PANÉGYRIQUE DU MARTYR GORDIUS
SOMMAIRE.
Après quelques
réflexions générales sur les éloges des Saints comparés aux éloges
profanes, l'orateur entre en matière. Un mot sur le pays dont Gordius
était originaire (Césarée était sa patrie) ; un tableau frappant des
persécutions; Connus, centurion, abandonnant le service où il s'était
distingué par sa force et par son courage, et se retirant dans le désert
pour échapper aux persécuteurs ; le même saint, après un certain nombre
d'années, prenant le parti de revenir dans sa ville pour y confesser
Jésus-Christ et y subir le martyre ; son arrivée, lorsque tout le peuple
était assemblé pour voir une course de chevaux ; description de sa
personne ; sentiment des Chrétiens, des Juifs et des Gentils en le
voyant; menaces et promesses qu'emploie le juge pour ébranler ce coeur
qui reste inébranlable ; conseils que lui donnent ses anis pour échapper
à la mort ; réponse magnanime de ce brave centurion, de ce généreux
martyr ; manière dont il meurt : tout cela, développe avec éloquence,
compose le panégyrique du bienheureux Gordius.
C'EST pour les
abeilles une loi de la nature de ne jamais sortir de leurs ruches si
leur roi ne les précède. Puis donc que je vois aujourd'hui pour la
première fois le peuple du Seigneur accourir vers les fleurs célestes,
vers les martyrs, je me le suis demandé à moi-même : Qui est-ce qui est
son chef qui est-ce qui a excité tout ce nombreux essaims qui est-ce qui
a changé un hiver sombre en un printemps agréable C'est aujourd'hui pour
la première fois que le peuple, abandonnant ses maisons comme les
abeilles quittent leurs ruelles, vient visiter en foule l'ornement du
faubourg
,
cette lice auguste et brillante des martyrs. Puis donc que la merveille
d'un martyr nous a appelés nous-mêmes en nous faisant oublier notre
faiblesse, élevons la voix autant qu'il est en nous, et faisons
entendre, pour ainsi dire, un doux murmure autour de la fleur des
actions d'un homme généreux. Ce sera une action pleine de piété, et
satisfaisante pour les chrétiens ici présents.
Les louanges qu'on
donne au juste, nous disait tout à l’heure le sage Salomon, réjouissent
le peuple (Pr. 29. 2). Toutefois j'examinais en moi-même quel pouvoir
être le sens caché des paroles de l'auteur des proverbes. Veut-il dire
que le discours fleuri et pompeux d'un orateur éloquent, lequel flatte
les oreilles des auditeurs, réjouit le peuple qui admire la beauté des
pensées, l'ordre dans lequel on les présente, et l'arrangement
harmonieux des paroles ? Ce n'est pas là, sans doute, ce que veut dire
Salomon, qui ne s'est jamais servi de ce genre de discours ; et il ne
nous engagerait pas à célébrer les louanges des saints en termes
magnifiques, lui dont les écrits sont simples, sans faste et sans
appareil. Quel est donc le sens de ses paroles ? Il veut dire assurément
que le peuple est rempli d'une spirituelle au seul souvenir des actions
mémorables des justes, que la simple exposition qu'on lui en offre
allume en lui une sainte émulation qui l'excite à imiter ce qu'ils ont
fait de bien. Oui, une simple histoire de ceux qui se sont signalés par
la foi, sert de flambeau aux fidèles pour les faire entrer dans le
chemin de la piété. Aussi dès que nous entendons le récit de la vie de
Moïse, tracé par l'Esprit-Saint lui-même, nous nous sentons saisis, pour
la vertu de ce grand homme, d'une admiration qui nous fait trouver
heureuse et digne d'envie la douceur de son caractère. Quand on loue les
princes et les héros du monde, on se fait une loi d'embellir et d'enfler
leur éloge: quant aux justes, il suffit de la vérité des faits pour
montrer l'excellence de leur vertu. Lors donc que nous exposons la vie
de ceux qui se sont distingués par leur religion, nous glorifions avant
tout le Maître par ses serviteurs ; nous honorons les justes en rendant
témoignage à leurs mérites ; nous réjouissons le peuple en lui racontant
leurs actions vertueuses. La vie de Joseph nous exhorte à la sagesse,
l'histoire de Samson anime notre courage. L'école sacrée ne connaît
point les règles des éloges ordinaires ; une exposition naturelle des
actions des saints tient lieu d'éloge : il n'en faut pas davantage pour
célébrer de pieux personnages et pour édifier les chrétiens qui désirent
d'avancer dans la vertu.
