Pierre de Bérulle
(1575-1629)

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La spiritualité de Bérulle

Remarque préalable

D’une manière générale, Bérulle s’adresse à des croyants et il considère que chacune de nos actions doit s’inscrire dans une vie spirituelle solide et enracinée dans l’oraison et la contemplation. Il ne faut pas oublier non plus que Bérulle fut le fondateur d’une congrégation religieuse: les Oratoriens, et responsable, pendant plusieurs années des Carmélites de France. Par ailleurs, Bérulle fut un grand conducteur d’âmes, comme d’ailleurs la plupart des grands hommes de l’École française de spiritualité. En conséquence, les  écrits de Bérulle sont de deux sortes:

          – Des ouvrages que l’on pourrait qualifier ”de base”.

          – De nombreuses lettres de direction proposant des règles de vie, des conseils pour la vie quotidienne, afin de conduire les destinataires: oratoriens, carmélites, religieux ou personnes du monde, vers une vie spirituelle élevée et exigeante, tout en restant ancrée dans le réel.

Bérulle est entièrement centré sur la personne de Jésus. Pour lui, Dieu est Quelqu’un. Est-ce pour cela que sa spiritualité, parfois déroutante pour nos mentalités d’hommes du XXIe siècle, apparaît cependant très actuelle? Pour Bérulle, il y a d’abord Dieu, puis l’Homme. Mais le Verbe de Dieu s’est incarné, et le Christ, à la fois Dieu et homme, se situe incontestablement au centre de la création. De même, le mystère de l’Incarnation est le centre autour duquel rayonnera toute la vie spirituelle de Bérulle.

Il est très difficile de présenter la spiritualité multiforme de Bérulle. Cependant nous essaierons de découvrir:

          – comment, selon Bérulle, Dieu, en créant l’Homme, pensait déjà à l’incarnation de son Fils, à son anéantissement,

          – comment Bérulle situe l’homme par rapport à Dieu et au Christ,

          – comment Bérulle voit le Christ,

          – comment les hommes doivent adhérer au Christ,

          – comment les hommes doivent répondre aux appels du Christ et devenir de vrais serviteurs,

          – comment la Vierge Marie est l’intermédiaire merveilleux entre Jésus et les hommes, et quelle est l’importance de son action dans la vie spirituelle de chaque homme.

Pratiquement, Bérulle propose surtout une spiritualité de relation et d’ouverture à Dieu par l’humanité de Jésus-Christ. C’est une voie pleine d’amour, de confiance et de simplicité. Il suffit de vivre en présence de Dieu et d’adorer sa grandeur, sa puissance et son amour, de s’offrir à Jésus et de rendre grâce constamment à cause du mystère de l’Incarnation qui renferme tous les mystères que Dieu veut bien nous révéler.

En un mot, en suivant l’Évangile qui nous fait vivre avec Jésus vivant et agissant au milieu des hommes, nous rencontrons QUELQU’UN, une personne qui s’intéresse à nous, qui nous parle et nous entend. Nous rencontrons Dieu vivant qui nous parle et qui nous aime. Mais pour cela il faut laisser la grâce agir en nous, et nous laisser dépouiller par elle, nous reconnaissant créature, et créature faillible. Nous abandonnant totalement à la volonté de Dieu, adhérant à Jésus-Christ, nous connaîtrons la paix et l’amour véritable, l’amour du Père qui nous a donné son Fils.

2-1-L’homme par rapport à Dieu

Il faut toujours se souvenir que, “comme Dieu est le premier principe, il est aussi la fin dernière de toutes choses... Dieu est la fin dernière des mauvais aussi bien que des bons: des uns par élection de volonté, des autres par nécessité, et les damnés aussi bien que les saints n’auront que Dieu pour objet éternellement, objet aux uns de haine par leur malignité, d’amour aux autres par leur bonne volonté; mais objet unique et éternel des uns et des autres...”

2-1-1-Le projet de Dieu

Tout d’abord, Bérulle estime “que Dieu qui voit les choses futures dans les présentes, voyait en cet œuvre (mot masculin chez Bérulle) de la Création celui de l’Incarnation, et se plaisait à penser au second Adam en formant le premier... Aussi y a-t-il un grand rapport entre l’œuvre de la création de l’homme et celui de l’Incarnation du Verbe.” Bérulle peut alors se permettre d’avancer : “L’homme qui est à l’image de Dieu, par lequel il est fait, est encore l’image de l’Homme-Dieu par lequel il est refait, et que Dieu, faisant l’homme, faisait comme un prélude du mystère de l’Incarnation.”

