Laurent Scupoli

Le Combat Spirituel

 

CHAPITRE XXXI

Des artifices qu’emploie le démon pour nous faire quitter le chemin de la vertu
 

La quatrième ruse mentionnée plus haut, celle dont le malin esprit se sert pour nous tromper lorsqu’il nous voit marcher dans le chemin de la perfection, c’est d’exciter en nous des désirs excellents, mais inopportuns, et de nous faire tomber ainsi de la pratique des vertus dans l’abîme du vice. Voilà, je suppose, une personne malade qui supporte patiemment son mal. Le démon, sachant que, par ce moyen, elle acquerra l’habitude de la patience, lui met devant les yeux beaucoup d’œuvres saintes qu’elle pourrait faire dans un autre état ; et il s’efforce de lui persuader que, si elle se portait bien, elle servirait mieux le Seigneur et serait plus utile aux autres et à elle-même. Lorsqu’il est parvenu à exciter ces désirs en son cœur, il les fortifie peu à peu, jusquà la rendre inquiète de ne pouvoir mettre ces désirs à exécution comme elle le voudrait bien. Et plus ces désirs grandissent et se fortifient, plus l’inquiétude augmente. Puis l’ennemi la pousse adroitement et insensiblement à s’impatienter contre sa maladie, non pas en tant que maladie, mais en tant qu’obstacle aux œuvres qu’elle désire ardemment accomplir pour un plus grand bien. Quand il l’a poussée jusque-là, il efface peu à peu de son esprit les idées de service de Dieu et de bonnes œuvres, et n’y laisse que le seul désir dêtre délivrée de son mal. Mais voyant que la guérison se fait attendre, elle se trouble au point de devenir tout à fait impatiente. C’est ainsi que de la vertu qu’elle pratiquait, elle tombe, sans s’en apercevoir, dans le vice contraire. Le moyen de vous garantir de cette illusion, c’est d’avoir soin, quand vous vous trouvez dans un état de souffrance, de tenir votre cœur fermé à tout désir qui, par le fait même qu’il est présentement irréalisable, ne fera vraisemblablement que vous causer de l’inquiétude. Vous devez croire alors en toute humilité, patience et résignation, que vos désirs n’auraient pas d’effet que vous souhaitez, parce que vous êtes plus faible et plus inconstant que vous ne vous l’imaginez. Ou bien encore pensez que Dieu, dans ses secrets jugements, ou en punition de vos fautes, ne veut point que vous fassiez cette bonne œuvre, mais qu’il désire plutôt que vous vous humiliiez avec patience sous la douce et puissante main de sa Providence. De même, si l’ordre de votre père spirituel, ou quelque autre raison, vous empêche de remplir à votre gré vos exercices ordinaires de dévotion, et spécialement de vous approcher de la sainte Table, ne laissez pas pour cela le trouble et l’inquiétude entrer en votre cœur ; mais dépouillez-vous de votre propre volonté et revêtez-vous du bon plaisir de Dieu, en disant en vous-même : Si le regard de la divine Providence ne découvrait pas en moi tant d’ingratitude et de défauts, je ne serais pas maintenant privé de la sainte communion ; mais puisque le Seigneur se sert de ce moyen pour me faire connaître mon indignité, qu’il en soit béni et loué ! Confiant en votre bonté souveraine, je crois, ô mon Dieu, que la seule chose que vous demandez de moi, c’est qu’en supportant mes épreuves avec patience et en vue de vous plaire, je vous ouvre un cœur pleinement soumis à votre volonté, afin que vous y entriez spirituellement, pour le consoler et le défendre contre les ennemis qui veulent vous le ravir. Que tout ce qui est bon à vos yeux s’accomplisse ; et que votre volonté, ô mon Créateur et mon Rédempteur, soit maintenant à jamais ma nourriture et mon soutien. La seule grâce que je vous demande, ô doux objet de mon amour, c’est que mon âme, purifiée de tout ce qui vous déplaît en elle et ornée des vertus saintes, se tienne vouloirs prête à recevoir votre visite et à faire tout ce qu’il vous plaira de lui ordonner. Si vous mettez ces observations en pratique, tous les saints désirs que vous ne pourrez exécuter, qu’ils vous viennent de la nature, qu’ils vous soient inquiéter par le démon dans le but de vous inquiéter et de vous éloigner du sentier de la vertu, ou bien par Dieu lui-même dans le dessein déprouver votre résignation à sa volonté : tous ces désirs, dis-je, vous fourniront l’occasion de servir votre divin Maître de la manière qui lui plaît davantage. C’est là la véritable dévotion et l’hommage que Dieu attend de nous. Une pratique excellente pour ne pas perdre patience dans nos épreuves, de quelque part qu’elles nous arrivent, c’est, en employant les moyens licites dont les saints eux-mêmes se sont servis, de les employer, non dans le désir dêtre délivrés de nos maux, mais uniquement en vue d’obéir à Dieu, attendu que nous ne savons pas si les moyens que nous prenons sont ceux que Dieu choisis pour nous délivrer. Si vous agissez autrement, vous tomberez dans des maux plus grands encore, parce que vous vous abandonnerez facilement à l’impatience si l’événement ne répond pas à votre désir et à votre attente ; votre patience, du moins, sera moins parfaite et moins agréable à Dieu, et partant, peu méritoire. Je veux enfin vous prémunir contre un artifice secret dont notre amour-propre se sert en certaines rencontres pour voiler et excuser nos défauts. C’est ainsi, par exemple, qu’un malade qui ne supporte son infirmité quà contre-cœur, cache son impatience sous le voile d’un zèle ardent pour le bien. À l’entendre, le mécontentement qu’il témoigne ; ce n’est que le juste déplaisir qu’il éprouve en songeant qu’il a été lui-même la cause de sa maladie, et en voyant les ennuis et le dommage qu’elle occasionne aux autres par les soins qu’elle exige ou pour tout autre motif. De même l’ambitieux qui se plaint de n’avoir pu obtenir la dignité qu’il convoitait, n’a garde d’attribuer son chagrin à son orgueil et à sa vanité ; mais il tâche de l’expliquer par d’autres motifs dont on sait parfaitement qu’il ne tient aucun compte quand ses intérêts ne sont à l’heure se plaignait des peines que son état occasionnait aux autres, et qui s’inquiète fort peu maintenant de voir les mêmes personnes endurer les mêmes désagréments à propos de la maladie d’un autre. C’est là un signe évident que les plaintes qu’exhalent ces personnes ne proviennent nullement de leur charité pour le prochain, mais bien de leur secrète horreur pour tout ce qui contrarie leurs désirs. Pour vous, si vous voulez éviter cet écueil et d’autres encore, supportez avec une patience inaltérable les peines et les afflictions, quelle que soit, je vous le répète, la cause qui les fait naître.
 

CHAPITRE XXXII

Du dernier assaut du démon et de l’artifice auquel il a recours
 pour faire de la vertu même une occasion de ruine
 

Le malin et astucieux serpent pousse la ruse jusquà faire servir à notre ruine les vertus mêmes que nous avons acquises. Il nous les fait regarder avec une secrète complaisance et nous élève bien haut dans notre propre estime, afin de nous faire tomber ensuite dans le vice de l’orgueil et de la vaine gloire. Pour triompher de ce péril, prenez position dans la plaine égale et assurée d’une vraie et profonde conviction de votre néant. Persuadez-vous bien que vous nêtes rien, que vous ne pouvez rien, que vous êtes rempli de misères et de défauts, et que vous ne méritez que la damnation éternelle. Retranchez-vous dans cette vérité et gardez-vous bien, quoi qu’il arrive, de faire un seul pas hors ce cette enceinte, persuadé que les pensées ou les événements qui vous poussent à la quitter sont autant d’ennemis décidés à ne vous laisser sortir de leurs mains que mort ou grièvement blessé. Pour vous exercer à courir dans cette plaine assurée de la connaissance de votre néant, voici la méthode que vous avez à suivre. Lorsque vous jetterez les yeux sur vous-même et sur vos actions, envisagez seulement ce qui est de vous, sans y mêler ce que vous tenez de Dieu et de sa grâce, et estimez-vous tel que vous vous trouverez être par vous-même. Si vous considérez le temps qui a précédé votre naissance, vous verrez que dans cet abîme sans bornes de léternité vous n’avez été qu’un pur néant, incapable de rien faire pour arriver à l’existence. Si vous regardez le temps présent où vous ne tenez l’existence que de la seule bonté de Dieu, quêtes-vous indépendamment de cette Providence qui vous conserve à chaque instant, quêtes-vous de vous-même, sinon un pur néant ? Cela est si vrai que, si Dieu cessait un seul instant de vous soutenir, vous retomberiez immédiatement dans ce néant d’où vous a tiré sa main souveraine. Il est donc évident quà ne considérer que ce qui vous appartient dans l’ordre naturel, vous n’avez aucun raison de vous estimer, ni de prétendre à l’estime des autres. Et si de l’ordre naturel vous passez à l’ordre de la grâce et des bonnes œuvres, de quel bien et de quel mérite êtes-vous capable par vous-même et indépendamment du secours de Dieu ? Si, d’autre part, vous considérez le nombre de vos péchés passés, si vous y ajoutez le nombre plus considérable encore de ceux que vous auriez commis si Dieu ne vous avait soutenu de sa main miséricorde, vous trouverez, en multipliant non seulement les jours et les années, mais aussi les actions et les habitudes mauvaises (car un vice en entraîne un autre), vous trouverez, dis-je, que, sans la grâce, vos iniquités se seraient élevées presque à l’infini et que vous seriez devenu un autre Lucifer. À moins donc que vous ne vouliez ravir à la bonté divine la gloire et la reconnaissance qui lui sont dues, vous devez de jour en jour vous estimer plus mauvais. Ce jugement que vous portez sur vous-même, ayez bien soin qu’il soit accompagné de justice ; sinon il pourrait vous être fort préjudiciable. Si la connaissance que vous avez de votre misère vous donne un avantage sur tel autre que l’orgueil aveugle, le désir dêtre estimé des autres et de passer à leurs yeux pour ce que vous savez nêtre pas en réalité vous fait perdre considérablement de terrain et vous rend, du côté de la volonté, beaucoup plus coupable que lui. Si donc vous voulez que la connaissance de votre malice et de votre bassesse tienne vos ennemis à distance et vous concile l’amitié de Dieu, ne vous contentez pas de vous juger vous-même indigne de tout bien et digne de tout mal, mais prenez plaisir à être méprisé des autres ; fuyez les honneurs, aimez les opprobres et montrez-vous prêt en toute occasion à remplir les offices que les autres dédaignent. Leur manière de voir ne doit en aucune façon vous détourner de cette sainte pratique, du moment qu’elle vous est inspirée par le désir de vous humilier et de vous exercer à la vertu, et non par une certaine présomption d’esprit et par cet orgueil secret qui nous pousse parfois, sous les meilleurs prétextes, à faire peu de cas ou même à ne tenir aucun compte du jugement d’autrui. Si les bonnes qualités que Dieu vous a départies vous attirent l’affection et les louanges des hommes, tenez-vous bien recueilli en vous-même ; ne vous écartez jamais, ne fût-ce que d’un pas, de la vérité et de la justice dont je vous ai parlé, mais tournez-vous vers Dieu et dites-lui du fond du cœur : Ne permettez pas, Seigneur, que je vous dérobe l’honneur qui vous est dû et que je m’attribue le mérite des dons qui me viennent de vous. À la louange, l’honneur et la gloire, à moi la confusion. Tournant ensuite votre pensée vers la personne qui vous loue, dites-vous à vous-même : D’où vient que cette personne me trouve bon, puiqu’il n’y a rien de bon que Dieu et ses œuvres ? En agissant de la sorte et en rendant au Seigneur ce qui lui appartient, vous tiendrez vos ennemis à distance et vous vous disposerez à recevoir de Dieu un accroissement de grâces et de bienfaits. Si le souvenir de vos bonnes œuvres vous pousse à la vanité, considérez ces bonnes œuvres, non comme venant de vous, mais comme venant de Dieu seul ; et dites-leur intérieurement comme si vous leur parliez : Je ne sais comment à exister dans mon esprit : ce n’est pas à moi, mais à Dieu que vous devez la naissance ; c’est sa grâce qui vous a créées, nourries et conservées. C’est donc lui seul que je veux reconnaître comme votre véritable et principal auteur, lui seul que je veux voir honoré à cause de vous. Considérez ensuite que toutes les bonnes œuvres que vous avez faites en votre vie, non seulement n’ont point répondu à l’abondance des lumières et des grâces que Dieu vous avait accordées pour les connaître et les accomplir, mais qu’elles ont été très imparfaites et fort éloignées de cette pureté d’intention, de cette ferveur et de cette diligence qui devaient les accompagner et présider à leur exécution. C’est pourquoi, à bien considérer les choses, vous avez plutôt sujet de rougir de vos œuvres que d’en tirer vanité ; car il n’est que trop vrai que les grâces qui sortent pures et parfaites de la main de Dieu se souillent en nous, au contact de nos imperfections. En outre, comparez vos œuvres avec celles des saints et des pieux serviteurs de Dieu, et ce parallèle vous convaincra que les meilleures et les plus grandes de vos œuvres sont encore de très bas aloi et de minime valeur. Comparez-les ensuite avec ce que Jésus-Christ a fait en votre faveur aux diverses époques de la vie crucifiée qu’il a menée ici-bas ; considérez ses œuvres en elles-mêmes et abstraction faite de sa divinité, songez à l’amour si tendre et si pur qui les animait, et vous serez contraint d’avouer que les vôtres ne sont que néant. Enfin, si vous élevez votre esprit jusquà la divinité et si vous envisagez la majesté souveraine de Dieu et les hommages qu’elle mérite de notre part, vous verrez clairement que vos bonnes œuvres doivent être pour vous un motif de crainte, bien plus qu’un sujet de vanité. C’est pourquoi, quelque bien que vous fassiez, vous devez dire à Dieu de tout votre cœur : Mon Dieu, ayez pitié de moi qui suis un pécheur. Je vous conseille en outre de vous tenir en garde contre la tentation de publier les faveurs que Dieu vous accorde. Le trait suivant vous montrera combien lui déplaît le manque de réserve à cet égard. Le Sauveur apparut un jour sous la forme d’un petit enfant à une de ses fidèles servantes. Celle-ci, le prenant pour un enfant ordinaire, l’invita à réciter la salutation angélique. Jésus commença immédiatement : Je vous salue, Marie, pleine de grâce, le Seigneur est avec vous, vous êtes bénie entre toutes les femmes. Là, il s’arrêta, ne voulant pas se louer lui-même en récitant les paroles qui suivent. Et tandis qu’elle le priait de continuer, Jésus disparut, laissant sa servante remplie de consolation et toute pénétrée de la céleste doctrine qu’il venait de lui enseigner par son exemple. Et vous aussi, âme chrétienne, apprenez à vous humilier, reconnaissant que vous nêtes, avec toutes vos œuvres, qu’un pur néant. C’est là le fondement de toutes les vertus. Dieu, quand nous nétions pas encore, nous a tirés du néant et, maintenant que nous existons par lui, nous devons faire reposer tout lédifice de notre sanctification sur la reconnaissance de cette vérité, que de nous-mêmes nous ne sommes rien. Plus nous nous abaisserons, plus lédifice sélèvera. À mesure que nous creuserons le sol de notre misère, le divin architecte y déposera les pierres solides qui doivent servir de fondement au majestueux édifice. Ne croyez pas pouvoir jamais descendre assez bas, et persuadez-vous bien que s’il pouvait y avoir quelque chose d’infini dans la créature, votre bassesse le serait. Avec cette connaissance bien mise en pratique, l’homme possède toute sorte de bien ; sans elle, il est un peu plus que rien, fît-il autant de bonnes œuvres qu’en ont accompli tous les saints ensemble, et demeurât-il continuellement absorbé en Dieu. Ô admirable connaissance, qui nous rend heureux sur la terre et glorieux dans le ciel ! Ô lumière qui sort des ténèbres et rend les âmes radieuses ! Ô perle inconnue qui brille parmi nos souillures ! Ô néant qui met en possession de toutes choses ceux qui savent le connaître ! Sur ce sujet, je parlerais sans jamais me lasser. Si vous voulez louer Dieu, accusez-vous vous-même et désirez dêtre accusé par les autres. Si vous voulez le glorifier en vous et vous glorifier en lui, humiliez-vous vis-à-vis de tous et au-dessous de tous. Si vous désirez le trouver, ne vous élevez pas, car il fuira loin de vous. Abaissez-vous et abaissez-vous autant que vous le pourrez, vous le verrez venir à vous et vous tendre les bras. Il vous accueillera, et il vous pressera sur son cœur avec d’autant plus d’amour que vous vous rendrez plus vil à vos propres yeux et que vous mettrez votre bonheur à être méprisé de tous et à être rebuté partout comme un objet d’horreur. Ce don inestimable que votre Sauveur, abreuvé d’outrages pour vous, vous fait afin de vous unir à lui, persuadez-vous bien que vous en êtes indigne ; Remerciez-le souvent de cette faveur et soyez plein de reconnaissance pour les personnes qui y ont donné occasion, et tout spécialement pour celles qui vous ont foulé aux pieds ou qui croient que vous ne supportez les affronts quà regret et à contre-cœur. Et si réellement il en est ainsi, gardez-vous bien d’en rien laisser paraître à l’extérieur. Si la malice du démon, notre ignorance et nos inclinations perverses l’emportent en nous sur ces considérations, si puissantes pourtant et si vraies ; si le désir de nous élever au-dessus des autres ne cesse de nous troubler et de faire impression sur notre cœur, humilions-nous d’autant plus à nos propres yeux que nous voyons par expérience combien nous avançons peu dans la spiritualité et dans la véritable connaissance de nous-mêmes, attendu que nous ne parvenons pas à nous délivrer de ces pensées importunes qui ont leur racine dans notre orgueil et notre vanité. Par ce moyen, nous tirerons le miel du poison et le remède de la blessure même.
 

