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La spiritualité du XVIIe siècle, généralement appelée École Française
de spiritualité, s’appuie en grande partie sur celle de Charles de Condren,
successeur de Bérulle. Elle est essentiellement érigée sur le thème du
sacrifice. Gaston de Renty qui bénéficia de la direction de Charles de Condren,
pendant au moins deux ans, avait le même attrait: les obligations des chrétiens
envers Dieu devaient d’abord être offrande de soi et sacrifice, plus
qu’adoration et élan d’amour.
Ce qui domine dans la spiritualité de ce siècle, c’est son aspect victimal: les
créatures ne sont que néant; et, qui plus est, elles sont pécheresses. Pour être
sauvées, elles doivent donc s’associer au sacrifice du Christ.
En 1640, Gaston de Renty écrivait: “Dieu m’a tiré du néant, m’a fait naître
de rien, et tout ce que j’ai qui est contenu en moi-même, je le tiens de Lui et
n’ai point d’autre propre que Lui.” Gaston de Renty avait véritablement
intégré l’enseignement de son directeur spirituel et il n’hésitait pas à
reprendre les thèses de Charles de Condren, en les affinant peut-être.
Le sacrifice
En effet, remontant au culte de l’Ancienne Alliance, Renty tente un parallèle
entre le sacrifice des victimes animales, et le sacrifice du Christ qui prépare
le nôtre: présentation des victimes, immolation, consommation et communion, par
la participation à la Sainte Eucharistie, laquelle nous fait participer à la vie
divine du Christ. Concrètement, ce sont tous les actes de notre vie terrestre
qui doivent être offerts à Dieu pour être sanctifiés et purifiés: c’est la mort
à soi-même en offrande à Dieu.
L’humilité
Pour Gaston de Renty, seule l’humilité, mesure de notre néant, nous permet
d’entrer dans le sacrifice du Christ. Il expose cette thèse dans une lettre au
Carmel de Beaune : “... Il est bien vrai, ma très chère sœur, que Notre
Seigneur me fait connaître et sentir que c’est là le commencement et la fin de
toute perfection.”
Cependant, de Renty nous met en garde: au découragement qui vient de
l’humiliation s’oppose l’humilité. C’est l’humilité qui permet de se laisser
façonner par Dieu comme il veut. Gaston de Renty écrit à la prieure du Carmel de
Beaune :
“Soyez en effet comme de l’argile dans les mains de Dieu. Ha ! il vous a
faite et refaite, ne doutez nullement qu’il ne vous conserve et cultive pour
être, hors de cet hiver, une fleur de sa complaisance... Il gouverne son œuvre
comme il lui plaît. Il la met au feu comme le maréchal le fer, il la retire un
peu mais pour la forger sans qu’elle sache la forme qu’on veut lui donner...
Honorez donc la bonté de Notre Seigneur Jésus-Christ qui est descendu en terre
pour communier avec vous, et il le fait, se donnant en sacrifice pour vous,
sacrifice de douleur et d’anéantissement mais dont la fin est gloire et gloire
consommée.”
L’essentiel est de se laisser faire par Jésus-Christ.
L’anéantissement est très présent dans la spiritualité de l’École Française.
Pour Gaston de Renty, l’anéantissement n’est que le commencement absolu de la
vie spirituelle; il n’a pas sa fin en lui-même: l’objectif est de s’ouvrir à
Jésus-Christ de façon à devenir un jour, ensemble, un seul Jésus-Christ, le
Corps mystique du Christ.
De Renty conseille à une de ses dirigées, le Mère Élisabeth de la Trinité :
“... vous vous regarderez comme un point, anéantie au milieu d’un si grand
nombre de créatures, de l’univers et de l’immensité de Dieu, et ceci, vous
pourrez le faire partout où vous voudrez... Il faut toujours revenir au
commencement, même lorsqu’on est avancé dans les voies de Dieu. Et ce
commencement, c’est l’anéantissement.”
S’anéantir ce n’est pas se mépriser, et encore moins se détruire. S’anéantir,
c’est s’ouvrir à la grâce et s’abandonner à l’action de Dieu. Ainsi le chrétien
s’anéantit comme Jésus l’a fait par son incarnation: “En effet, le Fils de
Dieu s’est merveilleusement anéanti en se faisant enfant des hommes, mais cet
anéantissement a été une étrange source d’honneur et de gloire pour la nature
humaine... glorieux anéantissement pour l’homme, qui sanctifie tous nos
anéantissements en sorte que tant plus nous sommes anéantis, tant plus nous
avons de grâce et de Jésus-Christ en nous.”
Qui dit sacrifice, dit obligatoirement souffrance. Participer au sacrifice du
Christ, c’est donc souffrir. Gaston de Renty écrit à un ecclésiastique: “Ha!
que la participation que Jésus donne à sa croix est précieuse puisqu’elle
éclaire tant de nuits passées, et nous fait dès à présent entrer dans le jour
éternel! Ha! que cette âme alors véritablement consacrée par ce moyen
cruellement amoureux, mais cruel pour un instant, ou pour mieux dire tout
miséricordieux et amoureux pour toujours et à jamais. Ha ! que souhaite-t-elle
plus ardemment que de s’immoler avec son Jésus-Christ!...”
À son directeur de conscience, le Père Saint-Jure, Gaston de Renty déclare :
“La souffrance est le plus grand gage et la preuve la plus assurée de notre
amour.” Et Gaston de Renty savait de quoi il parlait. En 1645, il tombe
malade et la communauté de Beaune se met en prière devant Notre-Dame de grâce
pour obtenir sa guérison. Gaston guérit, le 19 décembre, mais pour un répit
probablement provisoire. En effet, il était atteint d’un rhumatisme paralysant
extrêmement douloureux, ce qui faisait dire au docteur Jeantot, médecin du
Carmel : “Ce bon Seigneur est plus malade qu’il ne le croit ; je doute fort
qu’il guérisse jamais.”