Et c’est pourquoi, en faisant l’homme, Dieu “s’applique”, bien davantage qu’en faisant les univers. “Il prend entre ses mains une pièce de terre, dont il le veut former; il la forme par soi-même et non par ses anges. Il y inspire l’esprit de vie et y marque et imprime son image très parfaite.” (GR)

Malgré cela, l’homme est encore en devenir; l’homme ne peut s’accomplir pleinement que par la grâce de Dieu : “La nature de l’homme n’a pas été créée pour demeurer dans les termes de la nature; elle a été faite pour la grâce et destinée à un état élevé par-dessus sa puissance, et est en capacité d’être actuée de sa nouvelle puissance (de devenir réelle et capable d’agir, d’évoluer) à laquelle elle aspire comme à une chose qui lui est défectueuse (qui lui manque). Or cet être de puissance c’est Jésus; car la grâce n’est qu’une émanation de lui... Nous sommes en capacité (en besoin) et capacité pure de lui...”

La vie de la grâce nous met en relation avec Dieu. “Nous devons tous désirer, non pas d’être, mais, ou de n’être point, ou d’être en relation vers Dieu et son Fils unique, voire n’être que relation vers lui... Ô que cette catégorie de relation est importante dans le monde de la grâce!... Jésus-Christ, Fils incarné du Père en est la substance, comme étant la grâce incréée, et notre grâce consiste en relation vers lui.”

2-1-2-Mais qui donc est Dieu ?

Écoutons Bérulle :

Dieu “nous apprend qu’il surpasse nos sens et nos esprits, et nos paroles; que son essence est sagesse, son pouvoir est bonté, son vouloir est amour; qu’il est le souverain, le principe et la fin de tout être; qu’il est le centre et la plénitude de toutes choses, qu’il doit être révéré par un sacré silence, et non pas profané par les discours téméraires de l’homme.

Il est sans nom et meilleur que tout nom, il est tout et au-delà de tout. Il fait les temps et est avant les temps. Il est inaccessible, mais intime en tout. Il est invisible, mais voyant tout; il est incompréhensible, mais comprenant tout. Il est éternel, contenant tous les temps, mais sans aucun temps. Il est présent partout, mais sans aucun lieu. Il est infini mais fini à Lui-même, parce qu’il n’est et n’a rien hors de Lui... Et tout ce qui peut être ne peut rien ajouter à sa tranquillité, à sa grandeur, à sa félicité.” (Vie de Jésus)

2-1-3-La création de l’homme

L’homme est un très grand miracle qui renferme en lui-même comme un abrégé des mondes spirituels et matériels. Sa nature spirituelle “est une image de Dieu et de la souveraineté et opération de Dieu en la terre.” Sa nature corporelle et sensible porte en elle tous les éléments de la matière, de la vie et de la sensibilité. L’homme “est le mélange le plus parfait qui soit dans la nature, auquel il semble que Dieu ait voulu faire un nouvel univers et un petit monde,... qui porte au milieu de l’univers comme un abrégé de Dieu en l’esprit de l’homme, et un abrégé du monde en la structure admirable de son corps.” (GR)

Tout d’abord, Bérulle estime “que Dieu qui voit les choses futures dans les présentes, voyait en cet œuvre (mot masculin chez Bérulle) de la Création celui de l’Incarnation, et se plaisait à penser au second Adam en formant le premier... Aussi y a-t-il un grand rapport entre l’œuvre de la création de l’homme et celui de l’Incarnation du Verbe.” Bérulle peut alors se permettre d’avancer: “L’homme qui est à l’image de Dieu, par lequel il est fait, est encore l’image de l’Homme-Dieu par lequel il est refait, et que Dieu, faisant l’homme, faisait comme un prélude du mystère de l’Incarnation.”

Et c’est pourquoi, Dieu “s’applique”, en faisant l’homme, bien davantage qu’en faisant les univers. “Il prend entre ses mains une pièce de terre, dont il le veut former; il la forme par soi-même et non par ses anges. Il y inspire l’esprit de vie et y marque et imprime son image très parfaite.” (GR) “Dieu voulant avoir de sa créature un hommage, une louange et une connaissance sensible et spirituelle tout ensemble, il l’avait dotée d’un être spirituel et sensible tout ensemble.” (OP) Dieu a créé le monde pour qu’il soit heureux. Dieu répand le bonheur hors de lui-même, et pour ce faire, Il a créé l’homme “qui est le chef-d’œuvre de ses mains.” (Vie de Jésus)

2-1-4-Le péché de l’homme

Mais l’homme a péché et s’est séparé de son Créateur... “Ainsi le monde est en désordre et l’homme est en péché. Dieu, donc, contemplant son ouvrage, voit ce malheur arrivé au monde et ce désastre en l’ouvrage de ses mains. Il veut le réparer; il veut faire un nouvel Adam, plus saint, plus ferme, plus solide que le premier. Il veut former un nouvel homme, homme et Dieu tout ensemble...”