CHAPITRE XXXIII

Quelques avis pour surmonter les passions mauvaises et pour avancer dans la vertu
 

Quoique je vous aie beaucoup parlé déjà des moyens à prendre pour vous vaincre vous-même et orner votre âme des vertus chrétiennes, il me reste encore quelques avis à vous donner. Premièrement, gardez-vous bien, si vous voulez faire des progrès dans la vertu, d’avoir pour vos exercices spirituels une règle pour ainsi dire stéréotypée qui fixe un exercice à un jour, et l’autre à un autre jour. L’ordre à suivre dans ce combat et dans cet exercice, c’est de faire la guerre aux passions dont les attaques vous ont causé et vous causent encore chaque jour le plus de dommage, et d’acquérir, dans le plus haut degré possible, les vertus qui leur sont opposées. Une fois en possession de ces vertus, vous aurez mille occasions d’acquérir les autres ; vous le ferez facilement et sans qu’il soit besoin pour cela d’actes multipliés ; car les vertus sont tellement liées les unes aux autres qu’il suffit d’une vertu fortement ancrée dans notre cœur pour y attirer bientôt toutes les autres. Deuxièmement, ne limitez jamais le temps que vous emploierez à acquérir une vertu ; ne déterminez ni les jours, ni les semaines, ni les années ; mais faites comme si vous en étiez encore à vos premiers pas, et, semblable à un soldat nouvellement enrôlé, combattez sans trêve et gravissez les hauteurs de la perfection. Ne vous arrêtez pas un seul instant, parce que s’arrêter dans le chemin de la vertu et de la perfection ce n’est pas se repose et reprendre des forces, c’est reculer et s’affaiblir de plus en plus. Quand je parle de s’arrêter, j’entends se persuader que l’on est arrivé à la perfection, négliger les occasions qui se présentent de poser de nouveaux actes de vertu et mépriser les fautes légères. Soyez donc soigneux, fervent et toujours prêt à saisir les moindres occasions de pratiquer la vertu. Aimez toutes les occasions d’avancer dans la sainteté ; aimez surtout celles qui présentent de grandes difficultés, car les efforts que l’on fait pour surmonter les obstacles forment plus promptement les habitudes vertueuses et les enracinent plus profondément dans notre âme. Chérissez donc les personnes qui vous fournissent ces occasions. Seulement, évitez avec soin et fuyez à pas précipités tout ce qui pourrait donner lieu aux tentations de la chair. Troisièmement, soyez prudent et discret à légard des pratiques qui peuvent mettre votre santé en danger, comme la discipline, les cilices, le jeûne, les médiations et autres mortifications du même genre ; on doit se former à ces exercices peu à peu et par degrés, ainsi que nous le dirons par après. Pour ce qui concerne les vertus purement intérieures, comme l’amour de Dieu, le mépris du monde, l’humilité, la haine des passions mauvaises et du péché, la douceur et la patience, l’amour du prochain et des ennemis, il ne fait pas chercher à les acquérir peu à peu et à s’y élever par degrés ; mais en produire les actes avec toutes la perfection possible. Quatrièmement, que toutes les pensées de votre âme, tous les désirs de votre cœur et tous les actes de votre volonté n’aient qu’un seul but : vaincre la passion que vous combattez et acquérir la vertu contraire. Que ce soit là pour vous le monde entier, le ciel et la terre ; n’ambitionnez point d’autre trésor, et faites toutes vos actions en vue de plaire à Dieu. Que vous mangiez ou que vous jeûniez, que vous travailliez ou que vous vous reposiez, que vous veilliez ou que vous dormiez, que vous restiez chez vous ou que vous sortiez, que vous vous appliquiez aux exercices de piété ou aux œuvres manuelles, votre unique but doit être de vaincre et de surmonter cette passion et d’acquérir la vertu contraire. Cinquièmement, haïssez généralement les commodités et les agréments de la vie, et vous ne serez que faiblement combattu par les vices qui tous ont le plaisir pour racine. Retranchez, par la haine de vous-même, cette racine maudite, et tous les vices perdront en vous leur force et leur vigueur. Mais si, pendant que vous faites la guerre à un vice et que vous résistez aux séductions d’un plaisir en particulier, vous vous attachez à d’autres plaisirs défendus, ne le fussent-ils que sous peine de faute légère, la lutte sera rude et sanglante et la victoire incertaine et rare. C’est pourquoi ayez toujours présentes à l’esprit ces sentences de l’Écriture : « Celui qui aime son âme la perdra, et celui qui hait son âme en ce monde, la gardera pour la vie éternelle » (Jean, XII, 25). « Mes frères, nous ne sommes pas redevables à la chair pour vivre selon la chair : car si vous vivez selon la chair, vous mourrez ; mais si par l’esprit vous faites mourir les œuvres de la chair, vous vivrez » (Rom., VIII, 13). Sixièmement enfin, je vous avertis qu’il est utile, et parfois nécessaire, de faire avant tout une confession générale accompagnée de toutes les dispositions requises, et cela pour mieux vous assurer de l’amitié de celui qui est la source de toutes les grâces et l’auteur de toutes les victoires.
 

CHAPITRE XXXIV

Qu’il faut acquérir les vertus peu à peu, en s’y exerçant graduellement
et sans vouloir les pratiquer toutes à la fois
 

Quoique le chrétien désireux d’arriver au faîte de la perfection ne doive point mettre de borne à son avancement spirituel, il faut néanmoins que la prudence modère en lui cette ferveur inconsidérée qui, après l’avoir, dès le principe, poussé en avant avec trop de vigueur, se ralentit bientôt et l’abandonne à mi-chemin. C’est pourquoi, sans revenir sur les règles que je vous ai tracées pour vos exercices extérieurs, je crois utile de vous faire remarquer que les vertus intérieures doivent s’acquérir peu à peu et par degrés. C’est le moyen de faire des progrès rapides et durables. Ainsi nous ne devons pas, ordinairement du moins, nous exercer à désirer les adversités et à nous en réjouir, que nous n’ayons auparavant passé par les degrés les plus bas de la vertu de patience. Ne vous attachez pas non plus à toutes, ni même à plusieurs vertus ensemble ; mais à une seule d’abord, puis à une autre. De cette manière, l’habitude s’enracine plus facilement et plus profondément dans lâme. Si vous bornez vos efforts à l’acquisition d’une seule vertu, la mémoire y court en toute occasion avec plus de promptitude, l’entendement s’ingénie à trouver pour l’acquérir des moyens et des motifs nouveaux, et la volonté s’y porte avec plus d’ardeur et de facilité. Il en serait tout autrement si l’activité de ces puissances était dispersée sur divers objets. Ajoutez à cela que la similitude des actes à produire pour acquérir une seule et même vertu nous rend ces actes moins pénibles. L’un attire et assiste l’autre ; et la ressemblance qu’ils ont entre eux est cause qu’ils font plus d’impression sur nous ; les derniers en effet trouvent dans le cœur une demeure bien préparée et toute prête à les recevoir, comme elle a reçu ceux qui ont précédé. Ces raisons vous paraîtront plus convaincantes encore si vous réfléchissez que la pratique d’une vertu apprend la pratique des autres, et que les progrès de l’une entraînent les progrès de toutes, puisqu’elles sont toutes inséparablement unies entre elles, comme autant de rayons projetés par la même lumière divine.
 

CHAPITRE XXXV

Des moyens d’acquérir les vertus, et comment nous devons nous appliquer
à la même vertu durant un certain espace de temps
 

Outre les dispositions que je vous ai signalées plus haut, il faut, pour acquérir les vertus chrétiennes, une âme grande et généreuse, une volonté ferme et résolue que n’effraie point la prévision des contradictions et des peines sans nombre qui se rencontrent dans le chemin de la perfection. Il faut, de plus, que lâme soit inclinée à l’amour des vertus qu’elle veut acquérir. Cette inclination s’obtient en considérant combien les vertus plaisent à Dieu, combien elles sont nobles et excellentes en elles-mêmes, et combien elles nous sont utiles et nécessaires, puisqu’elles sont principe et le terme de la perfection. Il importe extrêmement de faire le matin le ferme propos de profiter de toutes les occasions que nous aurons vraisemblablement de les pratiquer, et d’examiner souvent durant le jour si nous avons, oui ou non, exécuté nos bonnes résolutions, afin de les renouveler avec plus de ferveur. Cet examen doit rouler tout spécialement sur la vertu que nous nous sommes proposé d’acquérir. C’est à cette même vertu que nous devons rapporter les exemples des saints, nos oraisons et la méditation, si nécessaire en tous les exercices spirituels, de la vie et de la Passion de Jésus-Christ. Nous devons, ainsi que nous l’expliquerons ci-après, tenir la même conduite dans toutes les occasions qui se présenteront, si différentes qu’elles soient les unes des autres. Tâchons d’arriver, à force d’actes intérieurs et extérieurs de vertu, à produire ces actes avec autant de promptitude et de facilité que nous en avions auparavant à suivre nos penchants naturels ; et rappelons-nous ce qui a été dit plus haut, que plus ces actes seront contraires à nos inclinations, plus vite ils introduiront dans notre âme l’habitude de la vertu. Les sentences de la sainte Écriture prononcées de bouche ou tout au moins de cœur, avec le respect qui leur est dû, nous aideront merveilleusement en cet exercice. Tenons donc à notre disposition un bon nombre de textes en rapport avec la vertu que nous cherchons à acquérir ; répétons-les souvent dans le courant de la journée et tout spécialement quand nous nous sentirons assaillis par la passion contraire. Si, par exemple, nous nous exerçons à la patience, nous pourrons nous servir des paroles suivantes ou d’autres semblables : « Mes enfants, supportez patiemment la colère qui est tombée sur vous » (Baruch, IV, 25). « La patience des pauvres ne sera pas frustrée pour toujours » (PS., IX, 19). « L’homme patient vaut mieux que l’homme courageux ; et celui qui est maître de son esprit vaut mieux que celui qui prend les villes d’assaut » (Prov., XVI, 32). « Courons par la patience au combat qui nous est proposé » (Héb., XII, 2). Nous pourrons dans le même but faire les aspirations suivantes ou d’autres du même genre : Quand Dieu armera-t-il mon cœur du bouclier de la patience ? Quand saurai-je, pour plaire à mon divin Maître, supporter d’un cœur tranquille les épreuves de la vie ? Ô souffrances bien-aimées qui me rendez semblable à mon Sauveur Jésus souffrant pour moi ! Ô l’unique vie de mon âme, ne me verrai-je jamais, pour votre gloire, pleinement heureux au sein des souffrances ? Quel serait mon bonheur si, au milieu des flammes de la tribulation, j’aspirais à des tourments plus grands encore ! Nous nous servirons à toute heure de ces sortes de prières, suivant les progrès que nous aurons faits dans la vertu, et les pensées que nous inspirera l’esprit de dévotion. Ces oraisons s’appellent oraisons jaculatoires, du latin jaculum qui signifie trait, parce que ce sont comme autant de traits que nous lançons vers le ciel ; elles ont une force merveilleuse pour nous exciter à la perfection et toucher le cœur de Dieu, à condition toutefois qu’elles soient accompagnées de deux choses qui leur servent en quelque sorte d’ailes. La première, c’est une conviction profonde que Dieu prend plaisir à voir notre âme s’exercer à la vertu. La seconde, un vrai et ardent désir de l’acquérir dans la seule vue de plaire à sa divine Majesté.
 

CHAPITRE XXXVI

Que l’exercice de la vertu exige une application constante
 

Une condition importante, indispensable même, pour parvenir au but que nous poursuivons, je veux dire l’acquisition des vertus, c’est la persévérance à marcher en avant : S’arrêter, c’est reculer. En effet, dès que nous cessons de nous appliquer à la pratique des vertus, la violence de notre inclination aux plaisirs des sens, jointe aux sollicitations qui nous viennent du dehors, donne nécessairement naissance à beaucoup de passions désordonnées qui détruisent ou affaiblissent les habitudes des vertus. En outre, ce manque d’application nous prive des grâces nombreuses que Dieu accorde à ceux qui marchent courageusement dans le chemin de la perfection. C’est la différence qui existe entre ce chemin et les chemins ordinaires. Dans ces derniers, en effet, le voyageur, en s’arrêtant, ne perd rien de la distance parcourue, tandis que, dans le premier, il perd énormément de terrain. Une différence encore, c’est que, dans les routes ordinaires, la lassitude s’accroît en proportion du chemin que l’on fait, tandis que, dans le chemin de la vertu, les forces augmentent à mesure que l’on avance. La raison en est que l’exercice des vertus affaiblit la partie inférieure dont la résistance augmente la difficulté et les fatigues du chemin, et qu’il affermit et fortifie de plus en plus la partie supérieure où la vertu réside. Ainsi, à mesure qu’on avance dans la voie de la perfection, la peine qu’on y éprouve diminue de plus en plus, et la joie secrète que Dieu mêle à cette peine s’accroît sans cesse. Le chrétien, marchant ainsi de vertu en vertu avec une facilité et une joie toujours croissantes, finit par arriver au sommet de la montagne et à cet état de perfection qui permet à lâme de se livrer aux aspirations spirituelles, non seulement sans dégoût, mais avec un plaisir ineffable, parce qu’ayant vaincu et dompté les passions déréglées et sétant mise au-dessus de toutes les choses créées, elle vit au sein de Dieu et goûte, parmi des labeurs sans trêve, les délices d’un repos inaltérable.
 

CHAPITRE XXXVII

Que la nécessité où nous sommes de nous exercer sans cesse à la pratique des vertus
nous oblige à profiter, pour les acquérir, de toutes les occasions qui se présentent
 

Nous avons vu assez clairement que, dans le chemin qui conduit à la perfection, il faut marcher en avant, sans s’arrêter jamais. Pour cela, tenons-nous bien sur nos gardes et veillons attentivement à ne laisser échapper aucune occasion d’acquérir les vertus. C’est donc mal entendre ses intérêts que de fuir les contrariétés qui pourraient nous servir à cet égard. Pour nous en tenir à notre premier exemple, voulez-vous acquérir l’habitude de la patience ? N’évitez point les personnes, les actions et les pensées qui vous portent à l’impatience. Ne cessez point vos relations parce qu’elles vous sont à charge ; et, dans les conversations et les rapports que vous entretiendrez avec les personnes qui vous ennuient, tenez votre volonté toujours prête à souffrir les contrariétés et les dégoûts qui vous arriveront ; sinon vous n’acquerrez jamais l’habitude de la patience. De même, si un travail vous déplaît, soit par lui-même, soit à cause de la personne qui vous l’a imposé, soit parce qu’il vous détourne d’une occupation plus conforme à vos goûts, ne laissez pas de l’entreprendre et de le continuer, malgré le trouble qu’il vous cause et le repos que vous trouveriez en l’abandonnant. Sans cela vous trouveriez en l’abandonnant. Sans cela vous n’apprendriez jamais à souffrir, et le repos que vous goûteriez ne serait pas un repos véritable, attendu qu’il ne procéderait pas d’un esprit libre de passions et orné de vertus. J’en dis autant des pensées ennuyeuses qui tourmentent et troublent parfois votre âme. Ce n’est pas un avantage pour vous d’en être entièrement délivré, puisque la souffrance qu’elles vous causent vous accoutume à supporter patiemment toute sorte de contrariétés. Vous enseigner le contraire, ce serait plutôt vous apprendre à fuir la peine que vous éprouvez, quà acquérir la vertu que vous désirez. Il est bien vrai qu’en de semblables occasions, il faut, surtout si on n’est pas suffisamment aguerri, savoir temporiser et user de beaucoup de prudence et d’adresse, affronter l’ennemi ou l’éviter selon qu’on se sent plus ou moins de vertu et de vigueur d’esprit ; mais, d’un autre côté, on doit bien se garder de lâcher pied tout à fait et de reculer au point d’abandonner toutes les occasions de souffrir, parce que si pour le moment on échappe au danger de tomber, on court grand risque de succomber plus tard aux assauts de l’impatience faute de sêtre suffisamment aguerri et fortifié d’avance par la pratique de la vertu contraire. Inutile de faire remarquer que ces avis ne concernent pas le vice impur. La manière de combattre ce vice vous a été indiquée dans un des chapitres précédents. 
 

