HOMÉLIE SUR LA COLÈRE
SOMMAIRE.
SAINT Basile expose
d'abord assez au long les funestes effets que la colère produit dans
ceux qui s'y abandonnent ; comment elle rend furieux et forcenés deux
hommes animés l'un contre l'autre. Il montre ensuite les moyens de s'en
garantir ; l'humilité et la douceur, l'exemple du Fils de Dieu et du
Roi-Prophète, sont fort propres à empêcher cette passion furieuse de
naître en nous. La colère cependant sera fort utile, si elle est réglée
par la raison et par la vertu. Elle donnera du ressort à l’âme et la
remplira d'une sainte indignation contre le vice et contre le crime ; ce
qui est prouvé par plusieurs exemples de l'Ancien Testament. L'orateur
rappelle à ses auditeurs les principaux moyens de se garantir de la
colère, et termine par-là son homélie.
DANS les préceptes
de la médecine qui sont dictés à propos et suivant toutes les règles de
l'art, c'est l'expérience surtout qui convainc de leur utilité : ainsi,
dans les avis spirituels, c'est lorsque les préceptes sont confirmés par
les événements, que l'on reconnaît leur sagesse, que l’on voit combien
ils sont utiles pour instruire les hommes et pour redresser ceux à qui
on les donne. Lorsque nous lisons dans les proverbes cette maxime :
La colère perd les
sages (Pv. 15. 1) ; lorsque nous entendons l'Apôtre nous donner cet
avis : Que toute colère, tout emportement, toute clameur, enfin que
toute malice soit bannie d’entre vous (Ep. 4. 31) ; et le Seigneur nous
dire que celui qui se met en colère sans raison contre. son frère,
mérite d'être condamné par le jugement (Mt. 5. 21) ; lorsque ensuite
nous venons à connaître par expérience cette passion, je ne dis pas qui
naît en nous, mais qui vient de dehors fondre sur nous comme une tempête
imprévue, alors surtout nous reconnaissons combien les sentences divines
sont admirables. Quand nous-mêmes nous donnons lieu à la colère, et que
la laissant passer comme un torrent impétueux, nous examinons
tranquillement combien elle trouble et défigure ceux qu'elle possède,
nous apprenons par l'usage combien il est vrai de dire qu'un homme
emporté se met dans un état indécent (Pv. 11. 25). Oui, sans doute,
lorsqu'une fois la colère, bannissant la raison, s'empare de toutes les
facultés de l’âme, elle change l'homme en une bête féroce, ne lui permet
plus d'être homme et d'user de son intelligence naturelle. Ce que fait
le venin dans les animaux venimeux, la colère le fait dans ceux qu'elle
anime. Ils sont enragés comme des chiens, s'élancent comme des
scorpions, mordent comme des serpents. L’Écriture en général a coutume
de donner à ceux qu'une passion domine, les noms des bêtes auxquelles
ils se rendent semblables par leurs vices. Elle les appelle chiens
muets, serpents, race de vipères (Is. 56. 10. — Mt. 23. 33), et autres
nains pareils. Des bonnes prêts à détruire leurs semblables, à nuire à
leurs compatriotes, peuvent être mis au nombre des bêtes féroces et des
animaux venimeux, qui, par nature, sont ennemis irréconciliables de
l'homme.
