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Laurent Scupoli Le Combat Spirituel
INTRODUCTION À notre chef suprême et glorieux triomphateur Jésus-Christ, fils de Marie Les sacrifices et les présents des mortels ont toujours plu et plaisent encore à votre Majesté souveraine, surtout lorsqu'ils vous sont offerts avec un cœur sincèrement dévoué à votre gloire. C'est ce qui m'engage à vous offrir ce petit traité du Combat spirituel, et à le dédier à votre divine Majesté. Si modeste que soit mon offrande, je ne crains pas de vous la présenter, car je sais que vous êtes ce Dieu très haut qui se plaît aux choses les plus humbles et dédaigne les vaines et prétentieuses grandeurs du monde. Pouvais-je, sans me rendre digne de blâme et sans me nuire à moi-même, l'offrir à un autre qu'à vous ô Roi du Ciel et de la terre ? La doctrine consignée en ce traité est votre doctrine, puisque c'est vous qui nous avez appris à nous défier de nous-même, à nous confier en vous, à combattre et à prier. En outre, s'il faut dans tous les combats un chef expérimenté qui dirige la lutte et anime les soldats, et si les troupes combattent d'autant plus vaillamment quelles ont à leur tête un plus habile capitaine, comment oserions-nous entreprendre ce combat spirituel sans un chef qui nous conduise à la victoire ? Nous tous donc qui sommes décidés à combattre et vaincre nos ennemis, nous vous choisissons pour capitaine, ô Christ Jésus : vous avez vaincu le monde et le prince des ténèbres, et en assujettissant votre chaire sacrée aux souffrances et à la mort, vous avez dompté la chair de tous ceux qui ont combattu, et qui combattront généreusement sous vos enseignes. Lorsque je composais ce traité, j'avais toujours cette parole présente à l'esprit : Non que nous soyons capables par nous-mêmes de penser quelque chose, comme de nous-mêmes (II Cor. 3, 5). Si nous ne pouvons, sans vous et sans votre secours, avoir une seule bonne pensée, comment pourrions-nous, abandonnés à nos forces, lutter contre tant d'ennemis et échapper à tant d'embûches ? C'est à vous, Seigneur, qu'appartient tout entier ce Combat spirituel, puisque c'est votre doctrine qu'il enseigne. C'est à vous aussi qu'appartiennent tous les combattants parmi lesquels se rangent les clers réguliers théatins. Prosternés donc aux pieds de votre Majesté suprême, nous vous prions d'accepter ce Combat spirituel et de nous animer par votre grâce à lutter généreusement. Nous sommes persuadés que, si vous combattez en nous, nous remporterons la victoire pour votre gloire et elle de votre très sainte Mère. Votre très humble serviteur, racheté par votre sang précieux, LAURENT SCUPOLI Clerc régulier théatin. * * * CHAPITRE I
En quoi consiste la perfection chrétienne ; qu'il faut combattre
pour l'acquérir ;
Si vous voulez, ô âme chrétienne,
parvenir au faîte de la perfection, et vous unir si étroitement
à Dieu que vous deveniez un même esprit avec lui, il faut, pour
mener à bonne fin cette entreprise, la plus grande et la plus
noble qui se puisse imaginer, que nous sachiez avant tout en
quoi consiste la vraie et parfaite spiritualité. Quelques-uns,
ne regardant la vie spirituelle que par le dehors, la font
consister dans l'austérité de la vie, dans les pénitences
corporelles, les cilices, les disciplines, les veilles
prolongées, les jeûnes et autres mortifications du même genre.
D'autres, les femmes particulièrement, s'imaginent être parvenus
à un haut degré de perfection, lorsqu'ils se sont fait une
habitude de réciter beaucoup de prières vocales, d'entendre
plusieurs messes, d'assister aux offices divins, de visiter
fréquemment les églises et de s'approcher souvent de la sainte
Table. D'autres enfin, et parmi eux des personnes engagées dans
l'état religieux, croient que pour être parfait, il suffit
d'être assidu au chœur,
d'aimer la retraite et le silence, et d'observer
les prescriptions de la règle. Ainsi, les uns font consister la
perfection dans tel exercice, les autres dans un autre ; mais il
est certain que tous se trompent. En effet, les
œuvres extérieures
sont des moyens d'acquérir ; mais on ne peut pas dire qu'elles
constituent la perfection chrétienne et la vraie spiritualité.
Ce sont des moyens puissants d'acquérir la sainteté ; employés
avec sagesse et discrétion, ils servent merveilleusement à nous
fortifier contre la malice et la fragilité de notre nature, à
repousser les assauts et à éviter les pièges de l'ennemi commun
à obtenir de Dieu les secours nécessaires aux justes,
principalement à ceux qui commencent. Ce sont, en outre des
fruits de la sainteté acquise. Les personnes avancées en
perfection châtient leur corps pour le punir de ses révoltes
passées et pour le tenir dans une complète soumission aux ordres
de son Créateur ; elles vivent dans la retraite et le silence
pour éviter les moindres fautes et n'avoir plus de conversation
que dans les cieux ; elles s'appliquent au service divin et aux
œuvres
de piété, elles s'adonnent à la prière, elles méditent la vie et
la Passion de Notre-Seigneur, non par esprit de curiosité et par
amour pour les consolations sensibles, mais dans le désir de
mieux connaître leur propre malice et l'infinie miséricorde de
Dieu, de s'exciter de plus en plus à aimer le Seigneur, à se
haïr elles-mêmes et à marcher sur les traces du Fils de Dieu
avec une entière abnégation, et la croix sur les épaules ; elles
fréquentent les sacrements dans la seule vue d'honorer la
majesté de Dieu, de s'unir plus étroitement à lui et de se
fortifier contre les tentations de l’ennemi.
Combien
est différente la conduite des personnes qui font reposer sur
les
œuvres extérieures
tout édifice de leur perfection ! Si saintes qu'elles soient en
elles-mêmes, ces
œuvres, par
le mauvais usage
qu'elles en font, peuvent devenir l'occasion de leur ruine et
leur causer plus de dommage même que des fautes manifestes.
Préoccupées uniquement de ces pratiques de dévotion, elles
abandonnent leur cœur
aux inclinations de la nature et aux pièges
du démon. L'esprit malin, voyant qu'elles s'écartent du droit
chemin, les pousse à continuer leurs exercices accoutumés, et à
s'égarer, au gré de leurs vaines pensées, parmi les délices du
paradis où elles croient jouir, en la compagnie des anges, de la
présence de Dieu même. Elles se trouvent parfois absorbées dans
des méditations pleines de pensées sublimes, curieuses et
agréables, et, oubliant le monde et les créatures, elles
s'imaginent être transportées au troisième ciel. Mais pour peu
qu'on examine leur conduite, on voit immédiatement combien
profonde est leur erreur, et combien elles sont éloignées de la
perfection que nous recherchons. Partout, dans les grandes comme
dans les petites choses, elles veulent être préférées aux autres
; entichées de leur mérite, elles s'obstinent dans leur manière
de voir ; aveugles sur leurs propres défauts, elles ont toujours
les yeux ouverts sur les actions des autres pour les scruter et
les censurer. Qu'on porte la moindre atteinte à la bonne opinion
qu'elles ont d'elles-mêmes et qu'elles aiment à faire partager
par les autres, qu'on leur commande de quitter certaines
dévotions dont elles se sont fait une habitude, à l'instant
elles se troublent et s'inquiètent outre mesure. Que le
Seigneur, pour leur apprendre à se connaître elles-mêmes et leur
enseigner le vrai chemin de la perfection, leur envoie des
adversités et des maladies ; qu'il permette (car rien n'arrive
ici-bas sans son ordre ou sa permission), qu'il permette,
dis-je, que la persécution, cette pierre de touche de la
véritable piété, s'attaque à leur personne, vous voyez aussitôt
se découvrir le fond de leur cœur,
et
l'orgueil qui le corrompt paraître au grand jour. Dans les
épreuves, comme dans les événements heureux de la vie, elles ne
savent ce que c'est que de se résigner à la volonté de Dieu, que
de s'humilier sous sa main puissante, que de se soumettre à ses
justes et impénétrables jugements, que de s'abaisser au-dessous
des créatures à l'exemple de son Fils souffrant et humilité ;
que d'aimer leurs persécuteurs comme les instruments dont se
sert la bonté divine pour les former à la mortification et
coopérer à leur perfection et à leur salut. De là vient qu'elles
sont toujours en danger de se perdre. Se considérant avec des
yeux obscurcis par l'amour-propre et ne voyant rien que de
louable en elles-mêmes et dans leurs actions, elles s'imaginent
qu'elles sont fort avancées en perfection et jugent les autres
du haut de leur orgueil, si bien qu'il ne faut rien moins qu'un
miracle de la grâce pour les convertir. L’expérience
est là pour prouver qu'il est plus facile de ramener au droit
chemin un pécheur déclaré qu'un pécheur qui se déguise et se
couvre du manteau des vertus apparentes. Vous comprenez
maintenant, âme chrétienne, que la vie spirituelle ne consiste
pas dans les pratiques extérieures dont nous venons de parler.
En quoi donc consiste-t-elle ? Elle consiste dans la
connaissance de la grandeur de Dieu et de notre propre néant,
dans l'amour du Seigneur et la haine de nous-mêmes, dans la
soumission de l'esprit à Dieu et aux créatures pour l'amour de
Dieu, dans l'abnégation complète de notre volonté et notre
entière résignation à ses décrets souverains. Encore faut-il que
nous pratiquions toutes ces vertus uniquement pour la gloire de
Dieu et en vue de lui plaire, par la seule raison qu'il exige et
mérite d'être aimé et servi de la sorte. Telle est la loi
d'amour gravée par la main de Dieu même dans le cœur
de ses fidèles serviteurs ; telle est l'abnégation qu'il
requiert de nous ; tel est joug aimable et le fardeau léger
qu'il nous invite à prendre sur nos épaules ; telle est
l'obéissance qu'il nous enseigne par sa parole et son exemple.
Si donc vous désirez atteindre au faîte de la perfection, vous
devez vous faire une continuelle violence pour dompter
généreusement et réduire à néant toutes les affections mauvaises
de votre cœur,
si légères
qu'elles vous paraissent. Il faut vous préparer avec ardeur au
combat, parce que la couronne ne s'accorde qu'aux soldats
valeureux. Songez que, s'il n'y a point de guerre plus rude,
attendu qu'en se combattant soi-même on trouve en soi-même un
adversaire, il n'y a point non plus de victoire plus agréable à
Dieu et plus glorieuse au vainqueur. Si vous avez le courage de
fouler aux pieds et de faire mourir en vous tous les appétits
désordonnés, les désirs et les moindres mouvements de la
volonté, vous serez plus agréable à Dieu et lui rendrez un
hommage plus grand que si, laissant vivre volontairement en
votre l'une ou l'autre de vos passions, vous vous donniez la
discipline jusqu'au sang, que si vous pratiquiez un jeûne plus
austère que celui des anciens ermites et anachorètes, ou même
que si vous convertissiez des milliers de pécheurs. En effet,
bien qu'à prendre les choses en elles-mêmes, Dieu fasse beaucoup
plus d'état de la conversion d'une âme que de la mortification
d'un désir de notre cœur,
il reste toujours vrai que votre principal soin doit
être de vouloir et de faire ce que Dieu demande particulièrement
de vous. Or ce que Dieu demande de vous avant toute chose, c'est
que vous travailliez courageusement à mortifier vos passions. Ce
travail lui procure plus de gloire que l'œuvre
en apparence la plus importante que vous accompliriez
avec un cœur
dominé
par la passion. Maintenant que vous savez en quoi consiste la
perfection chrétienne et à quelle guerre acharnée il faut vous
résoudre pour y parvenir, il vous reste à vous munir de quatre
choses, qui sont comme autant d'armes assurées, nécessaires à
qui veut remporter la palme et sortir victorieux de ce combat
spirituel. Ces quatre armes infaillibles sont : - la défiance de
nous-même, - la confiance en Dieu, - le bon usage de nos
facultés, - l'exercice de la prière. Nous essayerons, avec la
grâce de Dieu, d'en parler d'une manière claire et succincte,
dans les chapitres suivants. CHAPITRE II
De la défiance de nous-même
La défiance de nous-mêmes nous est
tellement nécessaire en ce combat, que, sans elle, non seulement
nous serions impuissants à remporter la victoire, mais nous ne
saurions même pas surmonter la moindre de nos passions. Cette
vérité doit être d'autant plus profondément gravée dans notre
esprit que notre nature corrompue nous pousse à concevoir une
haute estime de nous-mêmes, à croire, malgré notre néant, que
nous sommes quelque chose, et à présumer follement de nos
forces. Point de vice que nous reconnaissions plus à contrecœur,
point de vice non plus qui déplaise davantage aux yeux de Dieu.
Le Seigneur veut nous voir pénétrés de cette vérité que toute
grâce, toute vertu vient de lui comme de la source de tout bien,
et que de nous-même nous sommes absolument incapables
d'accomplir une action, d'avoir même une pensée qui lui soit
agréable. Mais, quoique cette défiance soit un don de sa main
divine, un don qu'il accorde à ceux qu'il aime, tantôt par de
saintes inspirations, tantôt par d'amères épreuves, par des
tentations violentes et presque insurmontables, par d'autres
voies encore impénétrables à notre côté, nous l'obtiendrons
infailliblement si, avec l'aide de la grâce, nous employons les
quatre moyens que je vous propose. Le premier, c'est de
considérer notre bassesse et notre néant, et de nous bien
persuader que de nous-mêmes nous ne pouvons rien faire de
méritoire pour le ciel. Le second, c'est de demander avec
humilité et ferveur cette importante vertu à celui qui seul peut
nous la donner. Nous confesserons d'abord que, non seulement
nous ne l'avons pas, mais que de nous-mêmes nous sommes dans une
entière impuissance de l'obtenir. Nous nous jetterons ensuite
aux pieds du Seigneur avec une confiance inébranlable en sa
bonté, et nous persévèrerons dans la prière, jusqu'à ce qu'il
plaise à sa divine Providence d'exaucer notre demande. Le
troisième moyen, c'est de nous accoutumer peu à peu à nous
défier de nous-mêmes et de notre propre jugement, à craindre la
violente inclination de notre nature au péché, la multitude de
nos ennemis, l'incomparable supériorité de leurs forces, leur
longue expérience du combat, leur astuce et les illusions qui
les transforment à nos yeux en anges de lumière, les pièges
enfin qu'ils nous tendent de toutes parts sur le chemin de la
vertu. Le quatrième moyen, c'est de rentrer en nous-mêmes à
chaque faute que nous commettons et de considérer attentivement
jusqu'où va notre faiblesse. Si Dieu permet que nous fassions
quelque chute, c'est afin qu'à la clarté de cette lumière, nous
apprenions à mieux nous connaître, à nous mépriser nous-mêmes
comme de viles créatures et à désirer d'être méprisés par les
autres. Sans cette volonté, nous devons désespérer d'avoir
jamais la défiance de nous-mêmes qui a pour fondement l'humilité
et l'expérience de notre misère. La connaissance de soi-même est
donc absolument nécessaire à quiconque veut s'approcher de la
lumière éternelle, de la vérité incréée. Cette connaissance, la
bonté divine la donne ordinairement aux superbes et aux superbes
et aux présomptueux par la voie de l'expérience : il les laisse
tomber dans l'une ou l'autre faute grave propres forces, afin
que leur chute, en leur dévoilant leur faiblesse, leur apprenne
à se défier d'eux-mêmes. Mais Dieu ne se sert ordinairement de
ce remède extrême que lorsque les moyens plus doux n'ont pas
obtenu l'effet qu'en attendait sa miséricorde. Il permet que
l'homme tombe plus ou moins souvent, selon qu'il a plus ou moins
d'orgueil, et si quelqu'un se rencontrait qui fût, comme la
Sainte Vierge, entièrement exempt de ce vice, j'ose affirmer
qu'il ne tomberait jamais. Lors donc qu'il arrive quelque chute,
faites immédiatement un retour sur vous-même, demandez
instamment à Notre Seigneur la lumière nécessaire pour vous
connaître et vous défier entièrement de vous-même, si vous ne
voulez pas retomber dans les mêmes fautes ou dans des fautes
plus préjudiciables encore au salut de votre âme. CHAPITRE III
De la confiance en Dieu
Quoique la défiance de nous-mêmes
soit indispensable dans le combat spirituel, ainsi que nous
venons de le montrer, cependant si nous n'avons qu'elle pour
défense, nous serons bientôt forcés de prendre la fuite ou de
nous laisser vaincre et désarmer par l'ennemi. Il faut donc y
joindre une confiance absolue en Dieu, espérer et attendre de
lui seul les grâces et les secours qui assurent la victoire.