CHAPITRE XXXVIII

Que l’on doit rechercher les occasions de pratiquer la vertu,
et les accueillir avec d
’autant plus de joie qu’elles
offrent plus de difficultés
 

Ce n’est point assez de ne pas fuir les occasions de nous exercer à la vertu ; il faut parfois les rechercher comme des avantages inestimables, les accueillir avec joie dès qu’elles s’offrent à nous et regarder comme plus précieuses et plus dignes d’amour celles qui déplaisent davantage à nos sens. Vous y parviendrez, avec la grâce de Dieu, si vous imprimez profondément dans votre esprit les considérations suivantes. La première, c’est que les occasions sont des moyens éminemment utiles, nécessaires même à l’acquisition des vertus. C’est pourquoi en demandant les unes au Seigneur, vous lui demandez nécessairement les autres ; sinon votre prière serait vaine, vous seriez en contradiction avec vous-même et vous tenteriez le Seigneur puisque, selon le cours ordinaire des choses, Dieu ne donne pas la patience sans les tribulations ni l’humilité sans les opprobres. On peut en dire autant de toutes les autres vertus. Il est incontestable qu’elles s’acquièrent au moyen des adversités qui nous arrivent. Ces adversités nous sont d’autant plus utiles et doivent par conséquent nous être d’autant plus chères et plus agréables qu’elles sont plus pénibles à la nature ; car les actes que nous produisons en ces occasions sont plus généreux et plus forts et, partant, plus propres à nous faire avancer avec promptitude et facilité dans la voie de la perfection. Il faut estimer et mettre à profit les moindres occasions, ne fût-ce qu’un regard ou une parole contraire à notre volonté, parce que si ces actes ont moins d’intensité, ils sont plus fréquents que ceux que l’on produit dans les circonstances plus importantes. La seconde considération, déjà touchée plus haut, c’est que tous les accidents qui nous arrivent nous sont envoyés de Dieu pour notre bien et afin que nous en tirions profit. Et quoique, parmi ces accidents, il s’en trouve quelques-uns, nos fautes par exemple et celles du prochain, que l’on ne peut attribuer à Dieu sans faire injuste à sa sainteté, il n’en est pas moins vrai qu’elles nous viennent de Dieu en ce sens que Dieu les permet et que, pouvant les empêcher, il ne le fait cependant pas. Mais les afflictions et les peines qui nous arrivent par notre faute ou par la malice d’autrui, on ne peut nier qu’elles ne viennent par Dieu et de Dieu ; puisque Dieu y concourt et que, tout en voulant que ce qui se fait ne se fasse pas, puisqu’il y voit une difformité souverainement odieuse à ses yeux, il veut que nous les supportions à cause du profit spirituel que nous pouvons en retirer ou pour d’autres raisons très justes qui nous sont cachées. Et si nous avons une certitude entière que le Seigneur veut que le Seigneur veut que nous supportions avec joie les maux que nous causent les injustices du prochain ou nos fautes personnelles, il faut du prochain ou nos fautes personnelles, il faut bien reconnaître que dire, comme plusieurs le font pour excuser leur impatience, que Dieu ne veut pas, qu’il a en horreur les mauvaises actions, c’est chercher un vain prétexte pour couvrir notre propre faute et refuser la croix que nous savons devoir porter pour plaire au Seigneur. Je vais plus loin et j’affirme que, toutes choses égales d’ailleurs, le Seigneur préfère nous voir supporter les peines qui ont leur source dans la méchanceté des hommes, de ceux surtout que nous avons obligés, que celles qui nous viennent d’autres accidents fâcheux. La raison en est que les premières ont d’ordinaire plus de force pour réprimer notre orgueil naturel ; et qu’en outre, en les supportant avec joie, nous contentons et glorifions singulièrement le Seigneur, puisque nous coopérons avec lui à l’œuvre qui fait le plus éclater sa bonté ineffable et sa toute-puissance, celle de tirer du venin pestilentiel de la malice et du péché, le fruit précieux et suave de la vertu et de la sainteté. Sachez donc, âme chrétienne, qu’aussitôt que Dieu découvre en nous un vif désir de nous mettre courageusement à l’œuvre et de tendre de tous nos efforts à cette glorieuse conquête, il nous prépare le calice des plus violentes tentations et des plus rudes épreuves, afin de nous le présenter en son temps. Nous-mêmes, si nous sommes désireux de son amour et de notre propre bien, nous saurons amour et de notre propre bien, nous saurons accepter de bon cœur et les yeux fermés le calice qu’il nous offre, et le boire jusqu’au fond avec assurance et promptitude ; puisque c’est une médecine, et composée qu’elles sont plus amères à notre palais.
 

CHAPITRE XXXIX

Comment nous pouvons faire servir des occasions diverses à lexercice d’une même vertu
 

Vous avez vu dans les chapitres précédents qu’il vaut incomparablement mieux s’exercer pendant quelque temps à une seule vertu que de vouloir en acquérir plusieurs à la fois ; vous avez vu également qu’il faut faire converger sur cette vertu unique toutes les occasions qui se présentent, si différentes qu’elles soient les unes des autres. Apprenez maintenant la méthode à suivre pour vous rendre cet exercice plus facile. Il arrivera en un même jour, peut-être en une même heure, qu’on nous reprendra d’une action même excellente, que, pour une cause ou l’autre, on parlera mal de nous, qu’on nous refusera durement une faveur ou un léger service, qu’on nous soupçonnera sans raison, que 187 nous ressentirons une douleur corporelle, qu’on nous imposera une besogne ennuyeuse, qu’on nous servira un mets mal apprêté, que nous nous trouverons accablés sous le poids de maux plus considérables, tels qu’il s’en rencontre si souvent dans la pauvre vie humaine. Quoique parmi tant d’accidents fâcheux nous puissions pratiquer plusieurs vertus différentes, néanmoins, pour nous en tenir à la règle donnée plus haut, nous nous bornerons à produire des actes conformes à la vertu que nous nous sommes proposé d’acquérir. Si c’est la patience que nous cherchons à acquérir au moment où ces accidents nous arrivent, nous nous efforcerons de les supporter de bon cœur et avec joie. Si c’est l’humilité, nous nous persuaderons, au milieu de ces contrariétés, que nous sommes dignes de tous les châtiments. Si c’est l’obéissance, nous nous abaisserons promptement sous la main toute-puissante de Dieu et, pour lui plaire, puisque telle est sa volonté, nous nous assujettirons aux créatures raisonnables ou même privées de raison qui nous causent ces ennuis. Si c’est la pauvreté, nous consentirons à être dépouillés et privés de toutes les consolations de la vie, des grandes comme des petites. Si c’est la charité, nous ferons des actes d’amour envers le prochain qui est l’instrument de notre sanctification et envers Dieu qui en est la cause première et pleine d’amour puisque ces épreuves destinées à nous faire avancer dans la vertu nous arrivent par son ordre, ou du moins par sa permission. Ce que je dis ici des accidents divers qui nous arrivent journellement nous indique en même temps comment, dans une maladie ou une affliction de longue durée, nous pouvons nous exercer à la vertu que nous nous sommes proposés d’acquérir. 
 

CHAPITRE XL

Du temps que nous devons consacrer à l’exercice de chaque vertu,
et des marques de no
tre avancement spirituel
 

Pour ce qui regarde le temps que nous devons employer à l’exercice de chaque vertu, ce n’est pas à moi de le déterminer, puisqu’il faut le régler d’après létat et les besoins particuliers de notre âme, les progrès que nous faisons dans le chemin de la perfection et l’avis de celui qui nous guide dans cette voie. Toutefois, si on s’y appliquait de la manière et avec la sollicitude que nous avons dites, il est certain qu’on ferait en peu de semaines des progrès considérables. C’est une preuve de progrès que de persévérer dans les exercices spirituels malgré les aridités, les ténèbres, les angoisses de lâme et la privation des consolations sensibles. Un autre signe non moins évident, c’est la résistance que la concupiscence oppose à nos actes de vertus : plus celle-ci perdra de forces, plus nous aurons sujet de croire que nous avançons dans la perfection. Si donc nous ne sentons aucune contradiction, aucune révolte dans la partie sensitive et inférieure, surtout quand il s’agit d’assauts subits et imprévus, c’est un signe que nous avons acquis la vertu. Et plus nous en produirons les actes avec promptitude et avec joie, plus nous serons autorisés à croire que nous avons retiré de grands fruits de cet exercice. Remarquons cependant que nous ne devons pas nous croire en possession d’une vertu et regarder comme certain notre triomphe sur une passion parce que, depuis longtemps et après beaucoup de combats, nous n’aurions plus ressenti ses attaques. En ceci encore il peut y avoir ruse et artifice du démon, et illusion de la nature ; il n’est pas rare qu’un orgueil secret nous fasse prendre pour vertu ce qui réellement n’est que vice. D’ailleurs, si nous considérons la perfection à laquelle Dieu nous appelle, quels que soient nos progrès dans la vertu, nous n’aurons pas de peine à nous persuader que nous en avons à peine franchi les premiers degrés. Vous devez donc vous regarder comme un guerrier nouvellement enrôlé ou comme un enfant qui essaie ses premiers pas, et reprendre vos exercices avec votre première ardeur, comme si vous n’aviez rien fait encore. Souvenez-vous, âme chrétienne, que mieux vaut avancer dans le chemin de la vertu que d’examiner les progrès qu’on y a fait ; parce que Dieu, qui seul scrute le fond des cœurs, dévoile ce secret à quelques-uns et le cache à d’autres, selon qu’il voit pour eux, en cette connaissance, un sujet d’humiliation ou une excitation à l’orgueil. Comme un père plein d’amour pour ses enfants, il ôte aux uns le danger et fournit aux autres l’occasion de croître en vertus. Il faut donc que lâme continue ses exercices, quoiqu’elle ne s’aperçoive pas de ses progrès ; elle les connaîtra lorsqu’il plaira à Dieu de les lui découvrir pour son plus grand bien.
 

CHAPITRE XLI

Que nous ne devons pas souhaiter dêtre délivrés des afflictions que nous endurons patiemment ;
et de la manière de régler tous nos désirs
 

Lorsque vous vous trouvez dans une peine quelconque et que vous la supportez patiemment, gardez-vous bien de vous laisser entraîner par le démon ou l’amour-propre au désir d’en être délivré ; car ce désir vous causerait deux grands maux. Le premier, c’est qu’alors même qu’il ne vous ravirait pas immédiatement la vertu de patience, il vous disposerait peu à peu au vice contraire. Le second, c’est que votre patience deviendrait imparfaite et que vous ne recevriez qu’une récompense proportionnée à la durée de lépreuve, tandis qu’en ne souhaitant pas d’en être délivré et en vous confiant sans réserve à la bonté divine, votre souffrance n’eût-elle duré qu’une heure ou moins encore, vous en auriez été récompensé par Dieu comme d’un service de longue durée. C’est pourquoi, en ceci comme dans tout le reste, prenez pour règle constante de tenir vos désirs tellement éloignés de tout ce qui n’est pas Dieu, qu’ils tendent purement et simplement à leur véritable et unique but, à savoir la volonté du Seigneur. De cette façon, ils seront toujours justes et équitables, et vous serez, au milieu de toutes vos contrariétés, tranquille et même heureux, parce que, sachant que rien ne peut se faire sans la volonté divine et voulant vous-même ce qu’elle veut, vous ne pouvez manquer de vouloir tout ce qui vous arrive et d’avoir tout ce que vous désirez. Cette remarque ne peut, il est vrai, s’appliquer à vos péchés et aux péchés dautrui, puisque Dieu ne peut les vouloir ; mais elle s’applique parfaitement à toutes les peines qui en découlent ou qui vous viennent d’ailleurs. Si violente et si profonde que soit la blessure, arrivât-elle, en touchant le fond de votre cœur, à briser les racines mêmes de la vie naturelle, vous ne devez pas moins y reconnaître la croix dont Dieu se plaît à favoriser ses amis les plus intimes et les plus chers. Ce que je dis ici des afflictions en général doit s’entendre en particulier de la part de souffrances qui nous restera et que Dieu veut que nous endurions, après que nous aurons employé tous les moyens licites de nous en défaire. Encore faut-il régler l’emploi de ces moyens sur la volonté de Dieu qui les a établis, afin que nous nous en servions uniquement parce qu’il le veut, et non par attachement à nos aises, ou parce que nous aimons et désirons la cessation de nos épreuves plus que ne le requièrent son service et son bon plaisir.
 

CHAPITRE XLII

Comment on doit se défendre des artifices du démon quand il nous inspire des dévotions indiscrètes
 

Lorsque l’esprit malin s’aperçoit que nous marchons dans le chemin de la vertu avec des désirs si vifs et si bien réglés qu’il ne peut nous engager dans le mal par des artifices manifestes, il se transforme en ange de lumière et nous suggère à tout instant des pensées agréables, des sentences de lÉcriture et des exemples tirés de la vie des saints pour nous faire marcher avec une ardeur indiscrète dans la voie de la perfection et nous faire ensuite tomber dans le précipice. C’est ainsi, par exemple, qu’il nous invite à châtier rudement notre corps par des disciplines, des jeûnes, des cilices et par d’autres mortifications semblables, afin que nous nous laissions aller à l’orgueil en nous imaginant, comme il arrive particulièrement aux femmes, que nous faisons des choses merveilleuses ; ou bien afin que nous contractions une maladie qui nous rende impropres aux bonnes œuvres ; ou bien encore afin que l’excès de travail et de peine nous fasse prendre les exercices spirituels en dégoût et en aversion, et que, devenant peu à peu tièdes pour le bien, nous nous adonnions avec plus d’avidité que jamais aux plaisirs et aux divertissements du monde. C’est ce qui est arrivé à un bon nombre de personnes pieuses. Aveuglées par la présomption de leur cœur, et emportées par un zèle indiscret, elles ont, dans leurs mortifications extérieures, outrepassé la mesure de leurs forces, et sont devenues le jouet des malins esprits. Elles se seraient épargné ce malheur si elles avaient tenu compte des observations que nous avons faites et si elles avaient réfléchi que ces sortes de mortifications, si louables en elles-mêmes et si profitables à ceux qui ont les forces corporelles et l’humilité requises pour les pratiquer, doivent être réglées d’après le tempérament et la nature de chacun. Ceux qui ne peuvent supporter les austérités auxquelles les saints ont soumis leur corps trouveront toujours assez d’occasions d’imiter leur vie, par la vivacité et l’efficacité de leurs désirs et la ferveur de leurs prières. Quà leur exemple, ils aspirent à ces couronnes plus glorieuses que procurent aux vrais soldats du Christ le mépris du monde et de soi-même, l’amour du silence et de la retraite, la patience dans lépreuve, l’empressement à rendre le bien pour le mal, le soin déviter les fautes les plus légères, mortifications bien autrement agréables à Dieu que les austérités corporelles. Quant à ces austérités, je vous conseille d’en user avec une grande modération pour pouvoir les augmenter au besoin, plutôt que de vous exposer par trop de zèle à devoir les abandonner entièrement. Si je vous donne cet avis, c’est que je vous crois à l’abri de l’erreur de certaines personnes qui d’ailleurs passent pour spirituelles et qui, séduites et trompées par l’amour-propre, prennent un soin exagéré de la conservation de leur santé corporelle. Elles en sont si jalouses et si inquiètes qu’un rien suffit à leur inspirer des doutes et des craintes à cet égard. Leur principale occupation, le sujet favori de leurs conversations, c’est le régime de vie qu’elles ont à suivre. Ainsi elles recherchent sans cesse les mets qui flattent leur goût, sans souci de leur estomac que cette délicatesse extrême ne fait qu’affaiblir de plus en plus. Sous le prétexte d’acquérir des forces pour mieux servir Dieu, elles ne cherchent quà accorder ensemble, sans aucun profit pour aucun, et même au détriment de l’un et de l’autre, deux ennemis irréconciliables, l’esprit et le corps ; leur sollicitude mal entendue enlève à l’un la santé et à l’autre la dévotion. C’est pourquoi il est plus sûr et plus aisé à tous égards de suivre un régime plus libre, pourvu qu’il soit accompagné de la discrétion requise et qu’on tienne compte des conditions et des complexions qui sont trop différentes les unes des autres pour être soumises à la même règle. J’ajoute en terminant qu’une certaine modération est souverainement désirable, non seulement dans les choses extérieures, mais dans l’acquisition des vertus intérieures, ainsi que nous l’avons fait voir en parlant de la gradation à suivre pour arriver à la perfection. 
 