Légèreté de la
langue, paroles inconsidérées, calomnies, reproches, injures, violences
des pieds et des mains : tels sont, sans parler de beaucoup d'autres
qu'on ne pourrait détailler, tels sont les effets de la colère. La
colère aiguise les épées, elle porte un homme à tremper sa main dans le
sang d'un autre homme. Par elle, les frères se méconnaissent, les pères
et les enfants étouffent les sentiments de la nature. Une personne
irritée ne se connaît plus elle-même ; elle ne connaît plus ceux à qui
elle tient de plus près. Et comme un torrent qui se précipite dans une
vallée, entraîne tout ce qui s’oppose à son passage : ainsi un homme
agité par une colère violente, attaque et renverse tout ce qu’il
rencontre. Il ne respecte ni la vieillesse, ni la vertu, ni le sang ; il
oublie les bienfaits ; rien de ce qui mérite le plus d'égards ne le
touche. La colore est une courte frénésie. Ceux qu'elle transporte
négligent leurs propres intérêts pour se venger, et se jettent eux-mêmes
dans un mal évident. Le souvenir des injures qu'on leur a faites est
comme un aiguillon qui les pique dans les bouillonnements et les
agitations dune fureur aveugle ; ils n'ont point de repos qu’ils n'aient
fait un grand mal à ceux qui les ont offensés, ou qu'ils ne sen soient
fait à eux-mêmes. Ainsi un corps qui en choque violemment un autre qui
lui résiste, reçoit souvent plus de dommage qu'il n'en cause. Qui
pourrait exprimer les horribles effets de la colère ? qui pourrait dire
comment ceux qui s'emportent pour le moindre sujet, crient et s’agitent
comme des forcenés, s'élancent avec la même impétuosité que des
serpents, et ne cessent point que lorsque, s'étant causé quelque mal
affreux, leur colère se rompt comme une bulle d'eau par un choc, et
l’enflure se dissipe ? Le fer, la flamme, rien de ce qu'il y a de plus
terrible, ne peut retenir, ni celui que la colère transporte, ni celui
que le démon possède, dont l'homme irrité ne diffère, ni par la ligure,
ni par les dispositions intérieures. Brûle-t-il de se venger, le sang
lui bout autour du coeur, bouillonnant et agité comme par la violence du
feu. L'effet qui s'en marque au dehors le défigure entièrement, le fait
paraître tout autre qu'il n'est pour l'ordinaire, le change comme un
masque de théâtre. Ses yeux ne sont plus les mêmes, ils brillent et
étincellent. Il aiguise ses dents comme un sanglier qui se prépare à
attaquer son adversaire. Son visage est obscurci par une pâleur livide.
Tout son corps s'enfle ; ses veines se gonflent par l'agitation du sang
et des esprits. Sa voix devient rude et éclatante : ses paroles sont
confuses et mal articulées, sans suite et sans ordre. Mais lorsque sa
colère est portée aux derniers excès par les objets qui l'excitent,
comme la flamme par les aliments qu'on lui fournit, alors il offre un
spectacle qu'ont ne peut ni raconter, ni supporter. Il n'épargne
personne ; ses pieds, ses mains, toutes les parties de son corps
deviennent les instruments de sa fureur : il s'arme de tout ce qui se
présente. S'il rencontre un autre homme également irritable, susceptible
de la même furie, ils se font tous deux les maux que peuvent se faire
des hommes qui s'élancent l'un sur l'autre sous les auspices d’un pareil
démon. Ils se déchirent, ils se blessent, souvent même ils se tuent ; et
tels sont les prix que ces combattants furieux remportent de leur
colère. L'un commence l'attaque, l'autre la repousse ; l’un presse,
l’autre résiste : ils se portent les plus rudes coups, dont leur sang
échauffé les empêche de sentir la douleur. Ils n'ont pas le loisir de
songer aux blessures qu'ils reçoivent, leur âme étant toute entière
attachée à la vengeance.
Mes frères, ne
guérissez pas un mal par un mal ; ne disputez pas ensemble à qui se
portera les plus grands préjudices. Dans des combats aussi blâmables,
celui qui triomphe est le plus malheureux, parce qu'il se retire chargé
de plus de péchés. Ne vous faites pas gloire de ce qui vous déshonore,
et n'acquittez pas criminellement une dette criminelle. Un homme en
courroux vous a outragé ; arrêtez le mal par votre silence. Mais que
faites-vous ? vous recevez sa colère dans votre coeur, et vous imitez
les vents qui renvoient avec violence ce qu'ils ont reçu dans leurs
flancs. Devenu le miroir d'un furieux, vous représentez en vous-même
tous les traits de sa personne. Son visage se peint en rouge ; le vôtre
est il d'une couleur moins vive ? ses yeux pleins de sang étincellent;
les vôtres, dites-moi, sont-ils plus calmes et plus tranquilles ? sa
voix est rude ; la vôtre est-elle douce ? L écho dans les déserts ne
renvoie pas aussi fidèlement les sons qu'il reçoit, que les injures
reviennent à celui qui a injurié : ou plutôt l'écho ne renvoie que les
mêmes sous, au lieu que l'invective revient avec des accroissements. De
quelles injures ne s'accablent pas mutuellement deux hommes animés l'un
contre l’autre ? l’un dit à son adversaire qu'il n'est qu'un personnage
ignoble, né de gens ignobles ; l’autre, qu'il n'est qu'un vil esclave,
sorti de vils esclaves : l'un le traite de pauvre, l'autre de mendiant :
l'un lui reproche d'être ignorant, l'autre d'être stupide, jusqu'à ce
que les invectives leur manquent comme des flèches dans un carquois.
