins, ouvre de nouveaux horizons. Le danger de l'abus de consommation et
l'apparition des besoins artificiels ne doivent nullement empêcher l'estime et
l'utilisation des nouveaux biens et des nouvelles ressources mis à notre
disposition; il nous faut même y voir un don de Dieu et une réponse à la
vocation de l'homme, qui se réalise pleinement dans le Christ.
Mais pour poursuivre le
véritable développement, il est nécessaire de ne jamais perdre de vue ce
paramètre, qui est dans la nature spécifique de l'homme créé par Dieu
à son image et à sa ressemblance (cf. Gn 1, 26). Nature corporelle et
spirituelle, symbolisée, dans le deuxième récit de la création, par les deux
éléments: la terre avec laquelle Dieu forme le corps de l'homme, et le
souffle de vie insufflé dans ses narines (cf. Gn 2, 7).
L'homme en vient ainsi à
avoir une certaine affinité avec les autres créatures: il est appelé à les
utiliser, à s'occuper d'elles et, toujours selon le récit de la Genèse
(2, 15), il est établi dans le jardin, ayant pour tâche de le cultiver et de le
garder, au-dessus de tous les autres êtres placés par Dieu sous sa domination
(cf. ibid., 1, 25-26). Mais en même temps l'homme doit rester soumis à la
volonté de Dieu, qui lui fixe des limites quant à l'usage et à la domination des
choses (cf. ibid., 2, 16-17), tout en lui promettant l'immortalité (cf.
ibid., 2, 9 ; Sg 2, 23). Ainsi l'homme, en étant l'image de Dieu,
a une vraie affinité avec lui aussi.
A partir de cet
enseignement, on voit que le développement ne peut consister seulement dans
l'usage, dans la domination, dans la possession sans restriction des
choses créées et des produits de l'industrie humaine, mais plutôt dans le fait
de subordonner la possession, la domination et l'usage à la ressemblance
divine de l'homme et à sa vocation à l'immortalité. Telle est la réalité
transcendante de l'être humain, que nous voyons transmise dès l'origine à un
couple, homme et femme (Gn 1, 27), et qui est donc fondamentalement
sociale.
30. Selon
l'Écriture Sainte, la notion de développement n'est donc pas seulement
« laïque » ou « profane » : il apparaît aussi, tout en gardant son caractère
socio-économique, comme l'expression moderne d'une dimension essentielle
de la vocation de l'homme.
En effet, l'homme n'a
pas été créé, pour ainsi dire, immobile et statique. La première image qu'en
présente la Bible le montre clairement comme créature et image,
déterminée dans sa réalité profonde par l'origine et par
l'affinité qui le constituent. Mais tout cela introduit dans l'être humain,
homme et femme, le germe et l'exigence d'une tâche originelle à
accomplir, que ce soit chacun individuellement ou en couple. La tâche est
évidemment de « dominer » sur les autres créatures, de « cultiver le jardin » ;
elle doit être accomplie dans le cadre de l'obéissance à la loi divine et
donc dans le respect de l'image reçue, clair fondement du pouvoir de domination
qui lui est reconnu en relation avec son perfectionnement (cf. Gn 1,
26-30 ; 2, 15-16 ; Sg 9, 2-3).
Quand l'homme désobéit à
Dieu et refuse de se soumettre à son pouvoir, la nature se rebelle contre lui et
elle ne le reconnaît plus comme son seigneur, car il a obscurci en lui l'image
divine. L'appel à la possession et à l'usage des moyens créés reste toujours
valable, mais après le péché son exercice devient ardu et chargé de souffrance
(cf. Gn 3, 17-19).
En effet, le chapitre
suivant de la Genèse nous montre la descendance de Caïn qui bâtit « une ville »,
se consacre à l'élevage, s'adonne aux arts (la musique) et à la technique (la
métallurgie); en même temps, on commence « à invoquer le nom du Seigneur » (cf.
Gn 4, 17-26).
L'histoire du genre
humain présentée par l'Écriture Sainte, même après la chute dans le péché, est
une histoire de réalisations continuelles qui, toujours remises en
question et menacées par le péché, se répètent, s'enrichissent et se répandent
comme une réponse à la vocation divine assignée dès le commencement à l'homme et
à la femme (cf. Gn 1, 26-28) et gravée dans l'image reçue par eux.
Il est logique de
conclure, au moins pour ceux qui croient à la Parole de Dieu, que le
« développement » d'aujourd'hui doit être considéré comme un moment de
l'histoire qui a commencé avec la création et est continuellement menacée en
raison de l'infidélité à la volonté du Créateur, surtout à cause de la tentation
d'idolâtrie ; mais il correspond fondamentalement à ses prémisses. Celui qui
voudrait renoncer à la tâche, difficile mais exaltante, d'améliorer le
sort de tout l'homme et de tous les hommes, sous prétexte du poids trop lourd de
la lutte et de l'effort incessant pour se dépasser, ou même parce qu'on a
expérimenté l'échec et le retour au point de départ, celui-là ne répondrait pas
à la volonté de Dieu créateur. De ce point de vue, dans l'encyclique Laborem
exercens, je me suis référé à la vocation de l'homme au travail, pour
souligner l'idée que c'est toujours lui qui est le protagoniste du développement
.
Bien plus, le Seigneur
Jésus lui-même, dans la parabole des talents, met en relief le traitement sévère
réservé à celui qui a osé enfouir le don reçu: « Serviteur mauvais et
paresseux ! Tu savais que je moissonne là où je n'ai pas semé, et que je ramasse
où je n'ai rien répandu... Enlevez-lui donc son talent et donnez-le à celui qui
a les dix talents » (Mt 25, 26-28). Il nous revient, à nous qui recevons
les dons de Dieu pour les faire fructifier, de « semer » et de « moissonner ».
Si nous ne le faisons pas, on nous enlèvera même ce que nous avons.
L'approfondissement de
ces paroles sévères pourra nous pousser à nous consacrer avec plus de
détermination au devoir, urgent pour tous aujourd'hui, de collaborer au
développement intégral des autres : « Développement de tout l'homme et de tous
les hommes »
.
31. La foi au
Christ Rédempteur, tout en apportant un éclairage de l'intérieur sur la
nature du développement, est également un guide dans le travail de
collaboration. Dans la Lettre de saint Paul aux Colossiens, nous lisons
que le Christ est le « Premier-né de toute créature » et que « tout a été créé
par lui et pour lui » (1, 15-16). En effet, tout « subsiste en lui » car « Dieu
s'est plu à faire habiter en lui toute la Plénitude et par lui à réconcilier
tous les êtres pour lui » (ibid., 1, 20).
Dans ce plan divin, qui
commence par l'éternité dans le Christ, « image » parfaite du Père, et qui
culmine en lui, « Premier-né d'entre les morts » (ibid., 1, 15. 18),
s'inscrit notre histoire, marquée par notre effort personnel et collectif
pour élever la condition humaine, surmonter les obstacles toujours renaissants
sur notre route, nous disposant ainsi à participer à la plénitude qui « habite
dans le Seigneur » et qu'il communique « à son Corps, c'est-à-dire l'Église » (ibid.,
1, 18; cf. Ep 1, 22-23), tandis que le péché, qui sans cesse nous
poursuit et compromet nos réalisations humaines, est vaincu et racheté par la
«réconciliation» opérée par le Christ (cf. Col 1, 20).
Ici, les perspectives
s'élargissent. On retrouve le rêve d'un « progrès indéfini », radicalement
transformé par l'optique nouvelle ouverte par la foi chrétienne, qui nous
assure qu'un tel progrès n'est possible que parce que Dieu le Père a décidé dès
le commencement de rendre l’homme participant de sa gloire en Jésus Christ
ressuscité, « en qui nous trouvons la rédemption, par son sang, la rémission des
fautes » (Ep 1, 7), et qu'en lui il a voulu vaincre le péché et le faire
servir pour notre plus grand bien
,
qui surpasse infiniment tout ce que le progrès pourrait réaliser.
