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Les petits traités d'Élisabeth de la Trinité

8-1-Le Ciel dans la foi

Il reste à Élisabeth de la Trinité moins de trois mois à vivre quand elle commence la rédaction des méditations intitulées: "Le Ciel dans la foi". D'emblée elle fait pénétrer sa sœur Guite au sein de la sainte Trinité, en rappelant la parole de Jésus exprimant sa dernière volonté et sa prière suprême avant de retourner à son Père.: "Père, je veux que là où je suis, ceux que vous m'avez donnés y soient avec moi, afin qu'ils contemplent la gloire que vous m'avez donnée, parce que vous m'avez aimé avant la création du monde." Car ajoute Élisabeth: "Le lieu où est caché le Fils de Dieu, c'est le sein du Père, ou l'Essence divine, invisible à tout regard mortel, inaccessible à toute intelligence humaine." Et de préciser: "La Trinité, voilà notre demeure, notre « chez nous », la maison paternelle d'où nous ne devons jamais sortir."

8-1-1-Demeurer dans le Christ

"Demeurez en Moi!", nous conseille Jésus. "Mais pour entendre cette parole toute mystérieuse... il faut entrer toujours plus en l'être divin par le recueillement... C'est là, tout au fond, que se fera le choc divin, que l'abîme de notre néant, de notre misère, se trouvera en tête à tête avec l'Abîme de la miséricorde, de l'immensité du tout de Dieu." Une fois arrivés là, en Dieu, nous n'avons plus à sortir de nous pour trouver le Royaume de Dieu, car Il est au-dedans de nous. Car le Père et Jésus viendront à nous, et feront en nous leur demeure.

Jésus disait: "Parce que j'aime mon Père, je fais toujours ce qui Lui plaît." "Ainsi parlait le Maître saint, écrit Élisabeth, et toute âme qui veut vivre à son contact doit vivre aussi de cette maxime. Le bon plaisir divin doit être sa nourriture, son pain quotidien ; elle doit se laisser immoler par toutes les volontés du Père à l'image de son Christ adoré." Élisabeth peut alors affirmer: "Je ne veux plus vivre de ma propre vie, mais être transformée en Jésus-Christ afin que ma vie soit plus divine qu'humaine, et que le Père en se penchant sur moi puisse reconnaître l'image du Fils bien-aimé en qui Il a mis toutes ses complaisances."

8-1-2-Pour vivre dans la Trinité

Certaines âmes se perdent dans l'amour et naviguent "dans l'Océan de la Divinité sans qu'aucune créature leur soit obstacle ou gêne." C'est alors qu'Élisabeth de la Trinité écrit une de ses plus merveilleuses pages: "Pour ces âmes, la mort mystique dont saint Paul nous parlait hier devient si simple, si suave ! Elles pensent beaucoup moins au travail de destruction et de dépouillement qui leur reste à faire qu'à se plonger dans le Foyer d'amour qui brûle en elles, et qui n'est autre que l'Esprit Saint, ce même Amour qui dans la Trinité est le lien du Père et de son Verbe. Elles entrent en Lui par la foi vive, et là, simples, paisibles, elles sont emportées par Lui au-dessus des choses, des goûts sensibles, dans la ténèbre sacrée et transformées en l'image divine. Elles vivent, selon l'expression de saint Jean, en société avec les Trois adorables Personnes, leur vie est commune, et c'est là la vie contemplative; cette contemplation conduit à la possession. Or cette possession simple est la vie éternelle goûtée dans le lieu sans fond. C'est là qu'au-dessus de la raison nous attend la tranquillité profonde de la divine immutabilité. " (Le Ciel dans la foi, n° 14)

Dès lors, "L'âme en possession de cet amour apparaît avec Jésus-Christ sur le pied d'égalité parce que leur affection réciproque rend tout commun entre l'un et l'autre. 'Je vous ai donné à vous le nom d'amis, parce que je vous ai manifesté tout ce que j'ai entendu dire à mon Père.' Mais pour arriver à cet amour l'âme doit s'être auparavant livrée tout entière, sa volonté doit être doucement perdue en celle de Dieu, afin que ses inclinations, ses facultés ne se meuvent plus que dans cet amour et pour cet amour. Je fais tout avec amour, je souffre tout avec amour... Heureuses les oreilles de l'âme assez éveillée, assez recueillie pour entendre cette voix du Verbe de Dieu! s'écrie Élisabeth. Mais heureux aussi celui qui, sous la lumière de la foi peut assister à "l'arrivée" du Maître en son sanctuaire intime.

