DIUTURNUM
LETTRE ENCYCLIQUE
DE S. S. LE PAPE LÉON XIII
SUR L'ORIGINE
DU POUVOIR CIVIL
A tous Nos Vénérables Frères
les Patriarches, Primats, Archevêques et Évêques du monde
catholique, en grâce et communion avec le Siège Apostolique.
Vénérables Frères,
Salut et Bénédiction
Apostolique.
La guerre redoutable, depuis
longtemps entreprise contre la divine autorité de l'Église, a eu
l'issue qu'elle devait avoir : elle a mis en péril la société en
général, et tout spécialement le pouvoir civil, qui est le
principal soutien du bien public.
Notre époque, plus que toute
autre, fournit cette démonstration par les faits. Elle Nous
montre les passions populaires plus hardies que jamais à
repousser toute autorité, et la licence si générale, les
séditions et les troubles si fréquents que ceux qui gouvernent,
après s'être vu refuser l'obéissance, ne trouvent même plus dans
leur puissance la garantie de leur sécurité personnelle. On a
travaillé de longue main à faire d'eux un objet de haine et de
mépris pour le peuple ; l'incendie, ainsi fomenté, a éclaté
enfin, et l'on a vu en peu de temps la vie des plus grands
souverains en butte à de ténébreux complots ou à des attentats
d'une criminelle audace. L'Europe entière, naguère encore,
frémissait d'horreur à la nouvelle du meurtre affreux d'un
puissant Empereur ; au lendemain d'un si grand forfait, quand la
stupeur qu'il a causé oppresse encore toutes les âmes, des
scélérats ne craignent pas de jeter publiquement l'intimidation
et la menace à la face des autres souverains de l'Europe.
Ces grands périls publics, qui
frappent tous les yeux, qui mettent en question à chaque heure
la vie des princes, la tranquillité des États, le salut des
peuples, nous jettent dans de cruelles angoisses.
Et pourtant la religion
chrétienne, à peine avait-elle pénétré les mœurs et les
institutions des sociétés, leur avait préparé par sa divine
vertu de précieuses garanties d'ordre public et de stabilité.
Parmi les premiers et les plus
grands de ses bienfaits, il faut placer ce juste et sage
tempérament de droits et de devoirs qu'elle a su déterminer
entre les souverains et les peuples. C'est qu'en effet, les
préceptes et les exemples du Christ ont une efficacité
merveilleuse pour contenir dans le devoir aussi bien ceux qui
obéissent que ceux qui commandent, et pour produire entre eux
cette harmonie, ce concert des volontés qui est conforme aux
lois de la nature et qui assure le cours paisible et régulier
des choses publiques.
C'est pourquoi, Dieu ayant
voulu Nous confier le gouvernement de l'Église catholique,
gardienne et interprète de la doctrine de Jésus-Christ, Nous
estimons, Vénérables Frères, qu'il Nous appartient, en cette
qualité, de rappeler publiquement les obligations que la morale
catholique impose à chacun dans cet ordre de devoirs ; de cet
exposé doctrinal ressortiront, par voie de conséquence, les
moyens qu'il faut employer pour conjurer tant de périls
redoutables et assurer le salut de tous.
C'est en vain que, inspiré par
l'orgueil et l'esprit de rébellion, l'homme cherche à se
soustraire à toute autorité ; à aucune époque il n'a pu réussir
à ne dépendre de personne. A toute association, à tout groupe
d'hommes, il faut des chefs, c'est une nécessité impérieuse, à
peine, pour chaque société, de se dissoudre et de manquer le but
en vue duquel elle a été formée. Mais, à défaut d'une
destruction totale de l'autorité politique dans les États,
destruction qui eût été impossible, on s'est appliqué du moins
par tous les moyens à en énerver la vigueur, à en amoindrir la
majesté. C'est ce qui s'est fait surtout au XVIe
siècle, alors que tant d'esprits se laissèrent égarer par un
funeste courant d'idées nouvelles. Depuis lors, on vit la
multitude, non seulement revendiquer une part excessive de
liberté, mais entreprendre de donner à la société humaine, avec
des origines fictives, une base et une constitution arbitraires.