S'il est vrai que de nous-mêmes, misérable néant que nous
sommes, nous n'avons que des chutes à attendre, et que de ce
chef nous ne saurions assez nous défier de nos forces, il n'est
pas moins certain que le Seigneur nous fera triompher de nos
ennemis si, pour obtenir son assistance, nous armons notre cœur
d'une inébranlable
confiance en lui. Nous avons quatre moyens d'acquérir cette
vertu. Le premier moyen, c'est de la demander à Dieu. Le second
moyen c'est de considérer des yeux de la foi la toute-puissance
et la sagesse infinie de ce Dieu à qui rien n'est impossible ni
difficile, sa bonté sans bornes, son amour ineffable disposé
nous accorder d'heure en heure, de moment en moment, tous les
secours dont nous avons besoin pour vivre de la vie spirituelle
et triompher de nous-mêmes. La seule chose qu'il demande de
nous, c'est que nous nous jetions avec une entière confiance
dans les bras de sa miséricorde. Eh quoi ! ce divin pasteur
aurait couru durant trente-trois ans après la brebis égarée, il
aurait perdu la vois à la rappeler à lui ; il l'aurait suivie
opiniâtrement à travers les épines et les ronces du chemin, au
point d'y répandre tout son sang et d'y laisser la vie ; et
maintenant que cette brebis revient à lui avec la volonté de se
soumettre à sa loi, ou du moins avec le désir, faible peut-être,
mais sincère, d'observer ses commandements ; maintenant qu'elle
appelle et supplie son pasteur, celui-ci refuserait d'abaisser
sur elle un regard de miséricorde, de prêter l'oreille à ses
cris, de la prendre sur ses épaules divines pour aller se
réjouir avec ses voisins, les élus et les anges du Ciel ! Ce
maître si bon qui cherche avec tant de soin et d'amour la
drachme de l'Évangile, image du pécheur aveugle et muet,
abandonnerait celui qui, semblable à la brebis égarée, appelle à
grands cris son bien-aimé pasteur ? Est-ce possible ? Et qui
croira jamais que ce Dieu qui frappe sans cesse à la porte de
notre cœur
avec un désir
immense d'en obtenir l'entrée, d'y trouver un repos qu'il aime,
et d'y répandre ses faveurs, fasse le sourd et refuse d'entrer,
quand ce cœur
s'ouvre
à lui et implore sa visite ? Le troisième moyen d'acquérir cette
salutaire confiance, c'est de rappeler souvent à notre mémoire
les oracles de la sainte Écriture qui déclarent en mille
endroits que celui qui espère en Dieu ne sera point confondu.
Voici enfin le quatrième moyen d'avoir tout ensemble et la
défiance de nous-mêmes et la confiance en Dieu. Ne formons aucun
projet, ne prenons aucune résolution que nous n'ayons auparavant
considéré notre faiblesse ; munis alors d'une sage défiance de
nous-mêmes, tournons nos regards vers la puissance, la sagesse
et la bonté de Dieu et, pleins de confiance en lui, prenons la
résolution d'agir et de combattre généreusement ; avec ces armes
jointes à la prière (comme nous le dirons plus tard), marchons à
la peine et au combat. Si nous n'observons pas cet ordre, nous
risquons fort de nous tromper, quand bien même tout semblerait
nous indiquer que la confiance en Dieu est le principe de nos
actions. La présomption nous est si naturelle ; elle est, pour
ainsi parler, formée d'une matière si subtile qu'elle s'infiltre
à notre insu dans notre cœur
et se mêle
imperceptiblement à la défiance de nous-mêmes et à la confiance
que nous croyons avec en Dieu. Tenez-vous donc le plus possible
en garde contre la présomption et, pour établir nos
œuvres sur les deux vertus opposées
à ce vice, ayez soin que la considération de votre faiblesse
marche avant la considération de la toute-puissance de Dieu, et
que l'une et l'autre précèdent toutes vos
œuvres.
CHAPITRE IV
Des signes, on peut
reconnaître si l'on a la défiance de soi-même et la confiance en
Dieu
Il arrive à certaines personnes de
s'imaginer qu'elles ont acquis la défiance d'elles-mêmes et la
confiance en Dieu, quoique ces vertus leur fassent entièrement
défaut. Vous jugerez si vous partagez leur erreur à l'effet que
vos chutes produiront sur vous. Si ces chutes vous troublent et
vous chagrinent, si elles vous ôtent l'espoir d'avancer jamais
dans la vertu, c'est un signe que vous n'avez pas mis votre
confiance en Dieu, mais en vous-même ; et si votre tristesse est
grande et votre désespoir profond, c'est une marque que vous
avez beaucoup de confiance en vous-même et très peu dans le
Seigneur. En effet, celui qui se défie beaucoup de lui-même,
pour placer son espoir en Dieu seul, ne s'étonne nullement de
ses fautes ; il ne se laisse point aller au trouble et au
chagrin, persuadé que ces fautes sont l'effet de sa faiblesse et
de son peu de confiance en Dieu. Il trouve dans sa chute même
une occasion de se défier de plus en plus de ses forces pour ne
compter que sur le secours du Seigneur. Plein d'horreur pour sa
faute et ses passions déréglées, il conçoit de son offense une
douleur vive, tranquille et paisible. Il se remet aussitôt à l'œuvre
et reprend avec un redoublement
de courage et d'ardeur la lutte qu'il faudra soutenir jusqu'à la
mort contre l'ennemi du salut. Puissent ces choses être mûrement
pesées par certaines personnes qui, après une chute, ne peuvent
ni ne veulent se donner de repos, qui aspirent d'aller au plus
tôt trouver leur père spirituel et cela en vue de se décharger
de l'anxiété où les jette leur amour-propre, bien plus que pour
tout autre motif ! Elles feraient beaucoup mieux de s'approcher
du tribunal de la pénitence pour se purifier de leurs
souillures, et aller ensuite puiser dans la sainte communion les
forces nécessaires pour ne plus retomber dans le péché. CHAPITRE V
De l'erreur qui fait prendre
à plusieurs la pusillanimité pour une vertu
C'est une illusion commune à bien
des gens que celle qui fait prendre pour vertu la crainte et le
trouble qui s'empare de l'âme après le péché. Trompées par le
sentiment de douleur qui se mêle à leur inquiétude, ces
personnes ne s'aperçoivent pas que leur trouble naît d'un
orgueil secret et d'une folle présomption. Elles se confiaient
dans leur propre force ; convaincues par l'expérience que cette
force ; convaincues par l'expérience que cette force leur
manque, elles se troublent, elles s'étonnent de leur chute comme
d'une chose surprenante ; et, voyant renversé le frêle appui qui
faisait leur assurance, elles se laissent aller au découragement
et à la crainte. Ce malheur n'arrive pas à l'homme humble qui se
défie de lui-même et met son appui dans le Seigneur. S'il vient
à commettre une faute, il la regrette amèrement, mais il ne s'en
trouble ni ne s'en étonne, parce que le flambeau de la vérité
qui l'éclaire la lui montre comme un effet naturel de sa
faiblesse et de son inconstance. CHAPITRE VI
De quelques avis utiles pour
acquérir la défiance de soi-même et la confiance en Dieu
Puisque la force qui nous fait
triompher de nos ennemis naît principalement de la défiance de
nous-mêmes et de la confiance en Dieu, voici quelques avis qui
vous aideront, avec le secours de la grâce, à acquérir ces
vertus. Apprenez donc et gravez profondément dans votre esprit
cette vérité incontestable qu'il n'y a ni dons naturels ou
acquis, ni grâces gratuites, ni connaissance si parfaite de la
sainte Écriture, ni constance dans le service de Dieu, qui
puisse nous faire accomplir sa sainte volonté si, dans les
œuvres que
nous entreprenons pour sa gloire, dans les tentations
que nous avons à surmonter, dans les croix que la Providence
nous envoie, notre cœur
n'est aidé
et élevé en quelque sorte au-dessus de lui-même par sa main
tout-puissante. Il faut donc que, durant toute notre vie, à
chaque jour, à chaque heure, à chaque instant nous ayons cette
vérité devant les yeux. De cette façon, jamais nous ne pourrons
nous confier en nous-mêmes ; la pensée ne nous en viendra même
pas. Pour ce qui regarde la confiance en Dieu, persuadez-vous
bien qu'il renverse nos ennemis avec une égale facilité, qu'ils
soient nombreux ou en petit nombre, qu'ils soient forts ou
faibles, aguerris ou inexpérimentés. Qu'une âme donc soit
chargée de péchés, qu'elle ait tous les défauts imaginables,
qu'elle ait épuisé tous les moyens de se corriger de ses vices
et de pratiquer la vertu et n'ait pu avancer d'un seul pas dans
le sentier du bien, qu'elle se soit au contraire enfoncée plus
profondément dans la fange du péché, ce n'est pas une raison
pour désespérer de la bonté de Dieu, jeter les armes et
abandonner les exercices spirituels. Elle doit, au contraire,
redoubler de courage et combattre généreusement : elle doit
savoir que la victoire est promise à ceux qui persévèrent dans
la lutte et mettent leur confiance dans le Seigneur. Si Dieu
permet parfois que ses soldats soient blessés, jamais i ne les
abandonne. Combattre, c'est là tout le secret de la victoire. Un
remède est prêt pour chaque blessure, et ce remède guérit
infailliblement ceux qui cherchent le Seigneur et espèrent en
son secours. Le jour qu'ils y penseront le moins, ils trouveront
leurs ennemis étendus à leurs pieds. CHAPITRE VII
Un bon
usage des puissances et premièrement qu'il faut tenir
l'intelligence en garde
Si la défiance de nous-mêmes et la
confiance en Dieu sont nos seules armes dans ce combat, non
seulement nous ne remporterons pas la victoire, mais nous nous
précipiterons dans une infinité de maux. C'est pourquoi nous
devons à ces deux armes en ajouter une troisième que nous avons
mentionnée plus haut : l'exercice de nos facultés. Cet exercice
consiste principalement dans le bon usage de l'intelligence et
de la volonté. L'ignorance cherche à obscurcir l'intelligence, à
l'empêcher d'atteindre son objet propre : la vérité. C'est
l'exercice qui doit lui rendre la clarté et la lucidité requises
pour qu'elle soit à même de bien discerner ce qu'elle doit faire
afin de purger l'âme de ses passions déréglées et de l'orner des
vertus chrétiennes. Cette lumière peut s'obtenir par deux
moyens. Le premier et le plus important est l'oraison : il faut
demander à l’Esprit
Saint de répandre
la lumière dans nos cœurs.
Il ne
vous refusera pas, si nous cherchons sincèrement Dieu et
l'accomplissement de sa volonté, et si nous sommes disposés à
soumettre en toute occasion notre jugement à celui de nos
supérieurs. Le second est une continuelle application de
l'esprit à examiner les choses soigneusement et de bonne foi,
pour les juger conformément aux enseignements de l’Esprit
Saint, et non d'après
le témoignage des sens et les maximes du monde. Cet examen
convenablement fait nous-convaincra que ce que le monde corrompu
aime, désire et recherche avec tant d'empressement n'est
qu'illusion et mensonge ; que les honneurs et les plaisirs de la
terre ne sont que vanité et affliction d'esprit ; que les
injures et les opprobres sont des sujets de gloire, et la
souffrance une source de joie ; que le pardon des offenses et
l'amour des ennemis constituent la vraie grandeur d'âme et notre
plus grand trait de ressembla,ce avec Dieu ; que le mépris des
choses d'ici-bas est préférable à l'empire du monde ; que la
soumission volontaire aux créatures, même les plus viles, pour
l'amour de Dieu, est plus honorable que la domination exercée
sur les plus grand monarques ; que l'humble connaissance de
soi-même est plus digne d'estime que la sublimité de la science
; qu'il y a plus de gloire véritable à vaincre et à mortifier
ses moindres passions qu'à prendre d'assaut des cités
nombreuses, mettre en fuite des armées puissantes, opérer des
miracles et ressusciter des morts. CHAPITRE VIII
Des obstacles à la juste
appréciation des choses et du moyen de les bien connaître
Ce qui nous empêche de juger
sainement des choses, c'est notre tendance à nous laisser aller
à l'amour ou à la haine qu'elles nous inspirent de prime abord.
L'entendement, obscurci par les passions, ne voit plus les
choses telles qu'elles sont. Pour éviter cette illusion, veillez
avec soin à conserver une volonté entièrement libre de toute
affection désordonnée. Quand un objet se présente à vous,
regardez-le des yeux de l'intelligence, considérez-le mûrement
avant que la haine vous porte à le rejeter, si l'objet est
contraire aux inclinations de votre nature, ou que l'amour vous
le fasse embrasser, s'il flatte vos désirs. Votre entendement,
libre encore des nuages de la passion, jouit d'une lucidité
pleine et entière pour connaître la vérité ; il est apte à
découvrir le mal sous l'appât d'un plaisir trompeur et à
discerner le bien sous le voile d'un mal apparent. Mais si
l'amour ou la haine s'est déjà emparé de la volonté,
l'entendement est incapable de bien juger. La passion qui s'est
placée entre l'objet et l'entendement offusque ce dernier au
point de lui faire voir l'objet tout autrement qu'il n'est en
réalité ; l'entendement le propose alors sous ce faux jour à la
volonté, et celle-ci dans son exaltation se laisse entraîner à
l'amour ou à la haine contre toutes les lois de la raison. La
passion obscurcit de plus en plus l'intelligence, et
l'intelligence ainsi obscurcie fait paraître à la volonté cet
objet plus aimable ou plus odieux que jamais. C'est ainsi que,
faute d'observer la règle que j'ai posée et qui est ici d'une
importance extrême, l'intelligence et la volonté, ces facultés
si nobles de notre âme, ne font pour ainsi dire que tourner
misérablement dans un cercle et tomber de ténèbres en ténèbres,
d'erreurs en erreurs, jusqu'au plus profond de l'abîme.
Tenez-vous donc bien en garde, âme chrétienne, contre toute
affection désordonnée ; ne vous attachez à quelque objet que ce
soit, que vous ne l'ayez auparavant examiné avec soin, et
reconnu pour ce qu'il est à la lumière de l'intelligence, et
plus encore à la lumière de la grâce de l'oraison et des
conseils de votre directeur. Ces précautions, vous devez les
prendre en certaines actions extérieures qui, de soi, sont
bonnes et saintes, plus encore qu'en d'autres moins louables,
parce qu'on y est plus sujet à l'inconsidération et à l'erreur.
Le mauvais choix du temps ou du lieu, un défaut de mesure, un
manque d'obéissance pourraient vous les rendre très
pernicieuses, ainsi qu'on peut s'en convaincre par l'exemple de
bon nombre de personnes qui se sont perdues dans les ministères
les plus saints et les plus augustes. CHAPITRE IX
D'un autre défaut à éviter
pour bien juger de ce qui nous est utile
Un autre défaut contre lequel nous
devons tenir notre intelligence en garde, c'est la curiosité. Ce
vice, en remplissant notre esprit d'une multitude de pensées
vaines ou coupables le rend complètement impropre aux
connaissances que réclament la mortification de nos passions et
notre avancement spirituel. Soyez donc tout à fait mort aux
choses de la terre ; ne recherchez point celles qui ne sont pas
nécessaires, fussent-elles permises. Restreignez le plus
possible les limites dans lesquelles se meut votre entendement ;
prenez plaisir à le rendre insensé aux yeux des hommes. Que les
affaires du siècle, que les révolutions, grandes ou petites,
dont le monde est le théâtre, soient pour vous comme si elles
n'étaient pas ; et si ces vanités veulent s'introduire dans
votre esprit, fermez-leur le passage et chassez-les loin de
vous. Soyez sobre et humble, même en ce qui regarde la
connaissance des choses célestes, ne voulant savoir que Jésus
crucifié, sa vie, sa mort, et ce qu'il demande de vous. Tout le
reste, éloignez-le de votre pensée et vous serez singulièrement
agréable à Dieu, qui regarde comme ses enfants bien-aimés ceux
qui se contentent de lui demander les grâces nécessaires pour
aimer sa bonté infinie et accomplir sa sainte volonté. Toute
autre demande, toute autre recherche n'est qu'amour-propre,
orgueil et piège du démon. En suivant ces conseils, vous
échapperez aux embûches que l'antique serpent tend sous les pas
des personnes qui s'adonnent aux exercices de la vie
spirituelle. Voyant leur volonté affermie dans le bien, il
s'attaque à leur entendement, afin que devenu maître de l'un, il
parvienne à s'emparer de l'autre. Pour arriver à son but, il
leur inspire des pensées sublimes, vivez et curieuses, surtout
si ce sont des esprits subtils, élevés et enclins à l'orgueil.
