Laurent Scupoli

Le Combat Spirituel

 

INTRODUCTION

À notre chef suprême et glorieux triomphateur Jésus-Christ, fils de Marie Les sacrifices et les présents des mortels ont toujours plu et plaisent encore à votre Majesté souveraine, surtout lorsqu'ils vous sont offerts avec un cœur sincèrement dévoué à votre gloire. C'est ce qui m'engage à vous offrir ce petit traité du Combat spirituel, et à le dédier à votre divine Majesté. Si modeste que soit mon offrande, je ne crains pas de vous la présenter, car je sais que vous êtes ce Dieu très haut qui se plaît aux choses les plus humbles et dédaigne les vaines et prétentieuses grandeurs du monde. Pouvais-je, sans me rendre digne de blâme et sans me nuire à moi-même, l'offrir à un autre qu'à vous ô Roi du Ciel et de la terre ? La doctrine consignée en ce traité est votre doctrine, puisque c'est vous qui nous avez appris à nous défier de nous-même, à nous confier en vous, à combattre et à prier. En outre, s'il faut dans tous les combats un chef expérimenté qui dirige la lutte et anime les soldats, et si les troupes combattent d'autant plus vaillamment quelles ont à leur tête un plus habile capitaine, comment oserions-nous entreprendre ce combat spirituel sans un chef qui nous conduise à la victoire ? Nous tous donc qui sommes décidés à combattre et vaincre nos ennemis, nous vous choisissons pour capitaine, ô Christ Jésus : vous avez vaincu le monde et le prince des ténèbres, et en assujettissant votre chaire sacrée aux souffrances et à la mort, vous avez dompté la chair de tous ceux qui ont combattu, et qui combattront généreusement sous vos enseignes. Lorsque je composais ce traité, j'avais toujours cette parole présente à l'esprit : Non que nous soyons capables par nous-mêmes de penser quelque chose, comme de nous-mêmes (II Cor. 3, 5). Si nous ne pouvons, sans vous et sans votre secours, avoir une seule bonne pensée, comment pourrions-nous, abandonnés à nos forces, lutter contre tant d'ennemis et échapper à tant d'embûches ? C'est à vous, Seigneur, qu'appartient tout entier ce Combat spirituel, puisque c'est votre doctrine qu'il enseigne. C'est à vous aussi qu'appartiennent tous les combattants parmi lesquels se rangent les clers réguliers théatins. Prosternés donc aux pieds de votre Majesté suprême, nous vous prions d'accepter ce Combat spirituel et de nous animer par votre grâce à lutter généreusement. Nous sommes persuadés que, si vous combattez en nous, nous remporterons la victoire pour votre gloire et elle de votre très sainte Mère. Votre très humble serviteur, racheté par votre sang précieux, LAURENT SCUPOLI Clerc régulier théatin.

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CHAPITRE I

En quoi consiste la perfection chrétienne ; qu'il faut combattre pour l'acquérir ;
et de quatre choses nécessaires en ce combat

Si vous voulez, ô âme chrétienne, parvenir au faîte de la perfection, et vous unir si étroitement à Dieu que vous deveniez un même esprit avec lui, il faut, pour mener à bonne fin cette entreprise, la plus grande et la plus noble qui se puisse imaginer, que nous sachiez avant tout en quoi consiste la vraie et parfaite spiritualité. Quelques-uns, ne regardant la vie spirituelle que par le dehors, la font consister dans l'austérité de la vie, dans les pénitences corporelles, les cilices, les disciplines, les veilles prolongées, les jeûnes et autres mortifications du même genre. D'autres, les femmes particulièrement, s'imaginent être parvenus à un haut degré de perfection, lorsqu'ils se sont fait une habitude de réciter beaucoup de prières vocales, d'entendre plusieurs messes, d'assister aux offices divins, de visiter fréquemment les églises et de s'approcher souvent de la sainte Table. D'autres enfin, et parmi eux des personnes engagées dans l'état religieux, croient que pour être parfait, il suffit d'être assidu au chœur, d'aimer la retraite et le silence, et d'observer les prescriptions de la règle. Ainsi, les uns font consister la perfection dans tel exercice, les autres dans un autre ; mais il est certain que tous se trompent. En effet, les œuvres extérieures sont des moyens d'acquérir ; mais on ne peut pas dire qu'elles constituent la perfection chrétienne et la vraie spiritualité. Ce sont des moyens puissants d'acquérir la sainteté ; employés avec sagesse et discrétion, ils servent merveilleusement à nous fortifier contre la malice et la fragilité de notre nature, à repousser les assauts et à éviter les pièges de l'ennemi commun à obtenir de Dieu les secours nécessaires aux justes, principalement à ceux qui commencent. Ce sont, en outre des fruits de la sainteté acquise. Les personnes avancées en perfection châtient leur corps pour le punir de ses révoltes passées et pour le tenir dans une complète soumission aux ordres de son Créateur ; elles vivent dans la retraite et le silence pour éviter les moindres fautes et n'avoir plus de conversation que dans les cieux ; elles s'appliquent au service divin et aux œuvres de piété, elles s'adonnent à la prière, elles méditent la vie et la Passion de Notre-Seigneur, non par esprit de curiosité et par amour pour les consolations sensibles, mais dans le désir de mieux connaître leur propre malice et l'infinie miséricorde de Dieu, de s'exciter de plus en plus à aimer le Seigneur, à se haïr elles-mêmes et à marcher sur les traces du Fils de Dieu avec une entière abnégation, et la croix sur les épaules ; elles fréquentent les sacrements dans la seule vue d'honorer la majesté de Dieu, de s'unir plus étroitement à lui et de se fortifier contre les tentations de l’ennemi. Combien est différente la conduite des personnes qui font reposer sur les œuvres extérieures tout édifice de leur perfection ! Si saintes qu'elles soient en elles-mêmes, ces œuvres, par le mauvais usage qu'elles en font, peuvent devenir l'occasion de leur ruine et leur causer plus de dommage même que des fautes manifestes. Préoccupées uniquement de ces pratiques de dévotion, elles abandonnent leur cœur aux inclinations de la nature et aux pièges du démon. L'esprit malin, voyant qu'elles s'écartent du droit chemin, les pousse à continuer leurs exercices accoutumés, et à s'égarer, au gré de leurs vaines pensées, parmi les délices du paradis où elles croient jouir, en la compagnie des anges, de la présence de Dieu même. Elles se trouvent parfois absorbées dans des méditations pleines de pensées sublimes, curieuses et agréables, et, oubliant le monde et les créatures, elles s'imaginent être transportées au troisième ciel. Mais pour peu qu'on examine leur conduite, on voit immédiatement combien profonde est leur erreur, et combien elles sont éloignées de la perfection que nous recherchons. Partout, dans les grandes comme dans les petites choses, elles veulent être préférées aux autres ; entichées de leur mérite, elles s'obstinent dans leur manière de voir ; aveugles sur leurs propres défauts, elles ont toujours les yeux ouverts sur les actions des autres pour les scruter et les censurer. Qu'on porte la moindre atteinte à la bonne opinion qu'elles ont d'elles-mêmes et qu'elles aiment à faire partager par les autres, qu'on leur commande de quitter certaines dévotions dont elles se sont fait une habitude, à l'instant elles se troublent et s'inquiètent outre mesure. Que le Seigneur, pour leur apprendre à se connaître elles-mêmes et leur enseigner le vrai chemin de la perfection, leur envoie des adversités et des maladies ; qu'il permette (car rien n'arrive ici-bas sans son ordre ou sa permission), qu'il permette, dis-je, que la persécution, cette pierre de touche de la véritable piété, s'attaque à leur personne, vous voyez aussitôt se découvrir le fond de leur cœur, et l'orgueil qui le corrompt paraître au grand jour. Dans les épreuves, comme dans les événements heureux de la vie, elles ne savent ce que c'est que de se résigner à la volonté de Dieu, que de s'humilier sous sa main puissante, que de se soumettre à ses justes et impénétrables jugements, que de s'abaisser au-dessous des créatures à l'exemple de son Fils souffrant et humilité ; que d'aimer leurs persécuteurs comme les instruments dont se sert la bonté divine pour les former à la mortification et coopérer à leur perfection et à leur salut. De là vient qu'elles sont toujours en danger de se perdre. Se considérant avec des yeux obscurcis par l'amour-propre et ne voyant rien que de louable en elles-mêmes et dans leurs actions, elles s'imaginent qu'elles sont fort avancées en perfection et jugent les autres du haut de leur orgueil, si bien qu'il ne faut rien moins qu'un miracle de la grâce pour les convertir. L’expérience est là pour prouver qu'il est plus facile de ramener au droit chemin un pécheur déclaré qu'un pécheur qui se déguise et se couvre du manteau des vertus apparentes. Vous comprenez maintenant, âme chrétienne, que la vie spirituelle ne consiste pas dans les pratiques extérieures dont nous venons de parler. En quoi donc consiste-t-elle ? Elle consiste dans la connaissance de la grandeur de Dieu et de notre propre néant, dans l'amour du Seigneur et la haine de nous-mêmes, dans la soumission de l'esprit à Dieu et aux créatures pour l'amour de Dieu, dans l'abnégation complète de notre volonté et notre entière résignation à ses décrets souverains. Encore faut-il que nous pratiquions toutes ces vertus uniquement pour la gloire de Dieu et en vue de lui plaire, par la seule raison qu'il exige et mérite d'être aimé et servi de la sorte. Telle est la loi d'amour gravée par la main de Dieu même dans le cœur de ses fidèles serviteurs ; telle est l'abnégation qu'il requiert de nous ; tel est joug aimable et le fardeau léger qu'il nous invite à prendre sur nos épaules ; telle est l'obéissance qu'il nous enseigne par sa parole et son exemple. Si donc vous désirez atteindre au faîte de la perfection, vous devez vous faire une continuelle violence pour dompter généreusement et réduire à néant toutes les affections mauvaises de votre cœur, si légères qu'elles vous paraissent. Il faut vous préparer avec ardeur au combat, parce que la couronne ne s'accorde qu'aux soldats valeureux. Songez que, s'il n'y a point de guerre plus rude, attendu qu'en se combattant soi-même on trouve en soi-même un adversaire, il n'y a point non plus de victoire plus agréable à Dieu et plus glorieuse au vainqueur. Si vous avez le courage de fouler aux pieds et de faire mourir en vous tous les appétits désordonnés, les désirs et les moindres mouvements de la volonté, vous serez plus agréable à Dieu et lui rendrez un hommage plus grand que si, laissant vivre volontairement en votre l'une ou l'autre de vos passions, vous vous donniez la discipline jusqu'au sang, que si vous pratiquiez un jeûne plus austère que celui des anciens ermites et anachorètes, ou même que si vous convertissiez des milliers de pécheurs. En effet, bien qu'à prendre les choses en elles-mêmes, Dieu fasse beaucoup plus d'état de la conversion d'une âme que de la mortification d'un désir de notre cœur, il reste toujours vrai que votre principal soin doit être de vouloir et de faire ce que Dieu demande particulièrement de vous. Or ce que Dieu demande de vous avant toute chose, c'est que vous travailliez courageusement à mortifier vos passions. Ce travail lui procure plus de gloire que l'œuvre en apparence la plus importante que vous accompliriez avec un cœur dominé par la passion. Maintenant que vous savez en quoi consiste la perfection chrétienne et à quelle guerre acharnée il faut vous résoudre pour y parvenir, il vous reste à vous munir de quatre choses, qui sont comme autant d'armes assurées, nécessaires à qui veut remporter la palme et sortir victorieux de ce combat spirituel. Ces quatre armes infaillibles sont : - la défiance de nous-même, - la confiance en Dieu, - le bon usage de nos facultés, - l'exercice de la prière. Nous essayerons, avec la grâce de Dieu, d'en parler d'une manière claire et succincte, dans les chapitres suivants.
 

CHAPITRE II

De la défiance de nous-même
 

La défiance de nous-mêmes nous est tellement nécessaire en ce combat, que, sans elle, non seulement nous serions impuissants à remporter la victoire, mais nous ne saurions même pas surmonter la moindre de nos passions. Cette vérité doit être d'autant plus profondément gravée dans notre esprit que notre nature corrompue nous pousse à concevoir une haute estime de nous-mêmes, à croire, malgré notre néant, que nous sommes quelque chose, et à présumer follement de nos forces. Point de vice que nous reconnaissions plus à contrecœur, point de vice non plus qui déplaise davantage aux yeux de Dieu. Le Seigneur veut nous voir pénétrés de cette vérité que toute grâce, toute vertu vient de lui comme de la source de tout bien, et que de nous-même nous sommes absolument incapables d'accomplir une action, d'avoir même une pensée qui lui soit agréable. Mais, quoique cette défiance soit un don de sa main divine, un don qu'il accorde à ceux qu'il aime, tantôt par de saintes inspirations, tantôt par d'amères épreuves, par des tentations violentes et presque insurmontables, par d'autres voies encore impénétrables à notre côté, nous l'obtiendrons infailliblement si, avec l'aide de la grâce, nous employons les quatre moyens que je vous propose. Le premier, c'est de considérer notre bassesse et notre néant, et de nous bien persuader que de nous-mêmes nous ne pouvons rien faire de méritoire pour le ciel. Le second, c'est de demander avec humilité et ferveur cette importante vertu à celui qui seul peut nous la donner. Nous confesserons d'abord que, non seulement nous ne l'avons pas, mais que de nous-mêmes nous sommes dans une entière impuissance de l'obtenir. Nous nous jetterons ensuite aux pieds du Seigneur avec une confiance inébranlable en sa bonté, et nous persévèrerons dans la prière, jusqu'à ce qu'il plaise à sa divine Providence d'exaucer notre demande. Le troisième moyen, c'est de nous accoutumer peu à peu à nous défier de nous-mêmes et de notre propre jugement, à craindre la violente inclination de notre nature au péché, la multitude de nos ennemis, l'incomparable supériorité de leurs forces, leur longue expérience du combat, leur astuce et les illusions qui les transforment à nos yeux en anges de lumière, les pièges enfin qu'ils nous tendent de toutes parts sur le chemin de la vertu. Le quatrième moyen, c'est de rentrer en nous-mêmes à chaque faute que nous commettons et de considérer attentivement jusqu'où va notre faiblesse. Si Dieu permet que nous fassions quelque chute, c'est afin qu'à la clarté de cette lumière, nous apprenions à mieux nous connaître, à nous mépriser nous-mêmes comme de viles créatures et à désirer d'être méprisés par les autres. Sans cette volonté, nous devons désespérer d'avoir jamais la défiance de nous-mêmes qui a pour fondement l'humilité et l'expérience de notre misère. La connaissance de soi-même est donc absolument nécessaire à quiconque veut s'approcher de la lumière éternelle, de la vérité incréée. Cette connaissance, la bonté divine la donne ordinairement aux superbes et aux superbes et aux présomptueux par la voie de l'expérience : il les laisse tomber dans l'une ou l'autre faute grave propres forces, afin que leur chute, en leur dévoilant leur faiblesse, leur apprenne à se défier d'eux-mêmes. Mais Dieu ne se sert ordinairement de ce remède extrême que lorsque les moyens plus doux n'ont pas obtenu l'effet qu'en attendait sa miséricorde. Il permet que l'homme tombe plus ou moins souvent, selon qu'il a plus ou moins d'orgueil, et si quelqu'un se rencontrait qui fût, comme la Sainte Vierge, entièrement exempt de ce vice, j'ose affirmer qu'il ne tomberait jamais. Lors donc qu'il arrive quelque chute, faites immédiatement un retour sur vous-même, demandez instamment à Notre Seigneur la lumière nécessaire pour vous connaître et vous défier entièrement de vous-même, si vous ne voulez pas retomber dans les mêmes fautes ou dans des fautes plus préjudiciables encore au salut de votre âme.
 