Aujourd'hui, on va plus loin ; bon nombre de Nos contemporains,
marchant sur les traces de ceux qui, au siècle dernier, se sont
décerné le titre de philosophes, prétendent que tout pouvoir
vient du peuple ; que, par suite, l'autorité n'appartient pas en
propre à ceux qui l'exercent, mais à titre de mandat populaire,
et sous cette réserve que la volonté du peuple peut toujours
retirer à ses mandataires la puissance qu'elle leur a déléguée.
C'est en quoi les catholiques
se séparent de ces nouveaux maîtres ; ils vont chercher en Dieu
le droit de commander et le font dériver de là comme de sa
source naturelle et de son nécessaire principe.
Toutefois, il importe de
remarquer ici que, s'il s'agit de désigner ceux qui doivent
gouverner la chose publique, cette désignation pourra dans
certains cas être laissée au choix et aux préférences du grand
nombre, sans que la doctrine catholique y fasse le moindre
obstacle. Ce choix, en effet, détermine la personne du
souverain, il ne confère pas les droits de la souveraineté; ce
n'est pas l'autorité que l'on constitue, on décide par qui elle
devra être exercée. Il n'est pas question davantage des
différents régimes politiques : rien n'empêche que l'Église
n'approuve le gouvernement d'un seul ou celui de plusieurs,
pourvu que ce gouvernement soit juste et appliqué au bien
commun. Aussi, réserve faite des droits acquis, il n'est point
interdit aux peuples de se donner telle forme politique qui
s'adaptera mieux ou à leur génie propre, ou à leurs traditions
et à leurs coutumes.
Que si l'on veut déterminer la
source du pouvoir dans l'État, l'Église enseigne avec raison
qu'il la faut chercher en Dieu. C'est ce qu'elle a trouvé
exprimé avec évidence dans les saintes Lettres et dans les
monuments de l'antiquité chrétienne. On ne saurait d'ailleurs
imaginer une doctrine plus conforme à la raison, plus favorable
aux intérêts des souverains et des peuples.
Cette origine divine de
l'autorité humaine est attestée de la façon la plus claire en
maints passages de l'ancien Testament : " C'est par moi que
règnent les rois, par moi que les souverains commandent, que les
arbitres des peuples rendent la justice
[1]."
Ailleurs : " Prêtez l'oreille, vous qui gouvernez les nations,
parce que c'est par Dieu que vous a été donnée la puissance ;
l'autorité vous vient du Très-Haut
."
Le livre de l'Ecclésiastique fournit le même enseignement :
" C'est Dieu qui a préposé un chef au gouvernement de chaque
nation
."
Les hommes toutefois, sous l'influence des fausses religions,
oublièrent peu à peu ces divines leçons ; le paganisme, qui
avait altéré tant de vérités et faussé tant d'idées, ne manqua
pas de corrompre aussi la vraie notion du pouvoir et d'en
défigurer la beauté. C'est plus tard, quand la clarté de
l'Évangile se leva sur le monde, que la vérité reprit ses droits
et qu'on vit reparaître dans tout son éclat le principe noble et
divin d'où procède toute autorité. – Quand le gouverneur romain
se vante devant Notre Seigneur Jésus-Christ du pouvoir qu'il a
de l'acquitter ou de le condamner, le Sauveur lui répond : " Tu
n'aurais sur moi aucune puissance si celle que tu possèdes ne
t'avait été donnée d'en haut
."
Saint Augustin, expliquant ce passage, s'écrie : " Apprenons ici
de la bouche du Maître ce qu'il enseigne ailleurs par son
Apôtre : c'est qu'il n'y a de pouvoir que celui qui vient de
Dieu." Et, en effet, la doctrine et la morale de Jésus-Christ
ont trouvé un écho fidèle dans la prédication des Apôtres. On
connaît l'enseignement sublime et décisif que saint Paul donnait
aux Romains, bien qu'ils fussent soumis à des empereurs païens.
" Il n'y a de pouvoir que celui qui vient de Dieu
."
D'où l'Apôtre déduit, comme une conséquence, que " le souverain
est le ministre de Dieu
."
Les Pères de l'Église ont mis
tous leurs soins à reproduire et à répandre cet enseignement
dont ils avaient été nourris. " N'accordons à personne, dit
saint Augustin, le droit de donner la souveraineté et l'empire,
sinon au seul vrai Dieu
."