La loi des éloges
veut qu'on recherche la patrie de celui qu'on loue, qu'on remonte à son
origine, qu'on raconte son éducation: pour nous, notre règle, en louant
les saints, est de rejeter tout ce qui est étranger, et de ne faire
mention que de leurs vertus personnelles. Je vous le demande, en suis-je
plus illustre, si la ville où je suis né a terminé des guerres
difficiles et importantes, a remporté d'éclatantes victoires sur les
ennemis ? Et si cette même ville est assez bien située pour n'avoir à
souffrir ni des froids de l'hiver, ni des chauds de pété ; si elle
compte une grande multitude d hommes ; si elle peut nourrit de nombreux
troupeaux ; si enfin les chevaux y sont meilleurs qu'en aucun pays du
monde, quelle utilité me revient-il de tout cela ? tout cela peut-il
nous donner plus de verni et de mérite ? Ce serait s'abuser que de
croire qu'on puisse louer un homme en racontant comment les sommets
d'une montagne voisine s'élèvent au-dessus des nues et s'étendent au
loin dans les airs. Lorsque les justes ont méprisé le monde entier, ne
serait-ce pas le comble du ridicule de les louer par quelques parties de
ce même monde qu'ils ont dédaigné ? Le seul souvenir des saints suffit
donc pour édifier continuellement l'Église : ils n'ont nul besoin de nos
louanges, nais nous avons besoin de nous rappeler leurs actions pour
nous servir de modèles. Comme le feu produit la lumière, et comme les
parfums rendent une odeur agréable, ainsi une vie sainte procure
nécessairement de grands avantages.
Toutefois, il
serait important de pouvoir saisir avec exactitude la vérité des faits
passés. Ce n'est: qu'une renommée assez incertaine qui nous a transmis
le courage d'un illustre martyr dans les combats pour la foi ; et nous
ressemblons en quelque sorte à un peintre qui, faisant la copie d'un
tableau, doit s'éloigner beaucoup de l'objet original. De même, nous qui
n'avons pas été témoins des actions du bienheureux Gordius, il est à
craindre que nous n'altérions la vérité en les racontant. Mais puisque
nous sommes arrivés au jour qui nous rappelle le souvenir d'un homme
courageux, lequel a combattu avec distinction pour rendre témoignage à
Jésus-Christ, disons ce que nous avons pu apprendre de son histoire.
Il était originaire
de Césarée ; et c'est ce qui doit nous le faire chérir davantage, parce
qu’il a servi d'ornement à notre patrie. Les arbres qui portent de bons
fruits relèvent le prix du terroir ou ils sont plantés : ainsi Gordias,
sorti du sein de notre ville, fait rejaillir une partie de sa gloire sur
le pays qui lui a donné la naissance, et le fait jouir des fruits de sa
piété. De quelque pays que viennent les fruits, on les trouve bons s'ils
sont nourrissants et flatteurs au goût : cependant nous préférons ceux
qui naissent dans nos contrées à ceux qui viennent de loin, parce
qu'outre le plaisir qu'ils nous donnent, il semble encore qu'ils nous
fassent honneur. Le bienheureux martyr se signala dans le métier des
armes ; il eut des emplois considérables, et fut chef dune compagnie de
cent hommes: il se distingua parmi les guerriers de son temps par sa
force et par son courage.