CHAPITRE III

De la confiance en Dieu
 

Quoique la défiance de nous-mêmes soit indispensable dans le combat spirituel, ainsi que nous venons de le montrer, cependant si nous n'avons qu'elle pour défense, nous serons bientôt forcés de prendre la fuite ou de nous laisser vaincre et désarmer par l'ennemi. Il faut donc y joindre une confiance absolue en Dieu, espérer et attendre de lui seul les grâces et les secours qui assurent la victoire. S'il est vrai que de nous-mêmes, misérable néant que nous sommes, nous n'avons que des chutes à attendre, et que de ce chef nous ne saurions assez nous défier de nos forces, il n'est pas moins certain que le Seigneur nous fera triompher de nos ennemis si, pour obtenir son assistance, nous armons notre cœur d'une inébranlable confiance en lui. Nous avons quatre moyens d'acquérir cette vertu. Le premier moyen, c'est de la demander à Dieu. Le second moyen c'est de considérer des yeux de la foi la toute-puissance et la sagesse infinie de ce Dieu à qui rien n'est impossible ni difficile, sa bonté sans bornes, son amour ineffable disposé nous accorder d'heure en heure, de moment en moment, tous les secours dont nous avons besoin pour vivre de la vie spirituelle et triompher de nous-mêmes. La seule chose qu'il demande de nous, c'est que nous nous jetions avec une entière confiance dans les bras de sa miséricorde. Eh quoi ! ce divin pasteur aurait couru durant trente-trois ans après la brebis égarée, il aurait perdu la vois à la rappeler à lui ; il l'aurait suivie opiniâtrement à travers les épines et les ronces du chemin, au point d'y répandre tout son sang et d'y laisser la vie ; et maintenant que cette brebis revient à lui avec la volonté de se soumettre à sa loi, ou du moins avec le désir, faible peut-être, mais sincère, d'observer ses commandements ; maintenant qu'elle appelle et supplie son pasteur, celui-ci refuserait d'abaisser sur elle un regard de miséricorde, de prêter l'oreille à ses cris, de la prendre sur ses épaules divines pour aller se réjouir avec ses voisins, les élus et les anges du Ciel ! Ce maître si bon qui cherche avec tant de soin et d'amour la drachme de l'Évangile, image du pécheur aveugle et muet, abandonnerait celui qui, semblable à la brebis égarée, appelle à grands cris son bien-aimé pasteur ? Est-ce possible ? Et qui croira jamais que ce Dieu qui frappe sans cesse à la porte de notre cœur avec un désir immense d'en obtenir l'entrée, d'y trouver un repos qu'il aime, et d'y répandre ses faveurs, fasse le sourd et refuse d'entrer, quand ce cœur s'ouvre à lui et implore sa visite ? Le troisième moyen d'acquérir cette salutaire confiance, c'est de rappeler souvent à notre mémoire les oracles de la sainte Écriture qui déclarent en mille endroits que celui qui espère en Dieu ne sera point confondu. Voici enfin le quatrième moyen d'avoir tout ensemble et la défiance de nous-mêmes et la confiance en Dieu. Ne formons aucun projet, ne prenons aucune résolution que nous n'ayons auparavant considéré notre faiblesse ; munis alors d'une sage défiance de nous-mêmes, tournons nos regards vers la puissance, la sagesse et la bonté de Dieu et, pleins de confiance en lui, prenons la résolution d'agir et de combattre généreusement ; avec ces armes jointes à la prière (comme nous le dirons plus tard), marchons à la peine et au combat. Si nous n'observons pas cet ordre, nous risquons fort de nous tromper, quand bien même tout semblerait nous indiquer que la confiance en Dieu est le principe de nos actions. La présomption nous est si naturelle ; elle est, pour ainsi parler, formée d'une matière si subtile qu'elle s'infiltre à notre insu dans notre cœur et se mêle imperceptiblement à la défiance de nous-mêmes et à la confiance que nous croyons avec en Dieu. Tenez-vous donc le plus possible en garde contre la présomption et, pour établir nos œuvres sur les deux vertus opposées à ce vice, ayez soin que la considération de votre faiblesse marche avant la considération de la toute-puissance de Dieu, et que l'une et l'autre précèdent toutes vos œuvres.
 

CHAPITRE IV

Des signes, on peut reconnaître si l'on a la défiance de soi-même et la confiance en Dieu
 
 

Il arrive à certaines personnes de s'imaginer qu'elles ont acquis la défiance d'elles-mêmes et la confiance en Dieu, quoique ces vertus leur fassent entièrement défaut. Vous jugerez si vous partagez leur erreur à l'effet que vos chutes produiront sur vous. Si ces chutes vous troublent et vous chagrinent, si elles vous ôtent l'espoir d'avancer jamais dans la vertu, c'est un signe que vous n'avez pas mis votre confiance en Dieu, mais en vous-même ; et si votre tristesse est grande et votre désespoir profond, c'est une marque que vous avez beaucoup de confiance en vous-même et très peu dans le Seigneur. En effet, celui qui se défie beaucoup de lui-même, pour placer son espoir en Dieu seul, ne s'étonne nullement de ses fautes ; il ne se laisse point aller au trouble et au chagrin, persuadé que ces fautes sont l'effet de sa faiblesse et de son peu de confiance en Dieu. Il trouve dans sa chute même une occasion de se défier de plus en plus de ses forces pour ne compter que sur le secours du Seigneur. Plein d'horreur pour sa faute et ses passions déréglées, il conçoit de son offense une douleur vive, tranquille et paisible. Il se remet aussitôt à l'œuvre et reprend avec un redoublement de courage et d'ardeur la lutte qu'il faudra soutenir jusqu'à la mort contre l'ennemi du salut. Puissent ces choses être mûrement pesées par certaines personnes qui, après une chute, ne peuvent ni ne veulent se donner de repos, qui aspirent d'aller au plus tôt trouver leur père spirituel et cela en vue de se décharger de l'anxiété où les jette leur amour-propre, bien plus que pour tout autre motif ! Elles feraient beaucoup mieux de s'approcher du tribunal de la pénitence pour se purifier de leurs souillures, et aller ensuite puiser dans la sainte communion les forces nécessaires pour ne plus retomber dans le péché.
 

CHAPITRE V

De l'erreur qui fait prendre à plusieurs la pusillanimité pour une vertu
 

C'est une illusion commune à bien des gens que celle qui fait prendre pour vertu la crainte et le trouble qui s'empare de l'âme après le péché. Trompées par le sentiment de douleur qui se mêle à leur inquiétude, ces personnes ne s'aperçoivent pas que leur trouble naît d'un orgueil secret et d'une folle présomption. Elles se confiaient dans leur propre force ; convaincues par l'expérience que cette force ; convaincues par l'expérience que cette force leur manque, elles se troublent, elles s'étonnent de leur chute comme d'une chose surprenante ; et, voyant renversé le frêle appui qui faisait leur assurance, elles se laissent aller au découragement et à la crainte. Ce malheur n'arrive pas à l'homme humble qui se défie de lui-même et met son appui dans le Seigneur. S'il vient à commettre une faute, il la regrette amèrement, mais il ne s'en trouble ni ne s'en étonne, parce que le flambeau de la vérité qui l'éclaire la lui montre comme un effet naturel de sa faiblesse et de son inconstance.
 

CHAPITRE VI

De quelques avis utiles pour acquérir la défiance de soi-même et la confiance en Dieu
 

Puisque la force qui nous fait triompher de nos ennemis naît principalement de la défiance de nous-mêmes et de la confiance en Dieu, voici quelques avis qui vous aideront, avec le secours de la grâce, à acquérir ces vertus. Apprenez donc et gravez profondément dans votre esprit cette vérité incontestable qu'il n'y a ni dons naturels ou acquis, ni grâces gratuites, ni connaissance si parfaite de la sainte Écriture, ni constance dans le service de Dieu, qui puisse nous faire accomplir sa sainte volonté si, dans les œuvres que nous entreprenons pour sa gloire, dans les tentations que nous avons à surmonter, dans les croix que la Providence nous envoie, notre cœur n'est aidé et élevé en quelque sorte au-dessus de lui-même par sa main tout-puissante. Il faut donc que, durant toute notre vie, à chaque jour, à chaque heure, à chaque instant nous ayons cette vérité devant les yeux. De cette façon, jamais nous ne pourrons nous confier en nous-mêmes ; la pensée ne nous en viendra même pas. Pour ce qui regarde la confiance en Dieu, persuadez-vous bien qu'il renverse nos ennemis avec une égale facilité, qu'ils soient nombreux ou en petit nombre, qu'ils soient forts ou faibles, aguerris ou inexpérimentés. Qu'une âme donc soit chargée de péchés, qu'elle ait tous les défauts imaginables, qu'elle ait épuisé tous les moyens de se corriger de ses vices et de pratiquer la vertu et n'ait pu avancer d'un seul pas dans le sentier du bien, qu'elle se soit au contraire enfoncée plus profondément dans la fange du péché, ce n'est pas une raison pour désespérer de la bonté de Dieu, jeter les armes et abandonner les exercices spirituels. Elle doit, au contraire, redoubler de courage et combattre généreusement : elle doit savoir que la victoire est promise à ceux qui persévèrent dans la lutte et mettent leur confiance dans le Seigneur. Si Dieu permet parfois que ses soldats soient blessés, jamais i ne les abandonne. Combattre, c'est là tout le secret de la victoire. Un remède est prêt pour chaque blessure, et ce remède guérit infailliblement ceux qui cherchent le Seigneur et espèrent en son secours. Le jour qu'ils y penseront le moins, ils trouveront leurs ennemis étendus à leurs pieds.
 

CHAPITRE VII

Un bon usage des puissances et premièrement qu'il faut tenir l'intelligence en garde
contre l'ignorance et la curiosité
 

Si la défiance de nous-mêmes et la confiance en Dieu sont nos seules armes dans ce combat, non seulement nous ne remporterons pas la victoire, mais nous nous précipiterons dans une infinité de maux. C'est pourquoi nous devons à ces deux armes en ajouter une troisième que nous avons mentionnée plus haut : l'exercice de nos facultés. Cet exercice consiste principalement dans le bon usage de l'intelligence et de la volonté. L'ignorance cherche à obscurcir l'intelligence, à l'empêcher d'atteindre son objet propre : la vérité. C'est l'exercice qui doit lui rendre la clarté et la lucidité requises pour qu'elle soit à même de bien discerner ce qu'elle doit faire afin de purger l'âme de ses passions déréglées et de l'orner des vertus chrétiennes. Cette lumière peut s'obtenir par deux moyens. Le premier et le plus important est l'oraison : il faut demander à l’Esprit Saint de répandre la lumière dans nos cœurs. Il ne vous refusera pas, si nous cherchons sincèrement Dieu et l'accomplissement de sa volonté, et si nous sommes disposés à soumettre en toute occasion notre jugement à celui de nos supérieurs. Le second est une continuelle application de l'esprit à examiner les choses soigneusement et de bonne foi, pour les juger conformément aux enseignements de l’Esprit Saint, et non d'après le témoignage des sens et les maximes du monde. Cet examen convenablement fait nous-convaincra que ce que le monde corrompu aime, désire et recherche avec tant d'empressement n'est qu'illusion et mensonge ; que les honneurs et les plaisirs de la terre ne sont que vanité et affliction d'esprit ; que les injures et les opprobres sont des sujets de gloire, et la souffrance une source de joie ; que le pardon des offenses et l'amour des ennemis constituent la vraie grandeur d'âme et notre plus grand trait de ressembla,ce avec Dieu ; que le mépris des choses d'ici-bas est préférable à l'empire du monde ; que la soumission volontaire aux créatures, même les plus viles, pour l'amour de Dieu, est plus honorable que la domination exercée sur les plus grand monarques ; que l'humble connaissance de soi-même est plus digne d'estime que la sublimité de la science ; qu'il y a plus de gloire véritable à vaincre et à mortifier ses moindres passions qu'à prendre d'assaut des cités nombreuses, mettre en fuite des armées puissantes, opérer des miracles et ressusciter des morts.
 

CHAPITRE VIII

Des obstacles à la juste appréciation des choses et du moyen de les bien connaître
 

Ce qui nous empêche de juger sainement des choses, c'est notre tendance à nous laisser aller à l'amour ou à la haine qu'elles nous inspirent de prime abord. L'entendement, obscurci par les passions, ne voit plus les choses telles qu'elles sont. Pour éviter cette illusion, veillez avec soin à conserver une volonté entièrement libre de toute affection désordonnée. Quand un objet se présente à vous, regardez-le des yeux de l'intelligence, considérez-le mûrement avant que la haine vous porte à le rejeter, si l'objet est contraire aux inclinations de votre nature, ou que l'amour vous le fasse embrasser, s'il flatte vos désirs. Votre entendement, libre encore des nuages de la passion, jouit d'une lucidité pleine et entière pour connaître la vérité ; il est apte à découvrir le mal sous l'appât d'un plaisir trompeur et à discerner le bien sous le voile d'un mal apparent. Mais si l'amour ou la haine s'est déjà emparé de la volonté, l'entendement est incapable de bien juger. La passion qui s'est placée entre l'objet et l'entendement offusque ce dernier au point de lui faire voir l'objet tout autrement qu'il n'est en réalité ; l'entendement le propose alors sous ce faux jour à la volonté, et celle-ci dans son exaltation se laisse entraîner à l'amour ou à la haine contre toutes les lois de la raison. La passion obscurcit de plus en plus l'intelligence, et l'intelligence ainsi obscurcie fait paraître à la volonté cet objet plus aimable ou plus odieux que jamais. C'est ainsi que, faute d'observer la règle que j'ai posée et qui est ici d'une importance extrême, l'intelligence et la volonté, ces facultés si nobles de notre âme, ne font pour ainsi dire que tourner misérablement dans un cercle et tomber de ténèbres en ténèbres, d'erreurs en erreurs, jusqu'au plus profond de l'abîme. Tenez-vous donc bien en garde, âme chrétienne, contre toute affection désordonnée ; ne vous attachez à quelque objet que ce soit, que vous ne l'ayez auparavant examiné avec soin, et reconnu pour ce qu'il est à la lumière de l'intelligence, et plus encore à la lumière de la grâce de l'oraison et des conseils de votre directeur. Ces précautions, vous devez les prendre en certaines actions extérieures qui, de soi, sont bonnes et saintes, plus encore qu'en d'autres moins louables, parce qu'on y est plus sujet à l'inconsidération et à l'erreur. Le mauvais choix du temps ou du lieu, un défaut de mesure, un manque d'obéissance pourraient vous les rendre très pernicieuses, ainsi qu'on peut s'en convaincre par l'exemple de bon nombre de personnes qui se sont perdues dans les ministères les plus saints et les plus augustes.
 