Gaston voulait vivre “comme une hostie avec le Saint Enfant Jésus pour en
Lui, être tout consommé pour Dieu.” À une religieuse tourmentée, Gaston de
Renty écrivait :
“Pourquoi souffrir puisque Jésus-Christ Dieu a satisfait infiniment? Parce
que pour avoir l’application et la communion aux mérites de Jésus-Christ, il
faut une âme nette et une conscience épurée, et pour nous disposer et nous faire
arriver à cette pureté et netteté, il faut de grandes controverses en notre
esprit, en nos sens et en tout ce que nous sommes; en sorte qu’il faut prendre à
l’envers ou à rebrousse-poil, pour ainsi dire, tout ce que nous sommes...”
Au président de Castille il n’hésitera pas à préciser :
“Si Dieu donne des maux, ce sont véritablement des biens, par la grâce très
grande qu’il nous donne pour en bien user... ce n‘est qu’en ces usages et ces
épreuves que nous faisons paraître notre foi.” Car, écrit-il aussi à l’une
de ses dirigées, “la grâce de la souffrance consiste à ne s’arrêter pas à la
souffrance, mais à la volonté de Dieu qu’il faut suivre, qu’il faut aimer et
choisir quand on la connaît... Nous sommes au monde pour penser à Dieu, et c’est
penser à Dieu que de faire la volonté de Dieu.”
Dans ces conditions Gaston de Renty peut s’abandonner totalement entre les mains
de Dieu : “Ayant confiance, foi et amour, je ne crains ni diable ni enfer, ni
toutes les inventions des hommes, et je ne pense ni au ciel ni à la terre, mais
à faire en tout et par tout, la volonté de Dieu.”
Seule, en effet, compte, pour de Renty, la volonté de Dieu. Dans une lettre
adressée à Melle de la Chevalerie, le 27 janvier 1647, il écrivait :
“Ce que je ne vous mande pas dans l’autre lettre est le don de confirmation
en grâce; la personne à qui il fut dit lui-même a ressenti et porté depuis une
conformité à la volonté de Dieu (telle)qu’il ne peut vouloir et ne sait
comme on peut vouloir autre chose. Cela porte d’instinct d’aller tout droit et
tout court.”
Une telle grâce était probablement nécessaire pour le soutenir, alors que Gaston
de Renty allait être la cible d’une incroyable campagne de calomnies...
L’Enfance du Christ appartient au mystère de l’Incarnation. Ceux qui adoptent
cette dévotion à l’Enfance du Christ la considèrent essentiellement comme une
source de grâces d’innocence, de pureté et de joie. C’est Bérulle qui semble en
avoir été le premier théoricien, après avoir visité, en Espagne, plusieurs
carmels fondés par Thérèse d’Avila. Chez Bérulle, l’Enfance du Christ est un
état parmi les autres, comme le désert, la vie publique, la Passion,
l’Eucharistie. L’état d’enfance, c’est, pour Jésus, la première étape de sa vie
terrestre, donc état d’abaissement et d’impuissance, mais aussi d’innocence.
C’est en 1642 que Gaston de Renty découvrira la dévotion à l’Enfance du Christ
au cours de ses rencontres avec Sœur Marguerite du Saint-Sacrement, du Carmel de
Beaune. Il écrira à la prieure, le 19 août 1643: “La sœur Marguerite me
marque dans le Saint Enfant Jésus un dénuement de ce siècle si parfait qu’il me
semble que c’est là mon rendez-vous pour me vider de tout et, de plus, une
société si sainte et si admirable que je me sens obligé souvent de l’offrir à
Dieu pour suppléer à mes faiblesses.”
Gaston de Renty eut Charles de Condren pour directeur spirituel ; or de Condren
était très marqué par cette dévotion, et de Renty en subira également
l’empreinte. Il écrira bien plus tard :
”Le Saint Enfant Jésus me veut faire la miséricorde de m’appliquer
particulièrement à
l’honorer et à me donner à lui pour entrer dans ses
dispositions saintes.”
Au Père Parisot, supérieur de l’Oratoire de Beaune, il témoignera en octobre
1644 : “... mon établissement ni mon fond ne se trouvaient pas là. Je m’y
mettais de temps en temps, mais ce n’était pas ma nourriture; maintenant, et
depuis que je vous ai quitté, le Saint Enfant Jésus m’a fait la très grande
grâce de se donner à connaître à moi, de s’ouvrir, et en lui, je trouve tout et
y suis renvoyé par tout; c’est une miséricorde de laquelle je crois que vous le
voudrez bien remercier puisque vous m’avez tant aidé à me le procurer;
l’innocence, la pureté et la simplicité divines me montrent de grandes choses,
lesquelles me tirent à y entrer.”
Plus tard, Gaston de Renty précisera : “Cette innocence tient l’âme dans une
union amoureuse avec son Dieu, en son Fils et par son Fils, en une vie de pureté
d’esprit et de vérité, et en une grande simplicité.”
La vocation de Gaston de Renty est de vivre l’enfance de Jésus, en se
dépouillant de lui-même pour laisser subsister en lui l’innocence, la pureté et
la simplicité de Jésus. N’est-ce pas là la véritable ascèse? Aux carmélites de
Dijon, il n’hésitera pas à écrire vers Noël 1644 :
“Pour être crucifié, je dis de la croix des saints qui accomplissent celle de
Jésus-Christ, il faut être innocent avec Jésus-Christ.... Il nous faudrait être
configurés à lui en tous ses états, mais celui de l’enfance est le fondement de
tous les autres, c’est l’état permanent où il faut faire notre résidence...
