LA DOULOUREUSE
PASSION
DE N. S. JÉSUS-CHRIST
Pendant qu'on crucifiait Jésus, les deux larrons,
ayant toujours les mains attachées aux pièces transversales de leurs croix,
qu'on leur avait placées sur la nuque, étaient couchés sur le des, près du
chemin, au côté oriental du Calvaire, et des gardes veillaient sur eux. Accusés
d'avoir assassiné une femme juive et ses enfants qui allaient de Jérusalem à Joppé, on les avait arrêtés dans un château où Pilate habitait quelquefois
lorsqu'il exerçait ses troupes, et où ils s'étaient donnés pour de riches
marchands. Ils étaient restés longtemps en prison avant leur jugement et leur
condamnation. J'ai oublié les détails. Le larron de gauche était plus âgé :
c'était un grand scélérat, le maître et le corrupteur de l'autre. On les appelle
ordinairement Dismas et Gesmas ; j'ai oublié leurs noms véritables :
j'appellerai donc le bon, Dismas, et le mauvais, Gesmas. Ils faisaient partie
l'un et l'autre de cette troupe de voleurs établis sur les frontières d'Égypte
qui avaient donné l'hospitalité, pour une nuit à la sainte Famille, lors de sa
fuite avec l'enfant Jésus. Dismas était cet enfant lépreux que sa mère, sur
l'invitation de Marie, lava dans l'eau où s'était baigné l'enfant Jésus, et qui
fut guéri à l'instant. Les soins de sa mère envers la sainte Famille furent
récompensés par cette purification, symbole de celle que le sang du Sauveur
allait accomplir pour lui sur la croix. Dismas était tombé très bas ; il ne
connaissait pas Jésus, mais comme son cœur n'était pas méchant, tant de patience
l'avait touché. Couché par terre comme il l'était, il parlait sans cesse de
Jésus à son compagnon : “Ils maltraitaient horriblement le Galiléen, disait-il ;
ce qu'il a fait en prêchant sa nouvelle loi doit être quelque chose de pire que
ce que nous avons fait nous-mêmes, mais il a une grande patience et un grand
pouvoir sur tous les hommes”, ce à quoi Gesmas répondit : “Quel pouvoir a-t-il
donc ? s'il est aussi puissant qu'on le dit, il pourrait nous venir en aide ?”
C'est ainsi qu'ils parlaient entre eux. Lorsque la croix du Sauveur fut dressée,
les archers vinrent leur dire que c'était leur tour, et les dégagèrent en toute
hâte des pièces transversales, car le soleil s'obscurcissait déjà, et il y avait
un mouvement dans la nature comme à l'approche d'un orage. Les archers
appliquèrent des échelles aux deux croix déjà plantées, et y ajustèrent les
pièces transversales. Après leur avoir lait boire du vinaigre mêlé de myrrhe, on
leur ôta leurs méchants justaucorps, puis on leur passa des cordes sous les bras
et on les hissa en l'air à l'aide de petits échelons où ils posaient leurs
pieds. On lia leurs bras aux branches de la croix avec des cordes d'écorce
d'arbre ; on attacha de même leurs poignets, leurs coudes, leurs genoux et leurs
pieds, et on serra si fort les cordes, que leurs jointures craquèrent et que le
sang en jaillit. Ils poussèrent des cris affreux, et le bon larron dit au moment
où on le hissait : “Si vous nous aviez traités comme le pauvre Galiléen, vous
n'auriez pas eu la peine de nous élever ainsi en l'air”.
Pendant ce temps, les exécuteurs avaient fait
plusieurs lots des habits de Jésus afin de les diviser entre eux. Le manteau
était plus large d'en bas que d'en haut et il avait plusieurs plis ; il était
doublé à la poitrine et formait ainsi des poches. Ils le déchirèrent en
plusieurs pièces, aussi bien que sa longue robe blanche, laquelle était ouverte
sur la poitrine et se fermait avec des cordons. Ils firent aussi des parts du
morceau d'étoffe qu'il portait autour du cou, de sa ceinture, de son scapulaire,
et du linge qui avait enveloppé ses reins, tous ces vêtements étaient imbibés de
son sang. Ne pouvant tomber d'accord pour savoir qui aurait sa robe sans
couture, dont les morceaux n'auraient pu servir à rien, ils prirent une table où
étaient des chiffres, et y jetant des dés en forme de fèves, ils la tirèrent
ainsi au sort. Mais un messager de Nicodème et de Joseph d'Arimathie vint à eux
en courant et leur dit qu'ils trouveraient au bas de la montagne des acheteurs
pour les habits de Jésus, alors ils mirent tous ensemble et les vendirent en
masse, ce qui conserva aux chrétiens ces précieuses dépouilles.
Le choc terrible de la croix, qui s'enfonçait en
terre, ébranla violemment la tête couronnée d'épines de Jésus et en fit jaillir
une grande abondance de sang, ainsi que de ses pieds et de ses mains. Les
archers appliquèrent leurs échelles à la croix, et délièrent les cordes avec
lesquelles ils avaient attaché le corps du Sauveur pour que la secousse ne le
fit pas tomber. Le sang, dont la circulation avait été gênée par la position
horizontale et la compression des cordes, se porta avec impétuosité à ses
blessures : toutes ses douleurs se renouvelèrent jusqu'à lui causer un violent
étourdissement. Il pencha la tête sur sa poitrine et resta comme mort pendant
près de sept minutes. Il y eut alors une pause d'un moment : les bourreaux
étaient occupés à se partager les habits de Jésus, le son des trompettes du
Temple se perdait dans les airs, et tous les assistants étaient épuisés de rage
ou de douleur. Je regardais, pleine d'effroi et de pitié, Jésus, mon salut, le
salut du monde : je le voyais sans mouvement. presque sans vie, et moi-même, il
me semblait que j'allais mourir. Mon cœur était plein d'amertume, d'amour et de
douleur : ma tête était comme entourée d'un réseau de poignantes épines et ma
raison s'égarait ; mes mains et mes pieds étaient comme des fournaises
ardentes ; mes veines, mes nerfs étaient sillonnés par mille souffrances
indicibles qui, comme autant de traits de feu, se rencontraient et se livraient
combat dans tous mes membres et tous mes organes intérieurs et extérieurs pour y
faire naître de nouveaux tourments. Et toutes ces horribles souffrances
n'étaient pourtant que du pur amour, et tout ce feu pénétrant de la douleur
produisait une nuit dans laquelle je ne voyais plus rien que mon fiancé, le
fiancé de toutes les âmes, attaché à la croix, et je le regardais avec une
grande tristesse et une grande consolation. Son visage, avec l'horrible couronne
avec le sang qui remplissait ses yeux, sa bouche entrouverte, sa chevelure et sa
barbe, s'était affaissé vers sa poitrine, et plus tard il ne put relever la tête
qu'avec une peine extrême, à cause de la largeur de la couronne. Son sein était
tout déchiré ; ses épaules, ses coudes, ses poignets tendus jusqu'à la
dislocation ; le sang de ses mains coulait sur ses bras. Sa poitrine remontait
et laissait au-dessous d'elle une cavité profonde ; le ventre était creux et
rentré. Ses cuisses et ses jambes étaient horriblement disloquées comme ses
bras ; ses membres, ses muscles, sa peau déchirée avaient été si violemment
distendus, qu'on pouvait compter tous ses os ; le sang jaillissait autour du
clou qui perçait ses pieds sacrés et arrosait l'arbre de la croix ; son corps
était tout couvert de plaies, de meurtrissures, de taches noires, bleues et
jaunes ; ses blessures avaient été rouvertes par la violente distension des
membres et saignaient par endroits ; son sang, d'abord rouge, devint plus tard
pâle et aqueux, et son corps sacré toujours plus blanc : il finit par ressembler
à de la chair épuisé de sang. Toutefois, quoique si cruellement défiguré, le
corps de Notre Seigneur sur la croix avait quelque chose de noble et de touchant
qu'on ne saurait exprimer : oui, le Fils de Dieu, l'amour éternel s'offrant en
sacrifice dans le temps, restait beau, pur et saint dans ce corps de l'Agneau
pascal mourant, tout brisé sous le poids des péchés du genre humain.
