Laurent
Scupoli
Le Combat Spirituel
CHAPITRE XXXI
Des artifices qu’emploie
le démon
pour nous faire quitter le chemin de la vertu
La quatrième ruse mentionnée plus
haut, celle dont le malin esprit se sert pour nous tromper lorsqu’il
nous voit
marcher dans le chemin de la perfection, c’est
d’exciter en nous des désirs
excellents, mais inopportuns, et de nous faire tomber ainsi de la
pratique des vertus dans l’abîme
du vice. Voilà, je suppose, une personne malade qui supporte
patiemment son mal. Le démon, sachant que, par ce moyen, elle
acquerra l’habitude
de la patience, lui met devant les yeux
beaucoup d’œuvres
saintes qu’elle pourrait faire dans un autre
état ; et il s’efforce
de lui persuader que, si elle se portait bien, elle servirait
mieux le Seigneur et serait plus utile aux autres et à elle-même.
Lorsqu’il
est parvenu
à exciter ces désirs en son cœur,
il les
fortifie peu à peu, jusqu’à
la rendre inquiète de ne pouvoir mettre ces désirs à exécution comme
elle le voudrait bien. Et plus ces désirs grandissent et se
fortifient, plus l’inquiétude
augmente. Puis l’ennemi
la pousse adroitement
et insensiblement à s’impatienter
contre sa maladie, non pas en tant que maladie, mais en tant qu’obstacle
aux œuvres qu’elle désire
ardemment accomplir pour un plus grand bien. Quand il l’a
poussée
jusque-là, il efface peu à peu de son esprit les idées de service de
Dieu et de bonnes
œuvres, et n’y
laisse que le seul désir
d’être
délivrée de son mal. Mais voyant que la guérison se fait attendre,
elle se trouble au point de devenir tout à fait impatiente. C’est
ainsi que de la vertu qu’elle pratiquait, elle tombe,
sans s’en
apercevoir,
dans le vice contraire. Le moyen de
vous garantir de cette illusion, c’est
d’avoir soin, quand vous vous trouvez dans un
état de souffrance, de tenir votre cœur
fermé à
tout désir qui, par le fait même qu’il
est présentement
irréalisable, ne fera vraisemblablement que vous causer de l’inquiétude.
Vous devez croire alors en toute humilité, patience et résignation,
que vos désirs n’auraient
pas d’effet que vous souhaitez, parce
que vous êtes plus faible et plus inconstant que vous ne vous l’imaginez.
Ou bien encore pensez que Dieu, dans ses secrets jugements, ou en
punition de vos fautes, ne veut point que vous fassiez cette bonne
œuvre, mais qu’il
désire plutôt que vous vous humiliiez avec patience sous la douce et
puissante main de sa Providence. De même, si l’ordre
de votre
père spirituel, ou quelque autre raison, vous empêche de remplir à
votre gré vos exercices ordinaires de dévotion, et spécialement de
vous approcher de la sainte Table, ne laissez pas pour cela le
trouble et l’inquiétude
entrer en votre cœur
; mais
dépouillez-vous de votre propre volonté et revêtez-vous du bon
plaisir de Dieu, en disant en vous-même : Si le regard de la divine
Providence ne découvrait pas en moi tant d’ingratitude
et de défauts, je ne serais pas maintenant privé de la sainte
communion ; mais puisque le Seigneur se sert de ce moyen pour me
faire connaître mon indignité, qu’il
en soit béni
et loué ! Confiant en votre bonté souveraine, je crois, ô mon Dieu,
que la seule chose que vous demandez de moi, c’est
qu’en supportant mes
épreuves avec patience et en vue de vous plaire, je vous ouvre un cœur
pleinement soumis
à votre volonté, afin que vous y entriez spirituellement, pour le
consoler et le défendre contre les ennemis qui veulent vous le
ravir. Que tout ce qui est bon à vos yeux s’accomplisse
; et que votre volonté, ô mon Créateur et mon Rédempteur, soit
maintenant à jamais ma nourriture et mon soutien. La seule grâce que
je vous demande, ô doux objet de mon amour, c’est
que mon âme, purifiée de tout ce qui vous déplaît en elle et ornée
des vertus saintes, se tienne vouloirs prête à recevoir votre visite
et à faire tout ce qu’il
vous plaira
de lui ordonner. Si vous mettez ces observations en pratique, tous
les saints désirs que vous ne pourrez exécuter, qu’ils
vous viennent
de la nature, qu’ils
vous soient inquiéter
par le démon dans le but de vous inquiéter et de vous éloigner du
sentier de la vertu, ou bien par Dieu lui-même dans le dessein d’éprouver
votre résignation à sa volonté : tous ces désirs, dis-je, vous
fourniront l’occasion
de servir votre divin Maître
de la manière qui lui plaît davantage. C’est
là la
véritable dévotion et l’hommage
que Dieu attend de nous. Une pratique excellente
pour ne pas perdre patience dans nos épreuves, de quelque part qu’elles
nous arrivent, c’est,
en employant les moyens licites dont les saints eux-mêmes
se sont servis, de les employer, non dans le désir d’être
délivrés de nos maux, mais uniquement en vue d’obéir
à Dieu, attendu que nous ne savons pas si les moyens que nous
prenons sont ceux que Dieu choisis pour nous délivrer. Si vous
agissez autrement, vous tomberez dans des maux plus grands encore,
parce que vous vous abandonnerez facilement à l’impatience
si l’événement
ne répond pas à votre désir et à votre attente ; votre patience, du
moins, sera moins parfaite et moins agréable à Dieu, et partant, peu
méritoire. Je veux enfin vous prémunir contre un artifice secret
dont notre amour-propre se sert en certaines rencontres pour voiler
et excuser nos défauts. C’est
ainsi, par exemple, qu’un
malade qui ne supporte son infirmité qu’à
contre-cœur,
cache son
impatience sous le voile d’un
zèle
ardent pour le bien. À l’entendre,
le mécontentement
qu’il
témoigne ;
ce n’est
que le
juste déplaisir qu’il
éprouve en songeant qu’il
a été
lui-même la cause de sa maladie, et en voyant les ennuis et le
dommage qu’elle
occasionne aux autres par les soins qu’elle exige ou pour tout
autre motif. De même l’ambitieux
qui se plaint de n’avoir pu obtenir
la dignité qu’il
convoitait, n’a garde d’attribuer son chagrin
à son orgueil et à sa vanité ; mais il tâche de l’expliquer
par d’autres
motifs dont on sait parfaitement qu’il ne tient aucun compte
quand ses intérêts ne sont à l’heure
se plaignait des
peines que son état occasionnait aux autres, et qui s’inquiète
fort peu maintenant de voir les mêmes personnes endurer les mêmes
désagréments à propos de la maladie d’un
autre. C’est
là un signe évident que les plaintes qu’exhalent
ces personnes
ne proviennent nullement de leur charité pour le prochain, mais bien
de leur secrète horreur pour tout ce qui contrarie leurs désirs.
Pour vous, si vous voulez éviter cet écueil et d’autres
encore,
supportez avec une patience inaltérable les peines et les
afflictions, quelle que soit, je vous le répète, la cause qui les
fait naître.
CHAPITRE XXXII
Du dernier assaut du démon et de l’artifice
auquel il a recours
pour faire de la vertu même une occasion de ruine
Le malin et astucieux serpent pousse
la ruse jusqu’à
faire servir à notre ruine les vertus mêmes que nous avons acquises.
Il nous les fait regarder avec une secrète complaisance et nous
élève bien haut dans notre propre estime, afin de nous faire tomber
ensuite dans le vice de l’orgueil
et de la vaine gloire. Pour triompher de ce péril,
prenez position dans la plaine égale et assurée d’une
vraie et
profonde conviction de votre néant. Persuadez-vous bien que vous n’êtes
rien, que vous ne pouvez rien, que vous êtes rempli de misères et de
défauts, et que vous ne méritez que la damnation éternelle.
Retranchez-vous dans cette vérité et gardez-vous bien, quoi qu’il
arrive, de faire un seul pas hors ce cette
enceinte, persuadé que les pensées ou les événements qui vous
poussent à la quitter sont autant d’ennemis
décidés à
ne vous laisser sortir de leurs mains que mort ou grièvement blessé.
Pour vous exercer à courir dans cette plaine assurée de la
connaissance de votre néant, voici la méthode que vous avez à
suivre. Lorsque vous jetterez les yeux sur vous-même et sur vos
actions, envisagez seulement ce qui est de vous, sans y mêler ce que
vous tenez de Dieu et de sa grâce, et estimez-vous tel que vous vous
trouverez être par vous-même. Si vous considérez le temps qui a
précédé votre naissance, vous verrez que dans cet abîme sans bornes
de l’éternité
vous n’avez
été qu’un
pur néant,
incapable de rien faire pour arriver à l’existence.
Si vous regardez le temps présent
où vous ne tenez l’existence
que de la seule bonté
de Dieu, qu’êtes-vous
indépendamment de cette Providence qui vous conserve à chaque
instant, qu’êtes-vous
de vous-même, sinon un pur néant ? Cela est si vrai que, si Dieu
cessait un seul instant de vous soutenir, vous retomberiez
immédiatement dans ce néant d’où
vous a tiré sa main souveraine. Il est donc évident qu’à
ne considérer que ce qui vous appartient dans l’ordre
naturel, vous n’avez
aucun raison de vous estimer, ni de prétendre
à l’estime
des autres. Et si de l’ordre naturel vous passez
à l’ordre
de la grâce
et des bonnes
œuvres, de quel
bien et de quel
mérite êtes-vous capable par vous-même et indépendamment du secours
de Dieu ? Si, d’autre
part, vous considérez
le nombre de vos péchés passés, si vous y ajoutez le nombre plus
considérable encore de ceux que vous auriez commis si Dieu ne vous
avait soutenu de sa main miséricorde, vous trouverez, en multipliant
non seulement les jours et les années, mais aussi les actions et les
habitudes mauvaises (car un vice en entraîne un autre), vous
trouverez, dis-je, que, sans la grâce, vos iniquités se seraient
élevées presque à l’infini
et que vous
seriez devenu un autre Lucifer. À moins donc que vous ne vouliez
ravir à la bonté divine la gloire et la reconnaissance qui lui sont
dues, vous devez de jour en jour vous estimer plus mauvais. Ce
jugement que vous portez sur vous-même, ayez bien soin qu’il
soit
accompagné de justice ; sinon il pourrait vous être fort
préjudiciable. Si la connaissance que vous avez de votre misère vous
donne un avantage sur tel autre que l’orgueil
aveugle, le désir
d’être
estimé des autres et de passer à leurs yeux pour ce que vous savez n’être
pas en réalité vous fait perdre considérablement de terrain et vous
rend, du côté de la volonté, beaucoup plus coupable que lui. Si donc
vous voulez que la connaissance de votre malice et de votre bassesse
tienne vos ennemis à distance et vous concile l’amitié
de Dieu, ne vous contentez pas de vous juger vous-même indigne de
tout bien et digne de tout mal, mais prenez plaisir à être méprisé
des autres ; fuyez les honneurs, aimez les opprobres et montrez-vous
prêt en toute occasion à remplir les offices que les autres
dédaignent. Leur manière de voir ne doit en aucune façon vous
détourner de cette sainte pratique, du moment qu’elle
vous est inspirée
par le désir de vous humilier et de vous exercer à la vertu, et non
par une certaine présomption d’esprit
et par cet orgueil
secret qui nous pousse parfois, sous les meilleurs prétextes, à
faire peu de cas ou même à ne tenir aucun compte du jugement d’autrui.
Si les bonnes qualités
que Dieu vous a départies vous attirent l’affection
et les louanges
des hommes, tenez-vous bien recueilli en vous-même ; ne vous écartez
jamais, ne fût-ce que d’un
pas, de la vérité
et de la justice dont je vous ai parlé, mais tournez-vous vers Dieu
et dites-lui du fond du cœur
: Ne permettez pas, Seigneur, que je vous dérobe
l’honneur
qui vous est
dû et que je m’attribue
le mérite
des dons qui me viennent de vous. À la louange, l’honneur
et la gloire,
à moi la confusion. Tournant ensuite votre pensée vers la personne
qui vous loue, dites-vous à vous-même : D’où
vient que cette personne me trouve bon, puiqu’il
n’y a rien de bon que
Dieu et ses
œuvres ? En
agissant de la sorte et en rendant au Seigneur
ce qui lui appartient, vous tiendrez vos ennemis à distance et vous
vous disposerez à recevoir de Dieu un accroissement de grâces et de
bienfaits. Si le souvenir de vos bonnes
œuvres vous
pousse à
la vanité, considérez ces bonnes
œuvres, non
comme venant
de vous, mais comme venant de Dieu seul ; et dites-leur
intérieurement comme si vous leur parliez : Je ne sais comment à
exister dans mon esprit : ce n’est
pas à moi,
mais à Dieu que vous devez la naissance ; c’est
sa grâce
qui vous a créées, nourries et conservées. C’est
donc lui seul que je veux reconnaître
comme votre véritable et principal auteur, lui seul que je veux voir
honoré à cause de vous. Considérez ensuite que toutes les bonnes
œuvres que vous avez faites en votre vie, non seulement
n’ont
point répondu
à l’abondance
des lumières
et des grâces que Dieu vous avait accordées pour les connaître et
les accomplir, mais qu’elles
ont été
très imparfaites et fort éloignées de cette pureté d’intention,
de cette
ferveur et de cette diligence qui devaient les accompagner et
présider à leur exécution. C’est
pourquoi,
à bien considérer les choses, vous avez plutôt sujet de rougir de
vos
œuvres que d’en
tirer vanité ; car il n’est
que trop vrai que les grâces
qui sortent pures et parfaites de la main de Dieu se souillent en
nous, au contact de nos imperfections. En outre, comparez vos
œuvres
avec celles
des saints et des pieux serviteurs de Dieu, et ce parallèle vous
convaincra que les meilleures et les plus grandes de vos
œuvres
sont encore
de très bas aloi et de minime valeur. Comparez-les ensuite avec ce
que Jésus-Christ a fait en votre faveur aux diverses époques de la
vie crucifiée qu’il
a menée
ici-bas ; considérez ses
œuvres en
elles-mêmes
et abstraction faite de sa divinité, songez à l’amour
si tendre et si pur qui les animait, et vous serez
contraint d’avouer
que les vôtres
ne sont que néant. Enfin, si vous élevez votre esprit jusqu’à
la divinité et si vous envisagez la majesté souveraine de Dieu et
les hommages qu’elle
mérite de
notre part, vous verrez clairement que vos bonnes
œuvres doivent
être pour vous un motif de crainte, bien plus qu’un
sujet de vanité. C’est
pourquoi, quelque bien que vous fassiez,
vous devez dire à Dieu de tout votre cœur
: Mon Dieu, ayez pitié
de moi qui suis un pécheur. Je vous conseille en outre de vous tenir
en garde contre la tentation de publier les faveurs que Dieu vous
accorde. Le trait suivant vous montrera combien lui déplaît le
manque de réserve à cet égard. Le Sauveur apparut un jour sous la
forme d’un
petit enfant
à une de ses fidèles servantes. Celle-ci, le prenant pour un enfant
ordinaire, l’invita
à réciter la salutation angélique. Jésus commença immédiatement : Je
vous salue, Marie, pleine de grâce, le Seigneur est avec vous, vous
êtes bénie entre toutes les femmes. Là, il s’arrêta,
ne voulant pas se louer lui-même en récitant les paroles qui
suivent. Et tandis qu’elle
le priait de continuer, Jésus
disparut, laissant sa servante remplie de consolation et toute
pénétrée de la céleste doctrine qu’il
venait de lui enseigner par son exemple.
Et vous aussi, âme chrétienne, apprenez à vous humilier,
reconnaissant que vous n’êtes,
avec toutes vos
œuvres, qu’un
pur néant.
C’est
là le
fondement de toutes les vertus. Dieu, quand nous n’étions
pas encore, nous a tirés du néant et, maintenant que nous existons
par lui, nous devons faire reposer tout l’édifice
de notre sanctification sur la reconnaissance de cette vérité, que
de nous-mêmes nous ne sommes rien. Plus nous nous abaisserons, plus
l’édifice
s’élèvera.
À mesure que nous creuserons le sol de notre misère, le divin
architecte y déposera les pierres solides qui doivent servir de
fondement au majestueux édifice. Ne croyez pas pouvoir jamais
descendre assez bas, et persuadez-vous bien que s’il
pouvait y avoir quelque chose d’infini
dans la créature, votre bassesse le serait. Avec cette connaissance
bien mise en pratique, l’homme
possède
toute sorte de bien ; sans elle, il est un peu plus que rien, fît-il
autant de bonnes
œuvres
qu’en
ont accompli tous les saints ensemble, et demeurât-il
continuellement absorbé en Dieu. Ô admirable connaissance, qui nous
rend heureux sur la terre et glorieux dans le ciel ! Ô lumière qui
sort des ténèbres et rend les âmes radieuses ! Ô perle inconnue qui
brille parmi nos souillures ! Ô néant qui met en possession de
toutes choses ceux qui savent le connaître ! Sur ce sujet, je
parlerais sans jamais me lasser. Si vous voulez louer Dieu,
accusez-vous vous-même et désirez d’être
accusé par les autres. Si vous voulez le glorifier en vous et vous
glorifier en lui, humiliez-vous vis-à-vis de tous et au-dessous de
tous. Si vous désirez le trouver, ne vous élevez pas, car il fuira
loin de vous. Abaissez-vous et abaissez-vous autant que vous le
pourrez, vous le verrez venir à vous et vous tendre les bras. Il
vous accueillera, et il vous pressera sur son cœur
avec d’autant plus d’amour que vous vous
rendrez plus vil à vos propres yeux et que vous mettrez votre
bonheur à être méprisé de tous et à être rebuté partout comme un
objet d’horreur.
Ce don inestimable que
votre Sauveur, abreuvé d’outrages
pour vous, vous fait afin de vous
unir à lui, persuadez-vous bien que vous en êtes indigne ;
Remerciez-le souvent de cette faveur et soyez plein de
reconnaissance pour les personnes qui y ont donné occasion, et tout
spécialement pour celles qui vous ont foulé aux pieds ou qui croient
que vous ne supportez les affronts qu’à
regret et à contre-cœur.
Et si
réellement il en est ainsi, gardez-vous bien d’en
rien laisser
paraître à l’extérieur.