Certainement, nous sommes toujours petits, parce que nous ne sommes pas petits.”
Vivre l’enfance du Christ, c’est vraiment une ascèse, car dit de Renty:
“J’adore le saint Enfant Jésus afin qu’il daigne entrer en possession de ces
petites victimes qui ne veulent respirer que pour lui, et ne se mouvoir que par
lui.”
L’état d’enfance spirituelle est un véritable état de mort à soi-même, car,
“la sainte enfance oublie ce qu’elle savait et elle s’oublie soi-même tant elle
va simplement à Dieu.” Et n’oublions pas que le Verbe de Dieu qui s’est
fait petit, impuissant, est devenu source de grâces dans cet abaissement. L’état
d’enfance spirituelle n’est donc rien d’autre que la condition préalable pour se
mettre en route vers la Croix du Christ, c’est le commencement de notre chemin
de croix. C’est “la porte et l’adresse” des autres états et l’indication du
chemin pour y parvenir.
L’état d’enfance nous plonge dans la dépendance vis-à-vis de Dieu. “Il nous
établit dans l’abandon d’un enfant de grâce et d’un enfant de l’Enfant Jésus...
L’enfance donc, de Notre Seigneur, est un état où il faut mourir à tout et où
l’âme en soi, en silence, en respect, en innocence, pureté et simplicité, attend
et reçoit les ordres de Dieu et vit au jour la journée en abandon, ne regardant
d’une certaine manière ni devant soi, ni derrière soi, mais s’unissant au Saint
Enfant Jésus, qui, anéanti à soi-même, reçoit tous les ordres de son Père pour
être visité des pasteurs et des mages, pour être circoncis, pour être porté à
Jérusalem, pour aller demeurer en Égypte, pour en revenir, pour se transporter
au Jourdain à être baptisé, au désert à être tenté, pour prêcher, pour après
mourir en croix, et puis, être relevé et consommé dans la gloire.”
Gaston de Renty écrit à l’une de ses dirigée :
“Pour ce grand délaissement, ne vous mettez pas en peine; encore que le
Maître soit présent, il ne parle pas toujours... Il est plus important
d’attendre que Dieu se manifeste plutôt que de se mettre à agir par soi-même et
de risquer ainsi de ne faire que sa volonté propre. Que Dieu nous console ou
nous délaisse, ce qui compte c’est de suivre sa volonté... Dieu veut soumission
en son fils, sacrifice et abandon en son Fils, et que l’on se fasse péché au
milieu des péchés comme son Fils.” (se faire péché, c’est-à-dire, porter,
avec Jésus, les péchés du monde.)
C’est seulement quand elle se place dans un grand abandon vis-à-vis de Dieu, que
l’âme qui souffre trouve un peu de joie, mais cet abandon vient de la présence
de l’Esprit-Saint en nous. Donc : “Disposons-nous à recevoir cet Esprit
puissant afin qu’au milieu des tempêtes nous ne soyons pas sans pilote; cette
puissance que vous sentez en vous au milieu de vos peines vient de là.”
Il convient de prendre garde à deux tentations qui peuvent survenir quand une
âme cherche loyalement à s’abandonner à Dieu :
– d’abord, se décourager quand on ne comprend pas les voies de Dieu.
– ensuite vouloir modeler soi-même sa vie.
De Renty met en garde la Mère Élisabeth de la Trinité : “Vous ne saurez
souvent où sera Dieu, ni votre volonté ; vous porterez souvent de grandes
froideurs et égarements ; quelquefois et bien longtemps on croit que tout est
perdu. Mais ma très chère sœur, c’est là le chemin royal de la croix, et c’est
suivre Jésus-Christ crucifié; c’est là l’état de l’abandon sensible des enfants,
lesquels doivent crier: Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ?”
Pour Gaston de Renty, “le chemin royal, c’est le chemin de la Croix, c’est
suivre Jésus-Christ crucifié; c’est là l’état de l’abandon sensible des enfants,
lesquels doivent crier : mon Dieu, pourquoi m’avez-vous délaissé ? “ Quand
nous sommes liés à Jésus-Christ, nous devons boire son calice “autant qu’il
lui plaira, en patience, silence et esprit de mort, en s’élevant à Dieu par le
Saint Enfant Jésus qui nous appelle sans cesse...” La Croix nous renvoie au
mystère de l’enfance. Ce mystère de l’Enfance du Christ, est en quelque sorte,
intérieur au mystère de la Croix.
En août 1631, Sœur Marguerite du Saint Sacrement, du Carmel de Beaune, reçoit
une parole. Jésus lui dit d’abord : “Ma fille et mon épouse, Je me montre à
toi pour conserver en toi l’innocence, la pureté et la simplicité.”
Curieusement ce sont ces trois morts : innocence, pureté et simplicité que
Gaston de Renty utilisera quand il parlera de la triple grâce attachée à
l’Enfance de Jésus.
Bérulle considérait plutôt dans l’Enfance du Christ, son anéantissement.
Marguerite privilégie l’innocence. Quant à Gaston de Renty, adorateur et
serviteur de l’Enfant Jésus, il semble concilier les deux approches précédentes,
car pour lui, l’état d’enfance est une voie d’humilité. L’esprit d’enfance,
toujours selon Gaston de Renty est un engagement à la séparation du monde et à
la docilité envers le Saint-Esprit.