Quand ils se sont épuisés en paroles, ils en viennent aux mains. Car la
colère excite une querelle, la querelle engendre les injures, les
injures les coups, les coups les blessures, lesquelles occasionnent
souvent la mort.
Arrêtons le mal
dans sa naissance, en cherchant tous les moyens de bannir la colère de
nos âmes. Par-là, nous pourrons détourner beaucoup de maux en coupant
cette passion qui en est la racine et le principe. On vous a injurié !
répondez des choses honnêtes. On vous a frappé ! endurez-le. On vous
méprise, on vous regarde comme un homme de rien ! songez que vous êtes
sorti de la terre et que vous vous en retournerez dans la terre (Gn. 3.
19). Si vous vous prémunissez de ces raisons, les reproches les plus
injurieux vous paraîtront au-dessous de la vérité. Vous réduirez votre
ennemi à l'impuissance de se venger en vous montrant invulnérable aux
invectives, et vous vous procurerez a vous-même une grande couronne de
patience, en faisant servir la folie d'autrui à votre vertu. Si donc
vous m'en croyez, vous renchérirez vous-même sur les injures qu'on vous
adresse. On vous reproche d'être d'une naissance basse et obscure,
d'être un homme de rien ! dites-vous à vous-même que vous êtes cendre et
poussière (Gn. 18. 07). Vous n'êtes pas plus illustre que notre père
Abraham qui s'est traité lui-même de la sorte. On dit que vous n'êtes qu
un ignorant, un pauvre, un misérable ! dites comme David que vous n'êtes
qu'un ver de terre sorti de la boue (Ps. 21. 7). Imitez la générosité de
Moise, qui, attaqué par les discours offensants d’Aaron et de Marie,
loin d'implorer contre eux le Seigneur, le pria pour eux (Nb. 12). De
qui voulez-vous être le disciple ? est-ce des amis d’un Dieu de bonté ou
des esclaves d’un esprit de malice ? Lorsque vous êtes exposé à la
tentation de renvoyer des injures, Croyez qu'on vous éprouve, qu’on veut
savoir si vous vous approcherez de Dieu par la patience, ou si vous vous
rangerez du côté de son ennemi par la colère. Donnez-vous le temps de
délibérer et de choisir le bon parti. Ou vous apaiserez votre ennemi par
un exemple de douceur, ou vous vous en vengerez par le mépris de ses
outrages. Eh ! qu y aurait-il pour lui de plus chagrinant que de vous
voir au-dessus de ses insultes? Ne laissez pas abattre votre courage;
rougissez d'être dompté par un homme qui éclate contre vous en
invectives. Laissez-le crier en vain, et se livrer à tout son dépit.
Quand on frappe un homme qui ne sent rien, on se punit soi-même, parce
qu'on ne se venge pas de son ennemi et qu'on persiste dans sa colère.
Ainsi, quand on injurie un homme qui est au-dessus des injures, loin de
trouver à satisfaire son ressentiment, on sent son dépit s'accroître. La
différence de conduite vous attire à vous et à votre adversaire des noms
différents. Dans l'esprit de tout le monde, lui est un homme porté à
injurier, vous, une âme grande ; lui, un homme violent et emporté, vous,
un homme doux et paisible. Il se repentira de ses discours, vous, vous
ne vous repentirez jamais de votre vertu. Qu'est-il besoin de s'étendre
? ses injures lui ferment le royaume des cieux ; car les médisants ne
participeront point au royaume du ciel (I. Cor. 6. 10.): vous, votre
silence vous prépare ce même royaume ; car celui persévèrera jusqu'à la
fin sera sauvé. (Mt. 10. 21). Si vous cherchez à vous venger, si vous
répondez à des injures ou à d'autres injures, quelle excuse vous
restera-t-il ?