8-1-3-L'arrivée du Maître

Et qu'est donc cette arrivée du Maître? "C'est une génération incessante, une illustration sans défaillance. Le Christ vient avec ses trésors, mais tel est le mystère des rapidités divines qu'Il arrive continuellement, toujours pour la première fois comme si jamais Il n'était venu ; car son arrivée, indépendante du temps, consiste dans un éternel maintenant, et un éternel désir renouvelle éternellement les joies de l'arrivée. Les délices qu'Il apporte sont infinies, puisqu'elles sont Lui-même. La capacité de l'âme, dilatée par l'arrivée du Maître, semble sortir d'elle-même pour passer à travers les murs dans l'immensité de Celui qui arrive ; et il se passe un phénomène que voici: c'est Dieu qui, au fond de nous, reçoit Dieu venant à nous, et Dieu contemple Dieu ! Dieu en qui consiste la béatitude."

8-1-4-Le Maître nous fait vivre dans la Trinité

Peut-être est-ce déjà la vie de l'âme dans le sein de la Trinité? Mais seule les âmes simples et pauvres peuvent comprendre cela: "L'âme simple, se soulevant par la vertu de son regard intérieur, rentre en elle-même et contemple dans son propre abîme le sanctuaire où elle est touchée d'un attouchement de la Trinité sainte... La Sainte Trinité nous a créés à son image... en ce commencement sans commencement dont parle Bossuet après saint Jean: 'au commencement était le Verbe'; et l'on peut ajouter: au commencement était le néant, car Dieu en son éternelle solitude nous portait déjà dans sa pensée. Le Père se contemple Lui-même dans l'abîme de sa fécondité, et voici que, par l'acte même de se comprendre, Il engendre une autre personne, le Fils, son Verbe éternel...

 Le Verbe, la Splendeur du Père, est le type éternel sur lequel sont dessinées les créatures au jour de leur création... Cette contemplation ouvre à l'âme des horizons inespérés; elle possède d'une certaine manière la couronne vers laquelle elle aspire. Les richesses immenses que Dieu a par nature, nous pouvons les avoir par la vertu de l'amour, par sa résidence en nous, par notre résidence en Lui.  C'est par la vertu de cet amour immense que nous sommes attirés au fond du sanctuaire intime  où Dieu imprime en nous une certaine image de sa majesté."

Les autres développements concernant la sainte Trinité sont rassemblés dans le LIVRE 3.

8-1-5-L'Eucharistie et la Croix

Ces choses sont difficiles: qui peut les comprendre? L'Eucharistie vient au secours de notre pauvreté. Quand nous recevons le Christ, le feu prend au fond de nous, "et la ressemblance de ses vertus nous vient, et Il vit en nous, et nous vivons en Lui, et Il nous donne son âme avec la plénitude de la grâce par laquelle l'âme persiste dans la charité et la louange du Père ! L'amour entraîne en soi son objet ; nous entraînons en nous Jésus, Jésus nous entraîne en Lui. Alors emportés au-dessus de nous dans l'intérieur de l'amour, visant à Dieu, nous allons au-devant de Lui, au-devant de son Esprit, qui est son amour, et cet amour nous brûle, nous consume et nous attire dans l'unité où nous attend la béatitude. Jésus-Christ regardait là quand Il disait : 'J'ai désiré d'un grand désir de manger cette pâque avec vous'."

Avant de remettre son âme entre les mains du Père, Jésus dit: "Tout est accompli!" Jésus avait dit à ses apôtres que "sa nourriture, c'était de faire la volonté de son père du ciel," ajoutant même qu'il n'était  jamais seul, car Celui qui l'avait envoyé était toujours avec lui parce qu'il faisait toujours ce qui Lui plaisait. Ayant longuement contemplé Jésus dans sa Passion, Élisabeth pouvait aller encore plus loin: "dans le calme et la force, avec le divin Crucifié, nous gravirons aussi notre calvaire, chantant au fond de nos âmes, faisant monter vers le Père une hymne d'action de grâces, car ceux qui marchent en cette voie douloureuse, ce sont ceux-là 'qu'Il a connus et prédestinés pour être conformes à l'image de son divin Fils', le Crucifié par amour !"

8-1-6-D'où le secret de la sainteté

Arrivée à une telle élévation de pensée, Élisabeth ne peut plus que penser à la sainteté. Elle écrit, toujours dans "Le Ciel dans la foi":

"'Soyez saints, parce que je suis saint'. C'est le Seigneur qui parle ainsi. Quel que soit notre genre de vie ou l'habit qui nous couvre, chacun de nous doit être le saint de Dieu. Le plus saint, quel est-il donc? C'est le plus aimant, c'est celui qui regarde le plus vers Dieu et qui satisfait le plus pleinement les besoins de son regard. Comment satisfaire les besoins du regard de Dieu, sinon en se tenant simplement et amoureusement tourné vers Lui afin qu'Il puisse refléter sa propre image, comme le soleil se reflète au travers d'un pur cristal. 'Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance': tel fut le grand vouloir du Cœur de notre Dieu."