Saint Jean Chrysostome s'exprime ainsi sur le même sujet :
" Qu'il y ait des autorités établies, que les uns commandent,
les autres obéissent ; qu'ainsi tout dans la société ne soit pas
livré au hasard, c'est là, je l'affirme, l’œuvre de la divine
Sagesse
."
Saint Grégoire le Grand rend le même témoignage : " Nous
reconnaissons, dit-il, que la puissance a été donnée d'en haut
aux empereurs et aux rois
."
Les mêmes saints Docteurs se sont encore attachés à éclairer
cette doctrine par le raisonnement, afin de la faire accepter
comme juste et vraie de ceux-là mêmes qui n'ont d'autre guide
que la raison naturelle. - Et, en effet, ce qui réunit les
hommes pour les faire vivre en société, c'est la loi de la
nature ; ou, plus exactement, la volonté de Dieu auteur de la
nature ; c'est ce que prouvent avec évidence et le don du
langage, instrument principal des relations qui fondent la
société, et tant de désirs qui naissent avec nous, et tant de
besoins de premier ordre qui resteraient sans objet dans l'état
d'isolement, mais qui trouvent leur satisfaction dès que les
hommes se rapprochent et s'associent entre eux. D'autre part,
cette société ne peut ni subsister ni même se concevoir s'il ne
s'y rencontre un modérateur pour tenir la balance entre les
volontés individuelles, ramener à l'unité ces tendances diverses
et les faire concourir aussi par leur harmonie à l'utilité
commune. D'où il suit que Dieu a certainement voulu dans la
société civile une autorité qui gouvernât la multitude.- Mais,
voici une autre considération d'un grand poids : ceux qui
administrent la chose publique doivent pouvoir exiger
l'obéissance dans des conditions telles que le refus de
soumission soit pour les sujets un péché. Or, il n'est pas un
homme qui ait en soi ou de soi ce qu'il faut pour enchaîner par
un lien de conscience le libre vouloir de ses semblables. Dieu
seul, en tant que créateur et législateur universel, possède une
telle puissance; ceux qui l'exercent ont besoin de la recevoir
de lui et de l'exercer en son nom. " Il n'y a qu'un seul
législateur et un seul juge qui puisse condamner et absoudre
."
Ceci est vrai de toutes les formes du pouvoir. Pour ce qui est
de l'autorité sacerdotale, il est si évident qu'elle vient de
Dieu que, chez tous les peuples, ceux qui en sont investis sont
appelés les ministres de Dieu et traités comme tels. De même,
dans la famille, la puissance paternelle porte l'empreinte et
comme la vivante image de l'autorité qui est en ce Dieu " de qui
toute paternité, au ciel et sur la terre, emprunte son nom
."
Et par là, les pouvoirs les plus divers se rapprochent dans une
merveilleuse ressemblance : partout où l'on retrouve un
commandement, une autorité quelconque, c'est à la même source,
en Dieu, seul artisan et seul maître du monde, qu'il en faut
chercher le principe.
Ceux qui font sortir la société
civile d'un libre contrat doivent assigner à l'autorité la même
origine ; ils disent alors que chaque particulier a cédé de son
droit et que tous se sont volontairement placés sous la
puissance de celui en qui se sont concentrés tous les droits
individuels. Mais l'erreur considérable de ces philosophes
consiste à ne pas voir ce qui est pourtant évident ; c'est que
les hommes ne constituent pas une race sauvage et solitaire ;
c'est qu'avant toute résolution de leur volonté, leur condition
naturelle est de vivre en société.
Ajoutez à cela que le pacte
dont on se prévaut est une invention et une chimère ; et que,
fût-il réel, il ne donnerait jamais à la souveraineté politique
la mesure de force, de dignité, de stabilité que réclament et la
sûreté de l'État et les intérêts des citoyens. Le pouvoir n'aura
cet éclat et cette solidité qu'autant que Dieu apparaîtra comme
la source auguste et sacrée d'où il émane.