Dans une lettre adressée au Père Saint Juré, Gaston écrit : “Cet adorable
Seigneur m’a renouvelé ce matin deux connaissances qu’il m’en avait données
depuis un mois. Je me trouvais intérieurement inquiété sur la dévotion de
l’Enfance de Notre-Seigneur, parce que mon esprit fut frappé de cette pensée que
le chrétien doit regarder Jésus-Christ tout entier depuis son Incarnation
jusqu’à l’état de sa gloire... On me fit connaître comme ce mystère est notre
porte et notre adresse pour notre consommation jusqu’à la gloire.” Demander
d’autres états : la Croix, l’Agonie, etc, serait grande imprudence. Seul l’état
de l’Enfance du Christ peut être désiré sans témérité, car “il nous met dans
l’ignorance, dans la séparation et l’inapplication des choses de cette
vie...nous tient dans un grand silence et, enfin, produit une vie de mort pour
l’extérieur.” Cette attitude spirituelle s’acquiert par l’ouverture du cœur
et de l’esprit et l’accueil de la grâce.
Pour Gaston de Renty, il ne s’agit pas d’imiter les gestes et les attitudes de
Jésus, mais de le suivre dans sa filiation à l’égard du Père. Ce qui importe
c’est de vivre dans la sainteté du Christ, telle qu’il l’a vécue dans toutes les
étapes de sa vie. En bon fils spirituel de Charles de Condren, Gaston de Renty
peut écrire :
“Nous adorons son extrême abaissement, sa soumission et nous nous donnons à
Lui pour entrer dans son esprit de sacrifice, où il s’offre sans cesse en s’y
laissant conduire, avec son accroissement jusqu’à ce qu’il soit arrivé à la
mort, et la mort en croix.” Les fruits de l’esprit d’enfance sont l’abandon,
la soumission et l’humilité.
Incontestablement Gaston de Renty croit à la possibilité de vivre, selon le
conseil de Jésus : vivre dans le monde comme n’y étant pas. Gaston de Renty vit
dans le monde. C’est un laïc consacré qui ne renie pas les obligations de son
milieu, mais il vit en ascète. Adhérent de la Compagnie du Saint-Sacrement, il
se considère en mission dans le monde qu’il habite. C’est un actif, toujours
prêt à servir le prochain, mais sa vie d’oraison est intense, et sa vie mystique
réelle et exceptionnelle: Gaston de Renty bénéficia souvent de grâces
extraordinaires.
Ce laïc, comme d’ailleurs Jean de Bernières, directeur spirituel, lui aussi de
laïcs et de religieuses, témoigne de la vitalité de l’Église du XVIIe,
Église trop souvent connue uniquement de l’extérieur, à cause de la
confrontation entre les jésuites et les jansénistes, Église méconnue en France,
ou dont on se méfie, à cause de ses nombreux mystiques, mais Église
exceptionnellement féconde en sainteté et en richesses spirituelles de toute
sortes.
Gaston de Renty vit dans le monde comme n’y étant pas. Il ne fut pas toujours
compris, même par les siens très proches, sa mère, notamment. mais il vivait de
l’Évangile, et seulement de l’Évangile comme il le conseille lui-même à la Mère
Élisabeth de la Trinité :
“L’Évangile et la vie de Jésus-Christ, voilà notre viatique; travaillez là et
croissez... en la vue de Dieu.”
Quoiqu’il fut laïc, des prêtres éminents confieront à Gaston de Renty la
direction spirituelle
de plusieurs âmes, et, dans cet tâche, il se révélera un
véritable maître. Il s’efforçait d’abord de connaître les âmes qui lui étaient
confiées, et de détecter l’action de Dieu en elles. Il écrivit à l’une d’elles :
”J’ai pesé tout ce que vous m’avez mandé, afin de mieux posséder la
connaissance de ce que vous êtes et de l’œuvre que Dieu fait en vous, pour
suivre ce qu’il fait en votre âme et vous aider à ôter les empêchements et
retardements de la Rédemption et de la perfection de votre état.”
Connaître les âmes : c’est l’essentiel de la doctrine de l’école française sur
la direction spirituelle. Gaston de Renty avait d’ailleurs été à bonne école
avec Charles de Condren et le Père de Saint-Jure. Diriger quelqu’un, c’est se
soumettre au travail de l’Esprit dans une âme, et c’est obéir à ce même Esprit.
Le vrai rôle d’un directeur, selon la théorie de l’École Française, c’est
d’abord comprendre l’orientation de Dieu, puis conseiller: “Notre Seigneur
fait son ouvrage tout seul par sa puissance en vous... ce que je dois faire,
c’est le suivre, et vous dire: suivez-le, laissez-le faire.”
Ainsi peut s’établir entre deux âmes une véritable communion mystique:
“Quoique tous les chrétiens ne soient qu’un, toutefois il y en a que Notre
Seigneur avoisine et auxquels il donne une liaison particulière outre la
commune: ce Seigneur a voulu faire cela entre vous et moi.”
Le but de cette union mystique, c’est l’accomplissement du Royaume de Dieu en
chacune des deux personnes: le directeur et le dirigé, afin qu’ils deviennent
victimes et prêtres pour l’accomplissement du Royaume de Dieu. Il faut voir Dieu
et se lier sans cesse à Jésus-Christ. Gaston de Renty confie à la Mère
Élisabeth :
“Nous ne sommes frère et sœur que pour cela: produire les fruits vers l’autre
de la très chère unité qu’exprime le mot de charité, laquelle Jésus-Christ a
diffusée dans nos cœurs.” Et de Renty poursuit: “Soyons donc à présent
des victimes dans cet esprit de foi; soyons anéantis en obéissance et en prière
continuelle, c’est-à-dire en gémissement de notre cœur, pour croître dans les
qualités de l’anéantissement, de l’obéissance et de l’intérieur de Jésus-Christ,
jusqu’à la dernière période de notre immolation.[2]”
Mais ne nous y trompons pas, l’union mystique entre Gaston de Renty et ses
dirigées, et plus particulièrement la Mère Élisabeth de la Trinité, n’est qu’une
grâce particulière fondée sur la grâce commune du Corps mystique, c’est une
communion spirituelle fondée sur la communion des saints. “... Dieu et Notre
Seigneur ne nous forment pas pour être tout seuls et séparés, mais pour être
unis à d’autres et composer avec eux par notre union un Tout divin.[3]”
L’union spirituelle avec une personne, ouvre sur la communion des saints.