Trompés par les charmes qu'ils trouvent à ces vains
raisonnements et par la persuasion qu'ils ont de jouir de la
présente de Dieu, ils oublient de purifier leur cœur
et de
s'appliquer à se connaître eux-mêmes et à mortifier leurs
passions. Pris de la sorte aux pièges de l'orgueil, ils se font
une idole de leur intelligence. Ils en viennent peu à peu, et
sans s'en apercevoir, à se persuader qu'ils n'ont besoin des
conseils et de la conduite de personne, habitués qu'ils sont
d'avoir, en toute rencontre, recours à l'idole de leur propre
jugement. C'est là une maladie grave et fort difficile à guérir.
L'orgueil de l'entendement présente bien plus de dangers que
l'orgueil de la volonté. Ce dernier orgueil, en effet, étant
connu de l'intelligence, se guérira sans trop de difficulté, le
jour où nous nous déciderons à obéir à nos supérieur. Mais celui
qui a la conviction que son sentiment est préférable à celui des
autres, par qui et comment pourra-t-il être guéri ? Comment se
soumettre au jugement d'autrui, quand on le trouve moins bon que
le sien propre ? Si l'entendement qui est l'œil
de l'âme
et à qui seul il est donné de découvrir et de panser la plaie de
la volonté orgueilleuse, si l'entendement, dis-je, est mal
disposé, s'il est aveugle et rempli du même orgueil, qui est-ce
qui pourra le guérir ? Si la lumière devient ténèbres, si la
règle se trompe, comment le reste ira-t-il ? Opposez-vous donc
de bonne heure à cet orgueil si funeste, et n'attendez pas qu'il
ait pénétré jusqu'à la moelle de vos os. Émoussez la pointe de
votre esprit ; aimez à soumettre votre opinion à celle d'autrui
; devenez fou pour l'amour de Dieu, et vous serez plus sage que
Salomon. CHAPITRE X
De l'exercice de la volonté, et de la fin que nous devons nous
proposer dans toutes nos actions,
Après avoir appris à bien user de
votre entendement, il vous reste à régler votre volonté, à la
détacher de ses propres désirs pour la rendre entièrement
conforme à la volonté de Dieu. Remarquez bien qu'il ne suffit
pas de vouloir et de faire les choses que vous croyez les plus
agréables à Dieu ; vous devez en outre les vouloir et les faire
sous l'impulsion de la grâce et dans la seule vue de plaire au
Seigneur. C'est ici surtout, plus encore que dans le précédent
combat, que nous aurons à lutter contre notre nature. Toujours
occupée d'elle-même, elle ne songe en toutes choses, plus
parfois dans les choses spirituelles que dans les autres, qu'à
ses commodités et à sa satisfaction propre. Elle en fait en
quelque sorte sa nourriture et elle s'en repaît avidement, comme
d'un mets qui ne doit lui inspirer aucune défiance. De là vient
qu'aussitôt qu'une
œuvre
nous est proposée, nous l'envisageons et nous la désirons, non
sous l'impulsion de la volonté de Dieu et dans le but de lui
plaire, mais pour le plaisir et le contentement que nous
trouvons à vouloir ce que Dieu veut. L'illusion en ce point est
d'autant plus facile que l'objet de nos désirs est meilleur en
soi. L'amour-propre trouve à se glisser jusque dans le désir que
nous avons de nous unir à Dieu. En formant ce désir, nous
prenons souvent plus garde à notre intérêt et à notre
satisfaction qu'à la volonté même de Dieu, et nous oublions que
ce Dieu demande et exige d'être aimé, désiré et servi uniquement
en vue de sa gloire. Pour éviter ce piège qui vous empêcherait
d'avancer dans la voie de la perfection, et pour vous habituer à
ne rien vouloir et à ne rien faire que sous l'impulsion de la
grâce et dans le seul but d'honorer et de satisfaire celui qui
veut être le principe et le but unique de toutes nos actions et
de toutes nos pensées, voici le moyen que vous avez à prendre.
Quand une occasion se présente de faire quelque bonne
œuvre, attendez pour vous y porter
que vous ayez premièrement élevé votre esprit à Dieu, afin de
vous assurer qu'il veut que vous la fassiez, et que vous-même
vous ne la voulez que pour vous conformer à sa volonté et lui
être agréable. Votre volonté ainsi excitée et attirée par celle
de Dieu, se pliera facilement à vouloir ce que Dieu veut, parc
qu'il le veut, uniquement en vue de son bon plaisir et de sa
gloire. Agissez de même à l'égard des choses que Dieu ne veut
pas ; ne les rejetez qu'après avoir arrêté l'œil
de votre
intelligence sur cette volonté de Dieu qui veut que vous les
rejetiez en vue de lui plaire. Il faut toutefois observer que la
nature a mille artifices pour nous induire en erreur. En se
cherchant elle-même, elle nous persuade que nous agissons dans
le but de plaire au Seigneur, tandis que nous avons toute autre
chose en vue. De là vient que ce que nous embrassons ou rejetons
par pur intérêt, nous croyons souvent l'embrasser ou le rejeter
dans le but de plaire à Dieu ou dans la crainte de lui déplaire.
À cette illusion si dangereuse, il y a un remède essentiel,
radical : la pureté du cœur.
Elle consiste à nous dépouiller du vieil homme et à nous revêtir
du nouveau. C'est, on le voit, le but auquel doivent tendre tous
nos efforts dans ce combat spirituel. Mais pour ne pas trop
entreprendre à la fois, voici le moyen que je vous propose,
maintenant que vous êtes encore plein de vous-même. Au
commencement de vos actions, appliquez-vous à vous dépouiller
autant que possible de tout mélange où vous soupçonnez qu'il
entre un élément humain, et à ne rien vouloir, rien embrasser,
rien rejeter que vous ne vous y sentiez auparavant poussé ou
attiré par le seul motif de la volonté de Dieu. Si dans toutes
vos actions, et particulièrement dans les mouvements intérieurs
de l'âme et les actes extérieurs qui ne durent qu'un instant,
vous ne pouvez pas sentir toujours l'influence actuelle de ce
motif, faites en sorte du moins qu'il se trouve virtuellement
dans chacune de vos actions en conservant l'intention générale
de les faire toutes pour plaire au Seigneur. Mais dans les
actions qui ont quelque durée, ce n'est pas assez d'exciter en
vous ce motif au moment de vous mettre à l'œuvre
; il faut le renouveler souvent et le tenir
éveillé jusqu'à la fin. Sinon, vous courez le risque d'être pris
au piège de l'amour-propre. Toujours plus enclin à retomber sur
lui-même qu'à s'élever vers Dieu, l'amour-propre profite de
l'instant de répit que nous lui donnons pour nous faire changer
insensiblement d'intention et d'objet. Le chrétien qui manque de
vigilance à cet égard peut, il est vrai, commencer ses actions
dans le seul but de plaire à Dieu ; mais peu à peu et comme à
son insu, il se laisse aller au sentiment de la vaine gloire, si
bien qu'oubliant la volonté divine, il s'en détourne pour
s'attacher au plaisir qu'il trouve en son
œuvre, et
à l'utilité ou à l'honneur qu'il peut en retirer. Si Dieu
lui-même lui envoie une infirmité, un contretemps, un obstacle
quelconque qui l'empêche de continuer son
œuvre, il
tombe dans le trouble et l'inquiétude
; il se plaint tantôt de celui-ci, tantôt de celui-là, quand il
ne va pas jusqu'à se plaindre de Dieu même. C'est là une preuve
évidente que son intention n'était pas dirigée uniquement vers
Dieu, mais qu'elle venait d'une racine gâtée et d'un fond
corrompu. Quiconque, en effet, suit l'impulsion de la grâce et
agit en vue de plaire à Dieu n'a de préférence pour rien. Il ne
veut que ce que Dieu veut, de la manière et au temps qu'il lui
plaît. Quelle que soit l'issue de ses entreprises, il est
heureux et tranquille. De toute façon, il arrive à la fin qu'il
s'était proposée : l'accomplissement de la volonté divine.
Tenez-vous donc bien recueilli en vous-même et soyez attentif à
rapporter toutes vos actions à une fin si noble et si parfaite.
Et si, parfois, la disposition de votre âme vous porte à faire
le bien dans le but d'éviter les peines de l'enfer, vous pouvez,
en cela encore, vous proposer pour fin dernière de plaire au
Seigneur et de satisfaire le désir qu'il a de vous voir échapper
à l'enfer et entrer dans son royaume. Jamais on ne comprendra
tout ce que ce motif renferme de force et de vertu. L'action l
plus humble, faite en vue de plaire à Dieu seul et de procurer
sa gloire, l'emporte infiniment sur les
œuvres les
plus importantes faites dans un autre but.
C'est ainsi
que l'aumône d'un denier, faite uniquement pour plaire à sa
divine majesté, est plus agréable au Seigneur que l'abandon
d'une fortune immense faite dans le bue, si bon pourtant et si
désirable, de se procurer ainsi la jouissance des biens
éternels. Cette pratique de faire toutes nos actions en vue de
plaire à Dieu pourra dès le principe vous paraître pénible ;
mais l'usage vous la rendra aisée et facile. Pour cela, tournez
vers Dieu les désirs et les affections de votre cœur
; aspirez
à lui comme à votre unique et suprême trésor, comme au bien
infiniment parfait, digne, à cause de sa perfection même, d'être
recherché, servi et souverainement aimé par toutes les
créatures. Plus notre intelligence s'attachera à considérer les
titres infinis que Dieu présente à nos hommages et à notre
amour, plus les affections de notre volonté deviendront tendres
et fréquentes, et partant, plus vite et plus facilement se
formera en nous l'habitude de rapporter toutes nos actions à
Dieu. J'ajoute un dernier avis. Pour obtenir cette grâce
incomparable, demandez-la instamment au Seigneur, et considérez
souvent les bienfaits sans nombre qu'il vous a accordés et qu'il
vous accorde encore tous les jours, sans aucun avantage pour
lui-même et par un pur effet de son amour. CHAPITRE XI
De quelques considérations
qui peuvent porter notre volonté
Pour amener plus facilement votre
volonté à ne vouloir en toute chose que le bon plaisir et la
gloire de Dieu, rappelez-vous qu'il vous a, le premier, entouré
de témoignages d'honneur et de marques d'amitié. C'est lui qui
vous a tiré du néant, vous a formé à son image et a fait toutes
les autres créatures pour votre service. C'est lui qui vous a
donné pour rédempteur non pas un ange, mais son Fils unique
lui-même, avec mission de vous racheter non pas à prix d'argent
et d'or, qui sont des choses corruptibles, mais au prix de son
sang précieux et de sa mort cruelle et ignominieuse. C'est lui
qui, à toute heure, à tout instant vous garde contre vos
ennemis, combat avec vous par sa grâce et tient à votre
disposition, comme défense et comme nourriture, le corps de son
Fils bien-aimé. Ne sont-ce pas là autant de preuves irrécusables
de l'estime et de l'amour que ce grand Dieu pour des créatures
aussi viles, aussi misérables que nous, jamais personne ne la
pourra concevoir, comme aussi personne ne comprendra jamais la
reconnaissance que nous devons à cette majesté souveraine pour
les bienfaits signalés qu'elle nous a si libéralement accordés.
Si les grands de la terre se croient obligés de rendre aux
pauvres et aux personnes de basse condition les marques de
respect qu'ils en reçoivent, que fera notre bassesse pour
répondre à l'estime et à l'amour dont la majesté divine se plaît
a nous honorer ? Tenez par-dessus tout cette vérité profondément
gravée dans votre mémoire que l'infinie majesté de Dieu mérite
d'être honorée et servie uniquement dans le but de lui plaire.
CHAPITRE XII
Des différentes volontés de
l'homme et de la guerre qu'elles se font entre elles
Bien qu'il y ait en nous deux
volontés, l'une qui fait partie de la raison et que l'on appelle
à cause de cela volonté raisonnable et supérieure, l'autre qui a
son siège dans les sens et qu'on désigne sous le nom de volonté
inférieure et sensuelle, ou plus communément sous les noms
d'appétit, de sens, de passion ; toute fois, comme on n'est
homme que par la raison, ce n'est pas, à proprement parler,
vouloir une chose que d'y être porté par le seul mouvement des
sens ; il faut, pour qu'il y ait vouloir véritable,
l'assentiment de la volonté supérieure. La guerre spirituelle
que nous avons à soutenir vient principalement de ce que la
volonté raisonnable a, au-dessus d'elle, la volonté divine, et,
au-dessous, la volonté des sens ; placée au milieu, elle se
trouve engagée dans un combat sans trêve, chacune de ces deux
volontés cherchant à l'attirer à son parti et à l'assujettir à
sa puissance. Ce combat, au début surtout, est extrêmement
pénible à ceux qui, après avoir contracté de mauvaises
habitudes, prennent la résolution de changer de vie et de
s'arracher aux étreintes du monde et de la chair pour se dévouer
au service et à l'amour de Jésus-Christ. En butte aux assauts de
la volonté souffre cruellement des coups multipliés qu'elle
reçoit. Tout autre est la condition de ceux qui se sont déjà
fait de la vertu ou du vice une habitude invétérée et se
proposent de continuer le genre de vie dans lequel ils se sont
engagés. Les uns, formés à la vertu, se soumettent sans
difficulté à la volonté de Dieu, les autres, corrompus par le
vice, se plient sans résistance aux exigences des passions. Mais
que personne ne s'imagine pouvoir acquérir une vertu solide et
servir Dieu comme il faut, s'il n'est résolu à se faire violence
à lui-même. Il ne suffit pas en effet de renoncer aux plaisirs
coupables : il faut, en outre, se détacher de toute affection
terrestre. C'est ce qui fait que peu d'âmes arrivent à la
perfection chrétienne. Après avoir surmonté, au prix de grands
efforts, les vices plus considérables, elles reculent devant la
violence qu'elles ont à se faire pour résister à une infinité de
petites volontés et de passions moins considérables qui se
fortifient par les succès continuels qu'elles remportent, et
finissent par exercer un empire absolu sur leur cœur.
C'est ainsi qu'il se rencontre des personnes qui, sans vouloir
s'approprier
le bien d'autrui, s'attachent outre mesure à ce qu'elles
possèdent. Elles ne veulent pas arriver aux honneurs par des
moyens défendus, mais elles ne les fuient pas comme elles
devraient le faire ; elles les désirent même et emploient pour y
parvenir des moyens qu'elles croient honorables. Elles observent
les jeûnes d’obligation,
mais
elles aiment la bonne chère et les mets délicats. Elles vivent
dans la continence, mais elles s'affectionnent à certains
plaisirs qui nuisent considérablement à la vie spirituelle et à
l'union de l'âme avec Dieu. Ce sont là toutes choses fort
dangereuses pour les personnes même les plus saintes, et plus
particulièrement pour celles qui les craignent le moins ; nous
ne saurions donc les éviter avec trop de soin. Cet attachement
aux choses de la terre est cause encore que l'on fait ses bonnes
œuvres avec
tiédeur
et qu'on y mêle beaucoup d'amour-propre et d'imperfections
cachées, une estime exagérée de soi-même et un désir secret
d'être loué et applaudi par les hommes. Ceux qui se laissent
aller à ces défauts, non seulement n'avancent pas dans la voie
du salut, mais retournant en arrière, ils courent grand risque
de retomber dans leurs anciens vices, parce qu’ils
n'aiment point la vertu véritable,
qu'ils sont peu reconnaissants envers Jésus-Christ qui les a
délivrés de la tyrannie du démon et que, fermant les yeux sur le
péril qu'ils courent, ils s'endorment dans une trompeuse
sécurité. Faisons remarquer ici une illusion d'autant plus
dangereuse qu'elle est plus difficile à découvrir. Parmi les
personnes qui s'adonnent à la vie spirituelle, il s'en rencontre
un bon nombre qui s'aimant trop elles-mêmes, ou plutôt ignorant
la bonne matière de s'aimer, choisissent parmi les exercices
spirituels ceux qui sont plus conformes à leur goût, et laissent
là ceux qui vont à l'encontre de leurs penchants naturels, sur
lesquels pourtant ils devraient concentrer tout l'effort de la
lutte. Je vous conseille donc, âme chrétienne, et je vous
conjure d'aimer la peine qu'on éprouve à se vaincre soi-même.