Si la malice du démon, notre ignorance et nos inclinations perverses
l’emportent
en nous sur ces
considérations, si puissantes pourtant et si vraies ; si le désir de
nous élever au-dessus des autres ne cesse de nous troubler et de
faire impression sur notre cœur,
humilions-nous d’autant plus
à nos propres yeux que nous voyons par expérience combien nous
avançons peu dans la spiritualité et dans la véritable connaissance
de nous-mêmes, attendu que nous ne parvenons pas à nous délivrer de
ces pensées importunes qui ont leur racine dans notre orgueil et
notre vanité. Par ce moyen, nous tirerons le miel du poison et le
remède de la blessure même.
CHAPITRE XXXIII
Quelques avis pour surmonter les passions mauvaises et pour avancer
dans la vertu
Quoique je vous aie beaucoup parlé
déjà des moyens à prendre pour vous vaincre vous-même et orner votre
âme des vertus chrétiennes, il me reste encore quelques avis à vous
donner. Premièrement, gardez-vous bien, si vous voulez faire des
progrès dans la vertu, d’avoir
pour vos exercices
spirituels une règle pour ainsi dire stéréotypée qui fixe un
exercice à un jour, et l’autre
à un autre jour. L’ordre
à suivre dans ce combat et dans cet exercice, c’est
de faire
la guerre aux passions dont les attaques vous ont causé et vous
causent encore chaque jour le plus de dommage, et d’acquérir,
dans le plus haut degré possible, les vertus qui leur sont opposées.
Une fois en possession de ces vertus, vous aurez mille occasions d’acquérir
les autres ; vous le ferez facilement et sans qu’il
soit besoin pour cela
d’actes
multipliés
; car les vertus sont tellement liées les unes aux autres qu’il
suffit d’une vertu fortement ancrée
dans notre cœur
pour y attirer bientôt
toutes les autres. Deuxièmement, ne limitez jamais le temps que vous
emploierez à acquérir une vertu ; ne déterminez ni les jours, ni les
semaines, ni les années ; mais faites comme si vous en étiez encore
à vos premiers pas, et, semblable à un soldat nouvellement enrôlé,
combattez sans trêve et gravissez les hauteurs de la perfection. Ne
vous arrêtez pas un seul instant, parce que s’arrêter
dans le chemin de la vertu et de la perfection ce n’est
pas se repose et reprendre
des forces, c’est
reculer et
s’affaiblir
de plus en plus. Quand je parle
de s’arrêter,
j’entends
se persuader que l’on est arrivé
à la perfection, négliger les occasions qui se présentent de poser
de nouveaux actes de vertu et mépriser les fautes légères. Soyez
donc soigneux, fervent et toujours prêt à saisir les moindres
occasions de pratiquer la vertu. Aimez toutes les occasions d’avancer
dans la sainteté ; aimez surtout celles qui présentent de grandes
difficultés, car les efforts que l’on
fait pour surmonter
les obstacles forment plus promptement les habitudes vertueuses et
les enracinent plus profondément dans notre âme. Chérissez donc les
personnes qui vous fournissent ces occasions. Seulement, évitez avec
soin et fuyez à pas précipités tout ce qui pourrait donner lieu aux
tentations de la chair. Troisièmement, soyez prudent et discret à l’égard
des pratiques qui peuvent mettre votre santé en danger, comme la
discipline, les cilices, le jeûne, les médiations et autres
mortifications du même genre ; on doit se former à ces exercices peu
à peu et par degrés, ainsi que nous le dirons par après. Pour ce qui
concerne les vertus purement intérieures, comme l’amour
de Dieu, le mépris
du monde, l’humilité,
la haine des passions mauvaises et du péché, la douceur et la
patience, l’amour
du prochain
et des ennemis, il ne fait pas chercher à les acquérir peu à peu et
à s’y
élever par degrés ; mais en produire les actes avec toutes la
perfection possible. Quatrièmement, que toutes les pensées de votre
âme, tous les désirs de votre cœur
et tous les
actes de votre volonté n’aient
qu’un seul but : vaincre la passion que
vous combattez et acquérir la vertu contraire. Que ce soit là pour
vous le monde entier, le ciel et la terre ; n’ambitionnez
point d’autre
trésor, et faites toutes vos actions en vue de plaire à Dieu. Que
vous mangiez ou que vous jeûniez, que vous travailliez ou que vous
vous reposiez, que vous veilliez ou que vous dormiez, que vous
restiez chez vous ou que vous sortiez, que vous vous appliquiez aux
exercices de piété ou aux
œuvres manuelles,
votre unique but doit être de vaincre et de surmonter cette passion
et d’acquérir
la vertu contraire. Cinquièmement, haïssez généralement les
commodités et les agréments de la vie, et vous ne serez que
faiblement combattu par les vices qui tous ont le plaisir pour
racine. Retranchez, par la haine de vous-même, cette racine maudite,
et tous les vices perdront en vous leur force et leur vigueur. Mais
si, pendant que vous faites la guerre à un vice et que vous résistez
aux séductions d’un
plaisir en particulier,
vous vous attachez à d’autres
plaisirs défendus,
ne le fussent-ils que sous peine de faute légère, la lutte sera rude
et sanglante et la victoire incertaine et rare. C’est
pourquoi ayez toujours présentes
à l’esprit
ces sentences de l’Écriture
: « Celui qui aime son âme la perdra, et celui qui hait son âme en
ce monde, la gardera pour la vie éternelle » (Jean, XII, 25). « Mes
frères, nous ne sommes pas redevables à la chair pour vivre selon la
chair : car si vous vivez selon la chair, vous mourrez ; mais si par
l’esprit
vous faites mourir les
œuvres de la
chair, vous vivrez
» (Rom., VIII, 13). Sixièmement enfin, je vous avertis qu’il
est utile, et parfois
nécessaire, de faire avant tout une confession générale accompagnée
de toutes les dispositions requises, et cela pour mieux vous assurer
de l’amitié
de celui qui est la source de toutes les grâces et l’auteur
de toutes les victoires.
CHAPITRE XXXIV
Qu’il
faut acquérir
les vertus peu à peu, en s’y
exerçant
graduellement
et sans vouloir les pratiquer toutes à la fois
Quoique le chrétien désireux d’arriver
au faîte
de la perfection ne doive point mettre de borne à son avancement
spirituel, il faut néanmoins que la prudence modère en lui cette
ferveur inconsidérée qui, après l’avoir,
dès le principe, poussé en avant avec trop de vigueur, se ralentit
bientôt et l’abandonne
à mi-chemin. C’est
pourquoi,
sans revenir sur les règles que je vous ai tracées pour vos
exercices extérieurs, je crois utile de vous faire remarquer que les
vertus intérieures doivent s’acquérir
peu à peu et par degrés. C’est
le moyen de faire des progrès
rapides et durables. Ainsi nous ne devons pas, ordinairement du
moins, nous exercer à désirer les adversités et à nous en réjouir,
que nous n’ayons
auparavant passé
par les degrés les plus bas de la vertu de patience. Ne vous
attachez pas non plus à toutes, ni même à plusieurs vertus ensemble
; mais à une seule d’abord,
puis à une
autre. De cette manière, l’habitude
s’enracine
plus facilement et plus profondément dans l’âme.
Si vous bornez vos efforts à l’acquisition
d’une seule vertu, la mémoire
y court en toute occasion avec plus de promptitude, l’entendement
s’ingénie
à trouver pour l’acquérir
des moyens et des motifs nouveaux, et la volonté s’y
porte avec plus
d’ardeur
et de facilité. Il en serait tout autrement si l’activité
de ces puissances était dispersée sur divers objets. Ajoutez à cela
que la similitude des actes à produire pour acquérir une seule et
même vertu nous rend ces actes moins pénibles. L’un
attire et
assiste l’autre
; et la ressemblance qu’ils ont entre eux est cause qu’ils font
plus d’impression
sur nous ; les derniers en effet trouvent dans le cœur
une demeure bien préparée et toute prête à les recevoir, comme elle
a reçu ceux qui ont précédé. Ces raisons vous paraîtront plus
convaincantes encore si vous réfléchissez que la pratique d’une
vertu apprend la pratique des autres, et que les
progrès de l’une
entraînent
les progrès de toutes, puisqu’elles
sont toutes inséparablement
unies entre elles, comme autant de rayons projetés par la même
lumière divine.
CHAPITRE XXXV
Des moyens d’acquérir
les vertus, et comment nous devons nous appliquer
à la même vertu durant un certain espace de temps
Outre les dispositions que je vous ai
signalées plus haut, il faut, pour acquérir les vertus chrétiennes,
une âme grande et généreuse, une volonté ferme et résolue que n’effraie
point la prévision
des contradictions et des peines sans nombre qui se rencontrent dans
le chemin de la perfection. Il faut, de plus, que l’âme
soit inclinée à l’amour
des vertus qu’elle
veut acquérir.
Cette inclination s’obtient
en
considérant combien les vertus plaisent à Dieu, combien elles sont
nobles et excellentes en elles-mêmes, et combien elles nous sont
utiles et nécessaires, puisqu’elles
sont principe et le terme
de la perfection. Il importe extrêmement de faire le matin le ferme
propos de profiter de toutes les occasions que nous aurons
vraisemblablement de les pratiquer, et d’examiner
souvent durant le jour si nous avons, oui
ou non, exécuté nos bonnes résolutions, afin de les renouveler avec
plus de ferveur. Cet examen doit rouler tout spécialement sur la
vertu que nous nous sommes proposé d’acquérir.
C’est
à cette même vertu que nous devons rapporter les exemples des
saints, nos oraisons et la méditation, si nécessaire en tous les
exercices spirituels, de la vie et de la Passion de Jésus-Christ.
Nous devons, ainsi que nous l’expliquerons
ci-après,
tenir la même conduite dans toutes les occasions qui se
présenteront, si différentes qu’elles
soient les unes des autres. Tâchons
d’arriver,
à force d’actes
intérieurs
et extérieurs de vertu, à produire ces actes avec autant de
promptitude et de facilité que nous en avions auparavant à suivre
nos penchants naturels ; et rappelons-nous ce qui a été dit plus
haut, que plus ces actes seront contraires à nos inclinations, plus
vite ils introduiront dans notre âme l’habitude
de la vertu. Les sentences de la sainte
Écriture prononcées de bouche ou tout au moins de cœur,
avec le respect qui leur
est dû, nous aideront merveilleusement en cet exercice. Tenons donc
à notre disposition un bon nombre de textes en rapport avec la vertu
que nous cherchons à acquérir ; répétons-les souvent dans le courant
de la journée et tout spécialement quand nous nous sentirons
assaillis par la passion contraire. Si, par exemple, nous nous
exerçons à la patience, nous pourrons nous servir des paroles
suivantes ou d’autres
semblables :
« Mes enfants, supportez patiemment la colère qui est tombée sur
vous » (Baruch, IV, 25). « La patience des pauvres ne sera pas
frustrée pour toujours » (PS., IX, 19). « L’homme
patient vaut mieux que l’homme courageux ; et celui
qui est maître de son esprit vaut mieux que celui qui prend les
villes d’assaut
» (Prov., XVI, 32). « Courons par la patience au combat qui nous est
proposé » (Héb., XII, 2). Nous pourrons dans le même but faire les
aspirations suivantes ou d’autres
du même
genre : Quand Dieu armera-t-il mon cœur
du bouclier de la patience ? Quand
saurai-je, pour plaire à mon divin Maître, supporter d’un
cœur
tranquille les
épreuves de la vie ? Ô souffrances bien-aimées qui me rendez
semblable à mon Sauveur Jésus souffrant pour moi ! Ô l’unique
vie de mon
âme, ne me verrai-je jamais, pour votre gloire, pleinement heureux
au sein des souffrances ? Quel serait mon bonheur si, au milieu des
flammes de la tribulation, j’aspirais
à des tourments plus grands encore ! Nous nous servirons à toute
heure de ces sortes de prières, suivant les progrès que nous aurons
faits dans la vertu, et les pensées que nous inspirera l’esprit
de dévotion. Ces oraisons s’appellent
oraisons jaculatoires, du
latin jaculum qui signifie trait, parce que ce sont comme autant de
traits que nous lançons vers le ciel ; elles ont une force
merveilleuse pour nous exciter à la perfection et toucher le cœur
de Dieu, à
condition toutefois qu’elles
soient accompagnées
de deux choses qui leur servent en quelque sorte d’ailes.
La première,
c’est
une
conviction profonde que Dieu prend plaisir à voir notre âme s’exercer
à la vertu. La seconde, un vrai et ardent désir de l’acquérir
dans la seule vue de plaire à sa divine Majesté.
CHAPITRE XXXVI
Que l’exercice
de la vertu exige une application
constante
Une condition importante,
indispensable même, pour parvenir au but que nous poursuivons, je
veux dire l’acquisition
des vertus,
c’est
la persévérance
à marcher en avant : S’arrêter,
c’est
reculer. En effet, dès
que nous cessons de nous appliquer à la pratique des vertus, la
violence de notre inclination aux plaisirs des sens, jointe aux
sollicitations qui nous viennent du dehors, donne nécessairement
naissance à beaucoup de passions désordonnées qui détruisent ou
affaiblissent les habitudes des vertus. En outre, ce manque d’application
nous prive des grâces
nombreuses que Dieu accorde à ceux qui marchent courageusement dans
le chemin de la perfection. C’est
la différence
qui existe entre ce chemin et les chemins ordinaires. Dans ces
derniers, en effet, le voyageur, en s’arrêtant,
ne perd rien de la distance parcourue, tandis que, dans le premier,
il perd énormément de terrain. Une différence encore, c’est
que, dans les routes ordinaires, la lassitude s’accroît
en proportion du chemin que l’on
fait, tandis que, dans le chemin de la vertu,
les forces augmentent à mesure que l’on
avance. La
raison en est que l’exercice
des vertus affaiblit la partie inférieure
dont la résistance augmente la difficulté et les fatigues du chemin,
et qu’il
affermit et fortifie de plus en plus la partie supérieure
où la vertu réside. Ainsi, à mesure qu’on
avance dans la voie de la perfection, la peine qu’on
y éprouve
diminue de plus en plus, et la joie secrète que Dieu mêle à cette
peine s’accroît
sans cesse. Le chrétien, marchant ainsi de vertu en vertu avec une
facilité et une joie toujours croissantes, finit par arriver au
sommet de la montagne et à cet état de perfection qui permet à l’âme
de se livrer aux aspirations spirituelles, non seulement sans
dégoût, mais avec un plaisir ineffable, parce qu’ayant
vaincu et dompté
les passions déréglées et s’étant
mise au-dessus de toutes les choses créées, elle vit au sein de Dieu
et goûte, parmi des labeurs sans trêve, les délices d’un
repos inaltérable.
CHAPITRE XXXVII
Que la nécessité où nous sommes de nous exercer sans cesse à la
pratique des vertus
nous oblige à profiter, pour les acquérir, de toutes les occasions
qui se présentent
Nous avons vu assez clairement que,
dans le chemin qui conduit à la perfection, il faut marcher en
avant, sans s’arrêter
jamais. Pour cela, tenons-nous bien sur nos gardes et veillons
attentivement à ne laisser échapper aucune occasion d’acquérir
les vertus. C’est
donc mal entendre ses intérêts
que de fuir les contrariétés qui pourraient nous servir à cet égard.
Pour nous en tenir à notre premier exemple, voulez-vous acquérir l’habitude
de la patience ? N’évitez
point les personnes, les actions et les pensées qui vous portent à l’impatience.
Ne cessez
point vos relations parce qu’elles
vous sont
à charge ; et, dans les conversations et les rapports que vous
entretiendrez avec les personnes qui vous ennuient, tenez votre
volonté toujours prête à souffrir les contrariétés et les dégoûts
qui vous arriveront ; sinon vous n’acquerrez
jamais l’habitude de la patience.
De même, si un travail vous déplaît, soit par lui-même, soit à cause
de la personne qui vous l’a
imposé,
soit parce qu’il
vous détourne
d’une
occupation plus conforme
à vos goûts, ne laissez pas de l’entreprendre
et de le continuer, malgré
le trouble qu’il
vous cause et le repos que vous trouveriez en l’abandonnant.
Sans cela vous trouveriez en l’abandonnant.
Sans cela vous n’apprendriez
jamais à souffrir, et le repos que vous goûteriez ne serait pas un
repos véritable, attendu qu’il
ne procéderait
pas d’un
esprit libre de passions et orné
de vertus. J’en
dis autant
des pensées ennuyeuses qui tourmentent et troublent parfois votre
âme. Ce n’est
pas un avantage pour vous d’en
être entièrement délivré, puisque la souffrance qu’elles
vous causent vous
accoutume à supporter patiemment toute sorte de contrariétés. Vous
enseigner le contraire, ce serait plutôt vous apprendre à fuir la
peine que vous éprouvez, qu’à
acquérir la vertu que vous désirez. Il est bien vrai qu’en
de semblables occasions,
il faut, surtout si on n’est
pas suffisamment aguerri, savoir temporiser
et user de beaucoup de prudence et d’adresse,
affronter l’ennemi ou l’éviter
selon qu’on
se sent plus ou moins de vertu et de vigueur d’esprit ; mais,
d’un
autre côté,
on doit bien se garder de lâcher pied tout à fait et de reculer au
point d’abandonner
toutes les occasions
de souffrir, parce que si pour le moment on échappe au danger de
tomber, on court grand risque de succomber plus tard aux assauts de
l’impatience
faute de s’être
suffisamment aguerri et fortifié d’avance
par la pratique de la vertu contraire. Inutile de faire remarquer
que ces avis ne concernent pas le vice impur. La manière de
combattre ce vice vous a été indiquée dans un des chapitres
précédents.