Nous pouvons dire alors
— tandis que nous nous débattons au sein des ténèbres et des carences du
sous-développement et du sur-développement — qu'un jour à cet être
corruptible revêtira l'incorruptibilité et cet être mortel revêtira
l'immortalité » (cf. 1 Co 15, 54), quand le Seigneur « remettra la
royauté à Dieu le Père » (ibid., 15, 24) et que toutes les œuvres et les
actions dignes de l'homme seront rachetées.
En outre, la conception
de la foi éclaire bien les raisons qui poussent l'Église à se préoccuper
du problème du développement, à le considérer comme un devoir de son
ministère pastoral, à stimuler la réflexion de tous sur la nature et les
caractéristiques du développement humain authentique. Par ses efforts, elle veut
d'une part se mettre au service du plan divin visant à ce que toute chose soit
ordonnée à la plénitude qui habite dans le Christ (cf. Col 1, 19) et
qu'il a lui-même communiquée à son Corps, et d'autre part répondre à sa vocation
fondamentale de « sacrement », c'est-à-dire « signe et moyen de l'union intime
avec Dieu et de l'unité de tout le genre humain »
.
Certains Pères de
l'Église se sont inspirés de cette conception pour élaborer à leur tour, dans
une expression originale, une conception du sens de l'histoire et du
travail humain, considéré comme orienté vers une fin qui le dépasse et
toujours défini par sa relation avec l'œuvre du Christ. Autrement dit, il est
possible de retrouver dans l'enseignement patristique une vision optimiste
de l'histoire et du travail, c'est-à-dire de la valeur permanente des
réalisations humaines authentiques, en tant que rachetées par le Christ et
destinées au Règne promis
.
C'est ainsi que fait
partie de l'enseignement et de la pratique la plus ancienne de
l'Église la conviction d'être tenue par vocation — elle-même, ses ministres et
chacun de ses membres — à soulager la misère de ceux, proches ou lointains, qui
souffrent, et cela non seulement avec le « superflu » mais aussi avec le
« nécessaire ». En cas de besoin, on ne peut donner la préférence à
l'ornementation superflue des églises et aux objets de culte précieux; au
contraire, il pourrait être obligatoire d'aliéner ces biens pour donner du pain,
de la boisson, des vêtements et une maison à ceux qui en sont privés
.
Ici, comme on l'a déjà noté, nous est indiquée une « hiérarchie des valeurs »
— dans le cadre du droit de propriété — entre l’« avoir » et l’« être », surtout
quand l’« avoir » de quelques-uns peut se révéler dommageable pour l'«être» de
beaucoup d'autres.
Dans son encyclique, le
Pape Paul VI se tient dans la ligne de cet enseignement, s'inspirant de la
constitution pastorale Gaudium et spes
.
Pour ma part, je voudrais insister encore sur sa gravité et son urgence, en
demandant au Seigneur d'accorder à tous les chrétiens la force de passer
fidèlement à l'application pratique.
32. L'obligation
de se consacrer au développement des peuples n'est pas seulement un devoir
individuel, encore moins individualiste, comme s'il était possible de
le réaliser uniquement par les efforts isolés de chacun. C'est un impératif pour
tous et chacun des hommes et des femmes, et aussi pour les sociétés et
les nations; il oblige en particulier l'Église catholique, les autres Églises et
Communautés ecclésiales, avec lesquelles nous sommes pleinement disposés à
collaborer dans ce domaine. En ce sens, de même que nous autres, catholiques,
invitons nos frères chrétiens à participer à nos initiatives, de même nous nous
déclarons prêts à collaborer à leurs initiatives, accueillant volontiers les
invitations qui nous sont faites. Dans cette recherche du développement intégral
de l'homme, nous pouvons également faire beaucoup avec les croyants des autres
religions, comme cela se fait du reste en divers lieux.
La collaboration au
développement de tout l'homme et de tout homme est en effet un devoir de tous
envers tous, et elle doit en même temps être commune aux quatre parties du
monde: Est et Ouest, Nord et Sud; ou, pour employer le terme en usage, aux
divers « mondes ». Si, au contraire, on essaie de le réaliser d'un seul côté,
dans un seul monde, cela se fait aux dépens des autres ; et là où cela commence,
du fait même que les autres sont ignorés, cela s'hypertrophie et se pervertit.
Les peuples ou les
nations ont droit eux aussi à leur développement intégral qui, s'il
comporte, comme on l'a dit, les aspects économiques et sociaux, doit comprendre
également l'identité culturelle de chacun et l'ouverture au transcendant. Et en
aucun cas la nécessité du développement ne peut être prise comme prétexte pour
imposer aux autres sa propre façon de vivre ou sa propre foi religieuse.
33. Un type de
développement qui ne respecterait pas et n'encouragerait pas les droits
humains, personnels et sociaux, économiques et politiques, y compris les
droits des nations et des peuples, ne serait pas non plus vraiment digne
de l'homme.
Aujourd'hui plus que par
le passé peut-être, on reconnaît plus clairement la contradiction intrinsèque
d'un développement limité au seul aspect économique. Il subordonne
facilement la personne humaine et ses besoins les plus profonds aux exigences de
la planification économique ou du profit exclusif.
Le lien intrinsèque
entre le développement authentique et le respect des droits de l'homme révèle
encore une fois son caractère moral : la vraie élévation de l'homme,
conforme à la vocation naturelle et historique de chacun, ne s'atteint pas par
la seule utilisation de l'abondance des biens et des services, ou en
disposant d'infrastructures parfaites.
Quand les individus et
les communautés ne voient pas rigoureusement respectées les exigences morales,
culturelles et spirituelles fondées sur la dignité de la personne et sur
l'identité propre de chaque communauté, à commencer par la famille et par les
sociétés religieuses, tout le reste — disponibilité de biens, abondance de
ressources techniques appliquées à la vie quotidienne, un certain niveau de
bien-être matériel — s'avérera insatisfaisant et, à la longue, méprisable. C'est
ce qu'affirme clairement le Seigneur dans l’Évangile en attirant l'attention de
tous sur la vraie hiérarchie des valeurs : « Quel avantage un homme aura-t-il à
gagner le monde entier, s'il le paye de sa vie ? » (Mt 16, 26).
Un vrai développement,
selon les exigences propres de l'être humain, homme ou femme, enfant,
adulte ou vieillard, implique, surtout de la part de ceux qui interviennent
activement dans ce processus et en sont responsables, une vive conscience
de la valeur des droits de tous et de chacun, et aussi de la nécessité de
respecter le droit de chacun à la pleine utilisation des avantages offerts par
la science et par la technique.
Sur le plan intérieur
de chaque pays, le respect de tous les droits prend une grande importance,
spécialement le droit à la vie à tous les stades de l'existence, les droits de
la famille en tant que communauté sociale de base ou «cellule de la société», la
justice dans les rapports de travail, les droits inhérents à la vie de la
communauté politique en tant que telle, les droits fondés sur la vocation
transcendante de l'être humain, à commencer par le droit à la liberté de
professer et de pratiquer son propre credo religieux.
Sur le plan
international, celui des rapports entre les États ou, selon le langage
courant, entre les divers « mondes », il est nécessaire qu'il y ait un
respect total de l'identité de chaque peuple, avec ses caractéristiques
historiques et culturelles. Il est également indispensable, comme le souhaitait
déjà l'encyclique Populorum progressio, de reconnaître à chaque peuple le
même droit à « s'asseoir à la table du festin »
au lieu d'être comme Lazare qui gisait à la porte, tandis que « les chiens
venaient lécher ses ulcères » (cf. Lc 16, 21). Les peuples aussi bien que
les individus doivent jouir de l'égalité fondamentale
sur laquelle est basée, par exemple, la Charte de l'Organisation des Nations
Unies, égalité qui est le fondement du droit de tous à participer au processus
de développement intégral.
Pour être intégral, le
développement doit se réaliser dans le cadre de la solidarité et de la
liberté, sans jamais sacrifier l'une à l'autre sous aucun prétexte. Le
caractère moral du développement et la nécessité de sa promotion sont mis en
valeur quand on a le respect le plus rigoureux pour toutes les exigences
dérivant de l'ordre de la vérité et du bien, qui est celui de la
créature humaine. En outre, le chrétien, qui a appris à voir en l'homme l'image
de Dieu appelée à participer à la vérité et au bien qu'est Dieu lui-même,
ne comprend pas l'engagement en faveur du développement et de sa réalisation en
dehors de la considération et du respect dus à la dignité unique de cette
« image ». Autrement dit, le véritable développement doit être fondé sur
l'amour de Dieu et du prochain, et contribuer à faciliter les rapports entre
les individus et la société. Telle est la « civilisation de l'amour » dont
parlait souvent le Pape Paul VI.