CHAPITRE IX

D'un autre défaut à éviter pour bien juger de ce qui nous est utile
 

Un autre défaut contre lequel nous devons tenir notre intelligence en garde, c'est la curiosité. Ce vice, en remplissant notre esprit d'une multitude de pensées vaines ou coupables le rend complètement impropre aux connaissances que réclament la mortification de nos passions et notre avancement spirituel. Soyez donc tout à fait mort aux choses de la terre ; ne recherchez point celles qui ne sont pas nécessaires, fussent-elles permises. Restreignez le plus possible les limites dans lesquelles se meut votre entendement ; prenez plaisir à le rendre insensé aux yeux des hommes. Que les affaires du siècle, que les révolutions, grandes ou petites, dont le monde est le théâtre, soient pour vous comme si elles n'étaient pas ; et si ces vanités veulent s'introduire dans votre esprit, fermez-leur le passage et chassez-les loin de vous. Soyez sobre et humble, même en ce qui regarde la connaissance des choses célestes, ne voulant savoir que Jésus crucifié, sa vie, sa mort, et ce qu'il demande de vous. Tout le reste, éloignez-le de votre pensée et vous serez singulièrement agréable à Dieu, qui regarde comme ses enfants bien-aimés ceux qui se contentent de lui demander les grâces nécessaires pour aimer sa bonté infinie et accomplir sa sainte volonté. Toute autre demande, toute autre recherche n'est qu'amour-propre, orgueil et piège du démon. En suivant ces conseils, vous échapperez aux embûches que l'antique serpent tend sous les pas des personnes qui s'adonnent aux exercices de la vie spirituelle. Voyant leur volonté affermie dans le bien, il s'attaque à leur entendement, afin que devenu maître de l'un, il parvienne à s'emparer de l'autre. Pour arriver à son but, il leur inspire des pensées sublimes, vivez et curieuses, surtout si ce sont des esprits subtils, élevés et enclins à l'orgueil. Trompés par les charmes qu'ils trouvent à ces vains raisonnements et par la persuasion qu'ils ont de jouir de la présente de Dieu, ils oublient de purifier leur cœur et de s'appliquer à se connaître eux-mêmes et à mortifier leurs passions. Pris de la sorte aux pièges de l'orgueil, ils se font une idole de leur intelligence. Ils en viennent peu à peu, et sans s'en apercevoir, à se persuader qu'ils n'ont besoin des conseils et de la conduite de personne, habitués qu'ils sont d'avoir, en toute rencontre, recours à l'idole de leur propre jugement. C'est là une maladie grave et fort difficile à guérir. L'orgueil de l'entendement présente bien plus de dangers que l'orgueil de la volonté. Ce dernier orgueil, en effet, étant connu de l'intelligence, se guérira sans trop de difficulté, le jour où nous nous déciderons à obéir à nos supérieur. Mais celui qui a la conviction que son sentiment est préférable à celui des autres, par qui et comment pourra-t-il être guéri ? Comment se soumettre au jugement d'autrui, quand on le trouve moins bon que le sien propre ? Si l'entendement qui est l'œil de l'âme et à qui seul il est donné de découvrir et de panser la plaie de la volonté orgueilleuse, si l'entendement, dis-je, est mal disposé, s'il est aveugle et rempli du même orgueil, qui est-ce qui pourra le guérir ? Si la lumière devient ténèbres, si la règle se trompe, comment le reste ira-t-il ? Opposez-vous donc de bonne heure à cet orgueil si funeste, et n'attendez pas qu'il ait pénétré jusqu'à la moelle de vos os. Émoussez la pointe de votre esprit ; aimez à soumettre votre opinion à celle d'autrui ; devenez fou pour l'amour de Dieu, et vous serez plus sage que Salomon.
 

CHAPITRE X

De l'exercice de la volonté, et de la fin que nous devons nous proposer dans toutes nos actions,
tant les extérieures que les intérieures

Après avoir appris à bien user de votre entendement, il vous reste à régler votre volonté, à la détacher de ses propres désirs pour la rendre entièrement conforme à la volonté de Dieu. Remarquez bien qu'il ne suffit pas de vouloir et de faire les choses que vous croyez les plus agréables à Dieu ; vous devez en outre les vouloir et les faire sous l'impulsion de la grâce et dans la seule vue de plaire au Seigneur. C'est ici surtout, plus encore que dans le précédent combat, que nous aurons à lutter contre notre nature. Toujours occupée d'elle-même, elle ne songe en toutes choses, plus parfois dans les choses spirituelles que dans les autres, qu'à ses commodités et à sa satisfaction propre. Elle en fait en quelque sorte sa nourriture et elle s'en repaît avidement, comme d'un mets qui ne doit lui inspirer aucune défiance. De là vient qu'aussitôt qu'une œuvre nous est proposée, nous l'envisageons et nous la désirons, non sous l'impulsion de la volonté de Dieu et dans le but de lui plaire, mais pour le plaisir et le contentement que nous trouvons à vouloir ce que Dieu veut. L'illusion en ce point est d'autant plus facile que l'objet de nos désirs est meilleur en soi. L'amour-propre trouve à se glisser jusque dans le désir que nous avons de nous unir à Dieu. En formant ce désir, nous prenons souvent plus garde à notre intérêt et à notre satisfaction qu'à la volonté même de Dieu, et nous oublions que ce Dieu demande et exige d'être aimé, désiré et servi uniquement en vue de sa gloire. Pour éviter ce piège qui vous empêcherait d'avancer dans la voie de la perfection, et pour vous habituer à ne rien vouloir et à ne rien faire que sous l'impulsion de la grâce et dans le seul but d'honorer et de satisfaire celui qui veut être le principe et le but unique de toutes nos actions et de toutes nos pensées, voici le moyen que vous avez à prendre. Quand une occasion se présente de faire quelque bonne œuvre, attendez pour vous y porter que vous ayez premièrement élevé votre esprit à Dieu, afin de vous assurer qu'il veut que vous la fassiez, et que vous-même vous ne la voulez que pour vous conformer à sa volonté et lui être agréable. Votre volonté ainsi excitée et attirée par celle de Dieu, se pliera facilement à vouloir ce que Dieu veut, parc qu'il le veut, uniquement en vue de son bon plaisir et de sa gloire. Agissez de même à l'égard des choses que Dieu ne veut pas ; ne les rejetez qu'après avoir arrêté l'œil de votre intelligence sur cette volonté de Dieu qui veut que vous les rejetiez en vue de lui plaire. Il faut toutefois observer que la nature a mille artifices pour nous induire en erreur. En se cherchant elle-même, elle nous persuade que nous agissons dans le but de plaire au Seigneur, tandis que nous avons toute autre chose en vue. De là vient que ce que nous embrassons ou rejetons par pur intérêt, nous croyons souvent l'embrasser ou le rejeter dans le but de plaire à Dieu ou dans la crainte de lui déplaire. À cette illusion si dangereuse, il y a un remède essentiel, radical : la pureté du cœur. Elle consiste à nous dépouiller du vieil homme et à nous revêtir du nouveau. C'est, on le voit, le but auquel doivent tendre tous nos efforts dans ce combat spirituel. Mais pour ne pas trop entreprendre à la fois, voici le moyen que je vous propose, maintenant que vous êtes encore plein de vous-même. Au commencement de vos actions, appliquez-vous à vous dépouiller autant que possible de tout mélange où vous soupçonnez qu'il entre un élément humain, et à ne rien vouloir, rien embrasser, rien rejeter que vous ne vous y sentiez auparavant poussé ou attiré par le seul motif de la volonté de Dieu. Si dans toutes vos actions, et particulièrement dans les mouvements intérieurs de l'âme et les actes extérieurs qui ne durent qu'un instant, vous ne pouvez pas sentir toujours l'influence actuelle de ce motif, faites en sorte du moins qu'il se trouve virtuellement dans chacune de vos actions en conservant l'intention générale de les faire toutes pour plaire au Seigneur. Mais dans les actions qui ont quelque durée, ce n'est pas assez d'exciter en vous ce motif au moment de vous mettre à l'œuvre ; il faut le renouveler souvent et le tenir éveillé jusqu'à la fin. Sinon, vous courez le risque d'être pris au piège de l'amour-propre. Toujours plus enclin à retomber sur lui-même qu'à s'élever vers Dieu, l'amour-propre profite de l'instant de répit que nous lui donnons pour nous faire changer insensiblement d'intention et d'objet. Le chrétien qui manque de vigilance à cet égard peut, il est vrai, commencer ses actions dans le seul but de plaire à Dieu ; mais peu à peu et comme à son insu, il se laisse aller au sentiment de la vaine gloire, si bien qu'oubliant la volonté divine, il s'en détourne pour s'attacher au plaisir qu'il trouve en son œuvre, et à l'utilité ou à l'honneur qu'il peut en retirer. Si Dieu lui-même lui envoie une infirmité, un contretemps, un obstacle quelconque qui l'empêche de continuer son œuvre, il tombe dans le trouble et l'inquiétude ; il se plaint tantôt de celui-ci, tantôt de celui-là, quand il ne va pas jusqu'à se plaindre de Dieu même. C'est là une preuve évidente que son intention n'était pas dirigée uniquement vers Dieu, mais qu'elle venait d'une racine gâtée et d'un fond corrompu. Quiconque, en effet, suit l'impulsion de la grâce et agit en vue de plaire à Dieu n'a de préférence pour rien. Il ne veut que ce que Dieu veut, de la manière et au temps qu'il lui plaît. Quelle que soit l'issue de ses entreprises, il est heureux et tranquille. De toute façon, il arrive à la fin qu'il s'était proposée : l'accomplissement de la volonté divine. Tenez-vous donc bien recueilli en vous-même et soyez attentif à rapporter toutes vos actions à une fin si noble et si parfaite. Et si, parfois, la disposition de votre âme vous porte à faire le bien dans le but d'éviter les peines de l'enfer, vous pouvez, en cela encore, vous proposer pour fin dernière de plaire au Seigneur et de satisfaire le désir qu'il a de vous voir échapper à l'enfer et entrer dans son royaume. Jamais on ne comprendra tout ce que ce motif renferme de force et de vertu. L'action l plus humble, faite en vue de plaire à Dieu seul et de procurer sa gloire, l'emporte infiniment sur les œuvres les plus importantes faites dans un autre but. C'est ainsi que l'aumône d'un denier, faite uniquement pour plaire à sa divine majesté, est plus agréable au Seigneur que l'abandon d'une fortune immense faite dans le bue, si bon pourtant et si désirable, de se procurer ainsi la jouissance des biens éternels. Cette pratique de faire toutes nos actions en vue de plaire à Dieu pourra dès le principe vous paraître pénible ; mais l'usage vous la rendra aisée et facile. Pour cela, tournez vers Dieu les désirs et les affections de votre cœur ; aspirez à lui comme à votre unique et suprême trésor, comme au bien infiniment parfait, digne, à cause de sa perfection même, d'être recherché, servi et souverainement aimé par toutes les créatures. Plus notre intelligence s'attachera à considérer les titres infinis que Dieu présente à nos hommages et à notre amour, plus les affections de notre volonté deviendront tendres et fréquentes, et partant, plus vite et plus facilement se formera en nous l'habitude de rapporter toutes nos actions à Dieu. J'ajoute un dernier avis. Pour obtenir cette grâce incomparable, demandez-la instamment au Seigneur, et considérez souvent les bienfaits sans nombre qu'il vous a accordés et qu'il vous accorde encore tous les jours, sans aucun avantage pour lui-même et par un pur effet de son amour.
 

CHAPITRE XI

De quelques considérations qui peuvent porter notre volonté
à se conformer en tout au bon plaisir de Dieu
 

Pour amener plus facilement votre volonté à ne vouloir en toute chose que le bon plaisir et la gloire de Dieu, rappelez-vous qu'il vous a, le premier, entouré de témoignages d'honneur et de marques d'amitié. C'est lui qui vous a tiré du néant, vous a formé à son image et a fait toutes les autres créatures pour votre service. C'est lui qui vous a donné pour rédempteur non pas un ange, mais son Fils unique lui-même, avec mission de vous racheter non pas à prix d'argent et d'or, qui sont des choses corruptibles, mais au prix de son sang précieux et de sa mort cruelle et ignominieuse. C'est lui qui, à toute heure, à tout instant vous garde contre vos ennemis, combat avec vous par sa grâce et tient à votre disposition, comme défense et comme nourriture, le corps de son Fils bien-aimé. Ne sont-ce pas là autant de preuves irrécusables de l'estime et de l'amour que ce grand Dieu pour des créatures aussi viles, aussi misérables que nous, jamais personne ne la pourra concevoir, comme aussi personne ne comprendra jamais la reconnaissance que nous devons à cette majesté souveraine pour les bienfaits signalés qu'elle nous a si libéralement accordés. Si les grands de la terre se croient obligés de rendre aux pauvres et aux personnes de basse condition les marques de respect qu'ils en reçoivent, que fera notre bassesse pour répondre à l'estime et à l'amour dont la majesté divine se plaît a nous honorer ? Tenez par-dessus tout cette vérité profondément gravée dans votre mémoire que l'infinie majesté de Dieu mérite d'être honorée et servie uniquement dans le but de lui plaire.
 

CHAPITRE XII

Des différentes volontés de l'homme et de la guerre qu'elles se font entre elles
 

Bien qu'il y ait en nous deux volontés, l'une qui fait partie de la raison et que l'on appelle à cause de cela volonté raisonnable et supérieure, l'autre qui a son siège dans les sens et qu'on désigne sous le nom de volonté inférieure et sensuelle, ou plus communément sous les noms d'appétit, de sens, de passion ; toute fois, comme on n'est homme que par la raison, ce n'est pas, à proprement parler, vouloir une chose que d'y être porté par le seul mouvement des sens ; il faut, pour qu'il y ait vouloir véritable, l'assentiment de la volonté supérieure. La guerre spirituelle que nous avons à soutenir vient principalement de ce que la volonté raisonnable a, au-dessus d'elle, la volonté divine, et, au-dessous, la volonté des sens ; placée au milieu, elle se trouve engagée dans un combat sans trêve, chacune de ces deux volontés cherchant à l'attirer à son parti et à l'assujettir à sa puissance. Ce combat, au début surtout, est extrêmement pénible à ceux qui, après avoir contracté de mauvaises habitudes, prennent la résolution de changer de vie et de s'arracher aux étreintes du monde et de la chair pour se dévouer au service et à l'amour de Jésus-Christ. En butte aux assauts de la volonté souffre cruellement des coups multipliés qu'elle reçoit. Tout autre est la condition de ceux qui se sont déjà fait de la vertu ou du vice une habitude invétérée et se proposent de continuer le genre de vie dans lequel ils se sont engagés. Les uns, formés à la vertu, se soumettent sans difficulté à la volonté de Dieu, les autres, corrompus par le vice, se plient sans résistance aux exigences des passions. Mais que personne ne s'imagine pouvoir acquérir une vertu solide et servir Dieu comme il faut, s'il n'est résolu à se faire violence à lui-même. Il ne suffit pas en effet de renoncer aux plaisirs coupables : il faut, en outre, se détacher de toute affection terrestre. C'est ce qui fait que peu d'âmes arrivent à la perfection chrétienne. Après avoir surmonté, au prix de grands efforts, les vices plus considérables, elles reculent devant la violence qu'elles ont à se faire pour résister à une infinité de petites volontés et de passions moins considérables qui se fortifient par les succès continuels qu'elles remportent, et finissent par exercer un empire absolu sur leur cœur. C'est ainsi qu'il se rencontre des personnes qui, sans vouloir s'approprier le bien d'autrui, s'attachent outre mesure à ce qu'elles possèdent. Elles ne veulent pas arriver aux honneurs par des moyens défendus, mais elles ne les fuient pas comme elles devraient le faire ; elles les désirent même et emploient pour y parvenir des moyens qu'elles croient honorables. Elles observent les jeûnes d’obligation, mais elles aiment la bonne chère et les mets délicats. Elles vivent dans la continence, mais elles s'affectionnent à certains plaisirs qui nuisent considérablement à la vie spirituelle et à l'union de l'âme avec Dieu. Ce sont là toutes choses fort dangereuses pour les personnes même les plus saintes, et plus particulièrement pour celles qui les craignent le moins ; nous ne saurions donc les éviter avec trop de soin. Cet attachement aux choses de la terre est cause encore que l'on fait ses bonnes œuvres avec tiédeur et qu'on y mêle beaucoup d'amour-propre et d'imperfections cachées, une estime exagérée de soi-même et un désir secret d'être loué et applaudi par les hommes. Ceux qui se laissent aller à ces défauts, non seulement n'avancent pas dans la voie du salut, mais retournant en arrière, ils courent grand risque de retomber dans leurs anciens vices, parce qu’ils n'aiment point la vertu véritable, qu'ils sont peu reconnaissants envers Jésus-Christ qui les a délivrés de la tyrannie du démon et que, fermant les yeux sur le péril qu'ils courent, ils s'endorment dans une trompeuse sécurité. Faisons remarquer ici une illusion d'autant plus dangereuse qu'elle est plus difficile à découvrir. Parmi les personnes qui s'adonnent à la vie spirituelle, il s'en rencontre un bon nombre qui s'aimant trop elles-mêmes, ou plutôt ignorant la bonne matière de s'aimer, choisissent parmi les exercices spirituels ceux qui sont plus conformes à leur goût, et laissent là ceux qui vont à l'encontre de leurs penchants naturels, sur lesquels pourtant ils devraient concentrer tout l'effort de la lutte. Je vous conseille donc, âme chrétienne, et je vous conjure d'aimer la peine qu'on éprouve à se vaincre soi-même. C'est de là que tout dépend : la victoire sera d'autant plus prompte et plus assurée que vous aimerez davantage les difficultés que la lutte présente à ceux-là surtout qui marchent pour la première fois à la conquête de la vertu. Et si vous avez plus d'ardeur pour la fatigue du combat que pour les douceurs de la victoire, nul doute que vous n'arriviez plus promptement encore au terme de vos désirs.
 