Cette doctrine n'est pas
seulement la plus véritable, elle est la plus salutaire qui se
puisse concevoir. Si, en effet, l'autorité de ceux qui
gouvernent est une dérivation du pouvoir de Dieu même, aussitôt
et par là même, elle acquiert une dignité plus qu'humaine ; ce
n'est pas, sans doute, cette grandeur faite d'absurdité et
d'impiété que rêvaient les empereurs païens quand ils
revendiquaient pour eux-mêmes les honneurs divins ; mais une
grandeur vraie, solide, et communiquée à l'homme à titre de don
et de libéralité céleste. Dès lors, les sujets devront obéir aux
princes comme à Dieu même, moins par la crainte du châtiment que
par le respect de la majesté, non dans un sentiment de
servilité, mais sous l'inspiration de la conscience. Et
l'autorité fixée à sa vraie place, s'en trouvera grandement
affermie ; car les citoyens, se sentant pressés par le devoir,
devront nécessairement s'interdire l'indocilité et la révolte,
persuadés d'après les vrais principes, que résister au pouvoir
de l'État, c'est s'opposer à la volonté divine, que refuser
l'honneur aux souverains, c'est le refuser à Dieu.
C'est l'enseignement formel que
l'apôtre saint Paul adressait spécialement aux Romains, lorsque,
les instruisant sur le respect dû aux princes, il écrivait ces
graves paroles dont l'autorité et l'importance ne sauraient être
dépassées : " Que tout homme vivant soit soumis aux puissances
souveraines ; car il n'y a de pouvoir que celui qui vient de
Dieu, et les autorités qui existent tiennent de Dieu leur
institution. C'est pourquoi celui qui résiste au pouvoir résiste
à l'institution divine. Et ceux qui résistent de la sorte
attirent sur eux-mêmes la condamnation... Soyez donc soumis,
cela est nécessaire, non seulement parce que le châtiment vous
menace, mais parce que la conscience l'exige
."
Et le prince des Apôtres, saint Pierre, confirme cette leçon
dans ce célèbre passage : " Soyez soumis à toute créature
humaine à cause de Dieu : au roi parce qu'il est le premier en
dignité ; aux autres chefs, parce que Dieu les a envoyés pour le
châtiment des méchants et l'honneur des bons ; telle est, en
effet, la volonté de Dieu
."
Il n'existe qu'une seule raison
valable de refuser l'obéissance ; c'est le cas d'un précepte
manifestement contraire au droit naturel ou divin, car là où il
s'agirait d'enfreindre soit la loi naturelle, soit la volonté de
Dieu, le commandement et l'exécution seraient également
criminels. Si donc on se trouvait réduit à cette alternative de
violer ou les ordres de Dieu ou ceux des gouvernants, il
faudrait suivre le précepte de Jésus-Christ qui veut " qu'on
rende à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu
",
et, à l'exemple des Apôtres, on devrait répondre : " Il faut
obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes
."
Et il ne serait pas juste d'accuser ceux qui agissent ainsi, de
méconnaître le devoir de la soumission ; car les princes dont la
volonté est en opposition avec la volonté et les lois de Dieu,
dépassent en cela les limites de leur pouvoir et renversent
l'ordre de la justice ; dès lors, leur autorité perd sa force,
car où il n'y a plus de justice, il n'y a plus d'autorité.
Mais pour que la justice
préside toujours à l'exercice du pouvoir, il importe avant tout
que les chefs des États comprennent bien que la puissance
politique n'est faite pour servir l'intérêt privé de personne,
et que les fonctions publiques doivent être remplies pour
l'avantage non de ceux qui gouvernent, mais de ceux qui sont
gouvernés. Que les princes prennent modèle sur le Dieu Très-Haut
de qui ils tiennent leur pouvoir ; et que, se proposant son
exemple dans l'administration de la chose publique, ils se
montrent équitables et intègres dans le commandement et ajoutent
à une sévérité nécessaire une paternelle affection. C'est pour
cela que les Saintes Lettres les avertissent qu'ils auront un
compte à rendre " au Roi des rois, au Maître des dominateurs "
et que s'ils se soustraient au devoir, ils n'échapperont par
aucun moyen aux sévérités de Dieu. " Le Très-Haut interrogera
vos actions et sondera vos pensées ; parce que, aux jours où
vous étiez les ministres de sa royauté, vous n'avez pas jugé
selon la justice... son apparition soudaine vous glacera
d'effroi ; car ceux qui gouvernent doivent s'attendre à un
jugement plein de rigueur... Dieu ne fera aucune acception de
personne, il n'aura d'égard pour aucune grandeur : c'est lui qui
a fait les petits et les grands, et il prend le même soin de
tous les hommes. Seulement aux plus puissants il réserve un
supplice plus redoutable
. "
Dans un État qui s'abrite sous
ces principes tutélaires, il n'y a plus de prétexte pour motiver
les séditions, plus de passion pour les allumer : tout est en
sûreté, l'honneur et la vie des chefs, la paix et la prospérité
des cités. La dignité des citoyens trouve là également sa plus
sûre garantie, car ils doivent à l'élévation de leurs doctrines
de conserver jusque dans l'obéissance cette juste fierté qui
convient à la grandeur de la nature humaine. Ils comprennent
que, au jugement de Dieu, il n'y a pas à distinguer l'esclave de
l'homme libre ; que tous ont un même Maître " libéral envers
ceux qui l'invoquent
",
et que si les sujets sont tenus d'obéir et de se soumettre aux
souverains, c'est que ceux-ci représentent en quelque manière le
Dieu dont il est dit que le servir, c'est régner.