Le teint de la sainte Vierge, comme celui du
Sauveur, était d'une belle couleur jaunâtre où se fondait un rouge transparent.
Les fatigues et les voyages des dernières années lui avaient bruni les joues
au-dessous des yeux.
Jésus avait une large poitrine ; elle n'était pas
velue comme celle de Jean-Baptiste qui était toute couverte d'un poil rougeâtre.
Ses épaules étaient larges, ses bras robustes, ses cuisses nerveuses, ses genoux
forts et endurcis comme ceux d'un homme qui a beaucoup voyagé et s'est beaucoup
agenouillé pour prier ; ses jambes étaient longues et ses jarrets nerveux ; ses
pieds étaient d'une belle forme et fortement construits : la peau était devenue
calleuse sous la plante à cause des courses nombreuses qu'il avait faites, pieds
nus, sur des chemins cahoteux ; ses mains étaient belles, avec des doigts longs
et effilés, et, sans être délicates, elles ne ressemblaient point à celles d'un
homme qui les emploie à des travaux pénibles. Son cou était plutôt long que
court, mais robuste et nerveux, sa tête d'une belle proportion et pas trop
forte, son front haut et large ; son visage formait un ovale très pur ; ses
cheveux. d'un brun cuivré, n'étaient pas très épais : ils étaient séparés sans
art du haut du front et tombaient sur ses épaules ; sa barbe n'était pas longue,
mais pointue et partagée au-dessous du menton. Maintenant sa chevelure était
arrachée en partie et souillée de sang ; son corps n'était qu'une plaie, sa
poitrine était comme brisée, ses membres étaient disloqués, les os de ses côtés
paraissaient par endroits à travers sa peau déchirée ; enfin son corps était
tellement aminci par la tension violente à laquelle il avait été soumis, qu'il
ne courrait pas entièrement l'arbre le la croix.
La croix était un peu arrondie par derrière,
aplatie pal devant, et on l'avait entaillée à certains endroits, sa largeur
étalait à peu prés son épaisseur. Les différentes pièces qui la composaient
étaient de bois de diverses couleurs, les unes brunes, les autres jaunâtres ; le
tronc était plus foncé, comme du bois qui est resté longtemps dans l'eau.
Les croix des deux larrons, plus grossièrement
travaillées, s'élevaient à droite et à gauche de celle de Jésus : il y avait
entre elles assez d'espace pour qu'un homme à cheval pût y passer ; elles
étaient placées un peu plus bas, et l'une à peu près en regard de l'autre. L'un
des larrons priait, l'autre insultait Jésus qui dominait un peu Dismas en lui
parlant. Ces hommes, sur leur croix, présentaient un horrible spectacle, surtout
celui de gauche, hideux scélérat, à peu près ivre, qui avait toujours
l'imprécation et l'injure à la bouche. Leurs corps suspendus en l'air étaient
disloqués, gonflés et cruellement garrottés. Leur visage était meurtri et
livide : leurs lèvres noircies par le breuvage qu'on leur avait fait prendre et
par le sang qui s'y portait, leurs yeux rouges et prêts à sortir de leur tête.
La souffrance causée par les cordes qui les serraient leur arrachait des cris et
des hurlements affreux ; Gesmas jurait et blasphémait. Les clous avec lesquels
on avait attaché les pièces transversales les forçaient de courber la tête ; ils
étaient agités de mouvements convulsifs, et, quoique leurs jambes fussent
fortement garrottées, l'un d'eux avait réussi à dégager un peu son pied, en
sorte que le genou était saillant.
Lorsque les archers eurent mis les larrons en croix
et partagé entre eux les habits de Jésus, ils vomirent encore quelques injures
contre le Sauveur et se retirèrent. Les Pharisiens aussi passèrent à cheval
devant Jésus, lui adressèrent des paroles outrageantes et s'en allèrent. Les
cent soldats romains furent remplacés à leur poste par une nouvelle troupe de
cinquante hommes. Ceux-ci étaient commandés par Abénadar, arabe de naissance,
baptisé depuis sous le nom de Ctésiphon ; le commandant en second s'appelait
Cassius, et reçut depuis le nom de Longin : il portait souvent les messages de
Pilate. Il vint encore douze Pharisiens, douze Sadducéens, douze Scribes et
quelques anciens. Parmi eux se trouvaient ceux qui avaient demandé vainement à
Pilate de changer l'inscription de la croix : il n'avait pas même voulu les
voir, et son refus avait redoublé leur rage. Ils firent à cheval le tour de la
plate-forme et chassèrent la sainte Vierge, qu'ils appelèrent une mauvaise
femme ; elle fut ramenée par Jean vers les saintes femmes ; Marthe et Madeleine
la reçurent dans leurs bras Lorsqu'ils passèrent devant Jésus, ils secouèrent
dédaigneusement la tête en disant : “Eh bien ! imposteur, renverse le Temple et
rebâtis-le en trois jours ! Il a toujours voulu secourir les autres et ne peut
se sauver lui-même ! Si tu es le fils de Dieu, descends de la croix ! S'il est
le roi d'Israël, qu'il descende de la croix, et nous croirons en lui ! Il a eu
confiance en Dieu, qu'il lui vienne maintenant en aide !” Les soldats aussi se
moquaient de lui, disant : “Si tu es le roi des Juifs sauve toi maintenant
toi-même”.
Lorsque Jésus tomba en faiblesse, Gesmas, le voleur
de gauche, dit : “Son démon l'a abandonné”. Alors, un soldat mit au bout d'un
bâton une éponge avec du vinaigre et la présenta aux lèvres de Jésus qui sembla
y goûter : on ne cessait pas de le tourner en dérision. “Si tu es le roi des
Juifs, dit le soldat, sauve-toi toi-même”. Tout ceci se passa pendant que la
première troupe faisait place à celle d'Abénadar. Jésus leva un peu la tête et
dit : “Mon père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font”. Puis il
continua à prier en silence. Gesmas lui cria : “Si tu es le Christ, sauve-toi et
sauve-nous !” Les insultes ne cessaient pas, mais Dismas, le bon larron, fut
profondément touché lorsque Jésus pria pour ses ennemis. Quand Marie entendit la
voix de son fils, rien ne put la retenir elle se précipita vers la croix, suivie
de Jean, de Salomé et de Marie de Cléophas. Le centurion ne les repoussa pas
Dismas, le bon larron, obtint par la prière de Jésus. Au moment où la sainte
Vierge s'approcha, une illumination intérieure : il reconnut que Jésus et sa
mère l'avaient guéri dans son enfance, et dit d'une vois forte et distincte :
“Comment pouvez-vous l'injurier quand il prie pour vous ?” Il s'est tu ; il a
souffert patiemment tous vos affronts, et il prie pour vous ; c'est un prophète,
c'est notre roi, c'est le fils de Dieu”. A ce reproche inattendu sorti de la
bouche d'un misérable assassin sur le gibet, il s'éleva un grand tumulte parmi
les assistants ; ils ramassèrent des pierres et voulaient le lapider sur la
croix : mais le centurion Abénadar ne le souffrit pas ; il les fit disperser et
rétablit l'ordre. Pendant ce temps, la sainte Vierge se sentit fortifiée par la
prière de Jésus, et Dismas dit à son compagnon qui injuriait Jésus : “N'as-tu
donc pas crainte de Dieu, toi qui es condamné au même supplice ! Quant à nous,
c'est avec justice ; nous subissons la peine que nos crimes ont méritée, mais
celui-ci n'a rien fait de mal. Songe à ta dernière heure et convertis-toi”. Il
était éclairé et touché : il confessa ses fautes à Jésus, disant : “Seigneur, si
vous me condamnez, ce sera avec Justice, mais ayez pitié de moi”. Jésus lui
dit : “Tu éprouveras ma miséricorde”. Dismas reçut pendant un quart d'heure la
grâce d'un profond repentir. Tout ce qui vient d'être raconté se passa entre
midi et midi et demi, quelques minutes après l'exaltation de la croix ; mais il
y eut bientôt de grands changements dans l'âme des spectateurs, car, pendant que
le bon larron parlait, il y eut dans la nature des signes extraordinaires qui
les remplirent tous d'épouvante.