L'empereur qui
régnait alors
voulut étendre la dureté de son caractère tyrannique jusque sur l'Église
à laquelle il suscita une violente persécution: il leva un bras
sacrilège contre une religion fondée sur la parole divine. Des défenses
sévères étaient affichées dans la place publique de Césarée et dans les
quartiers principaux contre le culte rendu à Jésus-Christ : on menaçait
de faire mourir quiconque adorerait le Fils de Dieu. Ou ordonnait de se
prosterner devant les idoles, d'honorer comme des divinités des pierres
et des bois taillés en figures; tous ceux. qui contreviendraient
devaient subir les derniers supplices.
Toute la ville
était en trouble et en tumulte. On ravageait les maisons des fidèles, on
pillait leurs biens ; leurs corps étaient abandonnés aux bourreaux qui
les déchiraient : les femmes étaient traînées dans les rues ; on n'avait
nulle pitié pour la jeunesse, nul respect pour la vieillesse ; des
hommes innocents étaient traités comme des malfaiteurs. Les prisons
regorgeaient de prisonniers. Les maisons les plus opulentes étaient
désertes, les déserts étaient remplis de chrétiens qui s y réfugiaient.
On ne leur reprochait point d'autre crime que leur foi. Le fils
dénonçait son père, le père livrait son fils, le frère se déchaînait
contre son frère, l'esclave se soulevait contre son maître. Toute la
société était plongée dans une nuit profonde : la malice du démon
aveuglait tellement les hommes, qu'ils ne se reconnaissaient plus les
uns les autres. Les maisons de prières étaient renversées, les autels
abattus, on n'offrait plus ni encens ni sacrifices ; il n'y avait pas
même de lieu pour les y offrir. Une consternation morne régnait partout.
Les serviteurs de Dieu se voyaient chassés, toutes les assemblées
pieuses se trouvaient dispersées. Les démons triomphaient. Tout était
souillé de l'odeur et du sang des victimes.
Ce fut alors que
notre généreux centurion, prévenant la sentence des tribunaux, jeta son
baudrier
,
se condamna à un exil volontaire, renonça aux. honneurs du monde, à ses
biens, à ses parents, à ses amis, à ses serviteurs, aux jouissances de
la vie, à tout ce que les hommes ont de plus précieux, pour aller se
cacher dans le désert le plus profond, le plus inaccessible airs
humains: il préféra le compagnie des bêtes à celle des idolâtres; en
cela fidèle imitateur du grand Élie. Ce Prophète voyant que l'idolâtrie
régnait tous les jours de plus en plus à Sidon, se retira sur la
montagne de Choreb, où il s'enferma dans une caverne, tout occupé de
Dieu, conversant avec l'Être suprême autant qu'il est possible à un
mortel. Semblable au prophète, Gordius fuyant le bruit et le tumulte de
la ville, l'agitation de la place publique, le faste des magistrats, les
tribunaux, les calomniateurs, les acheteurs, les vendeurs, les menteurs,
les parjures, les paroles déshonnêtes, les mauvaises plaisanteries, en
un mot, torts les abus et tous les désordres qu'entraînent les grandes
villes ; Gordius, après avoir purifié ses yeux, ses oreilles, et surtout
son coeur, pour se mettre en état de voir Dieu et de jouir de ce bonheur
dès ici-bas, eut l'avantage de jouir de visions célestes, qui lui
découvrirent des mystères cachés, sans le ministère des hommes, et
l'esprit de vérité lui servant de maître.
Ayant réfléchi
combien la vie présente est vaine, frivole, aussi peu solide qu'une
ombre et un songe, il connut un ardent désir de la félicité éternelle.