Direz-vous qu'un
autre vous a irrité en commençant? Cette raison est-elle suffisante ? Le
fornicateur qui se rejette sur la courtisane qui l’a excité au crime,
n'en est pas moins condamné au jugement de Dieu. Il n'y a ni couronnes,
ni défaites, sans adversaires. Écoutez David: Lorsque les pécheurs,
dit-il, s'élevaient contre moi, il ne dit pas, j'ai été irrité, j'ai
cherché à me venger ; mais, je me suis tu, je me suis humilié, je n’ai
pas même cherché à me défendre par des raisons solides (Ps. 38. 2).
Vous, vous êtes irrité d'une injure comme si c'était quelque chose de
mauvais, et vous l'imitez comme si c'était quelque chose de bon. Vous
tombez dans la faute que vous ne pouvez souffrir. N'avez-vous donc des
yeux que pour voir les excès des autres, tandis que vous êtes
indifférent sur les vôtres propres? L'insolence est un mal ? gardez-vous
de l'imiter. Dire qu'un autre a commencé, cela ne suffit pas, je le
répète, pour votre excuse. Je crois même que vous serez plus
inexcusable, parce que l'autre n'a point eu devant les yeux d'exemple
qui pût le rendre sage, tandis que vota, qui voyez l'état ridicule où la
colère met un homme, au lieu d'éviter de lui ressembler, vous vous
fâchez, vous vous indignez, vous vous irritez, vous justifiez par vos
emportements celui qui s'est emporté le premier. Votre conduite le
décharge de toute faute et vous condamne vous-même. Si la colère est un
mal, pourquoi ne pas éviter ce mal ? si elle est pardonnable, pourquoi
vous fâcher contre celui qui s'y livre ? Ainsi, je le répète, dire que
vous n'avez pas commencé, que vous n'avez fait que repousser, cela ne
vous servira de rien. Dans les luttes des athlètes, ce n'est pas celui
qui a commencé le combat, mais celui qui a vaincu son antagoniste, qui
est couronne. Dans un sens contraire, ce n'est pas seulement celui qui
commence le mal, mais celui encore qui suit un mauvais guide dans le
péché, qui est condamné. Si l'on vous reproche outre pauvre et que vous
le soyez réellement, ne vous offensez point de la vérité: si vous êtes
riche, le reproche ne vous regarde pas. Ne soyez ni enflé des fausses
louanges qu'on vous donne, ni irrité des fausses injures qu'on vous
adresse. Ne voyez-vous pas que les flèches pénètrent dans les corps
fermes et qui résistent, mais qu'elles perdent toute leur activité dans
les corps mous et qui cèdent ? Croyez qu'il en est de même de
l'invective. Celui qui va au-devant en reçoit l'atteinte ; celui qui
cède et se retire détruit toute la force de la méchanceté qui l'attaque
avec fureur. Pourquoi vous chagriner tant d’être traité de pauvre ?
Souvenez-vous de votre nature; songez que vous êtes entré nu dans le
inonde, et que vous en sortirez nu (Jb. 1. 21). Or, est-il rien de plus
pauvre qu'un homme nu ? L'injure n'est offensante qu'autant que vous la
prenez pour vous seul. Personne n'a été traîné en prison pour sa
pauvreté. Ce n'est pas une chose honteuse que d’être pauvre, mais il est
honteux de ne pas supporter la pauvreté généreusement.
Rappelez-vous votre
Maître qui étant riche est devenu pauvre a cause de nous (I Cor. 8. 9).