Jusque vers dix heures, moment où le jugement de
Pilate fut prononcé, il tomba
un peu de grêle, puis le ciel fut clair jusqu'à
midi, après quoi il vint un épais brouillard rougeâtre devant le soleil. Vers la
sixième heure, selon la manière de compter des Juifs, ce qui correspond à peu
près à midi et demi, il y eut une éclipse miraculeuse de soleil. Je vis comment
cela avait lieu, mais malheureusement je ne l'ai pas bien retenu, et je n'ai pas
de paroles pour l'exprimer. Je fus d'abord transportée comme hors de la terre :
je voyais les divisions du ciel et les routes des astres se croisant d'une
manière merveilleuse. Je vis la lune à l'un des côtés de la terre : elle fuyait
rapidement semblable à un globe de feu. Je me retrouvai ensuite à Jérusalem, et
je vis de nouveau la lune apparaître pleine et pâle sur le mont des Oliviers :
elle vint de l'Orient avec une grande vitesse se placer devant le soleil déjà
voilé par la brume. Je vis au côte occidental du soleil un corps obscur qui
faisait l'effet d'une montagne et qui le couvrit bientôt tout entier. Le disque
de ce corps était d'un jaune sombre : un cercle rouge, semblable à un anneau de
fer rougi au feu, l'entourait. Le ciel s'obscurcit et les étoiles se montrèrent,
jetant une lueur sanglante. Une terreur générale s'empara des hommes et des
animaux : les bestiaux beuglaient et s'enfuyaient ; les oiseaux cherchaient des
coins où s'abriter et s'abattaient en foule sur les collines qui entouraient le
Calvaire ; on pouvait les prendre avec la main. Ceux qui injuriaient Jésus
baissèrent le ton. Les Pharisiens essayaient encore de tout expliquer par des
causes naturelles, mais cela leur réussissait mal, et eux aussi furent
intérieurement saisis de terreur ; tout le monde avait les yeux levés vers le
ciel. Plusieurs personnes frappaient leur poitrine et se tordaient les mains en
criant : “Que son sang retombe sur ses meurtriers !” Beaucoup de près et de
loin, se jetèrent à genoux, implorant leur pardon, et Jésus, dans ses douleurs,
tourna les yeux vers eux. Comme les ténèbres s'accroissaient et que la croix
était abandonnée de tous, excepté de Marie et des plus chers amis du Sauveur, Dismas, qui était plongé dans un profond repentir, leva la tête vers Jésus avec
une humble espérance et lui dit : “Seigneur, pensez à moi quand vous serez dans
votre royaume”. Jésus lui répondit : “En vérité, Je te le dis, tu seras
aujourd'hui avec moi dans le paradis”.
La mère de Jésus, Madeleine, Marie de Cléophas et
Jean se tenaient entre la croix du Sauveur et celles des larrons et regardaient
Jésus. La sainte Vierge, dans son amour de mère, priait intérieurement pour que
Jésus la laissât mourir avec lui. Alors le Sauveur la regarda avec une ineffable
tendresse, puis tourna les yeux vers Jean, et dit à Marie : “Femme, voilà votre
fils. Il sera votre fils plus que si vous l'aviez enfanté”. Il fit encore
l'éloge de Jean et dit : “Il a toujours eu une foi inébranlable et ne s'est
jamais scandalisé. si ce n'est quand sa mère a voulu qu'il fût élevé au-dessus
des autres”. Puis il dit à Jean : “Voilà la mère”. Jean embrassa
respectueusement, sous la croix du Rédempteur mourant, la mère de Jésus, devenue
maintenant la sienne. La sainte Vierge fut tellement accablée de douleur à ces
dernières dispositions de son fils, quelle tomba sans connaissance dans les bras
des saintes femmes qui l'emportèrent à quelque distance, la firent asseoir un
moment sur le terrassement en face de la croix, puis la conduisirent hors de la
plate-forme, auprès de ses amies.
Je ne sais pas si Jésus prononça expressément
toutes ces paroles ; mais je sentis intérieurement qu'il donnait Marie pour mère
à Jean et Jean pour fils à Marie. Dans de semblables visions, on perçoit bien
des choses qui ne sont pas écrites, et il y en a très peu qu'on puisse rendre
clairement avec le langage humain, quoiqu'en les voyant on croie qu'elles
s'entendent d'elles-mêmes. Ainsi, on ne s'étonne pas que Jésus s'adressant à la
sainte Vierge ne l'appelle pas “ma mère”, mais “femme” ; car elle apparaît comme
la femme par excellence, qui doit écraser la tête du serpent, surtout en cet
instant où cette promesse s'accomplit par la mort de son fils. On ne s'étonne
pas non plus qu'il donne Jean pour fils à celle que l'ange salua en l'appelant
“pleine de grâce”, parce que le nom de Jean est un nom qui signifie la grâce,
car tous sont ici ce que leur nom signifie : Jean était devenu un enfant de
Dieu, et le Christ vivait en lui. On sent aussi que Jésus en la donnant pour
mère à Jean la donne pour mère à tous ceux qui croient en son nom, qui
deviennent enfants de Dieu, qui ne sont pas nés de la chair et du sang ni de la
volonté de l'homme, mais de Dieu. On sent encore que la plus pure, la plus
humble, la plus obéissante des femmes qui, après avoir dit à l'Ange : “Voici la
servante du Seigneur, qu'il me soit fait selon votre parole”, devint mère du
Verbe fait chair. Apprenant aujourd'hui de son fils mourant qu'elle doit devenir
la mère spirituelle d'un autre fils, a répété ces mêmes paroles avec une humble
obéissance, dans son cœur déchiré par les angoisses de la séparation, et qu'elle
a adopté pour enfants tous les enfants de Dieu, tous les frères de Jésus-Christ,
Tout cela est plus facile à ressentir par la grâce de Dieu qu'à exprimer avec
des paroles, et je pense alors à ce que me dit une fois mon fiancé céleste :
“Tout est écrit dans les enfants de l'Église qui croient, qui espèrent, qui
aiment”
.
Il était à peu près une heure et demie : je fus
transportée dans la ville pour voir ce qui s'y passait. Je la trouvai pleine de
trouble et d'inquiétude : les rues étaient dans le brouillard et les ténèbres,
les hommes erraient çà et là à tâtons : plusieurs restaient étendus par terre,
la tête couverte et se frappant la poitrine ; d'autres montaient sur les toits
de leurs maisons, regardaient le ciel et se lamentaient. Les animaux hurlaient
et se cachaient ; les oiseaux volaient bas et tombaient. Je vis Pilate visiter
Hérode : ils étaient très troublés l'un et l'autre et regardaient le ciel du
haut de la terrasse même d'où Hérode, le matin, avait vu Jésus livré aux
outrages du peuple. “Cela n'est pas naturel, disaient-ils ; on a certainement
été trop loin contre Jésus”. Je les vis ensuite aller au palais en traversant la
place publique : ils étaient très épouvantés l'un et l'autre ; ils marchaient
vite et entourés de gardes. Pilate ne tourna pas les yeux du côté de Gabbatha où
il avait condamné Jésus La place était vide : quelques personnes rentraient à la
hâte dans leurs maisons, d'autres couraient en sanglotant. On voyait aussi ça et
là se former des groupes sur les places publiques. Pilate fit appeler dans son
palais les plus vieux d'entre les Juifs, et il leur demanda ce que signifiaient
ces ténèbres : il leur dit qu'il les regardait comme un signe effrayant, que
leur Dieu paraissait courroucé contre eux de ce qu'ils avaient poursuivi la mort
du Galiléen qui était certainement leur prophète et leur roi ; que pour lui, il
s'était lavé les mains, qu'il était innocent de ce meurtre, etc., etc. ; mais
ils persistèrent dans leur endurcissement, attribuèrent tout ce qui se passait à
des causes qui n'avaient rien de surnaturel et ne se convertirent pas.