Nous sommes tous prédestinés à devenir des saints. Élisabeth cite saint Paul: "Ceux que Dieu a connus en sa prescience, Il les a aussi prédestinés pour être conformes à l'image de son divin Fils... Et ceux qu'Il a prédestinés, Il les a appelés ; et ceux qu'Il a appelés, Il les a justifiés ; et ceux qu'Il a justifiés, Il les a glorifiés. Après cela que disons-nous? Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous?... Qui me séparera de la charité de Jésus-Christ ? Tel apparaît au regard éclairé de l'Apôtre le mystère de la prédestination, le mystère de l'élection divine."

Oui, nos âmes appartiennent au Seigneur, "oui, elles sont devenues siennes par le baptême, c'est ce que saint Paul veut dire par ces paroles: 'Il les a appelés ; oui, appelées à recevoir le sceau de la Sainte Trinité ; en même temps que nous avons été faites selon le langage de saint Pierre participantes de la nature divine, nous avons reçu un commencement de son être... Puis, Il nous a justifiées par ses sacrements, par ses attouchements directs dans le recueillement au fond de notre âme ; justifiées aussi par la foi et selon la mesure de notre foi dans la rédemption que Jésus-Christ nous a acquise. Enfin, Il veut nous glorifier et pour cela, dit saint Paul, Il nous a rendus dignes d'avoir part à l'héritage des saints dans la lumière, mais nous serons glorifiées dans la mesure où nous aurons été conformes à l'image de son divin Fils."

Plus loin Élisabeth précise: "Voilà la mesure de sainteté des enfants de Dieu: être saint comme Dieu, être saint de la sainteté de Dieu ; et cela en vivant en contact avec Lui au fond de l'abîme sans fond, au-dedans. L'âme semble alors avoir une certaine ressemblance avec Dieu, qui tout en prenant ses délices en toutes choses, n'en trouve cependant jamais autant qu'en Lui-même, parce qu'Il possède en Lui un bien suréminent devant lequel disparaissent tous les autres. Aussi toutes les joies qui surviennent à l'âme lui sont-elles autant d'avertissements qui l'invitent à savourer de préférence le bien dont elle est en possession et auquel nul autre ne peut être comparé.

C'est dans ce petit ciel qu'Il s'est fait au centre de notre âme que nous devons le chercher et surtout que nous devons demeurer."

8-1-7-L'adoration

Dès lors nous ne pouvons plus qu'adorer le Seigneur qui cherche souvent en vain de vrais adorateurs en esprit et en vérité. "Adorons-le en esprit, c'est-à-dire ayons le cœur et la pensée fixés en Lui, l'esprit plein de sa connaissance par la lumière de foi. Adorons-le en vérité, c'est-à-dire par nos œuvres, car c'est par les actes surtout que nous sommes vraies ; c'est faire toujours ce qui plaît au Père dont nous sommes les enfants. Enfin adorons en esprit et en vérité, c'est-à-dire par Jésus-Christ et avec Jésus-Christ, car Lui seul est le véritable Adorateur en esprit et en vérité."

8-2-La grandeur de notre vocation

Élisabeth écrit à "sa Framboise chérie." Dans le silence Élisabeth s'adresse à Dieu pour elle, sachant que Dieu comprend même nos silences. Elle écrit: "Framboise, je ne Lui dis pas de paroles pour toi, mais Il me comprend bien mieux, Il préfère mon silence... "

Puis Élisabeth répond aux questions de sa "Framboise": "Traitons d'abord de l'humilité ; j'ai lu sur ce sujet dans le livre dont je t'ai parlé des pages magnifiques. Le pieux auteur[1] dit que nul ne peut troubler l'humble, qu'il possède 'la paix invincible, car il s'est précipité dans un tel abîme que nul n'ira le chercher jusque-là'. Il dit aussi que 'l'humble trouve la plus grande saveur de sa vie dans le sentiment de son impuissance en face de Dieu'. Petite Framboise, l'orgueil n'est point une chose qui se détruirait par un beau coup d'épée... mais c'est chaque jour qu'il faut le faire mourir!"

Mourir à soi-même est une doctrine qui peut sembler austère, mais  "elle est d'une suavité délicieuse lorsqu'on regarde le terme de cette mort, qui est la vie de Dieu mise à la place de notre vie de péché et de misères." D'ailleurs le Seigneur a dit que celui qui voulait venir après lui devait prendre sa croix et se renoncer.