Alors Dieu assemble un grand peuple et lui donne une Loi. Cette Loi annonce le Messie, le promet, mais ne révèle rien. “Elle l’attend, mais elle ne le reçoit pas...”

Pourtant, en étudiant la Loi et les prophètes, on s’aperçoit que toute l’Écriture concerne Jésus. Pourtant, pendant le temps de la Loi, Jésus est vivant, “et vivant avant que de vivre. Il est vivant, non en son propre corps, mais dans le corps de la Loi, mais dans l’esprit des prophètes, mais en l’autorité des patriarches... Tous les patriarches et les prophètes ne sont que pour Lui, ne sont prophètes que pour parler de Lui. Bref, et le ciel et la terre conspirent ensemble au regard de Lui; le ciel à L’annoncer, et la terre à L’attendre; le ciel à L’envoyer, et la terre à Le recevoir.

Dès lors Bérulle ne peut que soupirer: “Terre heureuse, si tu eusses su connaître ton bonheur! Terre malheureuse de ne l’avoir pas connu! Aussi ton malheur tirera un jour les larmes des yeux de ton Sauveur et Seigneur.” (Vie de Jésus)

“Vive Jésus donc, car il est la vie; et il est vivant avant que de vivre, et même il donne la vie avant que d’avoir la vie... Jésus est l’objet et la fin de la Loi.” (Vie de Jésus)

Dieu est la vie de notre âme comme l’âme et la vie de notre corps; et c’est Jésus, Fils de Dieu, qui vient nous la proposer et à laquelle il nous appelle par son Esprit-Saint. C’est la fin pour laquelle nous sommes créés: “Vivre à Dieu, c’est vraiment vivre.” En effet: “La vie principale qui soit en l’homme, c’est la vie de son âme; c’est la vie qui applique cette âme à l’objet principal et le plus noble de l’âme qui est Dieu même; c’est la vie qui remplit et occupe sur cet unique objet toutes les facultés de cette âme, son entendement par connaissance, et sa volonté par amour.”

Bérulle peut méditer :

“Ô vie, vraie vie et seule vie, vie du ciel et non de la terre!... Vie propre à Dieu mais offerte à l’homme... Pour me préparer à cette vie, je considérerai comme c’est chose grande d’aimer Dieu, et de penser à Dieu pour l’aimer.

Entre toutes les actions que la créature peut exercer envers son Créateur, la plus grande, la plus noble, la plus digne et la plus heureuse, c’est l’action de l’amour qu’elle doit et rend à son Dieu... Que l’homme est misérable de s’employer si peu à une action si grande, et se donner si peu à une chose si puissante!”

2-2-L’Incarnation. Comment Bérulle voit le Christ

2-2-1-Le mystère

Le Mystère de l’Incarnation conduit Pierre de Bérulle à contempler la personne de Jésus qui est le passage obligé de notre relation à Dieu. En effet, Jésus, en s’incarnant, a vécu et est mort comme tous les hommes. Et c’est dans son humanité qu’Il a été glorifié. Jésus est le chemin qui nous mène à Dieu, et c’est seulement en Le contemplant et en L’imitant que les hommes peuvent entrer en relation avec le Père... “L’Incarnation du Fils manifeste l’alliance irrévocable entre Dieu et l’homme. Réalisons-nous que le Fils est ‘à la droite du Père avec son humanité glorifiée ?’”

Bérulle découvre ainsi trois naissances de Jésus:”

          – sa naissance au sein de son Père dans la vie éternelle,

          – sa naissance au sein de la Vierge dans la vie temporelle,

          – sa naissance au sépulcre dans la vie immortelle.

C’est ainsi que Dieu, qui est admirable en soi-même, en ses œuvres et en ses saints, est encore admirable en son Fils unique qui est un autre Lui-même, en l’œuvre de ses œuvres, qui est l’Incarnation; et au Saint des Saints, qui est Jésus-Christ notre Seigneur.”

Jésus est unique, en la divinité, en la filiation, en l’humanité. Jésus est un en Dieu. “L’unité est un triomphe en Dieu et en son œuvre qui est l’Incarnation, et en son Fils unique qui est Jésus-Christ Notre-Seigneur... parce que Dieu est un, le Père est un, le Fils est unique, et le Saint-Esprit même est unité d’esprit et d’amour.”

Jésus, Dieu et homme, c’est Dieu lui-même:

“Ses grandeurs ne peuvent pas être expliquées en si peu de paroles, ce doit être notre objet perpétuel en notre vie et en notre éternité... ce doit être le sujet de nos pensées journalières. Il est Dieu en soi-même... mais un Dieu qui se fait créature pour ses créatures, demeurant créateur, mais un Dieu qui ne perd point ses grandeurs par ses abaissements, mais les rend communicables à ses créatures, mais un Dieu nôtre.”