34. Le caractère
moral du développement ne peut non plus faire abstraction du respect pour les
êtres qui forment la nature visible et que les Grecs, faisant allusion
justement à l'ordre qui la distingue, appelaient le « cosmos ». Ces
réalités exigent elles aussi le respect, en vertu d'une triple considération sur
laquelle il convient de réfléchir attentivement.
La première
consiste dans l'utilité de prendre davantage conscience que l'on
ne peut impunément faire usage des diverses catégories d'êtres, vivants ou
inanimés — animaux, plantes, éléments naturels — comme on le veut, en fonction
de ses propres besoins économiques. Il faut au contraire tenir compte de la
nature de chaque être et de ses liens mutuels dans un système
ordonné, qui est le cosmos.
La deuxième
considération se fonde, elle, sur la constatation, qui s'impose de plus en
plus peut-on dire, du caractère limité des ressources naturelles,
certaines d'entre elles n'étant pas renouvelables, comme on dit. Les
utiliser comme si elles étaient inépuisables, avec une domination
absolue, met sérieusement en danger leur disponibilité non seulement pour la
génération présente mais surtout pour celles de l'avenir.
La troisième
considération se rapporte directement aux conséquences qu'a un certain type
de développement sur la qualité de la vie dans les zones
industrialisées. Nous savons tous que l'industrialisation a toujours plus
fréquemment pour effet, direct ou indirect, la contamination de l'environnement,
avec de graves conséquences pour la santé de la population.
Encore une fois, il est
évident que le développement, la volonté de planification qui le guide, l'usage
des ressources et la manière de les utiliser, ne peuvent pas être séparés du
respect des exigences morales. L'une de celles-ci impose sans aucun doute des
limites à l'usage de la nature visible. La domination accordée par le Créateur à
l'homme n'est pas un pouvoir absolu, et l'on ne peut parler de liberté « d'user
et d'abuser », ou de disposer des choses comme on l'entend. La limitation
imposée par le Créateur lui-même dès le commencement, et exprimée symboliquement
par l'interdiction de « manger le fruit de l'arbre » (cf. Gn 2, 16-17),
montre avec suffisamment de clarté que, dans le cadre de la nature visible, nous
sommes soumis à des lois non seulement biologiques mais aussi morales, que l'on
ne peut transgresser impunément.
Une juste conception du
développement ne peut faire abstraction de ces considérations — relatives à
l'usage des éléments de la nature, au renouvellement des ressources et aux
conséquences d'une industrialisation désordonnée — qui proposent encore une fois
à notre conscience la dimension morale par laquelle se distingue le
développement
.
35. Éclairés par
ce caractère moral, essentiel au développement, il nous faut considérer dans la
même optique les obstacles qui l'entravent. Si donc, pendant les années
écoulées depuis la publication de l'encyclique de Paul VI, le développement n'a
pas été réalisé — ou l'a été dans une faible mesure, irrégulièrement, sinon même
de manière contradictoire —, les causes ne peuvent en être seulement de nature
économique. Comme il a déjà été dit, des mobiles politiques interviennent aussi.
En effet, les décisions qui accélèrent ou freinent « le développement des
peuples » ne sont autres que des facteurs de caractère politique. Pour surmonter
les mécanismes pervers rappelés plus haut, et pour les remplacer par des
mécanismes nouveaux, plus justes et plus conformes au bien commun de l'humanité,
une volonté politique efficace est nécessaire. Malheureusement, après avoir
analysé la situation, il faut conclure qu'elle a été insuffisante.
Dans un document
pastoral, comme celui-ci, une analyse portant exclusivement sur les causes
économiques et politiques du sous-développement (et aussi, toutes proportions
gardées, de ce qu'on pourrait appeler le sur-développement) serait incomplète.
Il est donc nécessaire de discerner les causes d'ordre moral qui, du point de
vue du comportement des hommes considérés comme des personnes responsables,
interviennent pour freiner le cours du développement et en empêcher la pleine
réalisation.
De même, lorsqu'on
dispose des moyens scientifiques et techniques qui doivent permettre d'acheminer
enfin les peuples vers un vrai développement grâce aux décisions concrètes
indispensables d'ordre politique, on ne surmontera les obstacles principaux
qu'en vertu de prises de position essentiellement morales, lesquelles,
pour les croyants, spécialement pour les chrétiens, seront inspirées par les
principes de la foi, avec l'aide de la grâce divine.
36. Par
conséquent, il faut souligner qu'un monde divisé en blocs régis par des
idéologies rigides, où dominent diverses formes d'impérialisme au lieu de
l'interdépendance et de la solidarité, ne peut être qu'un monde soumis à des
« structures de péché ». La somme des facteurs négatifs qui agissent à l'opposé
d'une vraie conscience du bien commun universel et du devoir de le
promouvoir, donne l'impression de créer, chez les personnes et dans les
institutions, un obstacle très difficile à surmonter à première vue
.
Si la situation actuelle
relève de difficultés de nature diverse, il n'est pas hors de propos de parler
de « structures de péché », lesquelles, comme je l'ai montré dans l'exhortation
apostolique Reconciliatio et pænitentia, ont pour origine le péché
personnel et, par conséquent, sont toujours reliées à des actes concrets
des personnes, qui les font naître, les consolident et les rendent difficiles à
abolir
.
Ainsi elles se renforcent, se répandent et deviennent sources d'autres péchés,
et elles conditionnent la conduite des hommes.
« Péché » et
« structures de péché » sont des catégories que l'on n'applique pas souvent à la
situation du monde contemporain. Cependant, on n'arrive pas facilement à
comprendre en profondeur la réalité telle qu'elle apparaît à nos yeux sans
désigner la racine des maux qui nous affectent.
Il est vrai que l'on
peut parler d’« égoïsme » et de « courte vue » ; on peut penser à des « calculs
politiques erronés », à des « décisions économiques imprudentes ». Et dans
chacun de ces jugements de valeur on relève un élément de caractère éthique ou
moral. La condition de l'homme est telle qu'elle rend difficile une analyse plus
profonde des actions et des omissions des personnes sans inclure, d'une manière
ou de l'autre, des jugements ou des références d'ordre éthique.
De soi, ce jugement est
positif, surtout si sa cohérence va jusqu'au bout et s'il s'appuie sur la
foi en un Dieu et sur sa loi qui commande le bien et interdit le mal.
En cela consiste la
différence entre le type d'analyse socio-politique et la référence formelle au
« péché » et aux « structures de péché ». Selon cette dernière conception, la
volonté de Dieu trois fois Saint est prise en considération, avec son projet
pour les hommes, avec sa justice et sa miséricorde. Le Dieu riche en
miséricorde, rédempteur de l'homme, Seigneur et auteur de la vie, exige de
la part de l'homme des attitudes précises qui s'expriment aussi dans des actions
ou des omissions à l'égard du prochain. Et cela est en rapport avec la « seconde
table » des dix commandements (cf. Ex 20, 12-17; Dt 5, 16-21) :
par l'inobservance de ceux-ci on offense Dieu et on porte tort au prochain en
introduisant dans le monde des conditionnements et des obstacles qui vont bien
au-delà des actions d'un individu et de la brève période de sa vie. On interfère
ainsi également dans le processus du développement des peuples dont le retard ou
la lenteur doivent aussi être compris dans cet éclairage.
37. A cette
analyse générale d'ordre religieux, on peut ajouter certaines
considérations particulières pour observer que parmi les actes ou les
attitudes contraires à la volonté de Dieu et au bien du prochain et les
« structures » qu'ils induisent, deux éléments paraissent aujourd'hui les plus
caractéristiques : d'une part le désir exclusif du profit et, d'autre
part, la soif du pouvoir dans le but d'imposer aux autres sa volonté.