Or, l'Église a toujours
travaillé à ce que ce type chrétien du pouvoir politique ne
pénétrât pas seulement dans les esprits, mais marquât encore de
son empreinte la vie publique et les mœurs des peuples. L'erreur
religieuse empêchait les empereurs païens de s'élever jusqu'à
cet idéal du pouvoir que nous avons retracé. Tant que les rênes
du gouvernement furent entre leurs mains, l'Église a dû se
borner à insinuer dans l'esprit des populations une doctrine qui
pût devenir la règle de leur vie le jour où elles adopteraient
les institutions chrétiennes.
Aussi les pasteurs des âmes,
renouvelant les exemples de l'Apôtre saint Paul,
s'attachaient-ils avec le plus grand soin à prêcher " la
soumission aux princes et aux puissances
" ;
la prière offerte à Dieu pour tous les hommes, mais nommément
" pour les rois et pour les personnes constituées en dignité,
selon qu'il est agréable au Dieu Notre Sauveur
."
Les premiers chrétiens nous ont donné à cet égard d'admirables
leçons : tourmentés avec autant de cruauté que d'injustice par
les empereurs païens, ils n'ont jamais failli au devoir de
l'obéissance et du respect, à ce point qu'une lutte semblait
engagée entre la barbarie des uns et la soumission des autres.
Une si grande modestie, une résolution si arrêtée de demeurer
fidèles à leurs devoirs de sujets, défiaient la calomnie et se
faisaient partout reconnaître en dépit de la malice de leurs
ennemis.
Aussi ceux qui entreprenaient
auprès des Empereurs, l'apologie publique du christianisme,
n'avaient pas de meilleur argument, pour établir l'iniquité des
mesures législatives prises contre les chrétiens, que de mettre
sous les yeux de tous leur vie exemplaire et leur respect des
lois. Marc-Aurèle et son fils Commode entendaient Athénagore
leur adresser hardiment cette apostrophe : " Nous qui ne faisons
rien de mal, nous qui de tous vos sujets sommes les premiers
hommes à remplir et envers Dieu et envers votre autorité suprême
les devoirs de la piété et de la soumission, c'est nous que vous
laissez poursuivre, dépouiller, disperser
."
Tertullien, à son tour, faisait ouvertement aux chrétiens un
mérite d'être pour l'empire les meilleurs et les plus sûrs des
amis : " Le chrétien n'est l'ennemi de personne ; comment le
serait-il de l'Empereur qu'il sait établi par Dieu, qu'il a pour
cela le devoir d'aimer, de révérer, d'honorer, dont enfin il
doit souhaiter la prospérité avec celle de tout l'empire ?
."
Le même auteur ne craignait pas d'affirmer que dans toute
l'étendue de l'empire romain on voyait diminuer le nombre des
ennemis de l'État dans la mesure où s'accroissait le nombre des
chrétiens : " Si maintenant, disait-il, vous avez moins
d'ennemis, c'est à cause de la multiplication des chrétiens ;
car vous comptez aujourd'hui dans la plupart des cités presque
autant de chrétiens que de citoyens
."