Vous traite-t-on de fou et d'ignorant ? rappelez-vous les injures dont
les Juifs ont accablé la Sagesse éternelle : Vous êtes un Samaritain, et
vous êtes possédé du démon (Jn. 8. 48). Si vous vous irritez, vous
confirmez le reproche, car rien de plus insensé que la colère : si vous
restez tranquille et pustule, vous couvrez de confusion celui qui vous
insulte, parla sagesse que vous faites paraître. On vous a frappé sur la
joue; le Seigneur y a été aussi frappé. On vous a couvert de crachats ;
notre Maître en a été aussi couvert: Il n'a pas détourné son visage de
ceux qui le couvraient de crachats (Is. 50. 6). Vous avez été calomnié ;
le souverain juge l'a été aussi. On a déchiré votre vêtement les Juifs
ont dépouillé mon Sauveur et ont partagé, sa tunique. Alors n'avez pas
encore été condamné, vous n'avez pas encore été crucifié. Il vous manque
beaucoup de traits pour parvenir à être sa parfaite image. Que toutes
ces réflexions entrent dans votre âme et en guérissent l'enflure. Ces
sentiments dont vous serez pénétré d'avance, calmeront dans l'occasion
les saillies de votre coeur, et le mettront dans une situation
tranquille et paisible. C'est là ce que dit David par ces mots : Je me
suis préparé et je n'ai pas été troublé. (Ps. 118. 60). Il faut donc
vous représenter les exemples des Saints, pour vous apprendre à réprimer
la violence des mouvements de votre âme. Avec quelle douceur le grand
David supporta-t-il l'insolence de Seméï ! Sans se laisser emporter à la
colère, il prenait cet affront comme de la main de Dieu : C'est le
Seigneur, dit-il, qui a commandé à Seméï de maudire David (2. Rois. 16.
10). Aussi, lorsqu'il l'appela homme de sang, homme pervers, il ne se
fâcha pas contre lui, mais il s'humilia lui-même comme méritant l'injure
qu'on lui adressait. Bannissez de votre âme deux sentiments; n'ayez pas
une grande idée de vous-même, et ne croyez pas les autres fort
au-dessous de vous. Par-là, votre esprit ne se révoltera jamais
lorsqu'on prétendra vous faire un affront. C'est une chose indigne,
lorsqu'on a revu un service de quelqu'un et qu'on lui a les obligations
les plus essentielles, de joindre l'insulte et l’outrage à
l'ingratitude. Oui, cela est indigne ; mais c'est un plus grand mal pour
celui qui est l’auteur de l'offense que pour celui qui en est l’objet.
Que votre ennemi vous insulte; mais vous, ne soyez pas insulté. Que les
injures soient pour vous une excellente école oui vous appreniez la
patience. Si vous ne vous piquez pas de ce qu'on vous dit, vous n’avez
reçu aucune blessure. Si vous en ressentez de la peine, renfermez du
moins cette peine au-dedans de vous-même. Mon cœur a été troublé
au-dedans de moi (Ps. 142), dit David. C'est-à-dire j'ai empêché que les
mouvements de mon coeur ne parussent au-dehors; ce sont des flots que
j'ai retenus, et à qui je n'ai point permis de se répandre hors du
rivage. Apaisez votre esprit lorsqu'il se soulève et s'irrite. Que vos
affections violentes respectent la présence de votre raison, et rentrent
dans l'ordre comme une troupe d'enfants à la vue d'une personne
respectable. Comment donc éviterons-nous les suites funestes de la
colère ce sera si nous l'empêchons de prévenir la raison; si nous avons
soin de la retenir dès que nous en sentons les premières atteintes; si
nous nous l'assujettissons connue un cheval fougueux, en la rendant
docile à la raison comme à un frein, en ne lui permettant pas de
s'écarter des bornes, de s'éloigner du guide qui la conduit.
Au reste, la vertu
irascible nous est fort utile dans la pratique des bonnes oeuvres,
lorsque, semblable à un soldat qui marche sous son capitaine, elle est
toujours prête à obéir aux ordres qu'on lui donne, et à secourir la
raison contre le péché. La colère est comme le ressort de l'âme ; elle
lui donne de la force pour entreprendre et soutenir les bonnes actions.
Si elle la trouve énervée et amollie par le plaisir, elle la fortifie
comme le fer par la trempe; elle la rend ferme et courageuse, de faible
et languissante qu'elle était. Si vous n'êtes animé d'indignation contre
le vice, vous n'aurez jamais pour lui la haine qu'il mérite ; car on
doit le haïr avec la même ardeur qu'on doit chérir la vertu. La colère
nous est infiniment avantageuse, lorsque, assujettie à la raison et
soumise à sa voix comme le chien du berger, elle est douce et traitable
pour ceux qui en tirent service; elle menace, en quelque sorte, des yeux
et de la voix tout étranger qui voudrait la flatter, tandis qu'elle est
craintive et obéissante pour celle qu'elle connaît et qui est son amie.