Il sentit, comme un athlète, qu'il était suffisamment préparé pour le
combat, parles jeûnes, les veilles, les prières, par une méditation
continuelle des saintes Écritures ; il choisit donc le jour où toute la
ville était rassemblée pour voir une course de chevaux faite en
l'honneur de Mars, ou plutôt du démon ami de la guerre. Tout le peuple
assistait au spectacle ; on y voyait les Juifs et les Gentils; un grand
nombre de Chrétiens, peu attentifs sur eux-mêmes, se mêlaient parmi les
profanes; et, sans se mettre en peine de se séparer de la société des
méchants, ils considéraient avec les autres la vitesse des chevaux et
l'adresse de leurs conducteurs. Les esclaves étaient ce jour-là en
liberté, les enfants avaient interrompu leurs études, des femmes
obscures et sans nom étaient confondues avec les hommes. Tout le cirque
était rempli de spectateurs qui regardaient attentivement le combat des
chevaux. Alors notre héros magnanime accourt du haut des montagnes vers
l’amphithéâtre, sans être effrayé de la foule du peuple, sans faire
attention à combien de bras ennemis il se livrait. Avec un coeur
intrépide et des sentiments élevés, il traverse tous les rangs des
spectateurs, comme si c'eût été une file de rochers ou d'arbres, et
paraît au milieu du cirque, justifiant cette sentence des Proverbes : Le
juste est courageux comme un lion (Prov. 28. 1).
Son intrépidité fut
telle, que, se montrant dans l'endroit de l'amphithéâtre le plus
remarquable, il cria de toutes ses forces et prononça d’un ton assuré
ces paroles que plusieurs d'entre nous se souviennent encore d'avoir
entendues : Ceux qui ne me cherchaient pas m'ont trouvé ; je suis venu
me présenter à ceux qui ne m'interrogeaient pas (Is. 65. 1). Il voulait
par-là signifier qu'il venait se présenter au combat sans y être
contraint, saris être épouvanté du péril; à l'exemple de son divin
Maître, qui se manifesta de lui-même aux Juifs, dont il n eût pu être
connu durant les ténèbres d'une nuit obscure.
Un spectacle aussi
extraordinaire attirait les yeux de toute l'assemblée. Le long séjour
que Gordius avait fait sur les montagnes, lui avait donné un air sauvage
: les cheveux hérissés, une barbe longue, un habit déchiré, la maigreur
de tout sou corps, un bâton qu'il portait, une besace qui couvrait
toutes ses épaules, imprimaient sur toute sa personne je ne sais quoi
d'horrible, en même temps que la grâce divine qui brillait au-dedans de
lui se répandait au-dehors et le rendait vénérable. Dès qu'on sut qui il
était, il s'éleva des cris confus de la part des sectateurs de la foi et
des ennemis de la vérité : les uns applaudissaient de joie en voyant un
de leurs compagnons, les antres animaient le juge contre lui, et le
condamnaient d'avance à la mort. Tout était plein de cris et de tumulte.
On ne songeait plus ni aux chevaux, ni à leurs conducteurs ; l'appareil
des chars n'était plus qu'un vain fracas. Tous les regards étaient
arrêtés sur Gordias ; on ne voulait voir que lui, on ne voulait entendre
que lui. Un murmure, tel que le vent en excite, se répandait dans tout
l'amphithéâtre et étouffait le bruit de la course des chevaux. Lorsque
les hérauts eurent imposé silence, les instruments cessèrent de
retentir; on n'écoutait que Gordius, on ne regardait que Gordius : on le
traîna sur-le-champ devant le tribunal du juge qui présidait au
spectacle, D'abord celui-ci interrogea Gordius avec assez de douceur; il
lui demanda qui il était, et d'où il était Gordius déclara quelle était
sa patrie, sa famille, l'emploi qu'il avoir eu dans l'armée, la cause de
sa fuite, le motif de son retour: Je viens, ait-il, pour montrer combien
peu je redoute vos édits, et pour signaler ma fui dans le pieu en qui
j'ai mis mon espérance. J'ai entendu dire que vous étiez le plus cruel
des hommes ; j'ai donc cru. que c'était l'occasion la plus favorable de
remplir mes désirs. Ces paroles enflammèrent la colère du juge, et lui
firent décharger sur Gordius tout le poids de sa fureur. Qu'on appelle,
dit-il, des bourreaux. Où sont les lames de plomb ? où sont les fouets ?
qu'on l'étende sur la roue, qu'on le tourments sur le chevalet ; qu'on
prépare un cachot, les bêtes féroces, les flammes, un glaive, une croix.