Pour mieux définir chacune des attitudes on peut leur accoler l'expression « à
tout prix ». En d'autres termes, nous nous trouvons face à l'absolutisation
des attitudes humaines avec toutes les conséquences qui en découlent.
Même si en soi les deux
attitudes sont séparables, l'une pouvant exister sans l'autre, dans le panorama
qui se présente à nos yeux, toutes deux se retrouvent indissolublement liées,
que ce soit l'une ou l'autre qui prédomine.
Évidemment les individus
ne sont pas seuls à être victimes de cette double attitude de péché; les nations
et les blocs peuvent l'être aussi. Cela favorise encore plus l'introduction des
« structures de péché » dont j'ai parlé. Si l'on considérait certaines formes
modernes d’« impérialisme » à la lumière de ces critères moraux, on découvrirait
que derrière certaines décisions, inspirées seulement, en apparence, par des
motifs économiques ou politiques, se cachent de véritables formes d'idolâtrie de
l'argent, de l'idéologie, de la classe, de la technologie.
J'ai voulu introduire
ici ce type d'analyse surtout pour montrer quelle est la véritable nature du
mal auquel on a à faire face dans le problème du développement des peuples :
il s'agit d'un mal moral, résultant de nombreux péchés qui
produisent des « structures de péché ». Diagnostiquer ainsi le mal amène à
définir avec exactitude, sur le plan de la conduite humaine, le chemin à
suivre pour le surmonter.
38. C'est un
chemin long et complexe et, de plus, rendu constamment précaire soit par
la fragilité intrinsèque des desseins et des réalisations humaines, soit
par les mutations des conditions externes extrêmement imprévisibles. Il
faut cependant avoir le courage de se mettre en route et, lorsqu'on a fait
quelques pas ou parcouru une partie du trajet, aller jusqu'au bout.
Dans le contexte de ces
réflexions, la décision de se mettre en route et de continuer à marcher prend,
avant tout, une portée morale que les hommes et les femmes croyants
reconnaissent comme requise par la volonté de Dieu, fondement unique et vrai
d'une éthique qui s'impose absolument.
Il est souhaitable aussi
que les hommes et les femmes privés d'une foi explicite soient convaincus que
les obstacles opposés au développement intégral ne sont pas seulement d'ordre
économique, mais qu'ils dépendent d'attitudes plus profondes s'exprimant,
pour l'être humain, en valeurs de nature absolue. C'est pourquoi il faut espérer
que ceux qui sont responsables envers leurs semblables, d'une manière ou d'une
autre, d'une « vie plus humaine », inspirés ou non par une foi religieuse, se
rendent pleinement compte de l'urgente nécessité d'un changement des
attitudes spirituelles qui caractérisent les rapports de tout homme
avec lui-même, avec son prochain, avec les communautés humaines même les plus
éloignées et avec la nature; cela en vertu de valeurs supérieures comme le
bien commun ou, pour reprendre l'heureuse expression de l'encyclique
Populorum progressio, « le développement intégral de tout l'homme et de tous
les hommes »
.
Pour les chrétiens,
comme pour tous ceux qui reconnaissent le sens théologique précis du mot
« péché », le changement de conduite, de mentalité ou de manière d'être
s'appelle « conversion », selon le langage biblique (cf. Mc 1, 15; Lc
13, 3. 5 ; Is 30, 15). Cette conversion désigne précisément une relation
à Dieu, à la faute commise, à ses conséquences et donc au prochain, individu ou
communauté. Dieu, qui « tient dans ses mains le cœur des puissants »
et le cœur de tous les hommes, peut, suivant sa propre promesse, transformer par
son Esprit les « cœurs de pierre » en « cœurs de chair » (cf. Ez 36, 26).
Sur le chemin de la
conversion désirée, conduisant à surmonter les obstacles moraux au
développement, on peut déjà signaler, comme valeur positive et morale, la
conscience croissante de l'interdépendance entre les hommes et les
nations. Le fait que des hommes et des femmes, en diverses parties du monde,
ressentent comme les concernant personnellement les injustices et les violations
des droits de l'homme commises dans des pays lointains où ils n'iront sans doute
jamais, c'est un autre signe d'une réalité intériorisée dans la conscience,
prenant ainsi une connotation morale.
Il s'agit, avant tout,
du fait de l'interdépendance, ressentie comme un système nécessaire de
relations dans le monde contemporain, avec ses composantes économiques,
culturelles, politiques et religieuses, et élevé au rang de catégorie morale.
Quand l'interdépendance est ainsi reconnue, la réponse correspondante, comme
attitude morale et sociale et comme « vertu », est la solidarité.
Celle-ci n'est donc pas un sentiment de compassion vague ou d'attendrissement
superficiel pour les maux subis par tant de personnes proches ou lointaines. Au
contraire, c'est la détermination ferme et persévérante de
travailler pour le bien commun, c'est-à-dire pour le bien de tous
et de chacun parce que tous nous sommes vraiment responsables de tous.
Une telle détermination est fondée sur la ferme conviction que le
développement intégral est entravé par le désir de profit et la soif de pouvoir
dont on a parlé. Ces attitudes et ces « structures de péché » ne peuvent être
vaincues — bien entendu avec l'aide de la grâce divine — que par une attitude
diamétralement opposée: se dépenser pour le bien du prochain en étant prêt,
au sens évangélique du terme, à « se perdre » pour l'autre au lieu de
l'exploiter, et à « le servir » au lieu de l'opprimer à son propre profit (cf.
Mt 10, 40-42 ; 20, 25 ; Mc 10, 42-45 ; Lc 22, 25-27).
39. La pratique
de la solidarité à l'intérieur de toute société est pleinement valable
lorsque ses membres se reconnaissent les uns les autres comme des personnes.
Ceux qui ont plus de poids, disposant d'une part plus grande de biens et de
services communs, devraient se sentir responsables des plus faibles et
être prêts à partager avec eux ce qu'ils possèdent. De leur côté, les plus
faibles, dans la même ligne de la solidarité, ne devraient pas adopter une
attitude purement passive ou destructrice du tissu social, mais,
tout en défendant leurs droits légitimes, faire ce qui leur revient pour le bien
de tous. Les groupes intermédiaires, à leur tour, ne devraient pas insister avec
égoïsme sur leurs intérêts particuliers, mais respecter les intérêts des autres.
Dans le monde
contemporain, on trouve comme signes positifs le sens croissant de la
solidarité des pauvres entre eux, leurs actions de soutien mutuel, les
manifestations publiques sur le terrain social sans recourir à la violence,
mais en faisant valoir leurs besoins et leurs droits face à l'inefficacité et à
la corruption des pouvoirs publics. En vertu de son engagement évangélique,
l'Église se sent appelée à être aux côtés des foules pauvres, à discerner la
justice de leurs revendications, à contribuer à les satisfaire, sans perdre de
vue le bien des groupes dans le cadre du bien commun.
Par analogie, le même
critère s'applique dans les relations internationales. L'interdépendance doit se
transformer en solidarité, fondée sur le principe que les biens de la
création sont destinés à tous ce que l'industrie humaine produit par la
transformation des matières premières, avec l'apport du travail, doit servir
également au bien de tous.
Dépassant les
impérialismes de tout genre et la volonté de préserver leur hégémonie,
les nations les plus puissantes et les plus riches doivent avoir conscience de
leur responsabilité morale à l'égard des autres, afin que s'instaure un
véritable système international régi par le principe de l'égalité
de tous les peuples et par le respect indispensable de leurs légitimes
différences. Les pays économiquement les plus faibles, ou restant aux limites de
la survie, doivent être mis en mesure, avec l'assistance des autres peuples et
de la communauté internationale, de donner, eux aussi, une contribution au bien
commun grâce aux trésors de leur humanité et de leur culture, qui
autrement seraient perdus à jamais.
La solidarité
nous aide à voir l’« autre » — personne, peuple ou nation —
non comme un instrument quelconque dont on exploite à peu de frais la capacité
de travail et la résistance physique pour l'abandonner quand il ne sert plus,
mais comme notre « semblable », une « aide » (cf. Gn 2, 18. 20), que l'on
doit faire participer, à parité avec nous, au banquet de la vie auquel tous les
hommes sont également invités par Dieu. D'où l'importance de réveiller la
conscience religieuse des hommes et des peuples.