Tel est l'excellent secours que la partie irascible de l’âme peut
procurer à la partie sage et prudente. Elle nous fait déclarer une
guerre irréconciliable à tous ceux qui veulent nous nuire, sans nous
permettre de lier jamais avec eux aucun commerce. Elle bannit les
plaisirs perfides, et les poursuit comme le chien poursuit le loup. Tels
sont les avantages que retirent de la colère ceux qui savent en bien
user. Il en est de même des autres puissances de l’âme, qui deviennent
bonnes ou mauvaises selon l'usage qu'on en fait. Par exemple, si on se
sert de la faculté concupiscible pour se plonger dans les plaisirs des
sens, on est infâme et abominable ; si on la tourne vers l'amour du
Seigneur et le désir des biens éternels, on est aussi heureux
qu'admirable. La partie raisonnable elle-même est susceptible de bien ou
de mal. Si on en use légitimement, on est prudent et sage ; si on se
sert de son esprit pour nuire à ses frères, on est rusé et dangereux.
Prenons donc garde que les facultés qui nous ont été données par le
Créateur pour notre salut, ne deviennent entre nos mains des instruments
de péché. Ainsi la colère, employée quand il faut et comme il faut,
produit la patience, la force et la constance ; elle devient fureur et
folie, si elle s'éloigne de la droite raison. C'est pour cela que le
psalmiste nous donne cet avertissement : Mettez-vous en colère et ne
péchez pas (Ps. 4. 5). Le Seigneur qui menace du jugement celui qui se
met en colère sans raison ( Mt. 5. 22), ne rejette pas la colère dont on
use comme d'une arme. Ces paroles: Je mettrai de l'inimitié entre vous
et le serpent (Gn. 3. 15) ; et ces autres: Soyez ennemis des Madianites
(Nb. 25. 17), nous apprennent qu'on peut se servir de la colère comme
d'une arme. Aussi Moïse, le plus doux des hommes (Nb. 12. 3), voulant
punir l'idolâtrie, arma-t-il les mains des lévites pour le meurtre de
ses frères. Que chacun de vous, dit-il, s'arme d'une épée, qu'il passe
au travers du camp d'une porte à l'autre, et qu'il tue son frère, son
parent, celui qui lui est le plus proche (Ex. 32. 27 et 29). L'Écriture
ajoute un peu plus bas : Alors Moïse leur dit: Vous avez consacre
aujourd'hui vos mains au Seigneur, en les baignant dans le sang de votre
fils et de votre frère, afin que vous receviez la bénédiction. Qu'est-ce
qui a justifié Phinées ? N'est-ce point sa juste colère contre les
fornicateurs ? Doux et humain par caractère, lorsqu'il vit Zambri
s'abandonner publiquement à une Madianite, sans rougir de son crime
infâme, sans chercher même à le cacher, il ne put souffrir cette
impudence, et obéissant à l’impulsion d'une colère légitime, il perça à
la fois les cieux coupables (Nb. 25). Samuel, transporté d'un juste
courroux, n'a-t-il pas égorgé, en présence de tout le monde, Agag, roi
d'Amalec que Saül avait épargné contre les ordres de Dieu (1. Rois. 15.
33) ? Ainsi la colère est souvent un moyen pour faire de bonnes actions.