Que ce scélérat, ajouta-t-il, est heureux de ne pouvoir mourir qu'une
fois! Au contraire, répliqua Gordius, que je suis malheureux de ne
pouvoir mourir plusieurs fois pour Jésus-Christ! Le juge, déjà féroce de
son naturel, le devint davantage en voyant la confiance de cet homme. Il
regarda comme un mépris la liberté de ses discours, la fierté de
sentiments ; et plus il le voyait intrépide, plus il s'aigrissait, plus
il était jaloux de triompher de sa constance en imaginant des tourments
nouveaux.
Mais Gordius levant
les yeux au ciel, et affermissant son âme par les paroles sacrées des
psaumes, disait avec David : Le Seigneur est mon secours ; je ne
craindrai point les effets des hommes (Ps. 117. 6), et encore : Je
n'appréhenderai aucuns maux, ô mon Dieu! parce que vous êtes avec moi
(Ps. 22. 4). Ces paroles et d'autres semblables qu'il avait apprises
dans les divines Écritures, animaient son courage. Il était si éloigné
de craindre les supplices dont, on le menaçait, qu'il provoquait même
les bourreaux. Que tardez-vous ? leur disait-il; qu'attendez-vous ?
Déchirez mon corps, disloquez mes membres, faites-moi subir les
tourments que vous voudrez ; ne m'enviez pas un bienheureux espoir. Plus
vous me ferez souffrir, plus vous me procurerez une grande récompense.
Il y a un contrat entre le Seigneur et moi. Pour les plaies dont vous
allez couvrir mon corps, il le revêtira d'une lumière éclatante au jour
de la résurrection : pour les affronts, j'aurai des couronnes: pour la
prison, j'aurai un paradis: pour la peine d'être confondu avec les
malfaiteurs, j’aurai la société avec les anges. Sentez beaucoup en moi,
afin que je recueille davantage. Comme donc on voyait qu'il était
impossible de le fléchie par la crainte des supplices, on eut recours
aux caresses. Le démon pour l'ordinaire épouvante le lâche, amollit
l'homme ferme. Le juge usa da même artifice. m'ayant pu effrayer Gordias
par les plus violentes menaces, il essaya de le surprendre par des
flatteries artificieuses. Il lui lit des promesses magnifiques, l'assura
que le prince lui accorderait de plus grandes faveurs encore, un grade
distingué dans l'armée, des biens immenses, tout ce qu'il voudrait.