Toutefois, bien des gens se convertirent et notamment tous les soldats qui, lors
de l'arrestation de Jésus sur le mont des Oliviers, avaient été renversés et
s'étaient relevés.
La foule se rassemblait devant la demeure de Pilate
et là où elle avait crié le matin : “Faites-le mourir ! crucifiez-le !”, elle
criait maintenant : “À bas le juge inique ! que son sang retombe sur ses
meurtriers !” Pilate fut obligé de se faire garder par des soldats : ce même
Sadoch qui. le matin, lorsque Jésus entrait au prétoire, avait proclamé
hautement son innocence, s'agita et parla si violemment devant le palais, que
Pilate fut au moment de le faire arrêter. Ce misérable sans âme rejetait tout
sur les Juifs : il n'était pour rien là-dedans, disait-il : Jésus était “leur
prophète et non le sien : c'étaient eux qui avaient voulu sa mort”. La terreur
et l'angoisse étaient au comble dans le Temple : on s'occupait de l'immolation
de l'agneau pascal, lorsque la nuit survint tout à coup : le trouble se mit
partout et la peur éclatait ça et là par des cris douloureux. Les Princes des
Prêtres s'efforcèrent de maintenir l'ordre et la tranquillité : on alluma toutes
les lampes, quoique en plein jour, mais le désordre augmentait de plus en plus.
Je vis Anne frappé de terreur : il courait d'un coin à un autre pour se cacher.
Lorsque je m'acheminais pour sortir de la ville, les grilles des fenêtres
tremblaient, et cependant il n'y avait pas d'orage. Les ténèbres allaient
toujours croissant. Je vis aussi, à l'extrémité de la ville, du côté du
nord-ouest, dans un endroit voisin du mur d'enceinte où il y avait beaucoup de
jardins et des sépultures, quelques entrées de tombeaux s'effondrer comme si la
terre eût tremblé.
Sur le Golgotha, les ténèbres produisirent une
terrible impression. Au commencement, les cris, les imprécations, l'activité des
hommes occupés à dresser les croix ! les hurlements des deux larrons lorsqu'on
les attacha, les insultes des Pharisiens à cheval, les allées et venues des
soldats, le départ tumultueux des bourreaux ivres en avaient affaibli l'effet :
puis vinrent les reproches du bon larron aux Pharisiens et leur rage contre lui.
Mais à mesure que les ténèbres augmentaient, les assistants devenaient plus
pensifs et s'éloignaient de la croix. Ce fut alors que Jésus recommanda sa mère
à Jean, et que Marie fut emportée évanouie à quelque distance. Il y eut un
moment de silence solennel : le peuple s'effrayait de l'obscurité ; la plupart
regardaient le ciel ; la conscience se réveillait dans plusieurs qui tournaient
vers la crois des yeux pleins de repentir et se frappaient la poitrine ; ceux
qui étaient dans ces sentiments se groupaient ensemble ; les Pharisiens, frappés
d'une terreur secrète, cherchaient encore à expliquer tout par des raisons
naturelles, mais ils baissaient le ton de plus en plus et finirent à peu près
par se taire ; s'ils hasardaient encore par moments quelque parole insolente,
c'était avec un effort visible. Le disque du soleil était d'un jaune sombre
comme les montagnes vues au clair de la lune : un cercle rougeâtre l'entourait ;
les étoiles paraissaient et jetaient une lumière sanglante ; les oiseaux
tombaient sur le Calvaire et dans les vignes voisines, et on pouvait les prendre
avec la main. Les animaux hurlaient et tremblaient ; les chevaux et les ânes des
Pharisiens se serraient les uns contre les autres et baissaient la tête entre
leurs jambes. Le brouillard enveloppait tout.
Le calme régnait autour de la croix d'où tout le
monde s'était éloigné Le Sauveur était absorbé dans le sentiment de son profond
délaissement : se tournant vers son Père céleste, il priait avec amour pour ses
ennemis. Il priait, comme pendant toute sa Passion, en répétant des passages de
psaumes qui trouvaient maintenant en lui leur accomplissement. Je vis des anges
autour de lui. Lorsque l'obscurité s'accrut et que l'inquiétude, remuant toutes
les consciences, répandit sur le peuple un sombre silence, je vis Jésus seul et
sans consolateur. Il souffrait tout ce que souffre un homme affligé, plein
d'angoisses, délaissé de toute consolation divine et humaine, quand la foi,
l'espérance et la charité toutes seules, privées de toute lumière et de toute
assistance sensible, se tiennent vides et dépouillées dans le désert de la
tentation, et vivent d'elles-mêmes au sein d'une souffrance infinie. Cette
douleur ne saurait s'exprimer. Ce fut alors que Jésus nous obtint la force de
résister aux plus extrêmes terreurs du délaissement, quand tous les liens se
brisent, quand tous nos rapports avec ce monde, avec cette terre, avec
l'existence d'ici-bas vont cesser, et qu'en même temps les perspectives que
cette vie nous ouvre sur une autre vie se dérobent à nos regards : nous ne
pouvons sortir victorieux de cette épreuve qu'en unissant notre délaissement aux
mérites de son délaissement sur la croix. Il conquit pour nous les mérites de la
persévérance dans la lutte suprême du délaissement absolu. Il offrit pour nous
sa misère, sa pauvreté, sa souffrance, son abandon : aussi l'homme uni à Jésus
dans le sein de l'Église, ne doit-il jamais désespérer à l'heure suprême, quand
tout s'obscurcit, que toute lumière et toute consolation disparaissent. Nous
n'avons plus à descendre seuls et sans protection dans ce désert de la nuit
intérieure. Jésus a jeté dans cet abîme du délaissement son propre délaissement
intérieur et extérieur sur la croix et ainsi il n'a pas laissé les chrétiens
isolés dans le délaissement de la mort, dans l'obscurcissement de toute
consolation. Il n'y a plus pour les chrétiens de solitude, d'abandon, de
désespoir dans les approches de la mort, car Jésus, qui est la lumière, la voie
et la vérité, a descendu ça sombre chemin, y répandant les bénédictions, et il a
planté sa croix dans ce désert pour en surmonter les terreurs.
Jésus laissé sans secours, réduit au dernier degré
de l'abandon et de la pauvreté, s'offrit lui-même comme fait l'amour : il fit de
son délaissement même un riche trésor ; car il s'offrit lui et toute sa vie,
avec ses travaux, son amour ses souffrances et le douloureux sentiment de notre
ingratitude. Il fit son testament devant Dieu, et donna tous ses mérites à
l'Église et aux pécheurs. Il n'en oublia aucun ; il fut avec tous dans son
abandon : il pria aussi pour ces hérétiques qui prétendent que, comme Dieu, il
n'a pas ressenti les douleurs de sa Passion, et qu'il n'a pas souffert ce qu'eût
souffert un homme dans la même position. En m'unissant à sa prière, en prenant
ma part de ses angoisses, il me sembla l'entendre dire qu'il fallait enseigner
le contraire, c'est-à-dire qu'il avait ressenti cette souffrance du délaissement
plus cruellement que n'aurait pu le faire un homme ordinaire, parce qu'il était
intimement uni à la divinité, parce qu'il était vrai Dieu et vrai homme, et que
dans le sentiment de l'humanité abandonnée de Dieu, il vida, comme homme Dieu,
dans toute sa plénitude, ce calice amer du délaissement. Dans sa douleur, il
témoigna son délaissement par un cri, et permit ainsi à tous les affligés qui
reconnaissent Dieu pour leur père une plainte confiante et filiale. Vers trois
heures, il s'écria à haute voix : “Eli, Eli, lamma sabachtani !” ce qui veut
dire : “Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné ?”.