CHAPITRE XLIII

Combien nos penchants mauvais et les suggestions du démon ont de force pour nous pousser
à juger témérairement du prochain, et de quelle manière nous devons résister à cette tentation
 

L’estime et la bonne opinion que nous avons de nous-mêmes produit un autre désordre gravement préjudiciable : le jugement téméraire qui nous porte à mépriser le prochain, à le dénigrer et à l’humilier. Ce vice auquel elle a donné naissance, la vaine gloire le fomente et l’entretient d’autant plus volontiers qu’elle grandit avec lui et arrive peu à peu à se complaire en elle-même et à se faire complètement illusion. C’est ainsi que nous croyons, à votre insu, nous élever à mesure que nous abaissons les autres dans notre estime, persuadés que nous sommes dêtre exempt des imperfections que nous nous plaisons à remarquer dans le prochain. De son côté, le malin esprit qui nous voit dans cette mauvaise disposition d’esprit ne cesse pas un instant de tenir nos yeux ouverts et notre attention éveillée sur les défauts d’autrui pour les observer, les contrôler et les exagérer. On ne saurait, si on n’y prend garde, se figurer les efforts qu’il fait, les artifices qu’il invente, pour imprimer dans notre esprit les moindres défauts du prochain quand il ne peut nous en dévoiler de considérables. Puis donc qu’il est attentif à vous nuire, veillez vous-même à ne point vous laisser prendre à ses pièges. Aussitôt qu’il vous représente un vice du prochain, vite portez votre pensée ailleurs ; et si vous vous sentez encore enclin à juger sa conduite, considérez que ce pouvoir ne vous a pas été donné ; et que, vous eût-il été donné, vous ne seriez pas à même de porter un jugement équitable, environné de mille passions et incliné que vous êtes à penser mal des autres, sans raisons plausibles. Mais le remède le plus efficace à ce mal, c’est d’occuper votre pensée des besoins de votre âme. Vous vous apercevrez de plus en plus que vous avez tant à faire et à travailler en vous-même et pour vous-même que vous n’aurez plus le temps ni l’envie de songer aux affaires d’autrui. De plus, en vous appliquant à cet exercice de la manière convenable, vous arriverez à purifier de plus en plus votre œil intérieur des humeurs mauvaises qui sont cause de ce vice pestilentiel. Songez que le jugement téméraire que vous portez sur votre frère est une preuve que vous avez dans votre cœur quelque racine du mal que vous lui reprochez ; car le cœur vicieux se plaît à voir dans tous ceux qu’il rencontre les vices auxquels il est sujet lui-même. Lors donc qu’il vous vient à l’esprit d’accuser le prochain de quelque défaut, croyez que vous en êtes vous-même coupable et tournez votre indignation contre vous-même. Dites-vous intérieurement : Misérable que je suis ! Plongé moi-même dans ce défaut et dans de plus grands encore, j’irai lever la tête pour voir et juger les défauts d’autrui ? De cette façon, les armes dont vous deviez vous blesser en les dirigeant contre le prochain, ces armes, tournées maintenant contre vous-même, apporteront la guérison à vos plaies. Si la faute est claire et manifeste, il faut excuser charitablement celui qui l’a commise et croire qu’il y a dans votre frère des vertus cachées pour la conservation desquelles Dieu a permis cette chute, ou bien que le Seigneur lui laisse ce défaut pour le rendre plus méprisable à ses propres yeux, lui faire retirer des mépris dont il est l’objet des fruits abondants d’humilité et lui procurer ainsi un gain supérieur à la perte qu’il a subie. Et si le péché n’est pas seulement manifeste, mais grave et obstiné, tournez votre pensée vers les redoutables jugements de Dieu, et vous verrez que des hommes plongés auparavant dans toute sorte de crimes sont arrivés à un haut degré de sainteté, tandis que d’autres qui semblaient avoir atteint le faîte de la perfection sont tombés dans un abîme d’iniquités. Partant, tenez-vous toujours dans la crainte et le tremblement plus pour votre propre salut que pour le salut de qui que ce soit. Imprimez profondément cette vérité dans votre esprit que tout le bien et toute la satisfaction que vous cause la perfection du prochain est un fruit du Saint-Esprit, et que tout mépris, tout jugement téméraire, toute amertume à son égard vient de votre malice et des suggestions du démon. S’il arrivait qu’un défaut du prochain eût fait sur vous une impression fâcheuse, ne prenez point de repos, ne donnez point de sommeil à vos yeux, que vous ne l’ayez entièrement effacée de votre cœur.
 

CHAPITRE XLIV

De l’oraison
 

Si la défiance vis-à-vis de nous-mêmes, la confiance en Dieu et le bon usage de nos facultés sont, comme nous l’avons montré jusqu’ici, des armes si nécessaires dans le combat spirituel, l’oraison, que nous avons indiquée comme la quatrième arme, est d’une nécessité plus grande encore, puisque c’est elle qui nous obtient non seulement ces trois grandes vertus, mais tous les biens que nous pouvons espérer du Seigneur notre Dieu. L’oraison, en effet, est le canal qui nous transmet toutes les grâces qui découlent sur nous de cette source de bonté et d’amour. Par l’oraison, si vous vous en servez bien, vous mettrez dans la main de Dieu une épée avec laquelle il combattra et triomphera pour vous. Or, pour bien user de l’oraison, il faut que vous soyez habitué, ou que vous mettiez tous vos soins à vous habituer aux choses qui suivent : Premièrement, il faut qu’il y ait toujours dans votre cœur un désir ardent de servir sa majesté souveraine, en toutes choses et de la manière qui lui plaît davantage. Pour vous enflammer de ce désir, considérez attentivement : Que Dieu mérite, plus qu’on ne saurait le dire, d’être servi et honoré à cause de l’excellence ineffable de son être, de sa bonté, de sa grandeur, de sa sagesse, de sa beauté et de toutes ses infinies perfections. Qu’il a travaillé et souffert durant trente-trois ans pour votre salut, qu’il a pansé et guéri vos plaies infectes, non pas avec de l’huile, du vin et des lambeaux de toile, mais avec la précieuse liqueur sortie de ses veines sacrées et avec ses chairs très pures déchirées par les fouets, les épines et les clous. Considérez enfin qu’il est pour vous d’une importance extrême de le servir, puisque c’est le moyen de vous rendre maître de vous-même, victorieux du démon et enfant de Dieu. Deuxièmement, vous devez croire avec une foi vive et confiante que le Seigneur est disposé à vous donner tout ce qui vous est nécessaire pour son service et votre bien. Cette sainte confiance est le vase que la miséricorde divine remplit des trésors de sa grâce, et plus ce vase est large et profond, plus abondantes seront les richesses que l’oraison attirera dans votre sein. Et comment Dieu, qui est tout-puissant et immuable, pourrait-il ne pas nous communiquer ses dons, après nous avoir fait un commandement exprès de les lui demander, et après avoir promis son Esprit à ceux qui l’imploreraient avec foi et persévérance ? Troisièmement, il faut vous mettre en prière avec l’intention de faire la volonté de Dieu et non la vôtre, tant par rapport à l’acte même de la prière que par rapport à l’effet qu’elle doit obtenir ; c’est-à-dire que vous ne devez prier que parce que Dieu le veut ainsi, et que vous ne devez désirer dêtre exaucé que pour autant qu’il plaira au Seigneur. En un mot, votre intention doit être délever votre volonté jusquà la volonté de Dieu, et non pas de plier sa volonté à la vôtre. Votre volonté, corrompue et gâtée par l’amour-propre, tombe souvent dans l’erreur, tandis que la volonté de Dieu est toujours unie à une bonté ineffable et ne peut jamais errer. C’est à ce titre qu’elle est la règle et la maîtresse de toutes les volontés, et qu’elle mérite et exige que toutes, sans exception, la suivent et lui obéissent. Aussi ne devez-vous demander que les choses que vous savez être conformes au bon plaisir de Dieu et, si vous avez un doute à cet égard, ne les demandez que sous la condition que le Seigneur veuille bien vous les accorder. Quant aux choses que vous savez positivement lui être agréables comme les vertus, vous les demanderez plus pour lui plaire et le servir que pour tout autre motif et tout autre considération, si pieuse qu’elle puisse être. Quatrièmement, il faut que vous alliez à l’oraison orné d’œuvres en rapport avec vos demandes, et qu’après l’oraison, vous vous appliquiez de toutes vos forces à vous rendre digne de la grâce et de la vertu que vous désirer obtenir. Il faut, en effet, que la pratique de l’oraison soit accompagnée de la pratique de la mortification et que ces deux choses se succèdent sans interruption, car ce serait tenter Dieu que de demander une vertu et de ne rien faire pour l’acquérir. Cinquièmement, que vos demandes soient précédées d’actions de grâces pour les bienfaits reçus. Dites au Seigneur : Ô mon Dieu, qui m’avez créé et racheté par votre miséricorde, qui m’avez tant de fois délivré des mains de mes ennemis que j’en ignore moi-même le nombre, venez maintenant à mon aide et accordez-moi la grâce que je vous demande, sans tenir compte de mes infidélités et de mes ingratitudes continuelles. Si, au moment de demander une vertu particulière, il se présente une occasion de vous y exercer, n’oubliez pas d’en remercier le Seigneur comme d’un bienfait signalé. Sixièmement, comme l’oraison emprunte sa force et la vertu qu’elle a de fléchir le Seigneur à la bonté et à la miséricorde qui est le fond de sa nature, aux mérites de la vie et de la Passion de son Fils unique, à la promesse qu’il a faite de nous exaucer, vous terminerez vos demandes par une ou plusieurs des formules suivantes : Seigneur, accordez-moi cette grâce par votre miséricorde infinie. Que les mérites de votre divin Fils m’obtiennent la grâce que je sollicite. Souvenez-vous, mon Dieu, de vos promesses et prêtez l’oreille à ma prière. Parfois aussi, vous implorerez les grâces de Dieu par les mérites de la Sainte Vierge et des autres saints, car ils ont beaucoup de pouvoir dans le Ciel et le Seigneur se plaît à les honorer en récompense des honneurs qu’ils ont eux-mêmes rendus à sa divine majesté quand ils étaient sur la terre. Septièmement, il faut persévérer dans l’oraison : l’humble persévérance finit par vaincre l’invincible lui-même. Si les instances et les importunités de la veuve de lÉvangile ont pu fléchir un juge impie et inhumain, comment notre prière n’aurait-elle pas la force d’incliner vers nous celui qui est la plénitude de tous les biens ? Ainsi donc, quand même, après votre oraison, le Seigneur tarderait à venir et à vous exaucer ; que dis-je ? quand même il semblerait vous rebuter, continuez à prier et à tenir ferme et vive la confiance que vous avez en son secours, parce qu’en Dieu ne manquent jamais les ressources nécessaires pour faire du bien aux hommes, qu’elles surabondent au contraire sans borne ni mesure. C’est pourquoi, s’il ne manque rien de votre côté, soyez convaincu que vous obtiendrez toujours ce que vous demanderez ou quelque chose de plus utile encore, ou même les deux choses à la fois. Et plus il vous semblera que vous êtes rebuté, plus vous vous humilierez à vos propres yeux et, le regard fixé d’un côté sur votre indignité et de l’autre sur la divine miséricorde, vous vous efforcerez d’accroître votre confiance en Dieu. Si vous savez la maintenir vive et ferme, les assauts qu’elle aura à soutenir ne feront que la rendre plus agréable au Seigneur. Enfin, remerciez-le sans cesse, bénissez sa bonté, sa sagesse et son amour, aussi bien lorsqu’il vous rebute que lorsqu’il vous exauce et, quoi qu’il arrive, tenez votre âme tranquille et joyeuse dans une humble soumission à sa divine Providence.
 

CHAPITRE XLV

Ce que c’est l’oraison mentale
 

L’oraison mentale est une élévation de lâme à Dieu, dans laquelle on lui demande actuellement ou virtuellement les choses que l’on désire. Demander une grâce actuellement, c’est formuler mentalement sa demande de la manière suivante ou d’une façon équivalente : Mon Seigneur et mon Dieu, accordez-moi cette grâce pour l’honneur de votre saint nom ; ou encore : Seigneur, je crois que vous désirez et qu’il est de votre gloire que je demande et que j’obtienne cette grâce ; accomplissez donc maintenant en moi votre divine volonté. Dans les assauts que vous livreront vos ennemis, vous prierez de cette manière : Seigneur, hâtez-vous de me secourir, de peur que je ne cède aux efforts de mes ennemis ; ou encore : Mon Dieu, mon refuge, unique force de mon âme, venez vite à mon aide, de peur que je ne succombe. Et si la lutte continue continuez à prier de la sorte en résistant courageusement à l’attaque. Quand le plus fort du combat sera passé, tournez-vous vers Dieu et priez-le de considérer la force de l’ennemi qui vous a combattu, et votre faiblesse à lui résister. Dites-lui : Voici, Seigneur, la créature que vous avez formée de vos mains miséricordieuses et que vous avez rachetée au prix de votre sang. Voilà l’ennemi qui veut vous l’enlever et la dévorer. Seigneur, j’ai recours à vous, j’ai confiance en vous qui êtes tout-puissant et infiniment bon ; voyez mon impuissance et le danger où je suis, si vous ne m’aidez, de devenir volontairement son esclave. Venez donc à mon secours, ô vous qui êtes l’espérance et la force de mon âme. Demander virtuellement, c’est élever son esprit à Dieu pour obtenir ses grâces, en lui découvrant nos besoins sans rien dire davantage. Métant donc mis en la présence de Dieu, je confesse mon impuissance à éviter le mal et à faire le bien et, enflammé du désir de le servir, je tiens les yeux fixés sur le Seigneur, attendant son secours avec humilité et confiance. Cet aveu, ce désir enflammé, cette marque de confiance est une prière qui demande virtuellement à Dieu la grâce qui m’est nécessaire et, plus l’aveu est sincère, plus le désir est enflammé, plus la confiance est vive, plus aussi la prière est efficace. Il y a autre sorte encore d’oraison virtuelle plus courte : c’est un simple regard de l’âme vers Dieu, pour l’inviter à nous secourir ; ce regard est le rappel tacite d’une grâce déjà demandée, et une nouvelle instance pour l’obtenir. Tâchez d’apprendre cette sorte d’oraison et de vous la rendre familière, car (l’expérience vous l’apprendra) c’est là une arme que nous tenons partout et toujours à notre disposition, une arme si utile et si puissante qu’aucune parole ne saurait vous en faire comprendre le prix.
 

CHAPITRE XLVI

De l’oraison qui se fait voie de méditation
 

Si vous voulez prier pendant un certain espace de temps, une demi-heure, une heure, ou plus encore, vous devez joindre à l’oraison la méditation de la vie et de la Passion de Jésus-Christ, en appliquant chacune de ses actions à la vertu que vous voulez acquérir. Si vous désirez, par exemple, obtenir la vertu de patience, vous choisirez pour sujet de méditation quelques circonstances de la flagellation. Vous considérerez premièrement, comment les soldats, sur l’ordre de Pilate, traînèrent le Sauveur au lieu désigné pour la flagellation, en l’accablant de cris de haine et de railleries sanglantes. Deuxièmement, comment les bourreaux le dépouillèrent de ses vêtements et laissèrent son corps très pur exposé aux regards du public. Troisièmement, comment ses mains innocentes fortement serrées l’une contre l’autre par des liens cruels furent ensuite attachées à colonne. Quatrièmement, comment son corps déchiré et mis en lambeaux, à coups de fouets, inonda la terre de ruisseaux de sang. Cinquièmement, comment les coups ajoutés aux coups renouvelaient et aggravaient sans cesse ses blessures. Vous étant ainsi proposé pour acquérir la patience de méditer sur ces différents points, vous vous exciterez d’abord par l’imagination à ressentir le plus vivement possible les douleurs amères et les tourments affreux que votre bien-aimé Sauveur endurait dans chacun de ses membres adorables et dans son corps tout entier. Passant ensuite à son âme très sainte, vous essayerez de vous représenter la patience et la mansuétude avec laquelle il a supporté ces incroyables douleurs, et la soif insatiable qu’il avait de souffrir des tourments plus grands et plus atroces encore pour la gloire de son Père et pour notre salut. Cela fait, considérez comme votre divin Sauveur brûle du désir de vous voir endurer patiemment votre affliction ; voyez comme il se tourne vers son Père et le conjure de vous accorder la grâce de porter avec résignation la croix qui vous afflige en ce moment ou tout autre qu’il lui plaira de vous envoyer. Efforcez-vous alors de fléchir votre volonté pour l’amener à supporter patiemment ses épreuves, et tournez votre pensée vers le Père céleste. Remerciement d’abord de l’amour immense qui l’a poussé à envoyer son Fils unique sur la terre, afin qu’il y souffrît d’affreuses tortures et qu’il y intercédât pour nous; demandez-lui ensuite la vertu de patience au nom des souffrances et des prières de son divin Fils.
 

CHAPITRE XLVII

D’une autre manière de prier par voie de méditation
 

Vous pourrez, pour prier et méditer, suivre une autre méthode encore. Après avoir considéré attentivement les afflictions du Sauveur et avoir vu des yeux de l’esprit son empressement à les embrasser, vous passerez de la grandeur de ses tourments et de sa patience à deux autres considérations. L’une aura pour objet ses mérites infinis. L’autre, le contentement et la gloire que la parfaite obéissance de Jésus souffrant a procurés à son Père céleste. Vous pourrez appliquer ce mode d’oraison non seulement à tous les mystères de la Passion de Notre Seigneur, mais à tous les actes, soit intérieurs, soit extérieurs, qu’il faisait en chacun de ces douloureux mystères.
 