Ces promesses ne
purent fléchir le bienheureux Gordius : il se moquait de la folie du
juge qui croyait lui offrir des équivalents au royaume céleste. Voyant
donc que tous ses efforts étaient inutiles, cet impie s'abandonne à
toute sa fureur ; il tire son épée, comme s'il eût représenté le
bourreau; et souillant d’un meurtre son bras et sa langue
,
il condamne le saint martyr. Tout le peuple abandonna l'amphithéâtre, et
vint en foule devant le tribunal. Tous ceux qui étaient restés dans les
maisons en sortirent pour voir ce grand et superbe spectacle; spectacle
qui causait de l'admiration aux anges et à toutes les créatures, de la
douleur et de la terreur aux dénions. La ville se trouva déserte, parce
que tous les habitants vinrent fondre comme des flots au lieu du
martyre. Les hommes et les femmes de toute condition accouraient à
l'envi. Les maisons demeurèrent sans gardiens, les boutiques des
marchands restèrent sans être fermées, et les marchandises exposées dans
la place publique. La ville n’était en sûreté que parce que tout le
monde en était sorti, de sorte qu'il n'y avait personne qui pût faire de
mauvaises actions. Les esclaves abandonnaient le service de leurs
maîtres. Les citoyens et les étrangers étaient présents. Les vierges
même eurent la hardiesse de se montrer aux regards des hommes. Les
vieillards et les malades, malgré leur faiblesse, sortirent hors des
murs. Cependant le bienheureux martyr, qui ne respirait que pour la vie
éternelle dont la mort allait lui ouvrir rentrée, était entouré d'une
foule de ses amis et de ses proches, qui l'embrassaient en gémissant,
qui lui faisaient leurs derniers adieux, et qui, versant des larmes
amères sur son sort, le concluraient de ne pas sacrifier la fleur de sa
jeunesse, de ne pas renoncer à la lumière du jour, cette lumière si
agréable. Quelques-uns cherchaient à l’éblouir par des raisons
spécieuses. Reniez seulement de bouche, lui disaient-ils, et croyez au
fond du coeur ce que vous voudrez. Ce n'est point aux paroles que Dieu
fait attention, mais aux sentiments. Par-là vous adoucirez le juge sans
offenser le Seigneur.
Notre pieux héros
restait ferme et inflexible, sans pouvoir être entamé par aucune
attaque. Rien ne pouvait ébranler sa constance. L'était la maison du
sage bâtie sur le roc (Mt. 7. 24), que ni les vents qui souillent avec
impétuosité, ni les pluies qui tombent du ciel, ni les torrents qui se
précipitent des montagnes, ne sauraient renverser. Tel était Gordius,
dont la foi en Jésus-Christ était appuyée sur un fondement inébranlable.
Il voyait des yeux de l’esprit le démon qui cherchait à le séduire, qui
excitait l’un à verser des larmes, qui suggérait à l’autre des paroles
persuasives; il adressait à ses amis qui pleuraient, cette parole du
Sauveur: Ne pleurez pas sur moi (Lc. 23. 28) ; pleurez sur les ennemis
de Dieu qui persécutent les chrétiens avec tant de fureur; qui, par les
bûchers qu'ils allument contre nous, amassent contre eux-mêmes des
trésors de flammes éternelles: Cessez de pleurer et d affliger mon coeur
(Ac. 21. 13). Je suis prêt, non seulement à mourir une fois pour le nom
de Jésus-Christ, mais à subir mille morts s’il était possible. Il
répondit à ceux qui lui conseillaient de renier Jésus-Christ seulement
de bouche : Une langue créée par Jésus-Christ ne peut se résoudre à
blasphémer celui dont elle tient l'être. Nous croyons de coeur pour être
justifiés, mais nous confessons de bouche pour être sauvés (Rm. 10. 10).
Le salut des guerriers est-il donc désespéré ? Aucun centurion n'a-t-il
été trouvé fidèle ? Je me rappelle d'abord celui qui, au pied de la
croix de Jésus-Christ, reconnaissant sa divinité par les prodiges qu il
opérait, lorsque l'attentat des Juifs était encore tout récent, ne
redouta point leur fureur, ne balança l'oint à annoncer la vérité,
confessa sans crainte que Jésus-Christ était vraiment le fils de Dieu
(Mt. 27. 54). Je sais qu'un autre centurion, durant le cours de la vie
mortelle du Seigneur, reconnut qu'il était Dieu, souverain des
puissances célestes; que, par un simple ordre adressé aux ministres de
ses volontés, il pouvait envoyer des secours à ceux qui en avaient
besoin (Mt. 6. 8). C'est au sujet de cet homme que le Seigneur disait
qu'il n'avait point trouvé une foi aussi grande dans tout Israël. Le
centurion Cornélius eût l'avantage de voir un ange (Ac. 10. 3), et
d'obtenir enfin le salut par l'entremise du prince des apôtres. Ses
aumônes et ses prières trouvèrent grâce auprès de Dieu. Je voudrais être
le disciple de ces centurions. Comment renierai-je le Dieu que j'ai
adore dès mou enfance ? un tel blasphème ne ferait-il pas trembler le
ciel, ne couvrirait-il pas les astres de ténèbres ? la terre
voudrait-elle après cela me porter ? Ne vous y trompez pas, on ne peut
se moquer de Dieu (Gal. 6. 7). Il nous juge par notre propre bouche (Lc.