Mais il ne faut pas oublier que, Dieu ayant fait l'homme à son image, il y a en l'homme une vraie grandeur. "Il me semble, écrit Élisabeth, que l'âme qui a conscience de sa grandeur entre en cette sainte liberté des enfants de Dieu dont parle l'Apôtre, c'est-à-dire qu'elle dépasse toutes choses et se dépasse elle-même. Il me semble que l'âme la plus libre, c'est la plus oublieuse d'elle-même ; si l'on me demandait le secret du bonheur je dirais que c'est de ne plus tenir compte de soi, de se nier tout le temps. Voilà une bonne façon de faire mourir l'orgueil: on le prend par la famine!... Une âme qui vivrait dans la foi sous le regard de Dieu, qui aurait cet œil simple dont parle le Christ en l'évangile, c'est-à-dire cette pureté d'intention qui ne vise qu'à Dieu, cette âme-là, il me semble, vivrait aussi dans l'humilité: elle saurait reconnaître ses dons à son égard, car 'l'humilité c'est la vérité'... Framboise, tous les mouvements d'orgueil que tu sens en toi ne deviennent des fautes que lorsque la volonté s'en fait complice ! sans cela tu peux beaucoup souffrir mais tu n'offenses pas le bon Dieu."

Quand nous sentons notre misère, il faut demander au Seigneur "qu'Il nous délivre. Il aime tant voir une âme reconnaître son impuissance ; alors, comme disait une grande sainte, "l'abîme de l'immensité de Dieu se trouve en tête à tête avec l'abîme du néant " de la créature, et Dieu étreint ce néant.

Élisabeth développe un peu ce thème, puis elle écrit: "Il me semble que les heureux de ce monde sont ceux qui ont assez de mépris et d'oubli de soi pour choisir la Croix pour leur partage ! Quand on sait mettre sa joie dans la souffrance, quelle paix délicieuse !... 'J'accomplis en ma chair ce qui manque à la Passion de Jésus-Christ pour son corps qui est l'église.' Cette pensée me poursuit et je t'avoue que j'ai une joie intime et profonde à penser que Dieu m'a choisie pour m'associer à la Passion de son Christ, et ce chemin du Calvaire que je gravis chaque jour me paraît plutôt la route de la béatitude !... Ma foi me dit que c'est l'amour qui me détruit, qui me consume lentement, et ma joie est immense et je me livre à Lui comme une proie."

Il faut vivre dans le surnaturel: "Il faut prendre conscience que Dieu est au plus intime de nous et aller à tout avec Lui... Une âme surnaturelle ne traite jamais avec les causes secondes mais avec Dieu seulement... Ecoute saint Paul: 'Ceux que Dieu a connus en sa prescience, Il les a aussi prédestinés pour être conformes à l'image de son Fils.' (Ce n'est pas tout, tu vas voir, ma petite, que tu es du nombre des « connus » !) 'Et ceux qu'Il a connus, Il les a appelés': c'est le baptême qui t'a faite enfant d'adoption, qui t'a marquée du sceau de la Trinité Sainte !"

Il faut marcher en Jésus-Christ: "Oui, petite enfant de mon âme et de mon cœur, marche en Jésus-Christ: il te faut cette voie large; tu n'es pas faite pour les sentiers étroits d'ici-bas ! Sois enracinée en Lui, et pour cela déracinée de toi-même ou faisant tout comme: c'est-à-dire te niant chaque fois que tu te rencontres. Sois édifiée sur Lui, bien haut au-dessus de ce qui passe, là où tout est pur, tout est lumineux... Sois affermie en la foi, c'est-à-dire n'agis que sous la grande lumière de Dieu, jamais d'après les impressions, l'imagination...

Crois à son amour, son trop grand amour..."

Ainsi on peut vivre dans l'action de grâces: "Et puis enfin, croîs en l'action de grâces. C'est le dernier mot du programme, il n'en est que la conséquence: si tu marches enracinée en Jésus-Christ, affermie en ta foi, tu vivras dans l'action de grâces."

Élisabeth a mis plusieurs jours pour écrire ce petit traité que l'on pourrait appeler, "de l'amour de Dieu". Elle termine par ces mots: "Je suis en solitude, il est 7 heures et demie du soir, la communauté est en récréation... et moi je me crois déjà un peu au Ciel en ma petite cellule, seule avec Lui seul, portant ma croix avec mon Maître. Framboise, mon bonheur grandit à proportion de ma souffrance ! Si tu savais quelle saveur on trouve au fond du calice préparé par le Père des Cieux !"