On trouve enfin une remarquable confirmation de ce témoignage
dans l'Épître à Diognète, qui atteste qu'à cette époque les
chrétiens non seulement se montraient toujours observateurs des
lois, mais dépassaient spontanément, et en perfection et en
étendue, les obligations légales dans tous les ordres de
devoirs. " Les chrétiens obéissent aux lois établies et, par le
mérite de leur vie, ils vont plus loin que les lois mêmes."
La question était tout autre
quand les empereurs par leurs édits, ou les préteurs par leurs
menaces, voulaient les contraindre d'abjurer la foi chrétienne
ou de trahir quelque autre devoir : alors sans hésitation ils
aimaient mieux déplaire aux hommes qu'à Dieu. Et cependant, même
en ces conjectures, bien loin de faire aucun acte séditieux ou
injurieux pour la majesté impériale, ils ne revendiquaient qu'un
seul droit : celui de se déclarer chrétiens et de repousser
toute apostasie ; du reste, aucune pensée de résistance ;
tranquillement, joyeusement, ils allaient au-devant des
supplices, et la grandeur de leur courage l'emportait sur la
grandeur des tourments. – Le même esprit dans le même temps fit
admirer jusque sous les drapeaux la force des institutions
chrétiennes. Le propre du soldat chrétien était d'allier la plus
grande vaillance au respect le plus absolu de la discipline, de
joindre à l'élévation des sentiments une inviolable fidélité
envers le prince. Que s'il recevait un ordre immoral, comme de
fouler aux pieds la loi de Dieu ou de tourner son épée contre
d'innocents adorateurs de Jésus-Christ, alors seulement il
refusait d'obéir ; mais alors aussi il préférait déposer les
armes et subir la mort pour sa religion plutôt que de donner à
sa résistance le caractère d'une sédition ou d'une attaque à
l'autorité publique.
Mais lorsque les États eurent à
leur tête des princes chrétiens, l'Église redoubla de soins pour
faire comprendre par sa prédication tout ce qu'il y a de sacré
dans le pouvoir de ceux qui gouvernent ; l'effet salutaire de
cet enseignement devait être de confondre, dans l'esprit des
peuples, l'image même de la souveraineté avec une apparition de
majesté religieuse qui ne pouvait qu'augmenter le respect et
l'amour des sujets envers leurs princes. Et c'est pour cette
raison pleine de sagesse que l'Église institua le sacre solennel
des rois, que Dieu même avait prescrit dans l'Ancien Testament.
L'époque où la société, sortie des ruines de l'empire romain,
reprit une vie nouvelle et ouvrit à la civilisation chrétienne
des horizons pleins de grandeur, fut aussi celle où les Pontifes
Romains donnèrent au pouvoir politique, par l'institution du
Saint Empire, une consécration particulière. Il en résulta
pour la souveraineté temporelle un grand accroissement de
dignité ; et il n'est pas douteux que les deux sociétés
religieuse et civile n'eussent continué à en retirer les plus
heureux fruits, si la fin que l'Église avait en vue dans cette
institution eût été pareillement celle que se proposaient les
princes et les peuples. Et de fait, toutes les fois que l'union
régna entre les deux pouvoirs, on vit fleurir la paix et la
prospérité. Quelque trouble s'élevait-il parmi les peuples ?
l'Église était là, médiatrice de concorde, prête à rappeler
chacun à son devoir et capable de modérer, par un mélange de
douceur et d'autorité, les passions les plus violentes. Les
princes, d'autre part, tombaient-ils dans quelque excès de
pouvoir ? l'Église savait les interpeller, et en leur rappelant
les droits, les besoins, les justes désirs des peuples, leur
donner des conseils d'équité, de clémence, de bonté. Une
semblable intervention réussit plus d'une fois à prévenir des
soulèvements et des guerres civiles.