CHAPITRE XXXVIII
Que l’on
doit rechercher les occasions
de pratiquer la vertu,
et les accueillir avec d’autant
plus de joie qu’elles
offrent plus de difficultés
Ce n’est
point assez de ne pas fuir les occasions de nous
exercer à la vertu ; il faut parfois les rechercher comme des
avantages inestimables, les accueillir avec joie dès qu’elles
s’offrent
à nous et regarder comme plus précieuses et plus dignes d’amour
celles qui
déplaisent davantage à nos sens. Vous y parviendrez, avec la grâce
de Dieu, si vous imprimez profondément dans votre esprit les
considérations suivantes. La première, c’est
que les occasions sont des moyens éminemment utiles, nécessaires
même à l’acquisition
des vertus. C’est pourquoi en demandant
les unes au Seigneur, vous lui demandez nécessairement les autres ;
sinon votre prière serait vaine, vous seriez en contradiction avec
vous-même et vous tenteriez le Seigneur puisque, selon le cours
ordinaire des choses, Dieu ne donne pas la patience sans les
tribulations ni l’humilité
sans les opprobres. On peut en dire autant de toutes les autres
vertus. Il est incontestable qu’elles
s’acquièrent
au moyen des adversités qui nous arrivent. Ces adversités nous sont
d’autant
plus utiles et doivent par conséquent
nous être d’autant
plus chères
et plus agréables qu’elles
sont plus
pénibles à la nature ; car les actes que nous produisons en ces
occasions sont plus généreux et plus forts et, partant, plus propres
à nous faire avancer avec promptitude et facilité dans la voie de la
perfection. Il faut estimer et mettre à profit les moindres
occasions, ne fût-ce qu’un
regard ou une parole contraire
à notre volonté, parce que si ces actes ont moins d’intensité,
ils sont plus fréquents que ceux que l’on
produit dans les circonstances
plus importantes. La seconde considération, déjà touchée plus haut,
c’est
que tous les accidents qui nous arrivent nous
sont envoyés de Dieu pour notre bien et afin que nous en tirions
profit. Et quoique, parmi ces accidents, il s’en
trouve quelques-uns, nos fautes par exemple
et celles du prochain, que l’on
ne peut attribuer
à Dieu sans faire injuste à sa sainteté, il n’en
est pas moins vrai qu’elles
nous viennent de Dieu en ce sens que Dieu les permet et que, pouvant
les empêcher, il ne le fait cependant pas. Mais les afflictions et
les peines qui nous arrivent par notre faute ou par la malice d’autrui,
on ne peut
nier qu’elles
ne viennent par Dieu et de Dieu ; puisque Dieu y
concourt et que, tout en voulant que ce qui se fait ne se fasse pas,
puisqu’il
y voit une difformité souverainement odieuse à ses yeux, il veut que
nous les supportions à cause du profit spirituel que nous pouvons en
retirer ou pour d’autres
raisons très
justes qui nous sont cachées. Et si nous avons une certitude entière
que le Seigneur veut que le Seigneur veut que nous supportions avec
joie les maux que nous causent les injustices du prochain ou nos
fautes personnelles, il faut du prochain ou nos fautes personnelles,
il faut bien reconnaître que dire, comme plusieurs le font pour
excuser leur impatience, que Dieu ne veut pas, qu’il
a en horreur les mauvaises actions, c’est chercher un
vain prétexte pour couvrir notre propre faute et refuser la croix
que nous savons devoir porter pour plaire au Seigneur. Je vais plus
loin et j’affirme
que, toutes choses
égales d’ailleurs,
le Seigneur préfère
nous voir supporter les peines qui ont leur source dans la
méchanceté des hommes, de ceux surtout que nous avons obligés, que
celles qui nous viennent d’autres
accidents fâcheux.
La raison en est que les premières ont d’ordinaire
plus de force pour réprimer
notre orgueil naturel ; et qu’en
outre, en les supportant
avec joie, nous contentons et glorifions singulièrement le Seigneur,
puisque nous coopérons avec lui à l’œuvre
qui fait le plus
éclater sa bonté ineffable et sa toute-puissance, celle de tirer du
venin pestilentiel de la malice et du péché, le fruit précieux et
suave de la vertu et de la sainteté. Sachez donc, âme chrétienne, qu’aussitôt
que Dieu découvre en nous un vif désir de nous mettre courageusement
à l’œuvre
et de tendre de tous nos
efforts à cette glorieuse conquête, il nous prépare le calice des
plus violentes tentations et des plus rudes épreuves, afin de nous
le présenter en son temps. Nous-mêmes, si nous sommes désireux de
son amour et de notre propre bien, nous saurons amour et de notre
propre bien, nous saurons accepter de bon cœur
et les
yeux fermés le calice qu’il
nous offre, et le boire jusqu’au fond
avec assurance et promptitude ; puisque c’est
une médecine,
et composée qu’elles
sont plus amères
à notre palais.
CHAPITRE XXXIX
Comment nous pouvons faire servir des
occasions diverses à l’exercice
d’une
même
vertu
Vous avez vu dans les chapitres
précédents qu’il
vaut incomparablement mieux s’exercer pendant quelque temps
à une seule vertu que de vouloir en acquérir plusieurs à la fois ;
vous avez vu également qu’il
faut faire converger
sur cette vertu unique toutes les
occasions qui se présentent, si différentes qu’elles
soient les unes des autres. Apprenez maintenant la méthode
à suivre pour vous rendre cet exercice plus facile. Il arrivera en
un même jour, peut-être en une même heure, qu’on
nous
reprendra d’une
action même
excellente, que, pour une cause ou l’autre,
on parlera mal de nous, qu’on
nous refusera durement une faveur ou un léger
service, qu’on
nous soupçonnera
sans raison, que 187 nous ressentirons une douleur corporelle, qu’on
nous imposera une besogne ennuyeuse, qu’on
nous servira un mets mal apprêté, que nous nous trouverons accablés
sous le poids de maux plus considérables, tels qu’il
s’en
rencontre si souvent dans la pauvre vie humaine. Quoique parmi tant
d’accidents
fâcheux
nous puissions pratiquer plusieurs vertus différentes, néanmoins,
pour nous en tenir à la règle donnée plus haut, nous nous bornerons
à produire des actes conformes à la vertu que nous nous sommes
proposé d’acquérir.
Si c’est
la patience que nous cherchons à acquérir au moment où ces accidents
nous arrivent, nous nous efforcerons de les supporter de bon cœur
et avec joie. Si c’est l’humilité,
nous nous persuaderons, au milieu de ces contrariétés, que nous
sommes dignes de tous les châtiments. Si c’est
l’obéissance,
nous nous abaisserons promptement sous la main toute-puissante de
Dieu et, pour lui plaire, puisque telle est sa volonté, nous nous
assujettirons aux créatures raisonnables ou même privées de raison
qui nous causent ces ennuis. Si c’est
la pauvreté,
nous consentirons à être dépouillés et privés de toutes les
consolations de la vie, des grandes comme des petites. Si c’est
la charité,
nous ferons des actes d’amour
envers le prochain qui est l’instrument de notre
sanctification et envers Dieu qui en est la cause première et pleine
d’amour
puisque ces
épreuves destinées à nous faire avancer dans la vertu nous arrivent
par son ordre, ou du moins par sa permission. Ce que je dis ici des
accidents divers qui nous arrivent journellement nous indique en
même temps comment, dans une maladie ou une affliction de longue
durée, nous pouvons nous exercer à la vertu que nous nous sommes
proposés d’acquérir.
CHAPITRE XL
Du temps que nous devons consacrer à l’exercice
de chaque vertu,
et des marques de notre
avancement spirituel
Pour ce qui regarde le temps que nous
devons employer à l’exercice
de chaque vertu, ce n’est pas
à moi de le déterminer, puisqu’il
faut le régler
d’après
l’état
et les besoins particuliers de notre âme, les progrès que nous
faisons dans le chemin de la perfection et l’avis
de celui qui nous guide dans cette
voie. Toutefois, si on s’y
appliquait de la manière
et avec la sollicitude que nous avons dites, il est certain qu’on
ferait en peu de semaines des
progrès considérables. C’est
une preuve
de progrès que de persévérer dans les exercices spirituels malgré
les aridités, les ténèbres, les angoisses de l’âme
et la privation des consolations sensibles. Un autre signe non moins
évident, c’est
la résistance
que la concupiscence oppose à nos actes de vertus : plus celle-ci
perdra de forces, plus nous aurons sujet de croire que nous avançons
dans la perfection. Si donc nous ne sentons aucune contradiction,
aucune révolte dans la partie sensitive et inférieure, surtout quand
il s’agit
d’assauts
subits et imprévus, c’est
un signe
que nous avons acquis la vertu. Et plus nous en produirons les actes
avec promptitude et avec joie, plus nous serons autorisés à croire
que nous avons retiré de grands fruits de cet exercice. Remarquons
cependant que nous ne devons pas nous croire en possession d’une
vertu et
regarder comme certain notre triomphe sur une passion parce que,
depuis longtemps et après beaucoup de combats, nous n’aurions
plus ressenti
ses attaques. En ceci encore il peut y avoir ruse et artifice du
démon, et illusion de la nature ; il n’est
pas rare qu’un orgueil secret nous
fasse prendre pour vertu ce qui réellement n’est
que vice. D’ailleurs,
si nous considérons la perfection à laquelle Dieu nous appelle,
quels que soient nos progrès dans la vertu, nous n’aurons
pas de
peine à nous persuader que nous en avons à peine franchi les
premiers degrés. Vous devez donc vous regarder comme un guerrier
nouvellement enrôlé ou comme un enfant qui essaie ses premiers pas,
et reprendre vos exercices avec votre première ardeur, comme si vous
n’aviez
rien fait encore. Souvenez-vous,
âme chrétienne, que mieux vaut avancer dans le chemin de la vertu
que d’examiner
les progrès
qu’on
y a fait ; parce que Dieu, qui seul scrute le fond des cœurs, dévoile
ce secret à quelques-uns et le cache à d’autres,
selon qu’il
voit pour eux, en cette connaissance, un sujet d’humiliation
ou une excitation
à l’orgueil.
Comme un père
plein d’amour
pour ses enfants,
il ôte aux uns le danger et fournit aux autres l’occasion
de croître
en vertus. Il faut donc que l’âme
continue ses exercices, quoiqu’elle
ne s’aperçoive
pas de ses progrès ; elle les connaîtra lorsqu’il
plaira à
Dieu de les lui découvrir pour son plus grand bien.
CHAPITRE XLI
Que nous ne devons pas souhaiter d’être
délivrés des afflictions que nous endurons patiemment ;
et de la manière de régler tous nos désirs
Lorsque vous vous trouvez dans une
peine quelconque et que vous la supportez patiemment, gardez-vous
bien de vous laisser entraîner par le démon ou l’amour-propre
au désir d’en
être délivré ; car ce désir vous causerait deux grands maux. Le
premier, c’est
qu’alors
même qu’il
ne vous ravirait pas immédiatement
la vertu de patience, il vous disposerait peu à peu au vice
contraire. Le second, c’est
que votre
patience deviendrait imparfaite et que vous ne recevriez qu’une
récompense
proportionnée à la durée de l’épreuve,
tandis qu’en
ne souhaitant pas d’en
être délivré et en vous confiant sans réserve à la bonté divine,
votre souffrance n’eût-elle
duré qu’une
heure ou moins encore, vous en auriez été récompensé par Dieu comme
d’un
service de longue durée.
C’est
pourquoi, en
ceci comme dans tout le reste, prenez pour règle constante de tenir
vos désirs tellement éloignés de tout ce qui n’est
pas Dieu, qu’ils
tendent
purement et simplement à leur véritable et unique but, à savoir la
volonté du Seigneur. De cette façon, ils seront toujours justes et
équitables, et vous serez, au milieu de toutes vos contrariétés,
tranquille et même heureux, parce que, sachant que rien ne peut se
faire sans la volonté divine et voulant vous-même ce qu’elle
veut, vous
ne pouvez manquer de vouloir tout ce qui vous arrive et d’avoir
tout ce
que vous désirez. Cette remarque ne peut, il est vrai, s’appliquer
à vos péchés et aux péchés d’autrui,
puisque Dieu ne peut les vouloir ; mais elle s’applique
parfaitement
à toutes les peines qui en découlent ou qui vous viennent d’ailleurs.
Si violente et si profonde que soit la blessure, arrivât-elle, en
touchant le fond de votre cœur,
à briser les racines mêmes de la vie naturelle, vous ne devez pas
moins y reconnaître la croix dont Dieu se plaît à favoriser ses amis
les plus intimes et les plus chers. Ce que je dis ici des
afflictions en général doit s’entendre
en particulier de la part de souffrances
qui nous restera et que Dieu veut que nous endurions, après que nous
aurons employé tous les moyens licites de nous en défaire. Encore
faut-il régler l’emploi
de ces moyens sur la volonté
de Dieu qui les a établis, afin que nous nous en servions uniquement
parce qu’il
le veut, et non par
attachement à nos aises, ou parce que nous aimons et désirons la
cessation de nos épreuves plus que ne le requièrent son service et
son bon plaisir.
CHAPITRE XLII
Comment on doit se défendre des artifices du démon quand il nous
inspire des dévotions indiscrètes
Lorsque l’esprit
malin s’aperçoit
que nous marchons dans le chemin de la vertu avec des désirs si vifs
et si bien réglés qu’il
ne peut nous engager dans le mal par des artifices manifestes, il
se transforme en ange de lumière et nous suggère à tout instant des
pensées agréables, des sentences de l’Écriture
et des exemples tirés de la vie des saints pour nous faire marcher
avec une ardeur indiscrète dans la voie de la perfection et nous
faire ensuite tomber dans le précipice. C’est
ainsi, par exemple,
qu’il
nous invite
à châtier rudement notre corps par des disciplines, des jeûnes, des
cilices et par d’autres
mortifications semblables,
afin que nous nous laissions aller à l’orgueil
en nous imaginant,
comme il arrive particulièrement aux femmes, que nous faisons des
choses merveilleuses ; ou bien afin que nous contractions une
maladie qui nous rende impropres aux bonnes
œuvres ; ou bien
encore afin que l’excès
de travail et de peine nous fasse prendre les exercices spirituels
en dégoût et en aversion, et que, devenant peu à peu tièdes pour le
bien, nous nous adonnions avec plus d’avidité
que jamais aux plaisirs et aux divertissements du monde. C’est
ce qui est arrivé
à un bon nombre de personnes pieuses. Aveuglées par la présomption
de leur cœur,
et emportées
par un zèle indiscret, elles ont, dans leurs mortifications
extérieures, outrepassé la mesure de leurs forces, et sont devenues
le jouet des malins esprits. Elles se seraient épargné ce malheur si
elles avaient tenu compte des observations que nous avons faites et
si elles avaient réfléchi que ces sortes de mortifications, si
louables en elles-mêmes et si profitables à ceux qui ont les forces
corporelles et l’humilité
requises pour les pratiquer, doivent être réglées d’après
le tempérament et la nature de chacun. Ceux qui ne peuvent supporter
les austérités auxquelles les saints ont soumis leur corps
trouveront toujours assez d’occasions
d’imiter leur vie, par la vivacité
et l’efficacité
de leurs désirs et la ferveur de leurs prières. Qu’à
leur exemple, ils aspirent à ces couronnes plus glorieuses que
procurent aux vrais soldats du Christ le mépris du monde et de
soi-même, l’amour
du silence et de la retraite, la patience dans
l’épreuve,
l’empressement
à rendre le bien pour le mal, le soin d’éviter
les fautes les plus légères, mortifications bien autrement agréables
à Dieu que les austérités corporelles. Quant à ces austérités, je
vous conseille d’en
user avec une grande modération
pour pouvoir les augmenter au besoin, plutôt que de vous exposer par
trop de zèle à devoir les abandonner entièrement. Si je vous donne
cet avis, c’est
que je vous crois à l’abri
de l’erreur de certaines personnes qui
d’ailleurs
passent pour spirituelles et qui, séduites
et trompées par l’amour-propre,
prennent un soin exagéré
de la conservation de leur santé corporelle. Elles en sont si
jalouses et si inquiètes qu’un
rien suffit
à leur inspirer des doutes et des craintes à cet égard. Leur
principale occupation, le sujet favori de leurs conversations, c’est
le régime
de vie qu’elles
ont à
suivre. Ainsi elles recherchent sans cesse les mets qui flattent
leur goût, sans souci de leur estomac que cette délicatesse extrême
ne fait qu’affaiblir
de plus en plus. Sous le prétexte
d’acquérir
des forces pour mieux servir Dieu, elles ne cherchent qu’à
accorder ensemble, sans aucun profit pour aucun, et même au
détriment de l’un
et de l’autre, deux ennemis irréconciliables,
l’esprit
et le
corps ; leur sollicitude mal entendue enlève à l’un
la santé
et à l’autre
la dévotion.
C’est
pourquoi il
est plus sûr et plus aisé à tous égards de suivre un régime plus
libre, pourvu qu’il
soit accompagné
de la discrétion requise et qu’on
tienne compte des conditions et des
complexions qui sont trop différentes les unes des autres pour être
soumises à la même règle. J’ajoute
en terminant qu’une
certaine modération est souverainement désirable, non seulement dans
les choses extérieures, mais dans l’acquisition
des vertus
intérieures, ainsi que nous l’avons
fait voir en
parlant de la gradation à suivre pour arriver à la perfection.
CHAPITRE XLIII
Combien nos penchants mauvais et
les suggestions du démon ont de force pour nous pousser
à juger témérairement du prochain, et de quelle manière nous devons
résister à cette tentation
L’estime
et la bonne opinion que nous avons de nous-mêmes
produit un autre désordre gravement préjudiciable : le jugement
téméraire qui nous porte à mépriser le prochain, à le dénigrer et à
l’humilier.
Ce vice auquel elle
a donné naissance, la vaine gloire le fomente et l’entretient
d’autant
plus volontiers qu’elle
grandit avec lui et arrive peu
à peu à se complaire en elle-même et à se faire complètement
illusion. C’est
ainsi que nous croyons,
à votre insu, nous élever à mesure que nous abaissons les autres
dans notre estime, persuadés que nous sommes d’être
exempt des imperfections que nous nous plaisons à remarquer dans le
prochain. De son côté, le malin esprit qui nous voit dans cette
mauvaise disposition d’esprit
ne cesse
pas un instant de tenir nos yeux ouverts et notre attention éveillée
sur les défauts d’autrui
pour les observer, les contrôler
et les exagérer. On ne saurait, si on n’y
prend garde, se figurer
les efforts qu’il
fait, les artifices qu’il invente, pour imprimer dans
notre esprit les moindres défauts du prochain quand il ne peut nous
en dévoiler de considérables. Puis donc qu’il
est attentif
à vous nuire, veillez vous-même à ne point vous laisser prendre à
ses pièges. Aussitôt qu’il
vous représente
un vice du prochain, vite portez votre pensée ailleurs ; et si vous
vous sentez encore enclin à juger sa conduite, considérez que ce
pouvoir ne vous a pas été donné ; et que, vous eût-il été donné,
vous ne seriez pas à même de porter un jugement équitable, environné
de mille passions et incliné que vous êtes à penser mal des autres,
sans raisons plausibles. Mais le remède le plus efficace à ce mal, c’est
d’occuper votre pensée
des besoins de votre âme. Vous vous apercevrez de plus en plus que
vous avez tant à faire et à travailler en vous-même et pour
vous-même que vous n’aurez
plus le temps ni l’envie de songer aux affaires d’autrui.