La communion entre deux âmes permet une connaissance plus profonde et dans
l’Esprit, et une aide mutuelle. Gaston constate: “c’est mon soutien dans
notre unité que je sens me redonner force et me renouveler vivement en mon
Dieu.”
Un autre jour Gaston écrit à Élisabeth de la Trinité :
“Il semble que nos fautes doivent donner une aversion et une horreur de nous,
et au contraire l’effet de la charité fait que l’on embrasse les besoins d’une
âme... Notre Seigneur ne donne une liaison très étroite aux instruments qu’il a
choisis que pour cette réconciliation, en sorte qu’il se fait un même intérêt
dans la prétention d’une même fin et par le mouvement de ce même esprit qui tire
tout à l’unité.”
Toutefois, Gaston de Renty n’hésite pas à affirmer que c’est dans l’Eucharistie
qu’ils devront se retrouver. Gaston lui écrit :
“Rencontrons-nous tous les jours à la Sainte Messe et à toutes nos communions
aux pieds de notre Jésus élevé dans le trône de sa puissance.”
[4]
C’est le Père Gibieuf, supérieur ecclésiastique du Carmel, qui demanda à Gaston
de Renty de prendre en charge la direction spirituelle de la Mère Élisabeth de
la Trinité, du Carmel de Beaune. C’était une âme particulièrement douloureuse et
tourmentée et Gaston de Renty lui écrivit très souvent. À partir de cette
correspondance abondante: 120 lettres destinées à la Mère Élisabeth, (le quart
de sa correspondance connue) étalées sur six ans, nous sont parvenues, nous
pourrons affiner les axes principaux de la spiritualité de cet homme
d’exception.
Mais d’abord, et pour bien comprendre les orientations de cette direction,
voyons qui était la Mère Élisabeth de la Trinité?
Septième enfant d’une famille qui en comptera huit, Élisabeth, fille du sieur
Lancelot de Quatre Barbes naquit à Château-Gontier, en Mayenne, en 1598. Elle
prit l’habit au Carmel de Tours le 14 août 1618. Elle fut rapidement remarquée
par son humilité, son égalité d’humeur et sa charité. En 1625, elle fut élue
prieure du Carmel de Lyon, puis, en 1626, au Carmel de Beaune qu’elle ne
quittera plus.
Cependant, sur le plan personnel, elle était envahie de peines intérieures, de
scrupules et d’angoisses terribles. En 1643 elle décrit ses angoisses à Gaston
de Renty. Elle dit, entre autres : “... Je me confessais comme je l’entendais
à des confesseurs qui ne savaient rien de mon état, me mettaient souvent au
désespoir... Dieu me retira tellement de choses qu’il ne me permettait rien du
tout que de demeurer au chœur comme une bête apportée et souffrir ma peine
devant lui... Je ressentais une puissance secrète qui me retirait de tout et me
tenait captive et attachée au Très Saint Sacrement en la présence duquel j’étais
quasi continuellement... Notre Seigneur permit par une miséricorde
extraordinaire que Mr de Renty fût obligé de venir en ce pays.”
Mère Élisabeth est une religieuse gravement perturbée, qui subit des tentations
graves, et qui est dominée par des scrupules morbides. Cependant, et quoiqu’elle
vive véritablement en Enfer, elle ne fuit pas Dieu, au contraire.
La prieure du Carmel de Beaune a connu de multiples épreuves: des problèmes
matériels
dans son carmel, et surtout de nombreuses difficultés et des
incompréhensions des supérieurs, en raison de la vocation très spéciale de
Marguerite du Saint-Sacrement entraînant multiples enquêtes, visites, etc...
La Mère Élisabeth vécut aussi des épreuves intérieures véritablement
accablantes: aridité spirituelle, nuit de la foi, crises de scrupules, assauts
de fantasmes de haine qui annihilaient sa volonté, dégoût pour tout ce qui est
saint. Aujourd’hui on dirait que Mère Élisabeth faisait de la dépression
nerveuse. Ce cas était relativement rare à cette époque, et les directeurs
spirituels qui s’étaient succédés avant Gaston de Renty s’étaient trouvés bien
démunis.
Gaston de Renty sera donc très seul face à ce cas difficile, mais grâce à sa
finesse psychologique, son bon sens et son discernement, il saura aider la
prieure en s’efforçant de la déculpabiliser, en lui faisant comprendre,
notamment, que ses difficultés étaient des épreuves permises par Dieu.
La mère de Gaston de Renty, blessée dans son amour propre de voir son fils
s’abaisser à des tâches indignes d’un gentilhomme, chercha à le déshériter. Afin
de sauvegarder l’avenir de ses enfants, Gaston dut entrer en procès contre elle.
C’est en allant plaider à Dijon où l’affaire avait été renvoyée, que Gaston de
Renty, entré en contact avec le Carmel de Dijon, rencontra Mère Thérèse de Jésus
Languet. Il se rendit également au Carmel de Beaune où il rencontra Marguerite
du Saint-Sacrement et la Mère Élisabeth de la Trinité. Il y aura dorénavant
entre lui et Mère Élisabeth, une communion spirituelle très forte, ayant la
Croix pour centre. Le 19 août 1643, Gaston de Renty écrivit pour la première
fois à la Mère Élisabeth; il ne la plaint pas, au contraire, il bénit Dieu pour
les croix qu’Il lui envoie.