Le prophète Élie, animé d'un saint zèle, d’une colère sage et réfléchie,
a fait tuer, pour l'avantage de tout Israël,
quatre cent
cinquante prêtres de Baal ; avec quatre cents hommes qui servaient aux
sacrifices sur les hauts lieux, et qui mangeaient à la table de Jézabel
(3. Rois. 18. 19. et suiv.) Pour vous, vous vous mettez en colère sans
sujet contre votre frère. Oui, sans sujet, puisque vous vous fâchez sans
cesse contre lui, lorsque c'est le démon qui agit par lui. Vous faites
comme les chiens qui mordent la pierre qu'on leur jette, sans toucher à
celui qui l'a jetée. Celui qui est poussé par le démon est à plaindre;
le démon qui le pousse est seul haïssable. Tournez donc votre colère
contre ce cruel assassin des hommes, ce père du mensonge, cet auteur du
péché : mais ayez pitié de votre frère, parce que, s'il persiste dans sa
faute, il sera livré avec le démon aux flammes éternelles. Quoique la
colère et l'indignation soient souvent prises l'une pour l'autre, on
peut dire qu'elles diffèrent de nom et d'effet. L'indignation est un
mouvement de l’âme vif et subit: la colère est une douleur permanente,
un transport plus durable, qui nous excite à la vengeance et à rendre le
mal qu’on nous a fait. Les hommes pèchent en ces deux manières: ou ils
se laissent emporter à une fureur soudaine contre ceux qui les irritent,
ou ils emploient l'intrigue et l’artifice pour surprendre ceux qui les
ont offensés: il faut éviter l’une et l’autre.
Comment donc
empêcher que la colère ne se porte à des excès blâmables ? c'est en se
prémunissant de l'humilité, que le Seigneur nous a enseignée par ses
préceptes et par son exemple. D’une part il nous dit : Celui qui veut
être le premier parmi vous, doit être le dernier de tous (Mc. 9. 34) ;
de l'autre, il a supporté avec un esprit doux et tranquille celui qui le
frappait (Jn. 18. 23). Le Créateur et le maître du Ciel et de la terre,
celui qui est adoré par toutes les créatures spirituelles et visibles,
qui soutient tout par la puissance de sa parole, n'a point ouvert les
abîmes de la terre pour engloutir dans l'enfer, tout vivant, l’impie qui
l’avait frappé; mais il lui donne un avis et une leçon : Si j’ai mal
parlé, faites voir le mal que j’ai dit ; si j’ai bien parlé, pourquoi me
frappez-vous ? Si, d'après le commandement du Seigneur, vous vous
accoutumez à être le dernier de tous, serez-vous jamais indigné comme
ayant été outragé sans respect pour votre mérite ? Si un petit enfant
vous dit des injures, vous ne faites qu'en rire; si un frénétique vous
fait des reproches diffamants, vous le regardez comme plus digne de
compassion que de haine : ce ne sont donc pas les paroles qui nous
blessent; ce qui nous révolte, c'est le mépris que nous paraît faire de
nous celui qui nous invective, et la bonne opinion que nous avons de
nous-mêmes. Si donc nous bannissons de notre amie ce double sentiment,
toute injure ne sera pour nous qu'un vain son qui se perd dans l'air.
Ainsi calmez les mouvements de votre colère et de votre indignation (Ps.
36. 8), si vous voulez vous mettre à l'abri de la colère de Dieu, qui
éclate du haut du ciel contre toute impiété et toute injustice des
hommes (Rm. 1. 18). Si par votre sagesse vous venez à bout d'arracher la
colère, cette racine amère, vous détruirez à la fois beaucoup
d'affections perverses dont elle est le principe. Car les tromperies,
les ronrons, les perfidies, les méchancetés, les embûches, l'audace, et
mille autres vices pareils, sont les rejetons de cette racine funeste.
Prenons donc garde d'introduire en nous un si grand mal, qui altère la
bonne constitution de notre âme, obscurcit les lumières de notre raison,
nous éloigne de Dieu, étouffe les sentiments de la nature, allume la
guerre, met le comble à tous les maux, ouvre l'entrée au-dedans de nous
à un démon dangereux, à un étranger impudent, et la ferma à
l’Esprit-Saint. Car l’esprit de douceur n'habite point partout ou
règnent les inimitiés, les contentions, les querelles, les emportements,
les divisions, qui causent des troubles éternels. D'après l'avis de
saint Paul, bannissons d'entre nous toute colère, tout emportement,
toute clameur, enfin toute malice (Ep. 4. 31). Soyons bons et
charitables les uns à l'égard des autres. Bienheureux ceux qui sont
doux, dit l'Évangile, parce qu'ils possèderont la terre (Mt. 5. 4).
Attendons la félicité promise aux âmes douces, en Jésus-Christ notre
Seigneur, à qui soient la gloire et l'empire dans les siècles des
siècles. Ainsi soit-il.
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