Ainsi l'exploitation,
l'oppression, l'anéantissement des autres sont exclus. Ces faits, dans la
division actuelle du monde en blocs opposés, se rejoignent dans le danger de
la guerre et dans le souci excessif de la sécurité, aux dépens bien souvent
de l'autonomie, de la liberté de décision, même de l'intégrité territoriale des
nations les plus faibles qui entrent dans les soi-disant « zones d'influence »
ou dans les « périmètres de sécurité ».
Les « structures de
péché » et les péchés qu'elles entraînent s'opposent d'une manière tout aussi
radicale à la paix et au développement, parce que le
développement, suivant la célèbre expression de l'encyclique de Paul VI est « le
nouveau nom de la paix »
.
Ainsi la solidarité que
nous proposons est le chemin de la paix et en même temps du développement.
En effet, la paix du monde est inconcevable si les responsables n'en viennent
pas à reconnaître que l'interdépendance exige par elle-même que l'on
dépasse la politique des blocs, que l'on renonce à toute forme d'impérialisme
économique, militaire ou politique, et que l'on transforme la défiance
réciproque en collaboration. Cette dernière est précisément l'acte
caractéristique de la solidarité entre les individus et les nations.
La devise du pontificat
de mon vénéré prédécesseur Pie XII était Opus iustitiæ pax, la paix est
le fruit de la justice. Aujourd'hui on pourrait dire, avec la même justesse et
la même force d'inspiration biblique (cf. Is 32, 17 ; Jc 3, 18) :
Opus solidaritatis pax, la paix est le fruit de la solidarité.
L'objectif de la paix,
si désiré de tous, sera certainement atteint grâce à la mise en œuvre de la
justice sociale et internationale, mais aussi grâce à la pratique des vertus qui
favorisent la convivialité et qui nous apprennent à vivre unis afin de
construire dans l'unité, en donnant et en recevant, une société nouvelle et un
monde meilleur.
40. La
solidarité est sans aucun doute une vertu chrétienne. Dès le
développement qui précède on pouvait entrevoir de nombreux points de contact
entre elle et l'amour qui est le signe distinctif des disciples du Christ
(cf. Jn 13, 35).
A la lumière de la foi,
la solidarité tend à se dépasser elle-même, à prendre les dimensions
spécifiquement chrétiennes de la gratuité totale, du pardon et de la
réconciliation. Alors le prochain n'est pas seulement un être humain avec ses
droits et son égalité fondamentale à l'égard de tous, mais il devient l'image
vivante de Dieu le Père, rachetée par le sang du Christ et objet de l'action
constante de l'Esprit Saint. Il doit donc être aimé, même s'il est un ennemi, de
l'amour dont l'aime le Seigneur, et l'on doit être prêt au sacrifice pour lui,
même au sacrifice suprême : « Donner sa vie pour ses frères » (cf. 1 Jn
3, 16).
Alors la conscience de
la paternité commune de Dieu, de la fraternité de tous les hommes dans le
Christ, « fils dans le Fils », de la présence et de l'action vivifiante de
l'Esprit Saint, donnera à notre regard sur le monde comme un nouveau critère
d'interprétation. Au-delà des liens humains et naturels, déjà si forts et si
étroits, se profile à la lumière de la foi un nouveau modèle d'unité du
genre humain dont doit s'inspirer en dernier ressort la solidarité. Ce modèle
d'unité suprême, reflet de la vie intime de Dieu un en trois personnes, est
ce que nous chrétiens désignons par le mot « communion ».
Cette communion
spécifiquement chrétienne, jalousement préservée, étendue et enrichie avec
l'aide du Seigneur, est l'âme de la vocation de l'Église à être
« sacrement » dans le sens déjà indiqué.
La solidarité doit donc
contribuer à la réalisation de ce dessein divin tant sur le plan individuel que
sur celui de la société nationale et internationale. Les « mécanismes pervers »
et les « structures de péché » dont nous avons parlé ne pourront être vaincus
que par la pratique de la solidarité humaine et chrétienne à laquelle l'Église
invite et qu'elle promeut sans relâche. C'est seulement de cette manière que
beaucoup d'énergies positives pourront être libérées entièrement au bénéfice du
développement et de la paix.
De nombreux saints
canonisés par l'Église offrent d'admirables témoignages de cette
solidarité et peuvent servir d'exemple dans les difficiles circonstances
actuelles. Entre tous, je voudrais rappeler saint Pierre Claver qui s'est mis au
service des e de cette solidarité et peuvent servir d'exemple dans les
difficiles circonstances actuelles. Entre tous, je voudrais rappeler saint
Pierre Claver qui s'est mis au service des esclaves à Carthagène des Indes, et
saint Maximilien-Marie Kolbe qui offrit sa vie pour un déporté inconnu de lui
dans le camp de concentration d'Auschwitz-Oswiecim.
41. L'Église n'a
pas de solutions techniques à offrir face au problème du
sous-développement comme tel, ainsi que le déclarait déjà le Pape Paul VI dans
son encyclique
.
En effet, elle ne propose pas des systèmes ou des programmes économiques et
politiques, elle ne manifeste pas de préférence pour les uns ou pour les autres,
pourvu que la dignité de l'homme soit dûment respectée et promue et qu'elle-même
se voie laisser l'espace nécessaire pour accomplir son ministère dans le monde.
Mais l'Élise est
« experte en humanité »
,
et cela la pousse nécessairement à étendre sa mission religieuse aux divers
domaines où les hommes et les femmes déploient leur activité à la recherche du
bonheur, toujours relatif, qui est possible en ce monde, conformément à leur
dignité de personnes.
A l'exemple de mes
prédécesseurs, je dois répéter que ce qui touche à la dignité de l'homme et des
peuples, comme c'est le cas du développement authentique, ne peut se ramener à
un problème « technique ». Réduit à cela, le développement serait vidé de son
vrai contenu et l'on accomplirait un acte de trahison envers l'homme et
les peuples qu'il doit servir.
Voilà pourquoi l'Église
a une parole à dire aujourd'hui comme il y a vingt ans, et encore à
l'avenir, sur la nature, les conditions, les exigences et les fins du
développement authentique, et aussi sur les obstacles qui l'entravent. Ce
faisant, l'Église accomplit sa mission d'évangélisation, car elle apporte
sa première contribution à la solution du problème urgent du
développement quand elle proclame la vérité sur le Christ, sur elle-même et sur
l'homme, en l'appliquant à une situation concrète
.
L'instrument que
l'Église utilise pour atteindre ce but est sa doctrine sociale. Dans la
difficile conjoncture présente, pour favoriser la formulation correcte des
problèmes aussi bien que leur meilleure résolution, il pourra être très utile
d'avoir une connaissance plus exacte et d'assurer une diffusion plus
large de l’« ensemble de principes de réflexion et de critères de jugement
et aussi de directives d'action » proposé dans son enseignement
.
On se rendra compte
ainsi immédiatement que les questions auxquelles on a à faire face sont avant
tout morales, et que ni l'analyse du problème du développement en tant que tel,
ni les moyens pour surmonter les difficultés actuelles ne peuvent faire
abstraction de cette dimension essentielle.
La doctrine sociale de
l'Église n'est pas une « troisième voie » entre le capitalisme libéral
et le collectivisme marxiste, ni une autre possibilité parmi les
solutions moins radicalement marquées: elle constitue une catégorie en soi.
Elle n'est pas non plus une idéologie, mais la formulation
précise des résultats d'une réflexion attentive sur les réalités complexes
de l'existence de l'homme dans la société et dans le contexte international, à
la lumière de la foi et de la tradition ecclésiale. Son but principal est
d'interpréter ces réalités, en examinant leur conformité ou leurs
divergences avec les orientations de l'enseignement de l'Évangile sur l'homme et
sur sa vocation à la fois terrestre et transcendante ; elle a donc pour but
d'orienter le comportement chrétien. C'est pourquoi elle n'entre pas dans le
domaine de l'idéologie mais dans celui de la théologie et
particulièrement de la théologie morale.