C'est de là que tout dépend : la victoire sera d'autant plus
prompte et plus assurée que vous aimerez davantage les
difficultés que la lutte présente à ceux-là surtout qui marchent
pour la première fois à la conquête de la vertu. Et si vous avez
plus d'ardeur pour la fatigue du combat que pour les douceurs de
la victoire, nul doute que vous n'arriviez plus promptement
encore au terme de vos désirs. CHAPITRE XIII
De quelle manière il faut
combattre la sensualité,
Lorsque vous sentez la volonté de
Dieu et l'appétit sensitif se disputer la possession de votre cœur,
vous
devrez, pour faire triompher en vous la volonté divine, prendre
les moyens suivants. Dès que les mouvements de l'appétit
sensitif s'élèvent en vous, opposez-leur une vigoureuse
résistance, de peu qu'ils n'entraînent à leur suite la volonté
supérieure. Ces premiers mouvements apaisés, réveillez-les en
vous pour les réprimer avec plus de force et de vigueur.
Provoquez-les ensuite à un troisième combat, afin de vous
accoutumer à les repousser avec horreur et dédain. Ces deux
derniers moyens sont excellents pour dompter les appétits
désordonnés, hormis pourtant les passions charnelles dont nous
parlerons en un autre endroit. Enfin, produisez des actes
opposés aux passions que vous voulez vaincre. Un exemple
éclaircira ma pensée. Vous êtes, je suppose, porté aux
mouvements d'impatience. Si vous êtes bien recueilli en
vous-même et attentif à ce qui se passe dans votre intérieur,
vous remarquerez que ces mouvements s'attaquent sans relâche à
la volonté supérieure pour la faire fléchir et obtenir son
consentement. Usez alors du premier moyen que nous avons indiqué
; opposez à chacun de ces mouvements une résistance opiniâtre,
et faites tous vos efforts pour empêcher la volonté d'y donner
son consentement. N'abandonnez pas la lutte avant que l'ennemi,
abattu et terrassé, vous ait rendu les armes. Mais voyez la
malice du démon. Lorsqu'il s'aperçoit que nous résistons
courageusement aux mouvements d'une passion quelconque, il cesse
de les exciter en nous, et cherche même à les apaiser. Il veut
par là nous empêcher d'acquérir, à l'aide de cet exercice,
l'habitude de la vertu contraire, et nous faire tomber dans les
pièges de la vaine gloire et de l'orgueil, en nous insinuant
qu'il ne nous a fallu, comme aux vaillants soldats, qu'un
instant pour faire tomber l'ennemi à nos pieds. Vous passerez
donc au second combat : vous rappellerez à votre mémoire et
réveillerez en vous-même les pensées qui vous ont excité à
l'impatience, et quand vous sentirez l'émotion gagner la partie
sensitive, vous en réprimerez les mouvements avec un
redoublement de force et de vigueur. Bien que nous repoussions
nos ennemis en vue de bien faire et de nous rendre agréables à
Dieu, il n'en est pas moins vrai que bien souvent nous n'avons
pas pour eux toute la haine qu'ils méritent, et qu'ainsi nous
courons le risque de succomber à de nouvelles attaques. Pour
échapper à ce danger, livrez-leur un troisième assaut et
chassez-les loin de vous, non seulement avec des sentiments
d'aversion, mais avec un suprême mépris, jusqu'à ce qu'ils ne
soient plus pour vous qu'un objet d'honneur et d'abomination.
Enfin, pour orner et enrichir votre âme des habitudes des
vertus, il faut produire des actes intérieurs directement
contraires à vos passions déréglées. Vous voulez, par exemple,
acquérir l'habitude de la patience, et voilà qu'une marque de
mépris qu'on vous donne fait naître en vous un mouvement
d'impatience. Ne croyez pas qu'il vous suffise des prendre les
trois moyens que j'ai indiqués plus haut ; non, il faut en outre
aimer l'affront qu'on vous fait, désirer d'être souvent méprisé
de la même manière et par la même personne, et vous disposer à
souffrir de plus grands outrages encore. La nécessité où nous
sommes pour arriver à la perfection de poser des actes de vertus
contraires aux vices qui nous assiègent vient de ce que les
autres actes, si vigoureux et si multipliés qu'ils soient, sont
impuissants à arracher la racine du mal. Ne sortons point de
notre exemple. Quoique nous refusions notre consentement aux
mouvements d'impatience que les affronts éveillent en nous, que
nous employions même pour les dompter les trois moyens
mentionnés plus haut, il n'en est pas moins vrai qu'à moins de
nous habituer, à l'aide d'actes souvent répétés, à aimer les
opprobres et à nous en réjouir, jamais nous ne pourrons nous
débarrasser entièrement du vice de l'impatience qui a pour
racine l'horreur de tout ce qui va à l'encontre du besoin
d'estime que nous ressentons naturellement en nous-mêmes. Aussi
longtemps que cette racine vicieuse demeure vivante en notre cœur,
elle pousse continuellement
des rejetons qui rendent la vertu languissante et finissent
parfois par l'étouffer entièrement, sans compter qu'elle nous
tient dans un péril continuel de retomber à la première occasion
qui se présentera. Il suit de là que, si nous ne posons des
actes contraires aux vices que nous voulons combattre, jamais
nous n'acquerrons l'habitude solide des vertus. Encore faut-il
que ces actes soient souvent répétés. L'habitude du vice s'est
formée en nous par la multiplication des actes vicieux : il faut
donc des actes multipliés pour l'extirper de notre cœur
et y introduire l'habitude de la vertu. Je
vais plus loin, et je dis qu'il faut plus d'actes bons pour
former en nous l'habitude de la vertu que d'actes mauvais pour y
créer l'habitude du vice, par la raison que la corruption de
notre nature favorise cette dernière habitude, et va à
l'encontre de la première. J'ajoute aux précédentes observations
que, si la vertu à laquelle vous vous exercez le comporte, vous
devez joindre aux actes intérieurs les actes extérieurs
correspondants. Ainsi, pour nous tenir toujours au même exemple,
vous devez répondre avec douceur et charité à ceux qui vous
maltraitent et profiter des occasions que vous aurez de leur
rendre service. Si faibles que vous paraissent ces actes
intérieurs et extérieurs, votre volonté semblât-elle même n'y
point avoir de part, gardez-vous bien de les abandonner :
nonobstant leur faiblesse apparente, ils vous soutiennent dans
le combat et vous aplanissent le chemin de la victoire. Soyez
attentifs à ce qui se passe au-dedans de vous et attachez-vous à
combattre jusqu'aux moindres mouvements désordonnés que vous y
découvrirez. Les petites passions ouvrent la voie aux grandes,
et les habitudes vicieuses finissent par s'emparer de notre âme.
Combien, pour avoir négligé de résister aux attaques légères
d'une passion dont ils avaient repoussé les plus violents
assauts, combien, dis-je, attaqués ensuite plus vigoureusement
au moment où ils y songeaient le moins, ont subi une défaite
plus désastreuse que jamais. Je vous conseille encore de vous
appliquer à mortifier vos désirs, même dans les choses permises.
Cette mortification vous procurera de grands avantages et vous
rendra plus facile et plus prompte la victoire à remporter sur
vous-même dans les choses défendues. Vous en deviendrez plus
fort et plus aguerri dans le combat que vous soutenez contre vos
tentations ; vous éviterez diverses embûches du démon et vous
vous rendrez en même temps très agréable au Seigneur.
Laissez-moi vous parler clairement. Si vous persévérez dans ces
exercices si salutaires, si propres à réformer votre intérieur
et à vous faire triompher de vous-même, je vous promets que vous
avancerez à grands pas dans la voie de la perfection et que vous
deviendrez véritablement spirituel, et non pas de nom seulement.
Mais si vous vous engagez dans une autre voie, si vous
choisissez d'autres pratiques, quelque excellentes que ces
pratiques vous paraissent, quelques délices que vous y goûtiez,
eussiez-vous même la persuasion d'être étroitement uni à Dieu et
de vous entretenir intimement avec lui, soyez convaincu que
jamais vous n'acquerrez la véritable spiritualité. La
perfection, vous ai-je dit au chapitre premier, ne consiste pas
dans les pratiques qui charment et flattent notre nature, mais
dans les exercices qui l'attachent à la croix avec toutes ses
affections. C'est par là que les vertus s'acquièrent et que
l'homme intérieurement renouvelé s'unit à son Sauveur crucifié
et à son divin Créateur. S'il est clair pour tous que les
habitudes vicieuses se forment par les actes réitérés de la
volonté supérieure cédant aux appétits des sens, il n'est pas
moins évident que les saintes habitudes s'acquièrent par la
fréquente répétition d'actes conformes à la volonté divine qui
nous appelle à pratiquer tantôt une vertu, tantôt une autre. De
même que la volonté, malgré les assauts violents qu'elle subit
du côté des sens et des passions, ne peut devenir l'esclave du
vice et des désirs terrestres, si elle ne cède elle-même à
l'effort de la tentation ; de même aussi elle ne peut, quelque
forte que soit l'action de la grâce, devenir véritablement
vertueuse et unie à Dieu, si elle ne se conforme par ses actes
intérieurs, et au besoin par ses actes extérieurs, aux
inspirations de la grâce divine. CHAPITRE XIV
De la conduite à tenir quand
la volonté semble vaincue et dominée par l'appétit sensitif
S'il vous semble parfois
impossible de repousser les assauts des passions et des ennemis
qui vous obsèdent, et cela parce que vous ne sentez point en
vous-même une volonté efficace de leur résister, tenez bon
cependant : vous avez le droit de vous croire victorieux, aussi
longtemps que vous n'aurez point la certitude d'avoir succombé.
Comme la volonté supérieure n'a pas besoin de l'appétit sensitif
pour produire les actes qui lui sont propres, jamais la violence
de l'attaque ne peut, malgré elle, la forcer à s'avouer vaincue.
Dieu a doué notre volonté d'une liberté et d'une force telles
qu'alors même que toutes les passions, tous les démons et toutes
les créatures se ligueraient ensemble pour la combattre, elle
conserverait, en dépit de leurs efforts, une liberté complète de
faire ce qu'elle veut et de ne pas faire ce qu'elle ne veut pas,
et cela autant de fois, aussi longtemps, de la manière et pour
la fin que bon lui semble. Si vos ennemis vous attaquent et vous
pressent avec tant de violence que votre volonté, en quelque
sorte étouffée, ne puisse plus reprendre haleine pour se dégager
de leur étreinte, ne perdez point courage, et ne jetez point les
armes : mais appelez la parole à votre aide et criez au
tentateur : jamais je ne cèderai à les suggestions. Arrière,
arrière : je ne veux point de toi. Faites comme un homme qui, se
trouvant aux prises avec un ennemi acharné et ne pouvant le
percer de son épée, le frappe avec le pommeau. Et de même qu'il
s'efforce de reculer de quelques pas pour pouvoir donner de la
pointe à son adversaire, ainsi retirez-vous en vous-même,
considérez votre impuissance et votre néant, et, ranimant votre
confiance en Dieu, élancez-vous sur la passion ennemie, en vous
écriant : Aidez-moi, ô Seigneur et mon Dieu ; Jésus et Marie,
venez à mon secours, de peur que je ne succombe. Et si l'ennemi
vous en laisse le temps, appelez l'entendement au secours de la
volonté. Faites les considérations qui vous sembleront les plus
propres à relever votre courage et à ranimer vos forces
épuisées. Prenons un exemple. Vous êtes, je suppose, sous le
poids d'une persécution ou de toute autre peine ; et vous vous
sentez porté à l'impatience au point de ne pouvoir ou de ne
vouloir plus rien souffrir. Fortifiez votre volonté en arrêtant
votre pensée sur les considérations suivantes ou sur d'autres
semblables.
• Premièrement,
voyez si vous ne méritez pas le mal que vous endurez, et si vous
n'y avez pas donné occasion ; si ce mal est arrivé par votre
faute, dites-vous que ce n'est que justice de souffrir
patiemment les blessures que l'on s'est à soi-même.
•
Deuxièmement,
si vous n'avez rien à vous reprocher à cet égard, rappelez à
votre souvenir les fautes dont Dieu ne vous a pas encore châtié
ou que vous n'avez pas encore expiées vous-même par la pénitence
et, voyant que Dieu daigne en sa miséricorde commuer la peine
éternelle ou temporelle qui vous était réservée dans l'autre
monde en cette peine incomparablement plus légère qu'il vous
envoie ici-bas, recevez-la non seulement avec joie, mais avec
actions de grâces.
• Troisièmement,
si vous voyez avoir fait beaucoup de pénitences et peu offensé
la majesté divine (pensée contre laquelle il faut vous prémunir
toujours), songez qu'on n'entre dans le royaume des cieux que
par la porte étroite des tribulations.
• Quatrièmement,
considérez que si une autre voie vous était ouverte, la loi
d'amour devrait vous empêcher de la suivre, puisque le Fils de
Dieu et les saints, qui sont ses membres, sont entrés au Ciel
par un chemin semé d'épines et de croix. Enfin, ce que vous
devez surtout envisager ici et en toutes choses, c'est la
volonté de Dieu : il a tant d'amour pour vous qu'il prendra un
plaisir extrême à voir les actes de vertu et de mortification
que vous accomplirez pour correspondre à son affection et vous
montrer fidèle et généreux défenseur de sa cause. Tenez pour
certain que plus la persécution sera injuste et odieuse de la
part de son auteur, et partant plus pénible pour vous, plus
aussi votre constance sera agréable au Seigneur. Elle lui
montrera que, jusque dans les choses répréhensibles en
elles-mêmes et pour vous remplies d'amertume, vous savez
approuver et aimer cette volonté adorable qui fait plier sous sa
loi les événements qui lui sont le plus contraires et les
ramener à l'ordre invariable de sa Providence. CHAPITRE XV
Quelques avis touchant la manière de combattre,
Vous connaissez les moyens à
prendre pour vous vaincre vous-même et embellir votre âme des
ornements de la vertu. Apprenez aujourd'hui que, pour triompher
de vos ennemis avec plus de promptitude et de facilité, il est
éminemment utile, nécessaire même, que vous déclariez une guerre
continuelle à vos vices et tout spécialement à l'amour-propre,
et que vous vous accoutumiez à aimer, comme vos plus chères
délices, les mépris et les outrages que le monde vous
prodiguera. Si les victoires sont difficiles, rares, incomplètes
et peu durables, il faut, ainsi que je l'ai insinué déjà, en
attribuer la cause au peu de soin que l'on apporte à se préparer
à ce combat et au peu d'estime qu'on en fait. Sachez, en outre,
que ce combat doit être soutenu avec un courage à toute épreuve.