Tout au contraire, les théories
modernes sur le pouvoir politique ont déjà causé de grands maux,
et il est à craindre que ces maux, dans l'avenir, n'aillent
jusqu'aux pires extrémités. En effet, refuser de rapporter à
Dieu comme à sa source le droit de commander aux hommes, c'est
vouloir ôter à la puissance publique et tout son éclat et toute
sa vigueur. En la faisant dépendre de la volonté du peuple, on
commet d'abord une erreur de principe, et en outre on ne donne à
l'autorité qu'un fondement fragile et sans consistance. De
telles opinions sont comme un stimulant perpétuel aux passions
populaires, qu'on verra croître chaque jour en audace et
préparer la ruine publique en frayant la voie aux conspirations
secrètes ou aux séditions ouvertes. Déjà dans le passé, le
mouvement qu'on appelle la Réforme eut pour auxiliaires et pour
chefs des hommes qui, par leurs doctrines, renversaient de fond
en comble les deux pouvoirs spirituel et temporel ; des troubles
soudains, des révoltes audacieuses, principalement en Allemagne,
firent suite à ces nouveautés, et la guerre civile et le meurtre
sévirent avec tant de violence, qu'il n'y eut presque pas une
seule contrée qui ne fût livrée aux agitations et aux massacres
.– C'est de cette hérésie que naquirent, au siècle dernier, et
la fausse philosophie, et ce qu'on appelle le droit moderne, et
la souveraineté du peuple, et cette licence sans frein en dehors
de laquelle beaucoup ne savent plus voir de vraie liberté. De là
on s'est avancé jusqu'aux dernières erreurs, le communisme, le
socialisme, le nihilisme, monstres effroyables qui sont la honte
de la société et qui menacent d'être sa mort. Et cependant il ne
se trouve que trop de propagateurs pour répandre ces principes
funestes ; le désir d'améliorer le sort de la multitude a déjà
servi de prétexte pour allumer de vastes incendies et préparer
de nouvelles calamités. Ce que nous rappelons ici n'est que trop
connu et trop rapproché de nous.
Et ce qu'il y a de plus grave,
c'est que, au milieu de tant de périls, les chefs des États ne
disposent d'aucun remède propre à remettre l'ordre dans la
société, la paix dans les esprits. On les voit s'armer de la
puissance des lois et sévir avec vigueur contre les
perturbateurs du repos public ; certes, rien n'est plus juste,
et pourtant ils feraient bien de considérer qu'un système de
pénalités, qu'elle qu'en soit la force, ne suffira jamais à
sauver les nations. " La crainte, comme l'enseigne excellemment
saint Thomas, est un fondement infirme ; vienne l'occasion qui
permet d'espérer l'impunité, ceux que la crainte seule a soumis
se soulèvent avec d'autant plus de passions contre leurs chefs
que la terreur qui les contenait jusque là avait fait subir à
leur volonté plus de violence. D'ailleurs, trop d'intimidation
jette souvent les hommes dans le désespoir, et le désespoir leur
inspire l'audace et les entraîne aux attentats les plus
monstrueux
."
Tout cela est la vérité même, et l'expérience ne nous l'a que
trop prouvé. Il faut donc invoquer un motif plus élevé et plus
efficace pour obtenir l'obéissance, et se bien persuader que la
sévérité des lois demeurera sans effet, tant que le sentiment du
devoir et la crainte de Dieu ne porteront pas les hommes à la
soumission. C'est à quoi la religion, mieux que toute autre
puissance sociale, peut les amener par l'action qu'elle exerce
sur les esprits, par le secret qu'elle possède d'incliner les
volontés mêmes ; par là seulement les sujets en viendront à
contracter avec ceux qui les gouvernent des liens, non plus
seulement de déférence, mais d'affection, ce qui est, pour toute
collection d'hommes, le meilleur gage de sécurité.
Il faut donc reconnaître que
les Pontifes Romains ont rendu un service éclatant à la société
par leur vigilance à réprimer l'orgueil des Novateurs, à déjouer
leurs desseins, à les signaler sans cesse comme les plus
dangereux ennemis des États. Clément VII nous a laissé à ce
sujet un enseignement digne de mémoire, dans une lettre qu'il
écrivait à Ferdinand, roi de Bohême et de Hongrie : " La cause
de la foi, disait-il, est aussi pour vous, pour tous les
souverains, celle de votre dignité et de votre intérêt ; car on
ne peut déraciner la foi sans ébranler tout ce qui vous touche ;
c'est ce qui s'est vu très clairement dans ces contrées." - Des
circonstances semblables ont mis en lumière la prévoyance et le
courage de nos autres prédécesseurs, notamment de Clément XII,
Benoît XIV, et de Léon XII, qui, voyant se propager la contagion
des mauvaises doctrines et grandir l'audace des sectes, ont mis
en oeuvre toute leur autorité pour leur barrer le passage.
