Jeanne Jugan
(1792-1879)

 Fondatrice des Petites Sœurs des Pauvres

 

La spiritualité de Jeanne Jugan

 

Nous allons découvrir maintenant comment la sainteté de Jeanne Jugan et sa spiritualité se sont développées, tout au long de sa vie. Et nous découvrirons aussi que sa vocation fut double: d’abord fonder la Congrégation des Petites Sœurs des Pauvres, puis offrir le modèle d’une âme que Dieu destinait à devenir de plus en plus humble, de plus en plus petite, à ses yeux et aux yeux du monde.

1-L’engagement dans le tiers-ordre du Cœur de la Mère Admirable

À la fin de 1817, dès son arrivée à Saint-Servan, Jeanne participa à une mission de cinq semaines, avec les Pères de la Foi de Jésus[1]. Jeanne entra alors dans un groupement proposé par ces Pères, pour les jeunes filles, où l’on s’engageait à prier Marie et à vivre une vraie vie de foi. Ayant décidé de se donner davantage à Dieu, elle entra dans la Société du Cœur de la Mère Admirable, Tiers-Ordre fondé par les  pères Eudistes, pour mener une vie religieuse dans son milieu de vie. Jeanne avait 25 ans, et allait vivre, dans la charité, une charité “tendre et active”, une relation vivante avec Jésus. 

La seule chose qui compte, en effet, pour les tertiaires, est l’amour et la vie avec Dieu et la présence aimante et aimable aux autres et aux pauvres, parce que Jésus et la Vierge Marie les aiment. Jeanne Jugan est à sa place.

2-L’appel des pauvres

          2-1-La préparation

Nous sommes en 1839; Jeanne Jugan a 47 ans. Elle sait depuis son adolescence que Dieu l’appelle pour une mission particulière, non encore connue; mais laquelle? Sa spiritualité s’est formée peu à peu autour du Christ et des pauvres. Elle aime Dieu et prie beaucoup. Et elle cherche la volonté de Dieu. Elle s’est beaucoup occupée des pauvres à l’hôpital du Rosais, puis avec Marie Lecoq. Maintenant, tous les jours elle voit tant de pauvres démunis, et son cœur saigne... Bientôt le Seigneur allait se manifester, et Jeanne découvrir sa vocation au service des pauvres vieillards.

          2-2-La quête pour les pauvres

Jeanne Jugan avait fait de la quête son nouveau métier. Chaque jour elle partait avec son panier à remplir pour les repas de la journée. Plus tard elle enseignera les novices au milieu desquelles elle vivait: “il y aura des gens qui vous renverront avec de mauvaises paroles... il ne faudra jamais montrer de mécontentement.”  Dans ces cas-là il faut dire en soi-même: “Ces personnes ont été bien bonnes pour moi...” Car, “lorsqu’on nous reçoit avec de mauvais procédés, c’est un bien pour nous-mêmes, et quelque chose à offrir au Bon Dieu.”

La quête devint rapidement pour Jeanne un moyen d’évangélisation. qui transfigurait et ouvrait les cœurs.

3-La grande épreuve de Jeanne

          3-1-Le début de la grande épreuve

Le 23 décembre 1843, l’abbé Le Pailleur avait brusquement écarté Jeanne, sans aucune explication. On imagine la souffrance qu’elle dut ressentir. Mais elle ne se plaignit jamais et ne parla pas de cette affaire. Le Seigneur formait à l’humilité et à la pauvreté spirituelle, sa fille bien-aimée. À cette époque, Jeanne avait déjà une longue expérience; elle était très appréciée des Servannais. Pendant dix ans encore Jeanne restera aux yeux du monde la seule autorité officiellement reconnue. Mais dans la communauté qu’elle a fondée, Jeanne n’est plus rien, ou presque...

          3-2-Le dépouillement

          3-2-1-Les premiers dépouillements

Pendant douze ans Jeanne Jugan avait travaillé à la croissance de l’œuvre des Petites Sœurs des Pauvres. Elle avait obtenu le prix Montyon de l’Académie Française et les maisons se multipliaient en France. Les autorités civiles et religieuses la portaient en grande estime; mais depuis 1843, chez elle, dans sa propre congrégation, celle qu’elle avait fondée, Jeanne était traitée comme la dernière des servantes. Elle se taisait et poursuivait sa tâche obscure de prière et de renoncement... et les vocations affluaient. Elle offrait sa peine à Dieu, humblement et en silence. Un autre se faisait appeler fondateur et supérieur, mais Jeanne se taisait: peu importait, si elle pouvait poursuivre sa tâche, si elle pouvait aider les pauvres qui l’attendaient... 