Ce courage, vous l'obtiendrez infailliblement si vous le
demandez à Dieu et si, après avoir considéré la rage de vos
ennemis, la haine implacable qui les anime et les bataillons
nombreux dont ils disposent, vous songez que la bonté de Dieu et
son amour pour vous l'emportent infiniment sur la haine des
démons, et que les anges et les élus qui combattent avec vous
sont plus nombreux que les satellites de Satan. C'est cette
considération qui a rendu tant de faibles femmes victorieuses de
la puissance et de la sagesse du monde, des assauts des passions
et de la rage de l'enfer. Que l'ennemi donc redouble d'efforts,
que la lutte se prolonge au point de vous faire croire qu'elle
ne finira qu'avec votre vie, qu'elle vous menace de plusieurs
côtés à la fois d'une ruine presque certaine, ce n'est pas une
raison de vous épouvanter. Sans revenir sur ce que nous avons
déjà dit, vous devez savoir que toutes les forces et tous les
artifices de nos ennemis sont dans les mains du divin capitaine
pour l'honneur duquel nous combattons. Puisqu'il a ce combat en
si grande estime et qu'il nous y appelle avec tant d'instances,
il ne permettra pas que vos ennemis vous surprennent, mais il
combattra lui-même pour vous et les livrera vaincus entre vos
mains, à l'heure qui lui plaira, mais toujours à votre plus
grand avantage, dût-il différer la victoire jusqu'au dernier
jour de votre vie. Tout ce qu'il demande de vous, c'est que vous
combattiez généreusement et que, si nombreuses que soient vos
blessures, vous ne déposiez jamais les armes, ni ne preniez la
fuite. Enfin, pour soutenir vigoureusement la lutte, sachez
qu'elle est inévitable, et que refuser le combat, c'est assurer
votre défaite et votre ruine. Vous avez affaire à des ennemis si
acharnés à votre perte, qu'il n'y a ni paix, ni trêve à espérer
de leur part. CHAPITRE XVI
Comment le soldat de
Jésus-Christ doit se mettre en campagne dès le matin
La première chose que vous avez à
faire à votre réveil, c’est
d’ouvrir les yeux de l’âme
et de vous considérer comme en un champ clos, avec cette loi
expresse que celui qui ne combat pas doit périr à jamais. Là,
vous vous figurerez être en présence de votre ennemi, je veux
dire de cette inclination mauvaise que vous avez déjà entrepris
de combattre et qui se tient tout armée pour vous blesser et
vous donner la mort. À votre droite, vous verrez Jésus-Christ
votre invincible capitaine, la Vierge Marie avec Saint Joseph
son époux bien-aimé, d’innombrables
troupes d’anges et de saints, parmi lesquels
l’archange
saint Michel ;
à votre gauche, vous verrez le démon et ses satellites prêts à
exciter la passion ennemie et à vous persuader de céder à ses
suggestions. Vous vous imaginerez alors entendre la voix de
votre ange gardien, vous parlant de la sorte : « Vous avez
aujourd’hui
à combattre contre cet ennemi, et contre d’autres
encore. Ne craignez point, ne perdez point courage ; ne
cédez ni à la frayeur ni à quelque considération que ce soit ;
car votre Seigneur et votre capitaine est ici près de vous avec
ses glorieuses phalanges, pour combattre avec elles contre vos
ennemis et il ne souffrira pas qu’ils
vous soumettent par la force
ou la ruse. Demeurez ferme, faites-vous violence, quoiqu’il
doive vous
en coûter parfois. Criez souvent au secours du plus profond de
votre cœur
; appelez
à votre aide votre Seigneur, la Vierge Marie et tous les saints,
et vous remporterez infailliblement la victoire. « Si vous êtes
faible et peu aguerri, si vos ennemis sont forts et nombreux,
songez que les troupes de celui qui vous a créé et racheté sont
plus nombreuses encore, que votre Dieu est infiniment plus
puissant que votre ennemi et qu’il
désire
bien plus ardemment vous sauver que le démon ne désire vous
perdre. Combattez donc ; et ne vous lassez jamais de souffrir :
de cette fatigue, de la violence que l’on
déploie contre ses mauvaises inclinations, de la peine que l’on
éprouve à surmonter les habitudes mauvaises, naissent la
victoire et ce trésor inestimable qui procure le royaume du
Ciel, et l’éternelle
union de l’âme
avec son Dieu. « Vous commencerez le combat au nom du Seigneur
et vous prendrez pour armes la défiance de vous-même, la
confiance en Dieu, la prière et l’exercice
de vos puissances spirituelles. Vous appellerez au combat
cet ennemi et cette passion que vous vous êtes proposé de
vaincre, selon l’ordre
indiqué
ci-dessus ; vous lui apposerez tantôt la résistance, tantôt la
haine, tantôt les actes de la vertu contraire, lui donnant ainsi
coup sur coup des blessures mortelles, pour plaire aux regards
de votre divin Maître qui est là, avec toute l’Église
triomphante, à contempler votre combat. « Je vous répète que
vous ne devez point vous lasser de combattre, mais considérer l’obligation
qui nous incombe
à tous de servir Dieu et de lui plaire, et la nécessité où nous
sommes de combattre, attendu que nous ne pouvons abandonner le
champ de bataille sans être blessés et blessés à mort. « J’ajoute
qu’en fuyant loin de Dieu comme un rebelle, et en vous
donnant au monde et aux plaisirs de la chair, vous n’échapperez
point à la peine. Il vous faudra combattre malgré vous, et vous
serez en butte à tant de contrariétés que vous sentirez souvent
la sueur inonder votre front et des angoisses mortelles pénétrer
votre cœur.
« Considérez ici quelle folie il y aurait à s’imposer
un travail si rude, avec la perspective
de tourments infiniment plus horribles et d’une
mort
éternelle, et cela pour échapper à une peine passagère qui nous
conduit à la vie éternelle et infiniment heureuse où l’âme
jouit de la présence de son Dieu». CHAPITRE XVII
De l’ordre
à suivre dans la lutte que nous avons à soutenir contre nos
passions
Il est extrêmement important de
connaître l’ordre
à suivre dans ce combat, afin de ne pas agir au hasard et par
caprice, comme plusieurs le font au préjudice de leur salut.
Pour lutter avec fruit contre vos ennemis et vos inclinations
vicieuses, vous devez d’abord
rentrer en vous-même
et examiner avec soin qu’elles
sont les pensées et les sentiments qui vous occupent
habituellement, quelle est la passion qui domine en vous et
tyrannise votre cœur.
C’est
contre cette passion spécialement que vous devez prendre les
armes et lutter. S’il
arrive que d’autres ennemis vous attaquent, marchez d’abord
à celui qui vous fait la guerre actuellement et de plus près, et
puis vous retournerez à votre principale entreprise. CHAPITRE XVIII
De quelle manière il faut
combattre les mouvements soudains des passions Si vous n’êtes pas encore accoutumé à parer les coups inopinés des injures ou de toute autre contrariété, attachez-vous, pour acquérir cette habitude, à les prévoir, à les souhaiter ensuite plusieurs et plusieurs fois, et attendez-les avec un esprit préparé à la lutte. Le moyen de les prévoir, c’est, après vous être rendu compte de la nature de vos passions, de considérer les personnes à qui vous avez affaire et les lieux où vous savez devoir les rencontrer. De la sorte, il vous sera facile de conjecturer les assauts que vous aurez à soutenir. Le soin que vous mettrez à tenir votre âme préparée aux événements prévus vous sera d’un grand secours, même dans le cas d’un accident prévu ; mais voici, en outre, un moyen que je vous conseille. Dès que vous commencerez à sentir l’émotion que vous cause une injuste ou une affliction quelconque, efforcez-vous d’élever votre esprit vers Dieu ; considérez son ineffable bonté et son amour pour vous ; pensez que, s’il vous envoie cette adversité, c’est afin qu’en la supportant pour son amour, votre âme devienne plus pure, s’approche de lui et contracte une union plus étroite avec lui. Après avoir considéré combien Dieu se plaît à vous voir supporter patiemment cette adversité, adressez-vous à votre âme et faites-lui ces reprochez : Pourquoi ne veux-tu pas porter cette croix qui te vient, non de telle ou telle personne, mais de ton Père céleste lui-même ? Puis, vous tournant vers la croix, embrassez-la avec le plus de patience et de joie qu’il vous sera possible, et dites-lui : Ô croix préparée par la Providence divine bien longtemps avant ma naissance ; ô croix rendue douce par l’amour ineffable de mon Jésus crucifié, attachez-moi désormais à vous, afin que je sois tout entier à celui qui m’a racheté en mourant sur vos bras. Si la passion, victorieuse d’abord, vous empêche d’élever votre âme à Dieu et vous laisse une blessure au cœur, revenez à la charge au plus tôt, comme si vous n’aviez pas été blessé. Mais le remède le plus efficace contre ces mouvements soudains de la passion, c’est de supprimer de bonne heure la cause qui les produit. Si vous remarquez, par exemple, que l’affection que vous avez pour une chose est cause que la moindre traverse vous jette dans une soudaine altération d’esprit, le moyen d’y remédier, c’est de rompre cette attache. Mais si ce trouble provient non de la chose, mais de la personne même ; si vous éprouvez pour elle une telle aversion que ses moindres actions vous chagrinent et vous impatientent efforcez-vous, pour remédier à ce mal, d’incliner votre volonté à l’aimer et à la chérir, non seulement parce qu’elle est une créature formée comme vous de la main souveraine de Dieu et comme vous rachetée par son sang divin, mais parce qu’elle vous offre l’occasion d’acquérir, en la supportant, un trait de ressemblance avec votre Seigneur qui est plein d’amour et de bonté pour tous les hommes. CHAPITRE XIX Comment il faut combattre le vice de l’impureté Vous devez combattre l’impureté d’une façon toute spéciale et entièrement différente de celle qui s’emploie pour les autres vices. Pour procéder avec ordre en ce combat, il faut distinguer : Le temps qui précède la tentation, le temps même de la tentation, et le temps qui suit la tentation. Avant la tentation, il faut diriger le combat contre les occasions qui donnent ordinairement lieu à ce genre de tentations. Premièrement, sachez que la manière de combattre ce vice, ce n’est pas de l’attaquer de front, mais ce vice avec tout le soin possible toute occasion et toute personne qui présente le moindre danger pour vous. Et si, parfois, vous êtes obligé de traiter quelque affaire avec ces sortes de personnes, faites-le promptement, avec un visage grave et modeste, et des paroles qui sentent plutôt la rudesse qu’une douceur et une affabilité excessive. Que vous ne sentiez pas actuellement et que , durant tant et tant d’années passées au milieu du monde, vous n’ayez pas senti les aiguillons de la chair, ce n’est pas une raison pour vous dispenser des règles de la prudence, car ce vice maudit fait en une heure ce qu’il n’a pas fait en plusieurs années ; le plus souvent, il tient ses préparatifs cachés et ses coups sont d’autant plus funestes et plus incurables qu’il se couvre des dehors de l’amitié et n’éveille point de soupçon. Souvent, les relations les plus à craindre, l’expérience l’a montré et le montre encore tous les jours, sont celles qui se continuent sous le prétexte qu’elles sont justifiées par la parenté, le devoir ou même la vertu de la personne qu’on aime. Il arrive en effet que le venin séduisant du plaisir se mêle à ces conversations prolongées et imprudentes, qu’il s’y infiltre insensiblement et que, s’insinuant à la fin jusqu’à la moelle de l’âme, il obscurcit de plus en plus la lumière de la raison. On commence par compter pour rien les choses périlleuses, comme la tendresse des regards, l’échange de paroles affectueuses, les douceurs de la conversation ; et ces familiarités agréées de part et d’autre finissent par conduire à la ruine ou du moins à une tentation bien rude et bien difficile à surmonter. Je vous répète, fuyez ; car vous êtes formé d’une matière aussi inflammable que l’étoupe. Ne dites pas que vous êtes trempé et tout plein de l’eau d’une bonne et forte volonté, que vous êtes résolu et prêt à mourir plutôt que d’offenser Dieu ; parce que, dans ces entretiens fréquents, la chaleur du feu fera peu à peu évaporer l’eau de la bonne volonté et, au moment où vous y penserez le moins, il se rendra si bien maître de votre cœur que vous n’aurez plus égard ni à la parenté, ni à l’amitié. Vous ne craindrez plus Dieu ; vous mépriserez l’honneur, la vie, et les tourments de l’enfer même. Fuyez donc, fuyez, si vous ne voulez pas être surpris, dompté et mis à mort. Deuxièmement, évitez l’oisiveté, applique-vous avec vigilance et attention aux pensées et aux œuvres conformes à votre état. Troisièmement, ne résistez jamais à vos supérieurs ; obéissez-leur fidèlement ; exécutez leurs ordres avec promptitude et avec d’autant plus d’ardeur qu’ils vous humilient et contrarient davantage votre volonté et votre inclination naturelle. Quatrièmement, gardez-vous de juger témérairement votre prochain, surtout en matière d’impureté et, si sa chute est manifeste, ayez compassion de lui. Ne lui témoignez ni indignation, ni mépris ; mais saisissez cette occasion de vous humilier et de mieux vous connaître ; confessez que vous n’êtes que poussière et néant ; approchez-vous de Dieu par la prière et fuyez plus que jamais tout commerce qui vous offrira ne fût-ce que l’ombre d’un danger. Si vous êtes prompt à juger et mépriser les autres, Dieu vous corrigera à vos dépens : il permettre que vous tombiez dans les mêmes fautes, afin que vous reconnaissiez votre orgueil et qu’humilié par votre chute, vous cherchiez un remède à l’un et à l’autre vice. Que si, tout en évitant de tomber, vous persistez dans les mêmes sentiments, sachez qu’il y a lieu d’avoir des doutes sérieux sur votre état. Cinquièmement enfin, si Dieu vous accorde des consolations spirituelles, gardez-vous bien de vous complaire en vous-même et de vous imaginer que vous êtes quelque chose. Ne vous appuyez pas non plus sur les sentiments de dégoût, d’honneur et de haine profonde que vos ennemis vous inspirent pour vous persuader qu’ils ont abandonné le combat. Si vous manquez de circonspection, ils n’auront pas de peine à vous entraîner dans le mal. Quand la tentation est présente, considérez si la cause qui l’a fait naître est intérieure ou extérieure. J’entends par cause extérieure la curiosité des yeux ou des oreilles, le luxe des vêtements, les fréquentations et les entretiens qui portent au vice impur. Le remède à employer en ce cas, c’est la pudeur et cette modestie qui tient les yeux et les oreilles fermés à tout ce qui est de nature à exciter les passions ; c’est par-dessus tout la fuite, ainsi que nous l’avons dit plus haut. La cause intérieure, c’est la vigueur excessive du corps ou encore les pensées qui procèdent de nos mauvaises habitudes ou des suggestions du démon. Il faut combattre la vigueur exagérée du corps par les jeûnes, les disciplines, les cilices, les veilles et les autres mortifications de ce genre, sans toutefois outrepasser les bornes assignées par la discrétion et l’obéissance. Quant aux pensées mauvaises, de quelque part qu’elles viennent, voici les remèdes que vous devez leur opposer : L’application à divers exercices en rapport avec votre état ; L’oraison et la méditation. Dès que vous commencez à vous apercevoir, je ne dis pas de la présence, mais de l’approche de ces sortes de pensées, recueillez-vous en vous-même et vous tournant vers Jésus crucifié, dites-lui : Mon Jésus, mon doux Jésus, hâtez-vous de venir à mon aide, de peur que je ne tombe entre les mains de cet ennemi. Parfois aussi, embrassant la croix où votre Sauveur est attaché, baisez à plusieurs reprises les plaies sacrées de ses pieds et dites avec amour : Ô plaies adorables, plaies chastes et saintes, blessez maintenant ce cœur impur et misérable, et préservez-moi du péché. Pour la méditation, je ne voulais pas qu’au moment où les tentations charnelles vous pressent de toute part, vous vous arrêtiez à certaines considérations que beaucoup de livres considérations que beaucoup de livres conseillent d’opposer à ces tentations comme, par exemple, la honte attachée à cette passion, l’impossibilité de la satisfaire, les dégoûts et l’amertume qu’elle traîne à sa suite, les périls qu’elle occasionne, la ruine de la fortune, de la vie, de l’honneur et autres choses semblables. Les considérations de ce genre ne sont pas toujours un moyen efficace pour vaincre la tentation ; elles peuvent même causer un grave préjudice ; car si, d’un côté, l’entendement chasse ces pensées, de l’autre il les rappelle et nous met en danger d’y prendre plaisir et d’y donner notre consentement. C’est pourquoi le remède véritable, c’est de fuir non seulement les pensées elles-mêmes, mais encore toutes les considérations qui peuvent les représenter à notre esprit, fussent-elles de nature à nous en inspirer l’horreur. La méditation que vous devez choisir à cet effet, c’est la méditation de la vie et de la passion de Jésus-Christ. Si, durant ce saint exercice, les mêmes pensées reviennent malgré vous à votre esprit et vous tourmentent plus que de coutume, comme vous devez vous y attendre, que ce ne soit pas une raison de vous épouvanter, ni de quitter la méditation pour vous tourner contre elles et les combattre. Contentez-vous de continuer votre méditation avec toute l’attention possible, ne vous souciant non plus de ces pensées que si elles n’étaient pas les vôtres. C’est la meilleure résistance à leur opposer, alors même qu’elles feraient une guerre continuelle. Vous finirez votre méditation par cette prière ou par quelque autre semblable : Ô mon Créateur et mon Rédempteur, délivrez-moi de mes ennemis, en l’honneur de votre Passion et de votre ineffable bonté ; et vous vous garderez bien de reporter la pensée vers ce malheureux vice, car son souvenir seul est plein de périls. Ne vous arrêtez jamais à disputer avec la tentation, pour savoir si vous avez consenti ou non. Cet examen, quelque louable qu’il paraisse, n’est qu’un artifice dont le démon se sert pour vous inquiéter et vous porter à la défiance et au découragement. Ou bien encore il espère, en occupant votre esprit de ces pensées, vous faire consentir à une délectation coupable. Si vous n’avez pas la certitude d’avoir consenti à la tentation, contentez-vous de déclarer en peu de mots à votre père spirituel ce que vous savez et, selon ce qu’il dira, tenez-vous en repos, et ne pensez plus à ce qui s’est passé. Découvrez-lui fidèlement toutes vos pensées, sans qu’aucun respect humain, aucune mauvaise honte vous retienne jamais. Que si nous avons besoin de la vertu d’humilité pour vaincre nos ennemis quels qu’ils soient, c’est ici surtout que nous devons nous humilier, attendu que ce vice est presque toujours un châtiment de l’orgueil. Lorsque le temps de la tentation est passé, voici ce que vous avez à faire. Quoique vous vous croyiez libre et en pleine sécurité, tenez votre esprit entièrement éloigné des objets qui ont donné naissance à la tentation et ne faites aucun compte des motifs de vertu ou de tout autre bien qui vous portent à agir autrement ; C’est là un artifice de la nature corrompue et un piège de notre astucieux ennemi, qui se transforme en ange de lumière pour nous précipiter dans les ténèbres. CHAPITRE XX
Des moyens à prendre pour
combattre la négligence
Pour ne pas tomber dans la
misérable servitude de la négligence, servitude qui nous
détournerait du chemin de la perfection et nous livrerait aux
mains de nos ennemis, vous avez à fuir toute curiosité, toute
attache terrestre, toute occupation étrangère aux devoirs de
votre état. Efforcez-vous ensuite d’obéir
promptement aux inspirations du Ciel et aux ordres de vos
supérieurs, faisant toute chose dans le temps et de la manière
qu’ils
le souhaitent. Ne différez
pas un seul moment, si court qu’il
soit, parce que ce premier délai en amène un second, et celui-ci
un troisième et beaucoup d’autres
encore, auxquels
notre sensualité se plie et cède bien plus facilement qu’aux
premiers, amorcée
et captivée qu’elle
est par le plaisir qu’elle y a goûté.