8-3-Dernière retraite

8-3-1-Être louange de gloire

Élisabeth de la Trinité, Louange de Gloire, pénètre au fond d'un profond abîme, pour "apprendre à remplir l'office qui sera le sien durant l'éternité et auquel elle doit déjà s'exercer dans le temps, qui est l'éternité commencée, mais toujours en progrès. 'Nescivi!...' Je ne sais plus rien, je ne veux plus rien savoir, sinon le connaître, Lui, la communion à ses souffrances, la conformité à sa mort..." Car ceux que Dieu a connus, Il "les a aussi prédestinés pour être conformes à l'image de son divin Fils, le Crucifié par amour."

Élisabeth comprend que ce n'est que lorsqu'elle sera toute identifiée avec cet Exemplaire divin, toute passée en Lui, et Lui en elle, qu'elle remplira sa vocation éternelle: celle pour laquelle Dieu l'a 'élue en Lui', celle qu'elle poursuivra éternellement. Elle écrit: "plongée au sein de ma Trinité je serai l'incessante louange de sa gloire, Laudem gloriae ejus." Et pour remplir dignement son office de Laudem gloriæ, elle "doit se tenir à travers tout en présence de Dieu; plus que cela : l'Apôtre nous dit 'in charitate', c'est-à-dire en Dieu, 'Deus Charitas est...' et c'est le contact de l'être divin qui la rendra immaculée et sainte à ses yeux..."

Alors, dans la simplicité, elle connaîtra le repos en Dieu: "Les glorifiés ont ce repos de l'abîme parce qu'ils contemplent Dieu dans la simplicité de son essence... L'âme, par la simplicité du regard avec lequel elle fixe son divin objet, se trouve séparée de tout ce qui l'entoure, séparée aussi et surtout d'elle-même. Alors elle resplendit de cette science de la clarté de Dieu, dont parle l'Apôtre, parce qu'elle permet à l'être divin de se refléter en elle, et tous ses attributs lui sont communiqués." Tout cela, Élisabeth le fera dans le silence, car, dit-elle, "conserver sa force au Seigneur, c'est faire l'unité en tout son être par le silence intérieur, c'est ramasser toutes ses puissances pour les occuper au seul exercice de l'amour, c'est avoir cet œil simple qui permet à la lumière de Dieu de nous irradier..." Dans le silence, "l'œil de son âme, ouvert sous les clartés de la foi, découvre son Dieu présent, vivant en elle ; à son tour elle demeure si présente à Lui, dans la belle simplicité, qu'Il la garde avec un soin jaloux... Et l'âme ainsi simplifiée, unifiée, devient le trône de l'Immuable, puisque l'unité est le trône de la Sainte Trinité."

La clarté de Dieu l'illumine mais attention! Le maître "veut que l'épouse soit lumineuse de sa lumière, de sa seule lumière, ayant la clarté de Dieu." Dès lors, l'âme sera inébranlable dans sa foi, comme si elle avait vu l'Invisible, elle sera placée au-dessus des douceurs et des consolations car "elle a résolu de tout dépasser pour s'unir à Celui qu'elle aime..." et sa joie sera inébranlable."

8-3-2-Dans le temple de Dieu

Élisabeth relit des passages de l'Apocalypse (7,9 et 14-17) et réfléchit au rôle d'une âme qui veut servir Dieu en son temple: "Le temple de Dieu est saint et vous êtes ce temple; cette âme doit être résolue de communier effectivement à la Passion de son Maître. C'est une rachetée qui doit racheter d'autres âmes à son tour, et pour cela elle chantera sur sa lyre : 'Je me glorifie dans la Croix de Jésus-Christ. Avec Jésus-Christ je suis clouée à la Croix'... La reine."   

Il convient de noter qu'Élisabeth de la Trinité revient constamment à la Croix; "Elle marche sur la route du Calvaire à la droite de son Roi crucifié, anéanti, humilié, et pourtant toujours si fort, si calme, si plein de majesté, allant à sa passion pour faire éclater la gloire de sa grâce, selon l'expression si forte de saint Paul. L'Époux veut associer son épouse à son œuvre de rédemption, et cette voie douloureuse où elle marche, lui apparaît comme la route de la Béatitude... Alors elle peut servir Dieu nuit et jour en son temple... Elle n'a plus ni faim ni soif, car malgré son désir consumant de la Béatitude, elle trouve son rassasiement en cette nourriture qui fut celle de son Maître: la volonté du Père... "