Jeanne quêtait, Jeanne aimait et partageait. Son œuvre n’était pas la sienne, mais celle de Dieu. Jeanne vivait dans le Cœur de Jésus et avec Jésus. Mais cela c’était encore trop: Marie de la Croix, Jeanne, devait monter encore plus haut dans sa petitesse, Jeanne devait être définitivement coupée du monde et de ses pauvres. Cela se passera d’abord à la Piletière, puis à la Tour-Saint-Joseph.

          3-2-2- À la Piletière (1852-1856)

 

En 1852, dans les faubourgs de Rennes, à la Piletière, vint s'établir le centre de l'institution: la maison-mère et le noviciat de la nouvelle congrégation. À la fin du XIXème siècle, la Piletière formait un ensemble de vastes bâtiments baignés par les eaux de la Vilaine. C'était, avant la Révolution, un vaste ouvroir fondé pour les pauvres par le vénérable abbé Carron. Le 31 mars 1852, Mgr Brossais Saint-Marc vint bénir la chapelle. À son arrivée il fut reçu par le R. Père fondateur, par la bonne mère supérieure et par les supérieures locales, qui lui présentèrent vingt-quatre postulantes demandant l'habit de religion, et dix-sept novices qui le priaient de recevoir leur profession. (d’après M. Ribeyre)

Et Jeanne? On ne l’appellera plus désormais que Sœur Marie de la Croix. Elle est là, mais cachée, tout juste chargée de diriger le travail manuel des postulantes. Après l’approbation de la congrégation par l’évêque de Rennes[2], Marie Jamet et Virginie firent leur profession perpétuelle le 8 décembre 1852. Sœur Marie de la Croix n’en fut pas jugée digne!... Elle n’y sera appelée que le 8 décembre 1854, à l’âge de soixante deux ans. Marie de la Croix, était vraiment “greffée dans la Croix”.

Notons qu’en décembre 1853, à la demande des supérieures, Jeanne fut nommée membre du conseil général. Elle n’y fut convoquée qu’une seule fois en 1865.

          3-2-3-La Tour Saint-Joseph

Le nombre des vocations allait toujours croissant. La Piletière devenait trop petite: il fallait émigrer. Un grand domaine étant mis en vente au nord de Rennes: La Tour en Saint-Pern, les abbés Gontard[3]  et Lelièvre[4]  en payèrent la plus grande partie. Le 1er avril 1856 les premières sœurs s’y installèrent. Comme c’était ce jour-là la fête de Saint Joseph[5], la propriété prit le nom de La Tour Saint-Joseph. Puis vint un groupe de vingt sept novices, et, enfin, en juin, un groupe de postulantes. Sœur Marie de la Croix fit partie de l’un de ces groupes, mais sans aucune fonction...

Une dame de la haute société américaine qui s’intéressait aux petites Sœurs pour les États-Unis, visita leur maison-mère le 3 juin 1857. Elle raconte sa rencontre avec Jeanne “la petite servante bretonne qui commença l’ordre,” dont “elle apprécia la modestie”. On lui expliqua “que Jeanne avait donné sa démission de la direction de la petite congrégation... ce qui avait permis “à Marie Jamet de devenir supérieure générale.”

Quatre postulantes et une novice étant décédées de la fièvre typhoïde, les étangs d’alentour furent asséchés. En juin 1858, Jeanne vint occuper, dans le nouveau bâtiment du noviciat, la chambre  de la cloche, qu’elle partagea avec deux novices...

Jeanne était totalement oubliée, soigneusement tenue à l’écart de toute responsabilité. Nous avons vu plus haut que, pourtant, une fois, devant la gravité d’un problème que le conseil ne savait pas résoudre, on fit appel à elle. Ce 19 juin 1865 il fallait décider si la Congrégation des Petites Sœurs devait accepter des legs sous forme de rentes. Mais si les Petites Sœurs avaient des rentes, elles n’auraient plus droit à la charité publique qui les avait fait vivre jusqu’alors. Que faire?

On fit appel à Sœur Marie de la Croix qui fut d’abord bien étonnée. Elle donna son avis: “Il faut n’accepter aucun revenu fixe, et continuera dépendre de la charité.” L’avis de Jeanne fut retenu. Le Ministre de la Justice et des cultes, le Garde des Sceaux donna son accord en janvier 1866. La vocation particulière de pauvreté, de foi et de confiance en Dieu des Petites Sœurs était sauvegardée.

          3-3-L’autre fondation de Jeanne: l’esprit de petitesse

L’abbé Le pailleur s’était débarrassé de Jeanne Jugan. Se doutait-il, en faisant cela, qu’il lui permettait de réaliser sa vraie vocation de fondatrice: imprimer dans le cœur des jeunes sœurs le véritable charisme des Petites Sœurs des pauvres?