De plus, en vous appliquant à cet exercice de la manière convenable,
vous arriverez à purifier de plus en plus votre
œil
intérieur des humeurs mauvaises qui sont cause de ce vice
pestilentiel. Songez que le jugement téméraire que vous portez sur
votre frère est une preuve que vous avez dans votre cœur
quelque racine
du mal que vous lui reprochez ; car le cœur
vicieux se plaît
à voir dans tous ceux qu’il
rencontre les vices auxquels il est sujet lui-même.
Lors donc qu’il
vous vient
à l’esprit
d’accuser le prochain de quelque
défaut, croyez que vous en êtes vous-même coupable et tournez votre
indignation contre vous-même. Dites-vous intérieurement : Misérable
que je suis ! Plongé moi-même dans ce défaut et dans de plus grands
encore, j’irai
lever la tête
pour voir et juger les défauts d’autrui
? De cette façon,
les armes dont vous deviez vous blesser en les dirigeant contre le
prochain, ces armes, tournées maintenant contre vous-même,
apporteront la guérison à vos plaies. Si la faute est claire et
manifeste, il faut excuser charitablement celui qui l’a
commise et croire qu’il y a dans votre frère
des vertus cachées pour la conservation desquelles Dieu a permis
cette chute, ou bien que le Seigneur lui laisse ce défaut pour le
rendre plus méprisable à ses propres yeux, lui faire retirer des
mépris dont il est l’objet
des fruits abondants d’humilité
et lui procurer ainsi un gain supérieur à la perte qu’il
a subie. Et si le péché n’est
pas seulement manifeste, mais
grave et obstiné, tournez votre pensée vers les redoutables
jugements de Dieu, et vous verrez que des hommes plongés auparavant
dans toute sorte de crimes sont arrivés à un haut degré de sainteté,
tandis que d’autres
qui semblaient avoir atteint le
faîte de la perfection sont tombés dans un abîme d’iniquités.
Partant, tenez-vous toujours dans la crainte et le tremblement plus
pour votre propre salut que pour le salut de qui que ce soit.
Imprimez profondément cette vérité dans votre esprit que tout le
bien et toute la satisfaction que vous cause la perfection du
prochain est un fruit du Saint-Esprit, et que tout mépris, tout
jugement téméraire, toute amertume à son égard vient de votre malice
et des suggestions du démon. S’il
arrivait qu’un défaut
du prochain eût fait sur vous une impression fâcheuse, ne prenez
point de repos, ne donnez point de sommeil à vos yeux, que vous ne l’ayez
entièrement
effacée de votre cœur.
CHAPITRE XLIV
De l’oraison
Si la défiance vis-à-vis de
nous-mêmes, la confiance en Dieu et le bon usage de nos facultés
sont, comme nous l’avons
montré
jusqu’ici,
des armes si nécessaires
dans le combat spirituel, l’oraison,
que nous avons indiquée
comme la quatrième arme, est d’une
nécessité
plus grande encore, puisque c’est
elle qui nous obtient non seulement ces trois grandes vertus,
mais tous les biens que nous pouvons espérer du Seigneur notre Dieu.
L’oraison,
en effet, est le canal qui nous transmet toutes les grâces
qui découlent sur nous de cette source de bonté et d’amour.
Par l’oraison,
si vous vous en servez bien, vous mettrez dans la main de
Dieu une épée avec laquelle il combattra et triomphera pour vous.
Or, pour bien user de l’oraison,
il faut que vous soyez habitué,
ou que vous mettiez tous vos soins à vous habituer aux choses qui
suivent : Premièrement, il faut qu’il
y ait toujours dans votre
cœur
un désir
ardent de servir sa majesté souveraine, en toutes choses et de la
manière qui lui plaît davantage. Pour vous enflammer de ce désir,
considérez attentivement : Que Dieu mérite, plus qu’on
ne saurait le dire, d’être
servi et honoré à cause de l’excellence
ineffable de son
être, de sa bonté, de sa grandeur, de sa sagesse, de sa beauté et de
toutes ses infinies perfections. Qu’il
a travaillé
et souffert durant trente-trois ans pour votre salut, qu’il
a pansé et
guéri vos plaies infectes, non pas avec de l’huile,
du vin et des lambeaux de
toile, mais avec la précieuse liqueur sortie de ses veines sacrées
et avec ses chairs très pures déchirées par les fouets, les épines
et les clous. Considérez enfin qu’il
est pour
vous d’une
importance extrême
de le servir, puisque c’est
le moyen
de vous rendre maître de vous-même, victorieux du démon et enfant de
Dieu. Deuxièmement, vous devez croire avec une foi vive et confiante
que le Seigneur est disposé à vous donner tout ce qui vous est
nécessaire pour son service et votre bien. Cette sainte confiance
est le vase que la miséricorde divine remplit des trésors de sa
grâce, et plus ce vase est large et profond, plus abondantes seront
les richesses que l’oraison
attirera dans votre
sein. Et comment Dieu, qui est tout-puissant et immuable,
pourrait-il ne pas nous communiquer ses dons, après nous avoir fait
un commandement exprès de les lui demander, et après avoir promis
son Esprit à ceux qui l’imploreraient
avec foi et persévérance
? Troisièmement, il faut vous mettre en prière avec l’intention
de faire la volonté de Dieu et non la vôtre, tant par rapport à l’acte
même de la
prière que par rapport à l’effet
qu’elle doit obtenir ; c’est-à-dire
que vous ne devez prier que parce que Dieu le veut ainsi, et que
vous ne devez désirer d’être
exaucé que pour autant qu’il
plaira au Seigneur. En un mot, votre
intention doit être d’élever
votre volonté jusqu’à
la volonté de Dieu, et non pas de plier sa volonté à la vôtre. Votre
volonté, corrompue et gâtée par l’amour-propre,
tombe souvent dans l’erreur, tandis que la volonté
de Dieu est toujours unie à une bonté ineffable et ne peut jamais
errer. C’est
à ce titre qu’elle
est la règle
et la maîtresse de toutes les volontés, et qu’elle
mérite et
exige que toutes, sans exception, la suivent et lui obéissent. Aussi
ne devez-vous demander que les choses que vous savez être conformes
au bon plaisir de Dieu et, si vous avez un doute à cet égard, ne les
demandez que sous la condition que le Seigneur veuille bien vous les
accorder. Quant aux choses que vous savez positivement lui être
agréables comme les vertus, vous les demanderez plus pour lui plaire
et le servir que pour tout autre motif et tout autre considération,
si pieuse qu’elle
puisse
être. Quatrièmement, il faut que vous alliez à l’oraison
orné d’œuvres
en rapport avec vos
demandes, et qu’après
l’oraison,
vous vous appliquiez de toutes
vos forces à vous rendre digne de la grâce et de la vertu que vous
désirer obtenir. Il faut, en effet, que la pratique de l’oraison
soit accompagnée
de la pratique de la mortification et que ces deux choses se
succèdent sans interruption, car ce serait tenter Dieu que de
demander une vertu et de ne rien faire pour l’acquérir.
Cinquièmement, que vos demandes soient précédées d’actions
de grâces
pour les bienfaits reçus. Dites au Seigneur : Ô mon Dieu, qui m’avez
créé et
racheté par votre miséricorde, qui m’avez
tant de fois délivré
des mains de mes ennemis que j’en
ignore moi-même
le nombre, venez maintenant à mon aide et accordez-moi la grâce que
je vous demande, sans tenir compte de mes infidélités et de mes
ingratitudes continuelles. Si, au moment de demander une vertu
particulière, il se présente une occasion de vous y exercer, n’oubliez
pas d’en
remercier le Seigneur comme d’un
bienfait signalé.
Sixièmement, comme l’oraison
emprunte sa force et la vertu qu’elle a de fléchir
le Seigneur à la bonté et à la miséricorde qui est le fond de sa
nature, aux mérites de la vie et de la Passion de son Fils unique, à
la promesse qu’il
a faite de nous exaucer,
vous terminerez vos demandes par une ou plusieurs des formules
suivantes : Seigneur, accordez-moi cette grâce par votre miséricorde
infinie. Que les mérites de votre divin Fils m’obtiennent
la grâce
que je sollicite. Souvenez-vous, mon Dieu, de vos promesses et
prêtez l’oreille
à ma prière. Parfois aussi, vous implorerez les grâces de Dieu par
les mérites de la Sainte Vierge et des autres saints, car ils ont
beaucoup de pouvoir dans le Ciel et le Seigneur se plaît à les
honorer en récompense des honneurs qu’ils
ont eux-mêmes rendus à sa divine majesté quand ils étaient sur la
terre. Septièmement, il faut persévérer dans l’oraison
: l’humble
persévérance finit par vaincre l’invincible
lui-même.
Si les instances et les importunités de la veuve de l’Évangile
ont pu fléchir un juge impie et inhumain, comment notre prière n’aurait-elle
pas la force d’incliner
vers nous celui qui est la plénitude de tous les biens ? Ainsi donc,
quand même, après votre oraison, le Seigneur tarderait à venir et à
vous exaucer ; que dis-je ? quand même il semblerait vous rebuter,
continuez à prier et à tenir ferme et vive la confiance que vous
avez en son secours, parce qu’en
Dieu ne manquent
jamais les ressources nécessaires pour faire du bien aux hommes, qu’elles
surabondent au contraire sans borne ni mesure. C’est pourquoi,
s’il
ne manque rien de votre côté,
soyez convaincu que vous obtiendrez toujours ce que vous demanderez
ou quelque chose de plus utile encore, ou même les deux choses à la
fois. Et plus il vous semblera que vous êtes rebuté, plus vous vous
humilierez à vos propres yeux et, le regard fixé d’un
côté sur
votre indignité et de l’autre
sur la divine
miséricorde, vous vous efforcerez d’accroître
votre confiance en Dieu. Si vous savez la maintenir vive et ferme,
les assauts qu’elle
aura à
soutenir ne feront que la rendre plus agréable au Seigneur. Enfin,
remerciez-le sans cesse, bénissez sa bonté, sa sagesse et son amour,
aussi bien lorsqu’il
vous rebute que lorsqu’il vous exauce et, quoi qu’il arrive,
tenez votre âme tranquille et joyeuse dans une humble soumission à
sa divine Providence.
CHAPITRE XLV
Ce que c’est
l’oraison mentale
L’oraison
mentale
est une élévation de l’âme
à Dieu, dans laquelle on lui demande actuellement ou virtuellement
les choses que l’on
désire.
Demander une grâce actuellement, c’est
formuler mentalement sa demande de la manière
suivante ou d’une
façon
équivalente : Mon Seigneur et mon Dieu, accordez-moi cette grâce
pour l’honneur
de votre saint nom ; ou encore : Seigneur,
je crois que vous désirez et qu’il
est de votre gloire que je demande
et que j’obtienne
cette grâce
; accomplissez donc maintenant en moi votre divine volonté. Dans les
assauts que vous livreront vos ennemis, vous prierez de cette
manière : Seigneur, hâtez-vous de me secourir, de peur que je ne
cède aux efforts de mes ennemis ; ou encore : Mon Dieu, mon refuge,
unique force de mon âme, venez vite à mon aide, de peur que je ne
succombe. Et si la lutte continue continuez à prier de la sorte en
résistant courageusement à l’attaque.
Quand le plus fort du combat sera passé,
tournez-vous vers Dieu et priez-le de considérer la force de l’ennemi
qui vous a
combattu, et votre faiblesse à lui résister. Dites-lui : Voici,
Seigneur, la créature que vous avez formée de vos mains
miséricordieuses et que vous avez rachetée au prix de votre sang.
Voilà l’ennemi
qui veut vous l’enlever et la dévorer.
Seigneur, j’ai
recours à
vous, j’ai
confiance en vous qui
êtes tout-puissant et infiniment bon ; voyez mon impuissance et le
danger où je suis, si vous ne m’aidez,
de devenir volontairement son esclave. Venez
donc à mon secours, ô vous qui êtes l’espérance
et la force de mon âme. Demander virtuellement, c’est
élever son esprit à Dieu pour obtenir ses grâces, en lui découvrant
nos besoins sans rien dire davantage. M’étant
donc mis en la présence de Dieu, je confesse mon impuissance à
éviter le mal et à faire le bien et, enflammé du désir de le servir,
je tiens les yeux fixés sur le Seigneur, attendant son secours avec
humilité et confiance. Cet aveu, ce désir enflammé, cette marque de
confiance est une prière qui demande virtuellement à Dieu la grâce
qui m’est
nécessaire
et, plus l’aveu
est sincère,
plus le désir est enflammé, plus la confiance est vive, plus aussi
la prière est efficace. Il y a autre sorte encore d’oraison
virtuelle plus courte : c’est
un simple regard de l’âme
vers Dieu, pour l’inviter
à nous secourir ; ce regard est le rappel tacite d’une
grâce déjà
demandée, et une nouvelle instance pour l’obtenir.
Tâchez d’apprendre
cette sorte d’oraison et de vous
la rendre familière, car (l’expérience
vous l’apprendra)
c’est
là une
arme que nous tenons partout et toujours à notre disposition, une
arme si utile et si puissante qu’aucune
parole ne saurait
vous en faire comprendre le prix.
CHAPITRE XLVI
De l’oraison
qui se fait voie de méditation
Si vous voulez prier pendant un
certain espace de temps, une demi-heure, une heure, ou plus encore,
vous devez joindre à l’oraison
la méditation
de la vie et de la Passion de Jésus-Christ, en appliquant chacune de
ses actions à la vertu que vous voulez acquérir. Si vous désirez,
par exemple, obtenir la vertu de patience, vous choisirez pour sujet
de méditation quelques circonstances de la flagellation. Vous
considérerez premièrement, comment les soldats, sur l’ordre
de Pilate, traînèrent
le Sauveur au lieu désigné pour la flagellation, en l’accablant
de cris de
haine et de railleries sanglantes. Deuxièmement, comment les
bourreaux le dépouillèrent de ses vêtements et laissèrent son corps
très pur exposé aux regards du public. Troisièmement, comment ses
mains innocentes fortement serrées l’une
contre l’autre
par des liens cruels furent ensuite attachées à colonne.
Quatrièmement, comment son corps déchiré et mis en lambeaux, à coups
de fouets, inonda la terre de ruisseaux de sang. Cinquièmement,
comment les coups ajoutés aux coups renouvelaient et aggravaient
sans cesse ses blessures. Vous étant ainsi proposé pour acquérir la
patience de méditer sur ces différents points, vous vous exciterez d’abord
par l’imagination
à ressentir le plus vivement possible les douleurs amères et les
tourments affreux que votre bien-aimé Sauveur endurait dans chacun
de ses membres adorables et dans son corps tout entier. Passant
ensuite à son âme très sainte, vous essayerez de vous représenter la
patience et la mansuétude avec laquelle il a supporté ces
incroyables douleurs, et la soif insatiable qu’il
avait de
souffrir des tourments plus grands et plus atroces encore pour la
gloire de son Père et pour notre salut. Cela fait, considérez comme
votre divin Sauveur brûle du désir de vous voir endurer patiemment
votre affliction ; voyez comme il se tourne vers son Père et le
conjure de vous accorder la grâce de porter avec résignation la
croix qui vous afflige en ce moment ou tout autre qu’il
lui plaira de vous envoyer. Efforcez-vous
alors de fléchir votre volonté pour l’amener
à supporter patiemment ses épreuves, et tournez votre pensée vers le
Père céleste. Remerciement d’abord
de l’amour immense qui
l’a
poussé à
envoyer son Fils unique sur la terre, afin qu’il
y souffrît d’affreuses
tortures et qu’il y intercédât
pour nous; demandez-lui ensuite la vertu de patience au nom des
souffrances et des prières de son divin Fils.
CHAPITRE XLVII
D’une
autre manière
de prier par voie de méditation
Vous pourrez, pour prier et méditer,
suivre une autre méthode encore. Après avoir considéré attentivement
les afflictions du Sauveur et avoir vu des yeux de l’esprit
son empressement à les embrasser, vous passerez de la grandeur de
ses tourments et de sa patience à deux autres considérations. L’une
aura pour objet ses mérites
infinis. L’autre,
le contentement
et la gloire que la parfaite obéissance de Jésus souffrant a
procurés à son Père céleste. Vous pourrez appliquer ce mode d’oraison
non seulement
à tous les mystères de la Passion de Notre Seigneur, mais à tous les
actes, soit intérieurs, soit extérieurs, qu’il
faisait en
chacun de ces douloureux mystères.
CHAPITRE XLVIII
Comment nous pouvons méditer en prenant pour sujet de méditation la
bienheureuse Vierge Marie
Outre les diverses manières de méditer
et de prier que nous venons d’indiquer,
en voici une autre qui
se fait en prenant la Sainte Vierge pour sujet d’oraison.