CHAPITRE XIII

De quelle manière il faut combattre la sensualité,
et quels actes la volonté doit produire pour acquérir les habitudes des vertus.
 

Lorsque vous sentez la volonté de Dieu et l'appétit sensitif se disputer la possession de votre cœur, vous devrez, pour faire triompher en vous la volonté divine, prendre les moyens suivants. Dès que les mouvements de l'appétit sensitif s'élèvent en vous, opposez-leur une vigoureuse résistance, de peu qu'ils n'entraînent à leur suite la volonté supérieure. Ces premiers mouvements apaisés, réveillez-les en vous pour les réprimer avec plus de force et de vigueur. Provoquez-les ensuite à un troisième combat, afin de vous accoutumer à les repousser avec horreur et dédain. Ces deux derniers moyens sont excellents pour dompter les appétits désordonnés, hormis pourtant les passions charnelles dont nous parlerons en un autre endroit. Enfin, produisez des actes opposés aux passions que vous voulez vaincre. Un exemple éclaircira ma pensée. Vous êtes, je suppose, porté aux mouvements d'impatience. Si vous êtes bien recueilli en vous-même et attentif à ce qui se passe dans votre intérieur, vous remarquerez que ces mouvements s'attaquent sans relâche à la volonté supérieure pour la faire fléchir et obtenir son consentement. Usez alors du premier moyen que nous avons indiqué ; opposez à chacun de ces mouvements une résistance opiniâtre, et faites tous vos efforts pour empêcher la volonté d'y donner son consentement. N'abandonnez pas la lutte avant que l'ennemi, abattu et terrassé, vous ait rendu les armes. Mais voyez la malice du démon. Lorsqu'il s'aperçoit que nous résistons courageusement aux mouvements d'une passion quelconque, il cesse de les exciter en nous, et cherche même à les apaiser. Il veut par là nous empêcher d'acquérir, à l'aide de cet exercice, l'habitude de la vertu contraire, et nous faire tomber dans les pièges de la vaine gloire et de l'orgueil, en nous insinuant qu'il ne nous a fallu, comme aux vaillants soldats, qu'un instant pour faire tomber l'ennemi à nos pieds. Vous passerez donc au second combat : vous rappellerez à votre mémoire et réveillerez en vous-même les pensées qui vous ont excité à l'impatience, et quand vous sentirez l'émotion gagner la partie sensitive, vous en réprimerez les mouvements avec un redoublement de force et de vigueur. Bien que nous repoussions nos ennemis en vue de bien faire et de nous rendre agréables à Dieu, il n'en est pas moins vrai que bien souvent nous n'avons pas pour eux toute la haine qu'ils méritent, et qu'ainsi nous courons le risque de succomber à de nouvelles attaques. Pour échapper à ce danger, livrez-leur un troisième assaut et chassez-les loin de vous, non seulement avec des sentiments d'aversion, mais avec un suprême mépris, jusqu'à ce qu'ils ne soient plus pour vous qu'un objet d'honneur et d'abomination. Enfin, pour orner et enrichir votre âme des habitudes des vertus, il faut produire des actes intérieurs directement contraires à vos passions déréglées. Vous voulez, par exemple, acquérir l'habitude de la patience, et voilà qu'une marque de mépris qu'on vous donne fait naître en vous un mouvement d'impatience. Ne croyez pas qu'il vous suffise des prendre les trois moyens que j'ai indiqués plus haut ; non, il faut en outre aimer l'affront qu'on vous fait, désirer d'être souvent méprisé de la même manière et par la même personne, et vous disposer à souffrir de plus grands outrages encore. La nécessité où nous sommes pour arriver à la perfection de poser des actes de vertus contraires aux vices qui nous assiègent vient de ce que les autres actes, si vigoureux et si multipliés qu'ils soient, sont impuissants à arracher la racine du mal. Ne sortons point de notre exemple. Quoique nous refusions notre consentement aux mouvements d'impatience que les affronts éveillent en nous, que nous employions même pour les dompter les trois moyens mentionnés plus haut, il n'en est pas moins vrai qu'à moins de nous habituer, à l'aide d'actes souvent répétés, à aimer les opprobres et à nous en réjouir, jamais nous ne pourrons nous débarrasser entièrement du vice de l'impatience qui a pour racine l'horreur de tout ce qui va à l'encontre du besoin d'estime que nous ressentons naturellement en nous-mêmes. Aussi longtemps que cette racine vicieuse demeure vivante en notre cœur, elle pousse continuellement des rejetons qui rendent la vertu languissante et finissent parfois par l'étouffer entièrement, sans compter qu'elle nous tient dans un péril continuel de retomber à la première occasion qui se présentera. Il suit de là que, si nous ne posons des actes contraires aux vices que nous voulons combattre, jamais nous n'acquerrons l'habitude solide des vertus. Encore faut-il que ces actes soient souvent répétés. L'habitude du vice s'est formée en nous par la multiplication des actes vicieux : il faut donc des actes multipliés pour l'extirper de notre cœur et y introduire l'habitude de la vertu. Je vais plus loin, et je dis qu'il faut plus d'actes bons pour former en nous l'habitude de la vertu que d'actes mauvais pour y créer l'habitude du vice, par la raison que la corruption de notre nature favorise cette dernière habitude, et va à l'encontre de la première. J'ajoute aux précédentes observations que, si la vertu à laquelle vous vous exercez le comporte, vous devez joindre aux actes intérieurs les actes extérieurs correspondants. Ainsi, pour nous tenir toujours au même exemple, vous devez répondre avec douceur et charité à ceux qui vous maltraitent et profiter des occasions que vous aurez de leur rendre service. Si faibles que vous paraissent ces actes intérieurs et extérieurs, votre volonté semblât-elle même n'y point avoir de part, gardez-vous bien de les abandonner : nonobstant leur faiblesse apparente, ils vous soutiennent dans le combat et vous aplanissent le chemin de la victoire. Soyez attentifs à ce qui se passe au-dedans de vous et attachez-vous à combattre jusqu'aux moindres mouvements désordonnés que vous y découvrirez. Les petites passions ouvrent la voie aux grandes, et les habitudes vicieuses finissent par s'emparer de notre âme. Combien, pour avoir négligé de résister aux attaques légères d'une passion dont ils avaient repoussé les plus violents assauts, combien, dis-je, attaqués ensuite plus vigoureusement au moment où ils y songeaient le moins, ont subi une défaite plus désastreuse que jamais. Je vous conseille encore de vous appliquer à mortifier vos désirs, même dans les choses permises. Cette mortification vous procurera de grands avantages et vous rendra plus facile et plus prompte la victoire à remporter sur vous-même dans les choses défendues. Vous en deviendrez plus fort et plus aguerri dans le combat que vous soutenez contre vos tentations ; vous éviterez diverses embûches du démon et vous vous rendrez en même temps très agréable au Seigneur. Laissez-moi vous parler clairement. Si vous persévérez dans ces exercices si salutaires, si propres à réformer votre intérieur et à vous faire triompher de vous-même, je vous promets que vous avancerez à grands pas dans la voie de la perfection et que vous deviendrez véritablement spirituel, et non pas de nom seulement. Mais si vous vous engagez dans une autre voie, si vous choisissez d'autres pratiques, quelque excellentes que ces pratiques vous paraissent, quelques délices que vous y goûtiez, eussiez-vous même la persuasion d'être étroitement uni à Dieu et de vous entretenir intimement avec lui, soyez convaincu que jamais vous n'acquerrez la véritable spiritualité. La perfection, vous ai-je dit au chapitre premier, ne consiste pas dans les pratiques qui charment et flattent notre nature, mais dans les exercices qui l'attachent à la croix avec toutes ses affections. C'est par là que les vertus s'acquièrent et que l'homme intérieurement renouvelé s'unit à son Sauveur crucifié et à son divin Créateur. S'il est clair pour tous que les habitudes vicieuses se forment par les actes réitérés de la volonté supérieure cédant aux appétits des sens, il n'est pas moins évident que les saintes habitudes s'acquièrent par la fréquente répétition d'actes conformes à la volonté divine qui nous appelle à pratiquer tantôt une vertu, tantôt une autre. De même que la volonté, malgré les assauts violents qu'elle subit du côté des sens et des passions, ne peut devenir l'esclave du vice et des désirs terrestres, si elle ne cède elle-même à l'effort de la tentation ; de même aussi elle ne peut, quelque forte que soit l'action de la grâce, devenir véritablement vertueuse et unie à Dieu, si elle ne se conforme par ses actes intérieurs, et au besoin par ses actes extérieurs, aux inspirations de la grâce divine.
 

CHAPITRE XIV

De la conduite à tenir quand la volonté semble vaincue et dominée par l'appétit sensitif
 

S'il vous semble parfois impossible de repousser les assauts des passions et des ennemis qui vous obsèdent, et cela parce que vous ne sentez point en vous-même une volonté efficace de leur résister, tenez bon cependant : vous avez le droit de vous croire victorieux, aussi longtemps que vous n'aurez point la certitude d'avoir succombé. Comme la volonté supérieure n'a pas besoin de l'appétit sensitif pour produire les actes qui lui sont propres, jamais la violence de l'attaque ne peut, malgré elle, la forcer à s'avouer vaincue. Dieu a doué notre volonté d'une liberté et d'une force telles qu'alors même que toutes les passions, tous les démons et toutes les créatures se ligueraient ensemble pour la combattre, elle conserverait, en dépit de leurs efforts, une liberté complète de faire ce qu'elle veut et de ne pas faire ce qu'elle ne veut pas, et cela autant de fois, aussi longtemps, de la manière et pour la fin que bon lui semble. Si vos ennemis vous attaquent et vous pressent avec tant de violence que votre volonté, en quelque sorte étouffée, ne puisse plus reprendre haleine pour se dégager de leur étreinte, ne perdez point courage, et ne jetez point les armes : mais appelez la parole à votre aide et criez au tentateur : jamais je ne cèderai à les suggestions. Arrière, arrière : je ne veux point de toi. Faites comme un homme qui, se trouvant aux prises avec un ennemi acharné et ne pouvant le percer de son épée, le frappe avec le pommeau. Et de même qu'il s'efforce de reculer de quelques pas pour pouvoir donner de la pointe à son adversaire, ainsi retirez-vous en vous-même, considérez votre impuissance et votre néant, et, ranimant votre confiance en Dieu, élancez-vous sur la passion ennemie, en vous écriant : Aidez-moi, ô Seigneur et mon Dieu ; Jésus et Marie, venez à mon secours, de peur que je ne succombe. Et si l'ennemi vous en laisse le temps, appelez l'entendement au secours de la volonté. Faites les considérations qui vous sembleront les plus propres à relever votre courage et à ranimer vos forces épuisées. Prenons un exemple. Vous êtes, je suppose, sous le poids d'une persécution ou de toute autre peine ; et vous vous sentez porté à l'impatience au point de ne pouvoir ou de ne vouloir plus rien souffrir. Fortifiez votre volonté en arrêtant votre pensée sur les considérations suivantes ou sur d'autres semblables. • Premièrement, voyez si vous ne méritez pas le mal que vous endurez, et si vous n'y avez pas donné occasion ; si ce mal est arrivé par votre faute, dites-vous que ce n'est que justice de souffrir patiemment les blessures que l'on s'est à soi-même. • Deuxièmement, si vous n'avez rien à vous reprocher à cet égard, rappelez à votre souvenir les fautes dont Dieu ne vous a pas encore châtié ou que vous n'avez pas encore expiées vous-même par la pénitence et, voyant que Dieu daigne en sa miséricorde commuer la peine éternelle ou temporelle qui vous était réservée dans l'autre monde en cette peine incomparablement plus légère qu'il vous envoie ici-bas, recevez-la non seulement avec joie, mais avec actions de grâces. • Troisièmement, si vous voyez avoir fait beaucoup de pénitences et peu offensé la majesté divine (pensée contre laquelle il faut vous prémunir toujours), songez qu'on n'entre dans le royaume des cieux que par la porte étroite des tribulations. • Quatrièmement, considérez que si une autre voie vous était ouverte, la loi d'amour devrait vous empêcher de la suivre, puisque le Fils de Dieu et les saints, qui sont ses membres, sont entrés au Ciel par un chemin semé d'épines et de croix. Enfin, ce que vous devez surtout envisager ici et en toutes choses, c'est la volonté de Dieu : il a tant d'amour pour vous qu'il prendra un plaisir extrême à voir les actes de vertu et de mortification que vous accomplirez pour correspondre à son affection et vous montrer fidèle et généreux défenseur de sa cause. Tenez pour certain que plus la persécution sera injuste et odieuse de la part de son auteur, et partant plus pénible pour vous, plus aussi votre constance sera agréable au Seigneur. Elle lui montrera que, jusque dans les choses répréhensibles en elles-mêmes et pour vous remplies d'amertume, vous savez approuver et aimer cette volonté adorable qui fait plier sous sa loi les événements qui lui sont le plus contraires et les ramener à l'ordre invariable de sa Providence. 
 

CHAPITRE XV

Quelques avis touchant la manière de combattre,
et spécialement contre qui et avec quel courage il faut le faire
 

Vous connaissez les moyens à prendre pour vous vaincre vous-même et embellir votre âme des ornements de la vertu. Apprenez aujourd'hui que, pour triompher de vos ennemis avec plus de promptitude et de facilité, il est éminemment utile, nécessaire même, que vous déclariez une guerre continuelle à vos vices et tout spécialement à l'amour-propre, et que vous vous accoutumiez à aimer, comme vos plus chères délices, les mépris et les outrages que le monde vous prodiguera. Si les victoires sont difficiles, rares, incomplètes et peu durables, il faut, ainsi que je l'ai insinué déjà, en attribuer la cause au peu de soin que l'on apporte à se préparer à ce combat et au peu d'estime qu'on en fait. Sachez, en outre, que ce combat doit être soutenu avec un courage à toute épreuve. Ce courage, vous l'obtiendrez infailliblement si vous le demandez à Dieu et si, après avoir considéré la rage de vos ennemis, la haine implacable qui les anime et les bataillons nombreux dont ils disposent, vous songez que la bonté de Dieu et son amour pour vous l'emportent infiniment sur la haine des démons, et que les anges et les élus qui combattent avec vous sont plus nombreux que les satellites de Satan. C'est cette considération qui a rendu tant de faibles femmes victorieuses de la puissance et de la sagesse du monde, des assauts des passions et de la rage de l'enfer. Que l'ennemi donc redouble d'efforts, que la lutte se prolonge au point de vous faire croire qu'elle ne finira qu'avec votre vie, qu'elle vous menace de plusieurs côtés à la fois d'une ruine presque certaine, ce n'est pas une raison de vous épouvanter. Sans revenir sur ce que nous avons déjà dit, vous devez savoir que toutes les forces et tous les artifices de nos ennemis sont dans les mains du divin capitaine pour l'honneur duquel nous combattons. Puisqu'il a ce combat en si grande estime et qu'il nous y appelle avec tant d'instances, il ne permettra pas que vos ennemis vous surprennent, mais il combattra lui-même pour vous et les livrera vaincus entre vos mains, à l'heure qui lui plaira, mais toujours à votre plus grand avantage, dût-il différer la victoire jusqu'au dernier jour de votre vie. Tout ce qu'il demande de vous, c'est que vous combattiez généreusement et que, si nombreuses que soient vos blessures, vous ne déposiez jamais les armes, ni ne preniez la fuite. Enfin, pour soutenir vigoureusement la lutte, sachez qu'elle est inévitable, et que refuser le combat, c'est assurer votre défaite et votre ruine. Vous avez affaire à des ennemis si acharnés à votre perte, qu'il n'y a ni paix, ni trêve à espérer de leur part.
 