Lorsque le cri de Notre Seigneur interrompit le
sombre silence qui régnait autour de la croix, les insulteurs se tournèrent de
nouveau vers lui et l'un d'eux dit : “Il appelle Élie”. Un autre : “Voyons si
Élie viendra le secourir”. Mais lorsque Marie entendit la voix de son fils, rien
ne put la retenir : elle revint au pied de la croix, suivie de Jean, de Marie,
fille de Cléophas, de Madeleine et de Salomé. Pendant que le peuple tremblait et
gémissait, une troupe d'environ trente hommes considérables de la Judée et des
environs de Joppé, étaient passés par là à cheval, se rendant à la fête :
lorsqu'ils virent Jésus en croix si horriblement maltraité et les signes
menaçants qui se montraient dans la nature, ils exprimèrent vivement leur
horreur et s'écrièrent : “Malheur à cette ville ! si le temple de Dieu ne s'y
trouvait pas, on devrait la brûler pour avoir pris sur soi une telle iniquité”.
Les discours de ces hommes furent comme un point d'appui pour le peuple : il y
eut une explosion de murmures et de gémissements, et ceux qui étaient affectés
de même se groupèrent ensemble. Tous les assistants se divisèrent en deux
partis : les uns pleuraient et murmuraient ; les autres faisaient entendre des
injures et des imprécations ; toutefois les Pharisiens devinrent moins
arrogants ; comme ils craignaient une insurrection populaire et qu'un grand
trouble régnait à Jérusalem, ils s'abouchèrent avec le centurion Abénadar : des
ordres furent envoyés à la porte la plus voisine de la ville pour qu'on la
fermât et qu'on interrompit toute communication. En même temps un messager fut
expédié vers Pilate et Hérode pour demander au premier cinq cents hommes, au
second ses gardes, à l'effet de prévenir une émeute. Pendant ce temps le
centurion Abénadar maintenait l'ordre et empêchait les insultes à Jésus pour ne
pas irriter le peuple.
Peu après trois heures la lumière revint un peu, la
lune commença à s'éloigner du soleil dans une direction opposée. Le soleil parut
dépouillé de ses rayons, entouré de vapeurs rougeâtres et la lune s'abaissa
rapidement du côté opposé : on eut dit qu'elle tombait. Peu à peu le soleil
recommença a rayonner et l'on ne vit plus les étoiles : cependant le ciel était
encore sombre. Les ennemis de Jésus reprirent tour arrogance à mesure que la
lumière revenait, c'est alors qu'ils dirent : “Il appelle Élie”. Mais Abénadar
enjoignit a tous de se tenir tranquilles.
Lorsque la clarté revint, on vit le corps du
Sauveur livide, épuisé et plus blanc qu'auparavant à cause du sang qu'il avait
perdu. Il dit encore, je ne sais si ce fut intérieurement ou si sa bouche
prononça ces paroles : “Je suis pressé comme le raisin qui a été pressé ici pour
la première fois : je dois rendre tout mon sang jusqu'à ce q le l'eau vienne et
que l'enveloppe devienne blanche, mais on ne fera plus de vin en ce lieu”. J'eus
plus tard une vision relative à ces paroles, où je vis comment Japhet fit du vin
en cet endroit. Je la raconterai plus tard.
Jésus était en défaillance, sa langue était
desséchée, et il dit : “J'ai soif !” Comme ses amis le regardaient tristement,
il dit : “Ne pouviez-vous me donner une goutte d'eau ?” Faisant entendre que
pendant les ténèbres on ne les en aurait pas empêchés. Jean, tout trouble, lui
répondit : “O Seigneur, nous l'avons oublié”. Et Jésus dit encore quelques
paroles, dont le sens était : “Mes proches aussi devaient m'oublier et ne pas me
donner à boire, afin que ce qui est écrit fût accompli”. Cet oubli l'avait
douloureusement affecté. Ses amis offrirent alors de l'argent aux soldats pour
lui donner un peu d'eau, ce qu'ils ne firent pas ; mais l'un d'eux trempa une
éponge en forme de poire dans du vinaigre qui se trouvait là dans un petit baril
d'écorce, et y répandit aussi du fiel. Mais le centurion Abénadar, qui avait
déjà le cœur touché, prit l'éponge, la pressa et y versa du vinaigre pur. Il
adapta un bout de l'éponge à une tige creuse d'hysope qui servait comme de
chalumeau pour boire, l'assujettit au bout de sa lance et l'éleva jusqu'à la
hauteur du visage de Jésus, de manière à ce que le roseau atteignit la bouche du
Sauveur, et qua celui-ci pût aspirer le vinaigre dont l'éponge était imbibée. Je
ne me souviens plus de quelques mots que j'entendis encore prononcer au Seigneur
pour servir d'avertissement au peuple ; je me rappelle seulement qu'il dit :
“Lorsque ma voix ne se fera plus entendre, la bouche des morts parlera”. Sur
quoi quelques-uns s'écrièrent : “Il blasphème encore”. Mais Abénadar leur
ordonna de se tenir tranquilles. L'heure du Seigneur étant venu, il lutta avec
la mort, et une sueur froide jaillit de ses membres. Jean se tenait au bas de
la croix et essuyait les pieds de Jésus avec son suaire. Madeleine, brisée de
douleur, s'appuyait derrière la croix. La sainte Vierge se tenait debout entre
Jésus et le bon larron, soutenue par Salomé et Marte de Cléophas, et elle
regardait mourir son Fils. Alors Jésus dit : “Tout est consommé !” Puis il leva
la tête et cria à haute voix : “Mon Père, je remets mon esprit entre vos mains”.
Ce fut un cri doux et fort qui pénétra le ciel et la terre ; ensuite il pencha
la tête et rendit l'esprit. Je vis son âme comme une forme lumineuse entrer en
terre au pied de la croix pour descendre dans les limbes. Jean et les saintes
femmes tombèrent le front dans la poussière.
Le centurion Abénadar, arabe de naissance, baptisé
plus tard sous le nom de Ctésiphon, depuis qu'il avait présenté le vinaigre au
Seigneur, se tenait tout contre l'éminence où la croix était plantée de façon
que les pieds de devant de son cheval étaient posés plus haut que les pieds de
derrière. Profondément ébranlé et livré à des réflexions sérieuses, il
contemplait, sans détourner les yeux, la face couronnée d'épines du Sauveur. Le
cheval terrifié baissait la tête, et Abénadar, dont l'orgueil était subjugué,
laissait aller les rênes. En ce moment le Seigneur prononça d'une voix forte ses
dernières paroles et mourut en poussant un cri qui pénétra la terre, le ciel et
l'enfer. La terre trembla et le rocher se fendit, laissant une large ouverture
entre la croix de Jésus et celle du mauvais larron. Dieu se rendit témoignage
par un avertissement terrible qui ébranla jusque dans ses profondeurs la nature
en deuil. Tout était accompli : l'âme de Notre-Seigneur abandonna son corps et
le dernier cri du rédempteur mourant fit trembler tous ceux qui l'entendirent,
ainsi que la terre, qui reconnut son Sauveur en tressaillant. Toutefois le cœur
de ceux qui l'aimaient fut seulement traversé par la douleur, comme par une
épée. Ce fut alors que la grâce vint sur Abénadar. Son cheval trembla : son âme
fut ébranlée ; son cœur, orgueilleux et dur, se brisa comme la roche du
Calvaire ; il jeta sa lance, frappa sa poitrine avec force, et cria avec
l'accent d'un homme nouveau : “Béni soit le Dieu tout-puissant, le Dieu
d'Abraham, d'Isaac et de Jacob ; celui-ci était un juste : c'est vraiment le
fils de Dieu”. Plusieurs soldats, frappés des paroles de leur chef, firent comme
lui. Abénadar, devenu un nouvel homme, et ayant rendu hommage au Fils de Dieu,
ne voulait plus rester au service de ses ennemis. Il donna son cheval et sa
lance à Cassius, l'officier inférieur, appelé depuis Longin, qui prit le
commandement ; puis il adressa quelques paroles aux soldats et quitta le
Calvaire. Il s'en alla, par la vallée de Gihon, vers les cavernes de la vallée
d'Hinnom, où étaient cachés les disciples. Il leur annonça la mort du Sauveur et
s'en retourna vers Pilate dans la ville.