Gaston a une grande conscience de ses limites personnelles. Il se considère
comme un pauvre homme, un abîme de misère, indigne de la tâche qui lui est
confiée, comme un pécheur qui a confiance en la Miséricorde divine. Avec ses
dirigés il gardera le souci constant de s’effacer, de n’être que celui qui
conduit au Christ. Il n’hésitera pas, le cas échéant, à conseiller le choix d’un
autre directeur. Et il conseille d’abord et surtout le choix de quelqu’un
d’intelligent, car “si une personne n’est (pas) intelligent, (sic)
comment sera-t-il juge?... Certainement comme dit Sainte thérèse, la piété ne
suffit point, mais l’intelligence et la doctrine est nécessaire, et vous y
trouverez mieux votre compte.”
Aussi remplira-t-il sa mission envers Mère Élisabeth avec fermeté et liberté, et
avec un exceptionnel discernement. Mais ce discernement lui est donné par Dieu.
Il lui écrit : “J’ai eu depuis huit jours une particulière connaissance de
votre état et je crois que cela me fut donné pour vous.” Et il la met en
garde contre une subtile recherche d’elle-même dans la relation: “Tout ce que
vous cherchez et désirez, que ce soit seulement pour appartenir à Jésus-Christ
et être toute à Dieu, quand même vous devriez souffrir incroyablement
davantage.” Car “il y a souvent un grand amusement d’avoir toujours
recours au conseil plutôt qu’à pratiquer le conseil.”
Il n’y a pas de vraie vie chrétienne sans la souffrance. Si nous souffrons,
c’est d’abord en vertu de notre baptême. Puisque le Fils de Dieu a souffert, les
chrétiens doivent souffrir à leur tour, la croix est le passage obligé pour la
vie. Gaston de Renty écrit à Mère Élisabeth: “Ce monde ici n’est pas un enfer
pour les souffrants, il l’est bien plutôt pour les contents du siècle... la
grâce chrétienne est une grâce d’abnégation et de renoncement qui porte peine et
travail...”
La grâce du Christ a remis l’homme dans un état supérieur du point de vue de la
grâce, mais c’est toujours un état de combat: “De même que le Christ a lutté
contre le mal en passant par la souffrance et la mort, ainsi le chrétien doit
combattre à son tour et ne peut pas s’étonner d’être affronté au mal sous toutes
ses forme, et en particulier la forme de la souffrance physique ou morale. C’est
même le contraire qui serait inquiétant.”
En conséquence, il faut accepter les épreuves: “Je vous supplie, insiste
Gaston de Renty, de laisser faire l’œuvre de Dieu en paix, et de supporter
les travaux qui vous sont donnés comme peines que vous voulez bien porter, mais
non comme crimes qui vous doivent épouvanter... Votre voie est de porter le feu
de la tribulation, et... Notre Seigneur veut vous enrichir par cette pauvreté et
fatigue... qui n’opéreront qu’à la condition de vous y soumettre et
abandonner sans discernement.”
La chose à craindre, c’est de ne pas souffrir quand on est enfant d’un crucifié.
Il convient donc de soutenir pour le Christ la charge du péché qu’il a lui-même
portée pour faire de ce fardeau, non une malédiction, mais une bénédiction. Dieu
nous donnera les forces en conséquence... Il faut donc vivre sa souffrance comme
ne la vivant pas. Et la joie sera là. Gaston de Renty écrit à la Mère Élisabeth:
“Jésus vous tend les bras, il vous attire par ses clartés et les secours
qu’il vous donne au milieu des épines et des ronces qui voudraient vous
suffoquer; mais votre cime étant une croix, elle aura sans doute assez d’air
pour s’élever en haut, gagner de dessus de ses broussailles rampantes, et vous
faire jouir, en les étouffant, un jour la clarté du ciel.”
Gaston de Renty sait bien que nous sommes en pèlerinage sur cette terre, et
l’épreuve est la loi commune de tous les chrétiens. Notre pérégrination doit
être acceptée comme le font tous les vrais pélerins, fortifiés par l’espérance
de la Résurrection, espérance qui nous donne force, patience et courage:
“Espérer, ce n’est point rêverie, mais vérité.”
Les épreuves de la terre sont le temps des fiançailles qui permettent d’accéder
à la joie des noces: “Il faut passer par des conduites dont les mouvements
impénétrables font quelquefois porter un enfer si vivant que l’âme se croit
souvent s’y être perdue, et le croirait tout à fait si ce n’est un certain
respir (sic) de son Dieu qui toutefois l’élève toujours à lui, et lui fait tout
accepter selon son bon plaisir, s’abandonnant à sa miséricorde qui est tout son
appui, et où elle met sa confiance.”
Porter la Croix, c’est aimer. C’est dans la communion à la Croix du Christ que
se trouve le secret de l’abandon à la volonté de Dieu, puisque c’est en portant
sa Croix que le Christ a fait lui-même la volonté de son Père.
Le véritable amour consiste à renoncer au mal dans le mal, de le condamner en
soi et partout, mais d’en vouloir bien porter la peine pour son amour. L’âme qui
accepte d’entrer dans cette communion au Christ, devient victime à son tour.
Gaston de Renty écrit à la Mère Élisabeth: “Ma très chère sœur, c’est tout de
bon qu’il faut commencer à faire les fonctions de victime et porter sans retour
les effets du grand-prêtre jusqu’à l’égorgement final, nous abandonnant à
l’ordre divin dans le zèle de son accomplissement tout pur, et dans la confiance
de la paternité d’un Dieu... Vous devez vous laisser mener comme une hostie qui
n’a plus de droit sur soi, mais qui se laisse conduire à son immolation avec
toute acceptation et abandon à Dieu son créateur...”