CHAPITRE XVI

Comment le soldat de Jésus-Christ doit se mettre en campagne dès le matin 
 

La première chose que vous avez à faire à votre réveil, c’est d’ouvrir les yeux de l’âme et de vous considérer comme en un champ clos, avec cette loi expresse que celui qui ne combat pas doit périr à jamais. Là, vous vous figurerez être en présence de votre ennemi, je veux dire de cette inclination mauvaise que vous avez déjà entrepris de combattre et qui se tient tout armée pour vous blesser et vous donner la mort. À votre droite, vous verrez Jésus-Christ votre invincible capitaine, la Vierge Marie avec Saint Joseph son époux bien-aimé, d’innombrables troupes d’anges et de saints, parmi lesquels l’archange saint Michel ; à votre gauche, vous verrez le démon et ses satellites prêts à exciter la passion ennemie et à vous persuader de céder à ses suggestions. Vous vous imaginerez alors entendre la voix de votre ange gardien, vous parlant de la sorte : « Vous avez aujourd’hui à combattre contre cet ennemi, et contre d’autres encore. Ne craignez point, ne perdez point courage ; ne cédez ni à la frayeur ni à quelque considération que ce soit ; car votre Seigneur et votre capitaine est ici près de vous avec ses glorieuses phalanges, pour combattre avec elles contre vos ennemis et il ne souffrira pas qu’ils vous soumettent par la force ou la ruse. Demeurez ferme, faites-vous violence, quoiqu’il doive vous en coûter parfois. Criez souvent au secours du plus profond de votre cœur ; appelez à votre aide votre Seigneur, la Vierge Marie et tous les saints, et vous remporterez infailliblement la victoire. « Si vous êtes faible et peu aguerri, si vos ennemis sont forts et nombreux, songez que les troupes de celui qui vous a créé et racheté sont plus nombreuses encore, que votre Dieu est infiniment plus puissant que votre ennemi et qu’il désire bien plus ardemment vous sauver que le démon ne désire vous perdre. Combattez donc ; et ne vous lassez jamais de souffrir : de cette fatigue, de la violence que l’on déploie contre ses mauvaises inclinations, de la peine que l’on éprouve à surmonter les habitudes mauvaises, naissent la victoire et ce trésor inestimable qui procure le royaume du Ciel, et léternelle union de lâme avec son Dieu. « Vous commencerez le combat au nom du Seigneur et vous prendrez pour armes la défiance de vous-même, la confiance en Dieu, la prière et l’exercice de vos puissances spirituelles. Vous appellerez au combat cet ennemi et cette passion que vous vous êtes proposé de vaincre, selon l’ordre indiqué ci-dessus ; vous lui apposerez tantôt la résistance, tantôt la haine, tantôt les actes de la vertu contraire, lui donnant ainsi coup sur coup des blessures mortelles, pour plaire aux regards de votre divin Maître qui est là, avec toute lÉglise triomphante, à contempler votre combat. « Je vous répète que vous ne devez point vous lasser de combattre, mais considérer l’obligation qui nous incombe à tous de servir Dieu et de lui plaire, et la nécessité où nous sommes de combattre, attendu que nous ne pouvons abandonner le champ de bataille sans être blessés et blessés à mort. « J’ajoute qu’en fuyant loin de Dieu comme un rebelle, et en vous donnant au monde et aux plaisirs de la chair, vous néchapperez point à la peine. Il vous faudra combattre malgré vous, et vous serez en butte à tant de contrariétés que vous sentirez souvent la sueur inonder votre front et des angoisses mortelles pénétrer votre cœur. « Considérez ici quelle folie il y aurait à s’imposer un travail si rude, avec la perspective de tourments infiniment plus horribles et d’une mort éternelle, et cela pour échapper à une peine passagère qui nous conduit à la vie éternelle et infiniment heureuse où lâme jouit de la présence de son Dieu». 
 

CHAPITRE XVII

De l’ordre à suivre dans la lutte que nous avons à soutenir contre nos passions
 

Il est extrêmement important de connaître l’ordre à suivre dans ce combat, afin de ne pas agir au hasard et par caprice, comme plusieurs le font au préjudice de leur salut. Pour lutter avec fruit contre vos ennemis et vos inclinations vicieuses, vous devez d’abord rentrer en vous-même et examiner avec soin qu’elles sont les pensées et les sentiments qui vous occupent habituellement, quelle est la passion qui domine en vous et tyrannise votre cœur. C’est contre cette passion spécialement que vous devez prendre les armes et lutter. S’il arrive que d’autres ennemis vous attaquent, marchez d’abord à celui qui vous fait la guerre actuellement et de plus près, et puis vous retournerez à votre principale entreprise.
 

CHAPITRE XVIII

De quelle manière il faut combattre les mouvements soudains des passions
 

Si vous nêtes pas encore accoutumé à parer les coups inopinés des injures ou de toute autre contrariété, attachez-vous, pour acquérir cette habitude, à les prévoir, à les souhaiter ensuite plusieurs et plusieurs fois, et attendez-les avec un esprit préparé à la lutte. Le moyen de les prévoir, c’est, après vous être rendu compte de la nature de vos passions, de considérer les personnes à qui vous avez affaire et les lieux où vous savez devoir les rencontrer. De la sorte, il vous sera facile de conjecturer les assauts que vous aurez à soutenir. Le soin que vous mettrez à tenir votre âme préparée aux événements prévus vous sera d’un grand secours, même dans le cas d’un accident prévu ; mais voici, en outre, un moyen que je vous conseille. Dès que vous commencerez à sentir lémotion que vous cause une injuste ou une affliction quelconque, efforcez-vous délever votre esprit vers Dieu ; considérez son ineffable bonté et son amour pour vous ; pensez que, s’il vous envoie cette adversité, c’est afin qu’en la supportant pour son amour, votre âme devienne plus pure, s’approche de lui et contracte une union plus étroite avec lui. Après avoir considéré combien Dieu se plaît à vous voir supporter patiemment cette adversité, adressez-vous à votre âme et faites-lui ces reprochez : Pourquoi ne veux-tu pas porter cette croix qui te vient, non de telle ou telle personne, mais de ton Père céleste lui-même ? Puis, vous tournant vers la croix, embrassez-la avec le plus de patience et de joie qu’il vous sera possible, et dites-lui : Ô croix préparée par la Providence divine bien longtemps avant ma naissance ; ô croix rendue douce par l’amour ineffable de mon Jésus crucifié, attachez-moi désormais à vous, afin que je sois tout entier à celui qui m’a racheté en mourant sur vos bras. Si la passion, victorieuse d’abord, vous empêche délever votre âme à Dieu et vous laisse une blessure au cœur, revenez à la charge au plus tôt, comme si vous n’aviez pas été blessé. Mais le remède le plus efficace contre ces mouvements soudains de la passion, c’est de supprimer de bonne heure la cause qui les produit. Si vous remarquez, par exemple, que l’affection que vous avez pour une chose est cause que la moindre traverse vous jette dans une soudaine altération d’esprit, le moyen d’y remédier, c’est de rompre cette attache. Mais si ce trouble provient non de la chose, mais de la personne même ; si vous éprouvez pour elle une telle aversion que ses moindres actions vous chagrinent et vous impatientent efforcez-vous, pour remédier à ce mal, d’incliner votre volonté à l’aimer et à la chérir, non seulement parce qu’elle est une créature formée comme vous de la main souveraine de Dieu et comme vous rachetée par son sang divin, mais parce qu’elle vous offre l’occasion d’acquérir, en la supportant, un trait de ressemblance avec votre Seigneur qui est plein d’amour et de bonté pour tous les hommes.

CHAPITRE XIX

Comment il faut combattre le vice de l’impureté

Vous devez combattre l’impureté d’une façon toute spéciale et entièrement différente de celle qui s’emploie pour les autres vices. Pour procéder avec ordre en ce combat, il faut distinguer : Le temps qui précède la tentation, le temps même de la tentation, et le temps qui suit la tentation. Avant la tentation, il faut diriger le combat contre les occasions qui donnent ordinairement lieu à ce genre de tentations. Premièrement, sachez que la manière de combattre ce vice, ce n’est pas de l’attaquer de front, mais ce vice avec tout le soin possible toute occasion et toute personne qui présente le moindre danger pour vous. Et si, parfois, vous êtes obligé de traiter quelque affaire avec ces sortes de personnes, faites-le promptement, avec un visage grave et modeste, et des paroles qui sentent plutôt la rudesse qu’une douceur et une affabilité excessive. Que vous ne sentiez pas actuellement et que , durant tant et tant d’années passées au milieu du monde, vous n’ayez pas senti les aiguillons de la chair, ce n’est pas une raison pour vous dispenser des règles de la prudence, car ce vice maudit fait en une heure ce qu’il n’a pas fait en plusieurs années ; le plus souvent, il tient ses préparatifs cachés et ses coups sont d’autant plus funestes et plus incurables qu’il se couvre des dehors de l’amitié et néveille point de soupçon. Souvent, les relations les plus à craindre, l’expérience l’a montré et le montre encore tous les jours, sont celles qui se continuent sous le prétexte qu’elles sont justifiées par la parenté, le devoir ou même la vertu de la personne qu’on aime. Il arrive en effet que le venin séduisant du plaisir se mêle à ces conversations prolongées et imprudentes, qu’il s’y infiltre insensiblement et que, s’insinuant à la fin jusquà la moelle de lâme, il obscurcit de plus en plus la lumière de la raison. On commence par compter pour rien les choses périlleuses, comme la tendresse des regards, léchange de paroles affectueuses, les douceurs de la conversation ; et ces familiarités agréées de part et d’autre finissent par conduire à la ruine ou du moins à une tentation bien rude et bien difficile à surmonter. Je vous répète, fuyez ; car vous êtes formé d’une matière aussi inflammable que létoupe. Ne dites pas que vous êtes trempé et tout plein de l’eau d’une bonne et forte volonté, que vous êtes résolu et prêt à mourir plutôt que d’offenser Dieu ; parce que, dans ces entretiens fréquents, la chaleur du feu fera peu à peu évaporer l’eau de la bonne volonté et, au moment où vous y penserez le moins, il se rendra si bien maître de votre cœur que vous n’aurez plus égard ni à la parenté, ni à l’amitié. Vous ne craindrez plus Dieu ; vous mépriserez l’honneur, la vie, et les tourments de l’enfer même. Fuyez donc, fuyez, si vous ne voulez pas être surpris, dompté et mis à mort. Deuxièmement, évitez l’oisiveté, applique-vous avec vigilance et attention aux pensées et aux œuvres conformes à votre état. Troisièmement, ne résistez jamais à vos supérieurs ; obéissez-leur fidèlement ; exécutez leurs ordres avec promptitude et avec d’autant plus d’ardeur qu’ils vous humilient et contrarient davantage votre volonté et votre inclination naturelle. Quatrièmement, gardez-vous de juger témérairement votre prochain, surtout en matière d’impureté et, si sa chute est manifeste, ayez compassion de lui. Ne lui témoignez ni indignation, ni mépris ; mais saisissez cette occasion de vous humilier et de mieux vous connaître ; confessez que vous nêtes que poussière et néant ; approchez-vous de Dieu par la prière et fuyez plus que jamais tout commerce qui vous offrira ne fût-ce que l’ombre d’un danger. Si vous êtes prompt à juger et mépriser les autres, Dieu vous corrigera à vos dépens : il permettre que vous tombiez dans les mêmes fautes, afin que vous reconnaissiez votre orgueil et qu’humilié par votre chute, vous cherchiez un remède à l’un et à l’autre vice. Que si, tout en évitant de tomber, vous persistez dans les mêmes sentiments, sachez qu’il y a lieu d’avoir des doutes sérieux sur votre état. Cinquièmement enfin, si Dieu vous accorde des consolations spirituelles, gardez-vous bien de vous complaire en vous-même et de vous imaginer que vous êtes quelque chose. Ne vous appuyez pas non plus sur les sentiments de dégoût, d’honneur et de haine profonde que vos ennemis vous inspirent pour vous persuader qu’ils ont abandonné le combat. Si vous manquez de circonspection, ils n’auront pas de peine à vous entraîner dans le mal. Quand la tentation est présente, considérez si la cause qui l’a fait naître est intérieure ou extérieure. J’entends par cause extérieure la curiosité des yeux ou des oreilles, le luxe des vêtements, les fréquentations et les entretiens qui portent au vice impur. Le remède à employer en ce cas, c’est la pudeur et cette modestie qui tient les yeux et les oreilles fermés à tout ce qui est de nature à exciter les passions ; c’est par-dessus tout la fuite, ainsi que nous l’avons dit plus haut. La cause intérieure, c’est la vigueur excessive du corps ou encore les pensées qui procèdent de nos mauvaises habitudes ou des suggestions du démon. Il faut combattre la vigueur exagérée du corps par les jeûnes, les disciplines, les cilices, les veilles et les autres mortifications de ce genre, sans toutefois outrepasser les bornes assignées par la discrétion et l’obéissance. Quant aux pensées mauvaises, de quelque part qu’elles viennent, voici les remèdes que vous devez leur opposer : L’application à divers exercices en rapport avec votre état ; L’oraison et la méditation. Dès que vous commencez à vous apercevoir, je ne dis pas de la présence, mais de l’approche de ces sortes de pensées, recueillez-vous en vous-même et vous tournant vers Jésus crucifié, dites-lui : Mon Jésus, mon doux Jésus, hâtez-vous de venir à mon aide, de peur que je ne tombe entre les mains de cet ennemi. Parfois aussi, embrassant la croix où votre Sauveur est attaché, baisez à plusieurs reprises les plaies sacrées de ses pieds et dites avec amour : Ô plaies adorables, plaies chastes et saintes, blessez maintenant ce cœur impur et misérable, et préservez-moi du péché. Pour la méditation, je ne voulais pas qu’au moment où les tentations charnelles vous pressent de toute part, vous vous arrêtiez à certaines considérations que beaucoup de livres considérations que beaucoup de livres conseillent d’opposer à ces tentations comme, par exemple, la honte attachée à cette passion, l’impossibilité de la satisfaire, les dégoûts et l’amertume qu’elle traîne à sa suite, les périls qu’elle occasionne, la ruine de la fortune, de la vie, de l’honneur et autres choses semblables. Les considérations de ce genre ne sont pas toujours un moyen efficace pour vaincre la tentation ; elles peuvent même causer un grave préjudice ; car si, d’un côté, l’entendement chasse ces pensées, de l’autre il les rappelle et nous met en danger d’y prendre plaisir et d’y donner notre consentement. C’est pourquoi le remède véritable, c’est de fuir non seulement les pensées elles-mêmes, mais encore toutes les considérations qui peuvent les représenter à notre esprit, fussent-elles de nature à nous en inspirer l’horreur. La méditation que vous devez choisir à cet effet, c’est la méditation de la vie et de la passion de Jésus-Christ. Si, durant ce saint exercice, les mêmes pensées reviennent malgré vous à votre esprit et vous tourmentent plus que de coutume, comme vous devez vous y attendre, que ce ne soit pas une raison de vous épouvanter, ni de quitter la méditation pour vous tourner contre elles et les combattre. Contentez-vous de continuer votre méditation avec toute l’attention possible, ne vous souciant non plus de ces pensées que si elles nétaient pas les vôtres. C’est la meilleure résistance à leur opposer, alors même qu’elles feraient une guerre continuelle. Vous finirez votre méditation par cette prière ou par quelque autre semblable : Ô mon Créateur et mon Rédempteur, délivrez-moi de mes ennemis, en l’honneur de votre Passion et de votre ineffable bonté ; et vous vous garderez bien de reporter la pensée vers ce malheureux vice, car son souvenir seul est plein de périls. Ne vous arrêtez jamais à disputer avec la tentation, pour savoir si vous avez consenti ou non. Cet examen, quelque louable qu’il paraisse, n’est qu’un artifice dont le démon se sert pour vous inquiéter et vous porter à la défiance et au découragement. Ou bien encore il espère, en occupant votre esprit de ces pensées, vous faire consentir à une délectation coupable. Si vous n’avez pas la certitude d’avoir consenti à la tentation, contentez-vous de déclarer en peu de mots à votre père spirituel ce que vous savez et, selon ce qu’il dira, tenez-vous en repos, et ne pensez plus à ce qui s’est passé. Découvrez-lui fidèlement toutes vos pensées, sans qu’aucun respect humain, aucune mauvaise honte vous retienne jamais. Que si nous avons besoin de la vertu d’humilité pour vaincre nos ennemis quels qu’ils soient, c’est ici surtout que nous devons nous humilier, attendu que ce vice est presque toujours un châtiment de l’orgueil. Lorsque le temps de la tentation est passé, voici ce que vous avez à faire. Quoique vous vous croyiez libre et en pleine sécurité, tenez votre esprit entièrement éloigné des objets qui ont donné naissance à la tentation et ne faites aucun compte des motifs de vertu ou de tout autre bien qui vous portent à agir autrement ; C’est là un artifice de la nature corrompue et un piège de notre astucieux ennemi, qui se transforme en ange de lumière pour nous précipiter dans les ténèbres.