CHAPITRE XLVIII

Comment nous pouvons méditer en prenant pour sujet de méditation la bienheureuse Vierge Marie
 

Outre les diverses manières de méditer et de prier que nous venons d’indiquer, en voici une autre qui se fait en prenant la Sainte Vierge pour sujet d’oraison. Vous la pratiquerez en tournant votre pensée d’abord vers le Père éternel, ensuite vers le doux Jésus, et en dernier lieu vers sa très glorieuse Mère. À légard du Père éternel, vous considérerez deux choses. La première est la complaisance qu’il a eue de toute éternité en contemplant la Vierge Marie en lui-même, avant qu’il ne l’eût tirée du néant. La seconde, les vertus et les actions de Marie depuis le premier instant de son existence. Voici comment vous méditerez sur le premier point. Élevez-vous par la pensée au-dessus de tous les temps et de toutes les créatures et, pénétrant jusqu’au sein de léternité et de l’entendement divin, considérez avec quelle satisfaction le Père éternel contemplait dans son essence celle qu’il destinait pour Mère à son Fils unique ; et trouvant Dieu lui-même en ces délices, conjurez-le, en leur nom, de vous accorder la force dont vous avez besoin pour terrasser vos ennemis en général, et en particulier celui qui vous presse en ce moment de ses attaques. Passant ensuite à la considération des vertus sans nombre et des actions héroïques de cette Mère très sainte, présentez-les à Dieu toutes ensemble ou chacune en particulier, et demandez en leur nom à son infinie bonté les grâces qui vous sont nécessaires. Tournant ensuite votre pensée du côté de votre divin Sauveur, vous lui rappellerez ce sein virginal qui l’a porté durant neuf mois ; le respect avec lequel, après sa naissance, la Vierge très pure l’adora et le reconnut tout ensemble pour vrai homme et vrai Dieu, pour son Fils et son Créateur ; les sentiments de compassion qu’elle éprouvait en le voyant si pauvre, l’amour avec lequel elle le pressait sur son cœur, les baisers si doux qu’elle déposait sur ses lèvres divines, le lait dont elle le nourrit, les fatigues et les angoisses qu’elle soutint durant sa vie et à sa mort. En évoquant ces souvenirs, vous ferez au cœur de son Fils une douve violence pour l’amener à exaucer votre prière. Vous tournant enfin vers la très Sainte Vierge, dites-lui que la Providence et la bonté divine l’ont destinée de toute éternité à devenir la Mère de la grâce et de la miséricorde, et l’avocate des pécheurs ; et que, par conséquent, elle est, après son divin Fils, notre plus sûr et notre plus puissant refuge. Rappelez-lui encore cette parole écrite à son sujet et confirmée par tant de miracles, que jamais on ne l’a invoquée avec foi sans avoir ressenti les effets de sa miséricorde. Enfin, vous lui mettrez sous les yeux les tourments que Jésus-Christ a endurés pour notre salut, et vous la supplierez de vous obtenir, pour la gloire et la consolation de ce Fils si cher, la grâce de profiter de ses souffrances. 
 

CHAPITRE XLIX

De quelques considérations qui doivent nous engager à recourir avec foi et confiance à la Vierge Marie
 

Si vous voulez, dans vos nécessités, recourir avec foi et confiance à la Vierge Marie, voici quelques considérations qui vous seront d’un grand secours. Premièrement, l’expérience nous montre que les vases où il y a eu du musc ou du baume en retiennent le parfum, surtout si la substance odorante y a séjourné longtemps et s’il en reste quelque peu. Et cependant le musc et les parfums les plus précieux n’ont qu’une vertu limitée et finie. De même, encore, celui qui est demeuré près d’un grand feu en conserve la chaleur longtemps après s’en être éloigné. Cela étant, de quel feu de charité, de quels sentiments de clémence et de miséricorde ne doivent pas être embrasées et remplies les entrailles de cette Vierge incomparable qui a porté durant neuf mois dans son sein virginal, et qui porte encore dans son cœur et dans son amour celui qui est par essence charité, clémence et miséricorde, le Verbe incréé dont la vertu ne connaît ni bornes ni limites. De même qu’on ne peut approcher d’un grand feu sans participer à la chaleur qu’il dégage, ainsi et à plus forte raison encore, on ne peut approcher avec humilité et confiance du foyer de charité, de miséricorde et de clémence qui brûle sans cesse au cœur de la Vierge Marie, sans en recevoir une multitude de faveurs et de bienfaits précieux. Plus nous nous en approcherons souvent, plus notre confiance sera vive, et plus aussi seront abondantes les grâces que nous en retirons. Deuxièmement, jamais aucune créature n’eut autant d’amour pour Jésus-Christ, autant de soumission à sa volonté que sa très sainte Mère. Si donc ce divin Sauveur qui a souffert durant toute sa vie, qui s’est sacrifié tout entier pour le salut de pauvres pécheurs comme nous, si ce Sauveur, dis-je, nous a donné pour mère et avocate sa propre Mère, afin qu’elle nous vînt en aide et fût après lui la médiatrice de notre salut, comment comprendre jamais que cette Mère et cette avocate nous abandonne et devienne à ce point rebelle à la volonté de son Fils ? Recourez donc dans toutes vos nécessités à la Vierge, Mère de Dieu, avec une confiance sans bornes. Cette confiance sera pour vous un trésor inépuisable, un refuge assuré et une source intarissable de grâce et de miséricorde.
 

CHAPITRE L

Comment nous pouvons dans l’oraison nous aider du secours et de l’intermédiaire des anges et des saints
 

Pour vous servir dans l’oraison du secours et de la protection des anges et des saints voici les deux moyens que vous pouvez prendre. Le premier, c’est de vous adresser au Père éternel, de lui représenter l’amour et les louanges dont l’honore toute la cour céleste ; les fatigues et les peines que les saints ont endurées sur la terre pour son amour ; et de conjurer en leur nom sa divine majesté de vous accorder les secours qui vous sont nécessaires. Le second moyen, c’est de recourir à ces esprits glorieux qui, non contents de désirer notre perfection, nous souhaitent une gloire plus élevée que celle dont ils jouissent dans le ciel ; vous les prierez donc instamment de vous aider à vaincre vos passions et à triompher de vos ennemis, et de vous défendre à l’article de la mort. Mettez-vous parfois aussi à considérer les grâces nombreuses et privilégiées qu’ils ont reçues du Créateur souverain ; excitez en votre cœur de vifs sentiments d’amour pour eux, et réjouissez-vous des dons que Dieu leur a prodigués, comme s’ils vous avaient été accordés. Réjouissez-vous même, si c’est possible, de ce que ces faveurs leur ont été accordées de préférence à vous-même, parce que telle a été la volonté de Dieu ; que ce soit là pour vous un motif de le louer et de le remercier. Pour pratiquer cet exercice avec méthode et facilité, vous pourrez partager les jours de la semaine entre les divins ordres des bienheureux et consacrer de la sorte : • Le dimanche aux neufs chœurs des anges. • Le lundi à saint Jean-Baptiste. • Le mardi aux patriarches et aux prophètes. • Le mercredi aux apôtres. • Le jeudi aux martyrs. • Le vendredi aux pontifes et aux autres saints • Le samedi aux vierges et aux autres saintes. Mais n’oubliez pas de recourir chaque jour à la Vierge Marie, Reine de tous les saints, à votre saint ange gardien, à saint Michel archange et à tous vos saints protecteurs. Chaque jour aussi, demandez à la Sainte Vierge, à son divin Fils et au Père éternel qu’ils daignent vous donner pour principal avocat et protecteur Saint Joseph, époux de Marie ; et vous adressant ensuite à ce grand saint, priez-le avec confiance de vous recevoir sous sa protection. Innombrables sont les merveilles que l’on rapporte avoir été opérées par cet illustre patriarche, et les faveurs signalées qu’en ont reçues tous ceux qui l’ont honoré et qui l’ont invoqué dans leurs nécessités spirituelles et temporelles. Il se plaît surtout à se faire le guide des personnes pieuses dans l’oraison et les exercices de la vie intérieure. Si Dieu honore tant les autres saints parce qu’ils l’ont servi et honoré en ce monde, de quelle considération et de quelle puissance ne doit pas jouir auprès de lui ce très humble et très glorieux patriarche qu’il a honoré lui-même sur la terre jusquà vouloir se soumettre à lui et lui obéir comme un fils obéit à son père.
 

CHAPITRE LI

Des diverses affections que nous pouvons tirer de la Passion de Jésus-Christ
 

Ce que j’ai dit plus haut touchant la Passion du Sauveur avait pour but de vous enseigner à prier et à méditer par voie de demande ; nous allons voir maintenant de quelle manière nous pouvons tirer du même sujet diverses affections pieuses. Vous vous proposez, je suppose, de méditer sur le crucifiement. Vous pouvez, entre autres circonstances de ce mystère, considérer celles qui suivent. Premièrement, comment les bourreaux arrivés au sommet du Calvaire dépouillèrent violemment le divin Sauveur et mirent en lambeaux sa chair virginale que le sang des blessures avait collée à ses vêtements. Secondement, comme on lui ôta sa couronne dépines et comment, en la replaçant sur sa tête, on lui fit de nouvelles blessures. Troisièmement, comment on l’attacha à la croix à coups de marteaux, avec dénormes clous. Quatrièmement, comment ces bourreaux cruels, voyant que les mains et les pieds n’arrivaient pas aux ouvertures destinées à recevoir les clous, les tirèrent si violemment que ses os disjoints pouvaient se compter un à un. Cinquièmement, comment, élevé sur cette croix où il nétait soutenu que par les clous, le Sauveur sentit ses plaies sacrées sélargir avec d’incroyables tourments sous le poids de son corps. Si vous voulez par ces considérations, ou d’autres semblables, exciter des sentiments d’amour en votre cœur, efforcez-vous d’arriver par la méditation à une connaissance de plus en plus parfaite de la bonté infinie de votre Sauveur, et de l’amour qu’il vous a témoigné en voulant endurer pour vous de si cruelles souffrances ; car plus cette connaissance se perfectionnera en vous, plus aussi s’accroîtra votre amour. De la connaissance de la bonté et de l’amour infini que Jésus vous a témoignés, vous arriverez sans peine à concevoir une douleur profonde d’avoir si souvent et si indignement offensé un Dieu abreuvé d’outrages et de tortures en expiation de vos iniquités. Pour vous exciter à l’espérance, considérez que le Maître souverain de toutes choses a été réduit à cet excès de misère pour détruire le péché, vous délivrer des pièges du démon et expier vos fautes personnelles ; qu’il a voulu par là vous rendre propice son Père éternel et vous encourager à recourir à lui dans tous vos besoins. Votre douleur se convertira en joie si des souffrances du divin Sauveur vous passez à la considération des effets qu’elles ont produits, si vous songez que par sa Passion il a effacé les péchés du monde, apaisé le courroux de son Père, confondu le prince des ténèbres, détruit la mort et rempli les places laissées vides par les anges prévaricateurs. Votre bonheur s’accroîtra encor au souvenir de la joie que la Rédemption causa à la Sainte Trinité, à la Sainte Vierge, à lÉglise triomphante et à lÉglise militante. Pour vous exciter à la haine du péché, concentrez tous les points de votre méditation sur cette pensée unique que le Sauveur n’a tant souffert que pour vous faire haïr vos mauvaises inclinations, et principalement celle qui domine en vous et qui déplaît le plus à sa divine bonté. Pour éveiller en vous des sentiments d’admiration, considérez s’il est un prodige plus étonnant que de voir le Créateur de l’univers, l’auteur de la vie, persécuté jusquà la mort par ses créatures, de voir la majesté suprême avilie et foulée au pieds, la justice condamnée, la beauté suprême souillée de crachats, l’amour du Père céleste devenu un objet de haine, la lumière incréée et inaccessible tombée au pouvoir des ténèbres, la gloire et la félicité même regardée comme l’opprobre du genre humain et plongée dans un abîme de misères. Pour compatir aux douleurs de votre divin Maître, ne vous contentez pas de méditer ses souffrances corporelles mais scrutez par la pensée les peines incomparablement plus grandes qu’il a endurées dans son âme. Que si les premières vous touchent, comment les autres pourraient-elles ne pas vous fendre le cœur ? L’âme de Jésus-Christ voyait la divine essence comme elle la voit maintenant dans le ciel ; il la savait donc souverainement digne dêtre honorée et servie ; et il désirait de toute l’ardeur de son amour pour elle voir toutes les créatures se consacrer sans réserve à son service. La voyant au contraire indignement outragée par les crimes sans hommes, il sentait son cœur transpercé de douleurs aiguës ; et ces tortures étaient d’autant plus atroces que son amour était plus grand, et plus ardent son désir de voir une si haute majesté honorée et servie par toutes les créatures. Et comme la grandeur de cet amour et de ce désir surpasse toute conception, personne ne parviendra jamais à comprendre combien furent cruelles et accablantes les souffrances intérieures de Jésus crucifié. De plus, comme il aimait tous les hommes plus qu’on ne saurait le dire, les péchés qui devaient les séparer de lui, lui causaient une douleur incroyable. Il voyait tous les péchés commis ou à commettre par tous les hommes qui ont été ou qui seront jamais, et à chaque péché qui passait sous ses yeux, il se sentait arracher une âme unie à la sienne par les liens de la charité. Cette séparation lui causait une douleur bien supérieure à celle que le corps ressent lorsqu’on disjoint ses membres, attendu que lâme, étant un pur esprit, est d’une nature plus noble et plus parfaite que le corps, et partant plus susceptible de douleur. Parmi toutes les souffrances du Sauveur, il en est une qui lui fut particulièrement cruelle, c’est la souffrance qu’il éprouva en voyant les péchés des damnés et les tortures qu’ils auraient à souffrir éternellement pour sêtre irrémédiablement séparés de lui. Si la vue de votre bien-aimé Jésus attendrit votre âme, pénétrez plus avant dans son cœur et considérez, pour vous exciter davantage encore à la compassion, les douleurs extrêmes qu’il a endurées non seulement pour les péchés qui ont été réellement commis, mais même pour ceux qui ne le furent jamais ; car il est hors de doute qu’il ne nous a préservé des uns, comme il n’a obtenu le pardon des autres, qu’au prix de ses précieuses souffrances. Vous trouverez, âme chrétienne, pour vous exciter à compatir aux douleurs de Jésus crucifié, bien d’autres considérations encore ; car, parmi toutes les souffrances qu’ait jamais endurées et qu’endurera jamais créature raisonnable, il n’en est aucune que le Sauveur n’ait éprouvée en lui-même. Injures, tentations, opprobres, austérités volontaires, angoisses et tourments de tout genre, Jésus-Christ a tout ressenti dans son âme, et plus vivement même que les hommes qui sont subi ces épreuves. Toutes les afflictions, grandes et petites spirituelles et corporelles, jusqu’au moindre mal de tête et à la moindre piqûre dépingle, ce Maître charitable les a connues distinctement, et il a voulu, dans sa tendresse infinie, y compatir et les graver dans son cœur. Mais qui pourra jamais exprimer combien furent poignantes pour son Cœur les douleurs de sa très Sainte Mère ? Toutes les peines, toutes les tortures que le Sauveur endura, Marie les ressentit de la même manière et dans les mêmes vues ; et quoique ses tourments négalassent pas ceux de son Fils, ils étaient pour la Vierge d’une cruauté inouïe. Or, les douleurs de la Mère renouvelèrent les blessures intérieures du Fils et, comme autant de flèches embrasées, elles demeurèrent fixées dans ce cœur affectueux. Tant de tourments, et une infinité d’autres que nous ignorons, ne vous autorisent-ils pas à appeler ce cœur un enfer volontaire allumé par l’amour, selon l’énergique expression d’une âme dévote ? Si vous recherchez, âme chrétienne, la cause des souffrances sans bornes de Jésus crucifié, votre Maître et votre Rédempteur, vous n’en trouverez point d’autre que le péché. Concluez de là que la véritable compassion et la principale reconnaissance que le Sauveur demande de nous et que nous lui devons à tant de titres, c’est un regret sincère de nos fautes inspiré uniquement par notre amour pour lui, une horreur souveraine du péché et une généreuse ardeur à combattre nos ennemis et nos mauvaises inclinations afin que, dépouillés du vieil homme et de ses œuvres, nous nous revêtions de l’homme nouveau et ornions notre âme des vertus évangéliques.
 