Il en résulte que l’on
commence l’action trop tard ou que, cédant
au dégoût qu’elle
inspire on l’omet totalement.
Et ainsi l’habitude
de la négligence se forme insensiblement en nous et elle finit
par prendre sur nous un tel empire qu’au
moment même
où elle tient nos mains liées, la honte que nous éprouvons de
notre paresse extrême nous fait prendre la résolution d’être
plus soigneux et plus diligents à l’avenir.
Cette négligence
se répand partout ; non seulement elle infecte notre volonté de
son poison en lui inspirant l’horreur
du travail, mais elle aveugle
notre entendement en l’empêchant
de voir combien sont vaines et mal fondées les résolutions que
nous prenons de remplir désormais nos obligations avec
promptitude et diligence tandis qu’à
l’heure
même où elles s’imposent
à nous, nous les omettons volontairement ou les remettons à plus
tard. Il ne suffit pas de faire promptement ce que l’on
a à
faire ; mais il faut le faire au temps que requièrent la qualité
et la nature de l’action,
et y apporter le soin convenable pour qu’elle
ait toute la perfection possible.
Ce n’est
pas de la diligence, mais un raffinement de négligence,
que de remplir nos obligations avant le temps marqué et de les
expédier au plus vite, sans nous soucier de les bien remplir,
afin de nous livrer tout à l’aise
à ce repos paresseux qui poursuivait notre pensée, quand nous
nous hâtions d’accomplir
l’œuvre
qui nous
était imposée. Ce grave désordre vient de ce que l’on
ne considère pas le prix d’une
bonne action faite au temps voulu
et avec la ferme résolution d’affronter
les difficultés
que le vice de la négligence oppose aux chrétiens nouvellement
engagés dans la lutte. Considérez donc souvent qu’une
seule
aspiration vers Dieu, une simple génuflexion faite en son
honneur, a plus de prix que tous les trésors du monde et que
chaque fois que nous nous faisons violence à nous-mêmes et à nos
passions déréglées, les anges apportent du royaume des cieux
pour notre âme une couronne glorieuse. Songez au contraire que
Dieu enlève peu à peu aux négligents les grâces qu’il
leur avait données,
tandis qu’il
prodigue ses dons aux chrétiens
diligents, en attendant qu’il
les fasse entrer dans sa propre gloire. Si,
dans les commencements, vous ne vous sentez pas assez fort pour
aller généreusement au-devant des peines et des difficultés,
tâchez de vous les cacher à vous-même afin de les trouver
moindres qu’elles
ne
paraissent aux yeux des paresseux. Peut-être aurez-vous, pour
acquérir la vertu à laquelle vous vous exercez, beaucoup d’actes
à poser, des fatigues de plusieurs jours à surmonter, des
ennemis nombreux et puissants à combattre. Commencez à former
ces actes, comme si vous en aviez peu à produire ; travaillez
comme si votre travail ne devait durer que peu de jours ; luttez
contre un ennemi, comme s’il
n’y avait que celui-là
à combattre, et faites-le avec la ferme assurance qu’aidé
de la grâce de Dieu, vous êtes plus fort que tous vos ennemis
ensemble. Par ce moyen, vous affaiblirez votre tendance à la
paresse et vous disposerez votre âme à acquérir peu à peu la
vertu contraire. Faites de même pour l’oraison.
Si votre oraison doit durer une heure
et si ce temps effraie votre paresse, mettez-vous en prière
comme si vous n’aviez
qu’un demi-quart d’heure
à prier ; vous arriverez ainsi sans difficulté au demi-quart d’heure
suivant, et ainsi de
suite jusqu’à
ce que l’heure
soit passée.
Si, au second demi-quart d’heure
ou aux
demi-quarts suivants, vous sentez trop de répugnance et de
difficulté, abandonnez cet exercice, de peur de vous en dégoûter
; mais ayez soin de le reprendre peu de temps après. Tenez la
même conduite à l’égard
des
œuvres
manuelles, toutes les fois
qu’il
vous arrivera d’avoir beaucoup de besogne et que votre paresse,
en
exagérant le nombre et la difficulté de vos occupations, jettera
le trouble dans votre âme. Commencez courageusement et
paisiblement le premier ouvrage comme si c’était
le seul que vous eussiez à faire. Mettez-y tout votre soin et
vous viendrez à bout de la besogne avec bien moins de peine que
votre paresse ne vous le faisait croire. Si vous négligez ce
moyen, si vous n’allez
pas au-devant des peines
et des traverses, le vice de la paresse prendra sur vous un tel
empire que les difficultés attachées aux débuts de la vie
spirituelle seront pour vous une cause d’inquiétude
et d’ennui,
non seulement quand elles seront présentes, mais alors même qu’elles
seront encore bien loin de vous. Vous
craindrez
toujours d’être
tourmenté et assailli par vos ennemis, et de voir arriver près
de vous des personnes prêtes à vous imposer des obligations
nouvelles, si bien qu’au
sein même
du repos, votre vie sera en proie à une inquiétude continuelle.
Sachez que ce vice infecte de son poison caché non seulement les
jeunes et tendres racines qui devaient produire les habitudes
des vertus, mais les racines mêmes des habitudes déjà acquises.
Comme le ver ronge le bois, ainsi ce vice ronge insensiblement
la moelle de la vie spirituelle. Le démon s’en
sert pour tendre des embûches
et des pièges à tous les hommes, mais particulièrement à ceux
qui aspirent à la perfection. Veillez donc, priez et faites de
bonnes
œuvres, et
n’attendez point pour tisser le lin de votre robe
nuptiale que le temps soit venu de vous en revêtir pour aller
au-devant de l’époux.
Souvenez-vous chaque jour que celui qui vous donne le matin ne
vous promet pas le soir, et qu’en
vous donnant le soir, il ne vous promet pas le matin
suivant. Employez donc tous les moments de l’heure
selon le bon plaisir
de Dieu et comme si vous n’aviez
pas d’autre temps
à attendre ; d’autant
plus que vous aurez
à rendre au Seigneur un compte détaillé de tous les moments de
votre vie. Je finis en vous avertissant de regarder comme perdue
toute journée, si occupée qu’elle
ait
été, où vous n’aurez
pas remporté
de victoire sur vos inclinations mauvaises et sur votre volonté
propre, où vous n’aurez
pas
remercié le Seigneur de ses bienfaits et en particulier de la
douloureuse Passion qu’il
a endurée
pour vous, ainsi que de ses doux et paternels châtiments, lorsqu’il
vous aura jugé
digne de recevoir le trésor inestimable de quelque tribulation.
CHAPITRE XXI
De la manière de gouverner
les sens extérieurs
La direction et le bon
gouvernement des sens extérieurs exige une grande vigilance et
une application constante ; car l’appétit
sensitif qui est, pour ainsi parler, le capitaine de notre
nature corrompue, se précipite éperdument à la poursuite des
plaisirs et des satisfactions charnelles. Dans l’impuissance
où il
est de se les procurer par lui-même, il emploie les sens, comme
autant de soldats et d’instruments
naturels, pour saisir les objets de sa
convoitise ; et après s’en
être formé une image, il l’attire
à lui et l’imprime
dans l’âme.
C’est
de là
que vient le plaisir ; à la faveur de l’alliance
étroite qui existe entre l’esprit
et la chair, il se répand dans tous les sens qui en sont
capables ; et il en résulte une contagion qui infecte tout
ensemble le corps et l’âme,
et finit par tout corrompre. Vous connaissez le mal, apprenez le
remède. Soyez attentif à ne point laisser errer vos sens en
liberté ; ne vous en servez point quand le seul plaisir ; ne
vous en servez point quand le seul plaisir vous y porte et qu’aucune
raison
d’utilité
ou de nécessité n’en
légitime
l’usage.
Et si, trompant votre vigilance, ils s’élancent
trop en avant, faites en sorte de les retirer en arrière et de
si bien les régler que les créatures, au lieu de les rendre
comme auparavant misérablement esclaves des vains plaisirs, leur
offrent un riche butin qu’ils
pourront
ensuite porter au-dedans de l’âme.
Que l’âme
alors recueillie en elle-même étende les ailes de ses puissances
et s’élève
à la contemplation de Dieu. C’est
ce que vous pourrez faire de la
manière suivante. Lorsqu’un
objet se présente
à l’un
de vos sens, efforcez-vous par la pensée de dégager de cet objet
créé ce qu’il
y a en lui de spirituel ; songez qu’il
ne possède par lui-même aucune des propriétés qui tombent sous
vos sens, mais qu’il
doit à
Dieu tout ce qu’il
est ; que Dieu, par son Esprit, lui donne d’une
manière
invisible l’être,
la bonté, la beauté et toutes les qualités que vous admirez en
lui. Réjouissez-vous alors de voir que votre Dieu est l’auteur
et le principe unique des perfections si nombreuses et
si variées des créatures, qu’il
les renferme toutes
éminemment en lui-même, et qu’elles
ne sont qu’une imitation grossièreté
de ses perfections infinies. Quand vous vous surprendrez à
admirer de belles choses, vous les réduirez, par la pensée, à
leur propre néant ; puis vous tournerez l’œil
de votre
âme vers le souverain Créateur qui est présent en elles et qui
leur a donné l’être
et, ne prenant plaisir qu’en
lui seul,
vous vous écrierez : Ô essence divine, essence souverainement
désirable, combien je me réjouis de ce que vous êtes le principe
unique et infini de tout être créé ! Quand vous verrez des
arbres, des plantes ou d’autres
choses semblables, vous
réfléchirez que la vie dont ces êtres sont doués, ils ne la
tiennent pas d’eux-mêmes
mais de l’Esprit
invisible qui
seul les vivifie, et vous direz : Voilà la véritable vie, de
laquelle, en laquelle et par laquelle vivent et croissent toutes
choses. Oh ! quelle joie j’en
ressens en mon cœur ! De même,
en voyant les animaux privés de raison, vous élèverez votre âme
à celui qui leur donne la sensibilité et le mouvement, et vous
lui direz : Ô premier moteur qui, en imprimant le mouvement à
tous les êtres, demeurez immobile en vous-même, que je me
réjouis de votre stabilité et de votre immutabilité ! Quand vous
vous sentez attiré par la beauté des créatures, séparez ce que
vous voyez de l’Esprit
que vous ne voyez pas, et
considérez que c’est
l’Esprit invisible
qui leur a donné ces charmes extérieurs ; dites-vous alors dans
la joie de votre âme : Voilà les ruisseaux de la fontaine infini
de tout bien. Oh ! quelle joie je ressens au fond de mon cœur,
quand je pense
à la beauté infinie, éternelle, qui est la source et le principe
de toute beauté créée ! Faites la même distinction lorsque vous
verrez briller dans votre prochain la bonté, la justice, ou
quelque autre vertu, et dites à votre Dieu : Ô trésor
inépuisable de toutes les vertus, que j’aime
à voir que tout bien dérive de vous et se maintient par vous, et
que tout n’est
que néant en comparaison de vos perfections divines. Je vous
remercie, Seigneur, de ce bien et de tout le bien que vous avez
fait à mon prochain ; souvenez-vous, mon Dieu, de ma pauvreté et
de l’extrême
besoin que j’ai
de la vertu de… (Nommez la vertu qui vous manque). Quand
vous vous mettez à faire quelque chose, pensez que Dieu est la
première cause de cette action, que vous n’êtes
entre ses mains qu’un
instrument
vivant, et élevez votre pensée vers lui, en disant : Quelle joie
j’éprouve
au fond de moi-même, ô Maître suprême de l’univers,
en songeant que je ne puis rien faire sans vous, et que vous
êtes le premier et le principal artisan de toute chose ! Lorsque
vous mangez ou que vous buvez, considérez que c’est
Dieu qui donne
la saveur à la nourriture, et ne prenant votre plaisir qu’en
lui
seul, dites-vous à vous-même : Réjouis-toi, mon âme, à la pensée
qu’il
n’y a point en-dehors de Dieu de contentement
véritable, mais que, d’un
autre côté,
tu peux en toutes choses te réjouir uniquement en lui. Si vous
respirez une odeur agréable, gardez-vous de vous arrêter au
plaisir qu’elle
vous
procure, mais élevez-vous en esprit vers celui qui a fait pour
vous ce parfum délicieux et dites-lui dans la joie de votre cœur
: Ah !
mon Dieu, faites, je vous en conjure, que tandis que je prends
plaisir à penser que toute suavité dérive de vous, mon âme,
dégagée des plaisirs terrestres, s’élève
vers vous comme un parfum d’agréable
odeur. Quand des chants harmonieux viennent frapper votre
oreille, élevez votre âme vers Dieu et dites-lui : Quelle joie j’éprouve,
ô mon Seigneur et mon Dieu, quand je songe à l’harmonie
plus que céleste
que vos infinies perfections toutes ensemble rendent au-dedans
de vous-même, et au merveilleux concert qu’elles
forment par leur union avec les anges,
les cieux et toutes les créatures. CHAPITRE XXII
Comment les choses
extérieures peuvent nous aider à régler nos sens
Je vous ai montré comment nous
pouvons nous servir des choses sensibles pour nous élever à la
contemplation de la divinité. Apprenez maintenant à vous exciter
par leur moyen à la méditation des mystères de la vie et de la
Passion du Verbe incarné. Toutes les créatures peuvent servir à
cette fin. Considérez en elles, ainsi que nous venons de le
dire, ce Dieu suprême, cause première et unique de leur être, de
leur beauté et de toutes leurs perfections ; et considérez
ensuite quelle grande, quelle immense bonté il nous a témoignée
en daignant, lui, l’unique
principe et le maître
souverain de toute chose, se ravaler jusqu’à
se faire homme, jusqu’à
souffrir et mourir pour sa créature, jusqu’à
souffrir et mourir pour sa créature, jusqu’à
permettre aux
œuvres mêmes
de ses mains de s’armer
contre lui pour le crucifier. Vous trouverez une infinité
de choses qui mettront ces mystères adorables sous les yeux de
votre âme. Les armes, par exemple, les cordes, les fouets, les
colonnes, les épines, les clous, les marteaux, tous les objets
enfin qui ont servi d’instruments
à la Passion vous rappelleront ses souffrances cruelles. Les
logements pauvres et incommodes rendront présents à votre
mémoire l’étable
et la crèche du Sauveur. La pluie vous fera souvenir de cette
pluie de sang divin qui attisa le jardin des oliviers ; les
pierres que nous foulons aux pieds nous rappelleront les pierres
qui se brisèrent à sa mort ; la terre, le tremblement qui l’agita
à cette heure suprême ; le soleil, les ténèbres qui l’enveloppèrent
; l’eau
des fontaines, l’eau mêlée
de sang qui sortit de son côté entrouvert ; et ainsi de tant d’autres
choses qui se présenteront
à vos yeux. Si vous buvez du vin ou quelque autre liqueur,
rappelez-vous le vinaigre et le fiel dont on abreuva votre divin
Maître. Si l’odeur
des parfums vous attire,
reportez votre pensée à l’odeur
infecte que les cadavres
lui envoyaient sur le mont Calvaire. Quand vous vous habillez,
songez que le Verbe éternel s’est
revêtu
de votre chair mortelle pour vous revêtir de sa divinité ; et
quand vous vous déshabillez, pensez que votre Sauveur a été
dépouillé de ses vêtements pour être flagellé et crucifié pour
vous. Quand vous entendez les clameurs et le bruit confus de la
foule, souvenez-vous de ces cris abominables qui retentirent à
ses oreilles : Qu’il
meure, qu’il meure ! Crucifiez-les, crucifiez-le ! Quand la
cloche
gémit sous le marteau qui la frappe, songez à ce mortel
battement de cœur
que fit
éprouver à Jésus, dans le jardin des oliviers, la crainte de sa
Passion et de sa mort prochaine ; ou bien figurez-vous entendre
les coups de marteaux qui l’attachèrent
à la croix. Quand vous vous sentez vous-même, ou que vous voyez
les autres en proie à la tristesse et à la douleur, songez que
ces afflictions ne sont rien, comparées aux inconcevables
angoisses qui transpercèrent le corps et l’âme
de votre Sauveur. CHAPITRE XXIII
De quelques autres moyens de
régler nos sens selon les diverses circonstances qui se
présentent
Après vous avoir enseigné la
manière d’élever
votre esprit des choses sensibles à la considération de la
divinité et des mystères du Verbe incarné, j’ajouterai
ici quelques autres moyens d’en
tirer divers sujets de méditation,
afin de procurer aux âmes une nourriture abondante et appropriée
à la diversité de leurs goûts, et de rendre service, non
seulement aux personnes simples, mais même aux personnes d’un
esprit plus élevé et plus versé dans les choses spirituelles ;
car quelque avancé que l’on
soit dans la voie de la perfection,
on ne se sent pas toujours également disposé aux plus hautes
spéculations. Vous n’avez
point
à craindre de vous embarrasser dans cette variété de pratiques,
du moment que vous usez de discrétion et que vous prenez conseil
d’un
sage directeur. Abandonnez-vous
entre ses mains avec humilité et confiance, non seulement pour
ce qui regarde ce que je vais dire maintenant, mais pour tout ce
que je vous dirai dans la suite. Quand vous jetterez lez yeux
sur des objets qui flattent la vue ou jouissent de l’estime
des hommes,
persuadez-vous bien que toutes ces choses sont souverainement
méprisables, qu’elles
ne sont pour
ainsi dire que de la boue en comparaison des richesses du Ciel,
et foulez aux pieds les biens de ce monde pour n’aspirer
qu’à
la possession des biens éternels. Quand vous tournez les yeux
vers le soleil, pensez que votre âme, lorsqu’elle
est ornée
de la grâce, est plus radieuse et plus belle que l’astre
du jour ; et que, sans la grâce,
elle est plus noire et plus affreuse que les ténèbres de l’enfer.