CHAPITRE XX

Des moyens à prendre pour combattre la négligence
 

Pour ne pas tomber dans la misérable servitude de la négligence, servitude qui nous détournerait du chemin de la perfection et nous livrerait aux mains de nos ennemis, vous avez à fuir toute curiosité, toute attache terrestre, toute occupation étrangère aux devoirs de votre état. Efforcez-vous ensuite d’obéir promptement aux inspirations du Ciel et aux ordres de vos supérieurs, faisant toute chose dans le temps et de la manière qu’ils le souhaitent. Ne différez pas un seul moment, si court qu’il soit, parce que ce premier délai en amène un second, et celui-ci un troisième et beaucoup d’autres encore, auxquels notre sensualité se plie et cède bien plus facilement qu’aux premiers, amorcée et captivée qu’elle est par le plaisir qu’elle y a goûté. Il en résulte que l’on commence l’action trop tard ou que, cédant au dégoût qu’elle inspire on l’omet totalement. Et ainsi l’habitude de la négligence se forme insensiblement en nous et elle finit par prendre sur nous un tel empire qu’au moment même où elle tient nos mains liées, la honte que nous éprouvons de notre paresse extrême nous fait prendre la résolution dêtre plus soigneux et plus diligents à l’avenir. Cette négligence se répand partout ; non seulement elle infecte notre volonté de son poison en lui inspirant l’horreur du travail, mais elle aveugle notre entendement en l’empêchant de voir combien sont vaines et mal fondées les résolutions que nous prenons de remplir désormais nos obligations avec promptitude et diligence tandis quà l’heure même où elles s’imposent à nous, nous les omettons volontairement ou les remettons à plus tard. Il ne suffit pas de faire promptement ce que l’on a à faire ; mais il faut le faire au temps que requièrent la qualité et la nature de l’action, et y apporter le soin convenable pour qu’elle ait toute la perfection possible. Ce n’est pas de la diligence, mais un raffinement de négligence, que de remplir nos obligations avant le temps marqué et de les expédier au plus vite, sans nous soucier de les bien remplir, afin de nous livrer tout à l’aise à ce repos paresseux qui poursuivait notre pensée, quand nous nous hâtions d’accomplir l’œuvre qui nous était imposée. Ce grave désordre vient de ce que l’on ne considère pas le prix d’une bonne action faite au temps voulu et avec la ferme résolution d’affronter les difficultés que le vice de la négligence oppose aux chrétiens nouvellement engagés dans la lutte. Considérez donc souvent qu’une seule aspiration vers Dieu, une simple génuflexion faite en son honneur, a plus de prix que tous les trésors du monde et que chaque fois que nous nous faisons violence à nous-mêmes et à nos passions déréglées, les anges apportent du royaume des cieux pour notre âme une couronne glorieuse. Songez au contraire que Dieu enlève peu à peu aux négligents les grâces qu’il leur avait données, tandis qu’il prodigue ses dons aux chrétiens diligents, en attendant qu’il les fasse entrer dans sa propre gloire. Si, dans les commencements, vous ne vous sentez pas assez fort pour aller généreusement au-devant des peines et des difficultés, tâchez de vous les cacher à vous-même afin de les trouver moindres qu’elles ne paraissent aux yeux des paresseux. Peut-être aurez-vous, pour acquérir la vertu à laquelle vous vous exercez, beaucoup d’actes à poser, des fatigues de plusieurs jours à surmonter, des ennemis nombreux et puissants à combattre. Commencez à former ces actes, comme si vous en aviez peu à produire ; travaillez comme si votre travail ne devait durer que peu de jours ; luttez contre un ennemi, comme s’il n’y avait que celui-là à combattre, et faites-le avec la ferme assurance qu’aidé de la grâce de Dieu, vous êtes plus fort que tous vos ennemis ensemble. Par ce moyen, vous affaiblirez votre tendance à la paresse et vous disposerez votre âme à acquérir peu à peu la vertu contraire. Faites de même pour l’oraison. Si votre oraison doit durer une heure et si ce temps effraie votre paresse, mettez-vous en prière comme si vous n’aviez qu’un demi-quart d’heure à prier ; vous arriverez ainsi sans difficulté au demi-quart d’heure suivant, et ainsi de suite jusquà ce que l’heure soit passée. Si, au second demi-quart d’heure ou aux demi-quarts suivants, vous sentez trop de répugnance et de difficulté, abandonnez cet exercice, de peur de vous en dégoûter ; mais ayez soin de le reprendre peu de temps après. Tenez la même conduite à légard des œuvres manuelles, toutes les fois qu’il vous arrivera d’avoir beaucoup de besogne et que votre paresse, en exagérant le nombre et la difficulté de vos occupations, jettera le trouble dans votre âme. Commencez courageusement et paisiblement le premier ouvrage comme si cétait le seul que vous eussiez à faire. Mettez-y tout votre soin et vous viendrez à bout de la besogne avec bien moins de peine que votre paresse ne vous le faisait croire. Si vous négligez ce moyen, si vous n’allez pas au-devant des peines et des traverses, le vice de la paresse prendra sur vous un tel empire que les difficultés attachées aux débuts de la vie spirituelle seront pour vous une cause d’inquiétude et d’ennui, non seulement quand elles seront présentes, mais alors même qu’elles seront encore bien loin de vous. Vous craindrez toujours dêtre tourmenté et assailli par vos ennemis, et de voir arriver près de vous des personnes prêtes à vous imposer des obligations nouvelles, si bien qu’au sein même du repos, votre vie sera en proie à une inquiétude continuelle. Sachez que ce vice infecte de son poison caché non seulement les jeunes et tendres racines qui devaient produire les habitudes des vertus, mais les racines mêmes des habitudes déjà acquises. Comme le ver ronge le bois, ainsi ce vice ronge insensiblement la moelle de la vie spirituelle. Le démon s’en sert pour tendre des embûches et des pièges à tous les hommes, mais particulièrement à ceux qui aspirent à la perfection. Veillez donc, priez et faites de bonnes œuvres, et n’attendez point pour tisser le lin de votre robe nuptiale que le temps soit venu de vous en revêtir pour aller au-devant de lépoux. Souvenez-vous chaque jour que celui qui vous donne le matin ne vous promet pas le soir, et qu’en vous donnant le soir, il ne vous promet pas le matin suivant. Employez donc tous les moments de l’heure selon le bon plaisir de Dieu et comme si vous n’aviez pas d’autre temps à attendre ; d’autant plus que vous aurez à rendre au Seigneur un compte détaillé de tous les moments de votre vie. Je finis en vous avertissant de regarder comme perdue toute journée, si occupée qu’elle ait été, où vous n’aurez pas remporté de victoire sur vos inclinations mauvaises et sur votre volonté propre, où vous n’aurez pas remercié le Seigneur de ses bienfaits et en particulier de la douloureuse Passion qu’il a endurée pour vous, ainsi que de ses doux et paternels châtiments, lorsqu’il vous aura jugé digne de recevoir le trésor inestimable de quelque tribulation. 
 

CHAPITRE XXI

De la manière de gouverner les sens extérieurs
et comment on peut les faire servir à la contemplation des choses divines
 

La direction et le bon gouvernement des sens extérieurs exige une grande vigilance et une application constante ; car l’appétit sensitif qui est, pour ainsi parler, le capitaine de notre nature corrompue, se précipite éperdument à la poursuite des plaisirs et des satisfactions charnelles. Dans l’impuissance où il est de se les procurer par lui-même, il emploie les sens, comme autant de soldats et d’instruments naturels, pour saisir les objets de sa convoitise ; et après s’en être formé une image, il l’attire à lui et l’imprime dans l’âme. C’est de là que vient le plaisir ; à la faveur de l’alliance étroite qui existe entre l’esprit et la chair, il se répand dans tous les sens qui en sont capables ; et il en résulte une contagion qui infecte tout ensemble le corps et lâme, et finit par tout corrompre. Vous connaissez le mal, apprenez le remède. Soyez attentif à ne point laisser errer vos sens en liberté ; ne vous en servez point quand le seul plaisir ; ne vous en servez point quand le seul plaisir vous y porte et qu’aucune raison d’utilité ou de nécessité n’en légitime l’usage. Et si, trompant votre vigilance, ils sélancent trop en avant, faites en sorte de les retirer en arrière et de si bien les régler que les créatures, au lieu de les rendre comme auparavant misérablement esclaves des vains plaisirs, leur offrent un riche butin qu’ils pourront ensuite porter au-dedans de lâme. Que lâme alors recueillie en elle-même étende les ailes de ses puissances et sélève à la contemplation de Dieu. C’est ce que vous pourrez faire de la manière suivante. Lorsqu’un objet se présente à l’un de vos sens, efforcez-vous par la pensée de dégager de cet objet créé ce qu’il y a en lui de spirituel ; songez qu’il ne possède par lui-même aucune des propriétés qui tombent sous vos sens, mais qu’il doit à Dieu tout ce qu’il est ; que Dieu, par son Esprit, lui donne d’une manière invisible lêtre, la bonté, la beauté et toutes les qualités que vous admirez en lui. Réjouissez-vous alors de voir que votre Dieu est l’auteur et le principe unique des perfections si nombreuses et si variées des créatures, qu’il les renferme toutes éminemment en lui-même, et qu’elles ne sont qu’une imitation grossièreté de ses perfections infinies. Quand vous vous surprendrez à admirer de belles choses, vous les réduirez, par la pensée, à leur propre néant ; puis vous tournerez l’œil de votre âme vers le souverain Créateur qui est présent en elles et qui leur a donné lêtre et, ne prenant plaisir qu’en lui seul, vous vous écrierez : Ô essence divine, essence souverainement désirable, combien je me réjouis de ce que vous êtes le principe unique et infini de tout être créé ! Quand vous verrez des arbres, des plantes ou d’autres choses semblables, vous réfléchirez que la vie dont ces êtres sont doués, ils ne la tiennent pas d’eux-mêmes mais de l’Esprit invisible qui seul les vivifie, et vous direz : Voilà la véritable vie, de laquelle, en laquelle et par laquelle vivent et croissent toutes choses. Oh ! quelle joie j’en ressens en mon cœur ! De même, en voyant les animaux privés de raison, vous élèverez votre âme à celui qui leur donne la sensibilité et le mouvement, et vous lui direz : Ô premier moteur qui, en imprimant le mouvement à tous les êtres, demeurez immobile en vous-même, que je me réjouis de votre stabilité et de votre immutabilité ! Quand vous vous sentez attiré par la beauté des créatures, séparez ce que vous voyez de l’Esprit que vous ne voyez pas, et considérez que c’est l’Esprit invisible qui leur a donné ces charmes extérieurs ; dites-vous alors dans la joie de votre âme : Voilà les ruisseaux de la fontaine infini de tout bien. Oh ! quelle joie je ressens au fond de mon cœur, quand je pense à la beauté infinie, éternelle, qui est la source et le principe de toute beauté créée ! Faites la même distinction lorsque vous verrez briller dans votre prochain la bonté, la justice, ou quelque autre vertu, et dites à votre Dieu : Ô trésor inépuisable de toutes les vertus, que j’aime à voir que tout bien dérive de vous et se maintient par vous, et que tout n’est que néant en comparaison de vos perfections divines. Je vous remercie, Seigneur, de ce bien et de tout le bien que vous avez fait à mon prochain ; souvenez-vous, mon Dieu, de ma pauvreté et de l’extrême besoin que j’ai de la vertu de… (Nommez la vertu qui vous manque). Quand vous vous mettez à faire quelque chose, pensez que Dieu est la première cause de cette action, que vous nêtes entre ses mains qu’un instrument vivant, et élevez votre pensée vers lui, en disant : Quelle joie jéprouve au fond de moi-même, ô Maître suprême de l’univers, en songeant que je ne puis rien faire sans vous, et que vous êtes le premier et le principal artisan de toute chose ! Lorsque vous mangez ou que vous buvez, considérez que c’est Dieu qui donne la saveur à la nourriture, et ne prenant votre plaisir qu’en lui seul, dites-vous à vous-même : Réjouis-toi, mon âme, à la pensée qu’il n’y a point en-dehors de Dieu de contentement véritable, mais que, d’un autre côté, tu peux en toutes choses te réjouir uniquement en lui. Si vous respirez une odeur agréable, gardez-vous de vous arrêter au plaisir qu’elle vous procure, mais élevez-vous en esprit vers celui qui a fait pour vous ce parfum délicieux et dites-lui dans la joie de votre cœur : Ah ! mon Dieu, faites, je vous en conjure, que tandis que je prends plaisir à penser que toute suavité dérive de vous, mon âme, dégagée des plaisirs terrestres, sélève vers vous comme un parfum d’agréable odeur. Quand des chants harmonieux viennent frapper votre oreille, élevez votre âme vers Dieu et dites-lui : Quelle joie jéprouve, ô mon Seigneur et mon Dieu, quand je songe à l’harmonie plus que céleste que vos infinies perfections toutes ensemble rendent au-dedans de vous-même, et au merveilleux concert qu’elles forment par leur union avec les anges, les cieux et toutes les créatures.
 
 

CHAPITRE XXII

Comment les choses extérieures peuvent nous aider à régler nos sens
et à passer à la méditation des mystères de la vie et de la Passion du Verbe incarné
 

Je vous ai montré comment nous pouvons nous servir des choses sensibles pour nous élever à la contemplation de la divinité. Apprenez maintenant à vous exciter par leur moyen à la méditation des mystères de la vie et de la Passion du Verbe incarné. Toutes les créatures peuvent servir à cette fin. Considérez en elles, ainsi que nous venons de le dire, ce Dieu suprême, cause première et unique de leur être, de leur beauté et de toutes leurs perfections ; et considérez ensuite quelle grande, quelle immense bonté il nous a témoignée en daignant, lui, l’unique principe et le maître souverain de toute chose, se ravaler jusquà se faire homme, jusquà souffrir et mourir pour sa créature, jusquà souffrir et mourir pour sa créature, jusquà permettre aux œuvres mêmes de ses mains de s’armer contre lui pour le crucifier. Vous trouverez une infinité de choses qui mettront ces mystères adorables sous les yeux de votre âme. Les armes, par exemple, les cordes, les fouets, les colonnes, les épines, les clous, les marteaux, tous les objets enfin qui ont servi d’instruments à la Passion vous rappelleront ses souffrances cruelles. Les logements pauvres et incommodes rendront présents à votre mémoire létable et la crèche du Sauveur. La pluie vous fera souvenir de cette pluie de sang divin qui attisa le jardin des oliviers ; les pierres que nous foulons aux pieds nous rappelleront les pierres qui se brisèrent à sa mort ; la terre, le tremblement qui l’agita à cette heure suprême ; le soleil, les ténèbres qui l’enveloppèrent ; l’eau des fontaines, l’eau mêlée de sang qui sortit de son côté entrouvert ; et ainsi de tant d’autres choses qui se présenteront à vos yeux. Si vous buvez du vin ou quelque autre liqueur, rappelez-vous le vinaigre et le fiel dont on abreuva votre divin Maître. Si l’odeur des parfums vous attire, reportez votre pensée à l’odeur infecte que les cadavres lui envoyaient sur le mont Calvaire. Quand vous vous habillez, songez que le Verbe éternel s’est revêtu de votre chair mortelle pour vous revêtir de sa divinité ; et quand vous vous déshabillez, pensez que votre Sauveur a été dépouillé de ses vêtements pour être flagellé et crucifié pour vous. Quand vous entendez les clameurs et le bruit confus de la foule, souvenez-vous de ces cris abominables qui retentirent à ses oreilles : Qu’il meure, qu’il meure ! Crucifiez-les, crucifiez-le ! Quand la cloche gémit sous le marteau qui la frappe, songez à ce mortel battement de cœur que fit éprouver à Jésus, dans le jardin des oliviers, la crainte de sa Passion et de sa mort prochaine ; ou bien figurez-vous entendre les coups de marteaux qui l’attachèrent à la croix. Quand vous vous sentez vous-même, ou que vous voyez les autres en proie à la tristesse et à la douleur, songez que ces afflictions ne sont rien, comparées aux inconcevables angoisses qui transpercèrent le corps et lâme de votre Sauveur.
 