Vous la pratiquerez en tournant
votre pensée d’abord
vers le Père
éternel, ensuite vers le doux Jésus, et en dernier lieu vers sa très
glorieuse Mère. À l’égard
du Père éternel, vous considérerez deux choses. La première est la
complaisance qu’il
a eue de toute
éternité en contemplant la Vierge Marie en lui-même, avant qu’il
ne l’eût
tirée du néant. La seconde, les vertus et les actions de Marie
depuis le premier instant de son existence. Voici comment vous
méditerez sur le premier point. Élevez-vous par la pensée au-dessus
de tous les temps et de toutes les créatures et, pénétrant jusqu’au
sein de l’éternité
et de l’entendement
divin, considérez
avec quelle satisfaction le Père éternel contemplait dans son
essence celle qu’il
destinait pour Mère
à son Fils unique ; et trouvant Dieu lui-même en ces délices,
conjurez-le, en leur nom, de vous accorder la force dont vous avez
besoin pour terrasser vos ennemis en général, et en particulier
celui qui vous presse en ce moment de ses attaques. Passant ensuite
à la considération des vertus sans nombre et des actions héroïques
de cette Mère très sainte, présentez-les à Dieu toutes ensemble ou
chacune en particulier, et demandez en leur nom à son infinie bonté
les grâces qui vous sont nécessaires. Tournant ensuite votre pensée
du côté de votre divin Sauveur, vous lui rappellerez ce sein
virginal qui l’a
porté
durant neuf mois ; le respect avec lequel, après sa naissance, la
Vierge très pure l’adora
et le reconnut
tout ensemble pour vrai homme et vrai Dieu, pour son Fils et son
Créateur ; les sentiments de compassion qu’elle
éprouvait en le voyant si pauvre, l’amour
avec lequel elle le pressait
sur son cœur,
les baisers si doux qu’elle déposait
sur ses lèvres divines, le lait dont elle le nourrit, les fatigues
et les angoisses qu’elle
soutint durant sa vie et à sa mort. En évoquant ces souvenirs, vous
ferez au cœur
de son Fils une douve violence pour l’amener
à exaucer votre prière. Vous tournant enfin vers la très Sainte
Vierge, dites-lui que la Providence et la bonté divine l’ont
destinée
de toute éternité à devenir la Mère de la grâce et de la
miséricorde, et l’avocate
des pécheurs
; et que, par conséquent, elle est, après son divin Fils, notre plus
sûr et notre plus puissant refuge. Rappelez-lui encore cette parole
écrite à son sujet et confirmée par tant de miracles, que jamais on
ne l’a
invoquée
avec foi sans avoir ressenti les effets de sa miséricorde. Enfin,
vous lui mettrez sous les yeux les tourments que Jésus-Christ a
endurés pour notre salut, et vous la supplierez de vous obtenir,
pour la gloire et la consolation de ce Fils si cher, la grâce de
profiter de ses souffrances.
CHAPITRE XLIX
De quelques considérations qui
doivent nous engager à recourir avec foi et confiance à la Vierge
Marie
Si vous voulez, dans vos nécessités,
recourir avec foi et confiance à la Vierge Marie, voici quelques
considérations qui vous seront d’un
grand secours. Premièrement,
l’expérience
nous montre que les vases où il y a eu du musc ou du baume en
retiennent le parfum, surtout si la substance odorante y a séjourné
longtemps et s’il
en reste quelque peu. Et cependant le musc et les parfums
les plus précieux n’ont
qu’une vertu limitée
et finie. De même, encore, celui qui est demeuré près d’un
grand feu
en conserve la chaleur longtemps après s’en
être éloigné. Cela étant, de quel feu de charité, de quels
sentiments de clémence et de miséricorde ne doivent pas être
embrasées et remplies les entrailles de cette Vierge incomparable
qui a porté durant neuf mois dans son sein virginal, et qui porte
encore dans son cœur
et dans son amour celui qui est par essence charité, clémence et
miséricorde, le Verbe incréé dont la vertu ne connaît ni bornes ni
limites. De même qu’on
ne peut approcher
d’un
grand feu
sans participer à la chaleur qu’il
dégage,
ainsi et à plus forte raison encore, on ne peut approcher avec
humilité et confiance du foyer de charité, de miséricorde et de
clémence qui brûle sans cesse au cœur
de la Vierge Marie, sans
en recevoir une multitude de faveurs et de bienfaits précieux. Plus
nous nous en approcherons souvent, plus notre confiance sera vive,
et plus aussi seront abondantes les grâces que nous en retirons.
Deuxièmement, jamais aucune créature n’eut
autant d’amour
pour Jésus-Christ, autant de soumission à sa volonté que sa très
sainte Mère. Si donc ce divin Sauveur qui a souffert durant toute sa
vie, qui s’est
sacrifié
tout entier pour le salut de pauvres pécheurs comme nous, si ce
Sauveur, dis-je, nous a donné pour mère et avocate sa propre Mère,
afin qu’elle
nous vînt
en aide et fût après lui la médiatrice de notre salut, comment
comprendre jamais que cette Mère et cette avocate nous abandonne et
devienne à ce point rebelle à la volonté de son Fils ? Recourez donc
dans toutes vos nécessités à la Vierge, Mère de Dieu, avec une
confiance sans bornes. Cette confiance sera pour vous un trésor
inépuisable, un refuge assuré et une source intarissable de grâce et
de miséricorde.
CHAPITRE L
Comment nous pouvons dans l’oraison
nous aider du secours et de l’intermédiaire
des anges et des saints
Pour vous servir dans l’oraison
du secours et de la protection des anges et des saints
voici les deux moyens que vous pouvez prendre. Le premier, c’est
de vous
adresser au Père éternel, de lui représenter l’amour
et les louanges dont l’honore
toute la cour céleste
; les fatigues et les peines que les saints ont endurées sur la
terre pour son amour ; et de conjurer en leur nom sa divine majesté
de vous accorder les secours qui vous sont nécessaires. Le second
moyen, c’est
de
recourir à ces esprits glorieux qui, non contents de désirer notre
perfection, nous souhaitent une gloire plus élevée que celle dont
ils jouissent dans le ciel ; vous les prierez donc instamment de
vous aider à vaincre vos passions et à triompher de vos ennemis, et
de vous défendre à l’article
de la mort. Mettez-vous
parfois aussi à considérer les grâces nombreuses et privilégiées qu’ils
ont reçues
du Créateur souverain ; excitez en votre cœur
de vifs sentiments d’amour
pour eux, et réjouissez-vous des dons que Dieu leur a prodigués,
comme s’ils
vous avaient
été accordés. Réjouissez-vous même, si c’est
possible, de ce que ces faveurs leur ont
été accordées de préférence à vous-même, parce que telle a été la
volonté de Dieu ; que ce soit là pour vous un motif de le louer et
de le remercier. Pour pratiquer cet exercice avec méthode et
facilité, vous pourrez partager les jours de la semaine entre les
divins ordres des bienheureux et consacrer de la sorte :
• Le
dimanche
aux neufs chœurs
des anges. •
Le lundi à saint Jean-Baptiste.
• Le mardi aux
patriarches et aux
prophètes.
• Le mercredi
aux apôtres.
•
Le jeudi aux martyrs.
•
Le vendredi aux pontifes et aux autres saints • Le samedi aux
vierges et
aux autres saintes. Mais n’oubliez
pas de recourir chaque jour
à la Vierge Marie, Reine de tous les saints, à votre saint ange
gardien, à saint Michel archange et à tous vos saints protecteurs.
Chaque jour aussi, demandez à la Sainte Vierge, à son divin Fils et
au Père éternel qu’ils
daignent vous donner pour
principal avocat et protecteur Saint Joseph, époux de Marie ; et
vous adressant ensuite à ce grand saint, priez-le avec confiance de
vous recevoir sous sa protection. Innombrables sont les merveilles
que l’on
rapporte avoir
été opérées par cet illustre patriarche, et les faveurs signalées qu’en
ont reçues
tous ceux qui l’ont
honoré et
qui l’ont
invoqué
dans leurs nécessités spirituelles et temporelles. Il se plaît
surtout à se faire le guide des personnes pieuses dans l’oraison
et les exercices de la vie intérieure. Si Dieu honore tant les
autres saints parce qu’ils
l’ont
servi et honoré en ce monde, de quelle considération et de quelle
puissance ne doit pas jouir auprès de lui ce très humble et très
glorieux patriarche qu’il
a honoré
lui-même sur la terre jusqu’à
vouloir se soumettre à lui et lui obéir comme un fils obéit à son
père.
CHAPITRE LI
Des diverses affections que nous
pouvons tirer de la Passion de Jésus-Christ
Ce que j’ai
dit plus haut touchant la Passion du
Sauveur avait pour but de vous enseigner à prier et à méditer par
voie de demande ; nous allons voir maintenant de quelle manière nous
pouvons tirer du même sujet diverses affections pieuses. Vous vous
proposez, je suppose, de méditer sur le crucifiement. Vous pouvez,
entre autres circonstances de ce mystère, considérer celles qui
suivent. Premièrement, comment les bourreaux arrivés au sommet du
Calvaire dépouillèrent violemment le divin Sauveur et mirent en
lambeaux sa chair virginale que le sang des blessures avait collée à
ses vêtements. Secondement, comme on lui ôta sa couronne d’épines
et comment, en la replaçant sur sa tête, on lui fit de nouvelles
blessures. Troisièmement, comment on l’attacha
à la croix à coups de marteaux, avec d’énormes
clous. Quatrièmement, comment ces bourreaux cruels, voyant que les
mains et les pieds n’arrivaient
pas aux ouvertures destinées
à recevoir les clous, les tirèrent si violemment que ses os
disjoints pouvaient se compter un à un. Cinquièmement, comment,
élevé sur cette croix où il n’était
soutenu que par les clous, le Sauveur sentit ses plaies sacrées s’élargir
avec d’incroyables
tourments sous le poids de son corps. Si vous voulez par ces
considérations, ou d’autres
semblables, exciter des sentiments d’amour en votre
cœur,
efforcez-vous
d’arriver
par la méditation
à une connaissance de plus en plus parfaite de la bonté infinie de
votre Sauveur, et de l’amour
qu’il
vous a témoigné
en voulant endurer pour vous de si cruelles souffrances ; car plus
cette connaissance se perfectionnera en vous, plus aussi s’accroîtra
votre amour. De la connaissance de la bonté et de l’amour
infini que Jésus
vous a témoignés, vous arriverez sans peine à concevoir une douleur
profonde d’avoir
si souvent et si indignement offensé un Dieu abreuvé d’outrages
et de tortures en expiation de vos iniquités. Pour vous exciter à l’espérance,
considérez que le Maître souverain de toutes choses a été réduit à
cet excès de misère pour détruire le péché, vous délivrer des pièges
du démon et expier vos fautes personnelles ; qu’il
a voulu par là vous rendre propice son Père éternel et vous
encourager à recourir à lui dans tous vos besoins. Votre douleur se
convertira en joie si des souffrances du divin Sauveur vous passez à
la considération des effets qu’elles
ont produits, si vous songez que par sa Passion il a effacé les
péchés du monde, apaisé le courroux de son Père, confondu le prince
des ténèbres, détruit la mort et rempli les places laissées vides
par les anges prévaricateurs. Votre bonheur s’accroîtra
encor au souvenir de la joie que la Rédemption causa à la Sainte
Trinité, à la Sainte Vierge, à l’Église
triomphante et à l’Église
militante. Pour vous exciter à la haine du péché, concentrez tous
les points de votre méditation sur cette pensée unique que le
Sauveur n’a
tant souffert que pour vous faire haïr
vos mauvaises inclinations, et principalement celle qui domine en
vous et qui déplaît le plus à sa divine bonté. Pour éveiller en vous
des sentiments d’admiration,
considérez
s’il
est un prodige plus
étonnant que de voir le Créateur de l’univers,
l’auteur de la vie, persécuté
jusqu’à
la mort par ses créatures, de voir la majesté suprême avilie et
foulée au pieds, la justice condamnée, la beauté suprême souillée de
crachats, l’amour
du Père
céleste devenu un objet de haine, la lumière incréée et inaccessible
tombée au pouvoir des ténèbres, la gloire et la félicité même
regardée comme l’opprobre
du genre humain et plongée
dans un abîme de misères. Pour compatir aux douleurs de votre divin
Maître, ne vous contentez pas de méditer ses souffrances corporelles
mais scrutez par la pensée les peines incomparablement plus grandes
qu’il
a endurées
dans son âme. Que si les premières vous touchent, comment les autres
pourraient-elles ne pas vous fendre le cœur
? L’âme de
Jésus-Christ voyait la divine essence comme elle la voit maintenant
dans le ciel ; il la savait donc souverainement digne d’être
honorée et servie ; et il désirait de toute l’ardeur
de son amour pour elle voir toutes
les créatures se consacrer sans réserve à son service. La voyant au
contraire indignement outragée par les crimes sans hommes, il
sentait son cœur
transpercé
de douleurs aiguës ; et ces tortures étaient d’autant
plus atroces que son amour
était plus grand, et plus ardent son désir de voir une si haute
majesté honorée et servie par toutes les créatures. Et comme la
grandeur de cet amour et de ce désir surpasse toute conception,
personne ne parviendra jamais à comprendre combien furent cruelles
et accablantes les souffrances intérieures de Jésus crucifié. De
plus, comme il aimait tous les hommes plus qu’on
ne saurait le dire, les
péchés qui devaient les séparer de lui, lui causaient une douleur
incroyable. Il voyait tous les péchés commis ou à commettre par tous
les hommes qui ont été ou qui seront jamais, et à chaque péché qui
passait sous ses yeux, il se sentait arracher une âme unie à la
sienne par les liens de la charité. Cette séparation lui causait une
douleur bien supérieure à celle que le corps ressent lorsqu’on
disjoint ses membres, attendu
que l’âme,
étant un pur esprit, est d’une
nature plus noble et plus parfaite que le corps,
et partant plus susceptible de douleur. Parmi toutes les souffrances
du Sauveur, il en est une qui lui fut particulièrement cruelle, c’est
la souffrance qu’il
éprouva en voyant les péchés des damnés et les tortures qu’ils
auraient à
souffrir éternellement pour s’être
irrémédiablement séparés de lui. Si la vue de votre bien-aimé Jésus
attendrit votre âme, pénétrez plus avant dans son cœur
et considérez,
pour vous exciter davantage encore à la compassion, les douleurs
extrêmes qu’il
a endurées
non seulement pour les péchés qui ont été réellement commis, mais
même pour ceux qui ne le furent jamais ; car il est hors de doute qu’il
ne nous a
préservé des uns, comme il n’a
obtenu le pardon des autres,
qu’au
prix de ses précieuses
souffrances. Vous trouverez, âme chrétienne, pour vous exciter à
compatir aux douleurs de Jésus crucifié, bien d’autres
considérations
encore ; car, parmi toutes les souffrances qu’ait
jamais endurées
et qu’endurera
jamais créature raisonnable, il n’en
est aucune que le Sauveur n’ait
éprouvée en lui-même. Injures, tentations, opprobres, austérités
volontaires, angoisses et tourments de tout genre, Jésus-Christ a
tout ressenti dans son âme, et plus vivement même que les hommes qui
sont subi ces épreuves. Toutes les afflictions, grandes et petites
spirituelles et corporelles, jusqu’au
moindre
mal de tête et à la moindre piqûre d’épingle,
ce Maître charitable les a connues distinctement, et il a voulu,
dans sa tendresse infinie, y compatir et les graver dans son cœur.
Mais qui
pourra jamais exprimer combien furent poignantes pour son Cœur
les
douleurs de sa très Sainte Mère ? Toutes les peines, toutes les
tortures que le Sauveur endura, Marie les ressentit de la même
manière et dans les mêmes vues ; et quoique ses tourments n’égalassent
pas ceux de son Fils, ils étaient pour la Vierge d’une
cruauté
inouïe. Or, les douleurs de la Mère renouvelèrent les blessures
intérieures du Fils et, comme autant de flèches embrasées, elles
demeurèrent fixées dans ce cœur
affectueux.
Tant de tourments, et une infinité d’autres
que nous ignorons, ne
vous autorisent-ils pas à appeler ce cœur
un enfer volontaire allumé
par l’amour,
selon l’énergique
expression d’une
âme dévote ? Si vous recherchez, âme chrétienne, la cause des
souffrances sans bornes de Jésus crucifié, votre Maître et votre
Rédempteur, vous n’en
trouverez point d’autre que le péché.
Concluez de là que la véritable compassion et la principale
reconnaissance que le Sauveur demande de nous et que nous lui devons
à tant de titres, c’est
un regret sincère
de nos fautes inspiré uniquement par notre amour pour lui, une
horreur souveraine du péché et une généreuse ardeur à combattre nos
ennemis et nos mauvaises inclinations afin que, dépouillés du vieil
homme et de ses
œuvres, nous
nous revêtions
de l’homme
nouveau et
ornions notre âme des vertus évangéliques.
CHAPITRE LII
Des fruits que nous pouvons retirer de
la méditation de Jésus crucifié, et de l’imitation
de ses vertus
Cette sainte méditation procure de
grands et nombreux avantages. Le premier fruit que vous en retirerez
sera de regretter vos péchés passés et de vous affliger de voir
vivre toujours dans votre cœur
les passions déréglées
qui ont attaché votre divin Maître à la croix. Le second, de lui
demander le pardon de vos fautes et la grâce de vous haïr vous-même
afin de mettre un terme à vos offenses et, en reconnaissance de tant
de tourments endurés pour nous, ce que vous ne sauriez faire si vous
n’êtes
animé de cette haine salutaire. Le troisième, de vous mettre à l’œuvre
tout de bon et de poursuivre
à outrance jusqu’à
vos moindres passions. Le quatrième, de vous efforcer d’imiter
le plus parfaitement possible les vertus de notre divin Sauveur.
S’il
a tant souffert, ce n’est
pas seulement pour nous racheter et expier
nos iniquités, mais encore pour nous engager à marcher sur ses
traces. Voici une matière de méditer qui vous sera à cet égard d’une
grande utilité.