Élisabeth interrompt momentanément sa contemplation pour revenir ici-bas: "Il est des êtres qui dès ici-bas font partie de cette génération pure comme la lumière, ils portent déjà sur leurs fronts le nom de l'Agneau et celui de son Père.... Ces êtres-là sont aussi les fidèles, les vrais, et leur robe est teinte du sang de leur immolation continuelle. c'est que ces âmes-là sont vierges, c'est-à-dire libres, séparées, dépouillées, libres de tout sauf de leur amour, séparées de tout et surtout d'elles-mêmes, dépouillées de toutes choses aussi bien dans l'ordre surnaturel, que dans l'ordre naturel." C'est la mort à soi-même, la vie cachée en Dieu avec Jésus-Christ... L'âme qui fixe son Maître avec cet "œil simple qui rend tout le corps lumineux est gardée du fonds d'iniquité qui est en elle et dont se plaignait le prophète. Le Seigneur l'a fait entrer en ce lieu spacieux qui n'est autre que Lui-même : là tout est pur, tout est saint ! Ô bienheureuse mort en Dieu! Ô suave et douce perte de soi en l'Être aimé, qui permet à la créature de s'écrier : 'Je vis, non plus moi, mais c'est le Christ qui vit en moi' ; et ce que j'ai de vie en ce corps de mort, je l'ai en la foi du Fils de Dieu qui m'a aimé, et s'est livré pour moi."

8-3-3-Chanter la Gloire de Dieu

"Mais voici la douce merveille... L'âme qui par la profondeur de son regard intérieur contemple à travers tout son Dieu dans la simplicité qui la sépare de toute autre chose, cette âme est resplendissante : elle est un jour qui transmet au jour le message de sa gloire..." Alors, Élisabeth, comme le roi David, peut chanter: "Que rendrai-je au Seigneur pour tous les bienfaits que j'ai reçus de Lui ? Voici : 'Je prendrai le calice du salut.' Si je le prends, ce calice empourpré du Sang de mon Maître et que, dans l'action de grâces, toute joyeuse, je mêle mon sang à celui de la sainte Victime, il est en quelque sorte infinisé et peut rendre au Père une louange superbe ; alors ma souffrance est un message qui transmet la gloire de l'Eternel... Là (dans l'âme qui raconte sa gloire) l'Éternel a placé une tente pour le Soleil. Le soleil, c'est le Verbe, c'est l'Époux. S'Il trouve mon âme vide de tout ce qui ne rentre pas en ces deux mots: son amour, sa gloire, alors Il la choisit pour être sa chambre nuptiale; Il s'y élance... Chacun semble être l'autre et tous deux ne sont qu'un, pour être louange de gloire du Père !"

Élisabeth veut imiter, dans le ciel de son âme, l'occupation des anges et des bienheureux dans le Ciel de la gloire. Elle répond: "Être enraciné et fondé en l'amour : telle est, me semble-t-il, la condition pour remplir dignement son office de laudem gloriae... Tout en elle rend hommage au Dieu trois fois saint : elle est pour ainsi dire un Sanctus perpétuel, une louange de gloire incessante !..."  

8-3-4-L'adoration

En un mot elle adore, mot du Ciel qui signifie "l'extase de l'amour: C'est l'amour écrasé par la beauté, la force, la grandeur immense de l'Objet aimé, et il tombe en une sorte de défaillance dans un silence plein, profond, ce silence dont parlait David lorsqu'il s'écriait : 'Le silence est ta louange!...' Oui, c'est la plus belle louange, puisque c'est celle qui se chante éternellement au sein de la tranquille Trinité, et c'est aussi le dernier effort de l'âme qui surabonde et ne peut plus dire..." (d'après Lacordaire)

L'âme ne peut plus qu'adorer... Le silence est sa louange de Dieu. "On l'adorera toujours à cause de Lui-même... L'âme sait que Celui qu'elle adore possède en Lui tout bonheur et toute gloire... en sa présence comme les bienheureux, elle se méprise, elle se perd de vue et trouve sa béatitude en celle de l'Être adoré, parmi toute souffrance et douleur. Car elle s'est quittée, elle est passée en un Autre." Nous sommes enfants de Dieu faits à l'image de Dieu, et un jour, "nous serons semblables à Lui parce que nous le verrons tel qu'Il est. Et quiconque a cette espérance en Lui, se sanctifie comme Lui-même est saint. Etre saint comme Dieu est saint, telle est, semble-t-il, la mesure des enfants de son amour !

8-3-5-Marcher vers la perfection et devenir des saints

Le Maître n'a-t-Il pas dit : 'Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait'? Parlant à Abraham, Dieu disait : 'Marche en ma présence et sois parfait.' C'est donc là le moyen pour atteindre à cette perfection que notre Père du Ciel nous demande." Pour cela, il faut se dépouiller du vieil homme et revêtir l'homme nouveau... prendre sa croix, et se renoncer.

"Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait. Lorsque mon Maître me fait entendre cette parole au fond de l'âme, il me semble qu'Il me demande de vivre comme le Père dans un éternel présent, sans avant, sans après, mais tout entière en l'unité de mon être en ce maintenant éternel..." Mais Dieu est "le Grand Solitaire[2]" et "mon Maître me demande d'imiter cette perfection, de lui rendre hommage en étant une grande solitaire. L'être divin vit dans une éternelle, une immense solitude; Il n'en sort jamais, tout en s'intéressant aux besoins de ses créatures, car Il ne sort jamais de Lui-même ; et cette solitude n'est autre que sa divinité..."

Donc, Élisabeth doit trouver la solitude et le silence. Cela elle le vit dans son infirmerie, mais, attention, se prévient-elle elle-même: "Si mes désirs, mes craintes, mes joies ou mes douleurs, si tous les mouvements provenant de ces "quatre passions[3]" ne sont pas parfaitement ordonnés à Dieu, je ne serai pas solitaire, il y aura du bruit en moi ; il faut donc l'apaisement, le sommeil des puissances, l'unité de l'être..." 

Pour marcher dans la perfection une âme doit se laisser faire par le Seigneur, c'est son désir: "À celui qui garde sa parole, n'a-t-Il pas fait cette promesse : 'Mon Père l'aimera, et nous viendrons à lui et nous ferons en lui notre demeure?' C'est toute la Trinité qui habite dans l'âme qui l'aime en vérité, c'est-à-dire en gardant sa parole !... Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait... mon Maître me demande encore de Lui rendre hommage en cela : faire toutes choses d'après le conseil de sa volonté.

Alors, l'âme pourra devenir sainte: "Dieu avait dit : 'Soyez saints, parce que je suis saint', mais Il restait caché en son inaccessible lumière, et la créature avait besoin qu'Il descendît jusqu'à elle, qu'Il vécût de sa vie, afin qu'en mettant ses pas dans la trace des siens elle pût ainsi remonter jusqu'à Lui, et se faire sainte de sa sainteté." Et découvrir la science de la charité du Christ Jésus. "Et d'abord il me dit qu'il est ma paix, que c'est par Lui que j'ai accès près du Père, car il a plu à ce Père des lumières que toute plénitude habitât en Lui, et de réconcilier tout en Lui-même, pacifiant par le Sang de sa Croix ce qui est, soit sur la terre, soit dans les cieux... Il veut être ma paix afin que rien ne puisse me distraire ou me faire sortir de la forteresse inexpugnable du saint recueillement. C'est là qu'Il me donnera accès auprès du Père et me gardera immobile et paisible en sa présence, comme si déjà mon âme était dans l'éternité. C'est par le Sang de sa Croix qu'Il pacifiera tout en mon petit ciel, pour qu'il soit vraiment le repos des Trois. Il me remplira de Lui, Il m'ensevelira en Lui, Il me fera revivre avec Lui, de sa vie... Et si je tombe à tout instant, dans la foi toute confiante je me ferai relever par Lui, et je sais qu'Il me pardonnera, qu'Il effacera tout avec un soin jaloux, plus que cela qu'Il me dépouillera, qu'Il me délivrera de toutes mes misères, de tout ce qui est obstacle à l'action divine, et qu'Il entraînera toutes mes puissance, qu'Il les fera ses captives, triomphant d'elles en Lui-même. Alors je serai toute passée en Lui, je pourrai dire : 'Je ne vis plus. Mon Maître vit en moi  ! Et je serai sainte, pure, irrépréhensible aux yeux du Père."

Croître en Jésus-Christ par l'action de grâces, car: "c'est en elle que tout  doit s'achever ! 'Père, je vous rends grâce!' Voilà ce qui se chantait en l'âme de mon Maître et Il veut en entendre l'écho en la mienne !" Élisabeth conclut: "Il importe donc que j'étudie ce divin Modèle, afin de m'identifier si bien avec Lui que je puisse sans cesse l'exprimer  aux yeux du Père. Et d'abord, que dit-Il en entrant dans le monde? 'Me voici, je viens, ô Dieu, pour faire votre volonté'... 'Ma nourriture, aimait-Il dire, est de faire la volonté de Celui qui m'a envoyé' Ce doit être aussi celle de l'épouse, en même temps que le glaive qui l'immole... Puis, toujours par le divin Adorant, Celui-là qui fait la grande louange de la gloire du Père, elle offrira sans cesse une hostie de louange, c'est-à-dire le fruit des lèvres qui rendent gloire à son nom." (d'après saint Paul).

8-3-6-Mon âme a soif de Toi

"Il faut que je loge chez toi ! C'est mon Maître qui m'exprime ce désir ! Mon Maître qui veut habiter en moi, avec le Père et son Esprit d'amour, pour que, selon l'expression du disciple bien-aimé, j'aie société avec Eux... Voilà comment j'entends être de la maison de Dieu : c'est en vivant au sein de la tranquille Trinité, en mon abîme intérieur, en cette forteresse inexpugnable du saint recueillement dont parle saint Jean de la Croix !... Oh ! qu'elle est belle, cette créature ainsi dépouillée, délivrée d'elle-même! Elle est en état de disposer des ascensions en son cœur pour passer de la vallée des larmes (c'est-à-dire de tout ce qui est moindre que Dieu) vers le lieu qui est son but, ce lieu spacieux chanté par le psalmiste, qui est, il me semble, l'insondable Trinité...