Quand vous
levez vos regards vers la voûte céleste, pénétrez des yeux de l’âme
jusqu’au
divin empire, et
arrêtez-vous-y par la pensée, comme dans le lieu destiné à
devenir le séjour de votre éternelle félicité, si vous suivez
ici-bas le chemin de l’innocence.
Quand
vous entendez le chant des oiseaux ou de suaves mélodies, élevez
votre esprit au séjour des délices où résonne l’éternel
alléluia, et priez le Seigneur de vous rendre digne de chanter
éternellement ses louanges avec les esprits célestes. Quand vous
vous apercevez que vous prenez plaisir à la beauté des
créatures, songez que le serpent infernal se cache sous ces
charmes trompeurs ; qu’il
vous observe et s’apprête
à vous donner la mort, ou du moins à vous blesser grièvement.
Dites-lui alors : Eh quoi ! serpent maudit, tu me tends des
embûches pour me dévorer ? Vous tournant ensuite vers Dieu :
Soyez béni, lui direz-vous, de m’avoir
découvert
l’ennemi
et de m’avoir délivré
de sa rage meurtrière. De ces attraits séducteurs, fuyez soudain
aux plaies de Jésus crucifié ; et, retiré dans cet asile,
considérez combien le Seigneur a souffert dans sa chair adorable
pour vous délivrer du péché et vous inspirer l’horreur
des plaisirs charnels.
Un autre moyen de vous dérober aux dangereuses amorces du
plaisir, c’est
de rentrer
en vous-même et de penser à ce que deviendra après sa mort cette
créature dont les charmes vous attirent. Quand vous êtes en
chemin, souvenez-vous que chacun de vos pas vous approche du
tombeau ; et à la vue des oiseaux qui traversent l’air
et du ruisseau qui fuit, pensez que votre vie vole à son terme
avec plus de rapidité encore. Lorsque s’élèvent
des vents impétueux, que l’éclair
brille et que l’orage
gronde, souvenez-vous
du jour épouvantable du jugement et, fléchissant le genou,
adorez le Seigneur et priez-le de vous donner la grâce et le
temps de vous bien préparer à paraître devant sa majesté
souveraine. Dans les accidents nombreux auxquels votre vie est
sujette, voici la conduite que je vous engage à tenir. S’il
arrive, par exemple,
que la douleur ou la mélancolie vous accable, que la chaleur, la
froidure ou toute autre incommodité vous fasse souffrir, élevez
votre esprit à cette volonté éternelle qui se plaît, pour votre
bien, à vous envoyer cette peine et qui sait la proportionner à
vos forces. Vous réjouissant alors de l’amour
que Dieu
vous témoigne et de l’occasion
qu’il vous présente
de le servir de la manière qui lui est le plus agréable, vous
direz du fond du cœur
: C’est maintenant que s’accomplit en moi la volonté
de la divine Providence qui a décrété de toute éternité de m’envoyer
aujourd’hui cette affliction. Que sa bonté
en soit louée à jamais ! Et quand vous découvrirez un saint
désir dans votre cœur,
tournez-vous
à l’instant
vers le Seigneur
; reconnaissez que cette bonne pensée vient de lui et rendez-lui
grâces. Quand vous faites une lecture pieuse, imaginez-vous que
c’est
le Seigneur qui vous adresse les paroles que vous lisez, et
acceptez-les comme si elles sortaient de sa bouche divine. Quand
vous regardez la croix, pensez qu’elle
est votre enseigne de guerre, qu’en
vous
éloignant d’elle
vous tomberez aux mains de vos ennemis, et qu’en la suivant vous
entrerez dans le Ciel, chargé de glorieuses dépouilles. Quand
vous voyez l’image
bien-aimée
de la Vierge Marie, tournez votre cœur
vers
cette auguste Reine du Ciel ; remerciez-la de ce qu’elle
est
soumise en toute occasion à la volonté de Dieu, de ce qu’elle
a enfanté, allaité et nourri le Rédempteur du monde, et de ce qu’elle
est toujours prête
à nous accorder sa faveur et son aide dans votre combat
spirituel. Que les images des saints vous rappellent le souvenir
de ces soldats généreux qui, en fournissant vaillamment leur
carrière, vous ont frayé le chemin que vous devez suivre pour
obtenir comme eux la couronne d’éternelle
gloire. Lorsque vous verrez une église, vous pourrez, entre
autres considérations pieuses, penser que votre âme est le
temple de Dieu, et que vous devez la conserver pure et nette,
comme sa demeure. En quelque temps que vous entendiez la cloche
avertir les fidèles de réciter trois fois la salutation
angélique, vous pouvez faire de courtes réflexions en rapport
avec les paroles que l’on
a coutume de dire avant chaque Ave
Maria. Au premier coup, remerciez Dieu du céleste message qu’il
envoya sur la terre et qui fut le commencement de notre salut.
Au second coup, réjouissez-vous avec la Vierge Marie des
grandeurs auxquelles Dieu l’a
élevée, à cause de sa profonde et incomparable humilité. Au
troisième coup, unissez-vous à la bienheureuse Mère et à l’ange
Gabriel pour adorer
le divin Enfant nouvellement conçu. N’oubliez
pas de faire, en signe de respect, une légère
inclination de tête à chaque tintement de la cloche, et tout
spécialement au dernier. Ces courtes méditations ainsi divisées
peuvent servir pour tous les temps. En voici d’autres
relatives
à la Passion de Notre Seigneur que l’on
pourra faire le soir, le matin et
le midi. On ne saurait se rappeler trop souvent les douleurs que
notre divine Reine a ressenties à la vue des souffrances de son
Fils ; y manquer serait de notre part une noire ingratitude. Le
soir, souvenez-vous des angoisses que causèrent à cette Vierge
très pure la sueur de sang, la prise de Jésus au jardin des
oliviers et tant de douleurs secrètes que son bien-aimé Fils a
endurées durant cette nuit affreuses. Le matin, compatissez à l’affliction
que lui causa la présentation de Jésus à Pilate et à Hérode, sa
condamnation à mot et le portement de croix. À midi, pensez au
glaive de douleur qui transperça le cœur
de l’inconsolable Mère,
quand elle fut témoin du crucifiement et de la mort de Jésus, et
qu’elle
vit une lance cruelle
ouvrir son côté sacré. Vous pourrez faire ces méditations sur
les douleurs de la Sainte Vierge du jeudi soir au samedi, et
faire les premières aux autres jours. Suivez pourtant votre
dévotion particulière et les inspirations qui vous viendront des
circonstances extérieures. Et pour résumer en peu de mots la
méthode à suivre pour le règlement de vos sens, tenez-vous sur
vos gardes afin de ne vous laisser émouvoir et attirer ni par l’amour,
ni par l’aversion
que les objets extérieurs
vous inspirent, mais uniquement par la volonté de Dieu, n’embrassant
ou ne rejetant jamais
que ce que Dieu veut que vous embrassiez ou que vous rejetiez.
Et remarquez que je ne vous ai pas donné ces moyens de régler
vos sens pour que vous en fassiez votre occupation. Ce que vous
devez faire, c’est
vous tenir presque continuellement faire, c’est
vous tenir presque continuellement
recueilli en Dieu et vous attacher, pour accomplir sa volonté
sainte, à vaincre vos ennemis et vos passions mauvaises, en
résistant à leurs suggestions et en produisant les actes des
vertus contraires. Je ne vous ai signalé ces règles de conduite
que pour que vous sachiez vous en servir au besoin. Vous devez
savoir que la multiplicité des exercices, même les meilleurs,
bien loin d’être
favorable à l’avancement
spirituel, n’est souvent qu’un embarras pour l’esprit,
une illusion d’amour-propre,
une marque de légèreté
et un piège du démon. CHAPITRE XXIV
De la manière de régler sa
langue
La langue de l’homme
a grand besoin d’être
bien réglée et tenue en bride, parce que nous sommes tous fort
enclins à parler à tout propos des choses qui flattent les sens.
L’intempérance
de langage vient le plus souvent d’un
certain
orgueil qui nous persuade que nous avons de grandes
connaissances. Pleins d’admiration
pour nos propres pensées,
nous nous efforçons, à force de les redire, de les imprimer dans
l’esprit
des autres
et de nous constituer leurs maîtres, comme s’ils
avaient besoin de
nos leçons. Il faudrait un long discours pour dire les maux qui
naissent de cette surabondance de paroles. La loquacité est une
source d’oisiveté,
une marque d’ignorance,
une folie, une porte
ouver te à la médisance, une source de mensonges et un obstacle
à la ferveur. L’affluence
des paroles fortifie les passions mauvaises,
et cette force qu’elle
donne aux passions porte la langue
à se livrer de plus en plus à l’indiscrétion
du langage. Ne vous étendez pas en longs discours avec les
personnes qui ne vous écoutent pas volontiers, de peur de les
ennuyer, et faites de même avec ceux qui vous prêtent une
oreille attentive, de peur d’excéder
les bornes de la modestie. Évitez le ton magistral et les éclats
de voix. Cette manière de parler est fort désagréable et dénote
beaucoup de suffisance et de présomption. Ne parlez jamais de
vous, de vos actions, de vos parents, à moins que la nécessité
ne vous y oblige ; et en ce cas, faites-le brièvement et avec
beaucoup de retenue. S’il
vous semble qu’un autre parle trop de
lui-même, croyez qu’il
le fait pour un bon motif mais ne l’imitez point, parlât-il
pour s’humilier
et s’accuser lui-même.
Parlez le moins possible du prochain et des choses qui le
concernent, si ce n’est
pour en dire du bien
quand l’occasion
s’en présente.
Parlez volontiers de Dieu et tout spécialement de son amour et
de sa bonté pour nous, mais en cela même craignez de dépasser
les bornes ; prenez plutôt plaisir à écouter ce que les autres
disent à cet égard, et conservez leurs paroles dans le fond de
votre cœur.
Quant aux discours
profanes, qu’ils
s’arrêtent
à vos oreilles et laissent votre pensée absorbée dans le
Seigneur. Que s’il
est nécessaire
d’écouter
celui qui parle pour le comprendre et être à même de lui
répondre, ne laissez point pourtant d’élever
de temps en temps un regard vers le Ciel où votre Dieu habite ;
considérez sa majesté suprême, comme lui-même regarde votre
bassesse. Pesez bien les choses qui vous viennent à l’esprit
avant de les confier
à la langue, et vous en trouverez beaucoup qu’il
serait mieux de taire. Parmi les choses même qui vous sembleront
bonnes à dire, plusieurs pourront avec avantage être passées
sous silence ; pour vous en convaincre, pensez-y quand l’occasion
de les dire sera passée. Le silence est une grande force dans le
combat spirituel ; c’est
le gage assuré
de la victoire. Le silence est ami de celui qui se défie de
lui-même et se confie en Dieu ; il conserve l’esprit
d’oraison et nous aide merveilleusement dans
l’exercice
des vertus. Pour vous accoutumer
à vous taire, considérez souvent les maux et les dangers qu’entraîne
l’intempérance
de langage, les avantages immenses que procure le silence.
Excitez-vous à l’amour
de cette vertu et, pour en acquérir
l’habitude,
taisez-vous durant quelque temps, alors même que vous auriez
sujet de parler, pourvu toutefois que votre silence ne soit
préjudiciable ni aux autres, ni à vous-même. Un excellent moyen
encore, ce sera de vous tenir éloigné des conversations ; au
lieu de la compagnie des hommes, vous aurez celle des anges, des
saints et de Dieu lui-même. Enfin, songez à la guerre que vous
avez entreprise, et la considération de ce qui vous reste à
faire vous détournera des entretiens inutiles. CHAPITRE XXV
Que pour bien
combattre les ennemis, le soldat du Christ doit éviter avec tout
le soin possible
S’il
n’y a point d’efforts que nous ne devions faire pour
recouvrer la paix du cœur,
quand nous l’avons perdue, il n’y a point non
plus d’accident
au monde qui doive
raisonnablement nous la ravir ou même la troubler. Nous devons,
sans doute, avoir le regret de nos fautes mais, comme je l’ai
dit plusieurs fois déjà,
ce doit être une douleur paisible et modérée ; nous devons
également avoir une tendre compassion pour les autres pécheurs
et pleurer leurs fautes au moins intérieurement, mais tout cela
encore doit se faire sans inquiétude d’esprit.
Pour ce qui regarde les autres
maux auxquels nous sommes sujets, tels que la maladie, les
blessures, la perte de nos proches, la peste, la guerre, les
incendies et tant d’autres
accidents pour lesquels les hommes éprouvent une horreur
instinctive, nous pouvons, moyennant le secours de la grâce, les
accepter non seulement avec résignation, mais même avec amour.
Il suffit pour cela que nous les regardions comme autant de
châtiments équitables infligés aux pécheurs et d’occasions
de mérites
offertes aux justes. Ces deux considérations font que Dieu même
prend plaisir à nous éprouver ; et si nous savons nous conformer
à sa volonté sainte, nous traverserons, l’esprit
paisible
et tranquille, toutes les contrariétés et les amertumes de la
vie. Tenez pour assuré que toutes nos inquiétudes déplaisent aux
yeux du Seigneur parce que, quelle que soit leur nature, elles
sont toujours accompagnées d’imperfections
et procèdent
d’une
mauvaise racine d’amour-propre.
C’est pourquoi il vous faut avoir une sentinelle
toujours éveillée qui, à la première apparition d’une
cause quelconque de trouble et d’inquiétude,
s’empresse
de
vous donner l’éveil,
afin que vous vous armiez pour la défense, en considérant que
tous ces maux, et beaucoup d’autres
du même
genre, ne sont que des maux apparents ; qu’ils
sont impuissants
à nous enlever les biens véritables et que Dieu les envoie ou
les permet pour les fins que nous avons indiquées plus haut, ou
pour d’autres
raisons cachées
à nos yeux, mais assurément très équitables et très saintes. Si
nous conservons, au milieu des accidents même les plus fâcheux,
cette tranquillité d’âme
et cette paix inaltérable, nous pourrons faire beaucoup de bien
; sinon, nos efforts n’auront
que peu ou point de succès.
Notre ennemi déteste souverainement cette paix du cœur,
car il sait
que l’Esprit
de Dieu choisit ce séjour
pour y opérer de grandes choses. Aussi, il n’est
point d’efforts
qu’il
ne fasse pour nous ravir
ce précieux trésor. Le plus souvent, il vient à nous inspire des
désirs excellents en apparence, mais dont la nature réelle se
reconnaît à plusieurs marques, et à celle-ci spécialement qu’ils
nous enlèvent
la paix du cœur.