19. 22) ; c'est par nos paroles qu'il nous justifie, c'est par nos
paroles qu'il nous condamne. N'avez-vous pas lu cette terrible menace du
Seigneur? Celui qui me reniera devant les hommes, je le renierai devant
mon Père qui est dans les cieux (Mt. 10. 33). Pourquoi ne
conseillez-vous d'user de dissimulation? pourquoi voulez-vous que j'aie
recours à un tel artifice ? Est-ce pour gagner quelques jours? mais je
perdrais l'éternité toute entière. Est-ce pour fuir les douleurs du
corps ? mais je serais privé de voir les biens des justes. C'est une
folie manifeste de se perdre avec art, d'employer l’artifice et la ruse
pour se procurer des peines éternelles. Pour moi, voici le conseil que
je vous dorme: si vous pensez mal, revenez à des sentiments de piété; si
vous dissimulez pour vous accommoder à la conjoncture, renoncez au
mensonge, et parlez selon la vérité (Ep. 4.25). Dites que le Seigneur
Jésus est dans la gloire de Dieu son Père (Phil. 2. 10 et 11). Cette
parole sera prononcée par toutes les langues, lorsque tout genou
fléchira au nom de Jésus, dans le ciel, sur la terre et dans les enfers.
Tous les hommes sont mortels, peu sont martyrs. N'attendons pas l'heure
de notre mort, mais passons de la vie à la vie. Pourquoi attendre un
trépas naturel, qui est sans fruit, sans avantage, commun aux hommes et
aux brutes ? Tout titre qui vient à la vie par la génération, est usé
par le temps, détruit par la maladie, emporté par une mort inévitable.
Puis donc qu'il vous faut absolument mourir, procurez-vous la vie par la
mort. Faites-vous un mérite de la nécessité. N'épargnez pas une vie
qu'il faudra nécessairement perdre. Quand les biens terrestres serment
éternels, on devrait toujours en faire le sacrifice pour obtenir les
biens célestes. Mais s'ils sont passagers et d'une nature bien
inférieure, c'est une folie de témoigner pour eux tant d'empressement,
et de nous priser par-là du bonheur que nous avions droit d'espérer.
Après que le saint
martyr eut parlé de la sorte, et qu'il se fut muni du signe de la croix,
il s'avança au supplice sans changer de couleur, sans que la sérénité de
son visage fut aucunement altérée. On eût dit qu'il allait, non tomber
en la puissance des bourreaux, mais se déposer lui-même entre les mains
des anges, pour qu'ils reçussent son âme au sortir de son corps, et
qu'ils la transportassent, comme celle de Lazare, dans la vie
bienheureuse. Qui pourrait exprimer les cris de tout le peuple! Le
tonnerre fit-il jamais entendre un bruit aussi horrible que celui qui
s'éleva alors dans le ciel: C'est ici la lice où combattit ce généreux
athlète. C'est aujourd'hui le jour où il offrit cet admirable spectacle,
dont le temps n'a pu encore effacer la mémoire, dont l'habitude n'a pu
affaiblir l'idée, dont les événements postérieurs n’ont pu surpasser le
mérite. Plus on regarde le soleil, plus on l'admire: ainsi le souvenir
de Godius est pour nous toujours récent. La mémoire du juste sera
éternelle (Ps. 111. 7), et parmi les habitants de la terre tant que la
terre subsistera, et dans le royaume des cieux, et auprès du juste Juge,
à qui soient la gloire et l'empire dans les siècles des siècles. Ainsi
soit-il.
source :
http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/basile/index.htm
NOTES
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