CHAPITRE XXIII

De quelques autres moyens de régler nos sens selon les diverses circonstances qui se présentent
 
 

Après vous avoir enseigné la manière délever votre esprit des choses sensibles à la considération de la divinité et des mystères du Verbe incarné, j’ajouterai ici quelques autres moyens d’en tirer divers sujets de méditation, afin de procurer aux âmes une nourriture abondante et appropriée à la diversité de leurs goûts, et de rendre service, non seulement aux personnes simples, mais même aux personnes d’un esprit plus élevé et plus versé dans les choses spirituelles ; car quelque avancé que l’on soit dans la voie de la perfection, on ne se sent pas toujours également disposé aux plus hautes spéculations. Vous n’avez point à craindre de vous embarrasser dans cette variété de pratiques, du moment que vous usez de discrétion et que vous prenez conseil d’un sage directeur. Abandonnez-vous entre ses mains avec humilité et confiance, non seulement pour ce qui regarde ce que je vais dire maintenant, mais pour tout ce que je vous dirai dans la suite. Quand vous jetterez lez yeux sur des objets qui flattent la vue ou jouissent de l’estime des hommes, persuadez-vous bien que toutes ces choses sont souverainement méprisables, qu’elles ne sont pour ainsi dire que de la boue en comparaison des richesses du Ciel, et foulez aux pieds les biens de ce monde pour n’aspirer qu’à la possession des biens éternels. Quand vous tournez les yeux vers le soleil, pensez que votre âme, lorsqu’elle est ornée de la grâce, est plus radieuse et plus belle que l’astre du jour ; et que, sans la grâce, elle est plus noire et plus affreuse que les ténèbres de l’enfer. Quand vous levez vos regards vers la voûte céleste, pénétrez des yeux de lâme jusqu’au divin empire, et arrêtez-vous-y par la pensée, comme dans le lieu destiné à devenir le séjour de votre éternelle félicité, si vous suivez ici-bas le chemin de l’innocence. Quand vous entendez le chant des oiseaux ou de suaves mélodies, élevez votre esprit au séjour des délices où résonne léternel alléluia, et priez le Seigneur de vous rendre digne de chanter éternellement ses louanges avec les esprits célestes. Quand vous vous apercevez que vous prenez plaisir à la beauté des créatures, songez que le serpent infernal se cache sous ces charmes trompeurs ; qu’il vous observe et s’apprête à vous donner la mort, ou du moins à vous blesser grièvement. Dites-lui alors : Eh quoi ! serpent maudit, tu me tends des embûches pour me dévorer ? Vous tournant ensuite vers Dieu : Soyez béni, lui direz-vous, de m’avoir découvert l’ennemi et de m’avoir délivré de sa rage meurtrière. De ces attraits séducteurs, fuyez soudain aux plaies de Jésus crucifié ; et, retiré dans cet asile, considérez combien le Seigneur a souffert dans sa chair adorable pour vous délivrer du péché et vous inspirer l’horreur des plaisirs charnels. Un autre moyen de vous dérober aux dangereuses amorces du plaisir, c’est de rentrer en vous-même et de penser à ce que deviendra après sa mort cette créature dont les charmes vous attirent. Quand vous êtes en chemin, souvenez-vous que chacun de vos pas vous approche du tombeau ; et à la vue des oiseaux qui traversent l’air et du ruisseau qui fuit, pensez que votre vie vole à son terme avec plus de rapidité encore. Lorsque sélèvent des vents impétueux, que léclair brille et que l’orage gronde, souvenez-vous du jour épouvantable du jugement et, fléchissant le genou, adorez le Seigneur et priez-le de vous donner la grâce et le temps de vous bien préparer à paraître devant sa majesté souveraine. Dans les accidents nombreux auxquels votre vie est sujette, voici la conduite que je vous engage à tenir. S’il arrive, par exemple, que la douleur ou la mélancolie vous accable, que la chaleur, la froidure ou toute autre incommodité vous fasse souffrir, élevez votre esprit à cette volonté éternelle qui se plaît, pour votre bien, à vous envoyer cette peine et qui sait la proportionner à vos forces. Vous réjouissant alors de l’amour que Dieu vous témoigne et de l’occasion qu’il vous présente de le servir de la manière qui lui est le plus agréable, vous direz du fond du cœur : C’est maintenant que s’accomplit en moi la volonté de la divine Providence qui a décrété de toute éternité de m’envoyer aujourd’hui cette affliction. Que sa bonté en soit louée à jamais ! Et quand vous découvrirez un saint désir dans votre cœur, tournez-vous à l’instant vers le Seigneur ; reconnaissez que cette bonne pensée vient de lui et rendez-lui grâces. Quand vous faites une lecture pieuse, imaginez-vous que c’est le Seigneur qui vous adresse les paroles que vous lisez, et acceptez-les comme si elles sortaient de sa bouche divine. Quand vous regardez la croix, pensez qu’elle est votre enseigne de guerre, qu’en vous éloignant d’elle vous tomberez aux mains de vos ennemis, et qu’en la suivant vous entrerez dans le Ciel, chargé de glorieuses dépouilles. Quand vous voyez l’image bien-aimée de la Vierge Marie, tournez votre cœur vers cette auguste Reine du Ciel ; remerciez-la de ce qu’elle est soumise en toute occasion à la volonté de Dieu, de ce qu’elle a enfanté, allaité et nourri le Rédempteur du monde, et de ce qu’elle est toujours prête à nous accorder sa faveur et son aide dans votre combat spirituel. Que les images des saints vous rappellent le souvenir de ces soldats généreux qui, en fournissant vaillamment leur carrière, vous ont frayé le chemin que vous devez suivre pour obtenir comme eux la couronne déternelle gloire. Lorsque vous verrez une église, vous pourrez, entre autres considérations pieuses, penser que votre âme est le temple de Dieu, et que vous devez la conserver pure et nette, comme sa demeure. En quelque temps que vous entendiez la cloche avertir les fidèles de réciter trois fois la salutation angélique, vous pouvez faire de courtes réflexions en rapport avec les paroles que l’on a coutume de dire avant chaque Ave Maria. Au premier coup, remerciez Dieu du céleste message qu’il envoya sur la terre et qui fut le commencement de notre salut. Au second coup, réjouissez-vous avec la Vierge Marie des grandeurs auxquelles Dieu l’a élevée, à cause de sa profonde et incomparable humilité. Au troisième coup, unissez-vous à la bienheureuse Mère et à l’ange Gabriel pour adorer le divin Enfant nouvellement conçu. N’oubliez pas de faire, en signe de respect, une légère inclination de tête à chaque tintement de la cloche, et tout spécialement au dernier. Ces courtes méditations ainsi divisées peuvent servir pour tous les temps. En voici d’autres relatives à la Passion de Notre Seigneur que l’on pourra faire le soir, le matin et le midi. On ne saurait se rappeler trop souvent les douleurs que notre divine Reine a ressenties à la vue des souffrances de son Fils ; y manquer serait de notre part une noire ingratitude. Le soir, souvenez-vous des angoisses que causèrent à cette Vierge très pure la sueur de sang, la prise de Jésus au jardin des oliviers et tant de douleurs secrètes que son bien-aimé Fils a endurées durant cette nuit affreuses. Le matin, compatissez à l’affliction que lui causa la présentation de Jésus à Pilate et à Hérode, sa condamnation à mot et le portement de croix. À midi, pensez au glaive de douleur qui transperça le cœur de l’inconsolable Mère, quand elle fut témoin du crucifiement et de la mort de Jésus, et qu’elle vit une lance cruelle ouvrir son côté sacré. Vous pourrez faire ces méditations sur les douleurs de la Sainte Vierge du jeudi soir au samedi, et faire les premières aux autres jours. Suivez pourtant votre dévotion particulière et les inspirations qui vous viendront des circonstances extérieures. Et pour résumer en peu de mots la méthode à suivre pour le règlement de vos sens, tenez-vous sur vos gardes afin de ne vous laisser émouvoir et attirer ni par l’amour, ni par l’aversion que les objets extérieurs vous inspirent, mais uniquement par la volonté de Dieu, n’embrassant ou ne rejetant jamais que ce que Dieu veut que vous embrassiez ou que vous rejetiez. Et remarquez que je ne vous ai pas donné ces moyens de régler vos sens pour que vous en fassiez votre occupation. Ce que vous devez faire, c’est vous tenir presque continuellement faire, c’est vous tenir presque continuellement recueilli en Dieu et vous attacher, pour accomplir sa volonté sainte, à vaincre vos ennemis et vos passions mauvaises, en résistant à leurs suggestions et en produisant les actes des vertus contraires. Je ne vous ai signalé ces règles de conduite que pour que vous sachiez vous en servir au besoin. Vous devez savoir que la multiplicité des exercices, même les meilleurs, bien loin dêtre favorable à l’avancement spirituel, n’est souvent qu’un embarras pour l’esprit, une illusion d’amour-propre, une marque de légèreté et un piège du démon. 
 

CHAPITRE XXIV

De la manière de régler sa langue 
 

La langue de l’homme a grand besoin d’être bien réglée et tenue en bride, parce que nous sommes tous fort enclins à parler à tout propos des choses qui flattent les sens. L’intempérance de langage vient le plus souvent d’un certain orgueil qui nous persuade que nous avons de grandes connaissances. Pleins d’admiration pour nos propres pensées, nous nous efforçons, à force de les redire, de les imprimer dans l’esprit des autres et de nous constituer leurs maîtres, comme s’ils avaient besoin de nos leçons. Il faudrait un long discours pour dire les maux qui naissent de cette surabondance de paroles. La loquacité est une source d’oisiveté, une marque d’ignorance, une folie, une porte ouver te à la médisance, une source de mensonges et un obstacle à la ferveur. L’affluence des paroles fortifie les passions mauvaises, et cette force qu’elle donne aux passions porte la langue à se livrer de plus en plus à l’indiscrétion du langage. Ne vous étendez pas en longs discours avec les personnes qui ne vous écoutent pas volontiers, de peur de les ennuyer, et faites de même avec ceux qui vous prêtent une oreille attentive, de peur d’excéder les bornes de la modestie. Évitez le ton magistral et les éclats de voix. Cette manière de parler est fort désagréable et dénote beaucoup de suffisance et de présomption. Ne parlez jamais de vous, de vos actions, de vos parents, à moins que la nécessité ne vous y oblige ; et en ce cas, faites-le brièvement et avec beaucoup de retenue. S’il vous semble qu’un autre parle trop de lui-même, croyez qu’il le fait pour un bon motif mais ne l’imitez point, parlât-il pour s’humilier et s’accuser lui-même. Parlez le moins possible du prochain et des choses qui le concernent, si ce n’est pour en dire du bien quand l’occasion s’en présente. Parlez volontiers de Dieu et tout spécialement de son amour et de sa bonté pour nous, mais en cela même craignez de dépasser les bornes ; prenez plutôt plaisir à écouter ce que les autres disent à cet égard, et conservez leurs paroles dans le fond de votre cœur. Quant aux discours profanes, qu’ils s’arrêtent à vos oreilles et laissent votre pensée absorbée dans le Seigneur. Que s’il est nécessaire découter celui qui parle pour le comprendre et être à même de lui répondre, ne laissez point pourtant délever de temps en temps un regard vers le Ciel où votre Dieu habite ; considérez sa majesté suprême, comme lui-même regarde votre bassesse. Pesez bien les choses qui vous viennent à l’esprit avant de les confier à la langue, et vous en trouverez beaucoup quil serait mieux de taire. Parmi les choses même qui vous sembleront bonnes à dire, plusieurs pourront avec avantage être passées sous silence ; pour vous en convaincre, pensez-y quand l’occasion de les dire sera passée. Le silence est une grande force dans le combat spirituel ; c’est le gage assuré de la victoire. Le silence est ami de celui qui se défie de lui-même et se confie en Dieu ; il conserve l’esprit d’oraison et nous aide merveilleusement dans l’exercice des vertus. Pour vous accoutumer à vous taire, considérez souvent les maux et les dangers qu’entraîne l’intempérance de langage, les avantages immenses que procure le silence. Excitez-vous à l’amour de cette vertu et, pour en acquérir l’habitude, taisez-vous durant quelque temps, alors même que vous auriez sujet de parler, pourvu toutefois que votre silence ne soit préjudiciable ni aux autres, ni à vous-même. Un excellent moyen encore, ce sera de vous tenir éloigné des conversations ; au lieu de la compagnie des hommes, vous aurez celle des anges, des saints et de Dieu lui-même. Enfin, songez à la guerre que vous avez entreprise, et la considération de ce qui vous reste à faire vous détournera des entretiens inutiles. 
 

CHAPITRE XXV

Que pour bien combattre les ennemis, le soldat du Christ doit éviter avec tout le soin possible
ce qui est de nature à troubler la paix de son c
œur
 
 