CHAPITRE LII

Des fruits que nous pouvons retirer de la méditation de Jésus crucifié, et de l’imitation de ses vertus
 

Cette sainte méditation procure de grands et nombreux avantages. Le premier fruit que vous en retirerez sera de regretter vos péchés passés et de vous affliger de voir vivre toujours dans votre cœur les passions déréglées qui ont attaché votre divin Maître à la croix. Le second, de lui demander le pardon de vos fautes et la grâce de vous haïr vous-même afin de mettre un terme à vos offenses et, en reconnaissance de tant de tourments endurés pour nous, ce que vous ne sauriez faire si vous nêtes animé de cette haine salutaire. Le troisième, de vous mettre à l’œuvre tout de bon et de poursuivre à outrance jusquà vos moindres passions. Le quatrième, de vous efforcer d’imiter le plus parfaitement possible les vertus de notre divin Sauveur. S’il a tant souffert, ce n’est pas seulement pour nous racheter et expier nos iniquités, mais encore pour nous engager à marcher sur ses traces. Voici une matière de méditer qui vous sera à cet égard d’une grande utilité. Si, par exemple, vous voulez, pour imiter votre divin Maître, acquérir la vertu de patience, considérez les points suivants : Premièrement, ce que lâme de Jésus souffrant fait pour Dieu ; deuxièmement, ce que Dieu fait pour lâme de Jésus-Christ ; troisièmement, ce que lâme de Jésus-Christ fait pour elle-même et pour son corps ; quatrièmement, ce que Jésus-Christ fait pour nous ; cinquièmement, ce que nous devons faire pour Jésus-Christ. Considérez donc premièrement comment lâme de Jésus-Christ tout absorbée en Dieu contemple cette majesté infinie et incompressibilité devant laquelle toutes les choses créées ne sont que néant et demeure saisie d'étonnement en en la voyant s’abaisser, sans rien perdre néanmoins de sa gloire essentielle, jusquà souffrir les plus indignes traitements pour des hommes ingrats et rebelles ; et comment, à cette vue, elle adore et remercie Dieu et se dévoue sans réserve à son service. Deuxièmement, voyez ce que Dieu a fait à légard de lâme de Jésus-Christ, avec quelles instances il la presse de souffrir pour nous les soufflets, les crachats, les blasphèmes, les fouets, les épines et la croix, en lui représentant combien il se plaît à la voir ainsi surchargée d’opprobres et d’afflictions. Troisièmement, revenez à lâme de Jésus-Christ et considérez comment cette âme douée d’une intelligence toute de lumière qui lui découvre le plaisir extrême que Dieu prend à son sacrifice, et d’un amour tout de feu qui la porte à aimer sans mesure sa majesté souveraine, tant à cause de ses infinies perfections que pour les bienfaits immenses dont elle lui est redevable ; considérez, dis-je, comment cette âme accepte avec joie l’invitation que le Seigneur lui fait de souffrir pour notre amour et notre exemple, et comment elle s’empresse d’obéir à sa volonté sainte. Qui pourra jamais pénétrer la profondeur des désirs de cette âme si pure et si aimante ? Perdue comme dans un labyrinthe de souffrances, elle cherche des voies nouvelles, de nouveaux moyens de souffrir ; et, ne trouvant pas ce qu’elle cherche, elle s’abandonne librement elle-même avec sa chair innocente à la merci des hommes cruels et des esprits infernaux. Quatrièmement, représentez-vous votre divin Sauveur tournant vers vous un regard de miséricorde et vous adressant ces paroles : Vois, mon enfant, létat déplorable auquel tu m’as réduit pour n’avoir pas su te faire un peu de violence à toi-même et à tes passions déréglées. Vois combien je souffre, et avec quelle joie je le fais par amour pour toi et pour te donner l’exemple de la patience. Ô mon enfant, je te conjure au nom de mes douleurs de porter de bon cœur cette croix, ou tout autre qu’il me plaira de t’envoyer, et de t’abandonner entièrement aux mains des persécuteurs, quel que soit leur acharnement à flétrir ton honneur et à tourmenter ton corps. Oh ! si tu savais la consolation que me donnera ta patience ! Juges-en par ces plaies que j’ai reçues comme autant de pierres précieuses, afin d’enrichir de vertus ta pauvre âme que j’aime infiniment plus que tu ne saurais le concevoir. Et si j’ai voulu pour toi être réduit à cette extrémité, pourquoi, ô mon épouse bien-aimée, ne voudrais-tu pas souffrir un peu pour contenter mon cœur et adoucir les plaies que m’a causées ton impatience, qui est pour moi un tourment plus amer encore que mes plaies elles-mêmes. Cinquièmement, considérez quel est celui qui vous parle de la sorte, et vous reconnaîtrez en lui le Roi de gloire, Jésus-Christ vrai Dieu et vrai homme. Examinez la grandeur de ses tourments et de ses opprobres : ils sont tels qu’on n’oserait les infliger au plus infâme des voleurs. Voyez-le calme et immobile, que dis-je ? rayonnant de joie au milieu des souffrances comme lépoux au festin nuptial. Et comme quelques gouttes d’eau jetées sur un brasier rendent la flamme plus ardente, ainsi l’excès de ses tourments, trop légers toujours au gré de sa surabondante charité, ne faisait qu’accroître son bonheur et la soif insatiable de souffrances qui le consumait. Considérez que ce bon Maître a tout fait et tout souffert non par contrainte ou par intérêt mais, ainsi qu’il l’a déclaré lui-même, par amour pour nous et afin de vous apprendre, par son exemple, à pratiquer la vertu de patience. Vous pénétrant alors de sa volonté à votre égard et du plaisir qu’il prendra à vous voir pratiquer cette vertu, excitez en vous un désir ardent de supporter avec résignation et même avec joie la croix plus lourdes encore, afin de mieux imiter votre Dieu et de procurer plus consolations à son cœur. Jésus en croix, voilà le livre que je vous conseille de lire : vous y trouverez l’image fidèle de toutes les vertus. C’est le véritable livre de vie destiné non seulement à éclairer l’intelligence par ses enseignements, mais à enflammer la volonté par les exemples vivants qu’il met sous nos yeux. Le monde est rempli de livres, mais tous ces livres ensemble ne valent pas, pour enseigner la pratique de la vertu, un regard jeté sur le crucifix. Sachez-le bien, âme chrétienne, ceux qui emploient des heures entières à pleurer sur la Passion de Notre Seigneur et à admirer sa patience, et qui, dans les afflictions qui leur surviennent, sont aussi impatients que s’ils avaient, dans leur oraison, pensé à tout autre chose, ressemblent à des soldats qui, avant la bataille, sous la tente où ils sont assis, se promettent d’accomplir les plus brillants exploits et qui, à la vue de l’ennemi, jettent les armes et prennent la fuite. Qu’y a-t-il de plus insensé et de plus pitoyable à voir que ces chrétiens qui, après avoir contemplé comme dans un miroir éclatant les vertus du Sauveur, après les avoir aimées et admirées, les oublient ou n’en font plus aucune estime quand l’occasion se présente de les mettre en pratique ?
 

CHAPITRE LIII

De l’adorable Sacrement de l’Eucharistie
 

Si vous vous en souvenez, j’ai travaillé jusqu’ici à vous munir des quatre armes nécessaires pour triompher de vos ennemis et à vous apprendre la manière de vous en servir. Il me reste maintenant à vous en proposer une autre, et c’est le très Saint Sacrement de l’Eucharistie. De même que cet adorable Sacrement surpasse en dignité tous les autres sacrements, de même aussi l’arme qu’il vous présente l’emporte en efficacité sur toutes les autres armes. Les quatre premières empruntent leur force aux mérites de Jésus-Christ et à la grâce qu’il nous a acquise au prix de son sang ; mais cette dernière, c’est le sang même du Sauveur, c’est son âme, c’est sa divinité. Avec celles-là nous luttons contre nos ennemis par la vertu de Jésus-Christ ; avec celle-ci nous les combattons en compagnie de Jésus-Christ, et Jésus-Christ les combat avec nous, puisque « celui qui mange la chair de Jésus-Christ et boit son sang, demeure en Jésus-Christ et Jésus-Christ en lui » (Jean, VI, 57). Et puisque l’on peut recevoir cet adorable Sacrement et se servir de cette arme de deux façons, sacramentellement une fois le jour, et spirituellement à toute heure, vous devrez faire la communion spirituelle le plus souvent possible, et recevoir la communion sacramentelle toutes fois que vous en aurez la permission. 
 

CHAPITRE LIV

De la manière de recevoir le très Saint Sacrement de l’Eucharistie
 

Nous pouvons nous approcher de ce divin Sacrement pour plusieurs fins ; et pour arriver à ces fins, nous avons plusieurs choses à observer : avant la communion, au moment de la communion, après la communion. Avant de communier, quel que soit le motif qui nous engage à le faire, nous devons, si nous ne sommes pas en état de grâce, recourir au sacrement de pénitence, afin de laver et de purifier notre âme de la souillure du péché mortel. Nous devons ensuite nous offrir de tout cœur et sans réserve à Jésus-Christ, et lui consacrer notre âme avec toutes ses forces et ses puissances, puisqu’il nous donne lui-même en cet adorable Sacrement son sang, sa chair, son âme, sa divinité et ses mérites ; et comme ce que nous lui offrons est peu de chose et pour ainsi dire rien en comparaison de ce qu’il nous donne, nous devons souhaiter d’avoir tout ce que les créatures du ciel et de la terre lui ont jamais offert de plus agréable, afin d’en faire présent à sa divine majesté. Si vous voulez communier en vue de vaincre et de réduire à néant nos ennemis et les siens, commencez dès la veille au soir, ou le plus tôt que vous pourrez, à considérer le désir qu’a le Fils de Dieu d’entrer, par ce Sacrement, dans le sanctuaire de votre cœur, afin de s’unir à vous et de vous aider à dompter vos passions mauvaises. Ce désir est si grand, si ardent en Notre Seigneur, qu’aucune intelligence créée ne le saurait comprendre. Pour vous en former une idée, gravez profondément ces deux choses dans votre âme. L’une est le plaisir ineffable que ce Dieu si bon prend à demeurer avec nous ; ce sont là ses délices, nous dit-il lui-même au livre des Proverbes. L’autre est la haine infinie que Dieu porte au péché, tant à cause de l’obstacle qu’il met à l’union qu’il désire si ardemment contracter avec nous, quà cause de son opposition directe avec ses divines perfections. Étant lui-même un bien infini, une lumière toute pure, une beauté sans tache, il ne peut pas s’empêcher de haïr et de détester souverainement le péché qui n’est que ténèbres, malice et affreuse corruption. Cette haine est si ardente que toutes les œuvres opérées par Dieu dans l’Ancien comme dans le Nouveau Testament, et particulièrement la Passion de son Fils bien-aimé, n’ont eu en vue que la destruction du péché. C’est au point que les serviteurs de Dieu les plus éclairés assurent que le Sauveur serait prêt encore à souffrir mille morts, si cétait nécessaire, pour effacer la moindre trace du péché dans notre âme. Quand ces deux considérations vous auront fait comprendre, quoique imparfaitement encore, combien Notre Seigneur désire entrer dans votre cœur pour en chasser ses ennemis et les vôtres, et les exterminer à jamais, vous exciterez en vous, dans le même but, un désir ardent de le recevoir. Sentant alors votre âme animée d’un saint zèle et fortifiée par l’espérance de la venue de votre céles te capitaine, provoquez coup sur coup au combat la passion que vous avez entreprise de vaincre, et réprimez-la par des mouvements réitérés de haine et des actes fréquents de la vertu contraire. Que ce soit là votre principale occupation la veille au soir, et le matin du jour où vous devez communier. Quand vous verrez approcher le moment de la communion, jetez un regard rapide sur les fautes dont vous vous êtes rendu coupable depuis la communion précédente, sur ces fautes que vous avez commises avec autant de liberté que si Dieu n’existait pas et n’avait pas enduré pour vous les tourments effroyables de sa Passion. Songez que vous avez préféré votre plaisir et vos caprices à la volonté et à l’honneur de Dieu, et pénétrez-vous des sentiments d’une confusion profonde et d’un saint effroi à la vue de votre ingratitude et de votre indignité. Venant ensuite à considérer que l’abîme immense de la bonté de votre Dieu appelle l’abîme de votre ingratitude et de votre infidélité, approchez-vous de lui avec confiance et ouvrez-lui bien large votre cœur, afin qu’il s’en rende le maître absolu. Pour lui faire une large place dans votre cœur, vous en bannirez toute affection terrestre, et puis vous le fermerez avec soin pour que rien n’y puisse entrer que votre divin Maître. Après la sainte communion, retirez-vous promptement dans le secret de votre cœur et, après avoir humblement adoré Notre Seigneur, dites-lui intérieurement : Vous soyez, ô mon unique bien, l’inclination violente que j’ai au péché, l’empire que cette passion exerce sur moi, et l’impuissance où je suis de lui résister. C’est donc à vous qu’il appartient de la combattre ; je dois sans doute combattre avec vous, mais c’est de vous que j’attends la victoire. Puis, vous adressant au Père éternel, offrez-lui en actions de grâces et pour obtenir la victoire sur vous-même, son Fils bien-aimé, qu’il vous a donné et que vous possédez au-dedans de vous ; prenez alors la résolution de lutter généreusement contre l’ennemi qui vous poursuit, et attendez la victoire avec la conviction que Dieu vous l’accordera infailliblement tôt ou tard si, de votre côté, vous faites ce qui est en votre pouvoir pour l’obtenir.
 

CHAPITRE LV

Comment nous devons nous préparer à la communion,
si nous voulons qu
’elle nous excite à l’amour de Dieu
 

Si vous voulez que la sainte Eucharistie embrase votre cœur du feu de l’amour divin, pensez à l’amour que Dieu vous a témoigné. Dès la veille au soir, considérez que ce Seigneur si grand et si puissant ne s’est pas contenté de vous créer à son image et à sa ressemble et d’envoyer son Fils unique sur la terre afin qu’il y souffrît durant trente-trois ans en expiation de vos iniquités et qu’il endurât, pour votre salut, des tourments inouïes et la mort cruelle de la croix, mais que de plus il a voulu vous le laisser pour être votre nourriture et votre soutien dans le très saint Sacrement de l’autel. Examinez attentivement, en cet amour, les qualités éminentes qui le rendent à tous égards parfait et sans égal. Premièrement, si vous considérez sa durée, vous y reconnaîtrez un amour perpétuel, un amour sans commencement. Comme Dieu est éternel en sa divinité, ainsi l’est-il en son amour. C’est cet amour qui lui a fait prendre en lui-même, avant tous les siècles, la résolution de nous donner son Fils unique d’une manière si admirable. À cette pensée, vous vous écrierez dans les transports d’une sainte allégresse : Il est donc vrai qu’en cet abîme de léternité, ma bassesse était si chérie et si estimée de ce grand Dieu qu’il pensait à moi et désirait dans son ineffable charité me donner son Fils unique en nourriture ! Deuxièmement, tous les autres amours, si ardents qu’ils soient, ont des bornes qu’ils ne peuvent dépasser ; l’amour de Dieu seul est sans mesure. C’est pour satisfaire pleinement cet amour qu’il nous a donné son propre Fils, ce Fils unique qui légale en majesté et en perfection, qui a la même substance et nature que lui. Ainsi l’amour est aussi grand que le don, et le don aussi grand que l’amour, et l’un et l’autre sont tels qu’ils surpassent tout ce que l’intelligence peut imaginer de plus sublime. Troisièmement, Dieu dans son amour pour nous n’a cédé à aucune nécessité, à aucune contrainte ; c’est à sa bonté naturelle uniquement que nous devons ce gage ineffable de son affection pour nous. Quatrièmement, aucune œuvre, aucun mérite de notre part n’a pu engager ce Maître souverain à honorer notre bassesse d’un tel excès d’amour ; c’est par pure libéralité qu’il s’est donné à de pauvres créatures telles que nous. Cinquièmement, si vous examinez la pureté de cet amour, vous n’y verrez pas ce mélange d’intérêt qui se rencontre dans les amitiés mondaines. Le Seigneur n’a que faire de nos biens, puisqu’il jouit en lui-même et indépendamment de nous d’un bonheur et d’une gloire sans bornes ; et si, dans sa bonté et sa charité ineffables, il s’est abaissé vers nous, c’est notre avantage et non le sien qu’il a recherché. À cette pensée, vous vous direz en vous-même : Comment se peut-il qu’un Dieu infiniment grand mette son affection dans une si abjecte créature ? Que voulez-vous, ô Roi de gloire, qu’attendez-vous de moi qui ne suis qu’un peu de poussière ? Je vois parfaitement, ô mon Dieu, dans les splendeurs de votre ardente charité, que vous n’avez qu’un seul dessein, et cette vue me découvre plus clairement que jamais la pureté de votre amour : vous voulez, en vous donnant à moi en nourriture, me transformer en vous, non que vous ayiez besoin de moi, mais parce que vous désirez que, vivant en vous, et vous en moi, je devienne par cette union amoureuse un autre vous-même, et que mon cœur si vil et si attaché aux choses de la terre ne fasse plus avec le vôtre qu’un cœur céleste et divin. Pénétré détonnement et de joie à la vue de l’estime et de l’amour dont Dieu vous honore, et persuadé que son amour tout-puissant n’a d’autre dessein, d’autre volonté que d’attirer à lui votre amour, en le détachant d’abord de toutes les créatures, et ensuite de vous-même qui êtes aussi une créature, offrez-vous tout entier en holocauste au Seigneur, afin que son amour seul et le désir de lui plaire dirigent votre entendement, votre volonté et votre mémoire, et règlent désormais l’usage de vos sens. Considérant ensuite que rien n’est capable de produire en vous ces fruits divins, comme la digne réception du très Saint Sacrement de l'autel, ouvrez au Seigneur le chemin de votre âme par les oraisons jaculatoires et les amoureuses aspirations qui suivent : Ô nourriture plus que céleste, quand viendra l'heure où, embrasé des seules flammes de votre amour, je me sacrifierai tout entier à vous ? Quand donc viendra cette heure, quand viendra-t-elle, ô amour incréé ? Ô manne céleste, quand sera-ce que, dégoûté de tout aliment terrestre, je ne soupirerai plus qu'après vous, je ne me nourrirai plus que de vous ? Quand sera-ce, ô douceur de mon âme, ô mon unique bien ? Je vous en conjure, ô mon très aimant et très-puissant Seigneur, dégagez dès maintenant ce misérable cœur de toute attache, de toute passion coupable, et ornez-le de vos admirables vertus et de cette intention pure qui ne cherche en toute chose que votre bon plaisir ; alors je vous ouvrirai mon cœur, je vous inviterai, j'userai d'une douce violence pour vous contraindre d'y entrer ; et vous, Seigneur, vous opérerez en moi, sans rencontrer de résistance, les effets que vous avez toujours désiré y produire. Ce sont là les sentiments d'amour que vous entretiendrez dans votre âme le soir et le matin, afin de vous préparer à la communion. Quand approche le temps de communier, considérez quel est celui que vous allez recevoir. C'est le Fils de Dieu, celui dont la majesté souveraine fait trembler les cieux et toutes les vertus des cieux. C'est le Saint des saints, le miroir sans tache, la pureté incompréhensible, en comparaison de laquelle toute créature est souillée. C'est celui qui, devenu semblable à un ver de terre et confondu avec la lie du peuple, a voulu par amour pour vous être rebuté, foulé aux pieds, tourné en dérision, couvert de crachats et attaché à la croix par la malignité et l'injustice du monde. Vous allez, dis-je, recevoir ce Dieu qui tient dans sa main la vie et la mort de l'univers entier. Considérez d'un autre côté que de vous-même vous n'êtes rien, et que par le péché, vous vous êtes volontairement ravalé au-dessous des êtres les plus vils et les plus immon des, et rendu digne d'être à jamais l'opprobre et le jouet des esprits infernaux. Qu'au lieu de témoigner à Dieu votre reconnaissance pour les immenses et innombrables bienfaits qu'ils vous a accordés, vous avez, en suivant vos caprices et vos passions, méprisé ce Maître si grand et si plein d'amour, et foulé aux pieds son sang précieux. Que dans sa charité persévérante et son immuable bonté, il vous invite néanmoins à vous approcher de sa Table sainte, qu'il vous y oblige même sous peine de mort. Il ne vous refuse point l'accès de sa miséricorde, il ne se détourne point de vous, bien que par nature vous soyez couvert de lèpre, boiteux, hydropique, aveugle, possédé du démon, et que vous vous soyez livré à toutes les débauches. Tout ce qu'il demande de vous, c'est : Premièrement, que vous vous repentiez de l'avoir offensé. Deuxièmement, que vous haïssiez par-dessus toute chose le péché, mortel et véniel.` Troisièmement, que vous vous teniez étroitement uni à sa volonté sainte, par l'affection toujours, et par les effets quand il vous intimera ses ordres. Quatrièmement enfin, que vous espériez avec une ferme confiance qu'il vous pardonnera vos offenses, effacera vos souillures et vous défendra contre tous vos ennemis. Ainsi fortifié par la pensée de l'amour ineffable que vous porte votre divin Sauveur, vous vous approcherez de la Table sainte avec un respect mêlé de crainte et d'amour. Seigneur, lui direz-vous, je ne suis pas digne de vous recevoir, parce que je vous ai si souvent et si grièvement offensé, et que je n'ai pas encore pleuré mes fautes comme je dois le faire. Seigneur, je ne suis pas digne de vous recevoir, parce que je ne suis pas pur de toute attache au péché véniel. Seigneur, je ne suis pas digne de vous recevoir, parce que je ne me suis pas encore donné sincèrement à votre amour, à votre volonté, et à l'entier accomplissement de vos ordres. Ô Dieu tout-puissant et infiniment bon, je vous en conjure au nom de votre bonté et de vos promesses, rendez-moi digne de vous recevoir avec foi et amour. Aussitôt après la communion, recueillez-vous dans le secret de votre cœur et, oubliant toute chose créée, entrenez-vous avec votre divin Sauveur en ces termes, ou autres semblables. Ô Roi du ciel, qui donc vous a fait descendre en moi qui ne suis qu'une créature misérable, pauvre, aveugle et dénuée de tout ? Et il vous répondra : C'est l'amour. Et vous lui répliquerez : Ô amour incréé, ô amour plein de charmes, que voulez-vous de moi ? Rien, dira-t-il, sinon l'amour. Je ne veux voir d'autre feu brûler sur l'autel de ton cœur, dans tes sacrifices et dans toutes tes œuvres, que le feu de mon amour ; qu'il consume en toi tout amour terrestre et toute volonté propre, et fasse monter jusqu'à moi le plus suave des parfums. C'est là ce que j'ai toujours demandé et que je demande encore, car mon désir est que je sois tout à toi, et que tu sois toi-même tout à moi ; et ce désir restera sans accomplissement aussi longtemps que, faute d'avoir fait cet acte de renoncement à toi-même qui m'est si agréable, tu demeureras attaché à ton amour-propre, à ton jugement, à tes volontés et au désir que tu as d'être estimé des hommes. Je demande de toi la haine de toi-même pour te donner mon amour, ton cœur pour l'unir à mon cœur qui a été ouvert sur la croix pour recevoir le tien ; je te requiers tout entier pour me donner tout entier à toi. Tu sais que je vaux incomparablement plus que toi, et néanmoins je consens dans ma bonté à ne pas m'estimer plus haut que toi. Achète-moi donc maintenant, ô âme bien-aimée, en te donnant à moi. Je veux que tu arrives à ne rien vouloir, ne rien penser, ne rien entendre, ne rien voir en dehors de moi et de ma volonté, afin qu'en toi ce soit moi qui veuille, pense, entende et voie; et que ton néant ainsi absorbé dans l'abîme de ma grandeur infinie se convertisse en elle. De cette façon, tu seras pleinement heureuse en moi, et moi-même pleinement heureux en toi. Enfin, vous présenterez au Père éternel son Fils bien-aimé, pour le remercier du don qu'Il vous a fait et pour solliciter de sa bonté les grâces que vous désirez obtenir pour vous-même, pour la sainte Église, pour vos parents, pour vos bienfaiteurs et pour les âmes du purgatoire. Cette offrande, vous l'unirez à celle que Jésus-Christ fit de lui-même sur la croix, lorsqu'il s'offrit tout sanglant à son Père céleste. Vous pourrez lui offrir de même toutes les messes qui se célèbreront ce jours-là dans la sainte Église romaine.
 