Une grande épouvante s'empara de tous les
assistants, au dernier cri de Jésus, lorsque la terre trembla et que la roche du
Calvaire se tendit. Ce fut une terreur qui se fit sentir dans toute la nature,
car ce fut alors aussi que le rideau du Temple se déchira en deux, que beaucoup
de morts sortirent de leurs tombeaux, que des murailles s'affaissèrent dans le
Temple et que des montagnes et des édifices s'écroulèrent dans plusieurs
contrées. Lorsque Abénadar rendit témoignage de la divinité de Jésus, plusieurs
soldats témoignèrent avec lui ; un certain nombre de ceux qui étaient présents,
et même quelques Pharisiens venus en dernier lieu se convertirent. Beaucoup de
gens se frappaient la poitrine, pleuraient et retournaient chez eux par la
vallée ; d'autres déchiraient leurs vêtements et jetaient de la poussière sur
leur tête. Tout était plein de stupeur et d'épouvante. Jean se releva ;
quelques-unes des saintes femmes qui s'étaient tenues éloignées, vinrent prendre
la Sainte Vierge et l'emmenèrent à quelque distance de la croix pour lui donner
leurs soins.
Lorsque le Sauveur plein d'amour, le maître de la
vie, paya pour les pécheurs la dette de la mort, lorsqu'il recommanda son âme
humaine à son Dieu et à son Père, et abandonna son corps à la mort, ce saint
vase brisé prit la teinte pâle et froide de la mort. Le corps de Jésus
tressaillit dans une dernière convulsion, puis devint d'une blancheur livide, et
ses blessures où le sang s'était porté en abondance se montrèrent plus
distinctement comme de sombres taches ; son visage se tira, ses joues
s'affaissèrent, son nez s'allongea st s'enfla, ses yeux pleins de sang restèrent
à moitié ouverts. Il souleva un instant sa tête couronnée d'épines, et la laissa
retomber sous le poids de ses douleurs ; ses lèvres livides et contractées
s'entrouvrirent, et laissèrent voir sa langue ensanglantée ; ses mains,
contractées d'abord autour des clous, se détendirent ainsi que ses bras, son des
se raidit le long de la croix, et tout le poids du corps porta sur les pieds :
ses genoux s'affaissèrent et allèrent du même côté, et ses pieds tournèrent un
peu autour du clou qui les transperçait.
Alors les mains de sa mère se raidirent, ses yeux
se couvrirent d'un nuage, elle devint pâle comme la mort, ses oreilles cessèrent
d'entendre, ses pieds chancelèrent et elle s'affaissa sur elle-même. Jean et les
autres tombèrent aussi, la face voilée et ne pouvant plus résister à leur
douleur. Lorsque la plus aimante, la plus désolée des mères, relevés par ses
amis, leva les yeux, elle vit le corps de son fils conçu dans la pureté par
l'opération du Saint Esprit, la chair de sa chair, l'os de ses os, le cœur de
son cœur, ce vase sacré formé dans son sein lorsque le Très-Haut l'avait
couverte de son ombre, elle le vit privé de toute beauté, de toute forme ;
séparé de sa très sainte âme ; assujetti aux lois de la nature dont il était
l'auteur, mais dont l'homme avait abusé et qu'il avait défigurée par le péché ;
brisé, maltraité, défiguré, mis à mort par les mains de ceux qu'il était venu
relever et vivifier. Hélas ! le vase contenant toute beauté, toute vérité, tout
amour, était là, vide, rejeté, méprisé, semblable à un lépreux, suspendu à la
croix entre deux voleurs. Qui pourrait peindre la douleur de la mère de Jésus,
de la reine de tous les martyrs ?
La lumière du soleil était encore troublée et
voilée : air fut lourd et étouffant pendant le tremblement de terre : mais
ensuite il franchit sensiblement. Le corps de Notre-Seigneur mort sur la croix
avait quelque chose qui inspirait le respect et qui touchait singulièrement. Les
larrons, au contraire, étaient dans d'horribles contorsions, comme des gens
ivres. A la fin, ils se turent l'un et l'autre : Dismas priait intérieurement.
Il était un peu plus de trois heures lorsque Jésus
rendit l'esprit. Quand la première secousse du tremblement de terre fut passée,
plusieurs des Pharisiens reprirent leur audace : ils s'approchèrent de la fente
du rocher du calvaire, y jetèrent des pierres et essayèrent d'en mesurer la
profondeur avec des cordes. Comme ils ne purent pas en trouver le fond, cela les
rendit pensifs, ils remarquèrent avec quelque inquiétude les gémissements du
peuple et quittèrent le Calvaire. Beaucoup de gens se sentaient intérieurement
changés ; la plupart des assistants s'en retournèrent à Jérusalem frappés de
terreur ; plusieurs étaient convertis. Une partie des cinquante soldats romains
qui se trouvaient là alla renforcer ceux qui gardaient la porte de la ville, en
attendant l'arrivée des cinq cents autres qu'on avait demandés. La porte avait
été fermée et d'autres postes voisins furent occupés pour prévenir l'affluence
du peuple et toute espèce de mouvement tumultueux. Cassius et cinq soldats
environ restèrent autour de la plate-forme circulaire, s'appuyant au
terrassement qui la soutient. Les amis de Jésus entouraient la croix,
s'asseyaient vis-à-vis elle, et pleuraient. Plusieurs des saintes femmes étaient
revenues à la ville. Le silence et le deuil régnaient autour du corps de Jésus.
On voyait au loin, dans la vallée et sur les hauteurs opposées, se montrer çà et
là quelques disciples, qui regardaient du côté de la croix avec une curiosité
inquiète et disparaissaient s'ils voyaient venir quelqu'un.
Lorsque Jésus, poussant un grand cri, remit son
esprit entre les mains du Père céleste, je vis son âme, semblable à une forme
lumineuse, entrer en terre au pied de la crois, et avec elle une troupe
brillante d'anges, parmi lesquels était Gabriel. Ces anges chassaient de la
terre dans l'abîme une multitude de mauvais esprits. Jésus envoya plusieurs âmes
des limbes dans leurs corps, afin qu'elles effrayassent et avertissent les
impénitents et qu'elles rendissent témoignage de lui.
Le tremblement de terre qui fendit la roche du
Calvaire causa beaucoup d'écroulements, surtout à Jérusalem et dans la
Palestine. On avait à peine repris courage au retour de la lumière dans la ville
et dans le Temple, que les secousses qui agitaient le sol et le fracas des
édifices qui s'écroulaient répandirent une terreur encore plus grande. Cette
terreur fut portée au plus haut degré quand les gens qui fuyaient en pleurant
rencontrèrent sur leur chemin des morts ressuscités qui les avertissaient et les
menaçaient.
Dans le Temple, les Princes des Prêtres venaient de
reprendre le sacrifice, momentanément interrompu par la frayeur qu'avaient
répandue les ténèbres, et ils triomphaient du retour de la lumière lorsque tout
à coup le sol trembla, le bruit des murs qui s'écroulaient et du voile du Temple
qui se déchirait frappa la foule d'une terreur muette, à laquelle succédèrent
par endroits des cris lamentables. Mais il y avait tant d'ordre partout,
l'immense édifice était si plein, les allées et venues des gens qui sacrifiaient
si parfaitement réglées, les cérémonies de l'immolation des agneaux et de
l'aspersion de l'autel avec Leur sang se développaient si régulièrement, à
travers les longues files des prêtres, au milieu du chant des cantiques et du
bruit des trompettes, tout cela occupait tellement les yeux et les oreilles, que
la peur ne produisit pas tout d'abord un désordre et une déroute générale. Les
sacrifices se continuèrent donc tranquillement. dans quelques endroits, tandis
qu'ailleurs régnait l'épouvante et qu'ailleurs encore la terreur était calmée
par les efforts des prêtres. Mais, à l'apparition des morts qui se montrèrent
dans le Temple, tout se dispersa, et le sacrifice fut laissé la comme si le
Temple eût été souille. Toutefois, cela ne se lit encore que successivement ; et
pendant qu'une partie des assistants descendait précipitamment les degrés du
Temple, d'autres étaient maintenus par les prêtres, ou n'étaient pas encore
atteints par la frayeur universelle. Toutefois l'angoisse et l'épouvante se
manifestaient partout, à divers degrés, d'une façon qu'on ne saurait décrire. On
ne peut se faire une idée du ce qui se passait qu'en se représentant une
fourmilière sur laquelle on a jeté des pierres, ou qu'on a remuée avec un bâton.