Ô puissance ! Ô amour de Dieu envers nous ! Ô dignité de notre nature !”

Pourtant, l’humanité de Jésus appartient à la fois au Père et au Fils, et dans l’homme Jésus nous avons à admirer “les rapports admirables du Père au Fils en qualité de Père et en qualité de Dieu, et du Fils au Père en qualité de Fils et en qualité de Fils incarné ; et de cette humanité à tous les deux, d’autant qu’elle appartient au Père comme l’humanité de son Fils, et elle appartient au Fils comme son humanité propre.”

Mais attention! Dieu veut s’unir à notre humanité par son Incarnation et l’Incarnation est indissociable de la Résurrection du fils de Dieu : “Car le Verbe se fait chair, Dieu se fait homme, l’homme devient Dieu, et Dieu se fait homme pour faire les hommes dieux. Car au point de la résurrection, le Fils unique de Dieu donne à cette humanité une vie nouvelle, une vie céleste, une vie immortelle.

La Résurrection est la nouvelle naissance de Jésus. “La première naissance se termine à la croix... la deuxième naissance se termine au ciel... En l’une vous naissez, Ô Jésus, en l’autre vous renaissez. Vous naissez comme homme en Bethléem, vous renaissez comme homme au sépulcre, mais comme homme immortel, et immortalisant les hommes. L’une de ces naissances regarde la Croix, l’autre regarde le ciel... Là vous mourez et ici vous vivez; là vous souffrez, ici vous régnez; là vous entrez en nos misères, et ici vous entrez en la gloire du Père...” 

Les mystères de Jésus sont grands et ils sont toujours présents. Aussi devons-nous les considérer, “non comme choses passées et éteintes, mais comme choses vives et présentes, et même éternelles, et dont nous avons aussi à recueillir un fruit présent et éternel.”

L’Incarnation, “c’est une affaire qui regarde l’état du Fils de Dieu hors le sein de son Père... C’est une affaire d’État qui regarde Dieu même. En cette affaire, il s’agit du royaume de Dieu. Car Dieu qui règne en soi-même et en son unité propre veut régner hors de soi-même et en la diversité de ses créatures... Le Fils de Dieu, par le vouloir du Père, vient au monde pour le salut du monde.”

Dieu veut régner hors de Lui-même et spécialement dans le cœur des hommes. Pour cela : “Le Fils unique de Dieu se voyant immuable en son être, veut se faire homme pour vivre d’une sorte de vie en laquelle il puisse souffrir et opérer... pour honorer son Père, non seulement dans le cours de sa vie voyagère sur la terre, mais encore dans un nouvel état permanent dans le ciel et dans l’éternité.”

Par l’Incarnation, le Fils de Dieu est venu partager la vie des hommes : “Que c’est un temps heureux que celui de la vie et du séjour de Jésus en la terre !... C’est le printemps de la grâce et du salut ; c’est la plénitude des temps, ce que dit l’Écriture; c’est en ce temps que les choses les plus grandes doivent être opérées par hommage à la présence d’un Dieu naissant et vivant, d’un Dieu marchant et conversant, d’un Dieu parlant et opérant sur la terre.” (Élev à Mad)

L’Incarnation est un mystère de vie. Bérulle nous invite à suivre Jésus : “Suivons-le pas à pas. Tantôt vous le verrez dans une crèche, et tantôt en une croix; vous le verrez naissant et croissant; vous le verrez vivant et mourant; vous le verrez et en la terre et au ciel. Mais en tous ces états différents, il est sans diversité aucune; il est toujours Homme-Dieu, et sera pour jamais Dieu et homme.”

Jésus passera par tous les états de la vie des hommes, donc “par tous les degrés de notre nature et jusques à la mort...” La mort qui nous fait vivre : “Ainsi nous avons une mort qui donne plus de vie au monde et de gloire à Dieu que la vie des anges même dans la gloire... Car c’est la mort d’un Dieu vivant et mourant en notre humanité qui donne vie éternelle aux pécheurs, et qui aura puissance un jour... pour donner la résurrection de la vie aux uns, et aux autres la résurrection du jugement.”