CHAPITRE LVI

De la communion spirituelle
 

Bien qu'on ne puisse recevoir sacramentellement notre divin Sauveur plus d'une fois le jour, on peut, comme je l'ai dit, le recevoir spirituellement à chaque heure, à chaque instant ; cet avantage, rien ne peut nous le ravir, sinon votre négligence ou une faute quelconque dépendant de notre volonté. Il arrivera parfois que cette communion sera plus fructueuse et plus agréable à Dieu que ne le sont, faute de dispositions convenables, bon nombre de communions sacramentelles. Lors donc que vous serez disposé à faire la communion spirituelle, vous trouverez toujours le Fils de Dieu prêt à se donner à vous de ses propres mains, pour être la nourriture de votre âme. Pour vous y préparer, tournez votre pensée vers le Seigneur et, après avoir jeté un regard rapide sur vos fautes, exprimez-lui la douleur que vous en ressentez, et priez-le avec foi et humilité de daigner descendre dans votre pauvre âme pour la guérir et la fortifier contre ses ennemis. Quand vous vous ferez violence à vous-même pour mortifier une passion ou pratiquer un acte de vertu, faites-le dans le but de préparer votre cœur à Notre Seigneur qui vous le demande sans cesse. Vous tournant ensuite vers lui, conjurez-le instamment de venir avec sa grâce vous guérir de vos blessures et vous délivrer de vos ennemis, afin que désormais il soit seul à posséder votre cœur. Ou bien, rappelant à votre souvenir votre dernière communion sacramentelle, dites-lui avec un cœur embrasé : Quand donc, Seigneur, quand pourrai-je vous recevoir encore ? Cet heureux jour, quand viendra-t-il ? Si vous voulez faire la communion spirituelle avec plus de dévotion, disposez-vous-y dès le soir précédent en offrant à Dieu dans ce but toutes vos mortifications, tous vos actes de vertu, toutes vos bonnes œuvres. Et le matin de bonne heure, considérez quel avantage et quel bonheur c'est pour une âme de recevoir dignement le Saint Sacrement de l'autel, puisque par là elle recouvre les vertus perdues, reprend sa beauté première et participe aux fruits et aux mérites de la Passion du Fils de Dieu ; songez combien Dieu lui-même désire que nous le recevions et que nous possédions tous ces biens ; et efforcez-vous d'allumer en votre cœur un grand désir de le recevoir, pour vous rendre agréable à ses yeux. Enflammé de ce désir, tournez-vous vers lui et dites-lui : Puisqu'il ne m'est pas donné de vous recevoir aujourd'hui sacramentellement, faites, ô bonté, ô puissance infinie, que purifie de mes fautes et guéri de mes blessures, je vous reçoive spirituellement maintenant, chaque jour et à chaque heure du jour, et que j'obtienne ainsi des grâces et des forces nouvelles pour triompher de tous mes ennemis, de celui surtout que je combats actuellement en vue de vous plaire.
 

CHAPITRE LVII

De l'action de grâces
 

Puisque tout ce que nous avons et faisons de bien est à Dieu et vient de Dieu, nous sommes tenus de le remercier de toutes les vertus que nous pratiquons, de toutes les victoires que nous remportons sur nous-mêmes et de tous les bienfaits, soit généraux soit particuliers, que nous recevons de sa main miséricordieuse. Pour nous acquitter convenablement de ce devoir nous devons considérer la fin que Dieu se propose en nous communiquant ses dons. Cette considération nous apprendra la manière dont le Seigneur veut être remercié. Comme, dans tous les bienfaits qu'il accorde, Dieu a principalement en vue d'accroître sa gloire et de nous attirer à son amour et à son service, faites d'abord cette réflexion en vous-même : Quelle preuve de la puissance, de la sagesse et de la bonté de Dieu, que ce bienfait qu'il m'a accordé, cette grâce qu'il m'a faite ! Puis, voyant que de vous-même vous n'avez rien qui mérite les faveurs de Dieu, et qu'en vous au contraire tout est démérite et ingratitude, vous direz à Dieu avec une humilité profonde : Comment daignez-vous regarder et combler de vos bienfaits une créature aussi vile que moi ? Que votre nom soit béni dans les siècles des siècles ! Considérant enfin que Dieu vous accorde ces bienfaits pour vous exciter à l'aimer et à le servir, allumez en votre âme un ardent amour pour ce Dieu si aimant, et un désir sincère de le servir en tout conformément à sa sainte volonté. Vous ferez alors une entière offrande de vous-même au Seigneur, de la manière que nous allons dire. 
 

CHAPITRE LVIII

De l'offrande de soi-même à Dieu
 

Pour que cette offrande soit entièrement agréable à Dieu, nous avons deux choses à faire : la première, unir cette offrande à celle que Jésus-Christ a faite à son Père ; la seconde dégager notre volonté de toute attache aux créature. Pour la première, vous devez savoir que le Fils de Dieu, lorsqu'il vivait en cette vallée de larmes, ne se contentait pas de s'offrir lui-même avec ses œuvres à son Père céleste, mais qu'il lui offrait en même temps notre personne et nos œuvres. Notre offrande doit donc se faire en union avec la sienne et s'appuyer entièrement sur elle. Pour la seconde, voyez, avant de vous offrir au Seigneur, si votre volonté est entièrement détachée des créatures : et, si elle ne l'est pas, débarrassez-la d'abord de ses liens ; pour cela, recourez à Dieu et demandez-lui de briser lui-même vos entraves, afin que vous puissiez vous offrir à se divine majesté, dégagé et libre de toute affection terrestre. Ce point mérite toute votre attention ; car lorsque vous offrez à Dieu un cœur attaché aux créatures, ce n'est pas votre bien que vous offrez à Dieu, mais le bien des autres, puisque ce n'est plus à vous-même que vous appartenez, mais bien aux créatures à qui vous avez attaché votre volonté. Un semblable présent est plutôt une moquerie et elle ne peut que déplaire au Seigneur. De là vient que l'offrande que nous faisons de nous-mêmes au Seigneur ne produit en nous aucun fruit de vertu, et même qu'elle nous fait tomber en beaucoup d'imperfections et de fautes. Nous pouvons, il est vrai, nous offrir à Dieu alors même que nous sommes attachés aux créatures, mais c'est à la condition de demander à Dieu qu'il daigne briser nos liens, pour que nous puissions ensuite nous dévouer tout entiers au service de sa divine majesté ; ce qu'il faut faire souvent et avec beaucoup de ferveur. Que votre offrande soit donc pure de toute affection étrangère et de tout attachement à votre volonté propre. Ne considérez ni les biens de la terre, ni ceux du Ciel ; n'envisagez que la volonté et la Providence de Dieu, à laquelle vous devez vous soumettre sans réserve et vous sacrifier en perpétuel holocauste ; et oubliant toutes les choses créées, dites-lui : Voici, ô mon Dieu et mon Créateur, que je remets ma personne et ma volonté tout entière entre les mains de votre éternelle Providence ; faites de moi tout ce qui vous plaira durant ma vie, la mort et après ma mort, dans le temps et dans l'éternité. Si en parlant ainsi, vous parlez sincèrement (et vous vous en apercevrez au temps de l'adversité), de terrestre que vous êtes vous deviendrez tout spirituel, et vous ferez avec Dieu un échange à jamais heureux : vous serez à Dieu et Dieu sera à vous, car il est toujours à ceux qui se détachent des créatures et d'eux-mêmes pour se donner à lui et se sacrifier à sa divine majesté. Vous voyez donc, âme chrétienne, un moyen très puissant de vaincre tous vos ennemis ; car si par l'offrande de vous-même à Dieu vous vous unissez à lui de manière à être tout à lui de manière à être tout à lui et lui tout à vous, quel ennemi sera capable de vous nuire ? Et lorsque vous voudrez lui offrir des jeûnes, des oraisons, des actes de patience et autres bonnes œuvres, rappelez-vous les jeûnes, les oraisons et toutes les actions que Jésus-Christ offrait à son Père, mettez votre confiance en leur mérite et leur vertu, et offrez-lui ensuite les vôtres. Si vous voulez offrir au Père céleste les actions de Jésus-Christ en satisfaction de vos offenses, voici la méthode que je conseille de suivre. Faites une revue générale, et parfois même détaillée, des égarements de votre vie et, convaincu que de vous-même vous ne pouvez apaiser la colère de Dieu, ni satisfaire à sa justice, recourez à la vie et à la Passion de son Fils. Considérez-le dans une circonstance quelconque de sa vie. Voyez-le, par exemple, prier et jeûner, souffrir et répandre son sang, afin de vous réconcilier avec lui et de payer la dette contractée par vos péchés. Ô Père éternel, dit-il, voilà que, pour être fidèle à vos ordres, je satisfais surabondamment à votre justice pour les péchés et les dettes de N... Que votre divine majesté daigne lui pardonner et l'admettre au nombre des élus. Présentez alors pour vous-même au Père céleste l'offrande et les prières de son divin Fils, et conjurez-le, par leur mérite, de vous remettre vos offenses. Vous pourrez suivre cette méthode, que vous passiez d'un mystère à l'autre ou que vous parcouriez les différentes circonstances d'un même mystère ; que vous priiez pour vous-même ou que vous priiez pour d'autres.
 