Si, par exemple, vous voulez, pour imiter votre divin Maître,
acquérir la vertu de patience, considérez les points suivants :
Premièrement, ce que l’âme
de Jésus souffrant fait pour Dieu ; deuxièmement, ce que Dieu fait
pour l’âme
de Jésus-Christ ; troisièmement, ce que l’âme
de Jésus-Christ fait pour elle-même et pour son corps ;
quatrièmement, ce que Jésus-Christ fait pour nous ; cinquièmement,
ce que nous devons faire pour Jésus-Christ. Considérez donc
premièrement comment l’âme
de Jésus-Christ tout absorbée en Dieu contemple cette majesté
infinie et incompressibilité devant laquelle toutes les choses
créées ne sont que néant et demeure saisie d'étonnement en en la
voyant s’abaisser,
sans rien perdre néanmoins
de sa gloire essentielle, jusqu’à
souffrir les plus indignes traitements pour des hommes ingrats et
rebelles ; et comment, à cette vue, elle adore et remercie Dieu et
se dévoue sans réserve à son service. Deuxièmement, voyez ce que
Dieu a fait à l’égard
de l’âme
de Jésus-Christ, avec quelles instances il la presse de souffrir
pour nous les soufflets, les crachats, les blasphèmes, les fouets,
les épines et la croix, en lui représentant combien il se plaît à la
voir ainsi surchargée d’opprobres
et d’afflictions. Troisièmement,
revenez à l’âme
de Jésus-Christ et considérez comment cette âme douée d’une
intelligence toute de lumière
qui lui découvre le plaisir extrême que Dieu prend à son sacrifice,
et d’un
amour tout de feu qui la porte
à aimer sans mesure sa majesté souveraine, tant à cause de ses
infinies perfections que pour les bienfaits immenses dont elle lui
est redevable ; considérez, dis-je, comment cette âme accepte avec
joie l’invitation
que le Seigneur lui fait de souffrir pour notre amour et notre
exemple, et comment elle s’empresse
d’obéir à
sa volonté sainte. Qui pourra jamais pénétrer la profondeur des
désirs de cette âme si pure et si aimante ? Perdue comme dans un
labyrinthe de souffrances, elle cherche des voies nouvelles, de
nouveaux moyens de souffrir ; et, ne trouvant pas ce qu’elle
cherche, elle s’abandonne librement
elle-même avec sa chair innocente à la merci des hommes cruels et
des esprits infernaux. Quatrièmement, représentez-vous votre divin
Sauveur tournant vers vous un regard de miséricorde et vous
adressant ces paroles : Vois, mon enfant, l’état
déplorable auquel tu m’as
réduit
pour n’avoir
pas su te faire un peu de violence
à toi-même et à tes passions déréglées. Vois combien je souffre, et
avec quelle joie je le fais par amour pour toi et pour te donner l’exemple
de la patience.
Ô mon enfant, je te conjure au nom de mes douleurs de porter de bon
cœur
cette croix, ou
tout autre qu’il
me plaira de t’envoyer, et de t’abandonner entièrement
aux mains des persécuteurs, quel que soit leur acharnement à flétrir
ton honneur et à tourmenter ton corps. Oh ! si tu savais la
consolation que me donnera ta patience ! Juges-en par ces plaies que
j’ai
reçues
comme autant de pierres précieuses, afin d’enrichir
de vertus ta pauvre
âme que j’aime
infiniment plus que
tu ne saurais le concevoir. Et si j’ai
voulu pour toi
être réduit à cette extrémité, pourquoi, ô mon épouse bien-aimée, ne
voudrais-tu pas souffrir un peu pour contenter mon cœur
et adoucir les plaies que m’a causées
ton impatience, qui est pour moi un tourment plus amer encore que
mes plaies elles-mêmes. Cinquièmement, considérez quel est celui qui
vous parle de la sorte, et vous reconnaîtrez en lui le Roi de
gloire, Jésus-Christ vrai Dieu et vrai homme. Examinez la grandeur
de ses tourments et de ses opprobres : ils sont tels qu’on
n’oserait les infliger au plus infâme
des voleurs. Voyez-le calme et immobile, que dis-je ? rayonnant de
joie au milieu des souffrances comme l’époux
au festin nuptial. Et comme quelques gouttes d’eau
jetées sur
un brasier rendent la flamme plus ardente, ainsi l’excès
de ses tourments, trop légers toujours au gré de sa surabondante
charité, ne faisait qu’accroître
son bonheur et la soif insatiable de souffrances qui le consumait.
Considérez que ce bon Maître a tout fait et tout souffert non par
contrainte ou par intérêt mais, ainsi qu’il
l’a déclaré
lui-même, par amour pour nous et afin de vous apprendre, par son
exemple, à pratiquer la vertu de patience. Vous pénétrant alors de
sa volonté à votre égard et du plaisir qu’il
prendra à vous voir pratiquer cette vertu, excitez en vous un désir
ardent de supporter avec résignation et même avec joie la croix plus
lourdes encore, afin de mieux imiter votre Dieu et de procurer plus
consolations à son cœur.
Jésus en
croix, voilà le livre que je vous conseille de lire : vous y
trouverez l’image
fidèle de
toutes les vertus. C’est
le véritable
livre de vie destiné non seulement à éclairer l’intelligence
par ses enseignements,
mais à enflammer la volonté par les exemples vivants qu’il
met sous nos yeux. Le monde est rempli de livres, mais tous ces
livres ensemble ne valent pas, pour enseigner la pratique de la
vertu, un regard jeté sur le crucifix. Sachez-le bien, âme
chrétienne, ceux qui emploient des heures entières à pleurer sur la
Passion de Notre Seigneur et à admirer sa patience, et qui, dans les
afflictions qui leur surviennent, sont aussi impatients que s’ils
avaient, dans leur
oraison, pensé à tout autre chose, ressemblent à des soldats qui,
avant la bataille, sous la tente où ils sont assis, se promettent d’accomplir
les plus brillants exploits et qui,
à la vue de l’ennemi,
jettent les armes et prennent la fuite. Qu’y a-t-il
de plus insensé et de plus pitoyable à voir que ces chrétiens qui,
après avoir contemplé comme dans un miroir éclatant les vertus du
Sauveur, après les avoir aimées et admirées, les oublient ou n’en
font plus aucune estime quand l’occasion se présente
de les mettre en pratique ?
CHAPITRE LIII
De l’adorable
Sacrement de l’Eucharistie
Si vous vous en souvenez, j’ai
travaillé
jusqu’ici
à vous munir des quatre armes nécessaires pour triompher de vos
ennemis et à vous apprendre la manière de vous en servir. Il me
reste maintenant à vous en proposer une autre, et c’est
le très
Saint Sacrement de l’Eucharistie.
De même
que cet adorable Sacrement surpasse en dignité tous les autres
sacrements, de même aussi l’arme
qu’il vous présente
l’emporte
en efficacité
sur toutes les autres armes. Les quatre premières empruntent leur
force aux mérites de Jésus-Christ et à la grâce qu’il
nous a acquise au prix de son sang ; mais cette dernière,
c’est
le sang
même du Sauveur, c’est
son âme, c’est
sa divinité.
Avec celles-là nous luttons contre nos ennemis par la vertu de
Jésus-Christ ; avec celle-ci nous les combattons en compagnie de
Jésus-Christ, et Jésus-Christ les combat avec nous, puisque « celui
qui mange la chair de Jésus-Christ et boit son sang, demeure en
Jésus-Christ et Jésus-Christ en lui » (Jean, VI, 57). Et puisque l’on
peut
recevoir cet adorable Sacrement et se servir de cette arme de deux
façons, sacramentellement une fois le jour, et spirituellement à
toute heure, vous devrez faire la communion spirituelle le plus
souvent possible, et recevoir la communion sacramentelle toutes fois
que vous en aurez la permission.
CHAPITRE LIV
De la manière de recevoir le très
Saint Sacrement de l’Eucharistie
Nous pouvons nous approcher de ce
divin Sacrement pour plusieurs fins ; et pour arriver à ces fins,
nous avons plusieurs choses à observer : avant la communion, au
moment de la communion, après la communion. Avant de communier, quel
que soit le motif qui nous engage à le faire, nous devons, si nous
ne sommes pas en état de grâce, recourir au sacrement de pénitence,
afin de laver et de purifier notre âme de la souillure du péché
mortel. Nous devons ensuite nous offrir de tout cœur
et sans réserve
à Jésus-Christ, et lui consacrer notre âme avec toutes ses forces et
ses puissances, puisqu’il
nous donne lui-même
en cet adorable Sacrement son sang, sa chair, son âme, sa divinité
et ses mérites ; et comme ce que nous lui offrons est peu de chose
et pour ainsi dire rien en comparaison de ce qu’il
nous donne, nous devons souhaiter
d’avoir
tout ce que les créatures
du ciel et de la terre lui ont jamais offert de plus agréable, afin
d’en
faire présent
à sa divine majesté. Si vous voulez communier en vue de vaincre et
de réduire à néant nos ennemis et les siens, commencez dès la veille
au soir, ou le plus tôt que vous pourrez, à considérer le désir qu’a
le Fils de Dieu d’entrer, par ce
Sacrement, dans le sanctuaire de votre cœur,
afin de s’unir
à vous et de vous aider à dompter vos passions mauvaises. Ce désir
est si grand, si ardent en Notre Seigneur, qu’aucune
intelligence créée
ne le saurait comprendre. Pour vous en former une idée, gravez
profondément ces deux choses dans votre âme. L’une
est le plaisir
ineffable que ce Dieu si bon prend à demeurer avec nous ; ce sont là
ses délices, nous dit-il lui-même au livre des Proverbes. L’autre
est la haine infinie que Dieu porte au péché, tant à cause de l’obstacle
qu’il met
à l’union
qu’il désire
si ardemment contracter avec nous, qu’à
cause de son opposition directe avec ses divines perfections. Étant
lui-même un bien infini, une lumière toute pure, une beauté sans
tache, il ne peut pas s’empêcher
de haïr et de détester souverainement le péché qui n’est
que ténèbres,
malice et affreuse corruption. Cette haine est si ardente que toutes
les
œuvres opérées
par Dieu dans l’Ancien
comme dans le Nouveau Testament, et particulièrement
la Passion de son Fils bien-aimé, n’ont
eu en vue que la destruction
du péché. C’est
au point
que les serviteurs de Dieu les plus éclairés assurent que le Sauveur
serait prêt encore à souffrir mille morts, si c’était
nécessaire, pour effacer la moindre trace du péché dans notre âme.
Quand ces deux considérations vous auront fait comprendre, quoique
imparfaitement encore, combien Notre Seigneur désire entrer dans
votre cœur
pour en
chasser ses ennemis et les vôtres, et les exterminer à jamais, vous
exciterez en vous, dans le même but, un désir ardent de le recevoir.
Sentant alors votre âme animée d’un
saint zèle et fortifiée par l’espérance
de la venue de votre céles te capitaine, provoquez coup sur coup au
combat la passion que vous avez entreprise de vaincre, et
réprimez-la par des mouvements réitérés de haine et des actes
fréquents de la vertu contraire. Que ce soit là votre principale
occupation la veille au soir, et le matin du jour où vous devez
communier. Quand vous verrez approcher le moment de la communion,
jetez un regard rapide sur les fautes dont vous vous êtes rendu
coupable depuis la communion précédente, sur ces fautes que vous
avez commises avec autant de liberté que si Dieu n’existait
pas et n’avait pas
enduré pour vous les tourments effroyables de sa Passion. Songez que
vous avez préféré votre plaisir et vos caprices à la volonté et à l’honneur
de Dieu, et pénétrez-vous
des sentiments d’une
confusion profonde et d’un saint effroi
à la vue de votre ingratitude et de votre indignité. Venant ensuite
à considérer que l’abîme
immense de la bonté de votre Dieu appelle l’abîme
de votre ingratitude et de votre infidélité, approchez-vous de lui
avec confiance et ouvrez-lui bien large votre cœur,
afin qu’il
s’en rende le maître
absolu. Pour lui faire une large place dans votre cœur,
vous en bannirez toute affection terrestre, et puis
vous le fermerez avec soin pour que rien n’y
puisse entrer que votre divin
Maître. Après la sainte communion, retirez-vous promptement dans le
secret de votre cœur
et, après
avoir humblement adoré Notre Seigneur, dites-lui intérieurement :
Vous soyez, ô mon unique bien, l’inclination
violente que j’ai au péché,
l’empire
que cette passion exerce sur moi, et l’impuissance
où je suis
de lui résister. C’est
donc à
vous qu’il
appartient de la combattre
; je dois sans doute combattre avec vous, mais c’est
de vous que
j’attends
la victoire. Puis, vous adressant au Père éternel, offrez-lui en
actions de grâces et pour obtenir la victoire sur vous-même, son
Fils bien-aimé, qu’il
vous a donné
et que vous possédez au-dedans de vous ; prenez alors la résolution
de lutter généreusement contre l’ennemi
qui vous poursuit, et attendez la victoire avec la conviction
que Dieu vous l’accordera
infailliblement tôt
ou tard si, de votre côté, vous faites ce qui est en votre pouvoir
pour l’obtenir.
CHAPITRE LV
Comment nous devons nous préparer à la
communion,
si nous voulons qu’elle
nous excite
à l’amour
de Dieu
Si vous voulez que la sainte
Eucharistie embrase votre cœur
du feu de l’amour divin, pensez
à l’amour
que Dieu vous a témoigné.
Dès la veille au soir, considérez que ce Seigneur si grand et si
puissant ne s’est
pas contenté
de vous créer à son image et à sa ressemble et d’envoyer
son Fils unique sur la
terre afin qu’il
y souffrît
durant trente-trois ans en expiation de vos iniquités et qu’il
endurât,
pour votre salut, des tourments inouïes et la mort cruelle de la
croix, mais que de plus il a voulu vous le laisser pour être votre
nourriture et votre soutien dans le très saint Sacrement de l’autel.
Examinez attentivement, en cet
amour, les qualités éminentes qui le rendent à tous égards parfait
et sans égal. Premièrement, si vous considérez sa durée, vous y
reconnaîtrez un amour perpétuel, un amour sans commencement. Comme
Dieu est éternel en sa divinité, ainsi l’est-il
en son amour. C’est cet amour qui lui a fait prendre en
lui-même, avant tous les siècles, la résolution de nous donner son
Fils unique d’une
manière si
admirable. À cette pensée, vous vous écrierez dans les transports d’une
sainte allégresse : Il est donc vrai qu’en
cet abîme
de l’éternité,
ma bassesse était si chérie et si estimée de ce grand Dieu qu’il
pensait à
moi et désirait dans son ineffable charité me donner son Fils unique
en nourriture ! Deuxièmement, tous les autres amours, si ardents qu’ils
soient, ont des bornes qu’ils ne peuvent
dépasser ; l’amour
de Dieu
seul est sans mesure. C’est
pour satisfaire
pleinement cet amour qu’il
nous a donné
son propre Fils, ce Fils unique qui l’égale
en majesté et en perfection, qui a la même substance et nature que
lui. Ainsi l’amour
est aussi grand que
le don, et le don aussi grand que l’amour,
et l’un et l’autre sont tels
qu’ils
surpassent tout ce que l’intelligence peut imaginer de plus sublime.
Troisièmement, Dieu dans son amour pour nous n’a
cédé à
aucune nécessité, à aucune contrainte ; c’est
à sa bonté naturelle uniquement que nous devons ce gage ineffable de
son affection pour nous. Quatrièmement, aucune
œuvre, aucun mérite
de notre part n’a
pu engager ce Maître
souverain à honorer notre bassesse d’un
tel excès
d’amour
; c’est par pure libéralité
qu’il
s’est donné
à de pauvres créatures telles que nous. Cinquièmement, si vous
examinez la pureté de cet amour, vous n’y
verrez pas ce mélange
d’intérêt
qui se rencontre dans les amitiés mondaines. Le Seigneur n’a
que faire de nos biens,
puisqu’il
jouit en lui-même
et indépendamment de nous d’un
bonheur et d’une
gloire sans bornes ; et si, dans sa bonté
et sa charité ineffables, il s’est
abaissé
vers nous, c’est
notre
avantage et non le sien qu’il
a recherché.
À cette pensée, vous vous direz en vous-même : Comment se peut-il qu’un
Dieu infiniment
grand mette son affection dans une si abjecte créature ? Que
voulez-vous, ô Roi de gloire, qu’attendez-vous
de moi qui ne suis qu’un peu de
poussière ? Je vois parfaitement, ô mon Dieu, dans les splendeurs de
votre ardente charité, que vous n’avez
qu’un seul dessein, et
cette vue me découvre plus clairement que jamais la pureté de votre
amour : vous voulez, en vous donnant à moi en nourriture, me
transformer en vous, non que vous ayiez besoin de moi, mais parce
que vous désirez que, vivant en vous, et vous en moi, je devienne
par cette union amoureuse un autre vous-même, et que mon cœur
si vil et
si attaché aux choses de la terre ne fasse plus avec le vôtre qu’un
cœur céleste
et divin. Pénétré d’étonnement
et de joie à la vue de l’estime
et de l’amour
dont Dieu vous honore,
et persuadé que son amour tout-puissant n’a
d’autre dessein, d’autre
volonté que d’attirer
à lui votre amour, en le détachant d’abord
de toutes les créatures,
et ensuite de vous-même qui êtes aussi une créature, offrez-vous
tout entier en holocauste au Seigneur, afin que son amour seul et le
désir de lui plaire dirigent votre entendement, votre volonté et
votre mémoire, et règlent désormais l’usage
de vos sens. Considérant
ensuite que rien n’est
capable de produire
en vous ces fruits divins, comme la digne réception du très Saint
Sacrement de l'autel, ouvrez au Seigneur le chemin de votre âme par
les oraisons jaculatoires et les amoureuses aspirations qui suivent
: Ô nourriture plus que céleste, quand viendra l'heure où, embrasé
des seules flammes de votre amour, je me sacrifierai tout entier à
vous ? Quand donc viendra cette heure, quand viendra-t-elle, ô amour
incréé ? Ô manne céleste, quand sera-ce que, dégoûté de tout aliment
terrestre, je ne soupirerai plus qu'après vous, je ne me nourrirai
plus que de vous ? Quand sera-ce, ô douceur de mon âme, ô mon unique
bien ? Je vous en conjure, ô mon très aimant et très-puissant
Seigneur, dégagez dès maintenant ce misérable cœur
de toute attache, de toute passion coupable,
et ornez-le de vos admirables vertus et de cette intention pure qui
ne cherche en toute chose que votre bon plaisir ; alors je vous
ouvrirai mon cœur,
je vous inviterai, j'userai d'une douce violence pour vous
contraindre d'y entrer ; et vous, Seigneur, vous opérerez en moi,
sans rencontrer de résistance, les effets que vous avez toujours
désiré y produire. Ce sont là les sentiments d'amour que vous
entretiendrez dans votre âme le soir et le matin, afin de vous
préparer à la communion. Quand approche le temps de communier,
considérez quel est celui que vous allez recevoir. C'est le Fils de
Dieu, celui dont la majesté souveraine fait trembler les cieux et
toutes les vertus des cieux. C'est le Saint des saints, le miroir
sans tache, la pureté incompréhensible, en comparaison de laquelle
toute créature est souillée. C'est celui qui, devenu semblable à un
ver de terre et confondu avec la lie du peuple, a voulu par amour
pour vous être rebuté, foulé aux pieds, tourné en dérision, couvert
de crachats et attaché à la croix par la malignité et l'injustice du
monde. Vous allez, dis-je, recevoir ce Dieu qui tient dans sa main
la vie et la mort de l'univers entier. Considérez d'un autre côté
que de vous-même vous n'êtes rien, et que par le péché, vous vous
êtes volontairement ravalé au-dessous des êtres les plus vils et les
plus immon des, et rendu digne d'être à jamais l'opprobre et le
jouet des esprits infernaux. Qu'au lieu de témoigner à Dieu votre
reconnaissance pour les immenses et innombrables bienfaits qu'ils
vous a accordés, vous avez, en suivant vos caprices et vos passions,
méprisé ce Maître si grand et si plein d'amour, et foulé aux pieds
son sang précieux. Que dans sa charité persévérante et son immuable
bonté, il vous invite néanmoins à vous approcher de sa Table sainte,
qu'il vous y oblige même sous peine de mort. Il ne vous refuse point
l'accès de sa miséricorde, il ne se détourne point de vous, bien que
par nature vous soyez couvert de lèpre, boiteux, hydropique,
aveugle, possédé du démon, et que vous vous soyez livré à toutes les
débauches. Tout ce qu'il demande de vous, c'est : Premièrement, que
vous vous repentiez de l'avoir offensé. Deuxièmement, que vous
haïssiez par-dessus toute chose le péché, mortel et véniel.`
Troisièmement, que vous vous teniez étroitement uni à sa volonté
sainte, par l'affection toujours, et par les effets quand il vous
intimera ses ordres. Quatrièmement enfin, que vous espériez avec une
ferme confiance qu'il vous pardonnera vos offenses, effacera vos
souillures et vous défendra contre tous vos ennemis. Ainsi fortifié
par la pensée de l'amour ineffable que vous porte votre divin
Sauveur, vous vous approcherez de la Table sainte avec un respect
mêlé de crainte et d'amour. Seigneur, lui direz-vous, je ne suis pas
digne de vous recevoir, parce que je vous ai si souvent et si
grièvement offensé, et que je n'ai pas encore pleuré mes fautes
comme je dois le faire. Seigneur, je ne suis pas digne de vous
recevoir, parce que je ne suis pas pur de toute attache au péché
véniel. Seigneur, je ne suis pas digne de vous recevoir, parce que
je ne me suis pas encore donné sincèrement à votre amour, à votre
volonté, et à l'entier accomplissement de vos ordres. Ô Dieu
tout-puissant et infiniment bon, je vous en conjure au nom de votre
bonté et de vos promesses, rendez-moi digne de vous recevoir avec
foi et amour. Aussitôt après la communion, recueillez-vous dans le
secret de votre cœur
et, oubliant toute chose créée,
entrenez-vous avec votre divin Sauveur en ces termes, ou autres
semblables. Ô Roi du ciel, qui donc vous a fait descendre en moi qui
ne suis qu'une créature misérable, pauvre, aveugle et dénuée de tout
? Et il vous répondra : C'est l'amour. Et vous lui répliquerez : Ô
amour incréé, ô amour plein de charmes, que voulez-vous de moi ?