Si vous voulez prévenir un mal si dangereux, gardez-vous bien,
quand la sentinelle vous avertira de la présence d’un
nouveau désir,
de lui ouvrir immédiatement l’entrée
de votre cœur.
Dépouillez-vous
auparavant de toute volonté propre, présentez ce désir à Dieu
et, confessant votre aveuglement et votre ignorance, priez-le
instamment de vous faire connaître, aux rayons de sa lumière, s’il
vient de lui ou de votre ennemi ; recourez en outre, si vous le
pouvez,
à l’avis
de votre père
spirituel. Alors même que vous auriez la certitude que ce désir
vient de Dieu, ne le mettez pas à exécution, que vous n’ayez
auparavant mortifié
votre ardeur excessive : votre bonne
œuvre, précédée
de cet acte de mortification, plaira beaucoup plus au Seigneur
que si vous vous y portiez avec l’empressement
qui vous est naturel ; bien plus, il
arrivera parfois que la mortification lui sera plus agréable que
l’œuvre
même.
En chassant ainsi loin de vous les désirs mauvais et en n’exécutant
les bons qu’après
avoir réprimé les mouvements de la nature vous parviendrez à
maintenir en paix et en sécurité la forteresse de votre cœur.
Pour conserver
cette tranquillité parfaite, il faut en outre défendre et garder
votre cœur
contre certains remords de conscience qui, par le fait
même qu’ils
vous
reprochent un défaut véritable, semblent être inspirés par Dieu,
tandis qu’en
réalité
ils vous viennent du démon. Vous reconnaîtrez le principe aux
effets qu’il
produit. Si ces reproches vous humilient et augmentent
votre ferveur pour le bien, s’ils
ne vous
ôtent point la confiance que vous avez en Dieu, vous devez les
recevoir avec action de grâces comme des faveurs du Ciel. Mais s’ils
vous troublent, s’ils vous rendent
timide, défiant, paresseux et sans vigueur pour le bien, tenez
pour certain qu’ils
viennent
de l’ennemi
; partant, méprisez-les
et continuez votre exercice. En outre, comme l’inquiétude
naît le plus souvent en notre cœur
à la suite d’événements
fâcheux, vous avez, pour repousser ses attaques, deux choses à
faire. La première, c’est
de considérer
et de voir à quoi ces accidents sont contraires, si c’est
à l’esprit
de perfection ou
bien à l’amour-propre
et aux inclinations de la nature. S’ils sont
contraires à vos penchants et à l’amour-propre
qui est votre
ennemi capital et votre plus redoutable adversaire, vous devez
les regarder, non comme des événements fâcheux, mais comme une
faveur et un secours que le Très-Haut vous envoie, et les
recevoir avec des sentiments de joie et de reconnaissance. Et s’ils
sont opposés
à l’esprit
de perfection,
il ne faut pas pour cela perdre la
paix du cœur,
comme on le dira dans le chapitre suivant. La seconde chose que
vous avez à faire, c’est
d’élever
votre esprit vers Dieu, et d’accepter
avec indifférence
et les yeux fermés les présents que vous fait sa main
miséricordieuse, persuadé que ce sont autant de faveurs
infiniment précieuses, quoique vous en ignoriez présentement la
valeur. CHAPITRE XXVI
De ce que nous avons à faire
quand nous nous sentons blessés
Quand une faute quelconque a fait
une blessure à votre âme, que cette faute provienne de votre
fragilité naturelle ou qu’elle
ait
été commise avec intention et avec malice, gardez-vous bien de
vous laisser aller au découragement et à l’inquiétude.
Tournez-vous plutôt vers Dieu et dites-lui : Voilà, Seigneur,
que j’ai
agi en misérable
pécheur que je suis ; que pouviez-vous attendre de moi, hormis
des chutes ? Et, vous arrêtant quelques instants à cette pensée,
humiliez-vous à vos propres yeux, repentez-vous de l’offense
faite au Seigneur
et, sans vous troubler, entrez dans les sentiments d’une
juste colère
contre vos passions mauvaises, et spécialement contre celle qui
a causé votre chute. Poursuivez ensuite votre prière : Je n’en
serais pas demeuré
là, Seigneur, si vous ne m’aviez
arrêté en chemin. Ici, remerciez et efforcez-vous d’aimer
plus que jamais ce Dieu qui, malgré vos offenses, persiste à
vous tendre une main secourable pour vous préserver de chutes
nouvelles. Enfin, dites-lui avec une confiance sans bornes en
son infinie miséricorde. Seigneur, agissez à mon égard, comme un
Dieu que vous êtes ; pardonnez-moi ma faute, et ne permettez pas
que je vous abandonne pour vivre loin de vous. Faites que je ne
vous offense jamais plus. Votre prière achevée, ne vous demandez
pas si Dieu vous a, oui ou non, pardonné. C’est
là un
prétexte spécieux qui ne cache qu’orgueil,
inquiétude d’esprit,
perte de temps et illusion du démon.
Abandonnez-vous plutôt entre les mains miséricordieuses de Dieu
et continuez votre exercice, comme si vous n’aviez
pas fait de chute.
S’il
vous arrive de tomber plusieurs fois le jour, que le nombre de
vos
chutes et de vos blessures ne vous décourage pas. Faites ce que
je vous ai dit autant de fois que vous tomberez, et avec autant
de confiance la dernière fois que la première. Concevez toujours
un plus grand mépris de vous-même et une plus grande horreur du
péché, et efforcez-vous de vous tenir désormais mieux sur vos
gardes. Le démon a cet exercice en horreur, parce qu’il
est infiniment agréable
à Dieu et que lui-même en retire toujours la confusion de se
voir compté par une âme qu’il
avait d’abord vaincue. C’est
pourquoi il emploie tous ses artifices pour nous le faire
abandonner, et il en vient souvent à bout, grâce à notre
négligence et à notre peu de vigilance sur nous-mêmes. Ainsi,
plus cet exercice vous présente de difficulté, plus vous devez
faire effort sur vous-même pour y être fidèle. Revenez-y
plusieurs fois, quand même vous n’auriez
fait qu’une seule chute. Et si, après
avoir commis une faute, vous vous sentez inquiet, troublé et
découragé, la première chose que vous avez à faire, c’est
de recouvrer
la paix du cœur
et la confiance en Dieu. Après
vous être muni de ces armes, tournez-vous vers le Seigneur, car
l’inquiétude
que vous cause votre péché a bien moins pour objet l’offense
faite à Dieu que le dommage qui en résulte pour vous-même. Le
moyen de recouvrer cette paix si précieuse, c’est
d’oublier pour
un instant la chute que vous avez faite et de considérer l’ineffable
bonté de Dieu, sa clémence toujours prête à oublier l’injure,
toujours désireuse
de pardonner l’offense,
si
énorme qu’elle
soit, sa persévérance
à appeler le pécheur et à l’exhorter
de mille façons
pour qu’il
se jette entre ses bras qui sanctifie et dans l’autre
par la gloire qui
rend éternellement heureux. Après avoir, à l’aide
de ces considérations ou d’autres
semblables, rendu la paix
à votre âme, revenez à votre chute et faites comme je vous ai
dit plus haut. Enfin, quand le temps sera venu de vous approcher
du sacrement de pénitence, ce que je vous engage à faire
souvent, remettez-vous toutes vos chutes devant les yeux et
déclarez-les à votre père spirituel avec une entière sincérité,
une vive douleur d’avoir
offensé
Dieu et un ferme propos de ne plus l’offenser
à l’avenir.
CHAPITRE XXVII
Comment le
démon a coutume de tenter et de séduire ceux qui veulent s’adonner
à la vertu,
Le démon veut entraîner tous les
hommes à leur ruine, mais il ne les attaque pas tous de la même
manière. Pour vous dévoiler les moyens d’attaque
et les artifices qu’il emploie,
il faut que je vous mette sous les yeux les divers états où les
hommes peuvent se trouver : - Les uns sont esclaves du péché et
ne songent nullement à sortir de leur esclavage. - Les autres
voudraient bien en sortir, mais ils reculent devant les
difficultés de l’entreprise.
- D’autres, croyant marcher dans le chemin de la vertu,
ne font que s’en
éloigner. - D’autres
enfin, après
avoir atteint un haut degré de perfection, font une chute plus
dangereuse que jamais. Nous parlerons séparément de ces
différentes sortes de personnes. CHAPITRE XXVIII
De la
conduite du démon à l’égard
de ceux qu’il
tient dans l’esclavage du péché
Lorsque le démon voit une âme
asservie au péché, son unique occupation est de l’aveugler
de plus en
plus et de la détourner de tout ce qui est de nature à lui faire
connaître son misérable état. Il ne se contente pas de la
détourner de toute pensée de conversion et d’opposer
ses suggestions perfides aux inspirations du Seigneur ; il lui
tend des pièges et l’engage
dans des occasions dangereuses pour la faire
tomber dans le même péché et dans de plus grands encore. L’âme
ainsi aveuglée s’enfonce
et s’habitue dans le péché
; et sa misérable vie roule de ténèbres en ténèbres et de crimes
en crimes jusqu’à
la mort, à moins que Dieu n’étende,
pour la sauver, sa main miséricordieuse. Le remède à ce mal, c’est,
pour le pécheur
qui se trouve en ce misérable état, d’ouvrir
son cœur aux pensées
et aux inspirations qui l’appellent
des
ténèbres à la lumière, et de crier à Dieu du fond de son âme :
Aidez-moi, Seigneur, je vous en conjure, aidez-moi promptement
et ne me laissez pas gémir plus longtemps dans les ténèbres du
péché. Ce cri de supplication, qu’il
le répète
sans se lasser jamais ; qu’il
aille au plus tôt
se jeter aux pieds d’un
confesseur et lui
demander l’aide
et le secours dont il a besoin pour se délivrer
des mains de l’ennemi
! Et s’il ne peut y aller sur l’heure, qu’il se jette
aux pieds de son crucifix et l’invoque
le visage
prosterné contre terre ! Puis se tournant vers la Vierge Marie,
qu’il
implore sa miséricorde
et son secours ! Soyez assuré que là se trouve le secret de la
victoire, ainsi que nous le verrons dans le chapitre suivant.
CHAPITRE XXIX
Des artifices que le démon
emploie pour retenir dans ses liens
; et pourquoi nos bons propos
demeurent souvent sans exécution L’arme
dont le démon
se sert pour tromper et vaincre ceux qui connaissent le mauvais
état de leur conscience et veulent changer de vie, c’est
cette pensée : Je me convertirai plus tard. Et ils s’en
sont répétant
le cri du corbeau : Cras, cras, demain, demain. Je veux,
disent-ils, terminer d’abord
cette affaire, sortir de cet embarras
; après quoi, je m’adonnerai
plus tranquillement à la vie spirituelle. C’est
là un
piège auquel beaucoup se sont laissé prendre et se laissent
prendre encore tous les jours. Ce qui les fait ainsi succomber
au piège du démon, c’est
cette torpeur et cette
paresse d’esprit
qui les empêche,
dans une affaire où le salut de notre âme et l’honneur
de Dieu
sont engagés, de prononcer enfin cette parole victorieuse :
Maintenant, maintenant, et pourquoi plus tard ? Aujourd’hui,
et pourquoi demain ? Ne
devraient-ils pas se dire : Quand même ce plus tard, et ce
demain me serait assuré, est-ce un moyen de faire mon salut et
de me préparer à la victoire, que de me jeter au devant des
traits de l’ennemi
et de me précipiter dans de nouveaux désordres ? Vous soyez donc
que le moyen d’éviter
cette illusion et celle dont il a été parlé au chapitre
précédent, le moyen de triompher de l’ennemi,
c’est la prompte obéissance
aux pensées et aux inspirations divines. Je parle d’obéissance
prompte et non de simple propos ; car les propos sont trompeurs,
et ils ont trompé bon nombre de personnes pour plusieurs
raisons. La première que j’ai
touchée
plus haut, c’est
que nos résolutions
ne sont pas fondées sur la défiance de nous-mêmes et la
confiance en Dieu ; et qu’ainsi
nous ne parvenons
pas à découvrir en nous ce fond d’orgueil
qui est le principe de notre illusion et de notre aveuglement.
La lumière pour connaître ce mal et le remède pour le guérir
nous viennent de la bonté divine. Le Seigneur permet que nous
tombions, afin que notre chute nous fasse passer de la
présomption à la confiance en Dieu, et de l’orgueil
à la connaissance de nous-mêmes. Si nous voulons que nos
résolutions soient efficaces, il faut les rendre fermes, et
elles seront fermes quand elles auront pour base la conviction
de notre impuissance et une humble confiance en Dieu. La
deuxième raison, c’est
que, dans les résolutions
que nous prenons, nous ne considérons que la beauté et l’excellence
de la vertu. Notre volonté, si lâche et si faible qu’elle
soit, se sent attirée vers elle ; mais à la vue des difficultés
qu’il
faut vaincre pour l’acquérir,
elle se rebute et retourne en arrière. Accoutumez-vous donc à
aimer davantage les difficultés que présente l’acquisition
des vertus, que les vertus elles-mêmes
; pensez à ces difficultés, tantôt plus, tantôt moins ; mais ne
les perdez jamais de vue, si vous voulez que vos efforts soient
couronnés de succès. Sachez du reste que vous remporterez sur
vous-même et sur vos ennemis une victoire d’autant
plus prompte
et plus éclatante que vous embrasserez plus généreusement les
difficultés et que vous les aimerez davantage. La troisième
raison, c’est
que nos résolutions
ont moins la vertu et la volonté de Dieu pour objet que notre
intérêt propre. Ce défaut se remarque surtout dans les
résolutions que nous prenons d’ordinaire
quand nous sommes comblés de consolations spirituelles, ou bien
encore lorsque l’adversité
nous presse de toute part, et que nous ne trouvons d’allégement
à notre douleur que dans le propos de nous donner entièrement à
Dieu et de nous consacrer sans réserve aux exercices des vertus.
Pour éviter ce défaut, soyez, à vos moments de ferveur
spirituelle, humble et circonspect dans vos résolutions, et plus
encore dans vos promesses et vos vœux
; à vos heures d’affliction,
proposez-vous uniquement de porter votre croix avec la patience
que le Seigneur attend de vous, et de mettre en elle toute votre
gloire, au point de refuser les consolation humaines et parfois
même les consolations divines. La seule chose que vous devez
désirer et demander, c’est
que Dieu vous aide
à supporter l’adversité,
sans blesser la vertu de patience et sans déplaire au Seigneur.
CHAPITRE XXX
Comment le
démon persuade à plusieurs qu’ils
avancent dans la voie de la perfection
Vaincu dans le premier et le second assaut, l’esprit malin recourt à un autre stratagème. Il cherche à nous faire oublier les ennemis qui nous attaquent et nous font actuellement essuyer de grands dommages, pour occuper notre esprit de désirs et de projets de haute perfection. Il en résulte que nous négligeons les blessures que nous recevons continuellement et que, prenant nos résolutions pour des œuvres, nous nous laissons entraîner à toutes les séductions de l’orgueil. La moindre contrariété, la moindre injure nous irrite, et nous perdons un temps considérable à méditer des projets héroïques, comme celui de souffrir pour l’amour de Dieu les plus horribles tourments, voir les peines du purgatoire. Et comme la partie inférieure de nous-mêmes n’éprouve aucune répugnance pour ces maux éloignés, nous avons, tout misérables que nous sommes, l’audace de nous comparer à ceux qui souffrent avec une patience infatigable les plus affreux supplices. Pour éviter ce piège, proposez-vous de combattre et combattez effectivement les ennemis qui vous attaquent de près ; vous reconnaîtrez par là si vos résolutions sont vraies ou fausses, fortes ou faibles ; et vous marcherez à la perfection par le chemin que les saints nous ont frayé. Pour ce qui est des ennemis qui ne vous inquiètent pas d’ordinaire, je ne vous conseille pas de leur livrer combat, à moins que vous ne prévoyiez une attaque prochaine. Vous pouvez alors, pour vous mettre en état de soutenir la lutte, former d’avance quelques résolutions. Quand même vous vous seriez exercé durant quelque temps à la pratique des vertus, ne prenez jamais vos résolutions pour des victoires ; mais tenez-vous dans l’humilité, défiez-vous de vous-même et de votre faiblesse ; et vous confiant en Dieu seul, demandez-lui instamment de vous fortifier, d’éloigner de vous tout péril et d’étouffer en vous tout sentiment de présomption et de confiance en vos forces. Dans ces conditions, la difficulté que nous éprouvons à surmonter quelques légers défauts que Dieu laisse parfois subsister en nous, pour nous convaincre de votre faiblesse et nous conserver le mérite de nos bonnes œuvres, cette difficulté, dis-je, ne doit pas nous empêcher de tendre à une plus haute perfection.
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