Nous avons évoqué plus haut les peines spirituelles de la Mère Élisabeth et ses
angoisses quasi constantes. À côté de ces angoisses la prieure ressentait le
sentiment d’être envahie par le péché et comme plongée en enfer. L’obscurité est
la marque la plus évidente de son état. Gaston de Renty lui écrira: “Une de
vos grâces est de ne rien connaître; Dieu est votre connaissance en espérance,
c’est assez.” À cela s’ajoute une étrange tristesse que de Renty détecte:
“Une partie de votre souffrance est de ne pas sentir l’union d’esprit avec
Jésus-Christ... Votre angoisse est de n’être pas sienne, ce vous semble... il y
a donc en vous un respir puissant, qui du milieu de vous cherche sa délivrance.”
Comme Mère Élisabeth ne trouve ni repos, ni consolation, Gaston de Renty
l’oriente vers Gethsémani, quand Jésus s’exclamait: ”Mon âme est triste à en
mourir!” et vers la Croix, quand Jésus s’écriait: “Mon Dieu! Pourquoi m’as-Tu
abandonné?” Et Gaston de Renty comprend que Mère Élisabeth est une âme
privilégiée: “Le Seigneur vous a élue pour être un des apanages de sa
miséricorde... Notre Seigneur veut que vous portiez avec Lui la pesanteur et la
malignité du péché... “ Il s’agit naturellement ici du péché du monde...
La Mère Élisabeth de la Trinité est, incontestablement crucifiée; c’est dans le
mystère de la Passion et de la Croix qu’elle doit voir l’origine de ses
angoisses et de ses scrupules. Gaston de Renty a parfaitement réalisé que pour
elle, la participation à l’anéantissement du Christ, passe pas le Golgotha. Ses
épreuves sont l’expression de l’amour de Dieu pour elle. Cela est dur à
comprendre, “mais ce qui est cause que nous ne comprenons pas les choses de
Dieu, c’est que nous les considérons par nos bassesses, et elles vont d’un air
qui va au-dessus de toutes nos pensées?”
Gaston de Renty suggère : “Écoutons ce que Jésus dira : ‘Mon amour, sur toi,
veut te configurer à moi, et comme je n’ai été sur la terre que pour souffrir,
mon très grand et infini amour qui te regarde dans ta fin te fait suivre ma vie
voyagère, toujours dans la croix’...” Tout cela, c’est la miséricorde de
Dieu qui nous fait comprendre le pourquoi de la souffrance : “... et tant
plus j’y vois de surcharge, c’est-à-dire d’effets d’abomination et de toute
malignité multipliée, tant plus j’entre en référence de la grandeur de son
ouvrage en sa fin.” Sans oublier pour autant la conscience du péché et la
nécessité de la contrition où s’exerce la miséricorde divine: “La miséricorde
de Dieu c’est d’abord le pardon qu’il accorde au pécheur, et ce pardon n’est
donné que dans l’horreur du péché qu’il suscite.”
Quoi qu’il en soit, il ne faut pas oublier que Dieu est présent dans la
souffrance: “Le bon Jésus est Roi de la Croix, soyez à son imitation prieure
en icelle, mais prieure de douceur, de cordialité, de charité comme notre bon
Roi nous est exemple de toutes vertus dans la violence et la rage de ses
meurtriers. Combien plus vous le devez être avec vos agneaux.” Car nous,
nous ne sommes pas appelés à faire souffrir ceux qui nous sont confiés. Dieu
seul peut envoyer les croix que chacun sera capable de porter.
Il existe une grâce initiale à toute vie spirituelle: la connaissance de son
péché, et cette grâce de la connaissance de son état de pécheur est très
importante pour Gaston de Renty qui écrit à la Mère Élisabeth de la Trinité:
“Une des grandes miséricordes que je considère sur vous, c’est celle qui vous
fait ressentir si misérable; c’est la vue de ce que vous êtes, c’est la vue de
vos péchés et de l’abomination des désolations, mais sachez que c’est un
privilège spécial qui n’est donné qu’à peu; c’est bien tard de l’avoir à la
mort, mais c’est une grande grâce de l’avoir dans la vie et pour y consommer sa
vie.”
Quand cette grâce est donnée à quelqu’un, il faut d’abord s’en réjouir, car le
Christ, pour nous sauver, nous associe à la peine qu’il a pour nous: “Quelle
douceur, quelle justice, quelle miséricorde que, coupable, vous soyez compagne
de l’innocent Jésus, et que par amour il vous appelle à porter une partie de
votre croix.” Mais attention! “Il n’y a pas de péché où il n’y a ni
liberté ni volonté.”
Il ne faut donc pas revenir sans cesse sur le passé. Les crises sont
inévitables, mais après, conseille de Renty, “rentrez dans cette même
offrande et vous tenez toujours liée aux saintes plaies de Jésus-Christ qui vous
guériront en la résurrection et vous affligeront et pénétreront de douleurs en
votre passion; voilà l’ordre tracé en Jésus-Christ qui s’accomplit en ses plus
chers membres, lesquels parachèvent par ces pas les suppléments de sa croix pour
l’accomplissement de son Corps mystique... Ce que je peux vous dire : suivez-le,
laissez-le faire, tout va bien, prenez courage, abandonnez-vous.”
Il faut éviter de revenir sur le passé: “Souvent, en pensant se guérir, on se
blesse et ces espèces sont si puissantes par leur conformité à notre malignité
que nous n’en ressentions quelques mauvais effets en nous, c’est pourquoi tous
les spirituels défendent ces recherches. Ces retours sur le passé sont
finalement dangereux, car ils nous remettent en présence du mal.” Et
surtout, il ne faut jamais succomber au désespoir.