Jeanne vivait au milieu des jeunes qu’elle aimait comme une bonne maman. Elle participait à la messe avec toutes ses novices et postulantes; elle travaillait avec elles, elle animait les récréations et elle partageait sa joie avec toutes. Elle savait aussi être exigeante, mais surtout elle enseignait ses jeunes à devenir petites, très petites, et à être proches des petits: les pauvres qu’elles auraient à soigner. Car on ne naît pas petit, on le devient et cela demande beaucoup de temps et de renoncement. C’est une grâce qu’il faut implorer de Dieu.

Mais par-dessus Jeanne voulait des petites sœurs heureuses, capables de donner du bonheur aux pauvres, en les arrachant à leur solitude, en leur redonnant un nom, en leur redonnant leur dignité. “Les bons vieillards sont sensibles aux petites attentions. Et c’est un moyen de les gagner au Bon Dieu,” répétait Jeanne.

4-Les dernières années de Jeanne Jugan

En 1870 les infirmités se faisant de plus en plus sentir, Jeanne dut occuper la chambre de l’infirmerie. Elle marchait difficilement et une sorte de paralysie l’empêchait d’ouvrir les yeux normalement. Mais Jeanne était toujours attentive aux autres, particulièrement aux jeunes postulantes.

La guerre de 1870 fut une période douloureuse car les novices avaient été dispersées. Il y eut aussi les dramatiques évènements internationaux, notamment le fait que le pape Pie IX ait été dépouillé de ses États. Jeanne portait dans son cœur toutes les détresses humaines. Et priait sans cesse, se faisant toujours plus petite.

En novembre 1877 Jeanne fut assistée par une jeune sœur. Presque aveugle, elle ne pouvait plus ni lire, ni travailler longtemps: alors elle priait son chapelet et parfois elle disait: “Moi, je ne vois plus que le bon Dieu.” Elle était toujours en présence de Dieu. Aussi, quel entrain, quelle joie chez cette vieille femme qui semait du bonheur autour d’elle. Jeanne Jugan n’existait plus, elle n’était que Sœur Marie de la Croix, toute petite, toute pauvre, possédée par Dieu, libre et joyeuse. L’humble mendiante de Dieu priait, se faisait toute petite, en Dieu. Car “seuls les petits plaisent à Dieu...”

En juillet 1878 se tint, à la Tour Saint Joseph, le chapître de la Congrégation. Pendant que l’on procédait aux élections de la supérieure générale, les novices se tenaient à la porte, attendant le résultat. Jeanne était avec les novices, attendant, elle aussi. À une question posée elle répondit: “Je suis ici à attendre avec vous... et pourtant, je devrais être dedans.”

Car Jeanne n’était pas dupe; elle souffrait toujours d’une situation anormale et crucifiante, mais elle n’avait aucun ressentiment, elle était libre. Et petite à ses yeux, aux yeux de tous et aux yeux de Dieu...

5-La mort de Jeanne Jugan

Depuis un certain temps Jeanne aspirait à retrouver Dieu dans sa Lumière. Elle disait à ses jeunes compagnes: “Je voudrais bien mourir pour aller voir le Bon Dieu... Je voudrais bien aller voir le Bon Dieu!”

À cette époque, l’unique fonction de Jeanne était de veiller sur sa famille religieuse par sa prière constante. Elle pensait que Dieu aidait son œuvre et la faisait grandir[6]. Son plus grand désir avait été exaucé: le pape Léon XIII avait, le 1er mars 1879, approuvé pour sept ans les constitutions des Petites Sœurs des Pauvres. Jeanne pouvait s’en aller...

À la fin du mois d’août 1879, Sœur Marie de la Croix reçut le pardon de Dieu, puis le sacrement des malades. Elle priait avec toute sa connaissance: “Ô Marie ma bonne Mère, venez à moi. vous savez que je vous aime et que j’ai bien envie de vous voir.” Et Jeanne s’éteignit...


[1] Les jésuites.
[2] Le 9 juillet 1854, Pie IX approuvait la congrégation des Petites Sœurs des Pauvres. Mais l’article concernant le supérieur général fut définitivement supprimé par Rome. Les Petites Sœurs n’en furent informées que le 1er septembre 1867.
[3] L’abbé Paul Gontard vendit une de ses propriétés en en apporta la somme aux petites Sœurs.
[4] L’abbé Ernest Lelièvre s’était entièrement consacré aux Petites Sœurs. Docteur en droit et en théologie il leur donna son cœur, son intelligence, ses relations et sa fortune.
[5] Cette année-là la fête de Saint Joseph avait dû être transférée.
[6] Il y avait alors 2400 Petites Sœurs.