Elle monte, elle s'élève au-dessus des sens, de la nature ; elle se dépasse elle-même ; elle surpasse aussi toute joie comme toute douleur et passe à travers les nuages, pour ne se reposer que lorsqu'elle aura pénétré en l'intérieur de Celui qu'elle aime et qui lui donnera Lui-même le repos de l'abîme. Et tout cela sans être sortie de la sainte forteresse ! Le Maître lui a dit : 'Hâte-toi de descendre...' C'est encore sans sortir de là qu'elle vivra, à l'image de la Trinité immuable, en un éternel présent, l'adorant toujours à cause d'Elle-même et devenant par un regard toujours plus simple, plus unitif, la splendeur de sa gloire, autrement dit l'incessante louange de gloire de ses perfections adorables."

8-4-Laisse-toi aimer

Élisabeth de la Trinité, "petite louange de gloire" veut révéler l'amour dont sa prieure est aimée par Dieu, ce qu'Il lui a fait comprendre au cours de ses dernières oraison d'intime union avec son Seigneur. Elle lui écrit: "Vous êtes étrangement aimée, aimée de cet amour de préférence que le Maître ici-bas eut pour quelques-uns et qui les emporta si loin. Il ne vous dit pas comme à Pierre : 'M'aimes-tu plus que ceux-ci?' Mère, écoutez ce qu'Il vous dit : 'Laisse-toi aimer plus que ceux-ci, c'est-à-dire sans craindre qu'aucun obstacle n'y soit obstacle, car je  suis libre d'épancher mon amour en qui il me plaît ! Laisse-toi aimer plus que ceux-ci, c'est ta vocation, c'est en y étant fidèle que tu me rendras heureux, car tu magnifieras la puissance de mon amour. Cet amour saura refaire ce que tu aurais défait : 'Laisse-toi aimer plus que ceux-ci.' 

Élisabeth révèle ce qui va devenir sa vocation dans le ciel: son sacerdoce sur l'âme de sa prieure: "Mère tant aimée, si vous saviez avec quelle certitude je comprends le plan de Dieu sur votre âme ; c'est comme dans une immense lumière qu'il m'apparaît et je comprends aussi que là-Haut  je vais remplir à mon tour un sacerdoce sur votre âme. C'est l'Amour qui m'associe à son œuvre   en vous : oh, Mère, qu'elle est grande, adorable de la part de Dieu ! qu'elle est simple pour vous, et c'est justement ce qui la rend si lumineuse ! Mère, laissez-vous aimer plus que les autres, cela explique tout et empêche l'âme de s'étonner... Si vous le lui permettez, votre petite hostie passera son Ciel au fond de votre âme : elle vous gardera en société avec l'Amour, croyant à l'Amour ; ce sera le signe de son habitation en vous. Oh, dans quelle intimité nous allons vivre!...

Je viendrai vivre en vous, cette fois je serai votre petite Mère : je vous instruirai, afin que ma vision vous profite, que vous y participiez et que, vous aussi, vous viviez de la vie des bienheureux !... en partant je vous lègue cette vocation qui fut mienne au sein de l'église militante et que je remplirai désormais incessamment en l'église triomphante : Louange de gloire de la Sainte Trinité. Mère, laissez-vous aimer plus que ceux-ci; c'est comme cela que votre Maître veut que vous soyez louange de gloire !... Il vous aime ainsi, Il vous aime plus que ceux-ci...

Mère, la fidélité que le Maître vous demande, c'est de vous tenir en société avec l'Amour, c'est de vous écouler, de vous enraciner en cet Amour qui veut marquer votre âme du sceau de sa puissance, de sa grandeur. Vous ne serez jamais banale, si vous êtes éveillée en l'amour ! Mais aux heures où vous ne sentirez que l'écrasement, la lassitude, vous Lui plairez encore si vous êtes fidèle à croire qu'Il opère encore, qu'Il vous aime quand même, et plus même : parce que son amour est libre et que c'est ainsi qu'Il veut se magnifier en vous ; et vous vous laisserez aimer  plus que ceux-ci."


[1] Il s'agit de Ruysbroeck.
[2] D'après Saint Denys l'Aréopagite.
[3]Les quatre passions nommées par saint Jean de la Croix: joie, espérance, douleur et crainte.