L'enseignement et la
diffusion de la doctrine sociale font partie de la mission d'évangélisation de
l'Église. Et, s'agissant d'une doctrine destinée à guider la conduite de la
personne, elle a pour conséquence l’« engagement pour la justice » de chacun
suivant son rôle, sa vocation, sa condition.
L'accomplissement du
ministère de l'évangélisation dans le domaine social, qui fait partie de
la fonction prophétique de l'Église, comprend aussi la dénonciation
des maux et des injustices. Mais il convient de souligner que l'annonce
est toujours plus importante que la dénonciation, et celle-ci ne peut
faire abstraction de celle-là qui lui donne son véritable fondement et la force
de la motivation la plus haute.
42. La doctrine
sociale de l'Église, aujourd'hui plus que dans le passé, a le devoir de s'ouvrir
à une perspective internationale dans la ligne du Concile Vatican II
,
des encycliques les plus récentes
et particulièrement de celle que nous commémorons en ce moment
.
Il ne sera donc pas superflu de réexaminer et d'approfondir sous cet éclairage
les thèmes et les orientations caractéristiques que le Magistère a repris ces
dernières années.
Je voudrais signaler ici
l'un de ces points: l'option ou l'amour préférentiel pour
les pauvres. C'est là une option, ou une forme spéciale de priorité dans la
pratique de la charité chrétienne dont témoigne toute la tradition de l'Église.
Elle concerne la vie de chaque chrétien, en tant qu'il imite la vie du Christ,
mais elle s'applique également à nos responsabilités sociales et donc à
notre façon de vivre, aux décisions que nous avons à prendre de manière
cohérente au sujet de la propriété et de l'usage des biens.
Mais aujourd'hui, étant
donné la dimension mondiale qu'a prise la question sociale
,
cet amour préférentiel, de même que les décisions qu'il nous inspire, ne peut
pas ne pas embrasser les multitudes immenses des affamés, des mendiants, des
sans-abri, des personnes sans assistance médicale et, par-dessus tout, sans
espérance d'un avenir meilleur : on ne peut pas ne pas prendre acte de
l'existence de ces réalités. Les ignorer reviendrait à s'identifier au « riche
bon vivant » qui feignait de ne pas connaître Lazare le mendiant qui gisait près
de son portail (cf. Lc 16, 1931)
.
Notre vie quotidienne
doit tenir compte de ces réalités, comme aussi nos décisions d'ordre politique
et économique. De même, les responsables des nations et des
Organisations internationales, tandis qu'ils ont l'obligation de toujours
considérer comme prioritaire dans leurs plans la vraie dimension humaine, ne
doivent pas oublier de donner la première place au phénomène croissant de la
pauvreté. Malheureusement, au lieu de diminuer, le nombre des pauvres se
multiplie non seulement dans les pays moins développés, mais, ce qui ne paraît
pas moins scandaleux, dans ceux qui sont les plus développés.
Il est nécessaire de
rappeler encore une fois le principe caractéristique de la doctrine sociale
chrétienne : les biens de ce monde sont à l'origine destinés à tous
.
Le droit à la propriété privée est valable et nécessaire, mais il
ne supprime pas la valeur de ce principe. Sur la propriété, en effet, pèse « une
hypothèque sociale »
,
c'est-à-dire que l'on y discerne, comme qualité intrinsèque, une fonction
sociale fondée et justifiée précisément par le principe de la destination
universelle des biens. Et il ne faudra pas négliger, dans l'engagement pour les
pauvres, la forme spéciale de pauvreté qu'est la privation des
droits fondamentaux de la personne, en particulier du droit à la liberté
religieuse, et, par ailleurs, du droit à l'initiative économique.
43. L'intérêt
actif pour les pauvres — qui sont, selon la formule si expressive, les « pauvres
du Seigneur »
— doit se traduire, à tous les niveaux, en actes concrets afin de parvenir avec
fermeté à une série de réformes nécessaires. En fonction des situations
particulières, on détermine les réformes les plus urgentes et les moyens de les
réaliser; mais il ne faut pas oublier celles que requiert la situation de
déséquilibre international décrite ci-dessus.
A ce sujet, je désire
rappeler notamment: la réforme du système commercial international, grevé
par le protectionnisme et par le bilatéralisme grandissant; la réforme du
système monétaire et financier international, dont on s'accorde aujourd'hui
à reconnaître l'insuffisance; le problème des échanges des technologies
et de leur bon usage; la nécessité d'une révision de la structure des
Organisations internationales existantes, dans le cadre d'un ordre juridique
international.
Le système commercial
international entraîne souvent aujourd'hui une discrimination des
productions des industries naissantes dans les pays en voie de développement,
tandis qu'il décourage les producteurs de matières premières. Il existe, par
ailleurs, une sorte de division internationale du travail selon laquelle
les produits à faible prix de revient de certains pays, dénués de législation du
travail efficace ou trop faibles pour les appliquer, sont vendus en d'autres
parties du monde avec des bénéfices considérables pour les entreprises
spécialisées dans ce type de production qui ne connaît pas de frontières.
Le système monétaire
et financier mondial se caractérise par la fluctuation excessive des
méthodes de change et des taux d'intérêt, au détriment de la balance des
paiements et de la situation d'endettement des pays pauvres.
Les technologies et
leurs transferts constituent aujourd'hui un des principaux problèmes des
échanges internationaux, avec les graves dommages qui en résultent. Il n'est pas
rare que des pays en voie de développement se voient refuser les technologies
nécessaires ou qu'on leur en livre certaines qui leur sont inutiles.
Les Organisations
internationales, selon de nombreux avis, semblent se trouver à un moment de
leur histoire où les mécanismes de fonctionnement, les frais administratifs et
l'efficacité demandent un réexamen attentif et d'éventuelles corrections.
Évidemment un processus aussi délicat ne peut être mené à bien sans la
collaboration de tous. Il suppose que l'on dépasse les rivalités politiques et
que l'on renonce à la volonté de se servir de ces Organisations à des fins
particulières, alors qu'elles ont pour unique raison d'être le bien commun.
Les Institutions et les
Organisations existantes ont bien travaillé à l'avantage des peuples. Toutefois,
affrontant une période nouvelle et plus difficile de son développement
authentique, l'humanité a besoin aujourd'hui d'un degré supérieur
d'organisation à l'échelle internationale, au service des sociétés, des
économies et des cultures du monde entier.
44. Le
développement requiert surtout un esprit d'initiative de la part des pays qui en
ont besoin eux-mêmes
.
Chacun d'eux doit agir en fonction de ses propres responsabilités, sans tout
attendre des pays plus favorisés, et en travaillant en collaboration avec
les autres qui sont dans la même situation. Chacun doit explorer et utiliser le
plus possible l'espace de sa propre liberté. Chacun devra aussi se rendre
capable d'initiatives répondant à ses propres problèmes de société. Chacun devra
également se rendre compte des besoins réels qui existent, et aussi dès droits
et des devoirs qui lui imposent de les satisfaire. Le développement des peuples
commence et trouve sa mise en œuvre la plus appropriée dans l'effort de chaque
peuple pour son propre développement, en collaboration avec les autres.
Dans ce sens, il est
important que les pays en voie de développement favorisent
l'épanouissement de tout citoyen, par l'accès à une culture plus approfondie
et à une libre circulation des informations. Tout ce qui pourra favoriser
l'alphabétisation et l'éducation de base qui l'approfondit et la
complète, comme le proposait l'encyclique Populorum progressio
— objectif encore loin d'être atteint dans beaucoup de régions du monde —,
représente une contribution directe au développement authentique.
Pour avancer sur cette
voie, les pays devront discerner eux-mêmes leurs priorités et
reconnaître clairement leurs besoins, en fonction des conditions particulières
de la population, du cadre géographique et des traditions culturelles.
Certains pays devront
augmenter la production alimentaire, afin de disposer en permanence du
nécessaire pour la nourriture et pour la vie. Dans le monde actuel, où la faim
fait tant de victimes surtout parmi les enfants, il y a des exemples de pays
qui, sans être particulièrement développés, ont pourtant réussi à atteindre
l'objectif de l'autonomie alimentaire et même à devenir
exportateurs de produits alimentaires.