D’où le conseil de Bérulle donné à ses lecteurs : à l’exemple de Jésus “nous devons choisir cette voie constante, solide, permanente et embrasser une manière de vie qui soit d’elle-même honorant la majesté de Dieu... et qui soit en l’honneur de l’état de vie en laquelle entre le Fils de Dieu par le sacré mystère de l’Incarnation.”(GR)

Il y a plus : “Le conseil de Dieu, c’est que ces états soient honorés, soient appropriés, soient appliqués à nos âmes.” Ainsi, Dieu se partage à tous ses enfants, “se les rendant participants de l’esprit et de la grâce de ses mystères, appropriant aux uns sa vie et aux autres sa mort, aux uns son enfance, aux autres sa puissance, aux uns sa vie cachée, aux autres sa vie publique, aux uns sa vie intérieure, aux autres sa vie extérieure, aux uns ses opprobres, aux autres ses miracles, aux uns son abaissement et aux autres son autorité.” Mais toujours Il se donne Lui-même à tous, “Il nous donne son cœur, sa grâce et son esprit... Il nous incorpore en Lui. Il nous rend siens, vivant en Lui, de Lui et par Lui.”

Quel bonheur pour la terre! “La terre reste toute sanctifiée par la présence du Fils de Dieu, et une des accusations de la terre contre nous sera de ce que nous avons si mal traité le Fils de Dieu, elle ayant été par lui sanctifiée pour ce qu’elle (parce qu’elle) a soutenu (porté) le Fils de Dieu.” (OP)

2-2-2-Le Saint-Esprit dans l’Incarnation

Bérulle contemple la Trinité occupée, avec la Vierge, au divin ouvrage de l’Incarnation : “Le Saint-Esprit, la troisième en l’ordre des personnes divines, est le premier en l’ordre de cette opération. Aussi est-il nommé le premier en la personne de l’ange... qui dit à Marie: ‘Le Saint-Esprit surviendra sur vous et la vertu du Très-Haut vous environnera.’... Comme c’est la personne propre du Saint-Esprit qui prépare la Vierge à cette rare et insigne opération, c’est la personne du Père éternel qui s’unit à la personne de la Vierge, en qualité de Père de celui qui doit prendre naissance en elle... Le mystère de l’Incarnation est accompli, non seulement en la nature humaine, mais aussi pour toute la nature humaine, et pour lier le genre humain à Dieu dont il était séparé par le péché.”

2-3-La personne de Jésus

2-3-1-La condition divine et humaine de Jésus

Bérulle contemple longuement le mystère de l’Incarnation, mystère dans lequel nous sommes tous appelés, “comme par état et par essence à la contemplation,... notre dernière fin la vie éternelle, n’étant autre chose que la parfaite contemplation de Dieu et de Jésus-Christ.”

En Jésus “Dieu est homme vraiment, réellement et substantiellement; et l’homme est Dieu personnellement, et Dieu et l’homme ne constituent qu’une même personne... Dieu a joint l’humanité à soi, la vivifie en soi et la rend consubsistante avec sa divinité... Quand l’humanité (de Jésus) est adorée, Dieu est adoré en elle; et quand elle parle, quand elle marche, Dieu est parlant et marchant... Quand cette humanité opère ou pâtit, Dieu est agissant et pâtissant en elle, et ses actions et passions sont divines, et, en cette qualité, ont un mérite, un prix et une valeur infinis... Ainsi Dieu incompréhensible se fait comprendre en cette humanité...”

Jésus assume pleinement sa condition humaine. “Mais il n’a pourtant pas (à l’Incarnation) été établi pleinement dans la gloire du Père. Car nonobstant cet état suprême et divin, il est demeuré dans les langes de la crèche, dans l’enfance et dans l’impuissance de l’enfance, bref, dans les bassesses de la vie humaine, dans les épines de la Croix et dans les ténèbres de la mort.

Et bien qu’en ces états il fut vraiment Dieu-Homme, il était Dieu enfant et impuissant dans une étable, il était Dieu vivant et inconnu dans un coin de la Judée, il était Dieu souffrant et mourant sur une croix... Et en cet humble état d’abaissement, la divinité du Père était en lui, l’amour du Père était en lui et le Père disait de lui: en lui j’ai mis toute ma complaisance. Mais la gloire du Père n’était pas encore établie en lui. Il était dans la divinité du Père, dans l’amour du Père, mais non encore dans la gloire du Père.”

Jésus Fils de Dieu a été jusqu’au bout de sa condition humaine. “Mais il a voulu employer l’âme et le corps, la vie et la mort, les actions et les souffrances, le fonds et le revenu, (capital et intérêts) tout ce qu’il est, tout ce qu’il a, tout ce qu’il fait, tout ce qu’il porte, donnant tout pour avoir tout et nous offrir tout au Père éternel.”

Bérulle, hors de lui contemple Jésus souffrant, Jésus devenu un homme de néant, un malfaiteur, Jésus “moqué comme un fol en la cour d’Hérode, lui qui est la sagesse du Père éternel... Je vous considère donc et adore, ô mon Sauveur, non comme jadis entre les anges, ni comme auparavant entre les apôtres, mais entre les bourreaux qui déchirent votre chair sacrée, si cruellement que vous êtes navré (blessé) de tant de plaies...