Rien, dira-t-il, sinon l'amour. Je ne veux voir d'autre feu brûler
sur l'autel de ton cœur,
dans tes sacrifices et dans toutes
tes
œuvres, que le
feu de mon amour ; qu'il consume en toi tout amour terrestre
et toute volonté propre, et fasse monter jusqu'à moi le plus suave
des parfums. C'est là ce que j'ai toujours demandé et que je demande
encore, car mon désir est que je sois tout à toi, et que tu sois
toi-même tout à moi ; et ce désir restera sans accomplissement aussi
longtemps que, faute d'avoir fait cet acte de renoncement à toi-même
qui m'est si agréable, tu demeureras attaché à ton amour-propre, à
ton jugement, à tes volontés et au désir que tu as d'être estimé des
hommes. Je demande de toi la haine de toi-même pour te donner mon
amour, ton cœur
pour l'unir
à mon cœur
qui a été
ouvert sur la croix pour recevoir le tien ; je te requiers tout
entier pour me donner tout entier à toi. Tu sais que je vaux
incomparablement plus que toi, et néanmoins je consens dans ma bonté
à ne pas m'estimer plus haut que toi. Achète-moi donc maintenant, ô
âme bien-aimée, en te donnant à moi. Je veux que tu arrives à ne
rien vouloir, ne rien penser, ne rien entendre, ne rien voir en
dehors de moi et de ma volonté, afin qu'en toi ce soit moi qui
veuille, pense, entende et voie; et que ton néant ainsi absorbé dans
l'abîme de ma grandeur infinie se convertisse en elle. De cette
façon, tu seras pleinement heureuse en moi, et moi-même pleinement
heureux en toi. Enfin, vous présenterez au Père éternel son Fils
bien-aimé, pour le remercier du don qu'Il vous a fait et pour
solliciter de sa bonté les grâces que vous désirez obtenir pour
vous-même, pour la sainte Église, pour vos parents, pour vos
bienfaiteurs et pour les âmes du purgatoire. Cette offrande, vous
l'unirez à celle que Jésus-Christ fit de lui-même sur la croix,
lorsqu'il s'offrit tout sanglant à son Père céleste. Vous pourrez
lui offrir de même toutes les messes qui se célèbreront ce jours-là
dans la sainte Église romaine.
CHAPITRE LVI
De la communion spirituelle
Bien qu'on ne puisse recevoir
sacramentellement notre divin Sauveur plus d'une fois le jour, on
peut, comme je l'ai dit, le recevoir spirituellement à chaque heure,
à chaque instant ; cet avantage, rien ne peut nous le ravir, sinon
votre négligence ou une faute quelconque dépendant de notre volonté.
Il arrivera parfois que cette communion sera plus fructueuse et plus
agréable à Dieu que ne le sont, faute de dispositions convenables,
bon nombre de communions sacramentelles. Lors donc que vous serez
disposé à faire la communion spirituelle, vous trouverez toujours le
Fils de Dieu prêt à se donner à vous de ses propres mains, pour être
la nourriture de votre âme. Pour vous y préparer, tournez votre
pensée vers le Seigneur et, après avoir jeté un regard rapide sur
vos fautes, exprimez-lui la douleur que vous en ressentez, et
priez-le avec foi et humilité de daigner descendre dans votre pauvre
âme pour la guérir et la fortifier contre ses ennemis. Quand vous
vous ferez violence à vous-même pour mortifier une passion ou
pratiquer un acte de vertu, faites-le dans le but de préparer votre
cœur
à Notre Seigneur qui vous le demande sans cesse. Vous tournant
ensuite vers lui, conjurez-le instamment de venir avec sa grâce vous
guérir de vos blessures et vous délivrer de vos ennemis, afin que
désormais il soit seul à posséder votre cœur.
Ou bien, rappelant à votre souvenir votre dernière communion
sacramentelle, dites-lui avec un cœur
embrasé :
Quand donc, Seigneur, quand pourrai-je vous recevoir encore ? Cet
heureux jour, quand viendra-t-il ? Si vous voulez faire la communion
spirituelle avec plus de dévotion, disposez-vous-y dès le soir
précédent en offrant à Dieu dans ce but toutes vos mortifications,
tous vos actes de vertu, toutes vos bonnes
œuvres. Et le
matin de bonne heure, considérez
quel avantage et quel bonheur c'est pour une âme de recevoir
dignement le Saint Sacrement de l'autel, puisque par là elle
recouvre les vertus perdues, reprend sa beauté première et participe
aux fruits et aux mérites de la Passion du Fils de Dieu ; songez
combien Dieu lui-même désire que nous le recevions et que nous
possédions tous ces biens ; et efforcez-vous d'allumer en votre cœur
un grand désir
de le recevoir, pour vous rendre agréable à ses yeux. Enflammé de ce
désir, tournez-vous vers lui et dites-lui : Puisqu'il ne m'est pas
donné de vous recevoir aujourd'hui sacramentellement, faites, ô
bonté, ô puissance infinie, que purifie de mes fautes et guéri de
mes blessures, je vous reçoive spirituellement maintenant, chaque
jour et à chaque heure du jour, et que j'obtienne ainsi des grâces
et des forces nouvelles pour triompher de tous mes ennemis, de celui
surtout que je combats actuellement en vue de vous plaire.
CHAPITRE LVII
De l'action de grâces
Puisque tout ce que nous avons et
faisons de bien est à Dieu et vient de Dieu, nous sommes tenus de le
remercier de toutes les vertus que nous pratiquons, de toutes les
victoires que nous remportons sur nous-mêmes et de tous les
bienfaits, soit généraux soit particuliers, que nous recevons de sa
main miséricordieuse. Pour nous acquitter convenablement de ce
devoir nous devons considérer la fin que Dieu se propose en nous
communiquant ses dons. Cette considération nous apprendra la manière
dont le Seigneur veut être remercié. Comme, dans tous les bienfaits
qu'il accorde, Dieu a principalement en vue d'accroître sa gloire et
de nous attirer à son amour et à son service, faites d'abord cette
réflexion en vous-même : Quelle preuve de la puissance, de la
sagesse et de la bonté de Dieu, que ce bienfait qu'il m'a accordé,
cette grâce qu'il m'a faite ! Puis, voyant que de vous-même vous
n'avez rien qui mérite les faveurs de Dieu, et qu'en vous au
contraire tout est démérite et ingratitude, vous direz à Dieu avec
une humilité profonde : Comment daignez-vous regarder et combler de
vos bienfaits une créature aussi vile que moi ? Que votre nom soit
béni dans les siècles des siècles ! Considérant enfin que Dieu vous
accorde ces bienfaits pour vous exciter à l'aimer et à le servir,
allumez en votre âme un ardent amour pour ce Dieu si aimant, et un
désir sincère de le servir en tout conformément à sa sainte volonté.
Vous ferez alors une entière offrande de vous-même au Seigneur, de
la manière que nous allons dire.
CHAPITRE LVIII
De l'offrande de soi-même à Dieu
Pour que cette offrande soit
entièrement agréable à Dieu, nous avons deux choses à faire : la
première, unir cette offrande à celle que Jésus-Christ a faite à son
Père ; la seconde dégager notre volonté de toute attache aux
créature. Pour la première, vous devez savoir que le Fils de Dieu,
lorsqu'il vivait en cette vallée de larmes, ne se contentait pas de
s'offrir lui-même avec ses
œuvres
à son Père céleste, mais qu'il lui offrait en même temps notre
personne et nos
œuvres. Notre
offrande doit donc se
faire en union avec la sienne et s'appuyer entièrement sur elle.
Pour la seconde, voyez, avant de vous offrir au Seigneur, si votre
volonté est entièrement détachée des créatures : et, si elle ne
l'est pas, débarrassez-la d'abord de ses liens ; pour cela, recourez
à Dieu et demandez-lui de briser lui-même vos entraves, afin que
vous puissiez vous offrir à se divine majesté, dégagé et libre de
toute affection terrestre. Ce point mérite toute votre attention ;
car lorsque vous offrez à Dieu un cœur
attaché
aux créatures, ce n'est pas votre bien que vous offrez à Dieu, mais
le bien des autres, puisque ce n'est plus à vous-même que vous
appartenez, mais bien aux créatures à qui vous avez attaché votre
volonté. Un semblable présent est plutôt une moquerie et elle ne
peut que déplaire au Seigneur. De là vient que l'offrande que nous
faisons de nous-mêmes au Seigneur ne produit en nous aucun fruit de
vertu, et même qu'elle nous fait tomber en beaucoup d'imperfections
et de fautes. Nous pouvons, il est vrai, nous offrir à Dieu alors
même que nous sommes attachés aux créatures, mais c'est à la
condition de demander à Dieu qu'il daigne briser nos liens, pour que
nous puissions ensuite nous dévouer tout entiers au service de sa
divine majesté ; ce qu'il faut faire souvent et avec beaucoup de
ferveur. Que votre offrande soit donc pure de toute affection
étrangère et de tout attachement à votre volonté propre. Ne
considérez ni les biens de la terre, ni ceux du Ciel ; n'envisagez
que la volonté et la Providence de Dieu, à laquelle vous devez vous
soumettre sans réserve et vous sacrifier en perpétuel holocauste ;
et oubliant toutes les choses créées, dites-lui : Voici, ô mon Dieu
et mon Créateur, que je remets ma personne et ma volonté tout
entière entre les mains de votre éternelle Providence ; faites de
moi tout ce qui vous plaira durant ma vie, la mort et après ma mort,
dans le temps et dans l'éternité. Si en parlant ainsi, vous parlez
sincèrement (et vous vous en apercevrez au temps de l'adversité), de
terrestre que vous êtes vous deviendrez tout spirituel, et vous
ferez avec Dieu un échange à jamais heureux : vous serez à Dieu et
Dieu sera à vous, car il est toujours à ceux qui se détachent des
créatures et d'eux-mêmes pour se donner à lui et se sacrifier à sa
divine majesté. Vous voyez donc, âme chrétienne, un moyen très
puissant de vaincre tous vos ennemis ; car si par l'offrande de
vous-même à Dieu vous vous unissez à lui de manière à être tout à
lui de manière à être tout à lui et lui tout à vous, quel ennemi
sera capable de vous nuire ? Et lorsque vous voudrez lui offrir des
jeûnes, des oraisons, des actes de patience et autres bonnes
œuvres,
rappelez-vous les jeûnes,
les oraisons et toutes les actions que Jésus-Christ offrait à son
Père, mettez votre confiance en leur mérite et leur vertu, et
offrez-lui ensuite les vôtres. Si vous voulez offrir au Père céleste
les actions de Jésus-Christ en satisfaction de vos offenses, voici
la méthode que je conseille de suivre. Faites une revue générale, et
parfois même détaillée, des égarements de votre vie et, convaincu
que de vous-même vous ne pouvez apaiser la colère de Dieu, ni
satisfaire à sa justice, recourez à la vie et à la Passion de son
Fils. Considérez-le dans une circonstance quelconque de sa vie.
Voyez-le, par exemple, prier et jeûner, souffrir et répandre son
sang, afin de vous réconcilier avec lui et de payer la dette
contractée par vos péchés. Ô Père éternel, dit-il, voilà que, pour
être fidèle à vos ordres, je satisfais surabondamment à votre
justice pour les péchés et les dettes de N... Que votre divine
majesté daigne lui pardonner et l'admettre au nombre des élus.
Présentez alors pour vous-même au Père céleste l'offrande et les
prières de son divin Fils, et conjurez-le, par leur mérite, de vous
remettre vos offenses. Vous pourrez suivre cette méthode, que vous
passiez d'un mystère à l'autre ou que vous parcouriez les
différentes circonstances d'un même mystère ; que vous priiez pour
vous-même ou que vous priiez pour d'autres.
CHAPITRE LIX
La dévotion sensible et la
sécheresse spirituelle
La dévotion sensible procède tantôt de
la nature, tantôt du démon, tantôt de la grâce. Vous en reconnaîtrez
l'origine aux fruits qu'elle produira. Si elle ne rend pas votre vie
meilleure, vous avez sujet de craindre qu'elle ne vienne du démon ou
de la nature ; et cette crainte sera d'autant plus fondée que vous
prendrez plus de goût et de plaisir à cette dévotion, que vous vous
y attachez davantage et qu'elle vous donnera une plus grande estime
de vous-même. Lorsque vous sentirez les consolations spirituelles
abonder en votre âme, ne vous amusez point à examiner quel en peut
être le principe ; gardez-vous de mettre en elles votre confiance et
de perdre de vue la connaissance de votre néant ; mais, redoublant
de vigilance et de haine à l'égard de vous-même, efforcez-vous vous
de tenir votre cœur
libre de tout attachement, même spirituel, et de ne désirer que Dieu
seul et son bon plaisir. De cette manière, la douceur que vous
ressentez, dût-elle son origine à l'action de la nature ou du démon,
deviendra un effet de la grâce. La sécheresse spirituelle peut
procéder pareillement des trois principes que nous venons de
mentionner : - Du démon qui espère par là nous porter au relâchement
et nous faire abandonner les exercices spirituels pour les
amusements et les plaisirs du monde ; - De nous-mêmes, qui y donnons
lieu par nos fautes, notre attachement aux choses de la terre et
notre négligence ; - De l’Esprit
Saint, qui nous envoie cette
épreuve, soit pour nous avertir d'être plus diligents à nous
détacher de tout ce qui n'est pas Dieu ou qui ne tend pas à lui ;
soit pour nous convaincre, par notre propre expérience, que tout ce
qu'il y a de bien en nous vient de Dieu ; soit pour nous faire
estimer davantage les dons du Ciel et nous les faire garder avec
plus d'humilité et de vigilance ; soit pour nous unir plus
étroitement à sa divine majesté, en nous faisant renoncer à tout,
même aux délices spirituelles, de peur que les aimant trop nous ne
leur donnions une part de ce cœur
que le Seigneur
veut tout entier pour lui ; soit enfin parce qu'il se plaît, pour
notre bien, à nous voir combattre de toutes nos forces et mettre sa
grâce à profit. Lors donc que vous sentirez cette sécheresse
spirituelle, rentrez en vous-même, examinez quel est le défaut qui
vous a fait perdre, non pour recouvrer les consolations de la grâce,
mais pour bannir de votre âme tout ce qui déplaît aux yeux de Dieu.
Si vous ne découvrez pas en vous ce défaut, efforcez-vous
d'acquérir, au lieu de la dévotion sensible, la dévotion véritable
qui consiste dans une prompte résignation à la volonté de Dieu.