D'autres pays ont besoin
de réformer certaines structures injustes et notamment leurs institutions
politiques afin de remplacer des régimes corrompus, dictatoriaux et
autoritaires par des régimes démocratiques qui favorisent la
participation. C'est un processus que nous souhaitons voir s'étendre et se
renforcer, parce que la « santé » d'une communauté politique — laquelle
s'exprime par la libre participation et la responsabilité de tous les citoyens
dans les affaires publiques, par la fermeté du droit, par le respect et la
promotion des droits humains — est une condition nécessaire et une
garantie sûre du développement de « tout l'homme et de tous les hommes ».
45. Ce qui a été
dit ne pourra être réalisé sans la collaboration de tous, spécialement de
la communauté internationale, dans le cadre d'une solidarité qui inclue tout le
monde, à commencer par les plus marginalisés. Mais les pays en voie de
développement ont le devoir de pratiquer eux-mêmes la solidarité entre eux
et avec les pays les plus marginaux du monde.
Il est souhaitable, par
exemple, que les pays d'un même ensemble géographique établissent des
formes de coopération qui les rendent moins dépendants de producteurs plus
puissants; qu'ils ouvrent leurs frontières aux produits de la même zone ; qu'ils
examinent la complémentarité éventuelle de leurs productions; qu'ils s'associent
pour se doter des services que chacun d'eux n'est pas en mesure d'organiser;
qu'ils étendent leur coopération au domaine monétaire et financier.
L'interdépendance
est déjà une réalité dans beaucoup de ces pays. La reconnaître, de façon à la
rendre plus active, représente une solution face à la dépendance excessive par
rapport à des pays plus riches et plus puissants, dans l'ordre même du
développement désiré, sans s'opposer a personne, mais en découvrant et en
valorisant au maximum ses propres possibilités. Les pays en voie de
développement d'un même ensemble géographique, surtout ceux qui font partie de
ce qu'on appelle le « Sud », peuvent et doivent constituer — comme on commence à
le faire avec des résultats prometteurs — de nouvelles organisations
régionales, régies par des critères d'égalité, de liberté et de
participation au concert des nations.
La solidarité
universelle requiert, comme condition indispensable, l'autonomie et la libre
disposition de soi-même, également à l'intérieur d'organisations comme celles
qu'on vient de décrire. Mais, en même temps, elle demande que l'on soit prêt à
accepter les sacrifices nécessaires pour le bien de la communauté mondiale.
46. Les peuples
et les individus aspirent à leur libération : la recherche du développement
intégral est le signe de leur désir de surmonter les obstacles multiples qui les
empêchent de jouir d'une « vie plus humaine ».
Récemment, au cours de
la période qui a suivi la publication de l'encyclique Populorum progressio,
dans certaines parties de l'Église catholique, en particulier en Amérique
latine, s'est répandue une nouvelle manière d'aborder les problèmes de la
misère et du sous-développement, qui fait de la libération la catégorie
fondamentale et le premier principe d'action. Les valeurs positives, mais aussi
les déviations et les risques de déviation liés à cette forme de réflexion et
d'élaboration théologique, ont été opportunément signalés par le Magistère
ecclésiastique
.
Il convient d'ajouter
que l'aspiration à la libération par rapport à toute forme d'esclavage, pour
l'homme et pour la société, est quelque chose de noble et de valable.
C'est à cela que tend justement le développement, ou plutôt la libération et le
développement, compte tenu de l'étroite relation existant entre ces deux
réalités.
Un développement
purement économique ne parvient pas à libérer l'homme, au contraire, il finit
par l'asservir davantage. Un développement qui n'intègre pas les dimensions
culturelles, transcendantes et religieuses de l'homme et de la
société contribue d'autant moins à la libération authentique qu'il ne
reconnaît pas l'existence de ces dimensions et qu'il n'oriente pas vers elles
ses propres objectifs. L'être humain n'est totalement libre que lorsqu'il est
lui-même, dans la plénitude de ses droits et de ses devoirs: on doit en dire
autant de la société tout entière.
L'obstacle principal à
surmonter pour une véritable libération, c'est le péché et les
structures qui en résultent au fur et à mesure qu'il se multiplie et s'étend
.
La liberté par laquelle
le Christ nous a libérés (cf. Ga 5, 1 ) nous pousse à nous convertir pour
devenir les serviteurs de tous. Ainsi le processus du développement
et de la libération se concrétise dans la pratique de la solidarité,
c'est-à-dire de l'amour et du service du prochain, particulièrement les plus
pauvres : « Là où manquent la vérité et l'amour, le processus de libération
aboutit à la mort d'une liberté qui aura perdu tout appui »
.
47. Devant les
tristes expériences de ces dernières années et le panorama en majeure
partie négatif de la période actuelle, l'Église se doit d'affirmer avec
force la possibilité de surmonter les entraves qui empêchent le
développement, par excès ou par défaut, et la confiance en une vraie
libération. Cette confiance et cette possibilité sont fondées, en dernière
instance, sur la conscience qu'a l'Église de la promesse divine
l'assurant que l'histoire présente ne reste pas fermée sur elle-même, mais
qu'elle est ouverte au Règne de Dieu.
L'Église a aussi
confiance en l'homme, tout en connaissant la perversité dont il est capable,
parce qu'elle sait que — malgré l'héritage du péché et le péché que chacun peut
commettre — il y a dans la personne humaine des qualités et une énergie
suffisantes, il y a en elle une «bonté» fondamentale (cf. Gn 1, 31),
parce qu'elle est l'image du Créateur placée sous l'influence rédemptrice du
Christ qui « s'est en quelque sorte uni lui-même à tout homme »
,
et parce que l'action efficace de l'Esprit Saint «remplit le monde» (Sg
1, 7).
C'est pourquoi ni le
désespoir, ni le pessimisme, ni la passivité ne peuvent se justifier. Même si
c'est avec amertume, il faut dire que de même que l'on peut pécher par égoïsme,
par appétit excessif du gain et du pouvoir, on peut aussi commettre des
fautes, quand on est confronté aux besoins urgents des multitudes humaines
plongées dans le sous-développement, par crainte, par indécision
et, au fond, par lâcheté. Nous sommes tous appelés, et même tenus,
à relever le terrible défi de la dernière décennie du second millénaire,
ne serait-ce que parce que nous sommes tous sous la menace de dangers imminents:
une crise économique mondiale, une guerre sans frontières, sans vainqueurs ni
vaincus. Face à cette menace, la distinction entre personnes ou pays riches et
personnes ou pays pauvres aura peu de valeur, si ce n'est en raison de la
plus grande responsabilité pesant sur ceux qui ont plus et qui peuvent plus.
Mais une telle
motivation n'est ni la seule ni la principale. Ce qui rentre en ligne de
compte, c'est la dignité de la personne humaine dont la défense et la
promotion nous ont été confiées par le Créateur et dont sont rigoureusement
responsables et débiteurs les hommes et les femmes dans toutes les
circonstances de l'histoire. La situation actuelle, comme beaucoup s'en sont
déjà rendu compte plus ou moins clairement, ne paraît pas respecter cette
dignité. Chacun de nous est appelé à prendre sa part dans cette campagne
pacifique, à mener avec des moyens pacifiques, pour conquérir
le développement dans la paix, pour sauvegarder la nature elle-même et le
monde qui nous entoure. L'Église, elle aussi, se sent profondément impliquée
dans cette voie dont elle espère l'heureux aboutissement.
C'est pourquoi, à
l'exemple du Pape Paul VI dans l'encyclique Populorum progressio
,
je voudrais m'adresser avec simplicité et humilité à tous, hommes
et femmes sans exception, afin que, convaincus de la gravité de l'heure présente
et conscients de leur responsabilité personnelle, ils mettent en œuvre — par
leur mode de vie personnelle et familiale, par leur usage des biens, par leur
participation de citoyens, par leur contribution aux décisions économiques et
politiques ainsi que par leur propre engagement sur les plans national et
international — les mesures inspirées par la solidarité et l'amour
préférentiel des pauvres qu'exigent les circonstances et que requiert surtout la
dignité de la personne humaine, image indestructible de Dieu créateur, image
identique en chacun de nous.