Oh! humilité du grand Jésus, qui, étant la Sapience éternelle, se laisse traiter comme un fol! Oh! Charité du bon Jésus qui applique et présente à Dieu son Père tous ces outrages et ses douleurs pour le salut de ceux-là même qui l’outragèrent et l’affligèrent! Ils ne pensent qu’à vous déshonorer, et à vous ôter de dessus la terre, et vous ne pensez qu’à leur acheter au prix de vos travaux et de votre sang, le Ciel et la vie éternelle!... Et par ainsi, le même Dieu qui a fait le monde, fait en cet instant un nouveau monde... Car Jésus est un monde... qui renouvelle et perfectionne ce monde.”

2-3-2-Et Jésus Verbe incarné par amour, veut rester présent au milieu de nous

“Le Fils de Dieu s’est communiqué par voie d’amour et par voie d’effusion (se répandant comme un don) et d’exinanition (extrême épuisement, proche de l’anéantissement) de soi-même à l’humanité par l’Incarnation. Ainsi, toujours le Fils de Dieu se communique soi-même, ainsi toujours il se communique, s’oubliant et s’anéantissant soi-même, pour se souvenir de nous et pour nous remplir de lui.

Le Fils de Dieu se donne à l’homme pour l’homme, pour faire vivre Dieu en l’homme et l’homme en Dieu... car c’est Dieu même que l’homme reçoit en ses mystères, et c’est Dieu même que l’homme offre en sacrifice. Nous avons Dieu réellement présent au milieu de nous en la terre, comme nous l’aurons présent au Ciel.”

2-3-3-Jésus est lumière

“Le Verbe éternel est lumière... Jésus naît de son Père comme lumière, et il veut encore naître au monde avec lumière, comme Dieu de lumière.” Alors, “la lumière s’abaisse du plus haut des cieux jusqu’au plus bas de la terre... Elle s’abaisse, mais ne s’avilit pas; elle s’applique et s’unit, mais ne se mêle pas; elle s’incorpore mais ne s’infecte pas. Aussi le Verbe dans les conditions de notre enfance, retient-il ses grandeurs et perfections,... mais, en s’abaissant sans s’avilir, il nous élève; en s’unissant, il nous purifie ; en s’incorporant, il nous déifie...”

Bérulle nous indique aussi comment nous pouvons recevoir la lumière de Jésus: en allant par son chemin : “Il vient par humilité, charité, bénignité (douceur). Allons par là au-devant de lui ; autrement nous ne le pourrons rencontrer. Présentons-nous à son humilité, sa charité, sa bénignité ; ouvrons-y nos cœurs afin qu’elles s’y impriment... La lumière incréée produit une lumière créée, l’amour incréé produit un amour créé. Il en est de même des qualités et des vertus de Dieu incarné. Son humilité, divinement humaine, se veut imprimer dans nos âmes et nous rendre humbles ; sa douceur tend à nous rend doux. Car en Jésus, le parler est faire, et enseigner, c’est donner.”

2-3-4-Jésus dans la Trinité sainte

Dieu est Amour car Il est Trinité, et c’est Jésus, Dieu-incarné, qui nous révèle ce mystère. Dans l’Incarnation Dieu n’agit que par amour, et en Jésus, la puissance, la bonté, la grandeur de Dieu et sa majesté se sont converties en amour. ”Ce mystère est amour, et n’est qu’amour... Dieu est amour et n’est qu’amour en ce mystère. Dieu est homme, mais c’est non sa nature, c’est son amour qui le fait homme.” Mais Dieu est toujours un : “L’unité est un triomphe en Dieu et en son œuvre qui est l’Incarnation, et en son Fils unique qui est Jésus-Christ Notre Seigneur... Parce que Dieu est un, le Père est un, le Fils est unique, et le Saint-Esprit même est unité d’esprit et d’amour...”

Dès lors, contemplant Jésus au sein de la Trinité, Bérulle peut risquer une longue thèse théologique qui est aussi un véritable hymne à la Trinité : “Trinité sainte, divine et adorable en l’unité de votre essence, en la pluralité de vos personnes, en l’égalité de vos grandeurs, je vous loue et vous bénis, je vous adore et vous rends grâce de ce conseil divin tout admirable que vous avez tenu de toute éternité, d’unir un jour et pour jamais la nature humaine à votre divine essence !

Ô Père éternel et tout puissant, qui de votre puissance produisez en vous-même un fils unique égal à vous, et le produisez toujours, d’une production divine, sans fin et sans commencement, comme votre propre essence : je vous aime et vous adore comme toujours Père et toujours engendrant votre Fils; je vous loue et vous bénis, comme donnant ce même Fils unique à cette humanité dérivée de la Vierge, et comme le donnant par amour infini.