Pour Mère Élisabeth, la tentation du désespoir est là; aussi Gaston de Renty
l’invite-t-il fortement à faire confiance à l’Amour : “Confiance, confiance,
avec humilité et non terreur... C’est l’infinie charité qui donne ces voiles et
ces persécutions pour, par foi et espérance, nous consommer plus héroïquement
dans cet abîme de charité... Tout ce que l’on peut vous donner est de vous
assurer que vous êtes à Dieu, dans sa dilection et protection, et vous soutenir
autant que l’on le peut en la patience et sacrifice d’abandon...” Et encore:
“Prenez surtout confiance dans l’ordonnance de Dieu sur vous qui protège
même, la conduit et la gouverne par-dessus tous les moyens humains.
La tentation du désespoir est la tentation suprême qui peut advenir à des âmes
accablées de souffrance. C’est l’orgueil qui engendre la tentation du désespoir
si l’on ne veut pas s’abandonner entre les mains de Dieu, c’est à cause des
traces d’orgueil qui subsistent en elles. Ce sont les résistances à leurs
épreuves ou à leurs peines. C’est souvent un désir de perfection qui devient le
plus grand obstacle à leur relation à Dieu, car elles ne suppportent pas leurs
misères qui ternissent l’image qu’elles ont de la vie chrétienne. Le risque,
alors, est de tomber dans le désespoir, ce qui est le secret désir du tentateur.
De Renty écrit encore à la Mère Élisabeth de la Trinité :
“La fin du diable est de vous faire tomber dans le désespoir... Il vous
conduit pas à pas au désespoir, vous ne seriez pas la première... surtout rompez
ce désespoir, car l’espoir est pour les rédimés
[5],
et vous l’êtes, et en grand prix,... Il faut aller à Dieu tout droit sans
regarder derrière soi, ni à côté... Un Judas à la vérité, s’est perdu parce
qu’il s’est désespéré.”
Quel remède à ce mal ? Avoir recours à Jésus-Christ. De Renty conseille :
“Si vous avez recours à Jésus-Christ, il se servira du péché contre le péché
lui-même... Servir Dieu dans les consolations, c’est recevoir des récompenses et
peut-être temporelles; mais le servir dans les contradictions du péché sans
s’abattre mais tendant toujours à lui, à sa miséricorde et bonté, c’est mériter
récompenses pour l’éternité...” Comme l’apôtre Paul, nous sommes souvent
contrariés dans notre désir sincère de servir Dieu, “mais cela est bon pour
nous qui risquons toujours de nous attribuer à nous-mêmes nos bonnes actions, au
lieu de reconnaître qu’elles sont l’œuvre de Dieu en nous.”
Et de Renty a cette phrase sublime : “Il faut retourner le désespoir
en espérance.”
Et en humilité, pourrions-nous ajouter. En effet, Gaston de Renty a compris que,
si la Mère Élisabeth de la Trinité risque de tomber dans le désespoir, c’est à
cause de ce qui subsiste encore d’orgueil en elle: l’image qu’elle a
d’elle-même n’est pas conforme à la haute idée qu’elle se fait de la perfection.
Il faut coûte que coûte qu’elle renonce à l’image qu’elle se fait de la
perfection chrétienne et qu’elle avance sur le chemin de l’humilité. “Il vaut
mieux se soumettre et s’abandonner que de vouloir juger de son état.”
Gaston de Renty lui dira un peu plus tard :
“Le vrai renoncement de soi consiste à ne se servir plus de sa propre
prudence, prévoyance, ni de la capacité de notre esprit, mais met l’âme nue et
dépouillée de tout dans l’abandon et la tutelle de l’esprit de son Dieu qui lui
suggère en chaque temps et action ce qui est à faire et est son mouvement et sa
vie.” Car la perfection ne consiste pas à présenter une image impeccable,
mais à accueillir la réalité incontournable de ce que nous sommes, avec nos
limites et nos fragilités.
Il faut tout abandonner à Jésus souffrant qui veut que nous soyons à lui tels
que nous sommes; il ne demande que notre abandon et le consentement de notre
liberté: “Il ne faut point de raisonnement... mais commettre notre âme et
tout ce qui nous regarde entre les mains de Dieu et aller simplement ainsi sans
s’étonner de toutes les bourrasques de l’air, de la terre, ni des enfers. Le
meilleur moyen d’y parvenir n’est-il pas, d’ailleurs, d’éviter de penser à ce
qui engendre les inquiétudes, et d’essayer de regarder Dieu, dans le silence et
l’humilité qui doivent s’emparer de l’âme quand elle est en face de son
Seigneur. ”
Le Christ est notre modèle. Il a connu beaucoup d’humiliations et frôlé le
désespoir: “Le Fils de Dieu a-t-il été connu des siens ? Lui a-t-on rendu le
bien pour le bien et bonne volonté pour bonne volonté ? Qui l’a injurié ? Qui
l’a livré ? Qui a crié “tolle, volle,” sinon les siens et les prêtres ?”
Gaston de Renty n’a pas écrit d’ouvrage doctrinal. Seules ses lettres de
direction laissent deviner la profondeur de son jugement et de son amour de
Dieu. Ce fut, en effet, un exceptionnel directeur spirituel dont le souci
permanent était de s’adapter à l’Esprit qui agissait dans les âmes. Mais le
souci psychologique du directeur sait s’effacer devant les réalités doctrinales
et spirituelles profondément vécues par l’École française de spiritualité et ses
grands fondateurs et représentants qui, pour la plupart, furent de très grands
saints.
Gaston de Renty fut incontestablement un très grand saint. Mais que dire de son
épouse qui est si rarement nommée ? Que dire de celle qui, sans jamais paraître,
lui permit de devenir le saint que nous admirons aujourd’hui? Cette question
nous servira de dernière conclusion.
[5] c’est-à-dire
sauvés par le Rédempteur.



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