CHAPITRE LIX

La dévotion sensible et la sécheresse spirituelle
 

La dévotion sensible procède tantôt de la nature, tantôt du démon, tantôt de la grâce. Vous en reconnaîtrez l'origine aux fruits qu'elle produira. Si elle ne rend pas votre vie meilleure, vous avez sujet de craindre qu'elle ne vienne du démon ou de la nature ; et cette crainte sera d'autant plus fondée que vous prendrez plus de goût et de plaisir à cette dévotion, que vous vous y attachez davantage et qu'elle vous donnera une plus grande estime de vous-même. Lorsque vous sentirez les consolations spirituelles abonder en votre âme, ne vous amusez point à examiner quel en peut être le principe ; gardez-vous de mettre en elles votre confiance et de perdre de vue la connaissance de votre néant ; mais, redoublant de vigilance et de haine à l'égard de vous-même, efforcez-vous vous de tenir votre cœur libre de tout attachement, même spirituel, et de ne désirer que Dieu seul et son bon plaisir. De cette manière, la douceur que vous ressentez, dût-elle son origine à l'action de la nature ou du démon, deviendra un effet de la grâce. La sécheresse spirituelle peut procéder pareillement des trois principes que nous venons de mentionner : - Du démon qui espère par là nous porter au relâchement et nous faire abandonner les exercices spirituels pour les amusements et les plaisirs du monde ; - De nous-mêmes, qui y donnons lieu par nos fautes, notre attachement aux choses de la terre et notre négligence ; - De l’Esprit Saint, qui nous envoie cette épreuve, soit pour nous avertir d'être plus diligents à nous détacher de tout ce qui n'est pas Dieu ou qui ne tend pas à lui ; soit pour nous convaincre, par notre propre expérience, que tout ce qu'il y a de bien en nous vient de Dieu ; soit pour nous faire estimer davantage les dons du Ciel et nous les faire garder avec plus d'humilité et de vigilance ; soit pour nous unir plus étroitement à sa divine majesté, en nous faisant renoncer à tout, même aux délices spirituelles, de peur que les aimant trop nous ne leur donnions une part de ce cœur que le Seigneur veut tout entier pour lui ; soit enfin parce qu'il se plaît, pour notre bien, à nous voir combattre de toutes nos forces et mettre sa grâce à profit. Lors donc que vous sentirez cette sécheresse spirituelle, rentrez en vous-même, examinez quel est le défaut qui vous a fait perdre, non pour recouvrer les consolations de la grâce, mais pour bannir de votre âme tout ce qui déplaît aux yeux de Dieu. Si vous ne découvrez pas en vous ce défaut, efforcez-vous d'acquérir, au lieu de la dévotion sensible, la dévotion véritable qui consiste dans une prompte résignation à la volonté de Dieu. Gardez-vous bien surtout d'abandonner vos exercices spirituels ; employez au contraire toute votre énergie à les continuer, quelque infructueux et insipides qu'ils vous paraissent, et acceptez de bon cœur le calice d'amertume que vous présente l'amoureuse volonté de Dieu. Et si la sécheresse est accompagnée de tant et de si épaisses ténèbres spirituelles que vous ne sachiez où vous tourner, ni quel parti prendre, ne vous découragez moins pour cela, mais demeurez fermement attaché à la croix, ne recherchez point les consolations terrestres, repoussez-les même, si le monde et les créatures venaient vous les offrir. Que tous ignorent vos peines, hormis votre père spirituel à qui vous les découvrirez, non pour les alléger, mais pour apprendre de lui le moyen de les supporter conformément au bon plaisir de Dieu. Ne faites point vos communions, vos prières et vos exercices spirituels pour obtenir de Dieu qu'il vous détache de la croix, mais bien pour acquérir la force dont vous avez besoin pour la porter à la plus grande gloire de Jésus crucifié. Que si le trouble de votre âme vous empêche de méditer et de prier comme vous le souhaiteriez, méditez le moins mal que vous pourrez. Ce que vous ne pouvez faire par l'intelligence, efforcez-vous de le faire par la volonté ; servez-vous de la prière, vous adressant tantôt à vous-même, tantôt à votre divin Maître. Vous en retirerez des fruits merveilleux ; et votre cœur pourra respirer et reprendre des forces. Dites à votre âme : Pourquoi es-tu triste, ô mon âme, et pourquoi troubles-tu ? Mets en Dieu, ton espérance, car je le louerai encore : il est le salut de mon visage, il est mon Dieu (Ps., XLI, 8). Pourquoi, Seigneur, vous êtes-vous retiré de moi, et dédaignez-vous de me regarder au temps de ma détresse et de ma tribulation ? (Ps.,X, Heb., I). Ne m’abandonnez pas pour toujours (Ps., CXVIII, 8). Rappelez-vous la doctrine consolante que Dieu révéla à Sara, femme de Tobie, au temps de sa tribulation ; mettrez-la à profit et dites de vive voix avec cette servante bien-aimée du Seigneur : Quiconque vous honore à la certitude que si sa vie est éprouvée, elle sera couronnée ; que si elle est dans la tribulations, elle en sera délivrée ; que si elle est châtiée, elle obtiendra miséricorde. Car vous ne prenez point plaisir à nos tribulations ; mais après la tempête, vous rendez le calme, et après les larmes et les soupirs, vous répandez l’allégresse. Ô Dieu d’Israël, que votre nom soit béni dans tous les siècles (Tobie, III, 21, 22, 23). Rappelez-vous à quel excès de douleur Jésus se vit abandonné, dans le jardin et sur la croix, par son Père céleste lui-même ; et portant votre croix a son exemple, vous direz de tout cœur : Que votre volonté soit faite. Si vous agissez de la sorte, la patience et l’oraison élèveront la flamme de votre sacrifice jusqu’au trône de Dieu, et vous acquerrez la vraie dévotion. Cette dévotion, comme je l’ai dit plus haut, consiste à avoir la ferme volonté de suivre, sans hésiter et la croix sur les épaules, notre divin Sauveur, en quelque lieu qu’il nous appelle et nous conduise ; elle consiste à aimer Dieu pour lui-même, et parfois aussi à quitter Dieu pour Dieu. Si les personnes qui font profession de piété, et les femmes principalement, mesuraient leurs progrès à leur résignation plutôt quà leur dévotion sensible, elles ne seraient pas victimes de leurs illusions et des artifices du démon ; elles ne se ingratitude, du bienfait signalé que le Seigneur leur accorde et elles s’appliqueraient avec plus de ferveur à servir sa divine majesté qui dispose ou permet tout ce qui nous arrive pour sa gloire et notre avantage. Voici encore une illusion commune chez les personnes du sexe, chez celles mêmes qui séloignent avec crainte et prudence des occasions dangereuses. Parce qu’elles sont tourmentées de pensées impures et horribles, parfois, perdent courage et se croient abandonnées et repoussées de Dieu ; il leur semble impossible que l’Esprit Saint demeure dans une âme remplie de semblables pensées. Leur abattement devient tel parfois qu’elles sont sur le point de se laisser aller au désespoir et d’abandonner leurs exercices spirituels pour retourner en la terre d’Egypte. Elles ne savent pas apprécier le don Seigneur et comprendre que, si Dieu permet qu’elles soient assaillies de ces horribles fantômes, c’est afin de les ramener à la connaissance d’elles-mêmes et de les forcer, par le sentiment de leur impuissance, à s’approcher de lui. Faute de comprendre les vues de Dieu à leur égard, elles se plaignent amèrement de ce qui devrait être pour elles l’objet d’une reconnaissance sans bornes envers la bonté infinie du Seigneur. Ce que vous avez à faire en ces occasions, c’est de considérer attentivement les inclinations perverses de votre nature. Dieu veut, dans votre intérêt, que vous sachiez combien ces inclinations sont promptes à vous entraîner au mal, et dans quel abîme elles vous précipiteraient, s’il ne venait à votre secours. Excitez-vous ensuite à la confiance en Dieu ; persuadez-vous bien que, s’il vous découvre le péril, c’est qu’il est prêt à vous venir en aide ; que son désir est de vous attirer et de vous unir plus étroitement à lui par la prière et l’invocation de son nom ; que, partant, vous lui devez d’humbles actions de grâces. Tenez pour assuré que ces tentations et ces pensées mauvaises se dissipent mieux par la souffrance paisible de la peine qu’elles vous causent et par une adroite fuite, que par une résistance pleine d’inquiétudes.
 

CHAPITRE LX

De l’examen de conscience
 

Dans l’examen de conscience, il y a trois choses à considérer : les fautes commises pendant la journée, leur cause, le courage et l’ardeur que vous apportez à les combattre et à acquérir les vertus contraires. Quant aux fautes commises, vous ferez ce que j’ai dit au chapitre XXVI, où j’ai parlé de ce qu’il y a faire, lorsqu’on se sent blessé. Pour ce qui est de la cause de vos chutes, vous tâcherez de l’abattre et de la réduire à néant. Pour arriver à ce but, et tout ensemble pour acquérir les vertus chrétiennes, vous fortifierez votre volonté par la défiance de vous-même, par la confiance en Dieu, par l’oraison, par une application soutenue à vous exciter à la haine du vice et au désir de la vertu contraire. Tenez pour suspectes les victoires que vous avez gagnées et les bonnes œuvres que vous avez accomplies. Je vous conseille même de ne pas trop y arrêter votre pensée, pour ne pas vous exposer au danger presque inévitable de vous laisser entraîner à un secret mouvement de vaine gloire et d’orgueil. Abandonnez-les plutôt entre les mains de la divine miséricorde, et oubliant ce qui est derrière vous, tournez votre regard vers le chemin beaucoup plus long qui vous reste à parcourir. Quant aux actions de grâces à rendre au Seigneur pour les dons et les faveurs qu’il vous a accordés durant le jour, reconnaissez qu’il est accordés durant le jour, reconnaissez qu’il est l’auteur de tout bien ; remerciez-le de vous avoir délivré de tant d’ennemis visibles et invisibles ; et de vous avoir donné des pensées salutaires, des occasions de pratiquer la vertu et tant d’autres bienfaits que vous ne connaissez point.
 

CHAPITRE LXI

Comment nous devons persévérer dans la lutte et combattre jusquà la mort
 

Entre les conditions requises pour réussir en ce combat, il faut ranger la persévérance. Nous devons nous attacher à mortifier sans relâche nos passions déréglées, parce qu’elles ne meurent jamais, tant que nous sommes sur la terre, et qu’elles germent incessamment comme de mauvaises herbes. C’est en vain qu’on voudrait fuir le combat : il ne finit qu’avec la vie, et quiconque refuse la lutte est nécessairement fait prisonnier ou mis à mort. De plus, nous avons affaire à des ennemis qui nous portent une haine implacable ; nous ne pouvons en espérer ni paix ni trêve, car ils sont d’autant plus acharnés à notre perte que nous recherchons davantage leur amitié. Vous ne devez pourtant vous épouvanter ni de leur puissance, ni de leur nombre : car, en ce combat, n’est vaincu que celui qui veut lêtre. Toute la force de nos ennemis est entre les mains du divin capitaine pour l’honneur duquel nous combattons. Non seulement il ne permettra pas que vous tombiez entre leurs mains, mais il prendra lui-même les armes ; et comme il est plus puissant que tous vos adversaires, il vous mettra la victoire entre les mains, pourvu toutefois que vous combattiez courageusement à ses côtés, et que vous mettiez votre confiance, non en vous-même, mais en sa puissance et en sa bonté. Et si le Seigneur tarde à vous donner la victoire, ne perdez pas courage. Songez, pour vous animer au combat, que les obstacles que vous rencontrerez, que toutes les circonstances les plus défavorables et les plus désastreuses en apparence, il les fera tourner à votre profit et à votre avantage, du moment que vous vous comportez en soldat fidèle et généreux. Marchez donc à la suite de votre céleste capitaine qui a vaincu le monde et a été mis à mort pour vous ; soutenez la lutte avec un cœur magnanime, et poursuivez-la jusqu’à l’entière destruction de vos ennemis ; car si vous en laissiez vivre un seul, ce serait là pour vous comme une paille dans l’œil ou comme une lance au côté qui vous empêcherait de courir à une si glorieuse victoire.
 

CHAPITRE LXII

De la résistance à opposer aux ennemis qui nous attaquent, au moment de la mort
 

Quoique toute notre vie soit ici-bas une guerre continuelle, la journée la plus importante et la plus périlleuse est celle où il nous faudra faire le grand passage du monde à léternité. Celui qui tombe en ce moment ne se relève plus. Le moyen à prendre pour vous trouver à cette heure dans de bonnes dispositions, c’est d’employer le temps que Dieu vous accorde à combattre vaillamment. Celui, en effet, qui combat bien durant la vie se prépare, par l’habitude acquise de la victoire, un triomphe facile à l’heure de la mort. De plus, pensez souvent à la mort, considérez-la d’un œil attentif ; c’est le moyen de la craindre moins, lorsqu’elle se présentera, et d’avoir alors l’esprit libre et prêt au combat. Les gens du monde évitent cette pensée pour ne pas interrompre le plaisir qu’ils prennent aux choses de la terre : attachés de devoir les quitter un jour serait un tourment pour eux. C’est ainsi que leur affection désordonnée, bien loin de diminuer, va toujours croissant ; et lorsque arrive pour eux le moment de dire adieu à cette vie et à tant d’objets chers à leur cœur, ils sont en proie à un tourment incroyable et d’autant plus horrible qu’ils ont joui plus longtemps des biens qu’ils vont quitter. Parfois aussi pour mieux vous préparer à ce moment terrible, représentez-vous seul et sans secours parmi les douleurs de la mort, et considérez les choses que je vais dire et qui pourraient alors vous tourmenter. Puis vous entretiendrez votre pensée des remèdes que je vais vous proposer, afin de vous mettre à même de mieux vous en servir à cette heure de suprême angoisse ; car il faut nécessairement apprendre à bien faire une chose qu’on ne peut faire qu’une fois, de peur de commettre une faute à jamais irréparable.
 

CHAPITRE LXIII

Des quatre assauts que nos ennemis nous livrent à l’heure de la mort,
et premi
èrement de la tentation contre la foi et de la manière d’y résister
 

Parmi les assauts que nos ennemis nous livrent à l’article de la mort, il y en a quatre qui sont particulièrement dangereux. Ce sont : la tentation contre la foi le désespoir, la vaine gloire, et enfin les diverses illusions dont ces esprits de ténèbres, transfigurés en anges de lumière, se servent pour nous tromper. Pour ce qui regarde le premier assaut, si l’ennemi emploie pour vous tenter des raisonnements faux et captieux, laissez là votre intelligence, et recourez à la volonté, en disant : Retire-toi, Satan, père du mensonge ; je ne veux pas même técouter : il me suffit de croire ce que croit la sainte Église romaine. Fermez, autant que possible, l’entrée de votre âme à toute considération sur la foi, vous semblât-elle de nature à fortifier en vous cette vertu ; regardez-la comme un moyen dont le démon se sert pour engager la discussion. Si vous nêtes plus en état de vous défaire de ces pensées, demeurez ferme et ne croyez rien aux raisons que l’ennemi vous allèguera, non plus qu’aux textes de la sainte Écriture qu’il apportera à l’appui de ses insinuations : quelque clairs et décisifs que ces textes vous paraissent, soyez certain qu’ils sont tous tronqués, mal cités et mal interprétés. Et si le serpent rusé vous demande ce que croit la sainte Église, ne répondez pas ; mais, sachant qu’il veut vous surprendre et abuser de vos paroles, contentez-vous de faire intérieurement un acte de foi vive ; ou, si vous voulez le faire dépiter davantage, répondez-lui que la sainte Église romaine croit la vérité. Et s’il vous demande quelle est cette vérité, répliquez-lui : C’est précisément ce que croit lÉglise. Par-dessus tout, tenez votre cœur attaché à Jésus crucifié et dites-lui : Ô mon Dieu, mon Créateur et mon Sauveur, venez promptement à mon secours et ne vous éloignez pas de moi, afin que je ne mécarte pas de la vérité de la foi catholique ; et puisque vous m’avez accordé la grâce de naître dans cette foi sainte, faites que j’y finisse mes jours pour votre plus grande gloire.
 

CHAPITRE LXIV

De l’assaut du désespoir et de la manière de s’en défendre
 

Le second assaut au moyen duquel le malin esprit cherche à nous abattre sans retour, c’est l’épouvante qu’il suscite en nous au souvenir de nos péchés, afin de nous précipiter dans l’abîme du désespoir. Dans ce danger, prenez pour règle infaillible que la pensée de vos péchés vient de la grâce et qu’elle vous est accordée pour votre salut, lorsqu’elle produit en vous des sentiments d’humilité, de repentir de vos péchés et de confiance en la bonté divine. Mais lorsque cette pensée vous jette dans l’inquiétude, la défiance et la pusillanimité, portât-elle sur des choses vraies et capables de faire croire que vous êtes damné et qu’il n’y a plus pour vous de salut à espérer, regardez-la comme un artifice du démon, humiliez-vous et redoublez de confiance en Dieu. C’est le moyen de vaincre votre ennemi avec ses propres armes et de rendre gloire à Dieu. Excitez-vous, je le veux bien, au repentir de vos péchés toutes les fois qu’ils vous reviendront à la mémoire, mais que ce soit pour en demander pardon au Seigneur avec une confiance sans bornes dans les mérites de sa Passion. Je suppose même que vous croyiez entendre Dieu vous dire au fond du cœur que vous n’êtes point du nombre de ses élus, ce n’est pas une raison pour rien perdre de votre confiance en lui. Dites-lui plutôt avec un sentiment profond d’humilité : Vous avez bien sujet de me réprouver à cause de mes péchés, mais j’ai plus de sujet encore d’espérer que votre miséricorde me les pardonnera. J’espère donc le salut d’une misérable créature vouée à la damnation par sa propre malice, mais aussi rachetée au prix de votre sang adorable. Je veux me sauver pour votre gloire, ô mon Rédempteur, et confiant en votre miséricorde infinie, je m’abandonne entre vos mains. Faites de moi ce qu’il vous plaira, pourvu que vous soyez mon unique maître : quand vous me tueriez, je ne laisserais pas d’avoir en vous une inébranlable confiance.
 

CHAPITRE LXV

De l’assaut de la vaine gloire
 

Le troisième assaut, c’est celui de la vaine gloire et de la présomption. Sous ce rapport, veillez à ne pas vous laisser entraîner, sous quelque prétexte que ce soit, au moindre mouvement de complaisance en vous-même ou en vos actions ; glorifiez-vous uniquement dans le Seigneur, dans sa miséricorde, dans les mérites de sa vie et de sa Passion. Humiliez-vous de plus en plus à vos propres yeux jusquà votre dernier soupir ; et si vos bonnes œuvres vous reviennent à la mémoire, reconnaissez que c’est Dieu qui en est l’auteur. Implorez son secours, mais ne l’attendez point de vos mérites, si nombreuses et si éclatantes qu’aient été vos victoires. Tenez-vous toujours dans une crainte salutaire, et confessant ingénument que toutes vos œuvres seraient inutiles si Dieu ne vous recueillait à l’ombre de ses ailes, vous vous confierez uniquement en sa protection. Si vous suivez fidèlement ces avis, vos ennemis ne pourront prévaloir contre vous ; et vous vous ouvrirez ainsi le chemin pour passer joyeusement à la Jérusalem céleste. 
 

CHAPITRE LXVI

De l’assaut des illusions et des fausses apparences, à l’article de la mort

Si l’ennemi qui s’acharne à notre perte avec une activité que rien ne lasse se transforme en ange de lumière pour vous assaillir de vaines illusions, demeurez ferme et immobile dans la connaissance de votre néant, et dites-lui hardiment : Retourne, malheureux, dans les ténèbres d’où tu es sorti ; je ne mérite pas dêtre favorisé de visions célestes ; je n’ai besoin que de la miséricorde de mon Jésus et des prières de la Vierge Marie, de Saint Joseph et des autres saints. Eussiez-vous les meilleurs motifs de croire que ces visions vous viennent du Ciel, gardez-vous d’y ajouter foi ; rejetez-les bien loin de vous. Cette résistance fondée sur le sentiment de votre indignité ne saurait déplaire au Seigneur. Si c’est lui qui agit en vous, il saura bien rendre son action évidente à vos yeux ; et vous n’y perdrez rien, car celui qui donne sa grâce aux humbles ne la retire point, quelques actes d’humilité qu’ils posent. Voilà les armes dont notre ennemi se sert généralement contre nous, à ce moment suprême. En outre, il nous tente chacun en particulier d’après les inclinations auxquelles il sait que nous sommes plus sujets. C’est pourquoi nous devons, avant l’approche du grand combat, nous armer et lutter vaillamment contre les passions qui nous attaquent avec plus de violence et qui exercent sur nous un plus grand empire, afin de remporter plus facilement la victoire à ce moment suprême qui ne laisse plus d’autre moment après lui, pour le pouvoir faire encore. « Vous combattrez contre eux jusquà leur complète destruction » (I Rois, XIV, 18).

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