Pendant que la confusion règne sur un point, le travail continue sur un autre et
même à l'endroit où ce trouble a commencé, tout se remet promptement en ordre.
Le grand-prêtre Caïphe et les siens, dans leur
audace désespérée, conservèrent leur présence d'esprit. Semblables aux chefs
habiles d'une ville révoltée, ils conjurèrent le danger en menaçant, en
exhortant et en faisant jouer tous les ressorts. Grâce à leur endurcissement
diabolique et à la tranquillité apparente qu'ils gardèrent, ils empêchèrent
qu'il y eut une perturbation universelle et firent si bien que la masse du
peuple ne vit pas dans ces terribles avertissements un témoignage rendu à
l'innocence de Jésus. La garnison romaine de la forteresse Antonia fit aussi de
grands efforts pour maintenir l'ordre, en sorte que, malgré la terreur et la
confusion générales, la célébration de la fête cessa sans qu'il y eût de tumulte
populaire ; la foule se dispersa peu à peu et l'explosion qu'on pouvait craindre
fut étouffée, tout se borna à l'agitation pleine d'angoisse que chacun remporta
chez soi, et que l'habileté des Pharisiens comprima chez le plus grand nombre.
Telle était la situation générale de la ville :
voici maintenant les faits particuliers dont je me souviens. Les deux grandes
colonnes situées à l'entrée du sanctuaire du Temple, et entre lesquelles était
suspendu un magnifique rideau s'écartèrent l'une de l'autre ; le linteau
qu'elles supportaient s'affaissa, le rideau se déchira avec bruit dans toute sa
longueur, et le sanctuaire fut ouvert à tous les regards. Ce rideau était rouge,
bleu, blanc et jaune. Plusieurs cercles astronomiques y étaient représentés
ainsi que diverses figures comme colle du serpent d'airain. Près de la cellule
où priait habituellement le vieux Siméon, laquelle était à côté du sanctuaire,
dans les murs du nord, une grosse pierre tomba et la voûte s'écroula. Dans
quelques salles, le sol s'abaissa, les seuils se déplacèrent et des colonnes
s'écartèrent.
On vit apparaître dans le sanctuaire le grand-prêtre Zacharie, tué entre le Temple et l'autel, il fit entendre des
paroles menaçantes, et parla de la mort de l'autre Zacharie
,
de celle de Jean, et en général du meurtre des prophètes. Il sortit de
l'ouverture formée par la chute de la pierre qui était tombée près de l'oratoire
du vieux Siméon, et parla aux prêtres qui étaient dans le sanctuaire. Deux fils
du pieux grand-prêtre Simon le Juste, aïeul de Siméon, qui avait prophétisé lors
de la présentation de Jésus au Temple, se montrèrent près de la grande chaire ;
ils parlèrent aussi de la mort des prophètes et du sacrifice qui allait cesser,
et exhortèrent tout le monde à embrasser la doctrine du Crucifié. Jérémie parut
près de l'autel, et proclama d'une voix menaçante la fin de l'ancien sacrifice
et le commencement du nouveau. Ces apparitions ayant eu lieu en des endroits où
les prêtres seuls en avaient eu connaissance, furent niées ou tenues secrètes,
il fut défendu d'en parler sous une peine sévère. Mais un grand bruit se fit
entendre : les portes du sanctuaire s'ouvrirent, et une voix cria : “Sortons
d'ici”. Je vis alors des anges s'éloigner. L'autel des parfums trembla : un
encensoir tomba ; l'armoire qui contenait les écritures se renversa, et tous les
rouleaux furent jetés pêle-mêle ; la confusion augmenta on ne savait plus où
l'on en était. Nicodème, Joseph d'Arimathie et plusieurs autres quittèrent le
Temple. Des morts ressuscités s'y montraient encore ou erraient parmi le peuple
qui se retirait du Temple. A la voix des anges qui prononçaient des paroles
menaçantes, ils rentrèrent dans leurs tombeaux. La chaire qui était dans le
vestibule s'écroula. Cependant plusieurs des trente-deux Pharisiens qui étaient
allés en dernier lieu au Calvaire étaient retournés au Temple. S'étant déjà
convertis au pied de la croix, ils furent d'autant plus frappés de tous ces
signes, firent de vifs reproches à Anne et à Caïphe et se retirèrent du Temple.
Anne, le véritable chef des ennemis acharnés de Jésus, qui depuis longtemps
avait dirigé toutes les menées secrètes contre lui et ses disciples, et qui
avait fait leur leçon à ses dénonciateurs. Anne était presque fou de terreur ;
il s'enfuyait d'un coin à l'autre dans les chambres les plus reculées du Temple.
Je le vis criant, gémissant et se tordant dans les convulsions : on l'avait
transporté dans une chambre secrète, et il était entouré de plusieurs de ses
adhérents. Caïphe l'avait serré dans ses bras pour tâcher de relever son
courage : mais il n'y avait pas réussi : l'apparition des morts l'avait jeté
dans la consternation. Caïphe, quoique frappé de terreur, était tellement
possédé du démon de l'orgueil et de l'obstination, qu'il ne laissait rien voir
de ce qu'il éprouvait, et qu'il opposait un front d'airain aux signes menaçants
de la colère divine. Ne pouvant plus, malgré ses efforts, faire continuer les
cérémonies de la fête, il donna l'ordre de cacher tous les prodiges et toutes
les apparitions dont la multitude n'avait pas eu connaissance. Il dit lui-même,
et fit dire par d'autres prêtres, que ces signes du courroux céleste avaient été
occasionnés par les partisans du Galiléen qui étaient venus dans le Temple en
état de souillure ; que les ennemis de cette loi sainte que Jésus aussi avait
voulu renverser, avaient seuls excité ces terreurs, et qu'il y avait là beaucoup
de choses provenant des sortilèges de cet homme, qui, dans sa mort comme pendant
sa vie, avait troublé le repos du Temple. Il réussit à tranquilliser les uns et
à intimider les autres par des menaces ; cependant, plusieurs furent
profondément ébranlés et cachèrent leurs véritables sentiments. La fête fut
ajournée jusque après la purification du Temple. Beaucoup d'agneaux ne furent
pas immolés et le peuple se dispersa peu à peu.
Le tombeau de Zacharie qui était sous le mur du
Temple s'écroula sur lui-même, et plusieurs pierres se détachèrent du mur.
Zacharie sortit du tombeau, mais il n'y rentra pas ; j'ignore où il déposa de
nouveau sa dépouille mortelle. Les fils de Simon le Juste déposèrent de nouveau
leur corps dans le caveau qui est au pied de la montagne du Temple, lorsqu'on
fit les préparatifs de la sépulture de Jésus.
Pendant que tout ceci se passait dans le Temple, la
même épouvante régnait en plusieurs lieux de Jérusalem. Un peu après trois
heures, beaucoup de tombes s'écroulèrent, surtout dans les jardins situés au
nord-ouest ; j'y vis des morts ensevelis, dans quelques-unes il n'y avait que
des lambeaux d'étoffe et des ossements ; il y en avait d'autres d'où sortait une
odeur infecte. Les marches du tribunal de Caïphe, où Jésus avait été outragé
s'écroulèrent, ainsi qu'une partie du foyer où Pierre avait renié son maître. On
y vit apparaître le grand-prêtre Simon le Juste, aïeul de Siméon, qui avait
prophétisé lors de la présentation de Jésus au Temple. Il fit entendre des
paroles terribles sur le jugement inique qui avait été rendu en ce lieu.