S’il n’y a point d’efforts que nous ne devions faire pour recouvrer la paix du cœur, quand nous l’avons perdue, il n’y a point non plus d’accident au monde qui doive raisonnablement nous la ravir ou même la troubler. Nous devons, sans doute, avoir le regret de nos fautes mais, comme je l’ai dit plusieurs fois déjà, ce doit être une douleur paisible et modérée ; nous devons également avoir une tendre compassion pour les autres pécheurs et pleurer leurs fautes au moins intérieurement, mais tout cela encore doit se faire sans inquiétude d’esprit. Pour ce qui regarde les autres maux auxquels nous sommes sujets, tels que la maladie, les blessures, la perte de nos proches, la peste, la guerre, les incendies et tant d’autres accidents pour lesquels les hommes éprouvent une horreur instinctive, nous pouvons, moyennant le secours de la grâce, les accepter non seulement avec résignation, mais même avec amour. Il suffit pour cela que nous les regardions comme autant de châtiments équitables infligés aux pécheurs et d’occasions de mérites offertes aux justes. Ces deux considérations font que Dieu même prend plaisir à nous éprouver ; et si nous savons nous conformer à sa volonté sainte, nous traverserons, l’esprit paisible et tranquille, toutes les contrariétés et les amertumes de la vie. Tenez pour assuré que toutes nos inquiétudes déplaisent aux yeux du Seigneur parce que, quelle que soit leur nature, elles sont toujours accompagnées d’imperfections et procèdent d’une mauvaise racine d’amour-propre. C’est pourquoi il vous faut avoir une sentinelle toujours éveillée qui, à la première apparition d’une cause quelconque de trouble et d’inquiétude, s’empresse de vous donner léveil, afin que vous vous armiez pour la défense, en considérant que tous ces maux, et beaucoup d’autres du même genre, ne sont que des maux apparents ; qu’ils sont impuissants à nous enlever les biens véritables et que Dieu les envoie ou les permet pour les fins que nous avons indiquées plus haut, ou pour d’autres raisons cachées à nos yeux, mais assurément très équitables et très saintes. Si nous conservons, au milieu des accidents même les plus fâcheux, cette tranquillité dâme et cette paix inaltérable, nous pourrons faire beaucoup de bien ; sinon, nos efforts n’auront que peu ou point de succès. Notre ennemi déteste souverainement cette paix du cœur, car il sait que l’Esprit de Dieu choisit ce séjour pour y opérer de grandes choses. Aussi, il n’est point d’efforts qu’il ne fasse pour nous ravir ce précieux trésor. Le plus souvent, il vient à nous inspire des désirs excellents en apparence, mais dont la nature réelle se reconnaît à plusieurs marques, et à celle-ci spécialement qu’ils nous enlèvent la paix du cœur. Si vous voulez prévenir un mal si dangereux, gardez-vous bien, quand la sentinelle vous avertira de la présence d’un nouveau désir, de lui ouvrir immédiatement l’entrée de votre cœur. Dépouillez-vous auparavant de toute volonté propre, présentez ce désir à Dieu et, confessant votre aveuglement et votre ignorance, priez-le instamment de vous faire connaître, aux rayons de sa lumière, s’il vient de lui ou de votre ennemi ; recourez en outre, si vous le pouvez, à l’avis de votre père spirituel. Alors même que vous auriez la certitude que ce désir vient de Dieu, ne le mettez pas à exécution, que vous n’ayez auparavant mortifié votre ardeur excessive : votre bonne œuvre, précédée de cet acte de mortification, plaira beaucoup plus au Seigneur que si vous vous y portiez avec l’empressement qui vous est naturel ; bien plus, il arrivera parfois que la mortification lui sera plus agréable que l’œuvre même. En chassant ainsi loin de vous les désirs mauvais et en n’exécutant les bons qu’après avoir réprimé les mouvements de la nature vous parviendrez à maintenir en paix et en sécurité la forteresse de votre cœur. Pour conserver cette tranquillité parfaite, il faut en outre défendre et garder votre cœur contre certains remords de conscience qui, par le fait même qu’ils vous reprochent un défaut véritable, semblent être inspirés par Dieu, tandis qu’en réalité ils vous viennent du démon. Vous reconnaîtrez le principe aux effets qu’il produit. Si ces reproches vous humilient et augmentent votre ferveur pour le bien, s’ils ne vous ôtent point la confiance que vous avez en Dieu, vous devez les recevoir avec action de grâces comme des faveurs du Ciel. Mais s’ils vous troublent, s’ils vous rendent timide, défiant, paresseux et sans vigueur pour le bien, tenez pour certain qu’ils viennent de l’ennemi ; partant, méprisez-les et continuez votre exercice. En outre, comme l’inquiétude naît le plus souvent en notre cœur à la suite dévénements fâcheux, vous avez, pour repousser ses attaques, deux choses à faire. La première, c’est de considérer et de voir à quoi ces accidents sont contraires, si c’est à l’esprit de perfection ou bien à l’amour-propre et aux inclinations de la nature. S’ils sont contraires à vos penchants et à l’amour-propre qui est votre ennemi capital et votre plus redoutable adversaire, vous devez les regarder, non comme des événements fâcheux, mais comme une faveur et un secours que le Très-Haut vous envoie, et les recevoir avec des sentiments de joie et de reconnaissance. Et s’ils sont opposés à l’esprit de perfection, il ne faut pas pour cela perdre la paix du cœur, comme on le dira dans le chapitre suivant. La seconde chose que vous avez à faire, c’est d’élever votre esprit vers Dieu, et d’accepter avec indifférence et les yeux fermés les présents que vous fait sa main miséricordieuse, persuadé que ce sont autant de faveurs infiniment précieuses, quoique vous en ignoriez présentement la valeur.
 

CHAPITRE XXVI

De ce que nous avons à faire quand nous nous sentons blessés
 

Quand une faute quelconque a fait une blessure à votre âme, que cette faute provienne de votre fragilité naturelle ou qu’elle ait été commise avec intention et avec malice, gardez-vous bien de vous laisser aller au découragement et à l’inquiétude. Tournez-vous plutôt vers Dieu et dites-lui : Voilà, Seigneur, que j’ai agi en misérable pécheur que je suis ; que pouviez-vous attendre de moi, hormis des chutes ? Et, vous arrêtant quelques instants à cette pensée, humiliez-vous à vos propres yeux, repentez-vous de l’offense faite au Seigneur et, sans vous troubler, entrez dans les sentiments d’une juste colère contre vos passions mauvaises, et spécialement contre celle qui a causé votre chute. Poursuivez ensuite votre prière : Je n’en serais pas demeuré là, Seigneur, si vous ne m’aviez arrêté en chemin. Ici, remerciez et efforcez-vous d’aimer plus que jamais ce Dieu qui, malgré vos offenses, persiste à vous tendre une main secourable pour vous préserver de chutes nouvelles. Enfin, dites-lui avec une confiance sans bornes en son infinie miséricorde. Seigneur, agissez à mon égard, comme un Dieu que vous êtes ; pardonnez-moi ma faute, et ne permettez pas que je vous abandonne pour vivre loin de vous. Faites que je ne vous offense jamais plus. Votre prière achevée, ne vous demandez pas si Dieu vous a, oui ou non, pardonné. C’est là un prétexte spécieux qui ne cache qu’orgueil, inquiétude d’esprit, perte de temps et illusion du démon. Abandonnez-vous plutôt entre les mains miséricordieuses de Dieu et continuez votre exercice, comme si vous n’aviez pas fait de chute. S’il vous arrive de tomber plusieurs fois le jour, que le nombre de vos chutes et de vos blessures ne vous décourage pas. Faites ce que je vous ai dit autant de fois que vous tomberez, et avec autant de confiance la dernière fois que la première. Concevez toujours un plus grand mépris de vous-même et une plus grande horreur du péché, et efforcez-vous de vous tenir désormais mieux sur vos gardes. Le démon a cet exercice en horreur, parce qu’il est infiniment agréable à Dieu et que lui-même en retire toujours la confusion de se voir compté par une âme qu’il avait d’abord vaincue. C’est pourquoi il emploie tous ses artifices pour nous le faire abandonner, et il en vient souvent à bout, grâce à notre négligence et à notre peu de vigilance sur nous-mêmes. Ainsi, plus cet exercice vous présente de difficulté, plus vous devez faire effort sur vous-même pour y être fidèle. Revenez-y plusieurs fois, quand même vous n’auriez fait qu’une seule chute. Et si, après avoir commis une faute, vous vous sentez inquiet, troublé et découragé, la première chose que vous avez à faire, c’est de recouvrer la paix du cœur et la confiance en Dieu. Après vous être muni de ces armes, tournez-vous vers le Seigneur, car l’inquiétude que vous cause votre péché a bien moins pour objet l’offense faite à Dieu que le dommage qui en résulte pour vous-même. Le moyen de recouvrer cette paix si précieuse, c’est d’oublier pour un instant la chute que vous avez faite et de considérer l’ineffable bonté de Dieu, sa clémence toujours prête à oublier l’injure, toujours désireuse de pardonner l’offense, si énorme qu’elle soit, sa persévérance à appeler le pécheur et à l’exhorter de mille façons pour qu’il se jette entre ses bras qui sanctifie et dans l’autre par la gloire qui rend éternellement heureux. Après avoir, à l’aide de ces considérations ou d’autres semblables, rendu la paix à votre âme, revenez à votre chute et faites comme je vous ai dit plus haut. Enfin, quand le temps sera venu de vous approcher du sacrement de pénitence, ce que je vous engage à faire souvent, remettez-vous toutes vos chutes devant les yeux et déclarez-les à votre père spirituel avec une entière sincérité, une vive douleur d’avoir offensé Dieu et un ferme propos de ne plus l’offenser à l’avenir. 
 

CHAPITRE XXVII

Comment le démon a coutume de tenter et de séduire ceux qui veulent s’adonner à la vertu,
et ceux qui vivent dans l
’esclavage du p
éché
 

Le démon veut entraîner tous les hommes à leur ruine, mais il ne les attaque pas tous de la même manière. Pour vous dévoiler les moyens d’attaque et les artifices qu’il emploie, il faut que je vous mette sous les yeux les divers états où les hommes peuvent se trouver : - Les uns sont esclaves du péché et ne songent nullement à sortir de leur esclavage. - Les autres voudraient bien en sortir, mais ils reculent devant les difficultés de l’entreprise. - D’autres, croyant marcher dans le chemin de la vertu, ne font que s’en éloigner. - D’autres enfin, après avoir atteint un haut degré de perfection, font une chute plus dangereuse que jamais. Nous parlerons séparément de ces différentes sortes de personnes. 
 

CHAPITRE XXVIII

De la conduite du démon à légard de ceux qu’il tient dans l’esclavage du péché
 

Lorsque le démon voit une âme asservie au péché, son unique occupation est de l’aveugler de plus en plus et de la détourner de tout ce qui est de nature à lui faire connaître son misérable état. Il ne se contente pas de la détourner de toute pensée de conversion et d’opposer ses suggestions perfides aux inspirations du Seigneur ; il lui tend des pièges et l’engage dans des occasions dangereuses pour la faire tomber dans le même péché et dans de plus grands encore. Lâme ainsi aveuglée s’enfonce et s’habitue dans le péché ; et sa misérable vie roule de ténèbres en ténèbres et de crimes en crimes jusquà la mort, à moins que Dieu nétende, pour la sauver, sa main miséricordieuse. Le remède à ce mal, c’est, pour le pécheur qui se trouve en ce misérable état, d’ouvrir son cœur aux pensées et aux inspirations qui l’appellent des ténèbres à la lumière, et de crier à Dieu du fond de son âme : Aidez-moi, Seigneur, je vous en conjure, aidez-moi promptement et ne me laissez pas gémir plus longtemps dans les ténèbres du péché. Ce cri de supplication, qu’il le répète sans se lasser jamais ; qu’il aille au plus tôt se jeter aux pieds d’un confesseur et lui demander l’aide et le secours dont il a besoin pour se délivrer des mains de l’ennemi ! Et s’il ne peut y aller sur l’heure, qu’il se jette aux pieds de son crucifix et l’invoque le visage prosterné contre terre ! Puis se tournant vers la Vierge Marie, qu’il implore sa miséricorde et son secours ! Soyez assuré que là se trouve le secret de la victoire, ainsi que nous le verrons dans le chapitre suivant.
 

CHAPITRE XXIX

Des artifices que le démon emploie pour retenir dans ses liens
ceux qui connaissent leur mauvais état et cherchent à en sortir
 

; et pourquoi nos bons propos demeurent souvent sans exécution L’arme dont le démon se sert pour tromper et vaincre ceux qui connaissent le mauvais état de leur conscience et veulent changer de vie, c’est cette pensée : Je me convertirai plus tard. Et ils s’en sont répétant le cri du corbeau : Cras, cras, demain, demain. Je veux, disent-ils, terminer d’abord cette affaire, sortir de cet embarras ; après quoi, je m’adonnerai plus tranquillement à la vie spirituelle. C’est là un piège auquel beaucoup se sont laissé prendre et se laissent prendre encore tous les jours. Ce qui les fait ainsi succomber au piège du démon, c’est cette torpeur et cette paresse d’esprit qui les empêche, dans une affaire où le salut de notre âme et l’honneur de Dieu sont engagés, de prononcer enfin cette parole victorieuse : Maintenant, maintenant, et pourquoi plus tard ? Aujourd’hui, et pourquoi demain ? Ne devraient-ils pas se dire : Quand même ce plus tard, et ce demain me serait assuré, est-ce un moyen de faire mon salut et de me préparer à la victoire, que de me jeter au devant des traits de l’ennemi et de me précipiter dans de nouveaux désordres ? Vous soyez donc que le moyen déviter cette illusion et celle dont il a été parlé au chapitre précédent, le moyen de triompher de l’ennemi, c’est la prompte obéissance aux pensées et aux inspirations divines. Je parle d’obéissance prompte et non de simple propos ; car les propos sont trompeurs, et ils ont trompé bon nombre de personnes pour plusieurs raisons. La première que j’ai touchée plus haut, c’est que nos résolutions ne sont pas fondées sur la défiance de nous-mêmes et la confiance en Dieu ; et qu’ainsi nous ne parvenons pas à découvrir en nous ce fond d’orgueil qui est le principe de notre illusion et de notre aveuglement. La lumière pour connaître ce mal et le remède pour le guérir nous viennent de la bonté divine. Le Seigneur permet que nous tombions, afin que notre chute nous fasse passer de la présomption à la confiance en Dieu, et de l’orgueil à la connaissance de nous-mêmes. Si nous voulons que nos résolutions soient efficaces, il faut les rendre fermes, et elles seront fermes quand elles auront pour base la conviction de notre impuissance et une humble confiance en Dieu. La deuxième raison, c’est que, dans les résolutions que nous prenons, nous ne considérons que la beauté et l’excellence de la vertu. Notre volonté, si lâche et si faible qu’elle soit, se sent attirée vers elle ; mais à la vue des difficultés qu’il faut vaincre pour l’acquérir, elle se rebute et retourne en arrière. Accoutumez-vous donc à aimer davantage les difficultés que présente l’acquisition des vertus, que les vertus elles-mêmes ; pensez à ces difficultés, tantôt plus, tantôt moins ; mais ne les perdez jamais de vue, si vous voulez que vos efforts soient couronnés de succès. Sachez du reste que vous remporterez sur vous-même et sur vos ennemis une victoire d’autant plus prompte et plus éclatante que vous embrasserez plus généreusement les difficultés et que vous les aimerez davantage. La troisième raison, c’est que nos résolutions ont moins la vertu et la volonté de Dieu pour objet que notre intérêt propre. Ce défaut se remarque surtout dans les résolutions que nous prenons d’ordinaire quand nous sommes comblés de consolations spirituelles, ou bien encore lorsque l’adversité nous presse de toute part, et que nous ne trouvons d’allégement à notre douleur que dans le propos de nous donner entièrement à Dieu et de nous consacrer sans réserve aux exercices des vertus. Pour éviter ce défaut, soyez, à vos moments de ferveur spirituelle, humble et circonspect dans vos résolutions, et plus encore dans vos promesses et vos vœux ; à vos heures d’affliction, proposez-vous uniquement de porter votre croix avec la patience que le Seigneur attend de vous, et de mettre en elle toute votre gloire, au point de refuser les consolation humaines et parfois même les consolations divines. La seule chose que vous devez désirer et demander, c’est que Dieu vous aide à supporter l’adversité, sans blesser la vertu de patience et sans déplaire au Seigneur. 
 

CHAPITRE XXX

Comment le démon persuade à plusieurs qu’ils avancent dans la voie de la perfection
 

Vaincu dans le premier et le second assaut, l’esprit malin recourt à un autre stratagème. Il cherche à nous faire oublier les ennemis qui nous attaquent et nous font actuellement essuyer de grands dommages, pour occuper notre esprit de désirs et de projets de haute perfection. Il en résulte que nous négligeons les blessures que nous recevons continuellement et que, prenant nos résolutions pour des œuvres, nous nous laissons entraîner à toutes les séductions de l’orgueil. La moindre contrariété, la moindre injure nous irrite, et nous perdons un temps considérable à méditer des projets héroïques, comme celui de souffrir pour l’amour de Dieu les plus horribles tourments, voir les peines du purgatoire. Et comme la partie inférieure de nous-mêmes néprouve aucune répugnance pour ces maux éloignés, nous avons, tout misérables que nous sommes, l’audace de nous comparer à ceux qui souffrent avec une patience infatigable les plus affreux supplices. Pour éviter ce piège, proposez-vous de combattre et combattez effectivement les ennemis qui vous attaquent de près ; vous reconnaîtrez par là si vos résolutions sont vraies ou fausses, fortes ou faibles ; et vous marcherez à la perfection par le chemin que les saints nous ont frayé. Pour ce qui est des ennemis qui ne vous inquiètent pas dordinaire, je ne vous conseille pas de leur livrer combat, à moins que vous ne prévoyiez une attaque prochaine. Vous pouvez alors, pour vous mettre en état de soutenir la lutte, former d’avance quelques résolutions. Quand même vous vous seriez exercé durant quelque temps à la pratique des vertus, ne prenez jamais vos résolutions pour des victoires ; mais tenez-vous dans l’humilité, défiez-vous de vous-même et de votre faiblesse ; et vous confiant en Dieu seul, demandez-lui instamment de vous fortifier, déloigner de vous tout péril et détouffer en vous tout sentiment de présomption et de confiance en vos forces. Dans ces conditions, la difficulté que nous éprouvons à surmonter quelques légers défauts que Dieu laisse parfois subsister en nous, pour nous convaincre de votre faiblesse et nous conserver le mérite de nos bonnes œuvres, cette difficulté, dis-je, ne doit pas nous empêcher de tendre à une plus haute perfection.

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