Ô Verbe éternel, vous êtes un avec le Père en unité d’essence et en unité de principe; source de vie divine et incréée, étant source de vie en la divinité, vous l’avez voulu être en notre humanité... Étant Fils de Dieu dans l’éternité, vous avez voulu être le Fils de l’Homme en la plénitude des temps... Amour anéantissant et anéantissement d’amour que je révère et adore comme donnant existence et subsistance à une nature humaine en la grandeur d’une personne divine, et comme ayant son origine dans l’excès d’un amour incréé et infini.

Ô Saint-Esprit du Père et du Fils, procédant d’eux en unité d’origine, et les liant tous deux en unité d’amour et d’esprit... vous êtes en la Trinité sainte le lien sacré des personnes divines entre elles, et en l’Incarnation vous liez une personne divine à une personne humaine. Vous êtes l’Esprit d’amour, et vous faites en la terre cette opération d’amour, cette union divine, cette alliance incomparable qui joint la terre au ciel, l’être créé à l’être incréé, et Dieu à l’homme, d’une liaison si étroite que nous avons un Dieu-Homme et un Homme-Dieu pour jamais.”

2-3-5-Présence de Dieu dans la nature humaine de Jésus

Comment résumer la présence de Dieu dans la nature humaine ? Il faut la concevoir “comme une présence toute propre et particulière,... une présence opérante et actuante (rendant agissante)cette humanité, d’un nouvel être divin et incréé, c’est-à-dire une présence de Dieu appliquant à cette humanité la divinité de son essence, l’infinité de sa puissance, la singularité de son amour, la propriété de sa subsistance [1], l’actualité de son existence et l’intimité, la profondité,(sic) la plénitude de son être divin, suprême et incréé. Bref, une sorte de présence que cette humanité en reçoit, une communication de Dieu, si vive, si haute et si parfaite, si secrète, si intime et si particulière, qu’elle est pénétrée de son essence, qu’elle est vivifiée de son esprit, qu’elle est existante de son existence, qu’elle est soutenue de sa subsistence (sic) et qu’elle est déifiée de son Verbe.”

Oui, les hommes sont dans la main de Dieu : “Nous sommes en la main de Dieu, et nous sommes toujours en sa main... À tout moment Dieu regarde ce que nous sommes... Adorons cette main de Dieu, car c’est Dieu même; et c’est Dieu qui nous tient... Dieu est toujours nous créant, soyons le regardant, le révérant et le servant...”

Et pour Dieu, chacun de nous est unique. Ainsi : “le Fils de Dieu, notre vie, notre salut et notre exemplaire, est mort pour tous et pour un chacun, aussi parfaitement comme s’il n’eut à opérer que celui-là au monde... Il pense et pourvoit à chacun de nous comme s’il n’y avait que nous et lui au monde...”

2-4-Les relations que le Christ veut établir avec les hommes

Jésus est venu vivre chez les hommes pour vivre avec eux, et comme eux. Selon Pierre de Bérulle, Jésus, chez les hommes, a vécu cinq vies : “Sa vie divine et incréée, sa vie incarnée, autrement dit la vie de la divinité subsistante en l’humanité, sa vie voyagère (c’est-à-dire la vie de Jésus parcourant la Palestine avec ses apôtres) sa vie souffrante et crucifiée, et enfin sa vie céleste et glorieuse. Ces cinq vies sont toutes différentes, toutes divines et adorables, elles sont toutes nôtres et ont rapport à nous, et méritent nos pensées et notre hommage.”

Souvent Jésus se fait découvrir aux hommes d’une manière imprévisible. D’abord Il chemine avec nous sans se faire connaître, puis dès qu’Il se fait reconnaître, Il disparaît... Un exemple caractéristique, rapporté par Bérulle dans ses élévations à Sainte Madeleine, est la façon dont Il aborde Marie-Madeleine après sa Résurrection. Jésus ressuscité se présente à elle, sous la forme d’un jardinier et Il lui parle comme ferait un étranger: “Pourquoi pleures-tu ? Qui cherches-tu ?” Puis Il la nomme : “Marie !...”

Et dès que Madeleine a reconnu Celui qu’elle aime, Jésus, refusant toute étreinte, l’envoie immédiatement vers ses apôtres.

Bérulle s’étonne : “Ô Seigneur, vous ne permettez à cette divine amante d’être à vos pieds qu’un seul moment, vous ne lui permettez qu’une seule parole : ‘Rabboni’ et au même instant, vous la séparez, vous l’envoyez, vous rentrez dans le secret de votre lumière inaccessible et invisible à tout homme mortel; elle ne vous voit plus, ne vous trouve plus, ne vous trouve plus, ne vous possède plus, ce semble... Au même instant qu’elle vous trouve, elle trouve en vous une pierre plus dure que celle du sépulcre... vous lui êtes une pierre de séparation...”