Plusieurs membres du Sanhédrin s'y étaient rassemblés. Les gens qui, la veille,
avaient fait entrer Pierre et Jean, se convertirent et s'enfuirent vers les
disciples. Près du palais de Pilate, la pierre se fendit et le sol s'affaissa au
lieu où Jésus avait été montré au peuple ; tout l'édifice fut ébranlé, et la
cour du tribunal voisin s'affaissa au lieu où les innocents, égorgés par Hérode,
avaient été enterrés. Dans plusieurs autres endroits de la ville, des murs se
fendirent ou s'écroulèrent ; toutefois, aucun édifice ne fut entièrement
détruit. Le superstitieux Pilate était frappé de terreur, et incapable de donner
aucun ordre. Son palais s'ébranlait, le sol tremblait autour de lui, et il
fuyait d'une chambre dans l'autre. Les morts se montraient dans la cour
intérieure, et lui reprochaient son jugement inique. Il crut que c'étaient les
dieux du prophète Jésus, et se réfugia dans le coin le plus retiré de sa maison,
où il offrit de l'encens et fit des veux à ses idoles pour qu'elles empêchassent
les dieux du Galiléen de lui nuire. Hérode était dans son palais, tout
tremblant, et il y avait fait tout fermer.
Il y eut bien une centaine de morts de toutes les
époques qui parurent avec leurs corps à Jérusalem et dans les environs. Ils
s'élevaient hors des tombeaux écroulés, se dirigeaient, le plus souvent deux par
deux, vers certains endroits de la ville, se présentaient au peuple qui fuyait
dans toutes les directions et rendaient témoignage de Jésus en prononçant
quelques paroles sévères. La plupart des tombeaux étaient situés isolément dans
les vallées en dehors de la ville, mais il y en avait aussi beaucoup dans les
quartiers nouvellement adjoints à Jérusalem, surtout dans le quartier des
jardins vers le nord-ouest, entre la porte de l'angle et celle du crucifiement :
il y avait aussi autour du Temple et au-dessous plusieurs tombeaux cachés ou
ignorés. Tous les cadavres qui furent mis au jour lorsque les tombeaux
s'ouvrirent, ne ressuscitèrent pas ; il y en eut qui ne devinrent visibles que
parce que les sépultures étaient communes. Mais beaucoup dont l'âme fut envoyée
des limbes par Jésus se levèrent, découvrirent leurs visages et errèrent dans
les rues comme s'ils n'eussent pas touché la terre. Ils entrèrent dans les
maisons de leurs descendants et rendirent témoignage pour Jésus avec des paroles
sévères contre ceux qui avaient pris part à la mort du Sauveur. Je les voyais
aller par les rues, le plus souvent deux à deux : je ne voyais pas le mouvement
de leurs pieds sous leurs longs linceuls ; il semblaient qu'ils planassent à
fleur de terre. Leurs mains étaient enveloppées de larges bandes de toile, ou
cachées sous d'amples manches pendantes attachées autour des bras. Les linges
qui couvraient je visage étaient relevés sur Leurs têtes. Leurs faces pâles,
jaunes et desséchées, se détachaient sur leurs longues barbes ; leur voix avait
un son étrange et insolite. Cette voix qu'ils firent entendre et leur passage
rapide d'un lieu à l'autre sans s'arrêter et sans prendre garde à ce qui se
trouvait sur leur chemin, fut leur unique manifestation ; ils semblaient n'être
rien que des voix. Ils étaient ensevelis suivant l'usage qui régnait au moment
de leur mort avec quelques différences selon leur condition et leur âge. Aux
endroits où la sentence de mort de Jésus avait été proclamée avant qu'on se mit
en marche pour le Calvaire, ils s'arrêtèrent un moment et crièrent : “Gloire à
Jésus et malheur à ses meurtriers !” Le peuple se tenait à une grande distance,
écoutait, tremblait et s'enfuyait lorsqu'ils s'avançaient. Sur le forum, devant
le palais de Pilate, je les entendis proférer des paroles menaçantes : je me
souviens de ces mots : “Juge sanguinaire”. La terreur était grande dans la
ville, et chacun se cachait dans les coins les plus obscurs de sa maison. Les
morts rentrèrent dans leurs tombeaux vers quatre heures. Après la résurrection
de Jésus, il y eut encore, en divers endroits, plusieurs apparitions. Le
sacrifice fut interrompu, la confusion se mit partout et peu de personnes
mangèrent le soir l'agneau pascal.
Je vis aussi, à la même heure, dans d'autres
parties de la terre sainte et dans des pays éloignés, des bouleversements et des
signes de toute espèce dont je parlerai plus tard.
A peine s'était-il rétabli un peu de tranquillité
dans Jérusalem, que Pilate fut assailli de tous les côtés par des rapports sur
ce qui venait de se passer, et que le grand conseil des Juifs, conformément à la
résolution qu'il avait prise dès le matin, envoya vers lui pour le prier de
faire rompre les jambes aux crucifiés et de les faire achever afin qu'ils ne
restassent pas en croix le jour du Sabbat. Pilate envoya des archers à cet
effet. Je vis aussitôt après Joseph d'Arimathie venir trouver Pilate. Il avait
appris la mort de Jésus, et avait formé avec Nicodème le projet de l'ensevelir
dans un sépulcre neuf qu'il avait creusé dans son jardin à peu de distance du
Calvaire. Il me semble l'avoir déjà vu devant la porte de la ville, où il
observait tout ce qui se passait : du moins il y avait déjà dans son jardin des
gens à lui qui nettoyaient et achevaient quelques arrangements dans l'intérieur
du sépulcre. Nicodème, de son côté, alla en divers endroits acheter des linges
et des aromates pour la sépulture ; après quoi il attendit Joseph. Celui-ci
trouva Pilate très inquiet et très troublé : il lui demanda nettement et sans
hésitation la permission de faire détacher de la croix le corps de Jésus, le roi
des Juifs, qu'il voulait enterrer dans son sépulcre. Pilate fut encore plus
troublé en voyant un homme aussi considérable demander si instamment la
permission de rendre les derniers honneurs à celui qu'il avait fait crucifier si
ignominieusement. Sa conviction de l'innocence de Jésus s'en accrut ainsi que
ses remords, mais il dissimula et dit : “Est-il donc déjà mort ?” car il n'y
avait que quelques minutes qu'il avait envoyé les archers pour achever les
crucifiés en leur rompant les jambes. Il fit appeler le centurion Abénadar, qui
était revenu après s'être entretenu avec les disciples cachés dans les cavernes
et lui demanda si le roi des Juifs était déjà mort. Abénadar lui raconta la mort
du Sauveur, ses dernières paroles et son dernier cri, le tremblement de terre et
la secousse qui avait fendu le rocher. Pilate sembla s'étonner seulement de ce
que Jésus était mort si tôt, parce qu'ordinairement les crucifiés vivaient plus
longtemps ; mais intérieurement il était plein d'angoisse et de terreur, à cause
de la coïncidence de ces signes avec la mort de Jésus. Il voulut peut-être faire
pardonner à quelques égards sa cruauté en accordant à Joseph d'Arimathie un
ordre pour se faire délivrer le corps du Sauveur. Il fut bien aise aussi de se
jouer ainsi des Princes des Prêtres, qui auraient vu avec plaisir Jésus enterré
sans honneur entre les deux larrons. Il envoya quelqu'un au Calvaire pour faire
exécuter ses ordres. Je pense que ce fut Abénadar, car je le vis assister à la
descente de croix.
Joseph d'Arimathie, en quittant Pilate, alla
trouver Nicodème qui l'attendait chez une femme bien intentionnée, dont la
maison était située sur une large rue, près de cette ruelle où Notre Seigneur
avait été si cruellement outragé au commencement du chemin de la croix. Cette
femme vendait des herbes aromatiques, et Nicodème avait acheté chez elle et fait
acheter ailleurs par elle tout ce qui était nécessaire pour embaumer le corps de
Jésus. Elle fit de tout cela un paquet qu'on pût porter commodément. Joseph alla
de son côté acheter un beau linceul de coton très fin, long de six aunes et plus
large encore que long. Leurs serviteurs prirent dans un hangar, près de la
maison de Nicodème, des échelles, des marteaux, des chevilles, des outres
pleines d'eau, des vases et des éponges, et placèrent les plus petits de ces
objets sur une civière semblable à celle où les disciples de Jean-Baptiste
placèrent son corps lorsqu'ils l'enlevèrent de la forteresse de Machérunte
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