Gardez-vous bien surtout d'abandonner vos exercices spirituels ;
employez au contraire toute votre énergie à les continuer, quelque
infructueux et insipides qu'ils vous paraissent, et acceptez de bon
cœur
le calice d'amertume que vous présente
l'amoureuse volonté de Dieu. Et si la sécheresse est accompagnée de
tant et de si épaisses ténèbres spirituelles que vous ne sachiez où
vous tourner, ni quel parti prendre, ne vous découragez moins pour
cela, mais demeurez fermement attaché à la croix, ne recherchez
point les consolations terrestres, repoussez-les même, si le monde
et les créatures venaient vous les offrir. Que tous ignorent vos
peines, hormis votre père spirituel à qui vous les découvrirez, non
pour les alléger, mais pour apprendre de lui le moyen de les
supporter conformément au bon plaisir de Dieu. Ne faites point vos
communions, vos prières et vos exercices spirituels pour obtenir de
Dieu qu'il vous détache de la croix, mais bien pour acquérir la
force dont vous avez besoin pour la porter à la plus grande gloire
de Jésus crucifié. Que si le trouble de votre âme vous empêche de
méditer et de prier comme vous le souhaiteriez, méditez le moins mal
que vous pourrez. Ce que vous ne pouvez faire par l'intelligence,
efforcez-vous de le faire par la volonté ; servez-vous de la prière,
vous adressant tantôt à vous-même, tantôt à votre divin Maître. Vous
en retirerez des fruits merveilleux ; et votre cœur
pourra respirer et reprendre
des forces. Dites à votre âme :
Pourquoi es-tu triste, ô mon âme, et pourquoi troubles-tu ? Mets en
Dieu, ton espérance, car je le louerai encore : il est le salut de
mon visage, il est mon Dieu (Ps., XLI, 8). Pourquoi, Seigneur, vous
êtes-vous retiré de moi, et dédaignez-vous de me regarder au temps
de ma détresse et de ma tribulation ? (Ps.,X, Heb., I). Ne m’abandonnez
pas pour toujours (Ps., CXVIII, 8). Rappelez-vous
la doctrine consolante que Dieu révéla à Sara, femme de Tobie, au
temps de sa tribulation ; mettrez-la à profit et dites de vive voix
avec cette servante bien-aimée du Seigneur : Quiconque vous honore à
la certitude que si sa vie est éprouvée, elle sera couronnée ; que
si elle est dans la tribulations, elle en sera délivrée ; que si
elle est châtiée, elle obtiendra miséricorde. Car vous ne prenez
point plaisir à nos tribulations ; mais après la tempête, vous
rendez le calme, et après les larmes et les soupirs, vous répandez l’allégresse.
Ô Dieu d’Israël,
que votre nom soit béni dans tous les siècles (Tobie, III, 21, 22,
23). Rappelez-vous à quel excès de douleur Jésus se vit abandonné,
dans le jardin et sur la croix, par son Père céleste lui-même ; et
portant votre croix a son exemple, vous direz de tout cœur
: Que votre volonté
soit faite. Si vous agissez de la sorte, la patience et l’oraison
élèveront la flamme de votre sacrifice jusqu’au
trône de
Dieu, et vous acquerrez la vraie dévotion. Cette dévotion, comme je
l’ai
dit plus
haut, consiste à avoir la ferme volonté de suivre, sans hésiter et
la croix sur les épaules, notre divin Sauveur, en quelque lieu qu’il
nous appelle et nous conduise ; elle consiste
à aimer Dieu pour lui-même, et parfois aussi à quitter Dieu pour
Dieu. Si les personnes qui font profession de piété, et les femmes
principalement, mesuraient leurs progrès à leur résignation plutôt
qu’à
leur dévotion sensible, elles ne seraient pas victimes de leurs
illusions et des artifices du démon ; elles ne se ingratitude, du
bienfait signalé que le Seigneur leur accorde et elles s’appliqueraient
avec plus de ferveur à servir sa divine majesté qui dispose ou
permet tout ce qui nous arrive pour sa gloire et notre avantage.
Voici encore une illusion commune chez les personnes du sexe, chez
celles mêmes qui s’éloignent
avec crainte et prudence des occasions dangereuses. Parce qu’elles
sont tourmentées
de pensées impures et horribles, parfois, perdent courage et se
croient abandonnées et repoussées de Dieu ; il leur semble
impossible que l’Esprit
Saint demeure dans une
âme remplie de semblables pensées. Leur abattement devient tel
parfois qu’elles
sont sur le
point de se laisser aller au désespoir et d’abandonner
leurs exercices
spirituels pour retourner en la terre d’Egypte.
Elles ne savent pas apprécier
le don Seigneur et comprendre que, si Dieu permet qu’elles
soient assaillies
de ces horribles fantômes, c’est
afin de les ramener
à la connaissance d’elles-mêmes
et de les forcer, par le sentiment de leur impuissance, à s’approcher
de lui. Faute de comprendre les
vues de Dieu à leur égard, elles se plaignent amèrement de ce qui
devrait être pour elles l’objet
d’une reconnaissance sans
bornes envers la bonté infinie du Seigneur. Ce que vous avez à faire
en ces occasions, c’est
de considérer
attentivement les inclinations perverses de votre nature. Dieu veut,
dans votre intérêt, que vous sachiez combien ces inclinations sont
promptes à vous entraîner au mal, et dans quel abîme elles vous
précipiteraient, s’il
ne venait à votre secours. Excitez-vous ensuite à la confiance en
Dieu ; persuadez-vous bien que, s’il
vous découvre
le péril, c’est
qu’il est prêt
à vous venir en aide ; que son désir est de vous attirer et de vous
unir plus étroitement à lui par la prière et l’invocation
de son nom ; que, partant, vous lui
devez d’humbles
actions de grâces.
Tenez pour assuré que ces tentations et ces pensées mauvaises se
dissipent mieux par la souffrance paisible de la peine qu’elles
vous causent et par une adroite fuite, que
par une résistance pleine d’inquiétudes.
CHAPITRE LX
De l’examen
de conscience
Dans
l’examen
de
conscience, il y a trois choses à considérer : les fautes commises
pendant la journée, leur cause, le courage et l’ardeur
que vous apportez à les combattre et à acquérir les vertus
contraires. Quant aux fautes commises, vous ferez ce que j’ai
dit au chapitre XXVI, où j’ai
parlé de
ce qu’il
y a faire, lorsqu’on
se sent blessé. Pour ce qui est de la cause de vos chutes, vous
tâcherez de l’abattre
et de la réduire
à néant. Pour arriver à ce but, et tout ensemble pour acquérir les
vertus chrétiennes, vous fortifierez votre volonté par la défiance
de vous-même, par la confiance en Dieu, par l’oraison,
par une application soutenue à vous exciter à la haine du vice et au
désir de la vertu contraire. Tenez pour suspectes les victoires que
vous avez gagnées et les bonnes
œuvres que vous
avez
accomplies. Je vous conseille même de ne pas trop y arrêter votre
pensée, pour ne pas vous exposer au danger presque inévitable de
vous laisser entraîner à un secret mouvement de vaine gloire et d’orgueil.
Abandonnez-les
plutôt entre les mains de la divine miséricorde, et oubliant ce qui
est derrière vous, tournez votre regard vers le chemin beaucoup plus
long qui vous reste à parcourir. Quant aux actions de grâces à
rendre au Seigneur pour les dons et les faveurs qu’il
vous a accordés
durant le jour, reconnaissez qu’il
est accordés
durant le jour, reconnaissez qu’il
est l’auteur
de tout bien ; remerciez-le de vous avoir délivré
de tant d’ennemis
visibles et invisibles ; et de vous avoir donné
des pensées salutaires, des occasions de pratiquer la vertu et tant
d’autres
bienfaits que vous ne connaissez point.
CHAPITRE LXI
Comment nous devons persévérer dans la
lutte et combattre jusqu’à
la mort
Entre les conditions requises pour
réussir en ce combat, il faut ranger la persévérance. Nous devons
nous attacher à mortifier sans relâche nos passions déréglées, parce
qu’elles
ne meurent jamais, tant que nous sommes sur la terre, et
qu’elles
germent incessamment comme de mauvaises herbes. C’est en vain
qu’on
voudrait fuir
le combat : il ne finit qu’avec
la vie, et quiconque
refuse la lutte est nécessairement fait prisonnier ou mis à mort. De
plus, nous avons affaire à des ennemis qui nous portent une haine
implacable ; nous ne pouvons en espérer ni paix ni trêve, car ils
sont d’autant
plus acharnés
à notre perte que nous recherchons davantage leur amitié. Vous ne
devez pourtant vous épouvanter ni de leur puissance, ni de leur
nombre : car, en ce combat, n’est
vaincu que
celui qui veut l’être.
Toute la force de nos ennemis est entre les mains du divin capitaine
pour l’honneur
duquel nous combattons. Non
seulement il ne permettra pas que vous tombiez entre leurs mains,
mais il prendra lui-même les armes ; et comme il est plus puissant
que tous vos adversaires, il vous mettra la victoire entre les
mains, pourvu toutefois que vous combattiez courageusement à ses
côtés, et que vous mettiez votre confiance, non en vous-même, mais
en sa puissance et en sa bonté. Et si le Seigneur tarde à vous
donner la victoire, ne perdez pas courage. Songez, pour vous animer
au combat, que les obstacles que vous rencontrerez, que toutes les
circonstances les plus défavorables et les plus désastreuses en
apparence, il les fera tourner à votre profit et à votre avantage,
du moment que vous vous comportez en soldat fidèle et généreux.
Marchez donc à la suite de votre céleste capitaine qui a vaincu le
monde et a été mis à mort pour vous ; soutenez la lutte avec un cœur
magnanime, et poursuivez-la jusqu’à
l’entière
destruction de vos ennemis ; car si vous en laissiez vivre un seul,
ce serait là pour vous comme une paille dans l’œil
ou comme une lance
au côté qui vous empêcherait de courir à une si glorieuse victoire.
CHAPITRE LXII
De la résistance à opposer aux
ennemis qui nous attaquent, au moment de la mort
Quoique toute notre vie soit ici-bas
une guerre continuelle, la journée la plus importante et la plus
périlleuse est celle où il nous faudra faire le grand passage du
monde à l’éternité.
Celui qui tombe en ce moment ne se relève plus. Le moyen à prendre
pour vous trouver à cette heure dans de bonnes dispositions, c’est
d’employer le temps que Dieu vous accorde
à combattre vaillamment. Celui, en effet, qui combat bien durant la
vie se prépare, par l’habitude
acquise de la victoire, un triomphe facile à l’heure
de la mort.
De plus, pensez souvent à la mort, considérez-la d’un
œil
attentif ; c’est
le moyen de la craindre moins, lorsqu’elle se présentera,
et d’avoir
alors l’esprit libre et prêt
au combat. Les gens du monde évitent cette pensée pour ne pas
interrompre le plaisir qu’ils
prennent aux choses de la terre : attachés de devoir les quitter un
jour serait un tourment pour eux. C’est
ainsi que leur affection désordonnée,
bien loin de diminuer, va toujours croissant ; et lorsque arrive
pour eux le moment de dire adieu à cette vie et à tant d’objets
chers à
leur cœur,
ils sont en proie
à un tourment incroyable et d’autant
plus horrible qu’ils ont joui plus longtemps des biens qu’ils
vont quitter. Parfois aussi pour mieux vous préparer à ce moment
terrible, représentez-vous seul et sans secours parmi les douleurs
de la mort, et considérez les choses que je vais dire et qui
pourraient alors vous tourmenter. Puis vous entretiendrez votre
pensée des remèdes que je vais vous proposer, afin de vous mettre à
même de mieux vous en servir à cette heure de suprême angoisse ; car
il faut nécessairement apprendre à bien faire une chose qu’on
ne peut faire qu’une fois, de peur de commettre une faute
à jamais irréparable.
CHAPITRE LXIII
Des quatre assauts que nos ennemis
nous livrent à l’heure
de la mort,
et premièrement
de la tentation contre la foi et de la manière d’y
résister
Parmi les assauts que nos ennemis nous
livrent à l’article
de la mort, il y en a quatre qui sont particulièrement
dangereux. Ce sont : la tentation contre la foi le désespoir, la
vaine gloire, et enfin les diverses illusions dont ces esprits de
ténèbres, transfigurés en anges de lumière, se servent pour nous
tromper. Pour ce qui regarde le premier assaut, si l’ennemi
emploie pour vous
tenter des raisonnements faux et captieux, laissez là votre
intelligence, et recourez à la volonté, en disant : Retire-toi,
Satan, père du mensonge ; je ne veux pas même t’écouter
: il me suffit de croire ce que croit la sainte Église romaine.
Fermez, autant que possible, l’entrée
de votre âme à toute considération sur la foi, vous semblât-elle de
nature à fortifier en vous cette vertu ; regardez-la comme un moyen
dont le démon se sert pour engager la discussion. Si vous n’êtes
plus en état de vous défaire de ces pensées, demeurez ferme et ne
croyez rien aux raisons que l’ennemi
vous allèguera,
non plus qu’aux
textes de
la sainte Écriture qu’il
apportera
à l’appui
de ses insinuations
: quelque clairs et décisifs que ces textes vous paraissent, soyez
certain qu’ils
sont tous tronqués,
mal cités et mal interprétés. Et si le serpent rusé vous demande ce
que croit la sainte Église, ne répondez pas ; mais, sachant qu’il
veut vous surprendre et abuser
de vos paroles, contentez-vous de faire intérieurement un acte de
foi vive ; ou, si vous voulez le faire dépiter davantage,
répondez-lui que la sainte Église romaine croit la vérité. Et s’il
vous demande quelle est cette vérité, répliquez-lui : C’est
précisément
ce que croit l’Église.
Par-dessus tout, tenez votre cœur
attaché à Jésus crucifié et dites-lui : Ô mon Dieu, mon Créateur et
mon Sauveur, venez promptement à mon secours et ne vous éloignez pas
de moi, afin que je ne m’écarte
pas de la vérité de la foi catholique ; et puisque vous m’avez
accordé la
grâce de naître dans cette foi sainte, faites que j’y
finisse mes jours pour votre plus
grande gloire.
CHAPITRE LXIV
De l’assaut
du désespoir
et de la manière de s’en
défendre
Le second assaut au moyen duquel le
malin esprit cherche à nous abattre sans retour, c’est
l’épouvante
qu’il
suscite en
nous au souvenir de nos péchés, afin de nous précipiter dans l’abîme
du désespoir. Dans ce danger, prenez pour règle infaillible que la
pensée de vos péchés vient de la grâce et qu’elle
vous est accordée
pour votre salut, lorsqu’elle
produit en vous des sentiments d’humilité,
de repentir de vos péchés et de confiance en la bonté divine. Mais
lorsque cette pensée vous jette dans l’inquiétude,
la défiance et la pusillanimité, portât-elle sur des choses vraies
et capables de faire croire que vous êtes damné et qu’il
n’y a plus pour vous de salut
à espérer, regardez-la comme un artifice du démon, humiliez-vous et
redoublez de confiance en Dieu. C’est
le moyen de vaincre votre ennemi
avec ses propres armes et de rendre gloire à Dieu. Excitez-vous, je
le veux bien, au repentir de vos péchés toutes les fois qu’ils
vous reviendront
à la mémoire, mais que ce soit pour en demander pardon au Seigneur
avec une confiance sans bornes dans les mérites de sa Passion. Je
suppose même que vous croyiez entendre Dieu vous dire au fond du cœur
que vous n’êtes
point du nombre de ses élus, ce n’est
pas une raison pour rien perdre de votre confiance
en lui. Dites-lui plutôt avec un sentiment profond d’humilité
: Vous avez bien sujet de me réprouver à cause de mes péchés, mais j’ai
plus de sujet encore d’espérer
que votre miséricorde me les pardonnera. J’espère
donc le salut d’une
misérable
créature vouée à la damnation par sa propre malice, mais aussi
rachetée au prix de votre sang adorable. Je veux me sauver pour
votre gloire, ô mon Rédempteur, et confiant en votre miséricorde
infinie, je m’abandonne
entre vos mains. Faites de moi
ce qu’il
vous plaira, pourvu que vous soyez mon unique maître
: quand vous me tueriez, je ne laisserais pas d’avoir
en vous
une inébranlable confiance.
CHAPITRE LXV
De l’assaut
de la vaine gloire
Le troisième assaut, c’est
celui de la vaine gloire
et de la présomption. Sous ce rapport, veillez à ne pas vous laisser
entraîner, sous quelque prétexte que ce soit, au moindre mouvement
de complaisance en vous-même ou en vos actions ; glorifiez-vous
uniquement dans le Seigneur, dans sa miséricorde, dans les mérites
de sa vie et de sa Passion. Humiliez-vous de plus en plus à vos
propres yeux jusqu’à
votre dernier soupir ; et si vos bonnes
œuvres
vous reviennent à la mémoire, reconnaissez que c’est
Dieu qui
en est l’auteur.
Implorez son secours, mais ne l’attendez point de
vos mérites, si nombreuses et si éclatantes qu’aient
été vos victoires. Tenez-vous toujours dans une crainte salutaire,
et confessant ingénument que toutes vos
œuvres seraient
inutiles si Dieu ne vous
recueillait à l’ombre
de ses ailes, vous vous confierez uniquement
en sa protection. Si vous suivez fidèlement ces avis, vos ennemis ne
pourront prévaloir contre vous ; et vous vous ouvrirez ainsi le
chemin pour passer joyeusement à la Jérusalem céleste.
CHAPITRE LXVI
De l’assaut
des illusions
et des fausses apparences, à l’article
de la mort
Si l’ennemi
qui s’acharne
à notre perte avec une activité que rien ne lasse se transforme en
ange de lumière pour vous assaillir de vaines illusions, demeurez
ferme et immobile dans la connaissance de votre néant, et dites-lui
hardiment : Retourne, malheureux, dans les ténèbres d’où
tu es sorti ; je ne mérite pas d’être
favorisé de visions célestes ; je n’ai
besoin que de la miséricorde
de mon Jésus et des prières de la Vierge Marie, de Saint Joseph et
des autres saints. Eussiez-vous les meilleurs motifs de croire que
ces visions vous viennent du Ciel, gardez-vous d’y
ajouter
foi ; rejetez-les bien loin de vous. Cette résistance fondée sur le
sentiment de votre indignité ne saurait déplaire au Seigneur. Si c’est
lui qui agit en vous,
il saura bien rendre son action évidente à vos yeux ; et vous n’y
perdrez rien, car celui
qui donne sa grâce aux humbles ne la retire point, quelques actes d’humilité
qu’ils
posent. Voilà
les armes dont notre ennemi se sert généralement contre nous, à ce
moment suprême. En outre, il nous tente chacun en particulier d’après
les inclinations auxquelles il sait que nous sommes plus sujets. C’est
pourquoi nous devons, avant l’approche du grand combat, nous
armer et lutter vaillamment contre les passions qui nous attaquent
avec plus de violence et qui exercent sur nous un plus grand empire,
afin de remporter plus facilement la victoire à ce moment suprême
qui ne laisse plus d’autre
moment après
lui, pour le pouvoir faire encore. « Vous combattrez contre eux
jusqu’à
leur complète destruction » (I Rois, XIV, 18).
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