Mais, médite Bérulle, ce coup vient de votre amour, Seigneur, “car tout ce qui est de vous donne vie, force et amour...

Ô amour pur!... Amour qui n’a besoin d’entretien et sentiment aucun; amour qui subsiste par voie d’être, et non par voie d’entretien, d’exercice ou d’opération; amour qui, comme les feux célestes, se conserve en son âme comme en son élément sans mouvement et sans pâture...”

2-4-1-Le Verbe de Dieu et notre nature humaine

Le Verbe de Dieu est éternellement lié au Père. Le Verbe est notre modèle. En conséquence : “Comme le Verbe et Fils éternel de Dieu est toujours regardant son Père, parce qu’il est son Père, aussi devons-nous avoir un regard perpétuel vers le Fils, parce qu’il s’est constitué notre Père. (Jésus est notre Père car c’est Lui qui nous donne la vie dans la grâce) Et ce regard de nous vers Lui... doit être un regard d’amour très puissant, un regard de dépendance entière et absolue... Nous devons être inséparablement conjoints au Fils de Dieu comme le sarment à la vigne, et comme Il est lui-même inséparablement conjoint à son Père”. (GR)

Nous sommes véritablement liés au Verbe de Dieu par son humanité : “Nous sommes liés à Vous, ô mon Dieu, par votre grandeur et notre indigence, c’est-à-dire par la nécessité qu’il y a d’être soutenu de vous, pour ne pas tomber au néant dont votre main puissante l’a tiré. Notre être est encore lié à vous par votre bonté et par son impuissance, ne pouvant opérer aucune œuvre de salut s’il n’est conjoint à vous par la grâce. Mais outre ces deux liaisons, il vous a plu d’en avoir une troisième toute propre à vous seul: liaison d’amour, et d’amour singulier, liaison sainte et sacrée qui lie votre personne à notre nature, liaison qui fait un nouvel homme et un nouvel Adam.”

Dieu, créateur du monde, contient toute sa création qu’Il a créée par amour : “Dieu voulant se communiquer hors de soi après l’intime, l’éternelle, l’ineffable communication qui est entre les personnes divines, a créé le monde et le monde est en Dieu comme en celui qui le conserve et le contient. Et Dieu est dans le monde et en toutes les parties du monde comme l’âme est au corps et en toutes les parties du corps... Dieu est dedans le monde, n’y étant point enclos, il est dehors le monde, n’en étant point exclu... Il habite dans les choses en les contenant, et n’étant point contenu par elles... il est infini, immesurable et incompréhensible, il est cette sphère intellectuelle de laquelle le centre est partout et la circonférence nulle part... Dieu vivant, fontaine de vie, communique aux choses plus basses et plus proches du non-être, une ombre et un vestige de son existence, comme aux corps simples et aux éléments, une ombre de son être et de sa vie comme aux choses végétantes et sensitives...”

La création n’est pas du passé: Dieu est toujours créant et nous crée sans cesse : “Adorons Dieu toujours créant le monde, et le créant par une création continuée, en sorte que l’être créé est toujours émanant de Dieu, et n’a subsistance qu’en cette émanation continuée et perpétuelle... Car le même mouvement divin qui tire le monde de hors du néant ou pour mieux dire, hors de Dieu, le porte à Dieu comme à sa fin... et est plus intime et essentielle à la nature que son être propre... “

D’où la dépendance continuelle existant entre l’être créé et l’Être incréé. Et Bérulle de s’écrier : “ô dépendance! Ô capacité! Oh! quelle aspiration! Oh! quelle adhérence doit l’être à l’Être incréé !”

2-4-2-La grandeur de l’homme

Bérulle ne peut que s’extasier devant l’œuvre de Dieu : “Ô humanité divinement vivante! Vous êtes infiniment digne de régir tout ce qui est créé... car vous êtes le milieu de l’être créé et incréé... Vous êtes l’objet nouveau et singulier de Dieu et des hommes... car le Père éternel vous regarde (l’humanité) comme unie à son Fils, le Fils comme unie à soi-même et le Saint-Esprit comme unie à celui qui est son origine et le principe de toute émanation éternelle; et nous vous regardons tous comme l’épouse de notre Dieu, comme l’arche de notre alliance, comme le temple de la divinité, comme la source de notre salut.”


[1] Dans le langage de Bérulle, subsistence (avec un e) signifie ce qui fait le fondement de la personne, ce qui fait exister, moteur intime de l’être et de la vie. Subsistance (avec un a) signifie ce qui est au plus profond de l’être ou de la religion