Dans cet effort, les
fils de l'Église doivent être des exemples et des guides, car ils sont appelés,
selon le programme proclamé par Jésus lui-même dans la synagogue de Nazareth, à
« porter la bonne nouvelle aux pauvres, [...] annoncer aux captifs la délivrance
et aux aveugles le retour à la vue, renvoyer en liberté les opprimés, proclamer
une année de grâce du Seigneur » (Lc 4, 18-19). Il convient de souligner
le rôle prépondérant qui incombe aux laïcs, hommes et femmes,
comme l'a redit la récente Assemblée synodale. Il leur revient d'animer les
réalités temporelles avec un zèle chrétien et de s'y conduire en témoins et en
artisans de paix et de justice.
Je voudrais m'adresser
particulièrement à ceux qui, par le sacrement du baptême et la profession du
même Credo, participent avec nous a une vraie communion, même si elle
n'est pas parfaite. Je suis sûr que le souci exprimé par la présente lettre,
aussi bien que les motivations qui l'animent, leur sont familiers parce
que c'est l'Évangile du Christ Jésus qui les inspire. Nous pouvons trouver ici
une invitation nouvelle à donner un témoignage unanime de nos
convictions communes sur la dignité de l'homme, créé par Dieu, sauvé par le
Christ, sanctifié par l'Esprit, et appelé à vivre dans ce monde une vie conforme
à cette dignité.
A ceux qui partagent
avec nous l'héritage d'Abraham, «notre père dans la foi» (cf. Rm 4,
11-12)
,
et la tradition de l'Ancien Testament, les Juifs, à ceux qui, comme nous,
croient en Dieu juste et miséricordieux, les Musulmans j'adresse également
cet appel qui s'étend aussi à tous les disciples des grandes religions du
monde.
La rencontre du 27
octobre de l'année dernière à Assise, la ville de saint François, pour prier et
nous engager en faveur de la paix — chacun dans la fidélité à ses
convictions religieuses — a fait apparaître pour tous à quel point la paix et sa
condition nécessaire, le développement de 3tout l'homme et de tous les hommes »,
sont aussi un problème religieux, et à quel point la réalisation
intégrale de l'une et de l'autre dépend de notre fidélité à notre
vocation d'hommes et de femmes croyants. Car elle dépend, avant tout, de Dieu.
48. L'Église sait
qu'aucune réalisation temporelle ne s'identifie avec le Royaume de Dieu,
mais que toutes les réalisations ne font que refléter et, en un sens,
anticiper la gloire du royaume que nous attendons à la fin de l'histoire,
lorsque le Seigneur reviendra. Mais cette attente ne pourra jamais justifier que
l'on se désintéresse des hommes dans leur situation personnelle concrète et dans
leur vie sociale, nationale et internationale, parce que celle-ci — maintenant
surtout — conditionne celle-là.
Même dans l'imperfection
et le provisoire, rien ne sera perdu ni ne sera vain de ce que
l'on peut et que l'on doit accomplir par l'effort solidaire de tous et par la
grâce divine à un certain moment de l'histoire pour rendre « plus humaine » la
vie des hommes. Le Concile Vatican II l'enseigne dans un passage lumineux de la
constitution Gaudium et spes : les « valeurs de dignité humaine, de
communion fraternelle et de liberté, tous ces fruits excellents de notre nature
et de notre industrie, que nous aurons propagés sur terre selon le commandement
du Seigneur et dans son Esprit, nous les retrouverons plus tard, mais purifiés
de toute souillure, illuminés, transfigurés, lorsque le Christ remettra à son
Père “un royaume éternel et universel” [...]. Mystérieusement, le royaume est
déjà présent sur cette terre »
.
Maintenant, le Royaume
de Dieu est rendu présent surtout par la célébration du Sacrement de
l'Eucharistie qui est le Sacrifice du Seigneur. Dans cette célébration, les
fruits de la terre et du travail de l'homme — le pain et le vin — sont
transformés mystérieusement mais réellement et substantiellement, par l'action
de l'Esprit Saint et par les paroles du ministre, dans le Corps et le Sang
du Seigneur Jésus Christ, Fils de Dieu et Fils de Marie, par lequel le
Royaume du Père s'est rendu présent au milieu de nous.
Les biens de ce monde et
l'œuvre de nos mains — le pain et le vin — servent pour la venue du Royaume
définitif, car le Seigneur, par son Esprit, les assume en lui pour s'offrir
au Père et nous offrir avec lui dans le renouvellement de son sacrifice unique
qui anticipe le Royaume de Dieu et annonce son avènement final.
Ainsi le Seigneur, par
l'Eucharistie, sacrement et sacrifice, nous unit avec lui et nous unit
entre nous par des liens plus forts que toute union naturelle; et il nous
envoie dans le monde entier, unis pour porter témoignage, par la foi et les
œuvres, de l'amour de Dieu, préparant l'avènement de son Royaume et l'anticipant
déjà dans l'ombre du temps présent.
Participant à
l'Eucharistie, nous sommes appelés à découvrir par ce sacrement le sens profond
de notre action dans le monde en faveur du développement et de la paix ; et à
recevoir de lui la force de nous consacrer avec toujours plus de générosité, à
l'exemple du Christ qui dans ce Sacrement donne sa vie pour ses amis (cf. Jn
15, 13). Notre engagement personnel, comme celui du Christ et en union avec lui,
ne sera pas inutile mais assurément fécond.
49. En cette
Année mariale, que j'ai proclamée pour que les fidèles catholiques regardent
toujours plus vers Marie qui nous précède dans le pèlerinage de la foi
et qui, dans sa sollicitude maternelle, intercède pour nous auprès de son Fils
notre Rédempteur, je désire lui confier et confier à son intercession
la conjoncture difficile du monde contemporain, les efforts que l'on fait et
que l'on fera, souvent au prix de grandes souffrances, pour contribuer au vrai
développement des peuples, proposé et annoncé par mon prédécesseur Paul VI.
Comme la piété
chrétienne l'a toujours fait, nous présentons à la Très Sainte Vierge les
situations individuelles difficiles pour qu'en les montrant à son Fils elle
obtienne de lui qu'elles soient adoucies et changées. Mais nous lui
présentons aussi les situations sociales et la crise internationale
elle-même sous leurs aspects inquiétants de misère, de chômage, de manque de
nourriture, de course aux armements, de mépris des droits de l'homme, de
situations ou de menaces de conflit partiel ou total. Tout cela, nous voulons le
mettre filialement devant son « regard miséricordieux », reprenant une fois
encore dans la foi et l'espérance l'antique antienne : « Sainte Mère de Dieu, ne
méprise pas nos prières quand nous sommes dans l'épreuve, mais de tous les
dangers délivre-nous toujours, Vierge glorieuse, Vierge bienheureuse ».
La Très Sainte Vierge
Marie, notre Mère et notre Reine, est celle qui, se tournant vers son Fils,
dit : « Ils n'ont pas de vin » (Jn 2, 3), celle aussi qui loue Dieu le
Père parce qu’« il renverse les puissants de leurs trônes, il élève les humbles.
Il comble de biens les affamés, renvoie les riches les mains vides » (Lc
1, 52-53). Dans sa sollicitude maternelle, elle se penche sur les aspects
personnels et sociaux de la vie des hommes sur la terre
.
Devant la Très Sainte
Trinité, je confie à Marie ce que j'ai exposé dans la présente lettre pour
inviter tous les hommes à réfléchir et à s'engager activement dans la promotion
du vrai développement des peuples, comme le dit justement l'oraison de la Messe
pour cette intention : « Seigneur, tu as voulu que tous les peuples aient une
même origine et tu veux les réunir dans une seule famille, fais que les hommes
se reconnaissent des frères et travaillent dans la solidarité au développement
de tous les peuples, afin que [...] soient reconnus les droits de toute personne
et que la communauté humaine connaisse un temps d'égalité et de paix »
.
En concluant, j'élève
cette prière au nom de tous mes frères et sœurs à qui, en signe de salut et de
vœu, j'envoie une particulière Bénédiction.
Donné à Rome, près de
Saint-Pierre, le 30 décembre 1987, en la dixième année de mon pontificat.
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