-Nous-même, Nous avons dénoncé à plusieurs reprises la gravité
des périls et Nous avons indiqué les meilleurs moyens de les
conjurer.
Aux princes et aux autres chefs
des États, Nous avons offert le concours de la religion; aux
peuples Nous avons adressé un pressant appel pour qu'ils se
hâtent d'user des ressources précieuses que l'Église met à leur
portée. Ce que Nous faisons en ce moment n'a pas d'autre
signification ; les souverains comprendront que Nous leur
proposons ici de nouveau le plus ferme des soutiens.
Puissent-ils se rendre à Nos ardentes sollicitations, redevenir
les protecteurs de la religion, et dans l'intérêt même de
l'État, laisser à l'Église cette liberté dont la violation est
une injustice et un malheur public. Assurément, l'Église de
Jésus-Christ ne peut être ni suspecte aux princes, ni odieuse
aux peuples. Si elle rappelle aux princes l'obligation de
respecter tous les droits et de remplir tous les devoirs, en
même temps elle fortifie et seconde leur autorité de mille
manières. Elle reconnaît et proclame leur juridiction et leur
souveraineté sur tout ce qui appartient à l'ordre civil ; et là
où, sous des aspects divers, les deux devoirs religieux et
politique ont chacun des droits à prétendre, elle veut qu'il
s'établisse un accord pour prévenir des conflits funestes à l'un
et à l'autre. Quant aux peuples, l'Église, se souvenant qu'elle
est instituée pour le salut de tous, leur a toujours témoigné
une affection maternelle. C'est elle qui, se faisant précéder
des oeuvres de sa charité, a fait entrer la douceur dans les
âmes, l'humanité dans les mœurs, l'équité dans les lois ; jamais
on ne l'a vue ennemie d'une honnête liberté ; toujours elle a
détesté la tyrannie. C'est à ce tempérament bienfaisant de
l'Église que saint Augustin a rendu hommage par ces belles
paroles : " Elle dit aux rois de se dévouer aux peuples, elle
dit aux peuples de se soumettre aux rois, montrant ainsi que
tous les hommes n'ont pas tous les droits, mais que la charité
est due à tous et l'injustice à personne
."
Vous voyez par là, Vénérables Frères, quelle grande tâche,
quelle salutaire mission est la Vôtre : elle consiste à mettre
en commun avec Nous toutes Vos industries, tous les moyens
d'action que la bonté de Dieu a placés dans Vos mains, pour
écarter les dangers et les maux qui menacent la société.
Redoublez de soins et d'efforts pour faire pénétrer dans les
esprits, pour faire passer dans la conduite et dans les oeuvres
de tous les hommes les principes de l'Église catholique sur
l'autorité et l'obéissance. Soyez pour les peuples des maîtres
et des conseillers fidèles, qui les pressent de fuir les sectes
condamnées, d'avoir horreur des complots, de s'interdire toute
menée séditieuse ; faites-leur comprendre que quand c'est pour
Dieu qu'on obéit, la soumission est raisonnable, l'obéissance
pleine d'honneur.
Mais, parce que c'est Dieu qui
" sauve les rois
",
qui donne aux peuples " de se reposer parmi les splendeurs de la
paix, sous les tentes de la confiance et dans les richesses de
la concorde (26) ", c'est Lui qu'il faut supplier pour qu'il
ramène les âmes au devoir et à la vérité, qu'il désarme les
haines et rende à la terre la tranquillité et la paix qui lui
manquent depuis si longtemps.
Pour être plus sûrs d'être
exaucés, prenons pour intercesseurs et pour avocats la Vierge
Marie, Mère de Dieu, secours des chrétiens, tutrice du genre
humain ; saint Joseph, son chaste époux, dont l'Église
universelle invoque avec tant de confiance le patronage ; saint
Pierre et saint Paul, princes des apôtres, gardiens et
défenseurs de l'honneur du nom chrétien.
En attendant, comme gage des
dons divins et de Notre tendresse, Nous Vous donnons à Vous
tous, Vénérables Frères, au Clergé et au peuple confié à votre
sollicitude, la Bénédiction Apostolique dans le Seigneur.
Donné à Rome, à Saint-Pierre,
le 29 juin 1881, la quatrième année de notre Pontificat.